Augmentation de la créatinine
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F OCU S 152 Par Géraldine d’Ythurbide, Alexandre Hertig* Augmentation de la créatinine Savoir interpréter une créatininémie pour apprécier la fonction rénale est essentiel. L’ augmentation de la créatininémie témoigne d’une diminution du débit de filtration glomérulaire (DFG), et donc par définition d’une insuffisance rénale. Celle-ci est l’incapacité du rein à éliminer les produits de dégradation du métabolisme azoté et menace l’équilibre acido-basique, hydro-électrolytique et hormonal. ■ Comment évaluer la fonction rénale ? La créatinine est un produit de dégradation de la créatine, localisée à 98 % dans le muscle. Elle est de très petite taille et donc librement filtrée par les glomérules, et elle est peu sécrétée ou réabsorbée par les tubules rénaux. La concentration de créatinine plasmatique est relativement stable au cours du temps chez un individu donné, et reflète un équilibre (production/élimination), caractéristique de l’homéostasie du milieu intérieur. C’est pourquoi toute élévation de la créatininémie par rapport à un chiffre antérieur doit être considérée comme une diminution du DFG, et par conséquent comme une altération de la fonction rénale. Mais une mesure isolée ne permet pas de savoir si le patient est à l’état d’équilibre, et peut mener à mésestimer la fonction rénale. Enfin, les normes de laboratoire, généralement comprises entre 60 et 120 μmol/L, peuvent conduire à méconnaître une insuffisance rénale ou au contraire à la diagnostiquer à tort.1 Le niveau d’élévation ne dépend en effet pas uniquement de la filtration glomérulaire, mais également du taux de production (catabolisme), du volume de distribution, et enfin de la sécrétion tubulaire de la créatinine. La créatininémie est donc influencée par des facteurs extrarénaux comme l’âge, le poids, le sexe, l’ethnie, la masse et le métabolisme musculaire, certains médicaments… C’est donc un marqueur très imparfait de la fonction rénale. Pour cette raison, l’estimation du DFG, à partir de la créatininémie et à l’aide * Urgences néphrologiques et transplantation rénale, hôpital Tenon, AP-HP, 75020 Paris. [email protected] de formules mathématiques simplifiées, est recommandée. Les principales formules utilisées (voir cicontre) sont celles de Cockcroft et Gault2 ou MDRD (Modification of the Diet in Renal Disease).3 L’équation MDRD donne, en général, une estimation plus précise du débit de filtration glomérulaire. Ces formules ne sont valides que lorsque la créatinine est à son état d’équilibre. Cela n’a aucun sens de les utiliser dans un contexte d’insuffisance rénale aiguë (IRA). Par exemple, pour une créatininémie mesurée à l’équilibre à 90 μmol/L (donc « normale » pour la plupart des laboratoires), une femme âgée de 70 ans a en fait une insuffisance rénale (DFG calculé à 57 mL/min selon MDRD), alors qu’un homme de 20 ans, non (DFG à 99 mL/min). Schématiquement, l’estimation du DFG peut être mise en défaut chez l’enfant, le sujet âgé (sous-estimation), le patient obèse (surestimation), en cas d’œdèmes (surestimation) et surtout chez l’insuffisant rénal chronique (surestimation). Dans le doute, le DFG doit être non pas calculé mais réellement mesuré, de façon fiable, dans un service d’explorations fonctionnelles rénales, par la clairance de l’inuline, ou du chrome EDTA. À ce jour, il n’existe pas de meilleur marqueur de la fonction rénale que la créatini- némie. L’urée en est un médiocre, puisque son élévation peut exister sans insuffisance rénale, dans des cas d’hémorragie digestive, d’hypercatabolisme ou encore de prise de certains médicaments anti-anaboliques comme les stéroïdes et les tétracyclines. Les biomarqueurs proposés dans l’IRA sont encore en cours d’évaluation, et aucun n’a montré de façon univoque son intérêt clinique. ■ Signes de gravité nécessitant un avis urgent La créatinine n’est pas toxique, mais son élévation reflète une accumulation de toxines urémiques potentiellement dangereuse. Les signes de gravité peuvent en quelques heures compromettre le pronostic vital : – œdème