Kay-le-Roy et Jumièges-un port-Guerre de cent ans

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Kay-le-Roy et Jumièges-un port-Guerre de cent ans
HAUTE-NORMANDIE
ARCHÉOLOGIQUE
BULLETIN N° 9
2004
Centre de Recherches Archéologiques de Haute-Normandie
Société Normande d’Études Préhistoriques
Hôtel des Sociétés Savantes, 190 rue Beauvoisine, 76000 Rouen
4
COMMUNICATIONS PRÉSENTÉES
AUX JOURNÉES ARCHÉOLOGIQUES RÉGIONALES, EU, 22-23 Mai 2004
Colloque organisé par le Centre de Recherche Archéologiques de Haute-Normandie et la Direction
Régionale des Affaires Culturelles - Service Régional de l’Archéologie, en collaboration avec la Société
Géologique de Normandie, le Muséum d’histoire naturelle du Havre, Archéo 27, Les Amys du Vieil Eu,
les amis du Musée Louis Philippe et le concours de la Ville d’Eu.
p. 7
Alain Beauvilain
p. 9
Déborah Tailleur, Jean-Pierre Watté
et André Bouffigny
Diaporama sur les recherches paléontologiques dans le
Sahara tchadien.
Yainville (Seine-Maritime) : Un site belloisien du nordouest français.
A propos des sources de matières premières utilisables
et utilisées par les préhistoriques en Seine-Maritime : le
silex cénomanien, un bon marqueur pour la mise en
évidence du transport de matières premières et d’objets
finis.
Apports de la fouille d’Octeville-sur-Mer (SeineMaritime) à la connaissance du Campaniforme régional.
Découverte d’un édifice gallo-romain sous l’église
d’Hondouville (Eure).
p. 13
Jean-Pierre Watté
p. 37
Jean-Pierre Watté et Yves Lepage
p. 47
Florence Carré
p. 51
Gilles Dumondel, Véronique Leborgne
et Jean-Noël Leborgne
Archéologie aérienne sur la moitié ouest de l’Eure. Une
bonne campagne 2003.
Nicolas Koch
L’occupation du plateau du Neubourg, de la fin du
er
e
I siècle avant J.-C., jusqu’au V siècle après J.-C.
d’après la photographie aérienne.
Jacques Le Maho
Le Câtelier d’Eu et les fortifications du littoral de la
Manche au haut Moyen-Âge (VIIe-IXe siècles).
Christophe Colliou
et Philippe Dillmann
Approche archéométrique de la métallurgie par
réduction directe en Pays de Bray.
Maxime L’Héritier
L’utilisation du fer à la cathédrale de Rouen à l’époque
médiévale.
Jens Christian Moesgaard
Deux trésors de la Guerre de Cent Ans provenant de la
région d’Eu.
Jens Christian Moesgaard
Faux monnayage en Haute-Normandie.
e
Astrid Lemoine-Descourtieux
Les petites fortifications de la région de l’Avre (XI e
XIII siècles) : essai d’inventaire d’après les sources
littéraires, iconographiques et la prospection.
Gilles Deshayes
Les occupations de la presqu’île de Jumièges de
la Tène finale au Bas Empire : les témoignages des
textes et de l’archéologie.
Sandrine Bertaudière
et Laurent Guyard
Un monument des eaux en bois énigmatique au VieilÉvreux (Eure).
Christian David
et Sophie Talin d’Eyzac
Prospection géophysique par la méthode électrique des
jardins du château d’Yville-sur-Seine (Seine-Maritime).
Jens Christian Moesgaard
La circulation des monnaies anglaises en France sous
Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre et le
financement de la guerre sous Philippe Auguste.
p. 61
p. 65
p. 67
p. 69
p. 79
p. 81
p. 83
p. 93
p. 105
p. 109
p. 115
p. 127
Yves-Marie Adrian
L’atelier de potiers-tuiliers des Ventes « Les Mares
Jumelles » (Eure) : principaux résultats de la campagne
2000.
