tintin en amérique - Les Cahiers de l`idiotie

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L’ISLAM ET L’OCCIDENT :
LE MYTHE DE L’AUTRE
j
Georges Leroux
Car l’Europe qui regarde le monde n’est regardée par personne d’autre qu’elle-même. C’est
en toute sécurité qu’elle balaie les continents de
ses lumières. Consciente de la supériorité que
celles-ci lui donnent, elle a foi dans sa science.
Le doute que cette Europe peut à l’occasion exprimer sur soi s’inscrit à l’intérieur de cette démarche raisonnée qui fonde à ses yeux sa prééminence intellectuelle, la seule qui soit pour
elle indiscutable, sur les autres civilisations. Ce
doute n’est qu’un effort de plus vers sa maîtrise
d’elle-même. Et c’est à quoi sert l’autre dans la
meilleure des hypothèses : s’obliger à mieux se
regarder soi-même. Là réside sans doute la
« luminosité » de ce siècle, avec tout ce que ce
mot contient de vrai et d’illusoire : l’autre n’est
pas (comme il l’a été et comme il le sera de
nouveau plus tard) une simple cible, une
échappatoire ou un exutoire. Il est, oui, divertissement, exotisme, amusement. Mais non
pas fuite de soi-même. Au-delà de l’exotisme,
l’Orient est un détour prismatique pour revenir
à soi. Instrument optique aux mains de ceux
qui le manipulent : lentille, miroir, pour se voir
à distance, sous d’autres angles (ou tout
simplement pour contourner la censure). Donc
nécessairement, objet : jamais l’Orient luimême ne questionne l’Occident ; jamais il ne le
remet en question, puisqu’il ne fait que réfléchir
ou filtrer les questions que l’Europe se pose à
elle-même. (Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire)
Je voudrais commencer par un souvenir de
jeunesse, j’étais dans la vingtaine, j’étudiais en
France1 . Cette époque n’était pas celle
d’aujourd’hui, elle était habitée de l’intérieur par
un espoir gigantesque, qui avait pour nous une
allure très paradoxale : cet espoir, hérité du
programme des Lumières et de l’après-guerre
dont on sentait encore le parfum de liberté,
était l’inspiration de tout ce qui pensait en ces
temps-là, mais il portait, comme son envers
angoissant, la figure la plus brutale de
l’oppression et de la censure. Je veux parler du
marxisme : la pensée qui avait apporté les
perspectives de libération les plus crédibles
pour les pays du Tiers Monde, en particulier
des anciennes colonies européennes comme
l’Algérie, et qui suscitait tant d’énergie dans les
milieux montréalais de la revue Parti Pris, était
aussi une figure de domination. Nos lectures
étaient ouvertes, mais il n’était pas si simple de
réconcilier ce qui nous arrivait de l’Est et du
Moyen-Orient. Je fréquentais à Paris des étudiants marocains, tunisiens et algériens. Il était
impossible de ne pas les rencontrer, ils étaient
très actifs dans l’université française et tous
attendaient de la décolonisation une libération
authentique. La première fois que je visitai la
Mosquée de Paris, j’étais en compagnie d’un
jeune Irakien du nom de Nessim. Il étudiait les
Le présent texte reprend une conférence donnée au
Collège Édouard-Montpetit et au Collège Rosemont.
Je le dédie à la mémoire de Thierry Hentsch.
1
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sciences politiques, lisait Maxime Rodinson et
Jacques Berque. Sa famille avait lutté pour
l’indépendance contre le colonisateur britannique, il me semblait que j’avais quelque chose à
apprendre de lui. Nous étions au tournant des
années soixante-dix, Paris vibrait encore de la
frénésie de Mai 68.
J’étais étudiant de philosophie grecque, je lisais
les néoplatoniciens, des penseurs dispersés
dans l’Empire romain entre le IIIe et le VIe siècle
de notre ère. Je savais qu’en 529, l’Empereur
Justinien, un chrétien, avait pris la décision de
fermer les écoles païennes : l’enseignement de
la pensée grecque allait être interdit. Je savais
aussi que les penseurs que je lisais avaient décidé de quitter la Grèce et Rome pour se réfugier hors de l’Empire. Mais pour aller où ? Vers
Harran, en Perse, en faisant le voyage anatolien, en traversant la frontière de la Turquie et
de la Syrie. Ils y furent accueillis, et quand ces
royaumes se convertirent un peu plus tard à
l’islam, leur enseignement fut repris à la cour
des Califes, de Damas à Bagdad. Je décidai
donc de faire ce voyage à mon tour. Je lisais
Henri Corbin et Louis Massignon, de grands
spécialistes du néoplatonisme arabe. En discutant avec ces amis arabes, je compris très
vite que les pays qui m’attiraient, à la fois proches parce qu’ils avaient accueilli la culture
grecque et différents à cause de l’islam,
n’acceptaient pour eux-mêmes aucune de ces
définitions : ils se voulaient plutôt révolutionnaires, marxistes, décolonisés, tout ce qu’on
270
voudra, mais pas musulmans. Et bien sûr,
leur héritage grec n’était qu’un lointain passé.
Quand je voyageai pour la première fois en
Turquie, puis ensuite en Syrie, en Égypte et en
Iran, je subis donc le choc de ce paradoxe :
partout devant mes yeux, je trouvais la culture
de l’islam, c’était la rue et la mosquée, le
shiisme et le sunnisme, mais tous ceux que je
rencontrais, les étudiants et leurs maîtres,
n’avaient qu’un but, prendre leurs distances de
cette religion archaïque, communautaire et liée
à une société en voie de dépassement révolutionnaire.
Aujourd’hui, si je retourne au Caire ou à Damas, à Istanbul ou à Alep, je suis mis en face
d’une nouvelle identité, forte, dense, affirmée :
l’islam politique immergé dans la ferveur religieuse. Partout, le marxisme a reflué. Les
temps ont changé, et pas seulement du côté de
ceux que nous observons avec condescendance. Car ce ne sont pas seulement les sociétés des anciennes colonies et des protectorats
qui ont modifié leur identité, mais nous aussi
dans notre rapport à elles : alors qu’elles
n’étaient dans ces années soixante-dix et
quatre-vingts que des sociétés de décolonisation, placées sous l’influence de l’Union soviétique, et que nous ne pouvions y voir que cet
autre monde en expansion, celui du postcolonial, elles sont devenues aujourd’hui pour
nous la figure nouvelle de ce qui nous
confronte. Partout, à la suite d’une répression
systématique, mais aussi en raison de ses
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propres échecs, le communisme a presque
disparu, et avec lui la figure de l’autre
menaçant : rappelons-nous, dans ces tempslà, il y avait « le monde libre », c’est-à-dire nous,
et les autres, le monde post-stalinien qui avait
envahi Prague. Aujourd’hui, nous avons
l’Occident, c’est-à-dire encore nous et nos
certitudes, et en face, un monde surgissant des
anciennes colonies, l’Islam. Pendant que
l’Occident travaille à absorber ce qui reste de
l’ancien monde, celui du rideau de fer, il
reconfigure une nouvelle altérité, l’Islam. À cette
nouvelle altérité, il confie le même rôle de
repoussoir, avec lui il prolonge la même
domination, maintient la même arrogance. En
même temps, le concept de l’Occident prend
une importance nouvelle. Personne ne parlait
de l’Occident dans ma jeunesse, et maintenant
nous ne parlons que de cela. Le christianisme
et les références grecques ne jouaient aucun
rôle dans la définition du « monde libre »,
aujourd’hui elles sont devenues constitutives
de cet Occident qui chaque jour creuse
davantage l’abîme qui le sépare de cet autre
créé à sa mesure.
Jamais je n’ai vu cette mutation aussi clairement qu’en 1979, lorsque l’Union soviétique
envahit l’Afghanistan. La fermeture des frontières me priva d’un voyage que j’attendais depuis
longtemps. Nous savons aujourd’hui comment
l’Afghanistan est devenue le révélateur de nos
résistances, le reflet paradoxal de toutes nos
ambivalences. Les mêmes Afghans qui ont
272
combattu l’envahisseur soviétique avec acharnement et qui pour cela ont fait appel aux
sources vives de l’islam des talibans, sont aussi
ceux qui ont vu sur leur sol l’islam politique
muter en islamisme en l’espace d’une génération. L’islam que nous avions soutenu
contre les Soviétiques est maintenant retourné
contre nous. Durant cette période, la question
même de la nature de l’Islam comme culture
ne pouvait prendre forme, et c’était pourtant
celle qui s’imposait. Toute l’histoire du regard
occidental sur l’Islam, sur cet Orient imaginaire
que Thierry Hentsch recense dans son essai,
est l’histoire d’un regard construit à partir de
soi. Ce « détour prismatique pour revenir à soi »
n’a jamais cessé, même dans la négociation
politique qui détermine l’après-11 septembre,
d’être un détour et une volonté de contrôle, il ne
se transforme jamais en cette rencontre qui serait pourtant la condition primordiale de la
paix.
Je n’ai pas cessé de rêver d’aller en Afghanistan, c’est pour moi le lieu rêvé de l’islam des
origines : un islam de la communauté, mais
aussi l’islam de la rencontre avec les Grecs
dans ces anciennes vallées où les armées
d’Alexandre vinrent d’abord à la rencontre du
bouddhisme. Qui se souvient des grands
Bouddhas indiens de la vallée de Bamyan ?
Ces immenses colosses sculptés dans la falaise
par des artistes grecs, appartenant probablement aux armées grecques, furent dynamités
par les talibans, dans un geste insensé de pu273
ritanisme culturel, proclamant que le Coran ne
tolérait pas les images. Est-ce cela l’islam ? Je
n’arrive pas à le croire. Car ces lieux de haute
culture furent aussi, comme à Damas et Bagdad, des lieux d’hospitalité et d’ouverture où
l’Islam accueillit la philosophie grecque, y
trouva à la fois un langage pour sa métaphysique et une spiritualité pour sa mystique propre. On nous met en garde aujourd’hui contre
une idéalisation de ce premier Islam des lumières, et même l’âge d’or de l’Andalousie est
considéré par plusieurs historiens comme un
mythe. Mais quand nous relisons l’essai de
Thierry Hentsch, nous voyons que la construction de ce mythe, étalée sur plusieurs siècles d’ambivalence et de domination, est étroitement liée à la structuration de notre propre
mythologie islamique et orientale, comme
culture de l’irrationnel et de la barbarie, de la
passion et de la résistance à la démocratie.
