Christophe COLLARD - Interférences littéraires

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Christophe COLLARD - Interférences littéraires
http://www.interferenceslitteraires.be
ISSN : 2031 - 2790
Christophe Collard
Jet Lag ou médiation in motion ?
Scénographier la présence permanente
Résumé
La perspective proposée dans cet essai rejoint celle d’une plateforme contribuant à une réflexion sur le principe d’une « présence permanente » par le biais d’une
métaphysique processuelle. C’est dans cet esprit que la collaboration entre les architectes novateurs Diller+Scofidio et la troupe New Yorkaise The Builders Association
a donné lieu au spectacle Jet Lag (1998), décrite par Wehle comme « une aventureuse
performance à la croisée des médias » (2002) combinant action en temps réel, images
« live » et enregistrées, animation numérique, musique, ainsi qu’une dramaturgie dite
« traditionnelle » mettant en scène deux personnages historiques succombant à leurs
voyages au sein d’un présent permanent.
Abstract
The perspective proposed in this essay should provide a platform to reflect upon
the principle of a ‘permanent present’ by dramatizing a ‘process-metaphysics.’ It is
precisely in this capacity that the pairing of architectural innovators Diller+Scofidio
with NYC-based theatre troupe The Builders Association conceived of Jet Lag (1998),
an “adventurous cross-media performance” (Wehle, 2002) combining live action, live
and recorded video, computer animation, music, and dramatic text with two historical
characters. The first of these faked his progress in an around-the-world sailing voyage
before committing suicide after realizing he was drifting in circles, while the second
flew across the Atlantic 167 times in a period of six months and ultimately likewise
collapsed from travelling in a permanent present.
Pour citer cet article :
Christophe Collard, « Jet Lag ou médiation in motion ? Scénographier la présence permanente », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, 15, February 2015,
pp.173-181.
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Interférences littéraires/Literaire interferenties, 15, February 2015
Jet Lag ou médiation in motion ?
Scénographier la présence permanente
Scénographe pionnier, Adolphe Appia a affirmé jadis que l’art de la production scénique se résumait à projeter dans l’espace ce que l’auteur originel ne
pouvait que projeter dans le temps1. Mettant à part la notion problématique de
l’originalité, cette phrase rend bien la caractère intégratif ainsi que la portée extensive de la pratique scénographique, laquelle se nourrit effectivement d’un mélange
d’imagination et de savoir-faire. En tant que « tissu de performativité », selon la
formule de Rachel Hann2, elle entrelace plusieurs niveaux de signification stimulant la construction et la réception théâtrale. Cette dimension stratifiée impliquerait que la scénographie se situe bel et bien aux côtés tant de la dramaturgie
que de la mise en scène comme composante constitutive de la production3. Par
conséquent, lorsqu’une production théâtrale parvient à donner à voir et permet
de faire l’expérience de cet entrelacement de ses différents systèmes de signification, les spectateurs se trouveraient automatiquement invités à l’intérieur de son
architecture conceptuelle pour s’y confronter à ses principes de structuration et
de mise en forme de la représentation.
Afin de rendre compte de ces dispositifs de scénographie complexes et de
leurs effets sur les spectateurs, cet essai proposera une approche processuelle qui
consiste, en premier lieu, à concevoir la scénographie comme un marchepied
heuristique permettant d’aborder les complexités de la signification du spectacle
théâtral lorsqu’il mobilise un environnement technologique et prend ainsi corps
à travers lui. Car, si l’on accepte que chaque action socialisée peut être considérée
comme performative, et que la signification est une construction socialisée à base
d’actions performatives, la performativité théâtrale devient alors scénographie
incorporée, tant physiquement que technologiquement. De l’analyse de tissages
intermédiaux à une réflexion sur la « présence permanente » véhiculée au travers
de scénographies sophistiques, l’argumentation de cet essai se fonde sur une analyse de Jet Lag (1998), production intermédiale conçue par le collectif New-Yorkais The Builders Association qui émerge au milieu des années 1990, en plein milieu du boom numérique, et qui se concentre en particulier sur la « médiatisation
irrévocable »4 de la société contemporaine. Se donnant comme principal objectif
1. Adolphe Appia cité dans Robert Leach, Theatre Studies : The Basics, Londres, Routledge,
2008, p. 150 : « The art of stage production is the art of projecting into space what the original author was only able to project into time ». Sauf mention contraire, je traduirai les citations en anglais.
