tintin en amérique - Les Cahiers de l`idiotie
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L’ISLAM ET L’OCCIDENT : LE MYTHE DE L’AUTRE j Georges Leroux Car l’Europe qui regarde le monde n’est regardée par personne d’autre qu’elle-même. C’est en toute sécurité qu’elle balaie les continents de ses lumières. Consciente de la supériorité que celles-ci lui donnent, elle a foi dans sa science. Le doute que cette Europe peut à l’occasion exprimer sur soi s’inscrit à l’intérieur de cette démarche raisonnée qui fonde à ses yeux sa prééminence intellectuelle, la seule qui soit pour elle indiscutable, sur les autres civilisations. Ce doute n’est qu’un effort de plus vers sa maîtrise d’elle-même. Et c’est à quoi sert l’autre dans la meilleure des hypothèses : s’obliger à mieux se regarder soi-même. Là réside sans doute la « luminosité » de ce siècle, avec tout ce que ce mot contient de vrai et d’illusoire : l’autre n’est pas (comme il l’a été et comme il le sera de nouveau plus tard) une simple cible, une échappatoire ou un exutoire. Il est, oui, divertissement, exotisme, amusement. Mais non pas fuite de soi-même. Au-delà de l’exotisme, l’Orient est un détour prismatique pour revenir à soi. Instrument optique aux mains de ceux qui le manipulent : lentille, miroir, pour se voir à distance, sous d’autres angles (ou tout simplement pour contourner la censure). Donc nécessairement, objet : jamais l’Orient luimême ne questionne l’Occident ; jamais il ne le remet en question, puisqu’il ne fait que réfléchir ou filtrer les questions que l’Europe se pose à elle-même. (Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire) Je voudrais commencer par un souvenir de jeunesse, j’étais dans la vingtaine, j’étudiais en France1 . Cette époque n’était pas celle d’aujourd’hui, elle était habitée de l’intérieur par un espoir gigantesque, qui avait pour nous une allure très paradoxale : cet espoir, hérité du programme des Lumières et de l’après-guerre dont on sentait encore le parfum de liberté, était l’inspiration de tout ce qui pensait en ces temps-là, mais il portait, comme son envers angoissant, la figure la plus brutale de l’oppression et de la censure. Je veux parler du marxisme : la pensée qui avait apporté les perspectives de libération les plus crédibles pour les pays du Tiers Monde, en particulier des anciennes colonies européennes comme l’Algérie, et qui suscitait tant d’énergie dans les milieux montréalais de la revue Parti Pris, était aussi une figure de domination. Nos lectures étaient ouvertes, mais il n’était pas si simple de réconcilier ce qui nous arrivait de l’Est et du Moyen-Orient. Je fréquentais à Paris des étudiants marocains, tunisiens et algériens. Il était impossible de ne pas les rencontrer, ils étaient très actifs dans l’université française et tous attendaient de la décolonisation une libération authentique. La première fois que je visitai la Mosquée de Paris, j’étais en compagnie d’un jeune Irakien du nom de Nessim. Il étudiait les Le présent texte reprend une conférence donnée au Collège Édouard-Montpetit et au Collège Rosemont. Je le dédie à la mémoire de Thierry Hentsch. 1 269 sciences politiques, lisait Maxime Rodinson et Jacques Berque. Sa famille avait lutté pour l’indépendance contre le colonisateur britannique, il me semblait que j’avais quelque chose à apprendre de lui. Nous étions au tournant des années soixante-dix, Paris vibrait encore de la frénésie de Mai 68. J’étais étudiant de philosophie grecque, je lisais les néoplatoniciens, des penseurs dispersés dans l’Empire romain entre le IIIe et le VIe siècle de notre ère. Je savais qu’en 529, l’Empereur Justinien, un chrétien, avait pris la décision de fermer les écoles païennes : l’enseignement de la pensée grecque allait être interdit. Je savais aussi que les penseurs que je lisais avaient décidé de quitter la Grèce et Rome pour se réfugier hors de l’Empire. Mais pour aller où ? Vers Harran, en Perse, en faisant le voyage anatolien, en traversant la frontière de la Turquie et de la Syrie. Ils y furent accueillis, et quand ces royaumes se convertirent un peu plus tard à l’islam, leur enseignement fut repris à la cour des Califes, de Damas à Bagdad. Je décidai donc de faire ce voyage à mon tour. Je lisais Henri Corbin et Louis Massignon, de grands spécialistes du néoplatonisme arabe. En discutant avec ces amis arabes, je compris très vite que les pays qui m’attiraient, à la fois proches parce qu’ils avaient accueilli la culture grecque et différents à cause de l’islam, n’acceptaient pour eux-mêmes aucune de ces définitions : ils se voulaient plutôt révolutionnaires, marxistes, décolonisés, tout ce qu’on 270 voudra, mais pas musulmans. Et bien sûr, leur héritage grec n’était qu’un lointain passé. Quand je voyageai pour la première fois en Turquie, puis ensuite en Syrie, en Égypte et en Iran, je subis donc le choc de ce paradoxe : partout devant mes yeux, je trouvais la culture de l’islam, c’était la rue et la mosquée, le shiisme et le sunnisme, mais tous ceux que je rencontrais, les étudiants et leurs maîtres, n’avaient qu’un but, prendre leurs distances de cette religion archaïque, communautaire et liée à une société en voie de dépassement révolutionnaire. Aujourd’hui, si je retourne au Caire ou à Damas, à Istanbul ou à Alep, je suis mis en face d’une nouvelle identité, forte, dense, affirmée : l’islam politique immergé dans la ferveur religieuse. Partout, le marxisme a reflué. Les temps ont changé, et pas seulement du côté de ceux que nous observons avec condescendance. Car ce ne sont pas seulement les sociétés des anciennes colonies et des protectorats qui ont modifié leur identité, mais nous aussi dans notre rapport à elles : alors qu’elles n’étaient dans ces années soixante-dix et quatre-vingts que des sociétés de décolonisation, placées sous l’influence de l’Union soviétique, et que nous ne pouvions y voir que cet autre monde en expansion, celui du postcolonial, elles sont devenues aujourd’hui pour nous la figure nouvelle de ce qui nous confronte. Partout, à la suite d’une répression systématique, mais aussi en raison de ses 271 propres échecs, le communisme a presque disparu, et avec lui la figure de l’autre menaçant : rappelons-nous, dans ces tempslà, il y avait « le monde libre », c’est-à-dire nous, et les autres, le monde post-stalinien qui avait envahi Prague. Aujourd’hui, nous avons l’Occident, c’est-à-dire encore nous et nos certitudes, et en face, un monde surgissant des anciennes colonies, l’Islam. Pendant que l’Occident travaille à absorber ce qui reste de l’ancien monde, celui du rideau de fer, il reconfigure une nouvelle altérité, l’Islam. À cette nouvelle altérité, il confie le même rôle de repoussoir, avec lui il prolonge la même domination, maintient la même arrogance. En même temps, le concept de l’Occident prend une importance nouvelle. Personne ne parlait de l’Occident dans ma jeunesse, et maintenant nous ne parlons que de cela. Le christianisme et les références grecques ne jouaient aucun rôle dans la définition du « monde libre », aujourd’hui elles sont devenues constitutives de cet Occident qui chaque jour creuse davantage l’abîme qui le sépare de cet autre créé à sa mesure. Jamais je n’ai vu cette mutation aussi clairement qu’en 1979, lorsque l’Union soviétique envahit l’Afghanistan. La fermeture des frontières me priva d’un voyage que j’attendais depuis longtemps. Nous savons aujourd’hui comment l’Afghanistan est devenue le révélateur de nos résistances, le reflet paradoxal de toutes nos ambivalences. Les mêmes Afghans qui ont 272 combattu l’envahisseur soviétique avec acharnement et qui pour cela ont fait appel aux sources vives de l’islam des talibans, sont aussi ceux qui ont vu sur leur sol l’islam politique muter en islamisme en l’espace d’une génération. L’islam que nous avions soutenu contre les Soviétiques est maintenant retourné contre nous. Durant cette période, la question même de la nature de l’Islam comme culture ne pouvait prendre forme, et c’était pourtant celle qui s’imposait. Toute l’histoire du regard occidental sur l’Islam, sur cet Orient imaginaire que Thierry Hentsch recense dans son essai, est l’histoire d’un regard construit à partir de soi. Ce « détour prismatique pour revenir à soi » n’a jamais cessé, même dans la négociation politique qui détermine l’après-11 septembre, d’être un détour et une volonté de contrôle, il ne se transforme jamais en cette rencontre qui serait pourtant la condition primordiale de la paix. Je n’ai pas cessé de rêver d’aller en Afghanistan, c’est pour moi le lieu rêvé de l’islam des origines : un islam de la communauté, mais aussi l’islam de la rencontre avec les Grecs dans ces anciennes vallées où les armées d’Alexandre vinrent d’abord à la rencontre du bouddhisme. Qui se souvient des grands Bouddhas indiens de la vallée de Bamyan ? Ces immenses colosses sculptés dans la falaise par des artistes grecs, appartenant probablement aux armées grecques, furent dynamités par les talibans, dans un geste insensé de pu273 ritanisme culturel, proclamant que le Coran ne tolérait pas les images. Est-ce cela l’islam ? Je n’arrive pas à le croire. Car ces lieux de haute culture furent aussi, comme à Damas et Bagdad, des lieux d’hospitalité et d’ouverture où l’Islam accueillit la philosophie grecque, y trouva à la fois un langage pour sa métaphysique et une spiritualité pour sa mystique propre. On nous met en garde aujourd’hui contre une idéalisation de ce premier Islam des lumières, et même l’âge d’or de l’Andalousie est considéré par plusieurs historiens comme un mythe. Mais quand nous relisons l’essai de Thierry Hentsch, nous voyons que la construction de ce mythe, étalée sur plusieurs siècles d’ambivalence et de domination, est étroitement liée à la structuration de notre propre mythologie islamique et orientale, comme culture de l’irrationnel et de la barbarie, de la passion et de la résistance à la démocratie. Entre le jugement de Hegel et le nôtre aujourd’hui, on est invité à constater que peu de choses se sont modifiées. L’Islam nous apparaît comme congénitalement hostile ou réfractaire à la démocratie et à la liberté. Sont-ils à nos yeux si différents de ceux que décrivait Hegel ? « Les Orientaux ne savent pas encore que l’esprit ou l’homme en tant que tel est en soi libre : parce qu’ils ne le savent pas, ils ne le sont pas ; ils savent uniquement qu’un seul est libre ; c’est pourquoi une telle liberté n’est que caprice, barbarie, abrutissement de la passion, ou encore douceur, docilité de la passion, qui n’est elle274 même qu’une contingence de la nature ou un caprice. Cet Unique n’est donc qu’un despote et non un homme libre […] Seules les nations germaniques sont d’abord arrivées dans le christianisme à la conscience que l’homme en tant qu’homme est libre, que la liberté spirituelle