“Mise à feu imminente”

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“Mise à feu imminente”
MISE À FEU IMMINENTE
Extrait de Pique rouge, Cœur noir, de François Boulay © Éditions AO -­ André Odemard 2015. ISBN 978-­2-­913897-­43-­4
ENFIN UNE ÉCLAIRCIE DANS LA VIE DE DIANE !
Un sacré coup de bol. Celui qu’elle attendait depuis vingt ans… Ou plutôt qu’elle n’attendait plus. Vingt ans à traîner sa frimousse curieuse-­
ment angélique et son petit cul moulé à la louche, dans tous les coins et recoins les plus bourbeux de France et de Navarre.
Puis, retour au pays de l’enfance. Poitiers.
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pipe, lui laissant un petit pavillon de zonards, trois pièces, jardinet et un horrible caniche jaune et gris.
Ses parents ! Ces deux prolos endurcis avaient trouvé opportun de l’appeler Diane ! À Poi-­
tiers ! Z’avaient dû trinquer au mousseux après une trouvaille pareille ! Bon, elle avait digéré ce premier handicap, et foutu le camp à la première occasion.
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Pour l’heure, elle était assise devant un double cappuccino, à sa table habituelle de l’Eden Bar, en retrait mais avec vue directe sur la porte d’en-­
trée.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre. 8 heures moins cinq, déjà. Mahmoud, le barman, balayait sans conviction les mégots de la veille, mais sur-­
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roulée, qui depuis quelques jours lui jouait le même scénario : même table, même cappuccino, mêmes regards du côté de la porte… Jusqu’à l’arrivée d’un vieux mec, plutôt déglingué, avec lequel elle discutait à voix basse.
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leurs et de toute nature… Des tordus, des fêlés, des putes, des macs, des pontes bourrés de billets, des sans-­abri transis de froid, sans oublier la foule des braves types qui venaient trouver un peu de chaleur, avant ou après le boulot.
8 HEURES QUATRE ! Putain ! Qu’est-­ce qu’il fout ? Merde ! On avait dit 8 heures ! Il avait choisi ce jour-­là précisément, et pas un autre. La Brink’s lâchait sa livraison… Mais ? Que je suis conne ! réalisa Diane en tapant discrètement du poing sur la table… C’était bien la Brink’s qui passait à 8 heures ! Et leur boulot à eux, Arpad et elle, se situait vers 8 h 30. Retour au calme.
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C’était bien à 8 h 30 que la Barclays Bank ou-­
vrait ses grilles, juste après le départ du fourgon blindé. Et c’est bien à 8 h 30 que Jean-­Claude pre-­
nait place sur son siège de caissier principal.
Un type extra, ce Jean-­Claude. Diane partageait avec lui, depuis deux ans, sa vie, son appart et son lit. Beau gosse en somme, droit et honnête, plutôt lourdaud, assez nunuche, qui se contentait de planquer sa vie comme son boulot, derrière un triple vitrage de morosité.
T’es aussi marrant qu’une huître, lui disait-­
elle parfois. Il souriait et la prenait dans ses bras. Huître, sans doute pas. Mollusque non plus. Juste un peu cul-­cul, un peu trop formaté, prévisible. Mais sur le baisodrome, incontestablement un vrai artilleur.
IL FALLAIT BIEN QUE TOUT CELA CRAQUE UN JOUR, qu’un sale venin se glisse quelque part. Diane, ¿QDOHPHQWQ¶DWWHQGDLWTXHoD/HERQKHXUQ¶HVW
pas un truc qu’on mâchouille pendant des années comme un vieux chewing-­gum. Faut du neuf, de l’inattendu, des orages soudains, des coups de grisou qui foutent tout en l’air et dont on sort, au mieux, rincés, mais vivants. Comme après l’amour. On peut toujours rêver.
Ah ! La tronche du rêve ! Il avait atterri par ef-­
fraction dans sa vie à elle, Diane.
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Arpad !
Il l’avait abordée sans chichi et sans préambule sur ce chouette chemin qui borde le Clain, un VRXVDIÀXHQWGHOD/RLUHSRXUOHVQRQLQLWLpV
Diane, il faut le dire franchement, n’avait ja-­
mais totalement rompu avec le tapin. Tranquille, peinard, un ou deux jours par semaine, pas da-­
vantage. Services rapides, Kleenex et tarifs syn-­
dicaux. Mais un choix exigeant concernant les mecs à éponger.