2. Rachel Hann, « Blurred Architecture : Durations and Performance in the Work of Diller
Scofidio + Renfro », dans Performance Research, vol. 5, n° 17, 2012, p. 12.
3. Patrice Pavis, Contemporary Mise en Scène: Staging Theatre Today, trad. Joel Anderson, Londres,
Routledge, 2013, p. 72.
4. Marianne Weems, directeur artistique de la Builders Association, citée par Caridad Svich,
« Weaving the “Live” and Mediated : Marianne Weems in Conversation with Caridad Svich », dans
Trans-Global Readings : Crossing Theatrical Boundaries, s. dir. Caridad Svich, Manchester, Manchester
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Jet Lag ou médiation in motion ?
esthétique de défier les attentes d’un public confronté au caractère problématique
de la mise en œuvre spatiale et temporelle du caractère « vivant » des évènements
qu’ils portent à la scène, The Builders Association met ainsi l’accent sur l’interface
entre la présence effective des acteurs sur la scène (le « live ») et leur médiation
électronique en temps réel5. Tout en concevant des « live movies » (littéralement,
des « films en live » ou, mieux encore, des « films vivants ») mêlant les mondes du
théâtre, du cinéma et du cyberespace, ils font de l’architecture du spectacle une
force primordiale dans leur intégration fluide d’actions réalisées en direct au sein
d’une panoplie d’éléments plastiques telles que des séquences pré-enregistrées
comme étant des relais vidéo en temps réel, des animations CGI6, des jeux de son
et lumière, de la musique électronique, ou encore des montages de modélisations
informatiques. Leur objectif prioritaire réside dans le fait de produire la perception de processus constitutifs car convergents.
1. Tissages intermédiaux
Le produit d’une création collaborative et de l’entrelacement d’images
« live » et enregistrées, l’usage surabondant de dispositifs technologiques par The
Builders Association fournit à leurs pièces en même temps sa structure et son
contenu7. Il en va de même pour le style d’interprétation déployé par les acteurs
du collectif. Il constitue selon l’éminent praticien et théoricien du théâtre d’avantgarde Richard Schechner, un mélange générique supplémentaire en brouillant les
différences entre l’approche théâtrale et l’approche filmique8. Il se caractérise en
outre par un calibrage des gestes et des mouvements des acteurs visant à une
interaction intermédiale avec leurs interlocuteurs électroniques.
Le sens de la performativité propre à ce type de théâtre se produit pendant
que les perceptions d’espace, de temps et de présence par les spectateurs continuent à fluctuer. Cependant, malgré la dépendance de la convergence cognitive que
se partagent le théâtre et la scénographie comme composante constitutive de la
représentation et de sa réception, l’exemple intermédial fourni par The Builders
Association indique, pour le moins, que quand l’électronique rencontre la performativité en temps réel, on se retrouve avec un hybride mettant l’accent sur
l’aspect « live » sans proposer de clarifications quelconques9. Mettant en avant les
mécanismes et processus de médiation tout en nous dirigeant – paradoxalement –
vers des modes d’appréhension plus ou moins cohérents et familiers de l’espace,
University Press, 2003, p. 51 : « While we draw on some of the orthodoxies of earlier experimental
theatre, this company is emerging at a time when our culture has been saturated by the presence
of digital information, and our work centres around the growing issues of dealing with this “live”
format. Our projects explore the interface between media and live performance in a culture which
is irrevocably mediatised, not a culture that still privileges “liveness” ».
5. Gabriella Giannachi & Nick Kaye, Performing Presence: Between the Live and the Simulated,
Manchester, Manchester University Press, 2011, p. 178.
6. En particulier des réproductions de halls de départ d’aéroports avec tapis roulants mobiles
ainsi que de la cabine d’un vol long courrier pour la première partie, et d’images de synthèse animées
d’un océan à travers diverses conditions météorologiques pour la seconde partie (voir ci-dessous).
7. Philippa Wehle, « Live Performance and Technology: The Example of Jet Lag », dans
Performing Arts Journal, n° 70, 2002, p. 135.