aigu pulmonaire ; – anurie ; – symptômes urémiques sévères, tels qu’un frottement péricardique sur une péricardite urémique, et des troubles de la conscience, témoins d’une encéphalopathie urémique ; – bradycardie sévère, signe d’une hyperkaliémie symptomatique. Biologiquement, une hyperkaliémie > 6 mmol/L, et une acidose sévère avec une réserve alcaline < 10 mmol/L, sont indiscutablement des critères de gravité et nécessitent une prise en charge spécialisée urgente. ■ Que faire en première intention ? La découverte d’une élévation de la créatinine sur un bilan biologique systématique est relativement fréquente. Dans un premier temps, il faut déterminer si cette élévation est aiguë ou chronique, et pour cela récupérer les chiffres de créatinine antérieurs. Lorsque la créatinine de base est connue, une élévation de 25 % est considérée comme pathologique. En l’absence de ce repère, une créatininémie > 120 μmol/L a de fortes chances de correspondre à une altération du DFG. En l’absence de symptômes ou d’un contexte « aigu », on peut estimer le DFG par les formules MDRD ou Cockcroft. Une insuffisance rénale chronique (IRC) est définie par un DFG < 60 mL/min. Mais dans le doute, mieux vaut considérer que l’insuffisance rénale est, a priori, aiguë. Sont en faveur d’une IRC (altération du DFG datant de plus de 3 mois, tableau) : des reins de taille diminuée, une dédifférenciation corticomédullaire à l’échographie, une hypocalcémie et une anémie normochrome normocytaire. Une IRA peut être de mécanisme fonctionnel, organique ou encore obstructif. On interroge sur les antécédents ayant potentiellement des répercussions sur la fonction rénale : néphropathie familiale, uropathie, HTA, maladie athéromateuse, cardiopathie, diabète, lithiase, infection urinaire haute, dysglobulinémie monoclonale, maladie systémique, transplantation rénale, LA REVUE DU PRATICIEN MÉDECINE GÉNÉRALE l TOME 26 l N° 876 l FÉVRIER 2012 TOUS DROITS RESERVES - LA REVUE DU PRATICIEN MEDECINE GENERALE FOCUS LES FORMULES D’ES TIMATION DU DFG ➜ Formule de Cockcroft : Clairance créatinine (mL/min) = (140 – âge [années]) × poids (kg) × A]/créatininémie (μmol/L) (A = 1,23 chez l’homme et 1,04 chez la femme). ➜ Formule MDRD simplifiée : Clairance créatinine (mL/min) = 186,3 × (créatinine plasmatique en mg par litre/10)–1,154 × âge–0,203. (à multiplier par 0,742 si sexe féminin, et par 1,21 si origine afro-américaine). ➜ Des calculateurs sont disponibles sur le site de la Société de néphrologie : http://www.soc.nephrologie.org/eservice/calcul/eDFG.htm prescription chronique d’AINS, de lithium… On fait préciser l’histoire récente de la maladie : prise de médicaments néphrotoxiques ou influençant l’hémodynamique rénale (antagonistes du système rénine angiotensine aldostérone, anti-inflammatoires, diurétiques, produits de contraste iodés, chimiothérapie…), facteurs de déshydratation (vomissements, diarrhées, apports hydriques faibles…). À l’examen clinique, on recherche des signes de surcharge hydrosodée, de déshydratation, un globe vésical, une sensibilité des fosses lombaires, des signes extrarénaux (rash cutané, arthralgie, purpura…). On prescrit une bandelette urinaire à la recherche d’une protéinurie ou d’une hématurie ; une échographie rénale pour estimer la taille des reins et éliminer une dilatation des cavités pyélocalicielles en faveur d’un obstacle sur les voies urinaires ; un nouveau bilan biologique sanguin avec un contrôle de la créatinine, l’urée, un ionogramme sanguin avec réserve alcaline, un bilan phosphocalcique, un hémogramme et un ionogramme sur échantillon d’urines (rapport Na/K urinaire < 1 en faveur d’une IRA fonctionnelle, en l’absence de prise de diurétiques). Il faut aussi arrêter les médicaments néphrotoxiques, et adapter les traitements usuels du patient à son DFG. ■ Quand adresser au néphrologue ? L’insuffisance rénale est une maladie silencieuse jusqu’à un stade avancé. Son risque principal est l’évolution vers l’insuffisance rénale chronique terminale, nécessitant un recours à des techniques d’épuration extrarénales. Il est donc nécessaire de la prendre