Arpad ? Exactement le genre de type dont elle avait horreur. Petit, grassouillet, mal foutu et sur-­
tout cradingue. Mais une espèce de sourire de hyène aux lèvres… Et un gros paquet de billets roulés dans la main droite.
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Ce rat gluant allait bouleverser sa vie. Le rou-­
leau de billets était passé sans protestation de la main d’Arpad au grand sac vert en faux croco de 'LDQH,OYRXODLWTXRLFHPHFHQ¿QGHFRPSWH"
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d’une simple turlute.
– Vous allez comprendre, mademoiselle.
Un peu classe tout de même, ce vieux ch-­
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quelques pas le long de la rivière – je vous l’avais bien dit que l’eau qui coule raconte toujours une histoire –, la promenade se terminant au fond 102
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d’un bar crasseux de la vieille ville, devant une bouteille de sauvignon.
Huileux, torve, la bave aux commissures, Ar-­
pad n’avait pas eu à beaucoup s’employer pour la convaincre : la banque, la Barclays, quatre ou cinq sacs de biffetons livrés quelques minutes plus tôt par la Brink’s et… le bon Jean-­Claude en position stratégique. Il représentait le seul mail-­
lon faible : l’utiliser en douceur et avec un doigté de microchirurgien, en vue d’une réussite totale.
8 H 15 ! PUTAIN, Y FOUTAIT QUOI, ARPAD ? Coup d’œil circulaire à l’intérieur du bar. Deux habi-­
tués matinaux, apparemment déjà bourrés, suçail-­
laient leurs ballons de rouge en reluquant Diane à la dérobée. Elle tira vaguement sur sa minijupe, sachant de toute manière que de là-­bas, près du perco, les deux mecs avaient vue directe sur son entrecuisse sans faire d’effort. En fait, elle s’en ¿FKDLW(OOHDWWHQGDLW$USDG,ODWWHQGDLWTXRLFH
connard ? D’un coup, son cœur battit plus fort.
Instinctivement, elle glissa une fois encore sa main dans la poche latérale de son sac vert en faux croco… Tout était bien ici, les papiers, les plans, le trousseau de clefs de la future planque, et… ce petit machin noir, lourd et froid d’où émergeait un bouton rouge, le détonateur et sa clef de sécurité.
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Alors, brusquement dans la tête de Diane, l’image tellement candide de Jean-­Claude. De la folie ! Ils couraient à la folie ! Carrément mons-­
trueux ce qu’ils allaient accomplir.
N’avait rien vu venir, le Jean-­Claude.
Diane lui avait, sans état d’âme, présenté Ar-­
pad, comme un vieux pote d’avant le déluge. Elle avait su briser la glace en toute simplicité, à sa manière, en balançant tout sur la table… Arpad ? Un vieux saligaud super-­sympa qu’elle avait croisé par hasard dans un ascenseur préhistorique en fer forgé, à Paris, boulevard Raspail. Douée, la môme, pour balancer à la volée des vannes gros calibre que Jean-­Claude avalait comme des cuil-­
lères de sirop.
– Eh ben, mon vieux Jean-­Claude, tu le croiras jamais ! Crac ! Y m’a sorti sa queue sans préve-­
nir, comme on défouraille une pétoire ! Un monu-­
ment, ce sexe ! Une œuvre d’art ! Illico, warnings et arrêt d’urgence pour l’ascenseur.
– Et alors ?
– Et alors, Dumou, ç’a été plus fort que moi. Je me suis agenouillée pour lui pomper les batteries jusqu’au bout, à cette pièce de musée.
Les présentations faites, sous les meilleurs aus-­
pices, Arpad devint l’ami de la famille, l’ami qui vous veut du bien. Au bout de quelques semaines, il venait carrément tringler Diane à la maison.
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Jean-­Claude semblait indifférent.
Dans la bonne humeur générale, restait à régler un petit problème crucial : soulager la Barclays de plusieurs sacs de pognon. Opération ultra-­déli-­
cate, quelques secondes seulement après la livrai-­
son assurée par la Brink’s.