constitue vraiment sa nature propre. » (Hegel 1963 : 27s) Ces stéréotypes méritent qu’on les regarde de près, les mythes ont la vie dure et ils exigent de nous rigueur et responsabilité. Je voudrais donc tenter de comprendre la nature de la mutation que je viens de décrire à travers un souvenir de jeunesse : comment est-on passé de sociétés qui avaient accepté d’entrer dans la modernité, en suivant les grands modèles de la décolonisation que leur fournissait le marxisme de libération, à des sociétés qui non seulement ne parlent plus de libération ou de désaliénation, mais qui revendiquent une définition islamique d’elles-mêmes qu’elles rejetaient il n’y a pas trente ans ? Quand il écrivit son grand essai sur le regard occidental, Thierry Hentsch ne pouvait imaginer que l’orientalisme qu’il décrivait allait se transformer en une thèse de « conflit des civilisations » ; il pensait comme Edward Saïd que l’exercice d’une forte critique allait au contraire déstabiliser un mythe de la différence et donner accès à une rencontre authentique. Cet espoir n’a pas été confirmé, le regard occidental s’est crispé. Mais il ne suffit pas de reprendre son effort, comme tant de critiques le font aujourd’hui (par exemple Todorov 275 2008), il faut que la question symétrique nous soit également adressée : comment sommesnous passés nous-mêmes d’une société qui trouvait son autre dans le grand Satan soviétique, et qui maintenant choisit l’Islam pour se contre-définir comme Occident ? Avons-nous toujours besoin d’un autre pour nous définir ? Et devons-nous toujours le démoniser pour sentir que notre liberté est en sécurité ? Pour discuter ces questions, je vois deux chemins possibles : le premier est celui de l’analyse politique des conflits et des forces en présence. Il est en effet indispensable de discuter tous les aspects relatifs à la géopolitique de l’Islam. Le second se construit à partir du premier : c’est l’analyse du rapport de l’Islam et de l’Occident comme un rapport de culture. Plusieurs penseurs ont fait se croiser ces deux approches, même s’il n’est pas toujours possible de le faire sans quelque entorse à l’histoire : dans le premier cas, on tente de trouver des causes économiques et politiques aux phénomènes de repli revendicateur qu’on observe. Par exemple, pourquoi les sociétés islamiques se sont-elles retournées contre les idéologies de libération ? Pourquoi ont-elles absorbé si rapidement un programme religieux pour repolitiser la société civile ? Est-ce en raison de l’échec social de la décolonisation ? C’est un premier type de questions. Le second type de questions se situe un peu plus loin des faits : est-il dans la nature de l’islam de brimer la liberté ? y a-t-il une diffé276 rence radicale entre l’Islam et l’Occident ? y a-til un choc des civilisations ? Ces questions, qui s’inscrivent dans le droit fil de l’orientalisme critiqué par Edward Saïd et Thierry Hentsch, ont été réactivées par la publication du livre de Samuel P. Huntington (1997), et n’ont cessé d’alimenter depuis un discours de confrontation. C’est à ce discours que je voudrais m’adresser, pour en montrer à la fois les limites, mais aussi les effets sur notre propre représentation de l’Occident. En cela, je veux retrouver ce « détour prismatique » pensé par Thierry Hentsch dans son essai. Il faut reconnaître que la géopolitique vient souvent brouiller les enjeux de culture, surtout quand nos discussions deviennent victimes de l’essentialisme. Ce terme mérite qu’on le précise. Chercher une essence pour une culture, ce n’est pas seulement tenter d’en donner une description ou une interprétation, mais pour ainsi dire l’enfermer dans le périmètre de la définition. Par exemple, dire que l’Occident, c’est la liberté et que l’Islam, c’est la soumission, ou le refus de la modernité. Ces essences sont le plus souvent des illusions dont nous avons besoin pour nous maintenir, et leur principale conséquence est qu’elles engendrent la xénophobie. Il est donc urgent de les déconstruire, car toute essence trahit la complexité qu’elle cherche à dominer. Et s’il s’agit de déconstruire, c’est-à-dire de défaire la structure du stéréotype essentialiste pour mettre à nu les prémisses non dites, les propositions inavouables, c’est 277 d’abord parce que les constructions de l’identité des cultures dans l’histoire sont toujours relatives et précaires. De cette précarité, Thierry Hentsch nous fait les témoins. Je propose donc un trajet qui comportera deux segments distincts. Je voudrais d’abord comprendre comment l’Occident a construit le mythe de l’Islam. Pour cela, je me concentrerai sur les concepts qui ont le plus contributé à structurer les stéréotypes. Ces concepts sont déterminants dans l’histoire, ce sont les suivants : Jahili , la barbarie ; Jihad , les guerres de la pureté ; Ummah, la communauté et Chariah, la loi dans ses rapports avec la théologie politique. À travers les relations de la Chrétienté européenne avec l’Islam depuis le Moyen Âge, ces concepts ont évolué vers une polarité qui nous permet de comprendre la thèse du « choc des civilisations » qui en est l’aboutissement contemporain. Dans la seconde partie, j’examinerai les effets de retour de cette construction sur notre compréhension de nous-mêmes ; j’essaierai de montrer aussi comment nous pouvons tenter de dépasser cette opposition aujourd’hui. 1. ISLAM ET OCCIDENT : LA CONSTRUCTION DU STÉRÉOTYPE Pour bien camper les acteurs présents sur la scène, nous devons remonter à la formation du concept même de la Chrétienté, une idée très différente de celle du christianisme : au début de l’ère chrétienne, les communautés dispersées autour de la Méditerranée menèrent de 278 longs combats avec les milieux païens, qui soutenaient le polythéisme. Nous savons aujourd’hui, en étudiant par exemple l’histoire de villes comme Alexandrie en Égypte, que ces luttes furent très meurtrières. Même au sein d’une culture de tolérance et qui valorisait son propre pluralisme, les rapports des chrétiens et des Grecs, pour ne rien dire de la communauté juive, furent marqués par une hostilité croissante. Quand les derniers païens comprirent que la culture du paganisme arrivait à son terme inéluctable, les sociétés chrétiennes victorieuses n’avaient pas encore pris conscience de leur unité. Un monde cédait la place à un autre dans une turbulence qui, après le déplacement vers Byzance, ne fit que s’accentuer. Il y a beaucoup de raisons à cela, la plus importante étant le chaos engendré dans l’Empire romain par les invasions des populations du Nord, les fameux Barbares. Pendant plus de trois siècles, il y eut un brassage de populations sans précédent, et malgré la résistance très ferme des empereurs repliés à Byzance, le territoire était lentement laminé et la culture soumise à un processus de dissémination et d’érosion que nous commençons à peine à comprendre. Pourquoi faut-il rappeler cela ? Parce que cette situation aurait pu durer encore longtemps si un nouvel acteur n’avait fait son apparition au Sud, dans le désert d’Arabie. La prédication de Mahomet (570-632) et les guerres de conquête qui suivirent coïncident avec la déstructuration de l’espace romain. 279 Il faut donc nous représenter l’Europe barbare et byzantine comme une forme très instable, et surtout comme un ensemble qui n’a pas encore conquis son identité comme culture : la Chrétienté n’apparaît en effet que lorsque l’ennemi musulman entreprend la conquête. Nous en connaissons les grandes dates. Les armées de Mahomet et des premiers califes se sont avancées sur tous les fronts à peu près en même temps, et de l’Espagne jusqu’à Byzance, elles ont étendu leur domination en peu de temps. Retenons la date célèbre et mythique de 732, pour la Bataille de Poitiers, où les troupes de l’émir Abd el Rahman furent stoppées dans leur invasion de l’Europe du nord par Charles Martel et la date de 1453, date à laquelle la dynastie des Ottomans, des musulmans anatoliens, conquit Constantinople, ce qui mit fin à l’Empire byzantin. Tout le Moyen Âge européen est donc caractérisé par deux phénomènes qui s’autodéterminent réciproquement : d’une part, les pays de l’empire s’unifient en devenant chrétiens, de Charlemagne à saint Louis ; d’autre part, ils subissent les assauts répétés des musulmans, auxquels ils entreprennent de répliquer en organisant les Croisades. Ces deux phénomènes ont un résultat unique et massif : c’est la formation de la Chrétienté, comme entité de culture, de civilisation unifiée dans une religion et une institution, la Papauté. La formation de l’Europe chrétienne est le résultat le plus direct de la confrontation avec l’Islam. Soutenue par Henri Pirenne (1992 280 [1937]), dans un livre fameux, cette lecture appelle certes des nuances, mais elle se fonde sur la mutation profonde de l’espace méditerranéen. Cette mutation porte l’empreinte indélébile de l’Islam. JAHILI Dans cette confrontation, un processus aujourd’hui très étudié sur le plan de l’affrontement des cultures, nous sommes en présence d’abord d’une politique de la Méditerranée. Il était important d’en avoir le contrôle. Les Croisades sont d’abord des expéditions chargées de conserver les routes importantes du commerce, mais elles étaient portées par l’idée de la suprématie absolue de la Chrétienté. De quelle suprématie parlons-nous ? Quand nous étudions de part et d’autre les rapports de l’Islam et de la Chrétienté durant ces siècles, nous voyons deux choses : d’abord la mise en place d’un dispositif de différence, où l’Islam est considéré comme une culture barbare, infâme et cruelle (pour une recension détaillée de la critique chrétienne du monde musulman, Daniel 1993 ; Armstrong 2005 ; Bulliet 2006) ; et dans le regard inverse des musulmans, un portrait où la Chrétienté apparaît comme un monde dégénéré, cupide et idolâtre. C’est à cette opposition d’une idolâtrie intolérable et d’une barbarie qui ne l’est pas moins que nous devons la construction du stéréotype le plus déterminant. 