en charge précocement pour en traiter la cause, et mettre en place des mesures de prévention pour ralentir son évolution. Une étude chez des diabétiques ayant une insuffisance rénale chronique (débit de filtration glomérulaire entre 15 et 59 mL/min/1,73 m2) montre que leur survie augmente après deux visites annuelles chez le néphrologue.4 En dehors des urgences vues précédemment, il convient d’adresser rapidement le TABLEAU DIFFÉRENCES ENTRE IRA ET IRC Critères en faveur d’une IRC Critères en faveur d’une IRA Anamnèse Antécédents de maladie rénale Chiffres antérieurs de créatinine élevés Pas d’antécédents de maladie rénale Chiffres antérieurs normaux Échographie Reins de taille diminuée (< 10 cm ou Reins de taille normale à 3 vertèbres sur l’ASP) Perte de la différenciation cortico-médullaire Exceptions : diabète, amylose, hydronéphrose bilatérale, polykystose rénale Biologie Hypocalcémie (défaut de production rénale de 1-alpha-hydroxylase) Exceptions : IRA avec hypocalcémie : rhabdomyolyse, syndrome de lyse tumorale Exceptions : myélome, sarcoïdose IRA avec anémie : syndrome hémolytique et urémique, choc hémorragique Anémie normocytaire arégénérative (défaut de production rénale d’érythropoïétine) patient à un néphrologue en cas d’insuffisance rénale : – rapidement progressive ; – associée à une protéinurie et/ou hématurie ; – accompagnée de signes de maladie systémique ; – avec un DFG < 30 mL/min ; – chez un patient transplanté rénal. Une consultation néphrologique est à prévoir en cas de DFG < 60 mL/min pour le diagnostic étiologique ; le suivi ultérieur se faisant en collaboration avec le médecin généraliste. Pour un DFG entre 30 et 60 mL/ min, le suivi néphrologique est d’autant plus important que le patient est jeune. Il se fera (en mois) en divisant le DFG estimé par 10, selon les recommandations de la HAS (p. ex : tous les 5 mois chez un patient ayant 50 mL/ min)5 et sera à moduler selon la stabilité ou non de la fonction rénale, et l’état clinique du patient. Si le DFG est compris entre 60 et 90 mL/ min, vérifier la créatinine à distance, s’assu- rer d’un bon contrôle de la pression artérielle (objectif < 130/80 mmHg, moins strict chez le sujet âgé), et rechercher une protéinurie et/ou une hématurie. Il n’est pas nécessaire d’adresser au néphrologue les IRC de stade 1 (DFG > 90 mL/min) et 2 (DFG entre 90 et 60 mL/min) stables chez les patients âgés de plus de 75 ans ou sur rein unique, et ceux en fin de vie sans projet de dialyse. Avant d’adresser, le bilan peut être complété par une protéinurie, une créatininurie (mesure du rapport protéinurie/créatininurie sur un échantillon d’urines), une albuminurie, une électrophorèse des protéines plasmatiques, une échographie rénale avec doppler des artères rénales. La décision d’un traitement de suppléance (hémodialyse, dialyse péritonéale et/ou transplantation rénale) est prise par le néphrologue (le patient étant informé et préparé) quand apparaîtront les premières manifestations cliniques d’IRCT, soit généralement pour des clairances de la créatinine < 10 mL/min. RÉFÉRENCES 1. Canaud B. Élévation de la créatininémie. Orientation diagnostique. Rev Prat 2008;58:1837-46. 2. Cockcroft DW, Gault MH. Prediction of creatinine clearance from serum creatinine. Nephron 1976;16: 31-41. 3. Levey AS, Bosch JP, Lewis JB, Greene T, Rogers N, Roth D. A more accurate method to estimate glomerular filtration rate from serum creatinine: a new prediction equation. Modification of Diet in Renal Disease Study Group. Ann Intern Med 1999;130: 461-70. 4. Balasubramanian G, Al-Aly Z, Moiz A, et al. Early nephrologist involvement in hospital-acquired acute kidney injury: a pilot study. Am J kidney Dis 2011;57: 228-34. 5. HAS. Moyens thérapeutiques pour ralentir la progression de l’insuffisance rénale chronique chez l’adulte. Recommandations. Septembre 2004. Les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêts. LA REVUE DU PRATICIEN MÉDECINE GÉNÉRALE l TOME 26 l N° 876 l FÉVRIER 2012 TOUS DROITS RESERVES - LA REVUE DU PRATICIEN MEDECINE GENERALE 153
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