Christophe COLLARD - Interférences littéraires
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Christophe COLLARD - Interférences littéraires
http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031 - 2790 Christophe Collard Jet Lag ou médiation in motion ? Scénographier la présence permanente Résumé La perspective proposée dans cet essai rejoint celle d’une plateforme contribuant à une réflexion sur le principe d’une « présence permanente » par le biais d’une métaphysique processuelle. C’est dans cet esprit que la collaboration entre les architectes novateurs Diller+Scofidio et la troupe New Yorkaise The Builders Association a donné lieu au spectacle Jet Lag (1998), décrite par Wehle comme « une aventureuse performance à la croisée des médias » (2002) combinant action en temps réel, images « live » et enregistrées, animation numérique, musique, ainsi qu’une dramaturgie dite « traditionnelle » mettant en scène deux personnages historiques succombant à leurs voyages au sein d’un présent permanent. Abstract The perspective proposed in this essay should provide a platform to reflect upon the principle of a ‘permanent present’ by dramatizing a ‘process-metaphysics.’ It is precisely in this capacity that the pairing of architectural innovators Diller+Scofidio with NYC-based theatre troupe The Builders Association conceived of Jet Lag (1998), an “adventurous cross-media performance” (Wehle, 2002) combining live action, live and recorded video, computer animation, music, and dramatic text with two historical characters. The first of these faked his progress in an around-the-world sailing voyage before committing suicide after realizing he was drifting in circles, while the second flew across the Atlantic 167 times in a period of six months and ultimately likewise collapsed from travelling in a permanent present. Pour citer cet article : Christophe Collard, « Jet Lag ou médiation in motion ? Scénographier la présence permanente », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, 15, February 2015, pp.173-181. Comité de direction – Directiecomité David Martens (KU Leuven & UCL) – Rédacteur en chef - Hoofdredacteur Matthieu Sergier (UCL & Factultés Universitaires Saint-Louis), Laurence van Nuijs (FWO – KU Leuven), Guillaume Willem (KU Leuven) – Secrétaires de rédaction - Redactiesecretarissen Elke D’hoker (KU Leuven) Lieven D’hulst (KU Leuven – Kortrijk) Hubert Roland (FNRS – UCL) Myriam Watthee-Delmotte (FNRS – UCL) Conseil de rédaction – Redactieraad Geneviève Fabry (UCL) Anke Gilleir (KU Leuven) Agnès Guiderdoni (FNRS – UCL) Ortwin de Graef (KU Leuven) Jan Herman (KU Leuven) Guido Latré (UCL) Nadia Lie (KU Leuven) Michel Lisse (FNRS – UCL) Anneleen Masschelein (KU Leuven) Christophe Meurée (FNRS – UCL) Reine Meylaerts (KU Leuven) Stéphanie Vanasten (FNRS – UCL) Bart Van den Bosche (KU Leuven) Marc van Vaeck (KU Leuven) Comité scientifique – Wetenschappelijk comité Olivier Ammour-Mayeur (Université Sorbonne Nouvelle -– Paris III & Université Toulouse II – Le Mirail) Ingo Berensmeyer (Universität Giessen) Lars Bernaerts (Universiteit Gent & Vrije Universiteit Brussel) Faith Binckes (Worcester College – Oxford) Philiep Bossier (Rijksuniversiteit Groningen) Franca Bruera (Università di Torino) Àlvaro Ceballos Viro (Université de Liège) Christian Chelebourg (Université de Lorraine) Edoardo Costadura (Friedrich Schiller Universität Jena) Nicola Creighton (Queen’s University Belfast) William M. 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Scénographier la présence permanente Scénographe pionnier, Adolphe Appia a affirmé jadis que l’art de la production scénique se résumait à projeter dans l’espace ce que l’auteur originel ne pouvait que projeter dans le temps1. Mettant à part la notion problématique de l’originalité, cette phrase rend bien la caractère intégratif ainsi que la portée extensive de la pratique scénographique, laquelle se nourrit effectivement d’un mélange d’imagination et de savoir-faire. En tant que « tissu de performativité », selon la formule de Rachel Hann2, elle entrelace plusieurs niveaux de signification stimulant la construction et la réception théâtrale. Cette dimension stratifiée impliquerait que la scénographie se situe bel et bien aux côtés tant de la dramaturgie que de la mise en scène comme composante constitutive de la production3. Par conséquent, lorsqu’une production théâtrale parvient à donner à voir et permet de faire l’expérience de cet entrelacement de ses différents systèmes de signification, les