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COMMUNICATIONS PRÉSENTÉES
AUX JOURNÉES ARCHÉOLOGIQUES DE CAUDEBEC-EN-CAUX ET DE BERNAY
p. 131
André Goudeau
p. 135
Jean-Pierre Derouard
p. 141
Bernard Bodinier
p. 153
Lionel Dumarché
p. 159
Gaël Léon et Yves-Marie Adrian
Trafic fluvial et troubles de subsistances à Vernon dans
e
la seconde moitié du XVIII siècle.
Kay-le-Roy et Jumièges : un port et passage de la
Basse-Seine à la fin de la Guerre de Cent Ans.
L’événement le plus important de la Révolution ? La
vente des biens nationaux dans le district de Bernay.
Un village de Seine aux XVIIe-XVIIIe siècles en aval de
Rouen : Freneuse.
Résultats archéologiques de la déviation de Saint-Clairsur-Epte (Eure) : les occupations antiques et
médiévales et leur environnement.
141
KAY-LE-ROY ET JUMIEGES, UN PORT ET PASSAGE
DE LA BASSE-SEINE A LA FIN DE LA GUERRE DE CENT ANS
Jean-Pierre DEROUARD
INTRODUCTION
Kay-le-Roy, que l’on peut associer au port de Jumièges, va permettre de recenser les diverses activités
e
fluviales de la Seine maritime au XV siècle et de montrer que domaines terrien et fluvial sont intimement
liés.
e
L’abbaye bénédictine de Jumièges, fondée au VII siècle et aux ruines romanes de renommée mondiale,
est bien sûr seigneur d’une grande partie de la région. Cela lui permet de percevoir des droits féodaux
sur les terres de ses vassaux mais aussi sur les eaux de la Seine, droits qu’elle défend âprement et
étend même à la moindre occasion.
La grande source pour décrire ce port est une enquête (1) faite en 1452-1453 à la demande de
l’Echiquier (2) par le Bailliage et la Vicomté de Rouen pour déterminer les droits respectifs de la Vicomté
de l’eau et de l’abbaye sur le « port et passage » de Jumièges. Je citerai nombre de témoins alors
interrogés par l’autorité.
LE CONTEXTE : LA FIN DE LA GUERRE DE CENT ANS
En 1452, la guerre contre les Godons est presque terminée. Tout au moins, la Normandie est totalement
recouvrée. Charles VII a pu passer une partie de l’hiver 1449-1450 à l’abbaye de Jumièges et sa favorite
Agnès Sorel meurt à une lieue de là, au manoir des Vignes du Mesnil appelé depuis manoir d’Agnès
Sorel. Pour la remercier de son bon accueil, le roi léguera peu après à l’abbaye une seigneurie et les
eaux de la Seine à Anneville, et ceci par l’intermédiaire de son célèbre chef de guerre Dunois.
C’est depuis longtemps que la région pâtit des malheurs de la guerre. En 1358, l’abbaye est pillée par
plus de 800 hommes pendant près d’une semaine (3). La prise d’Harfleur et l’occupation anglaise, à
partir de 1415, amènent leurs ruines. Mais c’est la prise de Dieppe puis la révolte du Pays de Caux, en
1434-1435 qui amènent le plus de misères par la répression qui s’ensuit : en 1450, il ne reste plus que
4 moines à l’abbaye (4). Les « routiers » viennent pour piller « tant par terre que par Seine ». C’est
fréquemment que l’on « détrousse et rançonne » sur la rivière de Seine qui demande une stricte
surveillance. Les comptes du clos des galées de Rouen (5) mentionnent de nombreux gages donnés
dans les années 1360 à des capitaines ayant « servi sur la rivière de Seine entre Rouen et Caudebec ».