Entre le jugement de Hegel et le nôtre aujourd’hui, on est invité à constater que peu de
choses se sont modifiées. L’Islam nous apparaît comme congénitalement hostile ou réfractaire à la démocratie et à la liberté. Sont-ils à
nos yeux si différents de ceux que décrivait Hegel ? « Les Orientaux ne savent pas encore que
l’esprit ou l’homme en tant que tel est en soi
libre : parce qu’ils ne le savent pas, ils ne le sont
pas ; ils savent uniquement qu’un seul est libre ;
c’est pourquoi une telle liberté n’est que caprice,
barbarie, abrutissement de la passion, ou encore douceur, docilité de la passion, qui n’est elle274
même qu’une contingence de la nature ou un
caprice. Cet Unique n’est donc qu’un despote et
non un homme libre […] Seules les nations germaniques sont d’abord arrivées dans le christianisme à la conscience que l’homme en tant
qu’homme est libre, que la liberté spirituelle constitue vraiment sa nature propre. » (Hegel 1963 :
27s)
Ces stéréotypes méritent qu’on les regarde de
près, les mythes ont la vie dure et ils exigent de
nous rigueur et responsabilité. Je voudrais
donc tenter de comprendre la nature de la
mutation que je viens de décrire à travers un
souvenir de jeunesse : comment est-on passé
de sociétés qui avaient accepté d’entrer dans la
modernité, en suivant les grands modèles de la
décolonisation que leur fournissait le marxisme
de libération, à des sociétés qui non seulement
ne parlent plus de libération ou de désaliénation, mais qui revendiquent une définition
islamique d’elles-mêmes qu’elles rejetaient il n’y
a pas trente ans ? Quand il écrivit son grand
essai sur le regard occidental, Thierry Hentsch
ne pouvait imaginer que l’orientalisme qu’il décrivait allait se transformer en une thèse de
« conflit des civilisations » ; il pensait comme
Edward Saïd que l’exercice d’une forte critique
allait au contraire déstabiliser un mythe de la
différence et donner accès à une rencontre
authentique. Cet espoir n’a pas été confirmé, le
regard occidental s’est crispé. Mais il ne suffit
pas de reprendre son effort, comme tant de critiques le font aujourd’hui (par exemple Todorov
275
2008), il faut que la question symétrique nous
soit également adressée : comment sommesnous passés nous-mêmes d’une société qui
trouvait son autre dans le grand Satan
soviétique, et qui maintenant choisit l’Islam
pour se contre-définir comme Occident ?
Avons-nous toujours besoin d’un autre pour
nous définir ? Et devons-nous toujours le démoniser pour sentir que notre liberté est en sécurité ?
Pour discuter ces questions, je vois deux chemins possibles : le premier est celui de l’analyse
politique des conflits et des forces en présence.
Il est en effet indispensable de discuter tous les
aspects relatifs à la géopolitique de l’Islam. Le
second se construit à partir du premier : c’est
l’analyse du rapport de l’Islam et de l’Occident
comme un rapport de culture. Plusieurs penseurs ont fait se croiser ces deux approches,
même s’il n’est pas toujours possible de le faire
sans quelque entorse à l’histoire : dans le premier cas, on tente de trouver des causes économiques et politiques aux phénomènes de
repli revendicateur qu’on observe. Par exemple,
pourquoi les sociétés islamiques se sont-elles
retournées contre les idéologies de libération ?
Pourquoi ont-elles absorbé si rapidement un
programme religieux pour repolitiser la société
civile ? Est-ce en raison de l’échec social de la
décolonisation ? C’est un premier type de
questions. Le second type de questions se situe
un peu plus loin des faits : est-il dans la nature
de l’islam de brimer la liberté ? y a-t-il une diffé276
rence radicale entre l’Islam et l’Occident ? y a-til un choc des civilisations ? Ces questions, qui
s’inscrivent dans le droit fil de l’orientalisme critiqué par Edward Saïd et Thierry Hentsch, ont
été réactivées par la publication du livre de
Samuel P. Huntington (1997), et n’ont cessé
d’alimenter depuis un discours de confrontation. C’est à ce discours que je voudrais
m’adresser, pour en montrer à la fois les limites, mais aussi les effets sur notre propre représentation de l’Occident. En cela, je veux retrouver ce « détour prismatique » pensé par
Thierry Hentsch dans son essai.
Il faut reconnaître que la géopolitique vient
souvent brouiller les enjeux de culture, surtout
quand nos discussions deviennent victimes de
l’essentialisme. Ce terme mérite qu’on le précise. Chercher une essence pour une culture,
ce n’est pas seulement tenter d’en donner une
description ou une interprétation, mais pour
ainsi dire l’enfermer dans le périmètre de la définition. Par exemple, dire que l’Occident, c’est
la liberté et que l’Islam, c’est la soumission, ou
le refus de la modernité. Ces essences sont le
plus souvent des illusions dont nous avons besoin pour nous maintenir, et leur principale
conséquence est qu’elles engendrent la xénophobie. Il est donc urgent de les déconstruire,
car toute essence trahit la complexité qu’elle
cherche à dominer. Et s’il s’agit de déconstruire,
c’est-à-dire de défaire la structure du stéréotype
essentialiste pour mettre à nu les prémisses
non dites, les propositions inavouables, c’est
277
d’abord parce que les constructions de l’identité
des cultures dans l’histoire sont toujours relatives et précaires. De cette précarité, Thierry
Hentsch nous fait les témoins. Je propose donc
un trajet qui comportera deux segments distincts. Je voudrais d’abord comprendre comment l’Occident a construit le mythe de l’Islam.
Pour cela, je me concentrerai sur les concepts
qui ont le plus contributé à structurer les stéréotypes. Ces concepts sont déterminants dans
l’histoire, ce sont les suivants : Jahili , la barbarie ; Jihad , les guerres de la pureté ; Ummah,
la communauté et Chariah, la loi dans ses
rapports avec la théologie politique. À travers
les relations de la Chrétienté européenne avec
l’Islam depuis le Moyen Âge, ces concepts ont
évolué vers une polarité qui nous permet de
comprendre la thèse du « choc des civilisations » qui en est l’aboutissement contemporain. Dans la seconde partie, j’examinerai les
effets de retour de cette construction sur notre
compréhension de nous-mêmes ; j’essaierai de
montrer aussi comment nous pouvons tenter
de dépasser cette opposition aujourd’hui.
1. ISLAM ET OCCIDENT : LA CONSTRUCTION DU
STÉRÉOTYPE
Pour bien camper les acteurs présents sur la
scène, nous devons remonter à la formation du
concept même de la Chrétienté, une idée très
différente de celle du christianisme : au début
de l’ère chrétienne, les communautés dispersées autour de la Méditerranée menèrent de
278
longs combats avec les milieux païens, qui
soutenaient le polythéisme. Nous savons aujourd’hui, en étudiant par exemple l’histoire de
villes comme Alexandrie en Égypte, que ces
luttes furent très meurtrières. Même au sein
d’une culture de tolérance et qui valorisait son
propre pluralisme, les rapports des chrétiens et
des Grecs, pour ne rien dire de la communauté
juive, furent marqués par une hostilité croissante. Quand les derniers païens comprirent
que la culture du paganisme arrivait à son
terme inéluctable, les sociétés chrétiennes victorieuses n’avaient pas encore pris conscience
de leur unité. Un monde cédait la place à un
autre dans une turbulence qui, après le déplacement vers Byzance, ne fit que s’accentuer. Il y
a beaucoup de raisons à cela, la plus importante étant le chaos engendré dans l’Empire
romain par les invasions des populations du
Nord, les fameux Barbares. Pendant plus de
trois siècles, il y eut un brassage de populations
sans précédent, et malgré la résistance très
ferme des empereurs repliés à Byzance, le territoire était lentement laminé et la culture
soumise à un processus de dissémination et
d’érosion que nous commençons à peine à
comprendre. Pourquoi faut-il rappeler cela ?
Parce que cette situation aurait pu durer encore longtemps si un nouvel acteur n’avait fait
son apparition au Sud, dans le désert d’Arabie.
La prédication de Mahomet (570-632) et les
guerres de conquête qui suivirent coïncident
avec la déstructuration de l’espace romain.
279
Il faut donc nous représenter l’Europe barbare
et byzantine comme une forme très instable, et
surtout comme un ensemble qui n’a pas encore conquis son identité comme culture : la
Chrétienté n’apparaît en effet que lorsque
l’ennemi musulman entreprend la conquête.
Nous en connaissons les grandes dates. Les
armées de Mahomet et des premiers califes se
sont avancées sur tous les fronts à peu près en
même temps, et de l’Espagne jusqu’à Byzance,
elles ont étendu leur domination en peu de
temps. Retenons la date célèbre et mythique de
732, pour la Bataille de Poitiers, où les troupes
de l’émir Abd el Rahman furent stoppées dans
leur invasion de l’Europe du nord par Charles
Martel et la date de 1453, date à laquelle la dynastie des Ottomans, des musulmans anatoliens, conquit Constantinople, ce qui mit fin à
l’Empire byzantin. Tout le Moyen Âge européen
est donc caractérisé par deux phénomènes qui
s’autodéterminent réciproquement : d’une part,
les pays de l’empire s’unifient en devenant
chrétiens, de Charlemagne à saint Louis ;
d’autre part, ils subissent les assauts répétés
des musulmans, auxquels ils entreprennent
de répliquer en organisant les Croisades. Ces
deux phénomènes ont un résultat unique et
massif : c’est la formation de la Chrétienté,
comme entité de culture, de civilisation unifiée
dans une religion et une institution, la Papauté.
La formation de l’Europe chrétienne est le résultat le plus direct de la confrontation avec
l’Islam. Soutenue par Henri Pirenne (1992
280
[1937]), dans un livre fameux, cette lecture
appelle certes des nuances, mais elle se fonde
sur la mutation profonde de l’espace
méditerranéen.
Cette
mutation
porte
l’empreinte indélébile de l’Islam.
JAHILI
Dans cette confrontation, un processus aujourd’hui très étudié sur le plan de
l’affrontement des cultures, nous sommes en
présence d’abord d’une politique de la Méditerranée. Il était important d’en avoir le contrôle.
Les Croisades sont d’abord des expéditions
chargées de conserver les routes importantes
du commerce, mais elles étaient portées par
l’idée de la suprématie absolue de la Chrétienté.
De quelle suprématie parlons-nous ? Quand
nous étudions de part et d’autre les rapports de
l’Islam et de la Chrétienté durant ces siècles,
nous voyons deux choses : d’abord la mise en
place d’un dispositif de différence, où l’Islam est
considéré comme une culture barbare, infâme
et cruelle (pour une recension détaillée de la
critique chrétienne du monde musulman, Daniel 1993 ; Armstrong 2005 ; Bulliet 2006) ; et
dans le regard inverse des musulmans, un
portrait où la Chrétienté apparaît comme un
monde dégénéré, cupide et idolâtre. C’est à
cette opposition d’une idolâtrie intolérable et
d’une barbarie qui ne l’est pas moins que nous
devons la construction du stéréotype le plus
déterminant.