spectateurs se trouveraient automatiquement invités à l’intérieur de son architecture conceptuelle pour s’y confronter à ses principes de structuration et de mise en forme de la représentation. Afin de rendre compte de ces dispositifs de scénographie complexes et de leurs effets sur les spectateurs, cet essai proposera une approche processuelle qui consiste, en premier lieu, à concevoir la scénographie comme un marchepied heuristique permettant d’aborder les complexités de la signification du spectacle théâtral lorsqu’il mobilise un environnement technologique et prend ainsi corps à travers lui. Car, si l’on accepte que chaque action socialisée peut être considérée comme performative, et que la signification est une construction socialisée à base d’actions performatives, la performativité théâtrale devient alors scénographie incorporée, tant physiquement que technologiquement. De l’analyse de tissages intermédiaux à une réflexion sur la « présence permanente » véhiculée au travers de scénographies sophistiques, l’argumentation de cet essai se fonde sur une analyse de Jet Lag (1998), production intermédiale conçue par le collectif New-Yorkais The Builders Association qui émerge au milieu des années 1990, en plein milieu du boom numérique, et qui se concentre en particulier sur la « médiatisation irrévocable »4 de la société contemporaine. Se donnant comme principal objectif 1. Adolphe Appia cité dans Robert Leach, Theatre Studies : The Basics, Londres, Routledge, 2008, p. 150 : « The art of stage production is the art of projecting into space what the original author was only able to project into time ». Sauf mention contraire, je traduirai les citations en anglais. 2. Rachel Hann, « Blurred Architecture : Durations and Performance in the Work of Diller Scofidio + Renfro », dans Performance Research, vol. 5, n° 17, 2012, p. 12. 3. Patrice Pavis, Contemporary Mise en Scène: Staging Theatre Today, trad. Joel Anderson, Londres, Routledge, 2013, p. 72. 4. Marianne Weems, directeur artistique de la Builders Association, citée par Caridad Svich, « Weaving the “Live” and Mediated : Marianne Weems in Conversation with Caridad Svich », dans Trans-Global Readings : Crossing Theatrical Boundaries, s. dir. Caridad Svich, Manchester, Manchester 173 Jet Lag ou médiation in motion ? esthétique de défier les attentes d’un public confronté au caractère problématique de la mise en œuvre spatiale et temporelle du caractère « vivant » des évènements qu’ils portent à la scène, The Builders Association met ainsi l’accent sur l’interface entre la présence effective des acteurs sur la scène (le « live ») et leur médiation électronique en temps réel5. Tout en concevant des « live movies » (littéralement, des « films en live » ou, mieux encore, des « films vivants ») mêlant les mondes du théâtre, du cinéma et du cyberespace, ils font de l’architecture du spectacle une force primordiale dans leur intégration fluide d’actions réalisées en direct au sein d’une panoplie d’éléments plastiques telles que des séquences pré-enregistrées comme étant des relais vidéo en temps réel, des animations CGI6, des jeux de son et lumière, de la musique électronique, ou encore des montages de modélisations informatiques. Leur objectif prioritaire réside dans le fait de produire la perception de processus constitutifs car convergents. 1. Tissages intermédiaux Le produit d’une création collaborative et de l’entrelacement d’images « live » et enregistrées, l’usage surabondant de dispositifs technologiques par The Builders Association fournit à leurs pièces en même temps sa structure et son contenu7. Il en va de même pour le style d’interprétation déployé par les acteurs du collectif. Il constitue selon l’éminent praticien et théoricien du théâtre d’avantgarde Richard Schechner, un mélange générique supplémentaire en brouillant les différences entre l’approche théâtrale et l’approche filmique8. Il se caractérise en outre par un calibrage des gestes et des mouvements des acteurs visant à une interaction intermédiale avec leurs interlocuteurs électroniques. Le sens de la performativité propre à ce type de théâtre se produit pendant que les perceptions d’espace, de temps et de présence par les spectateurs continuent à fluctuer. Cependant, malgré la dépendance de la convergence cognitive que se partagent le théâtre et la scénographie comme composante constitutive de la représentation et de sa réception, l’exemple intermédial fourni par The Builders Association indique, pour le