8. Richard Schechner, « Building the Builders Association: A Conversation with Marianne
Weems, James Gibbs, and Moe Angelos », dans The Drama Review, vol. 56, n° 3, 2012, p. 52.
9. Voir Philip Auslander, « Liveness, Mediatization, and Intermedial Performance », dans
Degrés, n° 101, 2000, p. e1.
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du temps, ou encore de la narration scénique, The Builders Association s’obstine
simultanément à résister la tendance qui, dans le théâtre expérimental contemporain, consiste à privilégier l’indétermination narrative10. Le travail réalisé par
cette compagnie dirigée par Marianne Weems procure un exemple qui témoigne
exemplairement du potentiel heuristique de la scénographie, dans la mesure où
The Builders Association fonde ses réalisations sur l’entrelacement de plusieurs
systèmes de signification distincts, au sein de compositions scéniques complexes,
mais qui, néanmoins, se caractérisent par une impression globale de cohérence.
Cet intérêt porté à la combinaison de la présence physique en temps réel
et d’applications technologiques sophistiquées qui permet tant aux concepteurs
qu’aux spectateurs de voir clair dans une « écologie spatiale »11 constituée par des
pratiques et processus architecturaux réciproques et poly-sensoriels, est partagé
par le célèbre duo d’architectes et artistes médiatiques Diller + Scofidio12, qui
invitèrent The Builders Association à collaborer sur Jet Lag13.
Production en deux parties, cette performance intermédiale met en scène
des histoires vraies qui ont eu lieu dans un passé récent. La première est celle d’une
femme américaine nommée Sarah Krasnoff – rebaptisée Doris Ackerman par la
dramaturge Jessica Chalmers – qui kidnappe son petit-fils de 14 ans et effectue
avec lui un total de 167 traversées transatlantiques consécutives (allers et retours)
de New York à Amsterdam afin de fuir le père du garçon, avant de finalement
succomber aux effets dû aux accumulations de décalages horaires. Le second
récit traite de la simulation médiatique à laquelle s’est livré Donald Crowhurst
(rebaptisé Roger Dearborn) : participant aux championnats du monde de voile
de 1969 sans préparation adéquate, il attire néanmoins l’attention de la BBC, qui
lui propose d’enregistrer son périple sur pellicule et bande magnétique. Contraint
à abandonner la course dès la première étape, plutôt que de rentrer chez lui, il
prend la décision de continuer à naviguer en rond non loin de la côte sud-africaine tout en falsifiant ses rapports pour la BBC concernant l’état d’avancement
de son périple (désormais devenu fictif), avant de finalement se jeter à la mer.
Le fait que les deux intrigues entrelacées au sein de cette production marquée par une ingéniosité technique notable se terminent par la mort physique
des protagonistes n’est bien sûr pas une coïncidence. Dans une société imprégnée de technologies et modelée par la simulation et les tromperies en tous
genres à partir de « nouveaux médias » numériques, la mort reste, selon Gabriella
Giannachi, une rare « possibilité du réel échappant à toute forme de représen10. Cette position est prise notamment par Izabella Pluta, qui démontre que le théâtre soidisant « post-dramatique » se distingue par l’absence d’un «centre» référentiel guidant l’interprétation par le spectateur. Dû au fait qu’aucun signifiant ou système de signification ne peut avoir la
préséance sur les autres, le corps (physique) de l’acteur – grâce à son immédiateté et sa particularité
– remplace la narration ‘stable’ par une sorte d’hybride sémiologique où se rencontrent structures
narratives, projections personelles et resonances analogiques (voir Izabella Pluta, L’Acteur et l’intermédialité. Les nouveaux enjeux pour l’interprète et la scène à l’ère technologique, Lausanne, L’Âge d’Homme,
2011, pp. 75-81).
11. �������
Rachel Hann, « Blurred Architecture : Durations and Performance in the Work of Diller
Scofidio + Renfro », dans Performance Research, vol. 5, n° 17, 2012, p. 14.
12. Diller + Scofidio est en fait le nom de l’agence new-yorkaise d’architecture expérimentale
fondée en 1979 par Elisabeth Diller et Ricardo Scofidio. En 2004 Diller + Scofidio devient Diller
Scofidio + Renfro lorsque Charles Renfro, collaborateur depuis 1997, devient associé de l’agence.