281
Attardons-nous un bref instant sur cette première confrontation : l’Islam se définit dans la
révélation coranique comme une religion et
une civilisation de la soumission au Dieu
unique. Le terme « islam » signifie « faire acte de
soumission », et donc accepter la grandeur de
Dieu unique et miséricordieux. Pourquoi donc
les musulmans des premières générations se
retournèrent-ils si violemment contre les
chrétiens ? Cette question trouve sa réponse
dans l’accusation d’idolâtrie : à leurs yeux, la
théologie chrétienne de l’Incarnation et de la
Trinité constituait littéralement un blasphème
à l’égard de l’unité et de la simplicité divine.
L’idolâtrie chrétienne reproduisait, sous une
autre forme, la religion polythéiste que
Mahomet avait voulu renverser à la Mecque.
Cette confrontation est claire dès les premiers
témoins de la rencontre, par exemple dans les
traités de Jean Damascène qui fut témoin de
l’entrée des musulmans à Damas et put
discuter avec les théologiens. Il faut reconnaître
que la théologie chrétienne n’est pas simple et
que les chrétiens eux-mêmes débattirent de
l’unité divine jusqu’au Concile de Chalcédoine
en 451, mais quand nous lisons le Coran,
nous trouvons trois propositions essentielles
pour
cette
question
de
l’idôlatrie.
Premièrement, la succession des prophètes
accomplit l’idée du monothéisme : le Coran
reconnaît en effet la sainteté d’Abraham et de
Moïse, tout comme celle de Jésus : ils sont les
précurseurs de Mahomet, et sont comme lui
282
des envoyés de Dieu. Le Coran accomplit donc
la tradition monothéiste, et il se pose comme
l’achèvement ultime d’une histoire de la
révélation divine qui pose le monothéisme de
Moïse dans son extension universelle. Le
Coran reprend les deux Testaments en
affirmant qu’il les purifie.
Mais de quoi les purifie-t-il ? C’est la deuxième
proposition : de l’idolâtrie. Les juifs et les chrétiens méritent d’être persécutés, car malgré la
sainteté de leurs prophètes et leur commune
appartenance à la culture sémitique du désert,
ils ont renoncé à la sublimité de la révélation en
introduisant des divinités idolâtres : pour les
juifs, il s’agit de la doctrine de l’élection, c’est-àdire de leur choix comme population unique
aimée de Dieu. Les Arabes du désert, qui sont,
rappelons-le, les mêmes que les bédouins
d’Israël, ne supportent pas d’être exclus de
l’Alliance mosaïque. Les chrétiens, quant à eux,
sont pires, car ils introduisent trois dieux, et
surtout ils déifient leur prophète, en faisant de
Jésus un dieu. Nous trouvons enfin une troisième proposition, qui découle des deux premières : la colère de Dieu s’abat sur ceux qui le
méprisent et ne se soumettent pas à la doctrine
de son unicité, et en particulier sur les Barbares. Cette accusation d’idolâtrie est la matrice
de l’hostilité islamique au judaïsme et au christianisme qui n’a cessé de se développer jusqu’à
aujourd’hui. C’est une accusation beaucoup
plus profonde que les accusations de cupidité
et d’immoralité qui sont venues s’y ajouter au
283
cours des siècles, car elle découle des principes
les plus fondamentaux de la révélation coranique.
Pourquoi la colère de Dieu devrait-elle s’abattre
plus spécialement sur les idolâtres ? Cet argument n’a jamais été retourné par les chrétiens
contre les musulmans : les philosophes et
théologiens chrétiens ont toujours reconnu la
perfection intrinsèque de la théologie musulmane, héritée de la philosophie grecque, mais
ils ont néanmoins attaqué très durement le
concept de la colère divine qui était utilisé pour
pousser les musulmans à la guerre sainte.
Notre compréhension contemporaine de l’islam
trouve en effet ici son premier élément mythique : la violence. Par essence, en effet, l’islam
serait une religion et une culture de la violence,
parce que cette culture associe fondamentalement Dieu à une violence contre l’idolâtrie. Ce
retournement fixe pour ainsi dire quasi définitivement l’argument chrétien contre l’islam. En
se concentrant sur la colère divine, les premiers
polémistes n’entendent pas réfuter la théologie
coranique, mais en montrer l’indissociable violence. Ils insistent donc pour montrer qu’au regard de l’islam, autant les régimes laïcs
d’aujourd’hui que les chrétiens du Moyen Âge
doivent être l’objet de la violence divine, parce
qu’ils sont coupables de tajhil. Cette construction de l’Islam violent se trouve facilement
confortée dans l’islamisme radical aujourd’hui,
qui assume entièrement la mission de destruction de l’idolâtrie. Cette jahili (jahi284
liyyah/djahiliya/‫ )ةيلﻩاج‬est conçue par eux
comme une barbarie, semblable à cet âge de
l’ignorance qui régnait avant la prédication de
Mahomet2 . Cette idolâtrie justifie la violence et,
en retour, dans un mouvement de spirale de
haine, la Chrétienté a accentué l’idée que c’est
l’Islam qui est barbare, en raison même de
cette violence.
Aujourd’hui, on parle de nouvelle jahili.
L’Occident, et donc plus seulement la Chrétienté, aime décrire l’Islam comme une barbarie absolue, ce qui justifie que nous portions à
notre tour une croisade contre lui. Quand le
discours présidentiel américain décrit l’axe du
mal comme axe de la barbarie, il reprend donc
contre l’Islam un concept qu’il reconstruit à
partir de la critique islamique de l’idolâtrie et de
la colère divine. Nous sommes témoins aujourd’hui d’un phénomène de crispation croissante de cette polarité : pour les islamistes radicaux, l’idolâtrie la pire est celle de l’Occident,
c’est l’idôlatrie du corps, du capital, de la matière et selon certains de leurs penseurs les
plus radicaux, il n’y a pas d’islam authentique
sans un renversement de cette idolâtrie primitive. En cela, ce fondamentalisme reprend des
doctrines platoniciennes qu’ils ont héritées des
philosophes dualistes venus chez eux lorsqu’ils
Le concept en a été repris dans l’œuvre de Sayyed
Qotb, notamment (1996), qui a inspiré le
mouvement des Frères musulmans.
2
285
furent contraints de quitter l’Empire en 529. Il
ne viendrait en revanche à l’esprit d’aucun Occidental de dire que les musulmans sont idolâtres, mais qu’ils soient barbares, cela ne fait
aucun doute. Pourquoi ? Parce qu’au regard de
l’Occident, ils n’hésitent pas à recourir à la violence pour lutter contre l’idolâtrie. L’Islam se
conçoit comme une culture de spiritualité, capable de dominer le corps et la matière, et il
méprise les idolâtres de la matière, l’Occident.
Voilà comment s’est construit, dans un effet de
miroir qui envahit à la fois l’orientalisme et
l’islamisme contemporain, ce premier stéréotype d’un Islam terrifiant, violent. Voilà surtout
comment ce stéréotype est récupéré dans le
fondamentalisme, lequel nous rend l’immense
service de conforter nos certitudes, de justifier
nos guerres.
JIHAD
Cette brève analyse historique nous amène au
second élément de la construction de l’Islam
mythique, qui nous sert de repoussoir dans la
construction du conflit des civilisations : c’est le
fameux concept de jihad ( ‫داﻩج‬,), de guerre
sainte. Ce concept est très complexe et le problème central pour le comprendre aujourd’hui
est le fait qu’il soit devenu la propriété des islamistes radicaux, ce qui encore une fois nous
rend le service de conforter l’image d’un islam
par essence violent. Lorsque nous faisons
l’étude de ce terme dans le Coran, nous constatons qu’il possède d’abord une signification
286
spirituelle : c’est une vertu, qu’on pourrait
comparer à la vertu philosophique du courage
chez Platon. Se dominer soi-même contre les
forces de la pulsion, se maîtriser contre
l’irrationnel, exercer sur soi-même un contrôle
ascétique. Mais la guerre sainte liée à
l’expansion primitive de l’islam est aussi importante, car le jihad était presque une prescription aussi essentielle que les cinq piliers (foi,
prière, aumône, ramadan, pèlerinage). Il l’est
d’ailleurs chez les kharidjites, un mouvement
fondamentaliste important. Dans la théologie
du Coran, on distingue en fait deux jihad : celui
des sourates de la Mecque, une attitude de
force et de résistance, et celui des sourates de
Médine, qui devient un devoir de guerre. Une
partie importante de l’éthique coranique chez
les penseurs musulmans gravite autour de
l’articulation de ces notions. La tension entre
l’idéal spirituel et l’honneur guerrier est
constitutive de l’histoire du concept.
Ce concept est devenu avec l’extension de
l’islamisme radical l’élément le plus visible et le
plus puissant dans la construction du mythe
contemporain de l’islam : celui d’un devoir prosélyte de conquête du monde entier par la force
des armes. Comme Gilles Kepel l’a montré,
c’est par une réinterprétation fondamentaliste
de ce concept que l’islamisme contemporain a
pu entrer en guerre avec l’Occident (Kepel
2000 ; Ali 2002). Mais rien dans le Coran, ni
dans la tradition des Hadiths ne permettait de
le faire de manière aussi radicale, voire aussi
287
unilatérale. Pourquoi ? Parce que dans la tradition du jihad, plusieurs conditions doivent
être réunies avant d’exercer le jihad guerrier :
par exemple, les imams doivent proposer la
conversion avant de déclarer la guerre. De plus,
dans le shiisme, comme l’imam est caché et la
communauté en attente de son retour, personne ne peut faire une telle déclaration. Le
seul cas où le jihad peut être déclaré sans une
proposition de conversion préliminaire est celui
de résistance à l’invasion. Or voici justement la
brèche où va s’engouffrer l’islamisme radical :
c’est en se considérant envahi par l’Occident, et
en particulier en luttant comme Ousama Ben
Laden contre la présence américaine sur la
terre sainte de l’Arabie, que le jihad peut être
déclaré. Tous les musulmans qui s’engagent
alors pour sauver l’islam seront des martyrs
(des shahids) et ils seront récompensés par le
Paradis (Cook 2007).
Pourquoi ce concept appartient-il aussi au stéréotype mythique de l’islam ? Parce que rien
dans l’expérience de l’islam universel aujourd’hui ne justifie le recours au jihad, et surtout parce que l’immense majorité des musulmans n’en retient que l’interprétation spirituelle. Mais sur le terrain de l’islamisme, les
choses se passent autrement : plusieurs ont
observé que ce sont les mêmes couches de population, rassemblant une élite éduquée et internationale, qui s’étaient montrées sensibles
au marxisme révolutionnaire qui aujourd’hui
embrassent le jihad. Pourquoi ? Parce qu’il
288
peut servir des causes de justice sociale,
comme celles qui sont promues par les mouvements islamistes. De la Bosnie au Pakistan,
l’idéologie jihadiste s’est donc moulée dans
l’idéologie de justice anti-capitaliste, une place
laissée vide par le reflux du communisme
(Gerges 2005). En Iran, nous voyons un régime
révolutionnaire complètement pénétré de
l’idéologie de la colère divine dominer une population soumise ; en Égypte en revanche, les
mouvements comme les Frères musulmans
ont échoué, en raison d’une répression massive, dans leur tentative de renversement du
pouvoir laïc. En Turquie, nous observons un
islamisme croissant, très ambivalent à l’égard
de l’occidentalisation. Partout, le concept de jihad reçoit une interprétation ajustée à des finalités politiques, mais partout il est structurant. C’est après 1992 seulement, il faut
l’observer, qu’il s’est généralisé en lutte anti-occidentale. Selon Kepel, le jihadisme est sur le
déclin dans le moment ; mais les faits semblent
le contredire, il maintient sa puissance dans
plusieurs parties du monde. Pourquoi ? Parce
que le jihadisme semble la seule voie d’issue à
l’échec du nationalisme islamique dans la plupart des pays où l’islam demeure une religion
d’État.
