L`Internet entre acteurs publics et privés
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L`Internet entre acteurs publics et privés
4 L’Internet entre acteurs publics et privés Vers une régulation centrifuge ou centripète ? Jose DO-NASCIMENTO L’Internet est l’innovation technologique majeure qui a accompagné l’entrée de l’humanité dans le XXIe siècle. Comme technologie de diffusion et d’échange de données, l’Internet donne accès à un univers fondamentalement virtuel. Mais les rapports qui se nouent au sein de cet espace présentent une propension formidable de rétroaction sur l’espace réel que constituent les sociétés politiques1. Cet impact de l’Internet est particulièrement perceptible à travers le prisme de ce qui constitue le baromètre par excellence du réel social : le Droit. Il n’est en effet nulle branche de la sphère juridique qui n’ait été mise à l’épreuve de situations inédites créees par l’Internet2. C’est sans doute pourquoi l’appropriation des opportunités que l’Internet offre désormais dans différents domaines de la vie sociale ne manque pas de fournir matière à polémique dans l’actualité politique3 et économique4. 1. Godeluck (Solveig), La Géopolitique d’Internet, Ed La Découverte, 2002 ; Mounier (Pierre), Les Maîtres du réseau, Les enjeux politiques d’internet, Ed La Découverte, 2002. 2. Féral-Schulhl (Christiane), Cyber Droit, le Droit à l’épreuve de l’internet, 3e édition, Dalloz/Dunod, 2002. 3. En décembre 2005, la discussion à l’Assemblée Nationale française du projet de loi Dadvsi (qui vise à renforcer la protection du droit d’auteur sur l’Internet) a montré que les enjeux allaient au delà du clivage entre philosophie politique de gauche et de droite. Des députés de la majorité parlementaire n’ont pas hésité à s’affranchir des contraintes du fait majoritaire en déposant deux amendements contraire à la philosophie du projet de loi. Ces amendements ouvraient la voie à une légalisation de la pratique du P2P. 4. Ainsi aux USA en décembre 2004 le projet d’une bibliothèque virtuelle (Google Print : mise en ligne de 15 millions de livres) a valu au moteur de recherche d’être poursuivi en justice par l’Association of American Publishers, au nom de cinq grands groupes d’édition (MacGrawHill, Pearson Education, Penguin Group USA, Simon and Schuster et John Wiley and Sons). 64 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE En fait l’Internet constitue désormais un paramètre incontournable de la vie sociale. Il y opère à la fois comme un espace public5, un champ de l’ordre public6 et une ressource d’intérêt public7. Ces trois dimensions du réseau font de celui-ci un sujet à part entière du débat public. Comme espace public l’Internet présente le profil d’un réseau social au sein duquel la démocratie entend faire prévaloir des postures citoyennes sous peine de créer un État de nature parallèle à l’État de Droit. Comme champ de l’ordre public, l’Internet présente la tessiture d’une Cité virtuelle où la démocratie entend prévenir et réprimer toute posture illicite sous peine de créer un champ social préjudiciable à la Cité réelle. Enfin comme ressource d’intérêt public l’Internet présente les caractéristiques d’un bien pour lequel la démocratie s’efforce de garantir une accessibilité citoyenne sous peine de créer une inégalité des chances, de créer un fossé numérique entre catégories sociales, entre générations ou entre régions. Ce sont ces exigences de déontologie civique, d’égalité des chances, et de sécurité publique qui contraignent les démocraties à projeter dans l’univers de l’Internet des items de leur axiologie en termes de sécurité des transactions, de salubrité et licéité des contenus, de sauvegarde des droits individuels, d’accessibilité et d’interopérabilité, de responsabilité des prestataires de services et de protection des consommateurs, etc. Ce sont également ces mêmes exigences qui ont ouvert au sein des démocraties un débat sur la question d’une régulation de l’Internet. Plus précisément, un débat sur l’opportunité d’un dispositif institutionnel qui garantit l’opérabilité technique du réseau, les droits et obligations des usagers et des acteurs du réseau, la sécurité et la salubrité des échanges qui se nouent via le réseau8. Si l’idée d’une régulation de l’Internet a fait dans les années 90 l’objet d’âpres controverses9, aujourd’hui c’est une idée largement entendue dans son principe auprès de la majorité des acteurs du réseau. Ces derniers ne divergent désormais que sur la question des modalités que doit emprunter cette régulation 10. L’observation des faits montre que sans attendre l’émergence d’un consensus entre les acteurs du réseau sur les modalités de sa régulation, l’Internet a généré de façon spontanée son propre dispositif de régulation. Celui-ci se présente à l’analyse comme un mécanisme d’ajustement fortuit de diverses actions, mises en œuvre par des acteurs hétérogènes, qui poursuivent des intérêts propres et disposent de capacités 5. De là vient la rhétorique sur la liberté d’expression sur l’Internet. 6. Ce qui explique la rhétorique sur la sécurité des réseaux. 7. Il faut y voir la source de la rhétorique sur l’accessibilité de tous au réseau. 8. Burton (Paul), Regulation and control of the internet: is it feasible? Is it necessary?, in Journal of information science, 21(6), 1995. 9. Flichy (Patrice), L’imaginaire d’Internet, Ed la découverte, 2001. 10. Pour une introduction générale à la problématique des modalités de régulation de l’Internet, lire : Meryem Marzouki, Cecile Méadel, Gouvernance technique et gouvernement politique d’Internet, Rapport au Programme-Ecole Thématique du GDRTIC, Mars 2004. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 65 autonomes à configurer ce nouvel espace social conformément à leurs intérêts, priorités et logiques. Si ce dispositif spontané fait l’objet de vives critiques de la part de divers acteurs du réseau qui appellent à sa réforme11, il y a lieu de relever qu’il puise toutefois sa source non pas dans la volonté délibérée d’un groupe d’acteurs du réseau mais dans le principe même de réalité. A savoir : les contraintes exercées par les différents facteurs qui concourent au fonctionnement de l’Internet. Au nombre de ces facteurs on peut citer : la dimension compétitive du processus de création des protocoles, des contenus, des usages et des échanges ; la différentiation des postures et des normes ; la volatilité des contenus ; la diffusion transfrontière, l’hétérogénéité des acteurs, la pluralité des intérêts et des valeurs ; la plurilocalisation des litiges, la porosité du réseau, etc. Ce sont ces facteurs qui sont à l’origine de la configuration du dispositif spontané de régulation de