13. ��������
Caridad Svich, « Weaving the ‘Live’ and Mediated : Marianne Weems in Conversation
with Caridad Svich », dans Trans-Global Readings : Crossing Theatrical Boundaries, s. dir. Caridad Svich,
Manchester, Manchester University Press, 2003, p. 52.
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Jet Lag ou médiation in motion ?
tation »14. L’approche compositionnelle convergente qui sous-tend le Jet Lag de
Diller + Scofidio et The Builders Association invite à reconsidérer des concepts
aussi fondamentaux de la représentation scénique tels que la présence et ses
corollaires, l’espace et le temps. Ainsi, elle confirme, entre autre, la théorie de
Matthew Causey selon laquelle l’ontologie de la mise en scène théâtrale a bel et
bien été altérée, à l’ère de la médiatisation de masse, en particulier en raison de
l’espace créé par les nouveaux médias15.
2. Présence permanente
Comme l’a souligné Hans-Thies Lehmann, qui a développé le concept,
les productions dites « postdramatiques » comme Jet Lag portent non seulement
l’attention sur la machinerie dramatique qui donne forme à l’illusion fondant la
représentation, mais, de surcroît, atteignent effectivement cet effet méta-théâtral
en plaçant chaque signifiant sur le même plan que l’acteur de par son immédiateté
et sa particularité perçues en temps réel comme composantes constitutives de la
création16. Ainsi, on pourrait supposer que le caractère constitutif de ce type de
productions se transmet par médiations matérialisées. De par l’interaction continue de multiples médias qui se joue sur scène, la notion de « présence théâtrale »
reflète plus que jamais un hybride sémiologique soumis à une fluctuation permanente. Sans aller jusqu’à avancer qu’une surabondance technologique serait de
mise dans le théâtre postdramatique, force est tout de même de reconnaître que
l’effet de saturation médiatique qui le caractérise tend à faciliter la reconnaissance
de l’investissement cognitif présupposé par les créateurs de ce type de mise en
scène. Car, en refusant les points de repères stables, notre attention peut se voir
dirigée du produit artistique « fini » vers le processus créateur. Il est peu surprenant, dès lors, que Diller + Scofidio (désormais Diller Scofidio + Renfro) aient
souhaité collaborer avec The Builders Association, dans la mesure où leur motivation première est d’examiner les relations entre sites et situations sans se préoccuper de définitions ou de disciplines préétablies17. Pour ce duo d’architectes
dont le travail est résolument axé sur les processus créateurs, ce dernier argument
n’est somme toute que logique : les phénomènes portant sur la présence, selon
Giannachi et Kaye dans leur étude intitulée Performing Presence : Between the Live
and the Simulated (2011), doivent être considérés comme faisant partie de réseaux
de relations temporelles et dynamiques18. Par conséquent, le temps, l’espace et le
14. ����������
Gabriella Giannachi, Virtual Theatre : An Introduction, Londres, Routledge, 2004, pp. 17-18.
15. ��������
Matthew Causey, « Screen Test of the Double : The Uncanny Performer in the Space of
Technology », dans Theatre Journal, vol. 4, n° 51, 1999, pp. 383-384 : « The ontology of performance
(liveness), which exists before and after mediatization, has been altered within the space of technology ».
16. �����������
Hans-Thies Lehmann, Postdramatisches Theater, Francfort, Verlag der Autoren, 2001, p. 423 :
« Das Theater führt hier seine technischen Möglichkeiten, in einzelnen Elemente zerlegt, vor Augen. Die Theatermaschinerie ist sichtbar. Das technische Funktionieren der Aufführung wird offen
ausgestellt : Kabel, Apparaturen, Geräte werden nicht schamhaft versteckt oder ‘weggeleuchtet,’
sondern wie Requisiten, fast wie Akteure ins Spiel integriert ».
17. ����������������������������������������������������������������������������������������
Comme l’affirma Elisabeth Diller, citée par Beth Weinstein, « We like to think of architecture as an event that can be choreographed [and that] choreography is the design of time, bodies
in time. This interrelated set of definitions [in turn] challenges the limits of each discipline » (Beth
Weinstein, « Flamand and his Architectural Entourage », dans Journal of Architectural Education, vol. 4,
n° 61, 2008, p. 26).