moins, que quand l’électronique rencontre la performativité en temps réel, on se retrouve avec un hybride mettant l’accent sur l’aspect « live » sans proposer de clarifications quelconques9. Mettant en avant les mécanismes et processus de médiation tout en nous dirigeant – paradoxalement – vers des modes d’appréhension plus ou moins cohérents et familiers de l’espace, University Press, 2003, p. 51 : « While we draw on some of the orthodoxies of earlier experimental theatre, this company is emerging at a time when our culture has been saturated by the presence of digital information, and our work centres around the growing issues of dealing with this “live” format. Our projects explore the interface between media and live performance in a culture which is irrevocably mediatised, not a culture that still privileges “liveness” ». 5. Gabriella Giannachi & Nick Kaye, Performing Presence: Between the Live and the Simulated, Manchester, Manchester University Press, 2011, p. 178. 6. En particulier des réproductions de halls de départ d’aéroports avec tapis roulants mobiles ainsi que de la cabine d’un vol long courrier pour la première partie, et d’images de synthèse animées d’un océan à travers diverses conditions météorologiques pour la seconde partie (voir ci-dessous). 7. Philippa Wehle, « Live Performance and Technology: The Example of Jet Lag », dans Performing Arts Journal, n° 70, 2002, p. 135. 8. Richard Schechner, « Building the Builders Association: A Conversation with Marianne Weems, James Gibbs, and Moe Angelos », dans The Drama Review, vol. 56, n° 3, 2012, p. 52. 9. Voir Philip Auslander, « Liveness, Mediatization, and Intermedial Performance », dans Degrés, n° 101, 2000, p. e1. 174 Christophe Collard du temps, ou encore de la narration scénique, The Builders Association s’obstine simultanément à résister la tendance qui, dans le théâtre expérimental contemporain, consiste à privilégier l’indétermination narrative10. Le travail réalisé par cette compagnie dirigée par Marianne Weems procure un exemple qui témoigne exemplairement du potentiel heuristique de la scénographie, dans la mesure où The Builders Association fonde ses réalisations sur l’entrelacement de plusieurs systèmes de signification distincts, au sein de compositions scéniques complexes, mais qui, néanmoins, se caractérisent par une impression globale de cohérence. Cet intérêt porté à la combinaison de la présence physique en temps réel et d’applications technologiques sophistiquées qui permet tant aux concepteurs qu’aux spectateurs de voir clair dans une « écologie spatiale »11 constituée par des pratiques et processus architecturaux réciproques et poly-sensoriels, est partagé par le célèbre duo d’architectes et artistes médiatiques Diller + Scofidio12, qui invitèrent The Builders Association à collaborer sur Jet Lag13. Production en deux parties, cette performance intermédiale met en scène des histoires vraies qui ont eu lieu dans un passé récent. La première est celle d’une femme américaine nommée Sarah Krasnoff – rebaptisée Doris Ackerman par la dramaturge Jessica Chalmers – qui kidnappe son petit-fils de 14 ans et effectue avec lui un total de 167 traversées transatlantiques consécutives (allers et retours) de New York à Amsterdam afin de fuir le père du garçon, avant de finalement succomber aux effets dû aux accumulations de décalages horaires. Le second récit traite de la simulation médiatique à laquelle s’est livré Donald Crowhurst (rebaptisé Roger Dearborn) : participant aux championnats du monde de voile de 1969 sans préparation adéquate, il attire néanmoins l’attention de la BBC, qui lui propose d’enregistrer son périple sur pellicule et bande magnétique. Contraint à abandonner la course dès la première étape, plutôt que de rentrer chez lui, il prend la décision de continuer à naviguer en rond non loin de la côte sud-africaine tout en falsifiant ses rapports pour la BBC concernant l’état d’avancement de son périple (désormais devenu fictif), avant de finalement se jeter à la mer. Le fait que les deux intrigues entrelacées au sein de cette production marquée par une ingéniosité technique notable se terminent par la mort physique des protagonistes n’est bien sûr pas une coïncidence. Dans une société imprégnée de technologies et modelée par la simulation et les tromperies en tous genres à partir de « nouveaux médias » numériques, la mort reste, selon Gabriella Giannachi, une rare « possibilité du réel échappant à toute forme de représen10. Cette position est prise