l’Internet. Cette configuration nous met en présence d’un réseau dont la régulation s’opère en dehors de toute autorité légitime, représentative et internationale qui en détiendrait le monopole. Elle donne à voir des compétences de régulation qui se présentent à l’analyse sous une forme originale. Celle d’actions diverses qui ne sont que l’expression de l’aptitude matérielle de divers acteurs à affecter la configuration du réseau en termes de régulation. C’est l’ajustement fortuit des diverses actions accomplies sur la base de ces aptitudes matérielles qui pour l’heure fait office de régulation de l’Internet. Il en résulte un dispositif de régulation spontané, certes fonctionnel12, mais néanmoins animé par une logique centrifuge. Chaque acteur entend en effet préserver sa capacité à configurer l’Internet selon ses intérêts, priorités et logiques. Cette logique centrifuge n’est pas sans conséquence majeure. Elle donne au dispositif de régulation de l’Internet, le profil d’un dispositif marqué par le sceau du pluralisme. Tant en ce qui concerne les échelles de la régulation qu’en ce qui concerne les postures de la régulation. Ce pluralisme – il convient de le noter – tient non pas à la pluralité des acteurs mais au caractère hétérogène d’acteurs qui poursuivent des intérêts propres et disposent de capacités autonomes à configurer ce nouvel espace social conformément à leur intérêts, priorités, logiques etc. Paradoxalement c’est donc une logique centrifuge qui permet au dispositif spontané de régulation de l’Internet de satisfaire à cette exigence substantielle de l’axiologie démocratique : le pluralisme. Nous verrons ici que le pluralisme des postures sur la question des modalités de régulation de l’Internet trouve sa traduction au niveau des mécanismes réels de régulation dans la forme d’un pluralisme des échelles de la régulation. 11. Meryem Marzouki, Cecile Méadel, op. cit. 12. Malgré l’absence d’une autorité internationale de régulation, l’Internet échappe en effet à toute paralysie fonctionnelle. 66 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE Le pluralisme des postures de la régulation L’Internet est investi et traversé par une pluralité de cyber-cultures tantôt complémentaires tantôt antagonistes13. Son fonctionnement trahit l’existence d’une confrontation sourde mais réelle entre diverses familles axiologiques qui se disputent sa configuration et donc sa régulation14. Il s’ensuit un pluralisme des valeurs, et partant des postures qui concourent à la régulation du réseau par ajustement fortuit. Ce pluralisme des postures transparaît à travers l’hétérogénéité des visions et des stratégies de la régulation. Il exerce une pression favorable à la logique centrifuge qui anime le dispositif de régulation de l’Internet. Chaque famille cyber-axiologique cherche à universaliser sur l’Internet sa propre culture et à conserver une marge d’action qui lui permet de participer à la configuration du réseau. L’hétérogénéité des visions de la régulation L’Internet comme espace social virtuel ne manque pas d’être investi par l’imaginaire politique de ses acteurs. Ainsi, sur la question des formes que doit présenter l’encadrement des usages et des rapports sociaux qui s’y nouent, diverses conceptions s’opposent. Elles s’analysent en termes de vision libertaire (régulation acéphale), contractuelle (auto-régulation), coopérative (co-régulation) et réglementaire (régulation impérative). Cette typologie indique qu’en fait ces conceptions varient selon l’importance plus ou moins grande accordée au rôle que doivent jouer les États et les institutions démocratiques dans le processus de régulation15. C’est pourquoi, on peut dire que derrière ces conceptions se cachent en fait divers courants idéologiques qui projettent sur l’Internet leur propre choix de société. Chaque courant axiologique cherche en effet à faire prévaloir sa propre conception afin de préserver sa capacité à configurer ce nouvel espace social conformément à sa philosophie des rapports sociaux. 13. Le concept de cyber-culture est utilisé ici au sens de l’axiologie propre à un groupe de personnes partageant une même conception des usages, des postures et des modes de régulation devant prévaloir sur l’Internet. 14. L’impact des différences culturelles des acteurs de l’internet sur la régulation de cet outil est fort bien analysé par Philippe Amblard, La régulation de l’Internet, l’élaboration des règles de conduite par le dialogue internormatif, Cahier du CRID, Ed. Bruylant, 2004. 15. Christian Paul, Trois approches de la régulation des usages, in Mallet-Poujol (Nathalie), Les enjeux juridiques de l’Internet, Dossier de La Documentation Française, coll., Problèmes politiques et sociaux, N° 893, Octobre 2003. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE La vision libertaire ou la régulation acéphale 67 Elle est le fait de divers groupes activistes qui partagent en commun une vision libertaire de la régulation de l’Internet. Ces groupes considèrent le réseau comme un territoire nouveau qui doit échapper aux modalités verticales de régulation (hiérarchie/répression/centralisation). Non seulement ces modalités seraient de toute façon mises en échec par le principe de virtualité de l’Internet mais en outre elles ne feraient qu’entraver les opportunités que cette technologie offre à l’individu. Ce courant rejette par conséquent l’idée de toute intervention extérieure sur le réseau et reste convaincu de la capacité des internautes à une régulation acéphale de leurs usages. Non pas que toutes règles de conduite seraient bannies, mais l’internaute ne saurait connaître que des normes imposées par sa conscience personnelle. Cette position radicale est véhiculée par un nombre considérable d’usagers de l’Internet. John Perry Barlow, activiste libertaire du Net résume l’état d’esprit des tenants de ce courant lorsque dans sa déclaration d’indépendance du Cyberespace du 8 février 1996, il clame à l’adresse des gouvernements : « Vous n’avez pas de droit moral à nous diriger, et vous ne possédez aucune méthode de coercition que nous ayons une raison objective de craindre »16. Aujourd’hui les usages libertaires sont une réalité bien assise de l’Internet et participent à sa configuration. Entre autres usages, on peut citer : les envois ludiques de virus, les intrusions ludiques dans des systèmes protégés, les téléchargements gratuits d’œuvres littéraires ou musicales, etc. Autant d’éléments qui manifestent le refus d’une balisation normative de l’Internet. Cette configuration libertaire de l’Internet ne va pas sans incidence sur la régulation du réseau. Les pratiques du téléchargement de la musique en ligne par exemple sont en France à l’origine du