18. ����������
Gabriella Giannachi & Nick Kaye, Performing Presence..., op. cit., p. 3.
176
Christophe Collard
social ne pourront également plus être considérés et conçus comme des entités
séparées, mais devraient plutôt se muer en hybrides spatio-temporels présumant
la pluralité et l’altérité19.
Un certain consensus existe parmi les théoriciens du théâtre, selon lequel
le phénomène contemporain du spectacle dit « postdramatique » émerge dans les
années 1970, notamment avec le Publikumsbeschimpfung (1966) de Peter Handke,
qui fait figure de grand tournant, même s’il s’agissait encore d’une pièce textuelle
au sens stricte du terme. Elle provoqua une réflexion fondamentale sur le théâtre
et ses spectateurs de par son mélange inouï de performances prescrites et de
subversions socioculturelles délibérées. Plusieurs décennies auparavant Bertolt
Brecht avait déjà pris d’assaut la tradition mimétique sur les scènes d’Europe
et de l’Amérique du Nord avec ses « Verfremdungseffekte » qui rejetaient toute
forme d’essentialisme naïf. Dans les années quatre-vingt, l’éminent spécialiste du
théâtre expérimental Richard Schechner, en se penchant sur la scène new yorkaise
des années soixante, fut le premier à dégager le concept de théâtre « postdramatique » lorsqu’il décrivait en particulier le phénomène des “happenings”, mais plus
tard l’utilisa aussi en parlant des pièces (absurdes) de Beckett, Genet et Ionesco.
Selon lui, toutes ces œuvres se distinguent non plus de par un récit préétabli, mais
plutôt par le jeu qui en devient la matrice générative. Lehmann qualifiera plus tard
de « post-Brechtiennes » ce type de conceptions théâtrales, considérant que les
questions qu’elle pose et que le type de participation cognitive qu’elle impose aux
spectateurs sont toujours étroitement liéés à Brecht, bien qu’elle refuse catégoriquement ses positions. Plus spécifiquement, la théorie Brechtienne (peut-être
paradoxalement) reste avant tout axée sur la “fable” ce qui n’est déjà absolument
plus le cas chez les auteurs dits “absurdes”, chez qui texte et théâtre se séparent
progressivement afin de laisser plus de place à une interprétation plus libre du jeu
entre les différentes composantes sémiotiques du spectactle.
Pareil constat est particulièrement pertinent pour rendre compte d’un spectacle tel que Jet Lag. Les acteurs dits « réels » traversent en effet, de façon à
première vue fluide, les seuils entre les espaces physiques et électroniques alors
même que leur « présence » s’opère à travers des relations disjointes entre les
espaces et les processus – et ce malgré qu’ils continuent à alimenter les récits dont
ils contribuent à la réalisation. Dès lors, une telle impression paradoxale de « cohérence-par-complexité », selon la formule de Paul Virilio, lorsqu’elle est produite
dans une pièce de théâtre pluri-médiale, « aide à développer une présence permanente
sous forme d’intensité intemporelle et illimitée »20. Les implications conceptuelles
de cette « présence permanente » n’en sont alors que plus importantes. Après
tout, puisque ce dispositif complexe exige une réponse constructive à une situation chaotique et sémiologiquement insaisissable, on se trouve à l’opposé de la
conception postmoderne caractérisant l’expérience contemporaine, imprégnée
de technologies et ainsi entièrement relativiste, du temps comme « non-temps »
ou encore « a-temporalité »21. Les créateurs de Jet Lag, cependant, firent un pas
supplémentaire en confrontant leurs spectateurs au principe de « présence perma19. Ibid. p. 5.
20. �����
Paul Virilio, The Lost Dimension, trad. Daniel Moshenberg, New York, Semiotext(e), 1991.
21. ������
Steve Dixon, « Theatre, Technology, and Time », dans International Journal of Performing Arts
and Digital Media, vol. 1, n° 1, 2005, p. 18.