notamment par Izabella Pluta, qui démontre que le théâtre soidisant « post-dramatique » se distingue par l’absence d’un «centre» référentiel guidant l’interprétation par le spectateur. Dû au fait qu’aucun signifiant ou système de signification ne peut avoir la préséance sur les autres, le corps (physique) de l’acteur – grâce à son immédiateté et sa particularité – remplace la narration ‘stable’ par une sorte d’hybride sémiologique où se rencontrent structures narratives, projections personelles et resonances analogiques (voir Izabella Pluta, L’Acteur et l’intermédialité. Les nouveaux enjeux pour l’interprète et la scène à l’ère technologique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2011, pp. 75-81). 11. ������� Rachel Hann, « Blurred Architecture : Durations and Performance in the Work of Diller Scofidio + Renfro », dans Performance Research, vol. 5, n° 17, 2012, p. 14. 12. Diller + Scofidio est en fait le nom de l’agence new-yorkaise d’architecture expérimentale fondée en 1979 par Elisabeth Diller et Ricardo Scofidio. En 2004 Diller + Scofidio devient Diller Scofidio + Renfro lorsque Charles Renfro, collaborateur depuis 1997, devient associé de l’agence. 13. �������� Caridad Svich, « Weaving the ‘Live’ and Mediated : Marianne Weems in Conversation with Caridad Svich », dans Trans-Global Readings : Crossing Theatrical Boundaries, s. dir. Caridad Svich, Manchester, Manchester University Press, 2003, p. 52. 175 Jet Lag ou médiation in motion ? tation »14. L’approche compositionnelle convergente qui sous-tend le Jet Lag de Diller + Scofidio et The Builders Association invite à reconsidérer des concepts aussi fondamentaux de la représentation scénique tels que la présence et ses corollaires, l’espace et le temps. Ainsi, elle confirme, entre autre, la théorie de Matthew Causey selon laquelle l’ontologie de la mise en scène théâtrale a bel et bien été altérée, à l’ère de la médiatisation de masse, en particulier en raison de l’espace créé par les nouveaux médias15. 2. Présence permanente Comme l’a souligné Hans-Thies Lehmann, qui a développé le concept, les productions dites « postdramatiques » comme Jet Lag portent non seulement l’attention sur la machinerie dramatique qui donne forme à l’illusion fondant la représentation, mais, de surcroît, atteignent effectivement cet effet méta-théâtral en plaçant chaque signifiant sur le même plan que l’acteur de par son immédiateté et sa particularité perçues en temps réel comme composantes constitutives de la création16. Ainsi, on pourrait supposer que le caractère constitutif de ce type de productions se transmet par médiations matérialisées. De par l’interaction continue de multiples médias qui se joue sur scène, la notion de « présence théâtrale » reflète plus que jamais un hybride sémiologique soumis à une fluctuation permanente. Sans aller jusqu’à avancer qu’une surabondance technologique serait de mise dans le théâtre postdramatique, force est tout de même de reconnaître que l’effet de saturation médiatique qui le caractérise tend à faciliter la reconnaissance de l’investissement cognitif présupposé par les créateurs de ce type de mise en scène. Car, en refusant les points de repères stables, notre attention peut se voir dirigée du produit artistique « fini » vers le processus créateur. Il est peu surprenant, dès lors, que Diller + Scofidio (désormais Diller Scofidio + Renfro) aient souhaité collaborer avec The Builders Association, dans la mesure où leur motivation première est d’examiner les relations entre sites et situations sans se préoccuper de définitions ou de disciplines préétablies17. Pour ce duo d’architectes dont le travail est résolument axé sur les processus créateurs, ce dernier argument n’est somme toute que logique : les phénomènes portant sur la présence, selon Giannachi et Kaye dans leur étude intitulée Performing Presence : Between the Live and the Simulated (2011), doivent être considérés comme faisant partie de réseaux de relations temporelles et dynamiques18. Par conséquent, le temps, l’espace et le 14. ���������� Gabriella Giannachi, Virtual Theatre : An Introduction, Londres, Routledge, 2004, pp. 17-18. 15. �������� Matthew Causey, « Screen Test of the Double : The Uncanny Performer in the Space of Technology », dans Theatre Journal, vol. 4, n° 51, 1999, pp. 383-384 : « The ontology of performance (liveness), which exists before and after mediatization, has been altered within the space of technology ». 