281 Attardons-nous un bref instant sur cette première confrontation : l’Islam se définit dans la révélation coranique comme une religion et une civilisation de la soumission au Dieu unique. Le terme « islam » signifie « faire acte de soumission », et donc accepter la grandeur de Dieu unique et miséricordieux. Pourquoi donc les musulmans des premières générations se retournèrent-ils si violemment contre les chrétiens ? Cette question trouve sa réponse dans l’accusation d’idolâtrie : à leurs yeux, la théologie chrétienne de l’Incarnation et de la Trinité constituait littéralement un blasphème à l’égard de l’unité et de la simplicité divine. L’idolâtrie chrétienne reproduisait, sous une autre forme, la religion polythéiste que Mahomet avait voulu renverser à la Mecque. Cette confrontation est claire dès les premiers témoins de la rencontre, par exemple dans les traités de Jean Damascène qui fut témoin de l’entrée des musulmans à Damas et put discuter avec les théologiens. Il faut reconnaître que la théologie chrétienne n’est pas simple et que les chrétiens eux-mêmes débattirent de l’unité divine jusqu’au Concile de Chalcédoine en 451, mais quand nous lisons le Coran, nous trouvons trois propositions essentielles pour cette question de l’idôlatrie. Premièrement, la succession des prophètes accomplit l’idée du monothéisme : le Coran reconnaît en effet la sainteté d’Abraham et de Moïse, tout comme celle de Jésus : ils sont les précurseurs de Mahomet, et sont comme lui 282 des envoyés de Dieu. Le Coran accomplit donc la tradition monothéiste, et il se pose comme l’achèvement ultime d’une histoire de la révélation divine qui pose le monothéisme de Moïse dans son extension universelle. Le Coran reprend les deux Testaments en affirmant qu’il les purifie. Mais de quoi les purifie-t-il ? C’est la deuxième proposition : de l’idolâtrie. Les juifs et les chrétiens méritent d’être persécutés, car malgré la sainteté de leurs prophètes et leur commune appartenance à la culture sémitique du désert, ils ont renoncé à la sublimité de la révélation en introduisant des divinités idolâtres : pour les juifs, il s’agit de la doctrine de l’élection, c’est-àdire de leur choix comme population unique aimée de Dieu. Les Arabes du désert, qui sont, rappelons-le, les mêmes que les bédouins d’Israël, ne supportent pas d’être exclus de l’Alliance mosaïque. Les chrétiens, quant à eux, sont pires, car ils introduisent trois dieux, et surtout ils déifient leur prophète, en faisant de Jésus un dieu. Nous trouvons enfin une troisième proposition, qui découle des deux premières : la colère de Dieu s’abat sur ceux qui le méprisent et ne se soumettent pas à la doctrine de son unicité, et en particulier sur les Barbares. Cette accusation d’idolâtrie est la matrice de l’hostilité islamique au judaïsme et au christianisme qui n’a cessé de se développer jusqu’à aujourd’hui. C’est une accusation beaucoup plus profonde que les accusations de cupidité et d’immoralité qui sont venues s’y ajouter au 283 cours des siècles, car elle découle des principes les plus fondamentaux de la révélation coranique. Pourquoi la colère de Dieu devrait-elle s’abattre plus spécialement sur les idolâtres ? Cet argument n’a jamais été retourné par les chrétiens contre les musulmans : les philosophes et théologiens chrétiens ont toujours reconnu la perfection intrinsèque de la théologie musulmane, héritée de la philosophie grecque, mais ils ont néanmoins attaqué très durement le concept de la colère divine qui était utilisé pour pousser les musulmans à la guerre sainte. Notre compréhension contemporaine de l’islam trouve en effet ici son premier élément mythique : la violence. Par essence, en effet, l’islam serait une religion et une culture de la violence, parce que cette culture associe fondamentalement Dieu à une violence contre l’idolâtrie. Ce retournement fixe pour ainsi dire quasi définitivement l’argument chrétien contre l’islam. En se concentrant sur la colère divine, les premiers polémistes n’entendent pas réfuter la théologie coranique, mais en montrer l’indissociable violence. Ils insistent donc pour montrer qu’au regard de l’islam, autant les régimes laïcs d’aujourd’hui que les chrétiens du Moyen Âge doivent être l’objet de la violence divine, parce qu’ils sont coupables de tajhil. Cette construction de l’Islam violent se trouve facilement confortée dans l’islamisme radical aujourd’hui, qui assume entièrement la mission de destruction de l’idolâtrie. Cette jahili (jahi284 liyyah/djahiliya/ )ةيلﻩاجest conçue par eux comme une barbarie, semblable à cet âge de l’ignorance qui régnait avant la prédication de Mahomet2 . Cette idolâtrie justifie la violence et, en retour, dans un mouvement de spirale de haine, la Chrétienté a accentué l’idée que c’est l’Islam qui est barbare, en raison même de cette violence. Aujourd’hui, on parle de nouvelle jahili. L’Occident, et donc plus seulement la Chrétienté, aime décrire l’Islam comme une barbarie absolue, ce qui justifie que nous portions à notre tour une croisade contre lui. Quand le discours présidentiel américain décrit l’axe du mal comme axe de la barbarie, il reprend donc contre l’Islam un concept qu’il reconstruit à partir de la critique islamique de l’idolâtrie et de la colère divine. Nous sommes témoins aujourd’hui d’un phénomène de crispation croissante de cette polarité : pour les islamistes radicaux, l’idolâtrie la pire est celle de l’Occident, c’est l’idôlatrie du corps, du capital, de la matière et selon certains de leurs penseurs les plus radicaux, il n’y a pas d’islam authentique sans un renversement de cette idolâtrie primitive. En cela, ce fondamentalisme reprend des doctrines platoniciennes qu’ils ont héritées des philosophes dualistes venus chez eux lorsqu’ils Le concept en a été repris dans l’œuvre de Sayyed Qotb, notamment (1996), qui a inspiré le mouvement des Frères musulmans. 2 285 furent contraints de quitter l’Empire en 529. Il ne viendrait en revanche à l’esprit d’aucun Occidental de dire que les musulmans sont idolâtres, mais qu’ils soient barbares, cela ne fait aucun doute. Pourquoi ? Parce qu’au regard de l’Occident, ils n’hésitent pas à recourir à la violence pour lutter contre l’idolâtrie. L’Islam se conçoit comme une culture de spiritualité, capable de dominer le corps et la matière, et il méprise les idolâtres de la matière, l’Occident. Voilà comment s’est construit, dans un effet de miroir qui envahit à la fois l’orientalisme et l’islamisme contemporain, ce premier stéréotype d’un Islam terrifiant, violent. Voilà surtout comment ce stéréotype est récupéré dans le fondamentalisme, lequel nous rend l’immense service de conforter nos certitudes, de justifier nos guerres. JIHAD Cette brève analyse historique nous amène au second élément de la construction de l’Islam mythique, qui nous sert de repoussoir dans la construction du conflit des civilisations : c’est le fameux concept de jihad ( داﻩج,), de guerre sainte. Ce concept est très complexe et le problème central pour le comprendre aujourd’hui est le fait qu’il soit devenu la propriété des islamistes radicaux, ce qui encore une fois nous rend le service de conforter l’image d’un islam par essence violent. Lorsque nous faisons l’étude de ce terme dans le Coran, nous constatons qu’il possède d’abord une signification 286 spirituelle : c’est une vertu, qu’on pourrait comparer à la vertu philosophique du courage chez Platon. Se dominer soi-même contre les forces de la pulsion, se maîtriser contre l’irrationnel, exercer sur soi-même un contrôle ascétique. Mais la guerre sainte liée à l’expansion primitive de l’islam est aussi importante, car le jihad était presque une prescription aussi essentielle que les cinq piliers (foi, prière, aumône, ramadan, pèlerinage). Il l’est d’ailleurs chez les kharidjites, un mouvement fondamentaliste important. Dans la théologie du Coran, on distingue en fait deux jihad : celui des sourates de la Mecque, une attitude de force et de résistance, et celui des sourates de Médine, qui devient un devoir de guerre. Une partie importante de l’éthique coranique chez les penseurs musulmans gravite autour de l’articulation de ces notions. La tension entre l’idéal spirituel et l’honneur guerrier est constitutive de l’histoire du concept. Ce concept est devenu avec l’extension de l’islamisme radical l’élément le plus visible et le plus puissant dans la construction du mythe contemporain de l’islam : celui d’un devoir prosélyte de conquête du monde entier par la force des armes. Comme Gilles Kepel l’a montré, c’est par une réinterprétation fondamentaliste de ce concept que l’islamisme contemporain a pu entrer en guerre avec l’Occident (Kepel 2000 ; Ali 2002). Mais rien dans le Coran, ni dans la tradition des Hadiths ne permettait de le faire de manière aussi radicale, voire aussi 287 unilatérale. Pourquoi ? Parce que dans la tradition du jihad, plusieurs conditions doivent être réunies avant d’exercer le jihad guerrier : par exemple, les imams doivent proposer la conversion avant de déclarer la guerre. De plus, dans le shiisme, comme l’imam est caché et la communauté en attente de son retour, personne ne peut faire une telle déclaration. Le seul cas où le jihad peut être déclaré sans une proposition de conversion préliminaire est celui de résistance à l’invasion. Or voici justement la brèche où va s’engouffrer l’islamisme radical : c’est en se considérant envahi par l’Occident, et en particulier en luttant comme Ousama Ben Laden contre la présence américaine sur la terre sainte de l’Arabie, que le jihad peut être déclaré. Tous les musulmans qui s’engagent alors pour sauver l’islam seront des martyrs (des shahids) et ils seront récompensés par le Paradis (Cook 2007). Pourquoi ce concept appartient-il aussi au stéréotype mythique de l’islam ? Parce que rien dans l’expérience de l’islam universel aujourd’hui ne justifie le recours au jihad, et surtout parce que l’immense majorité des musulmans n’en retient que l’interprétation spirituelle. Mais sur le terrain de l’islamisme, les choses se passent autrement : plusieurs ont observé que ce sont les mêmes couches de population, rassemblant une élite éduquée et internationale, qui s’étaient montrées sensibles au marxisme révolutionnaire qui aujourd’hui embrassent le jihad. Pourquoi ? Parce qu’il 288 peut servir des causes de justice sociale, comme celles qui sont promues par les mouvements islamistes. De la Bosnie au Pakistan, l’idéologie jihadiste s’est donc moulée dans l’idéologie de justice anti-capitaliste, une place laissée vide par le reflux du communisme (Gerges 2005). En Iran, nous voyons un régime révolutionnaire complètement pénétré de l’idéologie de la colère divine dominer une population soumise ; en Égypte en revanche, les mouvements comme les Frères musulmans ont échoué, en raison d’une répression massive, dans leur tentative de renversement du pouvoir laïc. En Turquie, nous observons un islamisme croissant, très ambivalent à l’égard de l’occidentalisation. Partout, le concept de jihad reçoit une interprétation ajustée à des finalités politiques, mais partout il est structurant. C’est après 1992 seulement, il faut l’observer, qu’il s’est généralisé en lutte anti-occidentale. Selon Kepel, le jihadisme est sur le déclin dans le moment ; mais les faits semblent le contredire, il maintient sa puissance dans plusieurs parties du monde. Pourquoi ? Parce que le jihadisme semble la seule voie d’issue à l’échec du nationalisme islamique dans la plupart des pays où l’islam demeure une religion d’État. Pour l’Occident, le jihadisme est la désignation la plus évidente et la plus blâmable de la violence islamique comme caractéristique de sa