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Jet Lag ou médiation in motion ?
nente » de façon viscérale : bande son hypnotisante, panorama vidéo quasi infini
de l’espace dépersonnalisé des aéroports, annonces par haut-parleurs monotones,
et alternance constante de décollages et d’atterrissages – le tout contribuant à
une sensation virtuelle mais néanmoins nauséabonde de vivre dans une temporalité perpétuellement différée. Il en va de même en ce qui concerne l’autre protagoniste de la pièce qui, lui, nous égare sans relâche en continuant à réaliser
des comptes rendus mensongers sur sa webcam pendant que les spectateurs perçoivent la machinerie derrière l’illusion tournant à plein régime, et en temps réel,
sur des écrans vidéos géants, et que le voilier de Dearborn continue à braver des
vagues programmables en direction d’horizons à chaque instant moins plausibles.
Le tout provoque des sensations de nausée réelles, viscérales, sur des bases entièrement numériques22.
Comme le note à juste titre Steve Dixon, la négation postmoderne de la
possibilité intrinsèque de nouveauté bloque toute possibilité d’envisager un futur
quelconque23. Les scénographies sophistiquées de The Builders Association, en
revanche, véhiculent une perspective bien plus constructive. Et, contrairement
aux idées que l’on pourrait se faire au sujet de ce type de spectacles, constitutivement informés par les technologies et l’intermédialité, cette dimension constructive procède de l’usage fait par ce collectif de technologies numériques. Dans la
mesure où le partenariat entre The Builders Association et Diller + Scofidio a
donné lieu à un tissage intégratif de signifiants et de systèmes de signification
générant une impression de cohérence narrative qui en passe par une complexité
technologique et médiatique, elle réussit effectivement à donner forme au principe de « présence », conçu, selon la définition qu’en donne Rosemary Klich,
comme le résultat d’une réponse humaine envers la formation de modèles préétablis24. Marie-Laure Ryan, à son tour, a raison d’indiquer qu’à un niveau processuel,
l’encodage numérique – peut-être paradoxalement, compte tenu de sa capacité
à faire converger tous les médias existants vers ce que Charlie Gere appela des
« paysages médiatiques digitaux homogènes » ; « seamless digital mediascapes »,
littéralement, « paysages médiatiques digitaux sans coutures »25 – réintroduit les
différences entre les médias en tablant sur une manifestation sensorielle des données26. Après tout, une création numérique, quelle que soit sa qualité sémiotique,
préserve les composantes sémiotiques majeures du média antérieur qu’elle reprogramme (par exemple la version web d’un quotidien, le DVD d’une série télé
22. ���������������������������������������������������������������������������������������
Bonnie Marranca cite Marianne Weems, directrice artistique de la Builders Association,
qui décrit Jet Lag comme une production « about a woman who flew back and forth across the Atlantic 167 consecutively until she died of jet lag – I hope the telling of the story gives the audience
the visceral experience of jet lag. There’s a mesmerizing soundtrack, an endless panorama of video
showing the antiseptic space of the airport, and the impossibility of actually living there. The ‘story’
is take-off and landing, take-off and landing, until she is worn away. So there’s a kind of ambient
story – the skeleton is there – but it’s the experience created by the performers and the media that
has impact and that is recognizably contemporary » (Bonnie Marranca, « Mediaturgy : A Conversation with Marianne Weems », dans Performance Histories, s. dir. Bonnie Marranca, New York, PAJ
Publications, 2008, p. 194).
23. ������
Steve Dixon, « Theatre, Technology, and Time », dans International Journal of Performing Arts
and Digital Media, vol. 1, n° 1, 2005, p. 16 : « Postmodernism’s denial of the possibility of anything
new consequently denies the possibility of a future ».
24. ���������
Rosemary Klich, « The Builders Association, Super Vision », dans Mapping Intermediality in
Performance, s. dir. Sarah Bay-Cheng, Andy Lavender & Robin Nelson, Amsterdam, Amsterdam
University Press, 2010, p. 155.
25. ��������
Charlie Gere, Digital Culture, Londres, Reaktion, 2002, p. 10.
26. ������������
Marie-Laure Ryan, Avatars of Story, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006, p. 29.