16. ����������� Hans-Thies Lehmann, Postdramatisches Theater, Francfort, Verlag der Autoren, 2001, p. 423 : « Das Theater führt hier seine technischen Möglichkeiten, in einzelnen Elemente zerlegt, vor Augen. Die Theatermaschinerie ist sichtbar. Das technische Funktionieren der Aufführung wird offen ausgestellt : Kabel, Apparaturen, Geräte werden nicht schamhaft versteckt oder ‘weggeleuchtet,’ sondern wie Requisiten, fast wie Akteure ins Spiel integriert ». 17. ���������������������������������������������������������������������������������������� Comme l’affirma Elisabeth Diller, citée par Beth Weinstein, « We like to think of architecture as an event that can be choreographed [and that] choreography is the design of time, bodies in time. This interrelated set of definitions [in turn] challenges the limits of each discipline » (Beth Weinstein, « Flamand and his Architectural Entourage », dans Journal of Architectural Education, vol. 4, n° 61, 2008, p. 26). 18. ���������� Gabriella Giannachi & Nick Kaye, Performing Presence..., op. cit., p. 3. 176 Christophe Collard social ne pourront également plus être considérés et conçus comme des entités séparées, mais devraient plutôt se muer en hybrides spatio-temporels présumant la pluralité et l’altérité19. Un certain consensus existe parmi les théoriciens du théâtre, selon lequel le phénomène contemporain du spectacle dit « postdramatique » émerge dans les années 1970, notamment avec le Publikumsbeschimpfung (1966) de Peter Handke, qui fait figure de grand tournant, même s’il s’agissait encore d’une pièce textuelle au sens stricte du terme. Elle provoqua une réflexion fondamentale sur le théâtre et ses spectateurs de par son mélange inouï de performances prescrites et de subversions socioculturelles délibérées. Plusieurs décennies auparavant Bertolt Brecht avait déjà pris d’assaut la tradition mimétique sur les scènes d’Europe et de l’Amérique du Nord avec ses « Verfremdungseffekte » qui rejetaient toute forme d’essentialisme naïf. Dans les années quatre-vingt, l’éminent spécialiste du théâtre expérimental Richard Schechner, en se penchant sur la scène new yorkaise des années soixante, fut le premier à dégager le concept de théâtre « postdramatique » lorsqu’il décrivait en particulier le phénomène des “happenings”, mais plus tard l’utilisa aussi en parlant des pièces (absurdes) de Beckett, Genet et Ionesco. Selon lui, toutes ces œuvres se distinguent non plus de par un récit préétabli, mais plutôt par le jeu qui en devient la matrice générative. Lehmann qualifiera plus tard de « post-Brechtiennes » ce type de conceptions théâtrales, considérant que les questions qu’elle pose et que le type de participation cognitive qu’elle impose aux spectateurs sont toujours étroitement liéés à Brecht, bien qu’elle refuse catégoriquement ses positions. Plus spécifiquement, la théorie Brechtienne (peut-être paradoxalement) reste avant tout axée sur la “fable” ce qui n’est déjà absolument plus le cas chez les auteurs dits “absurdes”, chez qui texte et théâtre se séparent progressivement afin de laisser plus de place à une interprétation plus libre du jeu entre les différentes composantes sémiotiques du spectactle. Pareil constat est particulièrement pertinent pour rendre compte d’un spectacle tel que Jet Lag. Les acteurs dits « réels » traversent en effet, de façon à première vue fluide, les seuils entre les espaces physiques et électroniques alors même que leur « présence » s’opère à travers des relations disjointes entre les espaces et les processus – et ce malgré qu’ils continuent à alimenter les récits dont ils contribuent à la réalisation. Dès lors, une telle impression paradoxale de « cohérence-par-complexité », selon la formule de Paul Virilio, lorsqu’elle est produite dans une pièce de théâtre pluri-médiale, « aide à développer une présence permanente sous forme d’intensité intemporelle et illimitée »20. Les implications conceptuelles de cette « présence permanente » n’en sont alors que plus importantes. Après tout, puisque ce dispositif complexe exige une réponse constructive à une situation chaotique et sémiologiquement insaisissable, on se trouve à l’opposé de la conception postmoderne caractérisant l’expérience contemporaine, imprégnée de technologies et ainsi entièrement relativiste, du temps comme « non-temps » ou encore « a-temporalité »21. Les créateurs de Jet Lag, cependant, firent un pas supplémentaire en confrontant leurs spectateurs au principe de « présence perma19. Ibid. p. 5. 20. ����� Paul Virilio, The Lost Dimension, trad. Daniel Moshenberg, New York, Semiotext(e), 1991. 