culture. Il devient dès lors constitutif de son essence. Placé dans une situation de faiblesse 289 depuis les attentats de 1993 et de 2001, pour ne citer que les plus importants, l’Occident n’a pas eu à chercher longtemps de bons arguments pour lancer une « guerre juste » contre l’islamisme, et sans nuance contre l’Islam tout entier. Il suffisait d’y dénoncer l’expression d’un fondamentalisme violent, guerrier, trouvant dans le livre sacré du Coran sa justification ultime. Pour bien comprendre ce dispositif idéologique, je propose le parallèle suivant : comment accepterions-nous qu’un ennemi nous attaque en faisant valoir qu’il a trouvé dans la Bible les raisons qui lui font comprendre que nous sommes intrinsèquement violents ? Les passages de l’Ancien Testament qui justifient la violence ne sont pas moins nombreux que ceux du Coran, mais nous ne semblons pas capables de le noter. Les théoriciens musulmans comme Al Qotb qui sont les grands propagateurs du jihad universel ont-ils quelque raison de trouver dans le Coran des fondements de leur idéologie ? La réponse est non, mais il se trouve aujourd’hui partout des oulémas qui les soutiennent et qui passent leur temps à endoctriner des jeunes dans les écoles coraniques dans cette direction. À leur discours, des penseurs plus modérés opposent une autre lecture du Coran, mais l’Occident n’entend que les premiers. Je reviens à mon souvenir de jeunesse. C’était septembre 1972, une date qu’on peut considérer comme le déclencheur mondial de la révolte qui va conduire ensuite à l’islamisme radical : 290 en protestation contre les massacres en Palestine, un commando prend en otage les athlètes israëliens lors des Jeux olympiques de Munich. On a pu voir récemment un film qui rappelle comment une cellule de l’armée secrète israëlienne va poursuivre ces terroristes pour les éliminer les uns après les autres. J’étais à Munich où j’étudiais la langue allemande, je me souviens de la turbulence. Et je n’ai pas été étonné lorsque, quelques années plus tard, la frontière afghane s’est fermée, car la Russie avait compris le signal. Cette action n’était pas renvendiquée comme un acte de jihad, mais elle le fut ensuite par tous ceux qui voulurent reconnaître dans la cause palestinienne la cause centrale du jihadisme. La suite est connue, on peut la résumer en évoquant le croisement de l’islamisme des talibans et du jihadisme des salafistes d’Arabie. On peut donc comprendre l’extraordinaire diffusion de l’islamisme si on se rappelle le discours de ces années, alors que l’utopie d’une société de justice égale à celle de Mahomet à Médine se répandit dans le monde arabe, comme l’expression de la protestation contre la chute des marxismes, contre la faillite des nationalismes, contre l’envahissement de Mac World dans les villes saintes de l’islam. Son point culminant demeure le jihad afghan, contre l’envahisseur soviétique. Financé par les pétromonarchies du Golfe et par la CIA, ce jihad avait un but : détourner la guerre sainte du capitalisme occidental, et infliger à Kaboul 291 une défaite cuisante. Nous payons aujourd’hui très cher cette alliance. Laissons de côté, parce que cela nous entraînerait trop loin, les considérations de géopolitique : l’important est le fait que le concept du jihad a été et continue d’être entièrement manipulé par l’Occident à son avantage. Les musulmans ne peuvent qu’être choqués que nous considérions leur culture et leur religion comme une culture de violence, alors que nous avons partout stimulé le jihad à nos propres fins. Pas seulement en Afghanistan, mais aussi en Iran et en Irak. L’Occident croit certes utile de trouver dans le jihadisme international un motif suffisant de mener la guerre juste à l’échelle internationale contre le terrorisme : guerre juste contre guerre sainte, cela semble une logique imparable. En l’espace d’une génération en effet, l’islam moral et politique du réformisme a entièrement cédé devant l’idéologie jihadiste, et la recension des violences commises en son nom semble interminable : talibans à Kaboul, fanatiques pakistanais, oppression iranienne, attentats européens et américains. Chacun de ces éléments contraint l’islam modéré dans une définition de lui-même qui l’humilie et ne correspond pas à son auto-compréhension historique et morale. L’idéologie de la pureté devient inattaquable et un des drames actuels les plus souffrants pour l’islam est qu’il reçoit sa définition du discours occidental de rétorsion, au lieu de trouver en lui-même, par 292 un travail sur les sources coraniques, les moyens de s’élever contre la captation fondamentaliste du jihad. Tel est donc le second concept où vient se figer notre interprétation stéréotypée de l’Islam. UMMAH J’ai tenté de mettre en relief comment notre représentation de l’Islam est tributaire de stéréotypes commodes, puisés à même les marges violentes que nous avons nous-mêmes provoquées. Dans l’histoire très longue de nos rapports mutuels, nous avons eu intérêt à nourrir le mythe d’un Islam irréductible, violent par essence, cruel. Toute la littérature européenne est pénétrée de ce stéréotype et quand on lit Hegel et son portrait de l’immaturité islamique ou encore l’article que Voltaire consacre à Mahomet dans l’Encyclopédie, on se dit que ni l’un ni l’autre n’avaient beaucoup voyagé. Les historiens ont fait l’histoire de la construction de ce stéréotype, et ils ont montré comment il s’est alimenté aux sources les plus ordinaires de la xénophobie : peur de l’envahisseur, peur de l’autre en général, peur de l’inconnu. Pourtant, quand on a voyagé dans les pays musulmans, et quand on a fréquenté leurs villes, leur art, leur musique, on ne peut qu’être admiratif et sensible à la grandeur de leur culture. Mon témoignage n’en est qu’un parmi d’autres, mais combien de fois me retrouvant dans les mosquées et dans les quartiers populaires ai-je été témoin des mêmes choses. Je résumerais 293 ce sentiment en disant : un sens profond de la communauté, du lien, du rapport humain devant l’expérience du monde. La prière islamique, qui est un acte de soumission marqué par une prosternation répétée devant la grandeur du Dieu unique, veut d’abord témoigner de la pureté de l’islam comme religion spirituelle, mais surtout comme communauté. Contrairement aux églises chrétiennes, les mosquées sont des lieux de vie, habités toute la journée par la prière et la méditation du Coran ; les vieux y conseillent les plus jeunes, les femmes s’y rencontrent en promenade, les jeunes y font leurs devoirs. C’est cet espace qui me conduit à mon troisième point : ces lieux qui sont des lieux de vie, sont devenus invisibles pour nous en tant que tels. Pourquoi ? Parce que nous sommes devenus incapables d’y reconnaître la présence de la communauté, un concept que nous retournons contre lui-même en le taxant d’infantilisme politique. Pourquoi un des fondements les plus importants de l’Islam est-il pour nous motif de dérision ? Le concept de la communauté se dit en arabe ummah ( ) ةمأ. Ceux qui connaissent la grande chanteuse égyptienne Oum Kalsoum entendent la racine arabe de ce terme : c’est Oum, la mère. La communauté rassemble en effet tous les croyants comme des frères, et selon le Coran cette communauté était déjà constituée dans la migration d’Abraham. Le père des croyants était-il déjà musulman ? Selon le Coran, la 294 première communauté était déjà parfaite et entière, et cela explique que ceux qui n’y adhérent pas soient considérés comme des apostats, des infidèles : ils en sont sortis, ils ont apostasié la révélation primitive, ils ont refusé le rappel coranique. Cette communauté universelle repose simplement sur l’acte de foi. Dieu en effet a envoyé à chaque communauté un messager, pour la guider ; pour Mahomet, la diversité des communautés historiques devait demeurer un mystère associé à la volonté divine, même si le Coran cite parfois la division des tribus d’Israël comme fondement de la division humaine. Je rappellerai ici un autre souvenir, plus récent. Un soir que j’étais à Damas, et que je m’apprêtais à quitter, je fus reçu à dîner par un théologien shiite qui faisait des études là-bas. Durant mon séjour, il m’avait guidé partout et nous avions été ensemble en pèlerinage au tombeau du grand philosophe damascène, Ibn Arabi, martyrisé pour sa foi, parce qu’il professait une approche mystique contraire aux théologies de son époque. Je me souviendrai toujours de cette longue marche dans un quartier populaire de Damas pour arriver à son tombeau dans une petite mosquée, un havre de paix et de lumière. Alors que nous devions nous faire nos adieux, il me tendit un chapelet islamique et me demanda si je désirais me convertir et revenir dans la communauté. Je fus très surpris de l’expression « revenir ». Je n’avais jamais été musulman. Il m’expliqua 295 que la communauté de la soumission au dieu unique est universelle et originaire et qu’il suffirait que je le reconnaisse pour y appartenir de nouveau. Le soir tombait sur la place de l’ancien forum où saint Paul avait été dans sa jeunesse, je me sentais pris entre deux mondes, à vrai dire entre trois mondes : le grec, celui du néoplatonisme de mes études et du grand Ibn Arabi, le chrétien de saint Paul et le musulman. Je pris le chapelet, et je promis d’y réfléchir. Je vis passer sur le visage de mon ami un regard d’une très profonde tristesse, il était certain que ce soir-là, je deviendrais son frère pour vrai. Nous allâmes manger dans un restaurant où se produisaient des danseurs soufis et je sentis que jusqu’à la fin de la soirée, il attendait que je lui dise que j’avais changé d’avis. Quand je rentrai à Montréal, je lui envoyai une prière d’Ibn Arabi, callligraphiée du mieux que je pouvais en arabe littéraire. Je ne pouvais faire plus. La communauté islamique est un fondement de l’expérience de l’Islam, nous ne saurions en exagérer l’importance, mais je réponds maintenant à ma propre question : pourquoi la tourner en dérision aujourd’hui ? La réponse est claire dès qu’on a voyagé un peu dans ces pays : parce que nous avons quitté le monde de la communauté depuis plus d’un siècle et que nous sommes, en gros depuis Hegel, dans celui de la société libérale qui ne connaît que des individus. La sociologie critique a théorisé ces deux concepts, la philosophie politique en a 296 fait la base de la théorie de l’État, et il est certain que toute notre conception de la démocratie serait impossible si nous n’étions pas d’abord des individus. Les musulmans placent-ils la communauté au-dessus de l’individu ? Et s’ils le font, est-ce une raison pour croire, comme le fait Hegel, qu’ils n’ont pas accédé au statut de sujet et qu’en fait ils en sont incapables par essence ? Ne devrions-nous pas nous limiter à comprendre le privilège, à la fois moral et spirituel, qu’ils accordent à la communauté ? Nous préférons penser qu’ils sont loin derrière nous dans l’évolution politique et morale qui devait les faire accéder à la modernité et que leur attachement à la communauté est responsable de leur infantilisme. Pourtant, cette communauté n’a rien de risible, ni de dérisoire : elle est le fondement de l’Islam communautaire, c’est-à-dire social ; ce que nous appelons la charité ou la justice, les musulmans l’appellent communauté. Je n’entrerai pas ici dans la discussion de ce qui fonde la communauté islamique, je m’intéresserai seulement à la manière dont nous nous représentons ce qui nous sépare d’elle. Dans l’histoire de l’islam, la communauté a d’abord été le lieu du consensus ou de l’accord (idjma), un principe essentiel pour stabiliser la tradition et les Lois et qui constitue un des fondements de la foi. Ce consensus vient approfondir ce qui est établi par le Coran et par la Sunna, c’est-à-dire la tradition. Dans l’Islam contemporain, ce consensus est la fonction des 297 oulémas, les docteurs de l’islam, qu’il ne faut pas confondre avec les imams, c’est-à-dire avec ceux qui dirigent la prière dans la mosquée et qui proposent la prédication. L’Occident qui a recueilli l’héritage théologique de la Chrétienté est aussi très fier de proposer sa propre communauté, et de faire valoir qu’elle est soutenue de l’intérieur par une institution qui l’unifie, l’Église. Mais alors que l’Église est une structure institutionnelle hiérarchique, différente depuis plusieurs siècles de la société civile, la communauté islamique est la communauté de tous les croyants ; elle absorbe tous les individus, et dans un état islamique, ou dans un état où l’islam est la religion prépondérante, elle ne se distingue pas, ou pas entièrement, de la société civile. L’Occident juge donc très sévèrement la communauté islamique en raison de sa propre laïcité moderne et de sa conception de la séparation des pouvoirs : dans la communauté islamique, l’individu ne saurait à nos yeux s’épanouir, il ne peut qu’être brimé, les femmes y sont condamnées à l’inégalité et à la sujétion. De tous les traits qui donnent une image mythique de l’Islam, la question de la communauté est peut-être le plus difficile : les musulmans y tiennent plus presque que nous, et ils ne font aucun effort pour se dégager du stéréotype, dit autrement pour relever ce qui dans la vie islamique en appelle à l’individu, à sa liberté, à son pouvoir d’initiative. Tout se passe comme si la communauté était l’expression la 298 plus haute du lien humain et comme ce lien est conquis dans un acte de soumission au Créateur, toute affirmation libérale apparaît rapidement comme une confrontation avec la religion, avec le dogme sacré de la souveraineté du Dieu unique. Rien n’est pourtant moins complexe : l’histoire islamique montre à ce chapitre une succession ininterrompue de doctrines contradictoires sur la place de l’individu et un des concepts les plus riches de la pensée islamique est justement celui de la « recherche personnelle », qu’on désigne par le terme ijtihad. La communauté primitive, nous le savons trop bien, fut marquée par de grandes violences : le troisième calife, Othmann, fut assassiné en 656 et c’est Ali, le gendre de Mahomet qui lui succéda. Cette histoire doit être rappelée, c’est la fameuse grande Discorde (Djaït 1989). En 657, Ali accepta un arbitrage pour éviter un bain de sang avec les opposants ommeyades. Il fut déposé, ce qui créa une rupture sans précédent : le groupe majoritaire fut celui des sunnites (partisans de l’orthodoxie de la sunna), ensuite les partisans de la séparation, du parti (shia), qui soutenaient Ali, et finalement les kharidjites, les sortants. La richesse doctrinale qui résulte de ce schisme fondateur est porteuse de conséquences historiques fondamentales : le shiisme divise pour toujours la communauté, ce qui explique qu’il ait été opprimé si cruellement. N’entrons pas dans les détails, regardons plutôt ce que veut dire « communauté » aujourd’hui pour l’islam : 299 c’est un assemblage de groupes et de sectes, plus ou moins identifiés à des structures d’État, et plus ou moins unifiés par des théologies fondatrices. Mais au-delà de ces divisions tragiques, la communauté désigne l’idéal politique et théologique du Coran, comme horizon de paix et d’unité. L’histoire n’a pas été fidèle à cet idéal, est-ce une raison pour le retourner contre ceux qui attachent encore à la communauté une importance que nous ne pouvons plus comprendre ? Cette diversité nous intéresse parce qu’elle représente diverses options ou diverses solutions dans le recours au travail personnel de la raison : les shiites, qui favorisent une forme d’espérance messianique, sont beaucoup plus individualistes que les sunnites. Ils ne se fient pas autant à l’autorité de la tradition, ils sont aussi plus mystiques. Nous savons les reconnaître à leurs rituels passionnés, comme par exemple les cérémonies commémoratives de l’assassinat d’Ali, avec ses processions d’hommes qui se flagellent au sang. Dans toutes les mosquées shiites, on trouve des cellules de pleureurs professionnels, qui exaltent par leurs chants douloureux le souvenir de l’héritier légitime et l’attente du souverain caché, un messie. La communauté sunnite est en revanche beaucoup plus autoritaire, moins sensible à l’expression de l’émotion. Et nous en parlons sans évoquer les nombreuses autres branches de l’islam communautaire, qui donnent à l’individu un statut chaque fois différent. 300 Pour l’Occident en guerre avec l’islamisme, pourtant, il n’existe qu’une seule communauté, c’est la communauté whahabite, du nom de son fondateur saoudien au XVIIIe siècle, un mouvement rigoriste dont se réclame aujourd’hui l’islamisme. Qui ne voit l’intérét que nous avons à déposséder les musulmans de leur subjectivité, à les représenter comme des masses prosternées devant des imams autoritaires, bref comme des aliénés ? J’ai essayé de dessiner une image plus proche de la réalité de la communauté : c’est une communauté en puissance d’universalité dans la foi, mais très diversifiée sur le plan de la croyance et de la culture, pour ne rien dire des différenciations très profondes qu’on peut y observer sur le plan des cultures nationales. La simplicité de la foi islamique la rendait particulièrement accessible à la diffusion et à l’adaptation selon les nations : une des premières choses à faire quand nous critiquons la soumission de la communauté musulmane est de tenter de voir les tensions qui la traversent, et notamment les tensions avec le whahabisme envahissant. Au lieu de mépriser uniformément l’Islam communautaire, comme forme archaïque dépassée dans la modernité libérale, ne serait-il pas nécessaire de nous en approcher pour tenter de comprendre, dans sa diversité, comment cette communauté cherche un chemin particulier vers l’exercice de la raison, et notamment vers la recomposition de la société dans un espace démocratique ? Pour 301 l’instant, nous sommes pour ainsi dire trop heureux de désigner cette communauté stéréotypée comme l’obstacle le plus ferme à la démocratie, ce qui nous donne des raisons de plus de lui faire la guerre et d’imposer de l’extérieur des modèles qui ne lui conviennent pas. CHARIAH Nous arrivons maintenant au dernier point de la construction du mythe contemporain de l’Islam : la loi islamique, appelée aussi la chariah (ﺸّـﺮِﻳﻌَـﺔ َ )ﻟـ. Le sujet est tellement complexe et controversé que les nuances semblent impossibles. De tous les concepts de l’islam traditionnel, celui-ci est le plus unanimement réprouvé, pour ainsi dire a priori, en Occident, comme témoin d’une législation archaïque, caractérisée par le recours au châtiment corporel, l’inégalité des hommes et des femmes et par quantité de mesures répressives. Dans le regard occidental, la chariah est le spectre effrayant d’un droit inégalitaire et violent. On dit souvent, par exemple, que l’essence de l’islam, c’est la Loi de la chariah, comme par exemple la charité prêchée par saint Paul serait l’essence du christianisme : cette opposition démontre, une fois de plus, la facilité déconcertante avec laquelle nous posons la valeur chrétienne de la compassion pour les démunis et l’amour du prochain comme notre propriété exclusive, et comment nous les opposons à la violence présumée de la loi islamique. Un portrait plus pro302 che de la vérité historique serait de dire que la prédominance de la Loi caractérise aussi la religion d’Israël, codifiée dans la Torah, et que l’essence de l’islam, s’il doit y en avoir une, serait la prévalence, absolue et sans concessions, de la foi. Par comparaison, en effet, la Loi islamique apparaît comme une conséquence de la nature de la révélation coranique. Le droit musulman, comme tous les droits, est pluriel, diversifié et la chariah en représente le corpus central (Coulson 1995). Cette révélation fut accompagnée, comme les précédentes dans la tradition monothéiste, par un effort intense de réforme sociale et politique, contre la corruption de villes mercantiles et contre l’injustice en particulier dans le traitement des familles. Les études contemporaines sur les milieux de la Mecque et de Médine ont montré que la prédication de Mahomet fut d’abord reçue non pas comme une théologie révolutionnaire, ce qu’elle ne prétendait pas être puisqu’elle intégrait dans une récapitulation d’une extraordinaire fécondité les révélations antérieures, mais d’abord comme un message de justice. Tous les textes appartenant à la tradition des hadiths (les dits du Prophète) sont des citations d’exemples de justice, et la chariah, le mot le dit, est d’abord un chemin qui mène vers la rivière, vers la source. Toutes les actions du Prophète, toutes ses décisions quotidiennes, sont l’origine de prescriptions d’imitation et, en un sens, elles transforment le Prophète en modèle de vertu et de 303 sainteté. C’est à partir de ce contexte originel que l’islam a développé sa pensée juridique : d’abord, dans un premier moment, à travers la réflexion sur le fiqh, une sorte de droit religieux fondé dans le texte coranique, puis sur une réflexion spéculative, de nature plus théologique, le Kalam. Tout le Moyen Âge occidental est caractérisé de son côté par la métaphysique et la répétition du droit romain ; on ne peut que noter par comparaison la richesse et la diversité de l’effort islamique, à la suite de la querelle qui opposa les penseurs mutazilites et les traditionnalistes. Retenons bien ce mot : mutazilites, ce sont les partisans de la raison, de l’aql ou du consensus rationnel (ijtihad). Si leur option avait prévalu, l’islam serait très différent aujourd’hui, mais ils n’ont pas triomphé ; ce sont leurs opposants en effet qui ont pris les devants, en imposant la chariah, c’est-à-dire rigoureusement le fondement de la Loi dans la voie révélée par Dieu. Ce débat