178
Christophe Collard
visionné sur PC-portable, ou encore la recréation numérique d’un avion ou d’un
voilier), et ceci malgré leur nouvel encodage. Qui plus est, comme avec chaque
média analogique la signification numérique reste avant tout une question de cadrage. En présentant le numérique dans le « live », son potentiel réflexif ne peut
être transmis sinon à travers un processus de reconnaissance. Dans Jet Lag, ce
genre de « passerelle mimétique »27 entre sentiments de familiarité et impressions
de nouveauté est réalisée à partir d’enregistrements authentiques d’un voilier longeant la côte de Long Island, ainsi que de l’aéroport international de Bruxelles28.
Sur la base de ces éléments, une feuille de route a été établie afin de permettre
le montage en temps réel de ces enregistrements en conjonction avec les images
captées en direct sur la scène et la bande son préétablie.
Dans la mesure où la production a été en tournée à travers le monde pendant
près de deux ans, les créateurs ont continué à ajouter au spectacle de nouveaux
éléments sur la base de leur propres expériences sensorielles vécues en voyageant
continuellement : les annonces dans les aéroports, les sons ambiants, les divers
moyens de transport, la façon dont les corps s’adaptent aux zones d’attente et aux
vols long-courrier, les petits détails d’architecture, l’entretien des lieux, ou encore
la cuisine locale – tous éléments sensés distinguer les différents lieux de passage29.
Pendant que les spectateurs se voient nourris de tels effets d’authenticité par petites doses, l’animation numérique prend graduellement le relais et les animations
en 3D nous conduisent à oublier de façon fluide et pratiquement imperceptible
ladite « passerelle mimétique » – même si chez The Builders Association il reste
toujours un résidu de tension palpable avec les corps « réels » toujours présents
sur scène. Selon les termes de la troupe, The Builders Association se préoccupe
principalement de « mettre en scène la simultanéité »30, ce qui rend encore plus
significatif le fait que, dans les cercles spécialisés, cette pratique consistant à composer des univers multi-media à partir d’encodages numériques porte le nom d’art
génératif.
Selon l’artiste génératif Matt Pearson31, lorsqu’on crée une œuvre d’art numérique, on est avant tout « commissaire » d’un « processus » de production. La
27. ����������������������������������������������������������������
Cette notion est empruntée à Diderot. Voir à ce sujet Robert L. Montgomery, Terms of
Response : Language and the Audience in Seventeenth- and Eighteenth-Century Theory, University Park, Penn
State Press, 2010, p. 203.
28. ��������
Caridad Svich, « Weaving the ‘Live’ and Mediated : Marianne Weems in Conversation with
Caridad Svich », dans Trans-Global Readings : Crossing Theatrical Boundaries, s. dir. Caridad Svich, Manchester, Manchester University Press, 2003, p. 53.
29. Ibid. p. 54.
30. ��������������������������������������������������������������������������������������
Conversation entre Marianne Weems et Richard Schechner dans son article ‘Building the
Builders Association,’ dans lequel on retrouve l’échange suivant (Richard Schechner, « Building
the Builders Association: A Conversation with Marianne Weems, James Gibbs, and Moe Angelos »,
dans The Drama Review, vol. 3, n° 56, 2012, p. 53) : SCHECHNER : All staged? It was very convincing.
/ WEEMS : And that’s a lot of what we do. We stage simultaneity. / SCHECHNER : You simulate – /
WEEMS :Yes, simulate simultaneity.
31. �����
Matt Pearson, Generative Art : A Practical Guide Using Processing, Shelter Island, Manning,
2011, p. 4 : « With more traditional art forms – sculpture, painting, or film, for example, an artist uses
tools to fashion materials into a finished work. This is clearly doing it the hard way. With generative
art, the autonomous system does all the heavu lifting; the artist only provides the instructions to the
system and the initial conditions ». Plus loin Pearson précise que « The artist creates ground rules
and formulae, usually including random or semi-random elements, and then kicks off an autonomous process to create the artwork. The system can’t be entirely under the control of the artist, or
the only generative element is the artist herself. The second hard-and-fast rule therefore is there must
be a degree of unpredicatbility. It must be possible for the artist to be just as suprised as anyone else »
(p. 6).
179
Jet Lag ou médiation en mouvement ?
principale difficulté que cela implique ne concerne plus le travail ardu de l’artisan,
mais plutôt la conception d’un nombre de principes esthétiques qui influenceront
à la fois l’œuvre complète, ainsi que celle des algorithmes qui lui donneront forme.