Pour l’Occident, le jihadisme est la désignation
la plus évidente et la plus blâmable de la violence islamique comme caractéristique de sa
culture. Il devient dès lors constitutif de son essence. Placé dans une situation de faiblesse
289
depuis les attentats de 1993 et de 2001, pour
ne citer que les plus importants, l’Occident n’a
pas eu à chercher longtemps de bons arguments pour lancer une « guerre juste » contre
l’islamisme, et sans nuance contre l’Islam tout
entier. Il suffisait d’y dénoncer l’expression d’un
fondamentalisme violent, guerrier, trouvant
dans le livre sacré du Coran sa justification ultime. Pour bien comprendre ce dispositif idéologique, je propose le parallèle suivant : comment accepterions-nous qu’un ennemi nous
attaque en faisant valoir qu’il a trouvé dans la
Bible les raisons qui lui font comprendre que
nous sommes intrinsèquement violents ? Les
passages de l’Ancien Testament qui justifient la
violence ne sont pas moins nombreux que
ceux du Coran, mais nous ne semblons pas
capables de le noter. Les théoriciens musulmans comme Al Qotb qui sont les grands propagateurs du jihad universel ont-ils quelque
raison de trouver dans le Coran des fondements de leur idéologie ? La réponse est non,
mais il se trouve aujourd’hui partout des oulémas qui les soutiennent et qui passent leur
temps à endoctriner des jeunes dans les écoles
coraniques dans cette direction. À leur discours, des penseurs plus modérés opposent
une autre lecture du Coran, mais l’Occident
n’entend que les premiers.
Je reviens à mon souvenir de jeunesse. C’était
septembre 1972, une date qu’on peut considérer comme le déclencheur mondial de la révolte
qui va conduire ensuite à l’islamisme radical :
290
en protestation contre les massacres en Palestine, un commando prend en otage les athlètes
israëliens lors des Jeux olympiques de Munich.
On a pu voir récemment un film qui rappelle
comment une cellule de l’armée secrète israëlienne va poursuivre ces terroristes pour les
éliminer les uns après les autres. J’étais à Munich où j’étudiais la langue allemande, je me
souviens de la turbulence. Et je n’ai pas été
étonné lorsque, quelques années plus tard, la
frontière afghane s’est fermée, car la Russie
avait compris le signal. Cette action n’était pas
renvendiquée comme un acte de jihad, mais
elle le fut ensuite par tous ceux qui voulurent
reconnaître dans la cause palestinienne la
cause centrale du jihadisme. La suite est
connue, on peut la résumer en évoquant le
croisement de l’islamisme des talibans et du jihadisme des salafistes d’Arabie. On peut donc
comprendre l’extraordinaire diffusion de
l’islamisme si on se rappelle le discours de ces
années, alors que l’utopie d’une société de justice égale à celle de Mahomet à Médine se répandit dans le monde arabe, comme
l’expression de la protestation contre la chute
des marxismes, contre la faillite des nationalismes, contre l’envahissement de Mac World
dans les villes saintes de l’islam. Son point
culminant demeure le jihad afghan, contre
l’envahisseur soviétique. Financé par les
pétromonarchies du Golfe et par la CIA, ce
jihad avait un but : détourner la guerre sainte
du capitalisme occidental, et infliger à Kaboul
291
une défaite cuisante. Nous payons aujourd’hui
très cher cette alliance.
Laissons de côté, parce que cela nous entraînerait trop loin, les considérations de
géopolitique : l’important est le fait que le
concept du jihad a été et continue d’être
entièrement manipulé par l’Occident à son
avantage. Les musulmans ne peuvent qu’être
choqués que nous considérions leur culture et
leur religion comme une culture de violence,
alors que nous avons partout stimulé le jihad à
nos propres fins. Pas seulement en
Afghanistan, mais aussi en Iran et en Irak.
L’Occident croit certes utile de trouver dans le
jihadisme international un motif suffisant de
mener la guerre juste à l’échelle internationale
contre le terrorisme : guerre juste contre guerre
sainte, cela semble une logique imparable. En
l’espace d’une génération en effet, l’islam moral
et politique du réformisme a entièrement cédé
devant l’idéologie jihadiste, et la recension des
violences commises en son nom semble
interminable : talibans à Kaboul, fanatiques
pakistanais, oppression iranienne, attentats
européens et américains. Chacun de ces
éléments contraint l’islam modéré dans une
définition de lui-même qui l’humilie et ne
correspond pas à son auto-compréhension
historique et morale. L’idéologie de la pureté
devient inattaquable et un des drames actuels
les plus souffrants pour l’islam est qu’il reçoit
sa définition du discours occidental de
rétorsion, au lieu de trouver en lui-même, par
292
un travail sur les sources coraniques, les
moyens de s’élever contre la captation
fondamentaliste du jihad. Tel est donc le second concept où vient se figer notre interprétation stéréotypée de l’Islam.
UMMAH
J’ai tenté de mettre en relief comment notre représentation de l’Islam est tributaire de stéréotypes commodes, puisés à même les marges
violentes que nous avons nous-mêmes provoquées. Dans l’histoire très longue de nos rapports mutuels, nous avons eu intérêt à nourrir
le mythe d’un Islam irréductible, violent par essence, cruel. Toute la littérature européenne est
pénétrée de ce stéréotype et quand on lit Hegel
et son portrait de l’immaturité islamique ou encore l’article que Voltaire consacre à Mahomet
dans l’Encyclopédie, on se dit que ni l’un ni
l’autre n’avaient beaucoup voyagé. Les historiens ont fait l’histoire de la construction de ce
stéréotype, et ils ont montré comment il s’est
alimenté aux sources les plus ordinaires de la
xénophobie : peur de l’envahisseur, peur de
l’autre en général, peur de l’inconnu. Pourtant,
quand on a voyagé dans les pays musulmans,
et quand on a fréquenté leurs villes, leur art,
leur musique, on ne peut qu’être admiratif et
sensible à la grandeur de leur culture. Mon
témoignage n’en est qu’un parmi d’autres,
mais combien de fois me retrouvant dans les
mosquées et dans les quartiers populaires ai-je
été témoin des mêmes choses. Je résumerais
293
ce sentiment en disant : un sens profond de la
communauté, du lien, du rapport humain devant l’expérience du monde. La prière islamique, qui est un acte de soumission marqué par
une prosternation répétée devant la grandeur
du Dieu unique, veut d’abord témoigner de la
pureté de l’islam comme religion spirituelle,
mais surtout comme communauté. Contrairement aux églises chrétiennes, les mosquées
sont des lieux de vie, habités toute la journée
par la prière et la méditation du Coran ; les
vieux y conseillent les plus jeunes, les femmes
s’y rencontrent en promenade, les jeunes y font
leurs devoirs.
C’est cet espace qui me conduit à mon troisième point : ces lieux qui sont des lieux de vie,
sont devenus invisibles pour nous en tant que
tels. Pourquoi ? Parce que nous sommes devenus incapables d’y reconnaître la présence de
la communauté, un concept que nous retournons contre lui-même en le taxant
d’infantilisme politique. Pourquoi un des fondements les plus importants de l’Islam est-il
pour nous motif de dérision ? Le concept de la
communauté se dit en arabe ummah ( ‫) ةمأ‬.
Ceux qui connaissent la grande chanteuse
égyptienne Oum Kalsoum entendent la racine
arabe de ce terme : c’est Oum, la mère. La
communauté rassemble en effet tous les
croyants comme des frères, et selon le Coran
cette communauté était déjà constituée dans la
migration d’Abraham. Le père des croyants
était-il déjà musulman ? Selon le Coran, la
294
première communauté était déjà parfaite et
entière, et cela explique que ceux qui n’y adhérent pas soient considérés comme des apostats, des infidèles : ils en sont sortis, ils ont
apostasié la révélation primitive, ils ont refusé le
rappel coranique. Cette communauté universelle repose simplement sur l’acte de foi. Dieu
en effet a envoyé à chaque communauté un
messager, pour la guider ; pour Mahomet, la
diversité des communautés historiques devait
demeurer un mystère associé à la volonté divine, même si le Coran cite parfois la division
des tribus d’Israël comme fondement de la division humaine.
Je rappellerai ici un autre souvenir, plus récent. Un soir que j’étais à Damas, et que je
m’apprêtais à quitter, je fus reçu à dîner par un
théologien shiite qui faisait des études là-bas.
Durant mon séjour, il m’avait guidé partout et
nous avions été ensemble en pèlerinage au
tombeau du grand philosophe damascène, Ibn
Arabi, martyrisé pour sa foi, parce qu’il professait une approche mystique contraire aux
théologies de son époque. Je me souviendrai
toujours de cette longue marche dans un
quartier populaire de Damas pour arriver à son
tombeau dans une petite mosquée, un havre
de paix et de lumière. Alors que nous devions
nous faire nos adieux, il me tendit un chapelet
islamique et me demanda si je désirais me
convertir et revenir dans la communauté. Je
fus très surpris de l’expression « revenir ». Je
n’avais jamais été musulman. Il m’expliqua
295
que la communauté de la soumission au dieu
unique est universelle et originaire et qu’il suffirait que je le reconnaisse pour y appartenir de
nouveau. Le soir tombait sur la place de
l’ancien forum où saint Paul avait été dans sa
jeunesse, je me sentais pris entre deux mondes, à vrai dire entre trois mondes : le grec, celui du néoplatonisme de mes études et du
grand Ibn Arabi, le chrétien de saint Paul et le
musulman. Je pris le chapelet, et je promis d’y
réfléchir. Je vis passer sur le visage de mon ami
un regard d’une très profonde tristesse, il était
certain que ce soir-là, je deviendrais son frère
pour vrai. Nous allâmes manger dans un restaurant où se produisaient des danseurs soufis
et je sentis que jusqu’à la fin de la soirée, il attendait que je lui dise que j’avais changé d’avis.
Quand je rentrai à Montréal, je lui envoyai une
prière d’Ibn Arabi, callligraphiée du mieux que
je pouvais en arabe littéraire. Je ne pouvais
faire plus.
