Un conte à maigrir debout - Eki-Lib

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Un conte à maigrir debout - Eki-Lib
Un conte à maigrir debout
Dans ce pays-là, les femmes avaient toutes, ou presque toutes, le souci
d’un corps mince, ou du moins croyaient-elles en avoir le souci. Très tôt
dans leur vie, on leur avait laissé croire qu’il leur fallait un corps élancé,
sans excédent de formes et de poids.
Dans ce pays-là, les hommes étaient plus sensibles aux corps des
femmes qu’à leur regard, plus touchés par leur forme que par leur écoute
et bien plus attirés par leur présentation que par leur amour.
Cela bien sûr n’existait sur cette planète que dans ce lointain pays-là.
Dans ce pays-là, donc, comme vous le sentez bien, régnait le terrorisme
des kilos. Une guerre à mort sévissait avec violence chez la plupart des
femmes, non pas entre elles, mais à l’intérieur de chacune d’elles.
Guerre sans merci, pour avoir du plus là et là et
encore un peu ici. Guerre sans pitié pour avoir du
moins, là surtout et encore un peu moins ici.
Parfois, il arrivait à certaines d’être dépassées par
leur propre volume, de se sentir envahies,
dépossédées même, par des kilos en trop, mal
répartis. D’autre encore éprouvaient une véritable
haine pour ces kilos trop voyants, du mépris et du rejet pour ces plis,
cette graisse insolente. Il y avait en elles une violence terrible contre la
lourdeur ou la mollesse de leurs fesses, de leur ventre, de leur poitrine.
Le territoire favori de toute cette haine, de toute cette violence, dans ce
pays-là, était les salles de bains, les chambres à coucher, les lieux
d’intimité, et bien sûr la table en était le champ de combat privilégié !
Un jour de printemps, dans ce pays-là, une femme décida d’écouter son
corps.
-Je ne veux plus passer ma vie à maigrir debout. Je ne veux plus
consommer le meilleur de mes énergies pour la peur de manger trop ou
pas assez. Je ne veux plus passer des heures vitales à me sentir coupable
d’avoir pas assez ou trop, à me sentir redevable de tout. Je ne veux plus
passer l’essentiel de mes jours à me demander « pourquoi » je matraque
mon corps par tous ces excès de nourriture, de mal-être, dans un sens ou
dans l’autre…
Un autre jour, elle entendit un poète énoncer une
phrase simple qui l’éveilla : -J’ai mis longtemps à
découvrir que je pouvais soit nourrir ma vie, soit
continuer à la consommer. Je préfère pour ma par
la nourrir, ajoutait le poète, en arrêtant de la
consommer.
Cette phrase la poursuivit plusieurs jours encore, avant qu’elle ne se
l’attribue et en prolonge le sens. Mais oui, je passe tellement de temps
et d’énergie à nourrir mon corps et je ne sais même pas comment nourrir
ma vie !
Elle avait enfin compris qu’il n’était plus nécessaire de nourrir son corps
pour survivre, pour faire le poids. Qu’il n’était plus souhaitable de faire
outrage à son corps, qu’il n’était pas indispensable d’avoir à son égard
honte, colère et tristesse.
Qu’elle pouvait croquer sa vie ;à pleines dents, sans
que son corps se sente obligé de faire contrepoids.
Qu’elle pouvait consommer
du bonheur, le bonheur d’être entière et vivante.
Le soir même, elle invita sa propre Vie à sa table.
-Ma Vie je t’invite, ce soir tu es mon invitée d’honneur
Elle mit sa plus belle nappe, deux assiettes, deux
couverts, deux verres, deux bougies et prépara un
excellent repas. Elle servit l’assiette de sa Vie en
premier, délicatement, en choisissant les morceaux,
en soignant la présentation, puis elle jeta à son
habitude la nourriture dans son assiette à elle,
l’assiette de son corps… Elle prit sa fourchette,
piqua, ouvrit la bouche… allait enfourner le tout…
quand elle se ressaisit et mangea en entier, avec
plaisir, l’assiette… de sa Vie. A partir de cette
expérience, tout se transforma dans son existence.
Elle sut qu’elle pouvait nourrir sa Vie de mille stimulations, de millions
d’inventions, et cela avec créativité et tendresse. Avec une infinitude de
petites attentions, de geste et de regards respectueux pour le
compagnon le plus fidèle de son existence, son propre corps. Elle
découvrit qu’elle savait nourrir ce corps de vie, plutôt que d’angoisses et
de chagrins.
Elle inventa même une expression bien à elle :
- Se faire chaque jour plaisir et tendresse à sa Vie.
Elle confia à ses amis :
- Je ne pouvais plus continuer à passer ma vie à grossir debout.
Aujourd’hui je vis ma vie sans la consommer, je vis mon existence en lui
donnant…vie.
Extrait de Contes à
Jacques Salomé
Guérir
Contes
à
Grandir
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