Il avait vraiment du génie, Arpad ! Attaquer la banque à la Kalach ou à la voiture-­bélier ? Facé-­
ties de débutant. Il avait imaginé mieux : explo-­
ser tout le rez-­de-­chaussée, de l’intérieur, en uti-­
lisant ce gros lourdaud de caissier. En fait, glisser deux cents grammes de Nitrix 400, l’équivalent d’une tonne de TNT, dans l’attaché-­case de Jean-­
Claude !
8 H 22. ÇA SENTAIT LE FIASCO .
Du coup, Diane alluma une Marlboro d’une main tremblante. La première bouffée dessina dans l’air une sorte de point d’interrogation. L’Eden commençait à s’animer. Les premières mouches, sorties de leur sommeil, s’agglutinaient sur les ronds poisseux laissés la veille sur les tables.
L’étirement paradoxal du temps n’est pas une OpJHQGH/HVWURLVVHFRQGHVVXLYDQWHVYLUHQWGp¿-­
ler dans la tête de Diane les quinze premières an-­
nées de sa vie dans les Charentes, l’école commu-­
nale, l’internat à Ussel, le père alcoolo, la mère au 105
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cul généreux trouvant refuge dans les bras d’un charcutier poilu comme un singe. Puis, en vrac et en accéléré, la fugue obligatoire, les premiers mecs, les premières emmerdes avec la police, les premiers michetons… Et la soif, la rage, la vora-­
cité du pognon vite gagné…
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Son portable. Mais qui pouvait bien l’appeler à 8 heures du matin, à cette minute précisément ? Elle porta l’écouteur à son oreille, et murmura un « allô ? » atonal.
Son corps entier se durcit soudain… Elle ne percevait qu’un halètement étouffé, une respi-­
ration à peine audible en forme de menace. Un courant glacé la parcourait. Comme la matériali-­
sation d’un doute énorme, celui qui commençait à ramper dans sa tête depuis quelques semaines… Trop beau, ce coup. Trop simple. Arpad l’avait prévenue… Jean-­Claude y laissera sa peau, mais le paquet de billets planqué derrière pesait un million et demi au bas mot.
Elle se concentra encore une poignée de se-­
condes sur les halètements du type, les pauses, les reprises, l’évidente proximité du danger qu’ils représentaient.
C’est pendant cette putain de poignée de se-­
condes qu’elle aurait dû réagir, Diane. Dans cet absurde égrènement du temps lui proposant 106
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peut-­être une ultime chance. Eh bien, non ! au contraire. Elle allongea les jambes, dont l’une sur la chaise qui lui faisait face, découvrant ses cuisses lumineuses comme les premières heures de ce début de printemps.
La porte de l’Eden Bar s’ouvrit brusquement. $USDG(Q¿QOXL/¶°LOFLUFRQVSHFWFRPPHWRX-­
jours, mais tranquille, presque triomphant. Le fourgon de la Brink’s avait largué son chargement de billets trente minutes plus tôt. Dans deux se-­
condes, Diane sortirait de la poche extérieure de son sac en faux croco la boîte métallique, la pas-­
serait à Arpad qui libérerait la sécurité et appuie-­
rait sur le bouton rouge.
8 H 32… SON NOKIA JAUNE ORANGÉ toujours col-­
lé à l’oreille, Diane se concentra encore davan-­
tage sur les halètements qui se précisaient main-­
tenant, plus nets, plus proches… Une voix, celle de Jean-­Claude, lâcha trois mots :
– Diane, je t’aimais, je t’aimais, tu entends ?
Elle comprit immédiatement, Diane. Parce qu’elle comprenait en général très vite. C’est ce qui l’avait souvent tirée d’affaire… Sauf cette fois-­là.
Arpad tourna la clef de sécurité et appuya sur le bouton rouge.
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Les deux cents grammes de Nitrix 400 que Jean-­
Claude avait transférés en douce au fond du sac croco de Diane, juste sous le plan de la banque, la liste des employés et les clefs de la future planque, OHV GHX[ FHQWV JUDPPHV ¿UHQW OHXU ERXORW /HXU
vrai sale boulot.
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piers pour entasser ce qui restait de Diane et de son gnome. Les deux pionards du matin étaient passés à travers le plafond. Mahmoud le barman, croyant convaincu et pratiquant, instantanément déchiqueté, monta au ciel en toute sérénité.
Jean-­Claude se leva de son siège en s’étirant, installa la pancarte « FERMÉ » devant l’hygia-­
phone de son guichet, et se dirigea, allégé, vers le distributeur d’expresso.