projet de loi Dadvsi. Ce projet qui vise à mettre le droit d’auteur à jour par rapport au phénomène numérique soumet à des conditions juridiques strictes l’accès numérique aux oeuvres musicales. La vision contractuelle ou l’ auto-régulation Elle est le fait de personnes physiques et morales qui partagent en commun une vision contractuelle de la régulation de l’Internet. Ces personnes considèrent que l’Internet comme tout espace social exige des règles de conduite. Mais selon ce courant la définition de ces règles ne saurait appartenir aux autorités publiques. Celles-ci sont trop peu au fait des réalités techniques, transfrontières et commerciales du réseau. En 16. Barlow (John Perry), A declaration of the independence of Cyberspace, www.eff.org/publications/john_Perry Barlow_0296.declaration 68 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE outre la lenteur, lourdeur et complexité de leurs procédures d’intervention sont peu adaptées au rythme des rapports qui se nouent à travers l’Internet. Il paraît pour ce courant plus efficient de confier la définition de ces règles aux acteurs de l’Internet eux-mêmes. La loi ou la jurisprudence ne feraient que venir consacrer par la suite lesdites règles. Les partisans de ce courant préconisent par conséquent une autorégulation de l’Internet c’est-à-dire la régulation du réseau par des normes volontairement développées et acceptées par ceux qui prennent part à une activité. Il s’ensuit que « la nature première des règles autoréglementaires, c’est d’être volontaires, c’est-à-dire de ne pas être obligatoires au sens où l’est la règle de droit édictée par l’État. L’assujettissement à l’autorèglementation est généralement consenti par le sujet. Elle est fondamentalement de nature contractuelle. Le plus souvent on consent à adhérer à des normes autorèglementaires parce que cela présente plus d’avantages que d’inconvénients »17. Aujourd’hui l’auto-régulation est une réalité bien assise de l’Internet. Elle est le fait de groupes d’usagers organisés (Forums de discussion, réseau d’échanges scientifiques, etc.) qui se donnent des règles de conduite (netiquette). Elle est aussi le fait de groupes professionnels qui se dotent de textes de nature diverse (Chartes éthiques, codes de conduite, labellisation commerciale) par lesquels leurs membres s’autoengagent à une certaine ligne de conduite. Ces documents concernent le respect de la vie privée, les règles de transactions commerciales, la limitation de l’accès aux contenus préjudiciables, etc. Leur objet est de limiter des pratiques contestables par le moyen d’une intervention qui se veut complémentaire à la mise en œuvre des dispositifs législatifs et réglementaires. Pratiques contestables qui à terme ne pourraient que nuire à l’intérêt réel des personnes concernées. On observe que le secteur privé fait largement appel à l’autorégulation en particulier dans le monde anglosaxon où l’on privilégie la régulation par les acteurs du marché sur la régulation par la loi... En France également, l’auto-régulation est une pratique désormais courante au sein du secteur privé. Divers groupes d’entreprises publient des Chartes Internet de confiance. Ces chartes engagent les entreprises actives dans le domaine de l’Internet. Elles touchent aux questions de la protection des données personnelles, de la protection des enfants et l’affirmation d’une éthique des contenus, le respect de la propriété intellectuelle, la garantie des droits du consommateur en ligne, la sécurité des échanges et des transactions, une communication publicitaire responsable et un dialogue permanent et efficace avec les particuliers, associations, entreprises et institutions. Face à la forte croissance des transactions entre particuliers, la FEVAD (Fédération des entre17. Pierre Trudel, France Abran, Karim Benyekhlef, Sophie Hein, Droit du Cyberespace, Montréal, Ed. Thémis, 1997. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 69 prises de vente à distance) a présenté en juin 2006 sa « charte de confiance des plates-formes de vente entre internautes ». Ce document (paraphé par le ministre des PME et du Commerce, par les représentants d’e-Bay, de Price Minister et de Fte-commerce) définit quatorze engagements volontaires destinés à renforcer la confiance dans le domaine des transactions entre internautes par l’intermédiaire des plates-formes de commerce électronique. Notons aussi que l’Association des fournisseurs d’accès et de services Internet (AFA) réunit en son sein les prestataires techniques constitués sous forme de sociétés commerciales autour des activités d’hébergement, d’accès, de service en ligne et de réseaux. Dès 1998 le document « Pratiques et usages » de l’AFA a fixé les engagements de ces prestataires à l’égard des abonnés (la protection des données personnelles) et des pouvoirs publics (la coopération avec la justice pénale). Sur la question de la lutte contre les contenus illégaux, en 2004, l’AFA a rédigé une Charte qui engage les signataires à installer, dans tous les espaces de dialogue, les forums de discussion, les chats et les moteurs de recherche, un lien permettant de signaler très rapidement les contenus illégaux. La vision réglementaire ou la régulation impérative Elle est le fait de la majorité des États. Pour ces derniers la régulation de l’Internet relève par vocation du domaine de la réglementation. Mais cette vision repose sur une argumentation différente et présente une portée différente selon la nature (démocratique ou autoritaire) de l’État qui l’énonce. Pour certains États, celui de la Chine communiste par exemple, la régulation de l’Internet est une question de souveraineté nationale. A ce titre il trouve légitime d’imposer aux prestataires de service sur le réseau des obligations de filtrage des contenus (qui équivalent à une censure politique) afin de préserver l’ordre idéologique national. Dans les États démocratiques, les partisans d’une régulation par voie impérative, justifient leur option par une argumentation moins radicale. Pour ces derniers, confier aux acteurs du marché le soin de définir les règles de régulation du réseau, reviendrait à donner aux intérêts économiques les mieux organisés une influence disproportionnée sur la définition des règles ou des pratiques de référence. La définition des règles doit de ce fait revenir aux autorités publiques. Elles seules disposent en outre de la légitimité et représentativité nécessaire pour traiter des questions juridiques posées par les usages de l’Internet. Il appartient à la justice de trancher les cas individuels et de construire peu à peu une jurisprudence, et au législateur de faire évoluer ou clarifier les règles là où c’est nécessaire. A l’échelle