21. ������ Steve Dixon, « Theatre, Technology, and Time », dans International Journal of Performing Arts and Digital Media, vol. 1, n° 1, 2005, p. 18. 177 Jet Lag ou médiation in motion ? nente » de façon viscérale : bande son hypnotisante, panorama vidéo quasi infini de l’espace dépersonnalisé des aéroports, annonces par haut-parleurs monotones, et alternance constante de décollages et d’atterrissages – le tout contribuant à une sensation virtuelle mais néanmoins nauséabonde de vivre dans une temporalité perpétuellement différée. Il en va de même en ce qui concerne l’autre protagoniste de la pièce qui, lui, nous égare sans relâche en continuant à réaliser des comptes rendus mensongers sur sa webcam pendant que les spectateurs perçoivent la machinerie derrière l’illusion tournant à plein régime, et en temps réel, sur des écrans vidéos géants, et que le voilier de Dearborn continue à braver des vagues programmables en direction d’horizons à chaque instant moins plausibles. Le tout provoque des sensations de nausée réelles, viscérales, sur des bases entièrement numériques22. Comme le note à juste titre Steve Dixon, la négation postmoderne de la possibilité intrinsèque de nouveauté bloque toute possibilité d’envisager un futur quelconque23. Les scénographies sophistiquées de The Builders Association, en revanche, véhiculent une perspective bien plus constructive. Et, contrairement aux idées que l’on pourrait se faire au sujet de ce type de spectacles, constitutivement informés par les technologies et l’intermédialité, cette dimension constructive procède de l’usage fait par ce collectif de technologies numériques. Dans la mesure où le partenariat entre The Builders Association et Diller + Scofidio a donné lieu à un tissage intégratif de signifiants et de systèmes de signification générant une impression de cohérence narrative qui en passe par une complexité technologique et médiatique, elle réussit effectivement à donner forme au principe de « présence », conçu, selon la définition qu’en donne Rosemary Klich, comme le résultat d’une réponse humaine envers la formation de modèles préétablis24. Marie-Laure Ryan, à son tour, a raison d’indiquer qu’à un niveau processuel, l’encodage numérique – peut-être paradoxalement, compte tenu de sa capacité à faire converger tous les médias existants vers ce que Charlie Gere appela des « paysages médiatiques digitaux homogènes » ; « seamless digital mediascapes », littéralement, « paysages médiatiques digitaux sans coutures »25 – réintroduit les différences entre les médias en tablant sur une manifestation sensorielle des données26. Après tout, une création numérique, quelle que soit sa qualité sémiotique, préserve les composantes sémiotiques majeures du média antérieur qu’elle reprogramme (par exemple la version web d’un quotidien, le DVD d’une série télé 22. ��������������������������������������������������������������������������������������� Bonnie Marranca cite Marianne Weems, directrice artistique de la Builders Association, qui décrit Jet Lag comme une production « about a woman who flew back and forth across the Atlantic 167 consecutively until she died of jet lag – I hope the telling of the story gives the audience the visceral experience of jet lag. There’s a mesmerizing soundtrack, an endless panorama of video showing the antiseptic space of the airport, and the impossibility of actually living there. The ‘story’ is take-off and landing, take-off and landing, until she is worn away. So there’s a kind of ambient story – the skeleton is there – but it’s the experience created by the performers and the media that has impact and that is recognizably contemporary » (Bonnie Marranca, « Mediaturgy : A Conversation with Marianne Weems », dans Performance Histories, s. dir. Bonnie Marranca, New York, PAJ Publications, 2008, p. 194). 23. ������ Steve Dixon, « Theatre, Technology, and Time », dans International Journal of Performing Arts and Digital Media, vol. 1, n° 1, 2005, p. 16 : « Postmodernism’s denial of the possibility of anything new consequently denies the possibility of a future ». 24. ��������� Rosemary Klich, « The Builders Association, Super Vision », dans Mapping Intermediality in Performance, s. dir. Sarah Bay-Cheng, Andy Lavender & Robin Nelson, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2010, p. 155. 25. �������� Charlie Gere, Digital Culture, Londres, Reaktion, 2002, p. 10. 26. ������������ Marie-Laure Ryan, Avatars of Story, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006, p. 29. 