En 1444, le « roi d’Angleterre et de France » Henri VI fait armer deux « baleiniers » (6) montés de
« gens d’armes » en plus de leur « bateliers et nageurs » (rameurs) pour assurer la sécurité de la
navigation, le premier porte 28 hommes, le second 18. Mais la situation est bien moins grave en Basse
Seine qu’en Haute Seine, c’est-à-dire entre Rouen et Paris, où le trafic se trouve souvent totalement
bloqué. Galiot Marouf, marchand genevois venant en 1395 acheter du blé au port de Jumièges, nous
prouve que ni le trafic ni le commerce ne sont alors interrompus. Et un chroniqueur nommé Pedro
Nino (7) peut ainsi encore décrire, en 1405, les rives de notre Seine sous un jour très riant : « Le fleuve
est bordé de très beaux rivages où l’on voit de bons villages et beaucoup de belles maisons de grands
seigneurs. On y rencontre, au bord de l’eau, une abbaye de moines de saint Benoît fort riche et honorée
et beaucoup de jolis, de gracieux vergers et jardins ».
(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6)
(7)
Archives Départementales de la Seine-Maritime, 9H126. Une grande partie de cette enquête a été publiée par
Ernest de Fréville, Le commerce maritime de Rouen, 1857.
L’Echiquier est une haute cour de justice qui tient alors à Rouen deux assises de trois mois par an, l’une à
Pâques, l’autre à la saint Michel.
Charles Antoine Deshayes, Histoire de l’abbaye royale de Jumièges, 1829.
Abbés Bunel et Tougard, géographie de l’arrondissement de Rouen, 1879.
Anne Chazelas, Documents relatifs au clos des galées de Rouen, 1977. Le Clos des galées a été créé en 1294,
sous Philippe le Bel. Après destruction, rétabli en 1374.
Paul Le Cacheux, Rouen au temps de Jeanne d’Arc et pendant l’occupation anglaise, 1931 ; Lucien René
Delsalle, Rouen et les Rouennais au temps de Jeanne d’Arc, 1982.
Cité par Michel Mollat, Le commerce maritime normand à la fin du Moyen Age, 1952.
142
LE SITE NATUREL
Kay-le-Roy ou le port de Jumièges se situent donc sur la Basse Seine, un peu plus près de Rouen que
d’Harfleur. Le fleuve se caractérise ici par ses méandres resserrés et ses marées. Le port se situe sur la
rive gauche, au pied d’une falaise de rive concave. La Seine y a une largeur un peu supérieure à
250 mètres - largeur qui semble avoir plutôt peu varié au cours des siècles - et un marnage moyen
d’environ 2 m 50. Le « flo et reflo de la mer » comme il est dit dans l’enquête, c’est-à-dire la « barre »
plus récemment et artificiellement appelée « mascaret » d’un mot venant de la Dordogne et les courants
peuvent être forts : des tenants de l’abbaye sont ainsi astreints à la corvée de ramener au port les
embarcations des moines parties à la dérive. Témoignage certes tardif mais tout de même précieux, le
botaniste Charles Antoine Duchesne (8) note dans son journal de 1762 avoir traversé la Seine à
Jumièges « dans l’instant de la barre » et remarque que « il n’y a point de risque dans le milieu de la
rivière, il n’est question que de ne pas se trouver sur les bords ». Courant donc fort sur les rives : peu
avant 1650, une grande portion du port de Jumièges sera emportée par l’érosion et celui-ci portera un
moment le nom de quai d’Enfer (9).
Parlant des conditions naturelles, il faut signaler la dureté du climat au commencement du petit âge
glaciaire. Nombreuses furent les années de fort gel pendant ces décennies mais les hivers 1407 et
1434, années dites des « grandes gelées », furent les plus durs. En cette première année, la cargaison
de 52 nefs bloquées à la fosse de Leure (10), chargées de harengs, vins doux, figues et autres
marchandises, passa par des chariots sur la glace au niveau du port de Jumièges.
KAY-LE-ROY
Kay-le-Roy, quai royal donc, nom qu’il nous faut expliquer et pour cela remonter un peu en arrière. En
1311, le roi Philippe le bel, grand argentier comme on le sait, institue une taxe à l’exportation appelée
traite, imposition ou domaine forain comme 17 deniers par queue (11) de vin ou 4 deniers pour livre (12)
de céréale. Son organisation sur la Seine est confiée à la Vicomté de l’eau, administration royale
siégeant à Rouen et chargée de la police fluviale de Vernon à Villequier. Celle-ci établit ainsi en aval de
Rouen 10 branches ou bureaux (13) chargés de la perception. Parmi ces 10 branches donc, Kay-le-Roy.