est absolument fascinant, et on passerait des heures à l’étudier, car il oppose l’autorité de la raison, ouvrant sur la délibération sociale, et une autorité politique légale. N’oublions pas qu’au même moment, la Chrétienté européenne était encore, politiquement et juridiquement, dans les limbes et on chercherait vainement avant la scolastique des indices d’un débat de cette richesse. Pour les mutazilites, la raison humaine peut déterminer la différence entre le prescrit et l’interdit, entre le bien et le mal, et elle n’a nullement besoin pour cela 304 d’invoquer la volonté divine. Les traditionnalistes étaient opposés à un traitement aussi radical de la puissance du Dieu unique, et ils firent valoir qu’il était impossible de fonder la loi sur des bases aussi fragiles ; même la structure du pouvoir politique risquait de s’en trouver déstabilisée. La chariah appartient donc à cette période très riche de l’islam médiéval, où elle apparaît comme une réaction à un excès de rationalité. Cette évolution eut une importance extraordinaire pour toute l’histoire de l’islam : d’une part, la Loi (Fiq), devint le lieu de la révélation, de son application détaillée ; elle était donc suspendue désormais à la question de la volonté divine et de l’interprétation coranique ; d’autre part, la responsabilité de la recherche rationnelle fut cantonnée dans le travail de la philosophie et de la théologie, notamment pour ce qui est de préciser la nature de Dieu et ses attributs, de la Providence et de la liberté. C’est dans ce contexte que les grands néoplatoniciens arabes revinrent vers les textes grecs fondateurs, le plus important étant le traité de Proclus, les Éléments de théologie, qui établissait l’unité absolue du Principe suprême. Ils y trouvèrent les raisons de réfuter la théologie trinitaire chrétienne. L’Occident moderne pense donc avoir bien des raisons de mépriser la chariah : d’abord, parce qu’il ne s’agirait pas d’un droit positif, mais d’une application religieuse de la loi. Plus exactement, d’une formulation juridique placée a priori dans un accord avec le texte fondateur. 305 Mais la raison principale est ce que nous appelons la théologie politique : avec la prévalence progressive de la chariah, les docteurs religieux s’accaparèrent le pouvoir traditionnel des souverains, et ils devinrent pour ainsi dire leurs substituts. La meilleure façon de le comprendre est de regarder la structure d’un État islamique aujourd’hui, par exemple l’Iran : dans ces États, il y a des assemblées délibératives et des députés ; il y a aussi des partis et des ministres. Mais aucun de ces responsables ne peut affronter le Guide suprême, qui est nécessairement un ayatollah religieux. La théologie politique est la doctrine en vertu de laquelle le fondement du pouvoir, et donc du droit, est d’abord de nature théologique ou religieuse, et tel est le sens de la théocratie islamique. C’est donc en considérant cette théologie politique que l’Occident disqualifie a priori le droit musulman. A-t-il raison de le faire ? Ne faut-il pas tenir compte d’un contexte, d’une histoire ? Aux yeux de l’Occident, il n’y a guère d’ambiguïtés et on a beau jeu de dénoncer l’autoritarisme de ces régimes et leur incapacité constitutive à adopter une forme démocratique. Plusieurs historiens notent par exemple avec beaucoup de tristesse comment la porte du consensus rationnel fut rapidement fermée, et comment une structure d’autorité très forte succéda à ces premières ouvertures rationnelles. D’autres soutiennent que la porte du consensus rationnel n’avait jamais été véritab306 lement ouverte. Pour décider si une loi est bonne ou mauvaise, et telle est la situation qui prévaut encore aujourd’hui, on ne doit pas discuter entre députés ou entre experts sur sa valeur ou sa légitimité, on doit s’entendre sur le consensus des docteurs de la tradition, donc du passé. Ce qui explique les discussions interminables sur le sens des hadiths, et une paralysie de tout l’effort juridique. Nous oublions que ce mécanisme a été très fécond pendant des siècles, en gros jusqu’à la rencontre avec l’Occident après la Première Guerre mondiale : en effet, cette lenteur et cette précision de l’effort juridique convenaient bien à la vie même de la communauté. N’oublions pas que cette loi de la chariah avait la tâche redoutable d’uniformiser tous les droits coutumiers pré-islamiques, de les réconcilier avec les droits hérités des nations soumises, en particulier les peuples de la Méditerranée romaine, et les spécialistes de cette histoire qui recensent un nombre important d’écoles différentes nous mettent en garde contre une sorte d’essentialisme de la chariah, dont les seuls exemples seraient deux ou trois mesures effrayantes comme celle qui fait couper la main des voleurs ou lapider les femmes adultères. On ne trouvera pas beaucoup de lapidations, ni de mains coupées dans les sociétés islamiques contemporaines, on en trouvera plutôt chez les talibans d’Afghanistan ou chez les Brigades islamiques du Soudan, où une révolution islamiste meurtrière atteint actuellement les proportions d’un génocide. 307 Pour conclure ce point, nous devons donc exercer la plus extrême prudence avant de tomber dans le stéréotype qui alimente la xénophobie : s’il est vrai que l’exercice de la chariah repose sur l’autorité de la tradition, et ouvre souvent sur le fondamentalisme, cette tradition est par ailleurs caractérisée par une extrême diversité et un rapport à la culture qui nous interdit de n’y trouver que la barbarie, la violence contre les femmes, et tout ce qui fait de l’Islam l’autre absolu que nous aurions raison d’attaquer. Comment comprendre la construction de ce stéréotype qui alimente la xénophobie actuelle ? Comment expliquer l’islamophobie ? Comment expliquer également la dérive de l’Islam traditionnel vers les formes islamistes violentes et ultimement terroristes ? J’ai tenté de reconstruire le dispositif de l’Islam aliéné, méprisé, caricaturé : dans le regard occidental, l’Islam est une religion et une culture qui gardent de leurs racines barbares une violence contre l’idôlatrie, qui est désormais retournée contre nous ; c’est aussi une religion qui adopte un principe guerrier d’expansion et qui le transforme en idéologie de purification dans un contexte de corruption du matérialisme mondial ; c’est encore une communauté infantile, qui bannit l’individu et la raison au profit d’une structure archaïque ; c’est enfin une société fondée sur un droit révélé, qui interdit à ses membres la délibération démocratique sur les conceptions de la vie bonne et sur la justice, et 308 qui propose comme seule forme de pouvoir légitime, la théologie politique. Quand je discutais avec mes amis musulmans, je ne pouvais éviter d’être plongé dans une profonde mélancolie : toutes ces doctrines de la foi et de la communauté, dans leur sublimité, avaient fait alliance avec la pensée de ces philosophes grecs exilés par notre christianisme en 529. Les Grecs, et surtout les Platoniciens d’Alexandrie, avaient recueilli l’héritage rationnel de la Grèce : c’est de là qu’ils l’ont transmis aux penseurs musulmans et beaucoup de ces doctrines ont fleuri ensuite en terre d’islam. Mais beaucoup ont connu des interprétations très éloignées de leur intention d’origine, et la plus importante est l’existence d’une vérité transcendante, divine, fondant le pouvoir des souverains. La République de Platon, pour ne donner que cet exemple, a trouvé en Islam une lecture qui a renforcé la doctrine théocratique du parfait souverain. Nous sommes donc très mal placés pour juger de haut une culture qui provient de la même source que la nôtre, qui a incorporé notre monothéisme et notre rationalisme et que nous persistons à interpréter avec des catégories qui sont incommensurables avec son expérience historique. L’Occident a construit un stérotype de l’Islam qui a renforcé les traits les plus négatifs d’une histoire séculaire et occulté tout ce qui dans cette histoire était l’héritage d’une source commune, qu’il s’agisse de la tradition d’Abraham, qu’il s’agisse de la raison grecque. 309 Notre tâche aujourd’hui est, et c’est le sens critique de la déconstruction, de déceler les formulations de ces concepts stéréotypés, de dénoncer l’essentialisme auquel ils conduisent fatalement et de réamorcer un dialogue avec les sources vives de notre héritage commun. 2. AU-DELÀ DU CHOC DES CIVILISATIONS Dans la seconde partie de mon exposé, plus brève, j’essaierai de tirer quelques conséquences du portrait schématique que je viens d’esquisser. Ce schéma, je ne peux le restituer en son entier, mais il nous a été brossé dans son entièreté par un professeur de Princeton, M. Huntington, dans un livre maintenant célèbre, le Choc des civilisations (1997). Rédigé avant les événements du 11 septembre, il a atteint le statut de livre quasi canonique depuis cette date : il expose en effet une longue analyse du développement comparé de l’Occident et de l’Islam, dans une structure de civilisations qui inclut aussi l’Asie et l’Amétique latine. Selon cette analyse, la comparaison des éléments intrinsèques de l’Occident et de l’Islam conduit à un conflit, un choc des civilisations. Ce que sera ce choc, une guerre larvée, un conflit militaire, Huntington ne pouvait le prévoir avec précision, mais les analystes qui le suivent aujourd’hui trouvent facilement confirmation, dans l’extension du jihad mondial, de ce qui leur semble la vérité de ses hypothèses. Ont-ils raison ? Huntington ne serait-il pas plutôt la forme la plus récente du stéréotype dont 310 l’histoire fait l’objet de l’essai de Thierry Hentsch ? Il est donc nécessaire pour nous de vérifier si notre conception de la situation mondiale actuelle correspond à ce schéma du choc des civilisations : pensons-nous vraiment que les cultures de l’Islam et de l’Occident sont aussi irréductibles que l’étaient, pour nous en tenir à un symétrie commode, celles du monde totalitaire et du monde libre ? Dans une schématisation comme celle-ci, très forte, l’analogie avec la période du totalitarisme semble à plusieurs quasi inévitable. Je ne pourrai bien sûr présenter avec toute la nuance nécessaire ce livre brillant, je le considère comme une lecture essentielle, mais fallacieuse, pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. Remarquablement documenté, il nous donne les faits, les dates, les événements. Critiqué souvent, il ne fait pas du tout l’unanimité, mais on doit le prendre au sérieux et en discuter les prémisses. Je présenterai cette discussion en quatre points, qui reprennent, dans le modèle de Huntington, les quatre éléments fondamentaux du stéréotype de l’Islam, tels que construits par la Chrétienté et l’Occident : la violence barbare, la guerre sainte, la soumission de la raison individuelle et la domination de la loi religieuse