178 Christophe Collard visionné sur PC-portable, ou encore la recréation numérique d’un avion ou d’un voilier), et ceci malgré leur nouvel encodage. Qui plus est, comme avec chaque média analogique la signification numérique reste avant tout une question de cadrage. En présentant le numérique dans le « live », son potentiel réflexif ne peut être transmis sinon à travers un processus de reconnaissance. Dans Jet Lag, ce genre de « passerelle mimétique »27 entre sentiments de familiarité et impressions de nouveauté est réalisée à partir d’enregistrements authentiques d’un voilier longeant la côte de Long Island, ainsi que de l’aéroport international de Bruxelles28. Sur la base de ces éléments, une feuille de route a été établie afin de permettre le montage en temps réel de ces enregistrements en conjonction avec les images captées en direct sur la scène et la bande son préétablie. Dans la mesure où la production a été en tournée à travers le monde pendant près de deux ans, les créateurs ont continué à ajouter au spectacle de nouveaux éléments sur la base de leur propres expériences sensorielles vécues en voyageant continuellement : les annonces dans les aéroports, les sons ambiants, les divers moyens de transport, la façon dont les corps s’adaptent aux zones d’attente et aux vols long-courrier, les petits détails d’architecture, l’entretien des lieux, ou encore la cuisine locale – tous éléments sensés distinguer les différents lieux de passage29. Pendant que les spectateurs se voient nourris de tels effets d’authenticité par petites doses, l’animation numérique prend graduellement le relais et les animations en 3D nous conduisent à oublier de façon fluide et pratiquement imperceptible ladite « passerelle mimétique » – même si chez The Builders Association il reste toujours un résidu de tension palpable avec les corps « réels » toujours présents sur scène. Selon les termes de la troupe, The Builders Association se préoccupe principalement de « mettre en scène la simultanéité »30, ce qui rend encore plus significatif le fait que, dans les cercles spécialisés, cette pratique consistant à composer des univers multi-media à partir d’encodages numériques porte le nom d’art génératif. Selon l’artiste génératif Matt Pearson31, lorsqu’on crée une œuvre d’art numérique, on est avant tout « commissaire » d’un « processus » de production. La 27. ���������������������������������������������������������������� Cette notion est empruntée à Diderot. Voir à ce sujet Robert L. Montgomery, Terms of Response : Language and the Audience in Seventeenth- and Eighteenth-Century Theory, University Park, Penn State Press, 2010, p. 203. 28. �������� Caridad Svich, « Weaving the ‘Live’ and Mediated : Marianne Weems in Conversation with Caridad Svich », dans Trans-Global Readings : Crossing Theatrical Boundaries, s. dir. Caridad Svich, Manchester, Manchester University Press, 2003, p. 53. 29. Ibid. p. 54. 30. �������������������������������������������������������������������������������������� Conversation entre Marianne Weems et Richard Schechner dans son article ‘Building the Builders Association,’ dans lequel on retrouve l’échange suivant (Richard Schechner, « Building the Builders Association: A Conversation with Marianne Weems, James Gibbs, and Moe Angelos », dans The Drama Review, vol. 3, n° 56, 2012, p. 53) : SCHECHNER : All staged? It was very convincing. / WEEMS : And that’s a lot of what we do. We stage simultaneity. / SCHECHNER : You simulate – / WEEMS :Yes, simulate simultaneity. 31. ����� Matt Pearson, Generative Art : A Practical Guide Using Processing, Shelter Island, Manning, 2011, p. 4 : « With more traditional art forms – sculpture, painting, or film, for example, an artist uses tools to fashion materials into a finished work. This is clearly doing it the hard way. With generative art, the autonomous system does all the heavu lifting; the artist only provides the instructions to the system and the initial conditions ». Plus loin Pearson précise que « The artist creates ground rules and formulae, usually including random or semi-random elements, and then kicks off an autonomous process to create the artwork. The system can’t be entirely under the control of the artist, or the only generative element is the artist herself. The second hard-and-fast rule therefore is there must be a degree of unpredicatbility. It must be possible for the artist to be just as suprised as anyone else » (p. 6). 