Mais celle-ci est différente des autres. Alors que les 9 autres, sont louées en bloc, Kay-le-Roy est loué à
une seule personne parce que la plus en aval, ce que nous reverrons. Les 9 autres bureaux ont été
installés dans de petits ports ou passages existants, Kay-le-Roy semble avoir été créé de toutes pièces
pour être la plus en aval de ces branches. Kay-le-Roy est précisément situé en la paroisse du Landin et
joignant le port de Jumièges. Il se trouve donc juste à la limite du Landin et d’Heurteauville, Heurteauville
est alors un hameau de Jumièges et donc une possession de l’abbaye. Quai royal, il ne pouvait ainsi se
trouver sur le territoire abbatial. Kay-le-Roy étant le dernier bureau de perception de la traite foraine vers
l’aval, les bateaux peuvent y être visités afin qu’on vérifie s’ils se sont bien acquittés, ce qu’ils ont une
dernière chance d’y faire. Les bâtiments en défaut peuvent y être retenus et il y a pour cela un pieu, le
peel du Kay-le-Roy, auquel les amarrer.
La désorganisation de ce service de perception de la traite foraine est sans doute ce qui dans cet
exposé montrera le mieux le trouble de la période dont nous parlons. Des témoignages prouvent que la
perception a été un moment interrompue parce que personne, vu les risques, ne voulait s’en rendre
acquéreur. Selon les témoignages, elle a repris avec la conquête de la Normandie par les Anglais, c’està-dire à partir de 1415. Les fermiers branchiers du Kay-le-Roy louent leur charge 2 livres par an. Ils
espèrent récupérer dans la boîte à fleurs de lys tenue par leurs 2 sergents et qui leur donne autorité les
deniers trébuchants de la traite foraine mais aucun n’en a en fait rien recueilli. Massiot Guillebert, fermier
branchier de 1417 à 1435 est décrit comme un homme de « menue entreprise » qui « s’entremesloit de
plusieurs choses » en fréquentant les « tavernes et compagnies », terme comme on sait très connoté
pour cette époque de l’histoire de France. Plusieurs de ces fermiers se rendirent également acquéreurs,
vu la proximité, du passage appartenant à l’abbaye de Jumièges. Cela leur permit de tenter de faire
(8)
(9)
(10)
(11)
(12)
(13)
Antoine Nicolas Duchesne, Voyage au Havre et en Haute-Normandie, 1762.
Jean Pierre Derouard, « Un quai de l’abbaye de Jumièges : Saint-Vaast d’Heurteauville », Cahiers de
l’Association des Amis du Musée de la Marine de Seine de Caudebec-en-Caux, n°1, 1989.
Rade sur la Seine un peu à l’aval d’Harfleur, alors grand port de l’estuaire.
Mesure de capacité : entre 420 et 440 litres ; une queue de vin de Conihout vaut de 4 à 5 livres.
La monnaie, non l’unité de poids.
D’amont en aval : Moulineaux, la Bouille, Caumont, Val des Leux, Saint-Joire (Saint-Martin-de-Boscherville),
Anneville, Yville, les Tuilleries, la Foulerie puis Kay-le-Roy.
143
payer indûment la traite foraine aux usagers du passage. Surtout à ceux qu’ils pouvaient intimider, ainsi
à une « bonne femme pour le passage de chevaux », les autres usagers se détournant sur le passage
de Caudebec. La baisse de la fréquentation du passage de Jumièges et donc la chute de son prix de
location nous vaut la précieuse enquête exigée par les moines sitôt la paix revenue.
LE PORT
Kay-le-Roy et le port de Jumièges, qui sont « jouxtes » selon les termes de l’enquête, forment un même
ensemble. Même si le port/passage de Jumièges est bien plus ancien que l’établissement du Kay-leRoy : il est en effet peut-être antérieur à l’époque ducale de la Normandie.