sur la morale et la politique. LES ÉTATS VOYOUS Commençons en évoquant ces fameux « rogue states », les États voyous condamnés par le 311 président américain après les attentats du 11 septembre : l’Iran, la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan. Ces États ne sont pas tous des républiques islamistes, et parmi les États islamiques il s’en trouve où le règne de la violence est moins visible ou moins important que dans d’autres, non désignés comme États voyous, par exemple l’Arabie Saoudite, ou les émirats du Golfe. Qu’ont donc en commun les États voyous ? Ce sont des États où s’est diffusée à la vitesse de l’éclair l’idéologie de la colère divine contre l’Occident. Les raisons sont nombreuses et complexes, et on a parfois beaucoup de mal à démêler l’anti-occidentalisme de l’antimodernité. On fait valoir par exemple que l’idéologie anti-occidentale n’est pas nécessairement antimoderne : elle ne s’oppose pas au règne de la technique, mais plutôt d’abord à une sorte de corruption morale qui se traduit par la misère des pauvres, l’hypersexualisation des femmes et des filles, la violence télévisuelle, et en général le manque de compassion communautaire et la perte du sens du sacré en Occident. Selon la thèse de Huntington, l’Islam représente la civilisation où la résistance à l’occidentalisation est la plus déterminante et conduit à l’affrontement. D’une part, la religion musulmane est en forte croissance, partout dans le monde ; elle est passée de 12% en 1900 à 17 % en 1980, alors que le christianisme décline dans la plupart des pays. Mais d’autre part, l’universalisme de la culture occi312 dentale, caractérisée par le fondement rationnel de la science et la promotion des droits de la personne, laisse entrevoir l’émergence d’une culture universelle qui trouvera sur son chemin l’Islam comme culture particulière et résistante. Le modèle de cette civilisation en émergence est constitué de deux éléments fondamentaux : d’une part la modernisation, d’autre part l’individualisme libéral. Dans cette analyse, le monde musulman apparaît donc comme un foyer incapable d’absorber l’onde de la modernité et engagé dans un mouvement de repli. Les États voyous sont donc ceux qui refusent de jouer le jeu de la modernisation et qui, poussant la résistance à un paroxysme, ont recours à la violence pour l’entraver. Cette désignation fait fond sur le rapport d’idolâtrie, et il est important de bien le faire voir. Pourquoi donc les sociétés musulmanes, et surtout les États voyous, résisteraient-ils à l’occidentalisation ? Simplement parce qu’ils condamnent a priori le capital, ou plus exactement les lois du capital : ils refusent le travail des femmes, critiquent le prêt à intérêt, pratiquent la chariah, reconnue ici comme plus communautaire et moins économiste. Devant les dérives du capitalisme mondial, l’Islam apparaît en effet sur beaucoup de points comme une critique impitoyable de l’injustice et comme une éthique de compassion pour les démunis. Huntington pense que si l’Islam avait des raisons de se rebeller contre la culture occidentale parce qu’elle se prétendait universelle et enva313 hissait tout, il en a encore plus aujourd’hui en se revendiquant de valeurs supérieures (Huntington 1997 : 98). Si donc la culture islamique condamne l’idolâtrie de la modernité, l’Occident condamne à son tour la résistance des États voyous : c’est le premier élément du choc des civilisations, le choc moral fondé sur l’appréciation relative de la barbarie de l’autre. La décadence occidentale est ici brandie comme une raison de refuser la modernité et la violence de la condamnation de l’idolâtrie est à l’inverse opposée comme une raison de maintenir la supériorité occidentale. Quel est le changement de fond ? Selon Huntington, il est simple : l’Occident ne maîtrise plus le jeu, c’est la fin de l’ère progressiste et le début d’un processus d’indigénisation qui se caractérise, selon lui, par le retour du religieux. Les indigènes deviennent facilement des voyous et nous les aidons à choisir cette voie en multipliant les gestes de mépris de leurs efforts pour se dégager de la violence, laquelle n’est pour eux que l’expression de leur résistance à notre propre corruption. On ne peut imaginer une situation plus complexe, et comme Jacques Derrida l’écrivait dans son livre sur les États voyous (2003), il n’y a personne d’innocent dans cette histoire. Dans une telle dialectique, faite de rétorsion et de distorsion, qui ne voit l’effet du stéréotype de l’idolâtrie et de la barbarie agité depuis des siècles par une Chrétienté anxieuse de sa domination et par 314 un Islam humilié par sa défaite historique et son échec devant la modernité ? L’OCCIDENTALISME ET LES GUERRES DE LA LIBERTÉ Suite aux attentats du 11 septembre, tous les think tanks du monde occidental se sont mis à relire Huntington : ils y ont trouvé tout ce qu’ils cherchaient, et d’abord une explication très claire du retour au religieux, du puritanisme politique qui caractérisait le whahabisme, bref tout l’arsenal des arguments nécessaires pour saisir l’Islam comme réaction religieuse à la misère du capitalisme libéral. Quand le président Bush a déclaré la guerre aux terroristes des États voyous, il n’a pas limité la définition de l’ennemi aux auteurs des attentats, il l’a étendue aux États qui les soutiennent, et par extension à l’Islam lui-même comme culture de la violence et du jihad. Pourquoi faudrait-il résister à cette généralisation ? En effet, elle est tentante, et nous la trouvons pleinement expliquée chez Huntington : la religion est une idéologie identitaire de repli et de réconfort dans une situation de détresse et de misère économique. La réislamisation du monde arabe est aux yeux du théoricien américain exactement cela : une reconstruction d’identité qui trouve dans la figure symbolique du jihad le motif d’une résistance, d’où la nécessité de le comprendre comme guerre sainte anti-occidentale, comme guerre ouverte contre la laïcisation, contre la modernité, contre le relativisme, pour 315 redonner de la valeur à la discipline morale, à la compassion et à la justice. A-t-il raison ? La manière dont cette rhétorique bipolaire utilise le jihad pour justifier la guerre juste a évidemment quelque chose d’effrayant : plus l’Islam est présenté comme violent par essence, plus l’Occident est justifié de trouver toutes les méthodes pour le combattre. Le modèle construit par Huntington fait appel à une résurgence de l’islam conquérant, inspiré par un jihadisme politique, et non seulement terroriste : selon lui, il s’agirait d’un programme d’islamisation de la société européenne et du monde entier, fondé sur la croissance démographique des familles musulmanes, sur la régénération endogène des pays musulmans. Le jihad est devenu pour ainsi dire une croisade spirituelle et politique pour imposer une culture islamique universelle et il peut se fonder sur la réislamisation de la société musulmane elle-même : selon lui, tous les pays islamiques étaient en 1995 plus islamistes qu’auparavant. La formule est obscure, son sens le plus évident serait que partout l’islam est plus engagé qu’avant dans une forme quelconque de jihad, qu’il soit spirituel, culturel ou politique. Cette thèse est l’objet de critiques très sérieuses, de la part des meilleurs spécialistes dans le monde : pour eux, elle représente plutôt les peurs de l’Amérique et sert à nourrir l’islamophobie partout. Un théoricien comme 316 Gilles Kepel prévoit plutôt le déclin de l’islamisme. D’autres, comme Olivier Roy, proposent une lecture plus nuancée de la mondialisation de l’islamisme (Roy 2001). Je ne peux entrer personnellement dans ce débat, mais je peux dire ceci : il est impossible de ne pas voir l’intérêt stratégique de ceux qui trouvent dans l’extension du jihad les raisons de multiplier les mesures de sécurité, les lois antiterroristes, la limitation de nos libertés, et ultimement de favoriser des engagements militaires considérables dans des entreprises très problématiques, comme les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Cette seule considération devrait suffire à mettre en question, pour l’examiner sérieusement, la prémisse mythique du jihad comme constituant de l’Islam universel. LA MODERNITÉ ET L’INDIVIDU LIBÉRAL Dans le mythe de l’Islam étranger irréductible, nous devons maintenant voir la place du soidisant refus de la modernité et de l’individu sujet de sa propre existence, du soi-disant repli sur la communauté et en général de tous les arguments qui tendent à représenter les musulmans comme des êtres archaïques, soumis au groupe et pour tout dire réfractaires à la liberté. Pourquoi ce stéréotype est-il aussi puissant ? Huntington le reprend en totalité : pour lui, aucune société musulmane n’a réussi à intégrer une perspective libérale susceptible de garantir les droits de la personne, de protéger la liberté individuelle contre l’autorité de l’État et 317 en général à susciter des oppositions fortes aux régimes tyranniques. Pour lui encore, ces sociétés sont des terreaux naturels pour la tyrannie, car l’idéologie coranique de la communauté favorise, comme dans le shiisme, l’émergence de héros messianiques, tyranniques, seuls capables de sauver la communauté. Nous devons ici encore prendre toute la mesure de la force de l’analyse américaine, car elle capte à son profit non seulement le stéréotype du musulman communautaire, mais aussi son irrationalité. Seuls des mystiques, fous furieux, se laissent emporter par les idéologies kamikazes au service du groupe, et acceptent de mourir pour leurs sœurs et frères. Comment expliquer autrement les attentats du 11 septembre ? Nous ne devons pas oublier pourtant que durant toute l’ère de la décolonisation, ce sont les mêmes islamistes qui furent de farouches opposants aux tyrans marxistes, comme on l’a vu de la manière la plus sanglante en Algérie. L’islamisme apparaît donc comme la solution viable de remplacement aux régimes en place en raison même de leur tyrannie : ce sont des dialectiques très compliquées, et qui débordent très vite le schéma de Huntington. Une analyse géopolitique de chaque situation nationale pourrait ici apporter les nuances qui s’imposent et même si nous devons reconnaître que la progression de l’idéal démocratique dans les sociétés islamiques est lente et entravée, nous n’avons par ailleurs aucune raison de considérer cette len318 teur comme consitutive ou essentielle. Accepter le « choc des civilisations », c’est en effet accepter un choc entre deux essences, entre deux cultures irréconciliables, alors que nous sommes témoins et acteurs d’un processus infini d’évolution, d’une histoire et d’une rencontre. J’ai essayé dans la première partie de mon exposé de montrer la force du lien communautaire dans l’islam religieux, et j’ai insisté sur la facilité