nationale, la régulation impérative constitue une réalité désormais bien assise et qui se traduit par le développement des interventions législatives 70 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE dans les matières de l’Internet. C’est notamment le cas avec les diverses législations nationales qui dans le domaine du commerce électronique visent à une clarification des règles pour les consommateurs et les prestataires de services. On citera à ce propos en ce qui concerne la France, l’adoption de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Notons que cette conception réglementaire de la régulation a un pendant dans la société interétatique où un certain nombre d’États préconisent pour des motivations diverses la création d’une organisation internationale de gouvernance de l’Internet18. C’est ce qui s’est vérifié lors du SMSI de Genève en 2003 où la majeure partie des États non occidentaux (avec la Chine, le Brésil et l’Afrique du Sud en tête) se sont prononcés pour une gestion intergouvernementale de l’Internet par le moyen d’un transfert des pouvoirs de l’Icann à l’UIT ou l’ONU. Au sein des États, le gouvernement américain fait figure de l’exception qui confirme la règle. Il affiche ses préférences pour une réglementation minimum de l’Internet et un leadership du secteur privé dans la régulation et le développement du réseau. En fait sa position est plus complexe. Là où la sécurité de l’État ou les intérêts de l’industrie nationale des contenus et des logiciels sont concernés, le gouvernement américain se montre favorable à une réglementation contraignante. C’est le cas pour la cryptologie et la propriété intellectuelle. En revanche, là où les intérêts des fournisseurs américains de produits et de services sont en cause, le gouvernement américain prône plutôt l’autorégulation par les règles du marché. C’est le cas dans le domaine de la numérisation des échanges commerciaux car ceux-ci s’effectuent en priorité au profit des fournisseurs américains de produits et de services. La vision coopérative ou la co-régulation Elle est le fait de personnes qui partagent une vision consensuelle de la régulation de l’Internet. Pour ces personnes, les règles de régulation de l’Internet ne sauraient faire l’objet d’une définition unilatérale. La régulation de l’Internet par une approche exclusive méconnaîtrait l’élément central de toute régulation qui se veut efficiente. A savoir : la concertation. Il importe dès lors d’assurer la rencontre entre les points de vue, voire, quand c’est possible, de faire naître un consensus. C’est pourquoi elles préconisent que la définition des règles revienne à une instance de concertation réunissant usagers, acteurs économiques et autorités publiques. En d’autres termes, elles prônent une forme de régulation combinant autorégulation et 18. Ces motivations vont de la volonté d’une censure étatique sur le Net pour certains, à la volonté de faire contrepoids à la tutelle du gouvernement américain sur les organismes de régulation technique de l’Internet pour d’autres. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 71 réglementation, une forme qui favorise la coopération ou concertation entre acteurs publics et acteurs privés. Cette position bénéficie de la faveur du mouvement associatif et traduit une conception coopérative de la régulation couramment désignée sous le terme de co-régulation. Aujourd’hui la régulation de l’Internet par la co-régulation est une réalité bien assise. En France par exemple, le forum des droits sur l’Internet (FDI) dont la création avait été recommandée par le Conseil d’État19 « offre aux administrations, aux acteurs économiques et aux utilisateurs un lieu neutre et permanent de dialogue et de concertation sur les règles et les usages du réseau. Sa méthode de travail fondée sur la construction collective permet de faire émerger des solutions innovantes de nature, soit à modifier le cadre légal, soit à favoriser certains usages auprès des acteurs »20. Le FDI lancé officiellement le 31 mai 2001 constitue une simple association de type loi 1901. Il ne dispose d’aucune prérogative de droit public et n’offre qu’un simple espace de sensibilisation, de consultation et d’incitation au débat public aux personnes morales, publiques ou privées. Ses initiatives ne manquent pas d’avoir des retombées concrètes en termes de régulation. Parmi les initiatives récentes du forum on peut citer la création en 2004 du Groupe de réflexion sur la propriété intellectuelle et le peer to peer. Composé de représentants du gouvernement, du secteur privé et du courant associatif, ce groupe a eu pour mission l’exercice d’une veille sur les solutions techniques, économiques et juridiques proposées pour lutter contre la contrefaçon d’oeuvres sur l’Internet et rémunérer les ayants droits qui en sont le cas échéant victimes. Le travail de ce groupe s’est inscrit dans le cadre du processus de concertation mis en place par le Gouvernement et a abouti le 28 juillet 2004 à la signature de la Charte d’engagements pour le développement de l’offre légale de musique en ligne, le respect de la propriété intellectuelle et la lutte contre la piraterie numérique21. Ce document est intervenu en amont de la discussion parlementaire du projet de loi devant transposer la directive européenne du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information. Notons aussi que l’année 2007 verra en France, la mise en place d’un label officiel et unique pour la confiance en ligne. Ce label servira de repère aux internautes pour distinguer les éditeurs de sites, les fournisseurs de services ou encore les éditeurs de logiciels qui se sont engagés à respecter une charte précise. Ce label sera géré par une commission collégiale composée de représentants des pouvoirs publics, des pro- 19. Rapport du CE : Internet et les réseaux numériques en date du 8 septembre 1998. 20. Falque-Pierrotin(Isabelle), Les enjeux juridiques de l’internet au regard de la préparation du Sommet de Genève, in Nicolas Curien, Pierre-Alain Muet, La société de l’information, La Documentation française, 2004. 21. Les signataires sont : divers ministères du gouvernement, des représentants de l’industrie culturelle, des représentants des auteurs compositeurs, les entreprises de vente à distance et des fournisseurs d’accès. 