Le port est décrit comme un regroupement de maisons, un « petit bourg ». On sait aussi qu’il y avait là
une fontaine christianisée par une chapelle dédiée à saint Vaast dans laquelle, selon la légende
colportée par Dudon de Saint-Quentin, Rollon, avant de devenir le premier duc de Normandie, aurait en
876 déposé les reliques d’une sainte nommée Hermentrude ; chapelle déjà signalée comme tombée à la
Seine en 1661 (14). Descend depuis le plateau une voie fort large pour l’époque puisque de 24 pieds
(8 mètres), la neuve Quesvoye, tracée cependant à l’origine pour les usagers du passage avant
l’installation de Kay-le-Roy, sans doute avant la conquête de la Normandie par Philippe Auguste, mais
qui dessert évidemment le port. Et cette voie toute faite est peut-être un élément d’explication du site
choisi par l’autorité royale. Le port a ainsi autant, si ce n’est plus, d’importance pour la rive gauche, les
paroisses du sud de la forêt de Brotonne, dont une majorité des témoins à l’enquête est originaire, que
pour la rive droite, ses « denrées » devant traverser la Seine au passage avant d’y être embarquées.
e
Comment se présente un port de la Basse-Seine au XV siècle ? Les 10 branches de la traite foraine
peuvent être vues comme très représentatifs. Thomas Deron les définit comme « lieux et places de
passage et de chargier denrées et marchandises pour aler amont et aval » : port et passage sont
indissociables. Kay-le-Roy est « de pierre » contrairement à la partie abbatiale du port, il est ainsi « plus
aisé à monter et descendre » pour les embarcations du passage. Les bateaux en défaut y sont
cependant amarrés à un pieu, sans doute le port souffre-t-il d’une laisse de basse mer. Des
témoignages montrent que des « vaissaulx de mer » peuvent charger du vin au port. Mais c’est dans de
« menuz veisseaux » qu’un marchand genevois embarque en 1395 son blé avant de le transborder dans
une « grosse nef » en attente à la fosse de Leure.
Le texte de l’enquête décrit Kay-le-Roy comme un « bourg ou souloient (15) habiter et hanter plusieurs
marchants ». Une majorité des témoins interrogés lors de l’enquête déclarent de fait cette occupation,
parmi eux un « marchand de filez » qui nous donne la seule occasion de parler ici de la pêche, pourtant
pratiquée par de nombreux riverains. Des témoins affirment avoir payé le denier de coutume en vendant
« aucunes marchandises audit port » comme ils l’auraient fait au marché de Jumièges. Jehan Deshayes
semble venir au port en chariot proposer du blé à des marchands en attente dans leur bateau. Galiot
Marouf, marchand originaire de Genève, embarque ainsi en 1395 du blé qu’il destine à Gênes ou à
l’Aragon. Je suis cependant d’accord avec Jules Sion (16) quand il considère que : « le hasard devait
seul amener le capitaine d’un navire étranger à charger du blé en Basse Seine ». Le foin est cité parmi
les produits expédiés par le port, parfois jusqu’à Paris. D’autres sources citent les fruits, avec la même
destination, notamment les fruits rouges. Mais c’est le vin de Conihout, ainsi nommé d’un hameau de
Jumièges mais cultivé aussi dans les paroisses voisines, parfois dit de haute feuille et dont un dicton
disait « ne buvez pas sinon il vous mènera à trépas » qui semble donner le trafic le plus important. Les
e
érudits du XIX siècle Beaurepaire et Delisle (17) en citent de nombreuses ventes. Robin Groimel,
témoin à notre enquête, l’expédie « en Angleterre, en Flandres et ailleurs ». Un témoin certifie que le vin
de Conihout ne va que vers l’aval. Il ne paie pourtant à Rouen que la moitié des droits dus par les autres
vins (18) et le chroniqueur Pierre Cochon, à ne pas confondre avec l’accusateur de Jeanne d’Arc, se
réjouit en 1422 qu’il y ait à Rouen abondance de vin de Conihout (19).