La communauté islamique est un fondement
de l’expérience de l’Islam, nous ne saurions en
exagérer l’importance, mais je réponds maintenant à ma propre question : pourquoi la
tourner en dérision aujourd’hui ? La réponse
est claire dès qu’on a voyagé un peu dans ces
pays : parce que nous avons quitté le monde
de la communauté depuis plus d’un siècle et
que nous sommes, en gros depuis Hegel, dans
celui de la société libérale qui ne connaît que
des individus. La sociologie critique a théorisé
ces deux concepts, la philosophie politique en a
296
fait la base de la théorie de l’État, et il est certain
que toute notre conception de la démocratie serait impossible si nous n’étions pas d’abord des
individus. Les musulmans placent-ils la communauté au-dessus de l’individu ? Et s’ils le
font, est-ce une raison pour croire, comme le
fait Hegel, qu’ils n’ont pas accédé au statut de
sujet et qu’en fait ils en sont incapables par essence ? Ne devrions-nous pas nous limiter à
comprendre le privilège, à la fois moral et spirituel, qu’ils accordent à la communauté ?
Nous préférons penser qu’ils sont loin derrière
nous dans l’évolution politique et morale qui
devait les faire accéder à la modernité et que
leur attachement à la communauté est
responsable de leur infantilisme. Pourtant,
cette communauté n’a rien de risible, ni de
dérisoire : elle est le fondement de l’Islam
communautaire, c’est-à-dire social ; ce que
nous appelons la charité ou la justice, les
musulmans l’appellent communauté.
Je n’entrerai pas ici dans la discussion de ce
qui fonde la communauté islamique, je
m’intéresserai seulement à la manière dont
nous nous représentons ce qui nous sépare
d’elle. Dans l’histoire de l’islam, la communauté
a d’abord été le lieu du consensus ou de
l’accord (idjma), un principe essentiel pour stabiliser la tradition et les Lois et qui constitue un
des fondements de la foi. Ce consensus vient
approfondir ce qui est établi par le Coran et par
la Sunna, c’est-à-dire la tradition. Dans l’Islam
contemporain, ce consensus est la fonction des
297
oulémas, les docteurs de l’islam, qu’il ne faut
pas confondre avec les imams, c’est-à-dire avec
ceux qui dirigent la prière dans la mosquée et
qui proposent la prédication. L’Occident qui a
recueilli l’héritage théologique de la Chrétienté
est aussi très fier de proposer sa propre communauté, et de faire valoir qu’elle est soutenue
de l’intérieur par une institution qui l’unifie,
l’Église. Mais alors que l’Église est une structure institutionnelle hiérarchique, différente
depuis plusieurs siècles de la société civile, la
communauté islamique est la communauté de
tous les croyants ; elle absorbe tous les individus, et dans un état islamique, ou dans un
état où l’islam est la religion prépondérante, elle
ne se distingue pas, ou pas entièrement, de la
société civile. L’Occident juge donc très sévèrement la communauté islamique en raison de
sa propre laïcité moderne et de sa conception
de la séparation des pouvoirs : dans la communauté islamique, l’individu ne saurait à nos
yeux s’épanouir, il ne peut qu’être brimé, les
femmes y sont condamnées à l’inégalité et à la
sujétion.
De tous les traits qui donnent une image mythique de l’Islam, la question de la communauté est peut-être le plus difficile : les musulmans y tiennent plus presque que nous, et ils
ne font aucun effort pour se dégager du stéréotype, dit autrement pour relever ce qui dans
la vie islamique en appelle à l’individu, à sa liberté, à son pouvoir d’initiative. Tout se passe
comme si la communauté était l’expression la
298
plus haute du lien humain et comme ce lien
est conquis dans un acte de soumission au
Créateur, toute affirmation libérale apparaît rapidement comme une confrontation avec la religion, avec le dogme sacré de la souveraineté
du Dieu unique. Rien n’est pourtant moins
complexe : l’histoire islamique montre à ce
chapitre une succession ininterrompue de
doctrines contradictoires sur la place de
l’individu et un des concepts les plus riches de
la pensée islamique est justement celui de la
« recherche personnelle », qu’on désigne par le
terme ijtihad. La communauté primitive, nous
le savons trop bien, fut marquée par de grandes violences : le troisième calife, Othmann, fut
assassiné en 656 et c’est Ali, le gendre de Mahomet qui lui succéda. Cette histoire doit être
rappelée, c’est la fameuse grande Discorde
(Djaït 1989). En 657, Ali accepta un arbitrage
pour éviter un bain de sang avec les opposants
ommeyades. Il fut déposé, ce qui créa une
rupture sans précédent : le groupe majoritaire
fut celui des sunnites (partisans de l’orthodoxie
de la sunna), ensuite les partisans de la séparation, du parti (shia), qui soutenaient Ali, et finalement les kharidjites, les sortants. La richesse doctrinale qui résulte de ce schisme
fondateur est porteuse de conséquences historiques fondamentales : le shiisme divise pour
toujours la communauté, ce qui explique qu’il
ait été opprimé si cruellement. N’entrons pas
dans les détails, regardons plutôt ce que veut
dire « communauté » aujourd’hui pour l’islam :
299
c’est un assemblage de groupes et de sectes,
plus ou moins identifiés à des structures
d’État, et plus ou moins unifiés par des théologies fondatrices. Mais au-delà de ces divisions
tragiques, la communauté désigne l’idéal politique et théologique du Coran, comme horizon
de paix et d’unité. L’histoire n’a pas été fidèle à
cet idéal, est-ce une raison pour le retourner
contre ceux qui attachent encore à la communauté une importance que nous ne pouvons
plus comprendre ?
Cette diversité nous intéresse parce qu’elle représente diverses options ou diverses solutions
dans le recours au travail personnel de la raison : les shiites, qui favorisent une forme
d’espérance messianique, sont beaucoup plus
individualistes que les sunnites. Ils ne se fient
pas autant à l’autorité de la tradition, ils sont
aussi plus mystiques. Nous savons les reconnaître à leurs rituels passionnés, comme par
exemple les cérémonies commémoratives de
l’assassinat d’Ali, avec ses processions
d’hommes qui se flagellent au sang. Dans toutes les mosquées shiites, on trouve des cellules
de pleureurs professionnels, qui exaltent par
leurs chants douloureux le souvenir de
l’héritier légitime et l’attente du souverain caché, un messie. La communauté sunnite est
en revanche beaucoup plus autoritaire, moins
sensible à l’expression de l’émotion. Et nous en
parlons sans évoquer les nombreuses autres
branches de l’islam communautaire, qui donnent à l’individu un statut chaque fois différent.
300
Pour l’Occident en guerre avec l’islamisme,
pourtant, il n’existe qu’une seule communauté,
c’est la communauté whahabite, du nom de
son fondateur saoudien au XVIIIe siècle, un
mouvement rigoriste dont se réclame aujourd’hui l’islamisme. Qui ne voit l’intérét que
nous avons à déposséder les musulmans de
leur subjectivité, à les représenter comme des
masses prosternées devant des imams autoritaires, bref comme des aliénés ? J’ai essayé de
dessiner une image plus proche de la réalité de
la communauté : c’est une communauté en
puissance d’universalité dans la foi, mais très
diversifiée sur le plan de la croyance et de la
culture, pour ne rien dire des différenciations
très profondes qu’on peut y observer sur le
plan des cultures nationales.
La simplicité de la foi islamique la rendait particulièrement accessible à la diffusion et à
l’adaptation selon les nations : une des premières choses à faire quand nous critiquons la
soumission de la communauté musulmane
est de tenter de voir les tensions qui la traversent, et notamment les tensions avec le whahabisme envahissant. Au lieu de mépriser
uniformément l’Islam communautaire, comme
forme archaïque dépassée dans la modernité
libérale, ne serait-il pas nécessaire de nous en
approcher pour tenter de comprendre, dans sa
diversité, comment cette communauté cherche
un chemin particulier vers l’exercice de la raison, et notamment vers la recomposition de la
société dans un espace démocratique ? Pour
301
l’instant, nous sommes pour ainsi dire trop
heureux de désigner cette communauté stéréotypée comme l’obstacle le plus ferme à la
démocratie, ce qui nous donne des raisons de
plus de lui faire la guerre et d’imposer de
l’extérieur des modèles qui ne lui conviennent
pas.
CHARIAH
Nous arrivons maintenant au dernier point de
la construction du mythe contemporain de
l’Islam : la loi islamique, appelée aussi la chariah (‫ﺸّـﺮِﻳﻌَـﺔ‬
َ ‫)ﻟـ‬. Le sujet est tellement complexe et
controversé que les nuances semblent impossibles. De tous les concepts de l’islam traditionnel, celui-ci est le plus unanimement réprouvé, pour ainsi dire a priori, en Occident,
comme témoin d’une législation archaïque, caractérisée par le recours au châtiment corporel,
l’inégalité des hommes et des femmes et par
quantité de mesures répressives. Dans le regard occidental, la chariah est le spectre effrayant d’un droit inégalitaire et violent. On dit
souvent, par exemple, que l’essence de l’islam,
c’est la Loi de la chariah, comme par exemple la
charité prêchée par saint Paul serait l’essence
du christianisme : cette opposition démontre,
une fois de plus, la facilité déconcertante avec
laquelle nous posons la valeur chrétienne de la
compassion pour les démunis et l’amour du
prochain comme notre propriété exclusive, et
comment nous les opposons à la violence présumée de la loi islamique. Un portrait plus pro302
che de la vérité historique serait de dire que la
prédominance de la Loi caractérise aussi la religion d’Israël, codifiée dans la Torah, et que
l’essence de l’islam, s’il doit y en avoir une, serait la prévalence, absolue et sans concessions,
de la foi. Par comparaison, en effet, la Loi islamique apparaît comme une conséquence de la
nature de la révélation coranique. Le droit musulman, comme tous les droits, est pluriel, diversifié et la chariah en représente le corpus
central (Coulson 1995).
Cette révélation fut accompagnée, comme les
précédentes dans la tradition monothéiste, par
un effort intense de réforme sociale et politique,
contre la corruption de villes mercantiles et
contre l’injustice en particulier dans le traitement des familles. Les études contemporaines
sur les milieux de la Mecque et de Médine ont
montré que la prédication de Mahomet fut
d’abord reçue non pas comme une théologie
révolutionnaire, ce qu’elle ne prétendait pas
être puisqu’elle intégrait dans une récapitulation d’une extraordinaire fécondité les révélations antérieures, mais d’abord comme un
message de justice. Tous les textes appartenant à la tradition des hadiths (les dits du Prophète) sont des citations d’exemples de justice,
et la chariah, le mot le dit, est d’abord un chemin qui mène vers la rivière, vers la source.