179 Jet Lag ou médiation en mouvement ? principale difficulté que cela implique ne concerne plus le travail ardu de l’artisan, mais plutôt la conception d’un nombre de principes esthétiques qui influenceront à la fois l’œuvre complète, ainsi que celle des algorithmes qui lui donneront forme. Depuis l’avènement de l’encodage numérique, cette nouvelle pratique artistique et médiatique qu’est l’art génératif a conduit à un développement exponentiel de nouvelles possibilités, et ceci de telle façon que son potentiel génératif est désormais considéré comme acquis32. Le seul préalable pour profiter de ce potentiel résiderait dans une compréhension fondamentale de sa « grammaire »33 en conjonction avec les systèmes signifiants de l’ancien média à simuler et qui se voit ainsi assimilé – ce qui n’est pas tellement différent, en fait, de la démarche de Diller + Scofidio lorsqu’ils remettent en question la dialectique entre l’architecture et la présence, ni de celle de The Builders Association positionnant acteurs ainsi que spectateurs comme « lieu et agent de présence »34. Les « écologies spatiales », pour recourir à la terminologie de Rachel Hann35, créées pour Jet Lag sont choréographiées de façon rigide tout en restant affectivement insaisissables. C’est donc précisément pour cela que le processus unifiant ici à l’œuvre rend au principe de scénographie sa pertinence heuristique, et ce en particulier à l’ère numérique. 3. Dialectique numérique Comme Steve Dixon le souligne de façon particulièrement convaincante dans son livre Digital Performance, « la conjonction entre la mise-en-scène (théâtrale) et les nouveaux médias a rendu possible toute une série de modes stylistiques et esthétiques radicalement neufs, ainsi que d’expériences performatives, genres, et ontologies uniques et sans précédent »36. Dès lors, même si Marie-Laure Ryan a raison d’affirmer que l’encodage numérique réinstaure les différences sémiotiques malgré l’uniformité qu’il présuppose, le fait de s’engager dans cette dialectique en temps réel rappelle à tous les participants concernés l’importance de la simultanéité. Car, comme l’exemple de Jet Lag le montre, voyager à travers un « présent permanent » infesté par une surabondance de technologies ne conduit pas fatalement à des conclusions fatalistes. Et pendant que de nouvelles inventions continuent à changer nos vies à la vitesse de l’éclair, l’esprit humain demeure intrinsèquement équipé pour donner sens au monde qui l’environne – à une condition, néanmoins : que l’interface technologique soit saisie de façon processuelle, c’est-à-dire en tant qu’épiphénomène, plutôt que comme une force figée et appréhendable. En effet, dans la mesure où elles incitent tous les participants concernés à remettre en question les dynamiques mêmes grâce auxquelles ils entrent en relation avec une œuvre d’art37, des scénographies intégratives telles que celle qui constitue le Jet Lag de la Builders Association peuvent être considérées comme fondamentalement génératives. Car le fait même qu’elles nous forcent à 32. Ibid., p. 11. 33. Ibid., p. 12. 34. ���������� Gabriella Giannachi avec Nick Kaye, Performing Presence: Between the Live and the Simulated, Manchester, Manchester University Press, 2011, p. 236. 35. ������� Rachel Hann, « Blurred Architecture : Durations and Performance in the Work of Diller Scofidio + Renfro », dans Performance Research, vol. 5, n° 17, 2012, p. 14. 36. ������������� Steve Dixon, Digital Performance : A History of New Media in Theatre, Dance, Performance Art, and Installation, Londres, Routledge, 2007, p. 5. 37. ��������������� Voir Gabriella Giannachi, Virtual Theatre : An Introduction, Londres, Routledge, 2004, p. 20. 180 Christophe Collard mettre de l’ordre dans le chaos organisé dans lequel nous vivons et que, malgré tout, nous réussissions à opérer cette recomposition et à nous y retrouver, nous contraint également à reconnaître la présence simultanée d’un produit fini et du processus génératif à sa base. En effet, en jouant de distinctions établies et de cadres de référence qui relèvent d’ordre distincts, l’autoréflexivité ainsi véhiculée peut avoir un effet émancipateur qui contribue à ce que le théoricien de la convergence Henry Jenkins a appelé notre « intelligence collective »38. Christophe Collard Vrije Universiteit Brussel [email protected] 38. ��������������� Henry Jenkins, Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, New York, NYU Press, 2008, p. 4. © Interférences littéraires/Literaire interferenties 2015