(14)
(15)
(16)
(17)
Jean Pierre Derouard, opus cité, 1989.
avaient l’habitude.
Jules Sion, Les paysans de la Normandie orientale, 1907.
Charles de Beaurepaire, L’état des campagnes de la Haute-Normandie dans les derniers temps du Moyen Age,
1865 ; Léopold Delisle, Etudes sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au
Moyen Age.
(18) Charles de Beaurepaire, opus cité, 1865.
(19) Lucien René Delsalle, opus cité.
144
LE PARC A BOIS
Kay-le-Roy, quai royal, est aussi un des parcs à bois officiels de la forêt, également royale, de Brotonne.
Le bois à mesrein, c’est-à-dire de charpente, ou à ardoir, c’est-à-dire de chauffage, y est envoyé à
Rouen. Jehan le Vigneur compte le bois sur le port de Jumièges pour son patron, Jehan Langloiz,
marchand de bois de Rouen. Trois autres marchands de bois sont interrogés lors de l’enquête. Le port
de Jumièges est l’un des trois lieux où le verdier de la forêt de Brotonne tient ses plaids
hebdomadaires (20), ce qui en fait une place d’une certaine importance.
La liaison forêt royale/quai royal donne aux habitants de Kay-le-Roy l’obligation de garder les personnes
trouvées en procès-verbal dans la forêt ou les bateaux embarquant du bois non déclaré un jour et une
nuit et ce délai passé de les accompagner jusqu’au chep ou cheppier, c’est-à-dire la prison, de
Vatteville, on ne sait s’ils le font par terre ou par le fleuve. En contrepartie, ils ont droit de pasnage, c’està-dire de faire paître leurs porcs, en la forêt de Brotonne et à 2 deniers de heurtage sur chaque bateau
abordant au port pour charger du bois. Droit que l’abbaye a cependant réussi à accaparer en 1412.
LA CONSTRUCTION NAVALE
Les enquêteurs interrogent deux « carpentiers de bateau » habitant Jumièges : Valentin Duquesne et
e
Robin Marescot. Un missel du XIV siècle (21) comporte un cérémonial très précis de bénédiction de
navire qui semble propre à Jumièges où la construction de navire aurait donc eu une certaine
importance. Par un contrat de 1390, Guillot Hébert, « du port de Jumièges », s’oblige à construire un
fouset, embarcation de 36 pieds (12 m) de long destinée à transporter du sel, et un coquet, sans doute
chaloupe d’accompagnement dudit fouset, pour Jehan du Chastel, bourgeois de Rouen (22), mais la
construction se fait-elle bien à Jumièges ? Et Jehan Boucart, « de la paroisse de Jumièges », se fait en
1394 construire un batel de 26 pieds (9 m) de long à Croisset (23), dans la banlieue de Rouen, où il y
e
eut des chantiers permanents jusqu’à la fin du XIX siècle.
Une autre forme de construction navale est liée à la présence du passage d’eau. Les moines ont le droit
chaque année de prélever dans la forêt de Brotonne « 6 hestres et 2 fourcqs pour la levée de leurs
bacqs » (24). Et les aveux des abbés précisent que leurs hommes d’Heurteauville sont soumis de
« lever les barcs et bateaux de nostre passage sur les écores quand il faut les réparer » (25). Le mot
écore (26) suggère des formes permanentes destinées à recevoir des embarcations, qui se trouvent
sans doute sur le port de Jumièges.
LE PASSAGE
On l’a vu, un port fluvial comporte toujours un passage, qui permet de traverser d’une rive à l’autre. Le
passage ou travers de Jumièges appartient à l’abbaye qui en est « en bonne saisine et possession
depuis un temps immémorial ». Le passage est baillé par l’abbaye pour 3 ans en même temps que la
coutume des denrées qui se vendent dans la paroisse de Jumièges, droit de marché de un denier qui
n’est pas dû si le marchand n’a rien vendu. Comme on l’a déjà noté, certains de ses locataires furent
également fermiers branchiers de la traite foraine au Kay-le-Roy.