Toutes les actions du Prophète, toutes ses décisions quotidiennes, sont l’origine de prescriptions d’imitation et, en un sens, elles transforment le Prophète en modèle de vertu et de
303
sainteté. C’est à partir de ce contexte originel
que l’islam a développé sa pensée juridique :
d’abord, dans un premier moment, à travers la
réflexion sur le fiqh, une sorte de droit religieux
fondé dans le texte coranique, puis sur une réflexion spéculative, de nature plus théologique,
le Kalam. Tout le Moyen Âge occidental est
caractérisé de son côté par la métaphysique et
la répétition du droit romain ; on ne peut que
noter par comparaison la richesse et la diversité de l’effort islamique, à la suite de la querelle
qui opposa les penseurs mutazilites et les traditionnalistes. Retenons bien ce mot : mutazilites,
ce sont les partisans de la raison, de l’aql ou du
consensus rationnel (ijtihad). Si leur option
avait prévalu, l’islam serait très différent aujourd’hui, mais ils n’ont pas triomphé ; ce sont
leurs opposants en effet qui ont pris les devants, en imposant la chariah, c’est-à-dire rigoureusement le fondement de la Loi dans la
voie révélée par Dieu.
Ce débat est absolument fascinant, et on passerait des heures à l’étudier, car il oppose
l’autorité de la raison, ouvrant sur la délibération sociale, et une autorité politique légale.
N’oublions pas qu’au même moment, la Chrétienté européenne était encore, politiquement et
juridiquement, dans les limbes et on chercherait vainement avant la scolastique des indices
d’un débat de cette richesse. Pour les mutazilites, la raison humaine peut déterminer la différence entre le prescrit et l’interdit, entre le bien
et le mal, et elle n’a nullement besoin pour cela
304
d’invoquer la volonté divine. Les traditionnalistes étaient opposés à un traitement aussi radical de la puissance du Dieu unique, et ils firent
valoir qu’il était impossible de fonder la loi sur
des bases aussi fragiles ; même la structure du
pouvoir politique risquait de s’en trouver déstabilisée. La chariah appartient donc à cette période très riche de l’islam médiéval, où elle apparaît comme une réaction à un excès de rationalité. Cette évolution eut une importance
extraordinaire pour toute l’histoire de l’islam :
d’une part, la Loi (Fiq), devint le lieu de la révélation, de son application détaillée ; elle était
donc suspendue désormais à la question de la
volonté divine et de l’interprétation coranique ;
d’autre part, la responsabilité de la recherche
rationnelle fut cantonnée dans le travail de la
philosophie et de la théologie, notamment pour
ce qui est de préciser la nature de Dieu et ses
attributs, de la Providence et de la liberté. C’est
dans ce contexte que les grands néoplatoniciens arabes revinrent vers les textes grecs fondateurs, le plus important étant le traité de
Proclus, les Éléments de théologie, qui établissait l’unité absolue du Principe suprême. Ils y
trouvèrent les raisons de réfuter la théologie
trinitaire chrétienne.
L’Occident moderne pense donc avoir bien des
raisons de mépriser la chariah : d’abord, parce
qu’il ne s’agirait pas d’un droit positif, mais
d’une application religieuse de la loi. Plus
exactement, d’une formulation juridique placée
a priori dans un accord avec le texte fondateur.
305
Mais la raison principale est ce que nous appelons la théologie politique : avec la prévalence
progressive de la chariah, les docteurs religieux
s’accaparèrent le pouvoir traditionnel des souverains, et ils devinrent pour ainsi dire leurs
substituts. La meilleure façon de le comprendre est de regarder la structure d’un État
islamique aujourd’hui, par exemple l’Iran :
dans ces États, il y a des assemblées
délibératives et des députés ; il y a aussi des
partis et des ministres. Mais aucun de ces
responsables ne peut affronter le Guide
suprême, qui est nécessairement un ayatollah
religieux. La théologie politique est la doctrine
en vertu de laquelle le fondement du pouvoir, et
donc du droit, est d’abord de nature
théologique ou religieuse, et tel est le sens de la
théocratie islamique. C’est donc en considérant
cette théologie politique que l’Occident
disqualifie a priori le droit musulman. A-t-il
raison de le faire ? Ne faut-il pas tenir compte
d’un contexte, d’une histoire ?
Aux yeux de l’Occident, il n’y a guère
d’ambiguïtés et on a beau jeu de dénoncer
l’autoritarisme de ces régimes et leur incapacité
constitutive à adopter une forme démocratique. Plusieurs historiens notent par exemple
avec beaucoup de tristesse comment la porte
du consensus rationnel fut rapidement fermée,
et comment une structure d’autorité très forte
succéda à ces premières ouvertures rationnelles. D’autres soutiennent que la porte du
consensus rationnel n’avait jamais été véritab306
lement ouverte. Pour décider si une loi est
bonne ou mauvaise, et telle est la situation qui
prévaut encore aujourd’hui, on ne doit pas discuter entre députés ou entre experts sur sa
valeur ou sa légitimité, on doit s’entendre sur le
consensus des docteurs de la tradition, donc
du passé. Ce qui explique les discussions interminables sur le sens des hadiths, et une paralysie de tout l’effort juridique. Nous oublions
que ce mécanisme a été très fécond pendant
des siècles, en gros jusqu’à la rencontre avec
l’Occident après la Première Guerre mondiale :
en effet, cette lenteur et cette précision de l’effort
juridique convenaient bien à la vie même de la
communauté. N’oublions pas que cette loi de la
chariah avait la tâche redoutable d’uniformiser
tous les droits coutumiers pré-islamiques, de
les réconcilier avec les droits hérités des nations
soumises, en particulier les peuples de la Méditerranée romaine, et les spécialistes de cette
histoire qui recensent un nombre important
d’écoles différentes nous mettent en garde
contre une sorte d’essentialisme de la chariah,
dont les seuls exemples seraient deux ou trois
mesures effrayantes comme celle qui fait couper la main des voleurs ou lapider les femmes
adultères. On ne trouvera pas beaucoup de lapidations, ni de mains coupées dans les sociétés islamiques contemporaines, on en trouvera
plutôt chez les talibans d’Afghanistan ou chez
les Brigades islamiques du Soudan, où une révolution islamiste meurtrière atteint actuellement les proportions d’un génocide.
307
Pour conclure ce point, nous devons donc
exercer la plus extrême prudence avant de
tomber dans le stéréotype qui alimente la xénophobie : s’il est vrai que l’exercice de la chariah repose sur l’autorité de la tradition, et
ouvre souvent sur le fondamentalisme, cette
tradition est par ailleurs caractérisée par une
extrême diversité et un rapport à la culture qui
nous interdit de n’y trouver que la barbarie, la
violence contre les femmes, et tout ce qui fait de
l’Islam l’autre absolu que nous aurions raison
d’attaquer.
Comment comprendre la construction de ce
stéréotype qui alimente la xénophobie actuelle ? Comment expliquer l’islamophobie ?
Comment expliquer également la dérive de
l’Islam traditionnel vers les formes islamistes
violentes et ultimement terroristes ? J’ai tenté
de reconstruire le dispositif de l’Islam aliéné,
méprisé, caricaturé : dans le regard occidental,
l’Islam est une religion et une culture qui gardent de leurs racines barbares une violence
contre l’idôlatrie, qui est désormais retournée
contre nous ; c’est aussi une religion qui adopte
un principe guerrier d’expansion et qui le
transforme en idéologie de purification dans un
contexte de corruption du matérialisme mondial ; c’est encore une communauté infantile,
qui bannit l’individu et la raison au profit d’une
structure archaïque ; c’est enfin une société
fondée sur un droit révélé, qui interdit à ses
membres la délibération démocratique sur les
conceptions de la vie bonne et sur la justice, et
308
qui propose comme seule forme de pouvoir légitime, la théologie politique.
Quand je discutais avec mes amis musulmans, je ne pouvais éviter d’être plongé dans
une profonde mélancolie : toutes ces doctrines
de la foi et de la communauté, dans leur sublimité, avaient fait alliance avec la pensée de ces
philosophes grecs exilés par notre christianisme en 529. Les Grecs, et surtout les Platoniciens d’Alexandrie, avaient recueilli l’héritage
rationnel de la Grèce : c’est de là qu’ils l’ont
transmis aux penseurs musulmans et beaucoup de ces doctrines ont fleuri ensuite en terre
d’islam. Mais beaucoup ont connu des interprétations très éloignées de leur intention
d’origine, et la plus importante est l’existence
d’une vérité transcendante, divine, fondant le
pouvoir des souverains. La République de Platon, pour ne donner que cet exemple, a trouvé
en Islam une lecture qui a renforcé la doctrine
théocratique du parfait souverain. Nous sommes donc très mal placés pour juger de haut
une culture qui provient de la même source
que la nôtre, qui a incorporé notre monothéisme et notre rationalisme et que nous persistons à interpréter avec des catégories qui
sont incommensurables avec son expérience
historique. L’Occident a construit un stérotype
de l’Islam qui a renforcé les traits les plus négatifs d’une histoire séculaire et occulté tout ce
qui dans cette histoire était l’héritage d’une
source commune, qu’il s’agisse de la tradition
d’Abraham, qu’il s’agisse de la raison grecque.
309
Notre tâche aujourd’hui est, et c’est le sens critique de la déconstruction, de déceler les formulations de ces concepts stéréotypés, de dénoncer l’essentialisme auquel ils conduisent
fatalement et de réamorcer un dialogue avec
les sources vives de notre héritage commun.
2. AU-DELÀ DU CHOC DES CIVILISATIONS
Dans la seconde partie de mon exposé, plus
brève, j’essaierai de tirer quelques conséquences du portrait schématique que je viens
d’esquisser. Ce schéma, je ne peux le restituer
en son entier, mais il nous a été brossé dans
son entièreté par un professeur de Princeton,
M. Huntington, dans un livre maintenant célèbre, le Choc des civilisations (1997). Rédigé
avant les événements du 11 septembre, il a
atteint le statut de livre quasi canonique depuis
cette date : il expose en effet une longue analyse
du développement comparé de l’Occident et de
l’Islam, dans une structure de civilisations qui
inclut aussi l’Asie et l’Amétique latine. Selon
cette analyse, la comparaison des éléments intrinsèques de l’Occident et de l’Islam conduit à
un conflit, un choc des civilisations. Ce que
sera ce choc, une guerre larvée, un conflit militaire, Huntington ne pouvait le prévoir avec
précision, mais les analystes qui le suivent aujourd’hui trouvent facilement confirmation,
dans l’extension du jihad mondial, de ce qui
leur semble la vérité de ses hypothèses. Ont-ils
raison ? Huntington ne serait-il pas plutôt la
forme la plus récente du stéréotype dont
310
l’histoire fait l’objet de l’essai de Thierry Hentsch ?