Depuis l’avènement de l’encodage numérique, cette nouvelle pratique artistique
et médiatique qu’est l’art génératif a conduit à un développement exponentiel
de nouvelles possibilités, et ceci de telle façon que son potentiel génératif est
désormais considéré comme acquis32. Le seul préalable pour profiter de ce potentiel résiderait dans une compréhension fondamentale de sa « grammaire »33 en
conjonction avec les systèmes signifiants de l’ancien média à simuler et qui se voit
ainsi assimilé – ce qui n’est pas tellement différent, en fait, de la démarche de Diller + Scofidio lorsqu’ils remettent en question la dialectique entre l’architecture
et la présence, ni de celle de The Builders Association positionnant acteurs ainsi
que spectateurs comme « lieu et agent de présence »34. Les « écologies spatiales »,
pour recourir à la terminologie de Rachel Hann35, créées pour Jet Lag sont choréographiées de façon rigide tout en restant affectivement insaisissables. C’est donc
précisément pour cela que le processus unifiant ici à l’œuvre rend au principe de
scénographie sa pertinence heuristique, et ce en particulier à l’ère numérique.
3. Dialectique numérique
Comme Steve Dixon le souligne de façon particulièrement convaincante
dans son livre Digital Performance, « la conjonction entre la mise-en-scène (théâtrale) et les nouveaux médias a rendu possible toute une série de modes stylistiques
et esthétiques radicalement neufs, ainsi que d’expériences performatives, genres,
et ontologies uniques et sans précédent »36. Dès lors, même si Marie-Laure Ryan
a raison d’affirmer que l’encodage numérique réinstaure les différences sémiotiques malgré l’uniformité qu’il présuppose, le fait de s’engager dans cette dialectique en temps réel rappelle à tous les participants concernés l’importance de la
simultanéité. Car, comme l’exemple de Jet Lag le montre, voyager à travers un « présent permanent » infesté par une surabondance de technologies ne conduit pas
fatalement à des conclusions fatalistes. Et pendant que de nouvelles inventions
continuent à changer nos vies à la vitesse de l’éclair, l’esprit humain demeure
intrinsèquement équipé pour donner sens au monde qui l’environne – à une
condition, néanmoins : que l’interface technologique soit saisie de façon processuelle, c’est-à-dire en tant qu’épiphénomène, plutôt que comme une force figée
et appréhendable. En effet, dans la mesure où elles incitent tous les participants
concernés à remettre en question les dynamiques mêmes grâce auxquelles ils entrent en relation avec une œuvre d’art37, des scénographies intégratives telles que
celle qui constitue le Jet Lag de la Builders Association peuvent être considérées
comme fondamentalement génératives. Car le fait même qu’elles nous forcent à
32. Ibid., p. 11.
33. Ibid., p. 12.
34. ����������
Gabriella Giannachi avec Nick Kaye, Performing Presence: Between the Live and the Simulated,
Manchester, Manchester University Press, 2011, p. 236.
35. �������
Rachel Hann, « Blurred Architecture : Durations and Performance in the Work of Diller
Scofidio + Renfro », dans Performance Research, vol. 5, n° 17, 2012, p. 14.
36. �������������
Steve Dixon, Digital Performance : A History of New Media in Theatre, Dance, Performance Art,
and Installation, Londres, Routledge, 2007, p. 5.
37. ���������������
Voir Gabriella Giannachi, Virtual Theatre : An Introduction, Londres, Routledge, 2004, p. 20.
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Christophe Collard
mettre de l’ordre dans le chaos organisé dans lequel nous vivons et que, malgré
tout, nous réussissions à opérer cette recomposition et à nous y retrouver, nous
contraint également à reconnaître la présence simultanée d’un produit fini et du
processus génératif à sa base. En effet, en jouant de distinctions établies et de
cadres de référence qui relèvent d’ordre distincts, l’autoréflexivité ainsi véhiculée
peut avoir un effet émancipateur qui contribue à ce que le théoricien de la convergence Henry Jenkins a appelé notre « intelligence collective »38.
Christophe Collard
Vrije Universiteit Brussel
[email protected]
38. ���������������
Henry Jenkins, Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, New York, NYU Press,
2008, p. 4.
© Interférences littéraires/Literaire interferenties 2015