Le prix du bail a été jusqu’à 240 livres mais est tombé au moment de la plainte à 65 ou 60 livres car la
surtaxe opérée par les fermiers de la traite foraine fait que ses usagers préfèrent se détourner sur le
passage de Caudebec (27), 13 km en aval et le passage est tombé en non valoir. A lire l’enquête, le
personnel du passage ne semble constitué que d’un seul homme, ce qui semble étonnant. Il habite
indifféremment la rive droite ou la rive gauche. Il est désigné par les termes de passager, le plus
fréquent car c’est celui qui fait passer les usagers, de fermier, le passage étant loué à ferme, ou de
pontonnier, quand en 1407 il dispose des planches sur la glace du fleuve pour permettre le passage de
chariots et de charrettes.
(20) Les deux autres sont Vatteville et Routot. Un verdier et un personnage placé par les Eaux et Forêts à la tête
d’une forêt. Alain Roquelet, La vie de la forêt normande au Moyen Age, 1984.
e
(21) Dom Antoine Levasseur, « L’Eau dieu à Jumièges », Congrès du XII centenaire de Jumièges, 1954.
(22) Charles de Beaurepaire, « Notes sur la navigation de Rouen au Moyen Age », Bulletin de la Commission des
Antiquités de la Seine-Inférieure, 1888.
(23) Ibidem.
(24) Alain Roquelet, opus cité, Fourcq : bifurcation d’un arbre, branche fourchue.
(25) Dom Antoine Levasseur, opus cité.
(26) Plus souvent orthographié accore.
(27) Entre Jumièges et Caudebec, le passage du Trait ne peut embarquer les voitures ; le passage de la Mailleraye
ne sera quant à lui fondé qu’en 1486.
145
Le passage est équipé de « ung vaissel, nommé bac, lequel est approprié à passer gens, chevaulx,
charettes, chariotz, denrées et marchandises » et de « flettes et bateaux ». Cet équipement complexe
est rare. On n’en trouve sans doute alors en Basse-Seine un semblable qu’à Moulineaux et à Caudebec.
Cela fait du passage de Jumièges un passage important. Des embarcations de ce type, à tablier arrière,
permettant le passage de voitures, équiperont les passages principaux jusque dans les années 1870
époque où elles seront remplacées par des bacs à 2 entrées, deux tabliers, que les cartes postales
anciennes nous ont rendu familiers.
Fréquentent le passage « gens, chevaulx, chariots, denrées et marchandises », des bestiaux, porcs,
bœufs et chevaux, et des cacheurs de marée à la harengaison, qui semble à la fin de l’année une
période de haute fréquentation. Jehan Hulot passe des bestiaux d’oultre eau pour aller à Rouen ou au
Pays de Caux ; il amène aussi des marchandises de Dieppe ou du Pays de Caux pour aller oultre eau.
Passent aussi des chariots de vin, l’un d’eux allant, « par especial », d’Orléans à Dieppe. Le passage de
Jumièges semble se situer sur un grand axe de communication, bien plus que le passage de Caudebec
sur lequel ses usagers se détournent à contrecœur quand les fermiers de la Vicomté de l’eau lui
imposent une surtaxe. Ce que montre déjà qu’on ait tracé pour y arriver depuis le plateau un chemin de
24 pieds (8 m) de large, la Neuve Quesvoye, dès l’époque de la Normandie ducale.
Le passager prélève un droit sur les usagers, droit qui n’est ni une taxe ni un péage mais un salaire pour
ses peines. Pour preuve. En 1407, le gel de la Seine ne permet pas la traversée des bateaux mais les
bords du fleuve ne sont pas pris « pour le flo et reflo de la mer » et le passager doit disposer des
planches pour que les chariots puissent atteindre le fort de la glace : ils acquittent donc le prix du
passage. Mais en 1434, la Seine est entièrement gelée et les chevaux passent sur la glace sans avoir
besoin des services du pontonnier : ils ne paient pas le droit. Le tarif donné par l’enquête est d’un denier
par personne, deux deniers par cheval, le cheval acquittant la personne. Celui de 1389 ou 1390 (28)
permet de le compléter : une charrette vide, deux sols, une charrette chargée, quatre sols.