Il est donc nécessaire pour nous de vérifier si
notre conception de la situation mondiale actuelle correspond à ce schéma du choc des civilisations : pensons-nous vraiment que les
cultures de l’Islam et de l’Occident sont aussi
irréductibles que l’étaient, pour nous en tenir à
un symétrie commode, celles du monde totalitaire et du monde libre ? Dans une schématisation comme celle-ci, très forte, l’analogie avec
la période du totalitarisme semble à plusieurs
quasi inévitable. Je ne pourrai bien sûr présenter avec toute la nuance nécessaire ce livre
brillant, je le considère comme une lecture essentielle, mais fallacieuse, pour comprendre le
monde dans lequel nous vivons. Remarquablement documenté, il nous donne les faits, les
dates, les événements. Critiqué souvent, il ne
fait pas du tout l’unanimité, mais on doit le
prendre au sérieux et en discuter les prémisses. Je présenterai cette discussion en quatre
points, qui reprennent, dans le modèle de
Huntington, les quatre éléments fondamentaux du stéréotype de l’Islam, tels que construits par la Chrétienté et l’Occident : la violence
barbare, la guerre sainte, la soumission de la
raison individuelle et la domination de la loi religieuse sur la morale et la politique.
LES ÉTATS VOYOUS
Commençons en évoquant ces fameux « rogue
states », les États voyous condamnés par le
311
président américain après les attentats du 11
septembre : l’Iran, la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan.
Ces États ne sont pas tous des républiques
islamistes, et parmi les États islamiques il s’en
trouve où le règne de la violence est moins
visible ou moins important que dans d’autres,
non désignés comme États voyous, par
exemple l’Arabie Saoudite, ou les émirats du
Golfe. Qu’ont donc en commun les États
voyous ? Ce sont des États où s’est diffusée à la
vitesse de l’éclair l’idéologie de la colère divine
contre l’Occident. Les raisons sont nombreuses
et complexes, et on a parfois beaucoup de mal
à démêler l’anti-occidentalisme de l’antimodernité. On fait valoir par exemple que l’idéologie
anti-occidentale n’est pas nécessairement
antimoderne : elle ne s’oppose pas au règne de
la technique, mais plutôt d’abord à une sorte
de corruption morale qui se traduit par la
misère des pauvres, l’hypersexualisation des
femmes et des filles, la violence télévisuelle, et
en général le manque de compassion
communautaire et la perte du sens du sacré
en Occident.
Selon la thèse de Huntington, l’Islam représente la civilisation où la résistance à
l’occidentalisation est la plus déterminante et
conduit à l’affrontement. D’une part, la religion
musulmane est en forte croissance, partout
dans le monde ; elle est passée de 12% en
1900 à 17 % en 1980, alors que le christianisme décline dans la plupart des pays. Mais
d’autre part, l’universalisme de la culture occi312
dentale, caractérisée par le fondement rationnel
de la science et la promotion des droits de la
personne, laisse entrevoir l’émergence d’une
culture universelle qui trouvera sur son chemin l’Islam comme culture particulière et résistante. Le modèle de cette civilisation en
émergence est constitué de deux éléments fondamentaux : d’une part la modernisation,
d’autre part l’individualisme libéral. Dans cette
analyse, le monde musulman apparaît donc
comme un foyer incapable d’absorber l’onde de
la modernité et engagé dans un mouvement de
repli. Les États voyous sont donc ceux qui refusent de jouer le jeu de la modernisation et
qui, poussant la résistance à un paroxysme,
ont recours à la violence pour l’entraver. Cette
désignation fait fond sur le rapport d’idolâtrie,
et il est important de bien le faire voir.
Pourquoi donc les sociétés musulmanes, et
surtout les États voyous, résisteraient-ils à
l’occidentalisation ? Simplement parce qu’ils
condamnent a priori le capital, ou plus exactement les lois du capital : ils refusent le travail
des femmes, critiquent le prêt à intérêt, pratiquent la chariah, reconnue ici comme plus
communautaire et moins économiste. Devant
les dérives du capitalisme mondial, l’Islam apparaît en effet sur beaucoup de points comme
une critique impitoyable de l’injustice et comme
une éthique de compassion pour les démunis.
Huntington pense que si l’Islam avait des raisons de se rebeller contre la culture occidentale
parce qu’elle se prétendait universelle et enva313
hissait tout, il en a encore plus aujourd’hui en
se revendiquant de valeurs supérieures (Huntington 1997 : 98).
Si donc la culture islamique condamne
l’idolâtrie de la modernité, l’Occident condamne
à son tour la résistance des États voyous : c’est
le premier élément du choc des civilisations, le
choc moral fondé sur l’appréciation relative de
la barbarie de l’autre. La décadence occidentale
est ici brandie comme une raison de refuser la
modernité et la violence de la condamnation de
l’idolâtrie est à l’inverse opposée comme une
raison de maintenir la supériorité occidentale.
Quel est le changement de fond ? Selon Huntington, il est simple : l’Occident ne maîtrise
plus le jeu, c’est la fin de l’ère progressiste et le
début d’un processus d’indigénisation qui se
caractérise, selon lui, par le retour du religieux.
Les indigènes deviennent facilement des
voyous et nous les aidons à choisir cette voie en
multipliant les gestes de mépris de leurs efforts
pour se dégager de la violence, laquelle n’est
pour eux que l’expression de leur résistance à
notre propre corruption. On ne peut imaginer
une situation plus complexe, et comme Jacques Derrida l’écrivait dans son livre sur les
États voyous (2003), il n’y a personne
d’innocent dans cette histoire. Dans une telle
dialectique, faite de rétorsion et de distorsion,
qui ne voit l’effet du stéréotype de l’idolâtrie et
de la barbarie agité depuis des siècles par une
Chrétienté anxieuse de sa domination et par
314
un Islam humilié par sa défaite historique et
son échec devant la modernité ?
L’OCCIDENTALISME ET LES GUERRES DE LA LIBERTÉ
Suite aux attentats du 11 septembre, tous les
think tanks du monde occidental se sont mis à
relire Huntington : ils y ont trouvé tout ce qu’ils
cherchaient, et d’abord une explication très
claire du retour au religieux, du puritanisme
politique qui caractérisait le whahabisme, bref
tout l’arsenal des arguments nécessaires pour
saisir l’Islam comme réaction religieuse à la misère du capitalisme libéral. Quand le président
Bush a déclaré la guerre aux terroristes des
États voyous, il n’a pas limité la définition de
l’ennemi aux auteurs des attentats, il l’a étendue aux États qui les soutiennent, et par extension à l’Islam lui-même comme culture de
la violence et du jihad. Pourquoi faudrait-il résister à cette généralisation ? En effet, elle est
tentante, et nous la trouvons pleinement expliquée chez Huntington : la religion est une
idéologie identitaire de repli et de réconfort dans
une situation de détresse et de misère économique. La réislamisation du monde arabe est
aux yeux du théoricien américain exactement
cela : une reconstruction d’identité qui trouve
dans la figure symbolique du jihad le motif
d’une résistance, d’où la nécessité de le comprendre comme guerre sainte anti-occidentale,
comme guerre ouverte contre la laïcisation,
contre la modernité, contre le relativisme, pour
315
redonner de la valeur à la discipline morale, à
la compassion et à la justice. A-t-il raison ?
La manière dont cette rhétorique bipolaire utilise le jihad pour justifier la guerre juste a évidemment quelque chose d’effrayant : plus
l’Islam est présenté comme violent par essence,
plus l’Occident est justifié de trouver toutes les
méthodes pour le combattre. Le modèle construit par Huntington fait appel à une résurgence de l’islam conquérant, inspiré par un jihadisme politique, et non seulement terroriste :
selon lui, il s’agirait d’un programme
d’islamisation de la société européenne et du
monde entier, fondé sur la croissance démographique des familles musulmanes, sur la régénération endogène des pays musulmans. Le
jihad est devenu pour ainsi dire une croisade
spirituelle et politique pour imposer une
culture islamique universelle et il peut se fonder sur la réislamisation de la société musulmane elle-même : selon lui, tous les pays islamiques étaient en 1995 plus islamistes
qu’auparavant. La formule est obscure, son
sens le plus évident serait que partout l’islam
est plus engagé qu’avant dans une forme quelconque de jihad, qu’il soit spirituel, culturel ou
politique.
Cette thèse est l’objet de critiques très sérieuses, de la part des meilleurs spécialistes dans le
monde : pour eux, elle représente plutôt les
peurs de l’Amérique et sert à nourrir
l’islamophobie partout. Un théoricien comme
316
Gilles Kepel prévoit plutôt le déclin de
l’islamisme. D’autres, comme Olivier Roy, proposent une lecture plus nuancée de la mondialisation de l’islamisme (Roy 2001). Je ne
peux entrer personnellement dans ce débat,
mais je peux dire ceci : il est impossible de ne
pas voir l’intérêt stratégique de ceux qui trouvent dans l’extension du jihad les raisons de
multiplier les mesures de sécurité, les lois antiterroristes, la limitation de nos libertés, et ultimement de favoriser des engagements militaires considérables dans des entreprises très
problématiques, comme les guerres d’Irak et
d’Afghanistan. Cette seule considération devrait
suffire à mettre en question, pour l’examiner
sérieusement, la prémisse mythique du jihad
comme constituant de l’Islam universel.
LA MODERNITÉ ET L’INDIVIDU LIBÉRAL
Dans le mythe de l’Islam étranger irréductible,
nous devons maintenant voir la place du soidisant refus de la modernité et de l’individu
sujet de sa propre existence, du soi-disant repli
sur la communauté et en général de tous les
arguments qui tendent à représenter les musulmans comme des êtres archaïques, soumis
au groupe et pour tout dire réfractaires à la liberté. Pourquoi ce stéréotype est-il aussi puissant ? Huntington le reprend en totalité : pour
lui, aucune société musulmane n’a réussi à
intégrer une perspective libérale susceptible de
garantir les droits de la personne, de protéger la
liberté individuelle contre l’autorité de l’État et
317
en général à susciter des oppositions fortes aux
régimes tyranniques. Pour lui encore, ces sociétés sont des terreaux naturels pour la tyrannie, car l’idéologie coranique de la communauté favorise, comme dans le shiisme,
l’émergence de héros messianiques, tyranniques, seuls capables de sauver la communauté. Nous devons ici encore prendre toute la
mesure de la force de l’analyse américaine, car
elle capte à son profit non seulement le stéréotype du musulman communautaire, mais
aussi son irrationalité. Seuls des mystiques,
fous furieux, se laissent emporter par les idéologies kamikazes au service du groupe, et acceptent de mourir pour leurs sœurs et frères.
Comment expliquer autrement les attentats du
11 septembre ? Nous ne devons pas oublier
pourtant que durant toute l’ère de la décolonisation, ce sont les mêmes islamistes qui furent
de farouches opposants aux tyrans marxistes,
comme on l’a vu de la manière la plus
sanglante en Algérie. L’islamisme apparaît
donc comme la solution viable de remplacement aux régimes en place en raison même de
leur tyrannie : ce sont des dialectiques très
compliquées, et qui débordent très vite le
schéma de Huntington. Une analyse géopolitique de chaque situation nationale pourrait ici
apporter les nuances qui s’imposent et même
si nous devons reconnaître que la progression
de l’idéal démocratique dans les sociétés islamiques est lente et entravée, nous n’avons par
ailleurs aucune raison de considérer cette len318
teur comme consitutive ou essentielle. Accepter
le « choc des civilisations », c’est en effet accepter
un choc entre deux essences, entre deux
cultures irréconciliables, alors que nous sommes témoins et acteurs d’un processus infini
d’évolution, d’une histoire et d’une rencontre.