72 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE fessionnels du secteur et des usagers. Le rôle de cette commission sera d’attribuer les labels aux sites, aux éditeurs ou aux fournisseurs de services, mais aussi et surtout de contrôler a posteriori que ceux-ci suivent bien les engagements qu’ils ont pris. La commission aura donc le pouvoir de retirer un label si les critères ne sont plus respectés. L’hétérogénéité des stratégies de régulation Le caractère hétéroclite des acteurs de l’Internet22 conduit à une hétérogénéité des stratégies visant à la régulation du réseau. Ces stratégies peuvent parfois entrer en situation de compétition : c’est le cas entre la stratégie des architectes de l’Internet et celle des opérateurs économiques sur la question du caractère libre de droits ou non, ouvert ou fermé, des protocoles et logiciels. Elles peuvent aussi parfois entrer en situation de conflit : c’est le cas entre la stratégie du mouvement associatif et celle de l’État sur la question de la mise en partage ou non des fichiers musicaux sur l’Internet. La stratégie des architectes de l’Internet Il s’agit ici des ingénieurs experts, membres des organismes dits de normalisation, de standardisation, de nommage et de développement de l’Internet23. Leur mission consiste à prendre en charge l’administration technique de la structure physique de l’Internet. Non point pour une simple activité de maintenance mais pour une activité d’ingénierie (conception des normes et protocoles) indispensable à son opérabilité, interopérabilité et évolution. Le monopole dont jouissent les organismes auxquels appartiennent ces experts, en matière d’administration technique de l’Internet, leur confère un pouvoir quasi « constituant ». Celui de définir les principes du fonctionnement architectural de l’Internet. Or les choix techniques que font ces architectes de l’Internet ont un rapport étroit avec l’éthique de l’information qui les anime. A savoir : gratuité, réciprocité, mise en commun des connaissances, disqualification des pratiques lucratives, aversion pour l’information-marchandise24. En définis22. Par acteurs de l’Internet il faut entendre non pas les usagers de l’Internet mais l’ensemble des personnes physiques ou morales qui disposent d’une capacité d’impact sur la configuration de l’Internet. A savoir : les Ingénieurs, les États, le secteur privé, le mouvement associatif, les adeptes du testing numérique, les adeptes du « tout partage » numérique, les adeptes du piratage numérique. 23. Il s’agit des organismes suivants : L’ISOC, L’ICANN, L’IETF, le W3C. 24. Raboy (Marc), Vedel (Thierry), La régulation des communications à l’ère numérique, in Proulx (Serge), Massit-Folléa (Françoise), Conein (Bernard), Internet, une utopie limitée : nouvelles régulations, nouvelles solidarités, Ed Les Presses de l’Université Laval, 2005. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 73 sant les principes de fonctionnement de l’Internet non pas ex-nihilo mais à partir de cette éthique de l’information, les experts pionniers de l’Internet25, ont pu donner au réseau une configuration conforme à leur stratégie d’un Internet non propriétaire. Cela, en instituant trois principes devant non seulement gouverner l’administration technique de l’Internet mais devant aussi primer sur toute considération d’ordre politique, économique ou social. Ces principes sont les suivants : la rationalité technicienne, le consensus et l’open source. C’est la philosophie de ces trois principes cyberconstitutionnels posés par les pères fondateurs que perpétuent leurs successeurs au sein des instances de normalisation, de standardisation et de nommage. C’est cette philosophie qui est à la source d’une configuration de l’Internet comme réseau ouvert et non propriétaire26. C’est à cette configuration que nous devons les opportunités de l’Internet telles que nous les connaissons aujourd’hui27. Cette philosophie constitue le gage de la liberté d’implémentation, d’exploitation et donc d’innovation continue des protocoles de l’Internet28. C’est elle qui pour l’heure encore fait échec au scénario tant redouté d’une configuration de l’Internet en une multitude de réseaux propriétaires reproduisant à l’identique le profil des chaînes de télévision. Les architectes de l’Internet affectent donc de façon significative et à la source la configuration de l’Internet. Ce sont Joël Reidenberg et Laurence Lessing qui ont attiré l’attention sur l’influence de ces organismes sur la forme que prend le développement des réseaux et des usages des TIC. Ils ont montré combien les choix techniques de ces organismes ne sont pas sans incidence sur le contenu de la réglementation ; combien ces choix techniques incorporent des valeurs au sens d’une vision de l’organisation des réseaux, des rôles des acteurs, de la plus ou moins grande licence accordée aux utilisateurs ou à des tiers d’inventer de nouveaux services et usages29. 25. Parmi les ingénieurs fondateurs de l’Internet certains font déjà figure de légende. On pense aux personnes tels que Jon Postel, Vinton Cerf, Tim Berners-Lee. Ce sont eux qui ont rédigé la constitution de l’Internet en posant et faisant accepter par tous le principe de l’ouverture et de la neutralité du réseau quelle que soit l’innovation. 26. C'est ce principe d'un Internet non propriétaire qui fait échec au modèle d'un internet privé assis sur le monopole de la distribution des contenus et auquel ne cessent de rêver les grands opérateurs économique présents sur le Net tel que AOL ou Microsoft. 27. Chemla (Laurent), Une histoire d’Internet, in Les télécommunications entre bien public et marchandise, ouvrage coordonné par François Xavier Vershave, D.Benamrane et B. Jaffre, Ed Charles Mayer, 2005. 28. Emmanuel Riou, Les Brevets de l’Internet : ou la course aux standards, article consultable sur le site de Homo Numericus. 29. Reidenberg (Joël), Lex Informatica : The formulation of information policy rules through technology, Texas law Review.76 (3), 1998; Lessig (Laurence), Code is Law : On Liberty in Cyberespace, Harvard Magazine, janvier-février 2000. 74 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE La stratégie des opérateurs économiques L’Internet intéresse les opérateurs économiques. Ces derniers y sont présents comme éditeurs de logiciels, producteurs de contenus, moteurs de recherche, intermédiaires techniques (fournisseurs d’accès, hébergeurs de sites), prestataires de services commerciaux en ligne, etc. L’Internet constitue pour tous ces acteurs du secteur privé un marché réel et un marché rentable que l’on connaît désormais sous le nom de e-commerce30. C’est pourquoi ils manifestent un intérêt à y voir flotter leurs enseignes sous forme de noms de domaine sous peine non seulement de perdre des opportunités en termes de débouchés et d’espaces publicitaires mais aussi de connaître des phénomènes de confusion d’image 31. Mais certains d’entre ces opérateurs ne veulent pas se contenter d’avoir accès à l’espace du marché de l’Internet. Ils cherchent aussi à s’approprier à terme cet espace lui-même par la méthode du brevetage des standards de l’Internet 32 . Dans une note intitulé « Réguler le Net… Oui mais comment », Eric Brousseau rapporte que le W3C avait mis en ligne une note de travail étudiant la possibilité de rendre payant l’usage du langage multimédia du web au motif qu’il repose sur les résultats Recherche/Développement des entreprises composant le W3C. Cette stratégie pour un Internet propriétaire est le fait des multinationales des télécommunications. Elles perçoivent l’Internet comme une véritable terra nullius, à conquérir et conquérable33. Leur participation aux « Working Groups » des organismes de standardisation des protocoles de l’Internet est stratégique. Si elles rémunèrent des dizaines de salariés pour collaborer aux groupes de travail de l’IETF par exemple c’est pour s’offrir « à la fois un point d’observation privilégié sur les évolutions techniques et la 30. Breese (Pierre), Guide juridique de l’Internet et du commerce électronique, Ed Vuibert, 2000. 