Les glaces perturbent en de nombreux hivers le fonctionnement normal du passage. Mais c’est en fait la
surtaxe opérée par les fermiers branchiers de la Vicomté de l’eau qui lui enlève de sa valeur par la
désertion qui s’ensuit. Les obstacles à une bonne relation entre les deux rives semblent ainsi surtout
d’ordre humain.
A travers le vocabulaire employé par les témoins interrogés lors de l’enquête, la Seine semble tout de
même constituer une limite réellement ressentie. La rive droite est toujours dite le côté deça, la rive
gauche le côté delà. Apparaît ainsi dans l’enquête, et c’en est sans doute la plus ancienne mention,
l’expression oultre eau pour désigner la rive gauche. Elle est utilisée de nos jours sous la forme l’autre
côté de l’eau pour montrer une différence qui est cependant à minorer. Qu’on la trouve dans notre
enquête de 1452 dans la bouche même d’habitants de la rive gauche montre peut-être qu’elle fut
imposée par la rive droite.
VOCABULAIRE DU FLEUVE ET DE LA MER
Il semble intéressant de citer quelques termes relevés dans l’enquête relative au fleuve et à la mer, ainsi
qu’aux différences qu’il y a entre les deux.
D’abord pour les embarcations :
Vaissel, pluriel vaisseaux, désigne toute embarcation. On a une fois vaissel de mer.
Batel, pluriel bateaux, désigne une embarcation de rivière.
Les bateaux de rivière sur lesquels le genevois Galiot Marouf embarque son blé à Jumièges
sont dits « menuz veisseaux ».
Le navire sur lequel il le transborde à la fosse de Leure est une grosse nef.
Les bâtiments de mer bloqués en 1407 à la fosse de Leure par les glaces sont dits navires ou
nefs à chasteau devant.
Puis pour les métiers :
Voiturier par eau s’oppose à voiturier par terre.
Robert Dufay, à Rouen, se mesle du métier de la mer.
(28) Abbé Julien Loth, éditeur de Histoire de l’abbaye de Jumièges, manuscrit de 1750, 1882.
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Le mot marinier n’est pas encore spécialisé dans l’eau douce. Guillaume Vauquelin est
marinier. Raoul de Conihout s’est autrefois meslé de marinier, c’est peut-être alors encore un
verbe, en la mer et en la rivière de Seine.
Le nom de Kay-le-Roy, port pourtant bien établi, n’apparaît plus après l’enquête de 1452-1453 que nous
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avons largement exploitée. Au XVII siècle, se trouve à son emplacement « une pièce de terre en
mazure édifiée de plusieurs estages de maisons estant appelé le jardin du port pour servir de port en la
forêt de Brotonne et garder les bateaux trouvés chargés ou bien chargeant du bois mal priz en icelle
forêt ». Ce jardin du port, dépendant du seigneur du Landin, continue le parc à bois du Kay-le-Roy. Les
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religieux de Jumièges réussissent dès la fin du XVII siècle à évincer ce jardin du port au profit de leur
port de la rive gauche, appelé alors et jusqu’à la Révolution, quai Saint-Vaast (29). Après avoir été
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marqué sur les cartes et terriers du XVIII siècle comme « port de Jumièges », cet endroit est depuis le
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XIX siècle appelé Port-Jumièges. On ne saura sans doute jamais si ce toponyme en port est dû à
l’existence de Kay-le-Roy, port dans le sens donné actuellement au mot, ou du portus de Jumièges,
c’est-à-dire du débarcadère en rive gauche de son passage d’eau.
Jean-Pierre Derouard
Association des Baronnies de Jumiège et de Duclair
(29) Derouard, opus cité, 1989.
Haute-Normandie Archéologique, tome 9, 2004