J’ai essayé dans la première partie de mon exposé de montrer la force du lien communautaire dans l’islam religieux, et j’ai insisté sur la
facilité déconcertante avec laquelle nous le représentons de manière dénaturée. Cette caricature atteint un sommet dans le modèle de
Huntington : pour lui, l’Islam ne peut accéder à
la modernité tout simplement parce qu’il refuse
l’individualisme libéral. C’est en fait un cercle
vicieux, comme il le reconnaît lui-même : la réislamisation est à la fois un produit de la modernisation, dans la mesure où elle constitue
d’abord une résistance, et un effort pour y parvenir. Tous les facteurs de l’indigénisation sont
réunis : urbanisation, mobilité sociale, instruction, communications et médias, interactions
avec l’Occident. Tous ces facteurs viennent détruire la communauté traditionnelle, les liens
de clans et de villages, et provoquent une grave
crise d’identité. C’est ce qui explique le retour à
l’islam fondamental, en même temps que
l’adhésion minoritaire à l’islamisme militant. S’il
est vrai encore aujourd’hui que le principe fondamental de cohésion des sociétés islamiques
est le lien communautaire, celui du clan, il est
non moins vrai que la ummah est le grand
foyer de loyauté et d’engagement, même à
319
l’échelle mondiale. Huntington a donc raison
d’insister sur cette légitimité, mais il va plus
loin : il affirme que ce lien est plus fort que celui
de l’État nation, et donc que tout lien libéral.
Très honnêtement, il donne l’explication suivante : ces États sont le résultat des caprices de
l’impérialisme occidental. C’est par exemple le
cas de l’Irak, et on peut le comprendre aussi en
regardant la situation tragique des Kurdes dispersés sur le territoire de plusieurs États. La
division artificielle des États arabes est une tragédie, et encore plus la désillusion conséquente
à l’échec de l’État panarabe : ceci explique la
force de la ummah, autant comme idéal spirituel du lien islamique que comme horizon de
réconciliation politique.
Restons cependant près de notre problème, et
suivons bien le raisonnement de Huntington :
il en conclut que de toute façon la ummah est
incompatible avec l’État nation moderne a
priori, en raison de la théologie politique et du
pouvoir souverain suprême d’Allah. Il soutient
en effet qu’en tant que mouvement révolutionnaire, le fondamentalisme islamiste rejette
l’État nation au profit de l’unité de l’Islam, tout
comme le marxisme le rejetait au profit de
l’unité du prolétariat international . Cette thèse
montre à quelles limites on se sent capable
d’aller pour transformer un concept fondateur
en une raison de figer défnitivement
l’impossibilité de l’Islam d’accéder à la modernité. Pouvons-nous vraiment croire que les citoyens d’Iran, de Syrie, de Turquie croient que
320
l’État nation dans lequel ils vivent n’est pas légitime, ou qu’il n’a pas la même légitimité que
la ummah des croyants ? Pour Huntington,
cela est vrai d’abord et avant tout parce que
rien n’a remplacé le califat et le sultanat : aucun État phare, comme il les appelle, n’a
émergé depuis 1915. Laissons de côté cette
interprétation historique, retenons seulement
la situation de blocage, d’impasse politique
construite à partir de la prévalence d’une
communauté théologique.
L’OCCIDENT ET LA LOI
J’en viens à mon dernier point, que je présente
en conclusion : comment l’Occident démocratique en est-il venu à mépriser l’évolution des
systèmes politiques islamiques qu’il a pour la
plupart contribué à mettre en place ? Dans le
modèle de Huntington, la guerre des civilisations fait s’affronter l’Islam et l’Occident d’abord
sur le terrain de la théologie politique, et de la
Loi. Pour lui, ces deux civilisations sont engagées dans un conflit séculaire entre deux
conceptions de la vie : l’Islam poursuit un idéal
transcendant de la vie, qui unifie le politique et
le religieux, alors que l’Occident a rompu avec
la Chrétienté en séparant définitivement le
pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Bref,
c’est le choc des États qui veulent la chariah et
de ceux qui poursuivent un projet politique
moderne, fondé sur l’exercice de la raison et la
promotion de l’individu libéral. Cette polarité est
forte, elle est substantielle et elle plonge ses ra321
cines dans un affrontement séculaire qu’on
peut faire remonter presque aux origines de
l’islam lui-même.
Mais pour que ce conflit prenne toute sa puissance, il doit être interprété de manière théologique : ce point est déterminant, et j’y insiste. Il
faut en effet que malgré la rupture de la modernité, qui est une sécularisation qui sépare
définitivement Occident et Chrétienté,
l’Occident maintienne son identité judéo-chrétienne pour qu’il entre dans cette polarité. Autrement, nous aurions d’une part une civilisation religieuse, et de l’autre un ensemble
d’États nations séculiers : or, leur commun
combat contre l’Islam est un combat en tant
qu’ensemble judéo-chrétien. Pour que cette
polarité tienne, dit autrement, il faut la réactiver
à partir de l’épisode mythique de Charles Martel à Poitiers : quand nous construisons ce stéréotype de l’islam religieux, nous nous retrouvons comme les chrétiens des Croisades. Autrement, la polarité perd de sa force. Cela joue
bien sûr dans les deux sens. Un bon révélateur
de cette situation est le cas de la Turquie ; la
discussion concernant son intégration en Europe bloque sur son identité islamique, et
pourtant, d’une part, la Turquie est un État
laïque, fortement dessiné par l’idéologie républicaine de Kemal Ataturk et d’autre part, aucun
État européen n’est un État chrétien. Pour que
le conflit se polarise, il faut donc que les Européens se redécouvrent chrétiens, ce qu’ils
n’hésitent pas à faire, et pas seulement moder322
nes et libéraux, et il faut qu’ils forcent les Turcs
dans une identité islamique dont ils travaillent
à se libérer de toutes leurs forces depuis 1916.
Plus nous allons les enfoncer dans notre stéréotype, plus nous allons les précipiter dans les
bras des islamistes qui n’attendent que cela.
Le grand défaut de l’analyse du choc des civilisations est donc d’essentialiser les cultures et
les religions et de présenter comme irréductibles des conflits qui, tout en étant réels et historiques, n’en sont pas moins des conflits
contingents, et non des conflits nécessaires ou
substantiels. Pour que ces conflits apparaissent comme nécessaires, l’Occident a besoin
d’un mythe, celui d’un Islam a priori rébarbatif
à la modernité politique. Pour la conscience occidentale, il est devenu difficile de voir comment
l’Islam réagit à une forme d’intoxication : mais
irait-on jusqu’à dire que toute la modernité est
rejetée par l’Islam ? Dans ce rejet des valeurs
occidentales, il faut plutôt tenter de reconnaître
le rejet d’une société qui a rompu avec la foi et
avec tout l’héritage moral de la Chrétienté. Il est
certainement impossible de réconcilier parfaitement ces deux exclusions réciproques, mais
il n’est pas moins impossible de les transformer
en un conflit mortel de deux civilisations.
L’Occident reçoit la contestation islamique
comme une provocation et il demeure sourd à
l’interpellation qu’elle communique concernant
le sort des pays pauvres et opprimés, à commencer par la Palestine ; inversement, l’islam
radical reçoit l’appel à la modernité et à la dé323
mocratie comme un message de faiblesse et de
corruption. Comment déconstruire ces deux
réflexes crispés, l’anti-occidentalisme musulman et la crainte de la menace islamique ?
Nous sommes enfermés dans une spirale de
peur et de haine qui se nourrit des stéréotypes
que je viens d’esquisser et je pense que nous ne
pouvons rien attendre de thèses comme celles
de Huntington. La guerre en Irak pourrait facilement dégénérer : entre 1980 et 1995, les
États-Unis se sont engagés dans dix-sept opérations militaires contre des musulmans au
Moyen-Orient. Pourquoi pensons-nous que les
islamistes demeureraient insensibles à la suite
des provocations, et à l’humiliation continuelle
de la Palestine, pour ne rien dire de l’Égypte ?
Je voudrais maintenant, pour conclure, citer
Huntington : « Le problème central pour
l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’Islam, civilisation dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur
culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance. Le problème pour l’Islam n’est pas la CIA
ou le ministère américain de la Défense, c’est
l’Occident, civilisation différente, dont les représentants sont convaincus de l’universalité de
leur culture et croient que leur puissance supérieure, bien que déclinante, leur confère le devoir
d’étendre cette culture à travers le monde. »
(Huntington 1997 : 239)
Il faudrait commenter cette phrase par un
chapitre terrifiant du livre de Huntington, où il
324
décrit la violence des pays musulmans, en citant par exemple le nombre d’incidents violents
dans lesquels ils sont impliqués ou leur recours systématique à la violence. Ce sont des
pages terribles qui viennent nourrir la peur du
musulman et renforcer le stéréotype médiéval
du Sarrasin armé et prêt à tuer et violer. Ce
portrait oublie pourtant une chose : même si
les données citées étaient toutes vraies, par
exemple le nombre de kamikazes en Palestine,
il oublierait que cette violence n’a rien à voir
avec l’islam religieux, et que son développement dans des pays humiliés depuis 1915 doit
trouver son explication dans bien d’autres facteurs. Mais je m’aperçois que je suis revenu sur
le terrain de la géopolitique, et je m’étais promis
de ne pas le faire.
À quoi sert donc, pouvons-nous demander en
terminant, le mythe occidental de l’Islam ?
D’abord à conforter l’image d’un Occident sûr
des raisons qu’il possède de s’engager dans
une guerre juste. Notre responsabilité aujourd’hui est de travailler à aller au-delà des
stéréotypes : il n’y a pas de guerre des civilisations, il y a seulement des conflits locaux, avec
des acteurs politiques qui utilisent le concept
de civilisation pour mieux fonder leur idéologie.
Cette rhétorique est dangereuse, elle est meurtrière, et elle paralyse actuellement l’évolution
de plusieurs pays qui se sentent concernés par
elle. Quand on se trouve dans les villes de
l’Islam, on est tout de suite repéré comme « occidental », et c’est toujours la même question
325
qui revient : est-il vrai que vous nous détestez
absolument, c’est-à-dire pour ce que nous
sommes ? Et si c’est vrai, pourquoi ? Ces cultures qui sont les plus riches et les plus anciennes du monde, qu’on pense à la Mésopotamie,
devraient pouvoir nous poser d’autres questions. Parmi ces questions, serions-nous capables d’entendre celles qui s’adresseraient à
nos idéaux de justice et de liberté ? Les stéréotypes que nous avons construits se retournent
contre nous, ils nourrissent un sentiment qui
fait obstacle au dialogue, et notre tâche aujourd’hui est de les dépasser.
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