Extrait - Librinova

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Extrait - Librinova
Christine Page
Les dessous de Mutine
© Christine Page, 2017
ISBN numérique : 979-10-262-0866-2
Courriel : [email protected]
Internet : www.librinova.com
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CHAPITRE 1
Septembre. Sept heures. Des cartons regorgeant de culottes, de
soutiens-gorge, de combinaisons, de gaines culottes, de combinés de grand
maintien et de caracos s'entassaient ça et là dans la boutique. Des
mannequins sans tête au corps tronqué gisaient sur des sacs poubelles
bourrés à craquer de cintres en fer bon marché. Des pancartes et des
posters en fin de vie renvoyaient les images délavées de sous-vêtements
d'une époque révolue. La vitrine agonisait et les empreintes successives de
scotch en disaient long sur l'âge du magasin.
MUTINE, au crépuscule de sa vie… MUTINE, mutilée, privée de son
« I » et de son « N »qui pendouillaient dans le vide comme un appel au
secours…
M U T E...... M...U...T...E… L'anagramme de « muet » ou le signe d'une
mutation ? Que fallait-il décrypter ?
Muet, muette…. Tous ceux qui connaissaient la propriétaire depuis
l’origine de la boutique auraient pu vous dire combien ils se désolaient de
la voir s’enfermer jour après jour dans un mutisme qui ne lui ressemblait
pas. Plus envie de se battre, plus envie de parler à personne ni même aux
clientes. Mylène s’était véritablement résignée quand elle avait senti qu’il
n’y avait plus rien à faire, plus rien à espérer. Sa décision était irréversible
et le délabrement de l’enseigne jaunâtre et opaque renforçait ses
convictions. Les quatre lettres clignotaient encore mais plus pour
longtemps, un peu comme une vieille prostituée qui ne veut pas lâcher le
métier et qui continue à faire de l’œil aux hommes, même si ses charmes
sont passés dans la trappe du temps. Dans quelques heures, ce serait le
noir, le noir complet, dans la boutique tout comme dans son cœur et dans
sa vie. Mute, une mort annoncée. Une mort imminente.
Mute… Mute…. La mutation était en marche. Le compteur allait se
remettre à zéro mais pour faire quoi, pour aller où ? Tous ses proches, à
vrai dire tous les commerçants (parce que Mylène n’avait jamais eu le
temps de se lier d’amitié avec quiconque en dehors des murs de la galerie
marchande) savaient très bien qu’il n’y avait jamais eu d’ailleurs et qu’elle
n’était pas préparée à affronter une autre vie. Une mutation, au sens
littéral, c’est une affectation, un changement, une conversion, un transfert
pour quelque chose de décidé, de connu, de matérialisé, de planifié, pour
un ailleurs défini, pour un cadre authentifié, pour un projet dont les
contours auraient été mûris, dessinés voire écrits et certifiés. Hélas,
Mylène n’avait rien prévu. Trente ans à tenir un magasin sans jamais se
poser de questions parce qu'il faut bien avancer, aller jusqu'au bout,
comme ses parents. L'avenir étant tout tracé, pourquoi s'en préoccuper ?
Trente ans. Trente ans à sourire, à faire une croix sur ses petits bobos, à
dire bonjour et au revoir sans rien attendre en retour. Trente ans à élaborer
un langage professionnellement correct truffé de non-dits, d'empathie et
d'humour aussi, une façade commerçante en somme.
Ca vous va à merveille...Comment ça, vous êtes grosse...Vous avez des
formes comme Emmanuelle Béart… Monica Belucci… Béatrice Dalle…
Marilyn ou Sophia Loren (ces deux derniers parangons de féminité étant
destinées aux plus âgées de ses clientes !). De la cellulite, où ça ? Votre
mari vous aime comme vous êtes... Des oeufs sur le plat vous dites ?
Comme vous y allez... Pas besoin de faire du 95 D pour plaire vous savez !
Prenez Audrey Hepburn ou Vanessa Paradis ou même Jane Birkin tiens !…
Un charme… une élégance…un regard…. un sourire… des dents du
bonheur… un port de tête… un cou gracile… Les hommes
fondent….Tenez, essayez moi ce wonderbra, vous m'en direz des
nouvelles... Faites-vous plaisir....Célibataire à quarante ans... Il n’est
jamais trop tard pour bien faire… Justement, gâtez vous un peu, prenez de
la dentelle... Les hommes vont tomber comme des mouches...Le démon de
midi ? … Ca ne durera pas... Enfilez-moi ce porte jarretelles et ces bas
résille et il laissera tomber sa... Comment dites vous ? Sa grue...oui si vous
voulez ! ...
Mylène était incollable sur le registre du cinéma, de la chanson et du
show biz en général si bien que ses réparties sur les actrices tombaient
toujours à propos. Que vous ayez la silhouette ronde, en sablier, en
pyramide ou rectangulaire, elle établissait toujours un rapprochement avec
l'une d'elles pour élever sa cliente au rang de star et la sublimer. Il faut dire
qu'aux heures creuses dans son arrière-boutique ou derrière sa caisse, elle
se régalait des potins, des frasques des unes, des caprices de star des autres
et dévorait jusqu'au moindre portrait, au moindre article tapageur, au
moindre astérisque relégué dans un coin de page, apportant ainsi un
éclairage supplémentaire ô combien précieux à ses yeux. Toutes ces vies
volées sur papier glacé s'engouffraient instantanément dans son esprit
formaté pour recevoir ce genre d'informations et ressortaient par bribes et
à bon escient dans le confinement des cabines, là où l'on met sa vie à nu.