31. Ainsi, lorsque le spécialiste français du poisson surgelé a voulu déposer son nom sur internet, il s’est rendu compte que findus.com existait déjà, et renvoyait à un moteur de recherche mis en ligne par un couple suédois; parce que, en anglais, « Find us », « c’est trouvez-nous ». Le différend s’est réglé devant l’OMPI à Genève qui a reconnu au couple suédois un droit d’antériorité sur le nom. En sens inverse le TGI de Nanterre dans un jugement du 14 mars 2005 a obligé la couturière Milka Budimir (titulaire par antériorité d’enregistrement du nom de domaine Milka.fr) à transférer à la multinatonale américaine Kraft Foods ledit nom de domaine en tant que propriétaire de la marque de chocolat Milka. 32. Riou (Emmanuel), Les Brevets de l’Internet : ou la course aux standards, article consultable sur le site de Homo Numericus. 33. Terra nullius : expression latine signifiant territoire non encore approprié. Ce terme est utilisé en Droit International Public pour exprimer l’idée que certaines zones territoriales échappent à toute souveraineté mais sont susceptibles de passer sous celle de l’Etat qui en effectuera l’occupation. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 75 capacité d’influer en douceur sur les résultats finaux »34. L’objectif est d’avoir de l’influence dans ces organismes de normalisation grâce à quelques ingénieurs respectés et renommés. Par leur présence active au sein des organismes de standardisation, les multinationales des télécommunications participent à la configuration et donc à la régulation de l’Internet. Leur aval est sollicité dans le processus de standardisation de l’IETF35. Comme le dit Bertrand Warusfel « C’est donc la consécration par le marché et l’existence d’une offre industrielle effective qui sanctionne finalement ce processus de standardisation au sein de l’IETF »36. La stratégie de l’État La question de l’opportunité et de la pertinence de la participation de l’État à la régulation de l’Internet fait souvent l’objet de sérieuses réserves. Certains dénoncent le décalage entre le temps des échanges sur l’Internet et celui de l’élaboration des règles par l’État ; d’autres, l’inefficacité des règles étatiques en raison du caractère transfrontière de l’Internet, etc. Ces critiques en fait ignorent le caractère incontournable et indispensable du rôle de l’État en matière de régulation de l’Internet. Les matières du Droit public (interne ou international) constituent un prisme idéal pour l’intelligence de ce rôle. L’ Internet en effet interpelle les États du point de vue de leur compétence territoriale aussi bien que personnelle37. Pour être transfrontière, l’Internet n’en produit pas moins ses effets à l’intérieur d’espace territoriaux et sur la personne de ressortissants d’États souverains. Ainsi tout acte commis dans le cyberespace et qui produit un effet préjudiciable sur le territoire ou la personne des ressortissants d’un État, entre par définition dans la sphère de compétence législative et juridictionnelle dudit État. Celui-ci peut donc traiter à partir 34. Paul (Christian), Du Droit et des libertés sur internet, Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation Française, coll. Rapports officiels, 2001. 35. On sait en effet qu’une proposition de standardisation (Internet-Draft) doit passer par plusieurs étapes avant que d’être consacrée comme standard d’Internet. Elle doit d’abord prendre la forme d’un projet rédigé (Proposed Standard), puis celle d’un projet opérationnel (Draft Standard). Mais ce projet opérationnel ne pourra être élévé au rang d’un Internet Standard que lorsque des industriels mettront en application le Draft Standard en l’intégrant à leurs produits dans un délai maximum de deux années. 36. Bertrand Warusfel, La Gestion de l’Internet entre autorégulation et rivalités institutionnelles : un phénomène mondial à la recherche de son modèle de gouvernance, in Annuaire Français des Relations Internationales, 2000. 37. En Droit international public le pouvoir d’agir de l’État repose sur deux titre de compétences. D’une part le lien de nationalité (compétence dite personnelle : pouvoir de l’État d’agir à l’égard de ses nationaux se trouvant à l’étranger en leur donnant des ordres, en réglant leur statut personnel et en exerçant vis-à-vis d’eux sa protection diplomatique). D’autre part, le territoire (compétence dite territoriale : pouvoir de l’État d’agir sur son territoire de façon générale et exclusive). 76 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE de sa propre législation les éléments du cyberlitige localisés sur son territoire. Et par la voie de l’entraide judiciaire, il peut atteindre les éléments non localisés sur son territoire dès lors que l’effectivité du jugement concerné sur le territoire de l’État tiers n’a pas pour effet de priver les nationaux et les personnes résidentes dans cet État du bénéfice de sa propre législation sur son territoire. Ainsi en dépit de son mode de diffusion transfrontière l’Internet n’échappe donc pas aux pesanteurs de la souveraineté. Et c’est somme toute pour assumer ses fonctions traditionnelles d’encadrement juridique des rapports sociaux sur son territoire que l’État est amené à participer à la création des normes juridiques qui encadrent et affectent les rapports qui se nouent sur l’Internet. On observe que dans les systèmes politiques démocratiques la stratégie de l’État pour encadrer les rapports qui se nouent sur le réseau consiste à promouvoir par sa législation les valeurs de la démocratie. En l’espèce les valeurs de liberté, de protection de l’enfance, de confiance, de sécurité, de concurrence ou de transparence38. C’est ce dont atteste l’intervention de certains États par l’adoption de textes dont l’objet est de sanctionner les atteintes portées aux droits fondamentaux de la personne par les moyens numériques. On peut citer en exemple le cas de la France39, celui des États-Unis40, et celui de la Grande-Bretagne41. C’est 38. Sur ce contenu de la cyberlegislation des États démocratiques lire : Amblard (Philippe), La régulation de l’Internet, l’élaboration des règles de conduite par le dialogue internormatif, Cahier du CRID, Ed. Bruylant. 