déconcertante avec laquelle nous le représentons de manière dénaturée. Cette caricature atteint un sommet dans le modèle de Huntington : pour lui, l’Islam ne peut accéder à la modernité tout simplement parce qu’il refuse l’individualisme libéral. C’est en fait un cercle vicieux, comme il le reconnaît lui-même : la réislamisation est à la fois un produit de la modernisation, dans la mesure où elle constitue d’abord une résistance, et un effort pour y parvenir. Tous les facteurs de l’indigénisation sont réunis : urbanisation, mobilité sociale, instruction, communications et médias, interactions avec l’Occident. Tous ces facteurs viennent détruire la communauté traditionnelle, les liens de clans et de villages, et provoquent une grave crise d’identité. C’est ce qui explique le retour à l’islam fondamental, en même temps que l’adhésion minoritaire à l’islamisme militant. S’il est vrai encore aujourd’hui que le principe fondamental de cohésion des sociétés islamiques est le lien communautaire, celui du clan, il est non moins vrai que la ummah est le grand foyer de loyauté et d’engagement, même à 319 l’échelle mondiale. Huntington a donc raison d’insister sur cette légitimité, mais il va plus loin : il affirme que ce lien est plus fort que celui de l’État nation, et donc que tout lien libéral. Très honnêtement, il donne l’explication suivante : ces États sont le résultat des caprices de l’impérialisme occidental. C’est par exemple le cas de l’Irak, et on peut le comprendre aussi en regardant la situation tragique des Kurdes dispersés sur le territoire de plusieurs États. La division artificielle des États arabes est une tragédie, et encore plus la désillusion conséquente à l’échec de l’État panarabe : ceci explique la force de la ummah, autant comme idéal spirituel du lien islamique que comme horizon de réconciliation politique. Restons cependant près de notre problème, et suivons bien le raisonnement de Huntington : il en conclut que de toute façon la ummah est incompatible avec l’État nation moderne a priori, en raison de la théologie politique et du pouvoir souverain suprême d’Allah. Il soutient en effet qu’en tant que mouvement révolutionnaire, le fondamentalisme islamiste rejette l’État nation au profit de l’unité de l’Islam, tout comme le marxisme le rejetait au profit de l’unité du prolétariat international . Cette thèse montre à quelles limites on se sent capable d’aller pour transformer un concept fondateur en une raison de figer défnitivement l’impossibilité de l’Islam d’accéder à la modernité. Pouvons-nous vraiment croire que les citoyens d’Iran, de Syrie, de Turquie croient que 320 l’État nation dans lequel ils vivent n’est pas légitime, ou qu’il n’a pas la même légitimité que la ummah des croyants ? Pour Huntington, cela est vrai d’abord et avant tout parce que rien n’a remplacé le califat et le sultanat : aucun État phare, comme il les appelle, n’a émergé depuis 1915. Laissons de côté cette interprétation historique, retenons seulement la situation de blocage, d’impasse politique construite à partir de la prévalence d’une communauté théologique. L’OCCIDENT ET LA LOI J’en viens à mon dernier point, que je présente en conclusion : comment l’Occident démocratique en est-il venu à mépriser l’évolution des systèmes politiques islamiques qu’il a pour la plupart contribué à mettre en place ? Dans le modèle de Huntington, la guerre des civilisations fait s’affronter l’Islam et l’Occident d’abord sur le terrain de la théologie politique, et de la Loi. Pour lui, ces deux civilisations sont engagées dans un conflit séculaire entre deux conceptions de la vie : l’Islam poursuit un idéal transcendant de la vie, qui unifie le politique et le religieux, alors que l’Occident a rompu avec la Chrétienté en séparant définitivement le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Bref, c’est le choc des États qui veulent la chariah et de ceux qui poursuivent un projet politique moderne, fondé sur l’exercice de la raison et la promotion de l’individu libéral. Cette polarité est forte, elle est substantielle et elle plonge ses ra321 cines dans un affrontement séculaire qu’on peut faire remonter presque aux origines de l’islam lui-même. Mais pour que ce conflit prenne toute sa puissance, il doit être interprété de manière théologique : ce point est déterminant, et j’y insiste. Il faut en effet que malgré la rupture de la modernité, qui est une sécularisation qui sépare définitivement Occident et Chrétienté, l’Occident maintienne son identité judéo-chrétienne pour qu’il entre dans cette polarité. Autrement, nous aurions d’une part une civilisation religieuse, et de l’autre un ensemble d’États nations séculiers : or, leur commun combat contre l’Islam est un combat en tant qu’ensemble judéo-chrétien. Pour que cette polarité tienne, dit autrement, il faut la réactiver à partir de l’épisode mythique de Charles Martel à Poitiers : quand nous construisons ce stéréotype de l’islam religieux, nous nous retrouvons comme les chrétiens des Croisades. Autrement, la polarité perd de sa force. Cela joue bien sûr dans les deux sens. Un bon révélateur de cette situation est le cas de la Turquie ; la discussion concernant son intégration en Europe bloque sur son identité islamique, et pourtant, d’une part, la Turquie est un État laïque, fortement dessiné par l’idéologie républicaine de Kemal Ataturk et d’autre part, aucun État européen n’est un État chrétien. Pour que le conflit se polarise, il faut donc que les Européens se redécouvrent chrétiens, ce qu’ils n’hésitent pas à faire, et pas seulement moder322 nes et libéraux, et il faut qu’ils forcent les Turcs dans une identité islamique dont ils travaillent à se libérer de toutes leurs forces depuis 1916. Plus nous allons les enfoncer dans notre stéréotype, plus nous allons les précipiter dans les bras des islamistes qui n’attendent que cela. Le grand défaut de l’analyse du choc des civilisations est donc d’essentialiser les cultures et les religions et de présenter comme irréductibles des conflits qui, tout en étant réels et historiques, n’en sont pas moins des conflits contingents, et non des conflits nécessaires ou substantiels. Pour que ces conflits apparaissent comme nécessaires, l’Occident a besoin d’un mythe, celui d’un Islam a priori rébarbatif à la modernité politique. Pour la conscience occidentale, il est devenu difficile de voir comment l’Islam réagit à une forme d’intoxication : mais irait-on jusqu’à dire que toute la modernité est rejetée par l’Islam ? Dans ce rejet des valeurs occidentales, il faut plutôt tenter de reconnaître le rejet d’une société qui a rompu avec la foi et avec tout l’héritage moral de la Chrétienté. Il est certainement impossible de réconcilier parfaitement ces deux exclusions réciproques, mais il n’est pas moins impossible de les transformer en un conflit mortel de deux civilisations. L’Occident reçoit la contestation islamique comme une provocation et il demeure sourd à l’interpellation qu’elle communique concernant le sort des pays pauvres et opprimés, à commencer par la Palestine ; inversement, l’islam radical reçoit l’appel à la modernité et à la dé323 mocratie comme un message de faiblesse et de corruption. Comment déconstruire ces deux réflexes crispés, l’anti-occidentalisme musulman et la crainte de la menace islamique ? Nous sommes enfermés dans une spirale de peur et de haine qui se nourrit des stéréotypes que je viens d’esquisser et je pense que nous ne pouvons rien attendre de thèses comme celles de Huntington. La guerre en Irak pourrait facilement dégénérer : entre 1980 et 1995, les États-Unis se sont engagés dans dix-sept opérations militaires contre des musulmans au Moyen-Orient. Pourquoi pensons-nous que les islamistes demeureraient insensibles à la suite des provocations, et à l’humiliation continuelle de la Palestine, pour ne rien dire de l’Égypte ? Je voudrais maintenant, pour conclure, citer Huntington : « Le problème central pour l’Occident n’est pas le fondamentalisme islamique. C’est l’Islam, civilisation dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l’infériorité de leur puissance. Le problème pour l’Islam n’est pas la CIA ou le ministère américain de la Défense, c’est l’Occident, civilisation différente, dont les représentants sont convaincus de l’universalité de leur culture et croient que leur puissance supérieure, bien que déclinante, leur confère le devoir d’étendre cette culture à travers le monde. » (Huntington 1997 : 239) Il faudrait commenter cette phrase par un chapitre terrifiant du livre de Huntington, où il 324 décrit la violence des pays musulmans, en citant par exemple le nombre d’incidents violents dans lesquels ils sont impliqués ou leur recours systématique à la violence. Ce sont des pages terribles qui viennent nourrir la peur du musulman et renforcer le stéréotype médiéval du Sarrasin armé et prêt à tuer et violer. Ce portrait oublie pourtant une chose : même si les données citées étaient toutes vraies, par exemple le nombre de kamikazes en Palestine, il oublierait que cette violence n’a rien à voir avec l’islam religieux, et que son développement dans des pays humiliés depuis 1915 doit trouver son explication dans bien d’autres facteurs. Mais je m’aperçois que je suis revenu sur le terrain de la géopolitique, et je m’étais promis de ne pas le faire. À quoi sert donc, pouvons-nous demander en terminant, le mythe occidental de l’Islam ? D’abord à conforter l’image d’un Occident sûr des raisons qu’il possède de s’engager dans une guerre juste. Notre responsabilité aujourd’hui est de travailler à aller au-delà des stéréotypes : il n’y a pas de guerre des civilisations, il y a seulement des conflits locaux, avec des acteurs politiques qui utilisent le concept de civilisation pour mieux fonder leur idéologie. Cette rhétorique est dangereuse, elle est meurtrière, et elle paralyse actuellement l’évolution de plusieurs pays qui se sentent concernés par elle. Quand on se trouve dans les villes de l’Islam, on est tout de suite repéré comme « occidental », et c’est toujours la même question 325 qui revient : est-il vrai que vous nous détestez absolument, c’est-à-dire pour ce que nous sommes ? Et si c’est vrai, pourquoi ? Ces cultures qui sont les plus riches et les plus anciennes du monde, qu’on pense à la Mésopotamie, devraient pouvoir nous poser d’autres questions. Parmi ces questions, serions-nous capables d’entendre celles qui s’adresseraient à nos idéaux de justice et de liberté ? Les stéréotypes que nous avons construits se retournent contre nous, ils nourrissent un sentiment qui fait obstacle au dialogue, et notre tâche aujourd’hui est de les dépasser. BIBLIOGRAPHIE ALI T. (2002) Le choc des intégrismes. Croisades, djihads et modernité, Paris, Textuel. ARMSTRONG K. 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