Le chapelet était inépuisable à l'inverse de sa propriétaire. Oui elle en
avait sa claque ! Elle rendait son tablier ! A cinquante ans, il était grand
temps de penser à elle parce qu'à bien regarder la pendule, elle avait déjà
grignoté trente ans de sa vie dans cette galerie marchande au fin fond de sa
boutique et n'avait pas l'intention de passer les vingt ans potentiels qui lui
restaient dans ce boui boui. Depuis quelques années, la température
ambiante y avoisinait les trente degrés, hiver comme été, car le système de
climatisation général était obsolète et donc défectueux. Elle avait le
sentiment d'étouffer au sens figuré comme au sens propre parce qu'elle
était convaincue d'héberger à elle seule toute la population de microbes et
d'acariens du centre, vu qu'elle était l'unique commerçante à avoir de la
moquette et des tentures, revêtements particulièrement appréciés de ces
parasites. Cet air vicié lui donnait souvent des maux de tête mais par
crainte de rater une vente, elle prenait très peu de pause à l'air libre.
Lorsque ses forces finirent par lâcher, son médecin lui suggéra de fermer
boutique pendant une dizaine de jours pour aller s'aérer à la campagne. Elle
l'écouta sagement, s'acheta des vitamines à la pharmacie et deux jours
après, elle était de nouveau derrière sa caisse. Une forcenée, une acharnée
de boulot, une femme seule, particulièrement seule.
Dès qu'elle voulut s’engager dans des travaux de rénovation, il était
déjà trop tard. Le jeu n’en valait plus la chandelle parce que la boutique
tournait à bas régime, la clientèle se décimant de mois en mois, il aurait
donc été stupide de toucher à ses économies. Quant à partir, elle n'y avait
même jamais songé, non, sauf ce soir-là, ce dimanche bruineux, à l'heure
entre chien et loup, où des pensées de prime abord inoffensives, se mettent
à se démultiplier d'une façon anarchique jusqu’à se métamorphoser en de
dangereuses divagations de l'esprit bousculant tous ses repères. Dimanche
de pluie, où le sang bouillonne dans les artères beaucoup plus vite que les
autres jours, où la respiration s'accélère, où les plans sur la comète se font
et se défont aussi vite que la vitesse de la lumière, où le cœur fait plus de
bruit que le tic-tac de la pendule. L'insupportable pendule, l'insoutenable
cadran, les aiguilles qui avancent, menaçantes. La cruauté du temps.
Alors ce soir de blues, dans son deux pièces d'une de ces banlieues
parisiennes ternes et grisâtres, après avoir éclusé une bouteille de
Bordeaux rouge, elle avait pris la décision d'en finir avec toutes ces
élucubrations à propos de Mutine. Elle bazarderait tout, elle revendrait
tout, elle liquiderait tout, avant que les gros problèmes de santé ne
commencent, avant que l’aigreur ne la gagne, avant qu'on ne la retrouve
pendue au lustre de sa salle à manger, avant qu’il ne soit tout simplement
trop tard.
Brèves de comptoir… Propos de désespoir… Echec et mat… Envie de
prendre le large
CHAPITRE 2
Sept heures trente. Nougatine, duffle coat vert gazon et écharpe rouge
vif nouée négligemment autour de son cou, avançait sous l’éclairage
capricieux des néons blafards et ses semelles en caoutchouc couinaient sur
le carrelage sans âge. Sa peau blanche et diaphane, la blondeur de ses
cheveux relevés en un chignon approximatif, ses yeux bleus, tout en elle
contrastait avec ce lieu sinistre et froid. On devinait à son allure
nonchalante qu'elle n'était pas du coin parce qu'à la galerie du Petit Bois,
on ne faisait pas de lèche-vitrine mais on allait à l'essentiel.
A première vue, la boulangerie et le petit Huit à Huit avaient l'air d'être
les seuls piliers de cette galerie marchande et aussi les seuls lieux de vie si
tant est qu'il y en ait une ici. Une fois ces deux commerces passés, il
régnait un silence de mort digne d'un thriller. Elle frissonna à cette pensée
mais ne rebroussa pas chemin pour autant. Elle n'était manifestement pas
pressée de remonter s'occuper de la vieille dame dont elle avait la charge
depuis hier. Le Ricoré et les tartines beurrées attendraient donc quelques
minutes de plus parce qu'après tout elle était levée depuis six heures du
matin et elle avait besoin de souffler. Même si à vingt et un ans on a du
temps devant soi, elle ne voulait pas croupir dans ce boulot toute sa vie !
Son truc à elle, c'était la lingerie, la lingerie fine plus exactement. Elle
avait certes peu d’expérience mais déjà une grande maturité en matière de
lingerie que les filles de son âge ne possédaient pas. Elle craquait pour des
matières nobles, pour des lignes sophistiquées, pour de la belle ouvrage et
répertoriait consciencieusement tous les créateurs français et étrangers sur
un calepin. Un jour, c’est sûr, elle ouvrirait sa boutique et les femmes se
précipiteraient pour acheter les collections qu’elle aurait pris plaisir à