39. Loi du 6 Août 2004 portant réforme de la loi Informatique et Libertés de 78 par transposition en droit Français de la directive européenne 95/46 CE du 24 octobre 1995. 40. Cas des lois adoptées pour faire face à la déferlante des messages obscènes, ludiques et luxurieux sur l’Internet. Il s’agit de la Communication Decency Act du 1/2/.1996, prise pour protéger les enfants de tous contenus indécents sur le réseau. Suite à une action formée par des associations de défense des libertés, cette loi a été jugée par la Cour suprême non conforme au premier amendement garantissant la liberté d’expression dans une décision du 26 juin 1997. Par la suite le Congrès a adopté un nouveau texte, la child Online Protection Act qui établit des sanctions pénales contre toute diffusion commerciale des contenus nuisibles aux mineurs. Ce texte a cependant été jugé inconstitutionnel par la Cour de Philadelphie pour non conformité au premier amendement garantissant la liberté d’expression. Mais cette décision a toutefois fait l’objet d’une invalidation partielle par la Cour suprême des États-Unis. Pour contourner l’obstacle du premier amendement dans leur campagne pour la sécurité et la protection de l’enfance sur l’Internet, les parlementaires américains ont voté en juillet 2006 la Child protection and safety act (loi sur la sécurité et la protection de l’enfance). Ce texte prévoit de lourdes sanctions (jusqu’à 20 ans d’emprisonnement et une amende dont le plafond n’a pas été précisé) pour quiconque inclut des termes ou images équivoques pouvant conduire un mineur à accéder, sans qu’il s’en doute, à un site web potentiellement pernicieux. 41. Depuis le 26 juillet 2006 la législation du Royaume-Uni autorise la police à indiquer aux banques, aux organismes de crédit et d’épargne si leurs clients accèdent à des sites pédophiles avec leur carte de paiement. Les personnes soupçonnées ou reconnues coupables se verront retirer leur carte. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 77 ce dont témoigne également l’intervention de certains États dans la configuration de l’Internet par l’adoption de textes qui permettent aux acteurs sociaux de disposer d’actes à valeur probante pour la sécurité (libéralisation de la cryptologie) et la confiance (légalisation de la signature électronique) dans leurs transactions électroniques. On peut citer les exemples de la France42, des États-Unis43, de l’Allemagne44, de l’Espagne45. C’est enfin ce que confirme l’intervention de certains États dans la configuration de l’Internet par l’adoption de textes qui posent un cadre normatif de répression des actes délictueux inédits susceptibles d’être commis par la voie numérique. C’est le cas des États-Unis46, de la France47, du Canada48 pour ne citer que ces États. Comme on le voit, par sa législation interne, l’État adopte une stratégie de configuration normative de l’Internet par la voie d’un dispositif juridique opposable erga omnès et conforme à son axiologie politique. L’État assume ainsi de façon naturelle une des modalités spontanées de la régulation de l’Internet. La stratégie du mouvement associatif Le mouvement associatif n’est pas indifférent à l’Internet. Il y pratique divers usages pour la réalisation et la promotion des activités de ses diverses composantes. Entre autres exemples on peut citer l’usage de l’Internet comme outil de mobilisation49. Mais le mouvement associatif ne limite pas son appropriation du Net au domaine des usages. Il entend aussi l’investir en participant à l’élaboration de son imaginaire politique. Pour 42. Loi N°2000-230 du 13 mars 2000 portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information et relative à la signature électronique. Cette loi reconnaît la validité juridique de la signature électronique au même titre que la signature manuscrite et a instauré une présomption de fiabilité en faveur des signatures électroniques répondant à des conditions définies par décret en Conseil d’Etat. Sur la libéralisation de la cryptologie en France voir : article 17 de la loi n° 96-659 du 26 juillet 1996 de réglementation des télécommunications, le décret n° 99-199 du 17 mars 1999 ; le décret n° 99-200 du 17 mars 1999. 43. Electronic Signatures in Global an National Act du 30 juin 2000. 44. Digital Signature Law du 13 juin 1997. 45. Loi du 17 septembre 1999 sur la signature électronique. 46. Computer Fraud and Abuse Act de 1984. 47. Le dispositif législatif français contre la cybercriminalité est constitué par les textes suivants : Loi n° 88-19 du 5 janvier 1988 relative à la fraude informatique dite loi Godfrain; Loi n° 2001-1062 du 15 Novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne ; Loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure ; Loi n° 2004-204 du 3 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité; Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique; Loi n° 2004-669 du 9 juillet 2004 relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle. 48. Criminal Law Amendment Act de 1985. 49. Attac par exemple s’est amplement appuyé sur le Net dans sa campagne contre l’Accord Multilatéral sur l’Investissement. 78 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE certaines composantes du mouvement associatif en effet, l’Internet est avant tout un espace citoyen où les protections garanties par les Constitutions des pays démocratiques doivent s’appliquer pleinement au bénéfice de l’internaute. Les tenants de cette vision adoptent dès lors une stratégie de configuration citoyenne de l’Internet. Parmi les associations qui investissent l’Internet de ce point de vue on trouve, celles qui militent sur le terrain des droits de l’homme, des droits du consommateur, des droits de la famille, etc. Leur intervention revêt des formes diverses : travaux d’expertise au sein des organismes chargés par les pouvoirs publics de mener une réflexion sur la régulation de l’Internet, activité de lobbying auprès des instances détentrices d’une capacité de décision relative à la régulation de l’Internet, campagnes en faveur de thématiques relatives à la régulation de l’Internet, etc. Ce mode de participation du mouvement associatif à la réflexion sur la gouvernance de l’Internet n’est pas sans impact sur la configuration de celui-ci. En France par exemple l’Association IRIS (Imaginons un réseau Internet solidaire) est attentive au développement de l’Internet non marchand et aux enjeux de protection des libertés. Elle produit des contributions significatives aux débats sur la régulation de l’Internet sur le terrain des usages et des pratiques. Toujours en France les associations tel que la LICRA ou la Ligue des Droits de l’Homme exercent une sorte de veille anti-raciste sur l’Internet. Elles ont ainsi introduit une action en justice contre le moteur de recherche Yahoo lorsque celui-ci permettait une vente aux enchères d’objets nazis sur son site. Aux USA diverses associations contribuent à une régulation citoyenne de l’Internet. On peut citer : l’Electronic Frontier Foundation (EFF), l’Electronic Privacy Information Center (EPIC), le computer Professionnals for Social Responsability (CPSR) et surtout l’American Civil Liberties Union (ACLU). Cette dernière a apporté une contribution majeure aux débats qui ont amené la Cour suprême à annuler le Communication Decency Act. L’objet de cette loi était de créer des entraves à la déferlante de l’expression pornographique sur l’Internet. Mais selon les associations de défense des libertés elle présentait aussi le danger de provoquer un appel d’air à des mesures de plus en plus liberticides. Dans le même registre, c’est la mobilisation des membres de la société civile en faveur des logiciels libres qui jusqu’ici oppose un frein à la logique d’une navigation exclusivement à partir de logiciels propriétaires. Doit-on voir dans cette mobilisation la source du revirement récent bien que circonscrite de Microsoft dans sa politique de propriété industrielle ?50 50. On sait en tout cas que cette multinationale a signé le 24 octobre 2005 à Paris un accord cadre avec l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) en vue d’une collaboration entre les équipes des deux groupes. L’accord stipule que les avancées scientifiques issues de ce partenariat seront publiées mais surtout que les logiciels conçus par ces équipes franco-américaines seront diffusés sous licence open source c’est-à-dire libres de droit. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 79 L’implication du mouvement associatif dans les débats qui donnent à l’Internet sa configuration est telle que les États ont jugé opportun de l’associer aux travaux du SMSI (le Sommet Mondial sur la Société de l’Information). Ce qui représente une innovation diplomatique car ces associations n’étant pas des sujets de Droit international n’ont pas vocation à participer à un sommet diplomatique sinon à titre d’observateurs comme c’est le cas pour les ONG. Même si en pratique, au cours du Sommet, les États ont pris soin d’écarter les membres du mouvement associatif dans les moments les plus cruciaux des négociations, il reste qu’il est désormais reconnu comme acteur à part entière de la société de l’information. Le document final qu’il a élaboré à l’issue du Sommet de Genève est désormais un document de référence qui compte au titre des idées à prendre en compte dans la définition des règles de régulation de l’Internet. La stratégie des adeptes du libre testing numérique Il s’agit des personnes qui ont une capacité d’influence sur la configuration de l’Internet par voie d’ingérence. Les adeptes de cette ingérence perçoivent l’Internet avant tout comme un champ ludique d’expérimentation de leur savoir-faire en informatique. C’est l’adhésion à cette perception ludique de l’Internet qui conduit certains à l’instrumentaliser comme un champ d’expérimentations numériques en temps réel. Ils s’y autorisent dès lors des pratiques à finalité expérimentale sans intention frauduleuse certes mais non sans effets préjudiciables : envoi de virus, intrusion dans des systèmes privés ou publics protégés. On connaît l’histoire fameuse de ce programmateur russe, Dimitri Sklyarov, arrêté aux USA alors qu’il venait y donner une conférence sur les failles des systèmes de cryptage. Son crime : avoir auparavant développé un logiciel permettant de lire les livres électroniques d’Adobe. En fait l’activité de ces génies de la programmation informatique ne va pas sans présenter un apport positif. Ils mettent au jour les failles du réseau par leurs capacités à y introduire des virus ou à pénétrer à l’intérieur de systèmes réputés impénétrables. Paradoxalement cette activité d’ingérence constitue une stratégie de régulation de l’Internet. Elle opère en effet comme une pratique informelle de testage de la fiabilité des systèmes. Elle contribue de cette façon à l’amélioration des systèmes de sécurisation des réseaux et donc au développement de l’Internet. Par cela les adeptes du libre testing numérique participent de façon certaine à la configuration des systèmes de sécurité de l’Internet et donc de façon paradoxale à la régulation de l’Internet. La société Microsoft a bien compris ce rôle paradoxal du testing numérique. En Août 2006 elle a envoyé son directeur de la sécurité à la conférence annuelle des Blacks Hats, une grande communauté de pirates informatiques. Ce dernier y a distribué trois mille copies de la version la plus récente de Vista, le nouveau système 80 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE d’exploitation qui, en 2007, devrait remplacer Windows. Microsoft espère que les mises à l’épreuve de son produit l’aideront à dénicher les failles et lui permettront d’offrir ensuite à ses clients un logiciel plus sécurisé. Il ne faut toutefois pas confondre le courant du testing numérique avec celui des adeptes du piratage numérique. Leurs mobiles ne sont pas les mêmes. Ces derniers sont des personnes qui ont une capacité d’influence sur la configuration de l’Internet par voie d’intrusion délictuelle : contrefaçon électronique, fraude électronique, hold-up électronique, espionnage numérique dans les domaines industriels et militaires. Autant de pratiques qui relèvent de la cybercriminalité. Leur impact sur la configuration de l’Internet est lourde. Leur pratique a fait de l’insécurité une composante à part entière de l’Internet. Il faut y voir le motif principal qui a conduit les États çà et là à sortir de leur inclination naturelle à l’exercice exclusive des compétences de souveraineté pour emprunter la voie conventionnelle en vue de créer un dispositif de répression transfrontière de la cybercriminalité. La stratégie des adeptes du libre partage numérique Il s’agit des personnes qui ont une capacité d’influence sur la configuration de l’Internet par le jeu des usages de partage qu’ils pratiquent sur le Net. Les adeptes de ces usages perçoivent l’Internet avant tout comme une opportunité libertaire en terme de communication, d’information, d’expression et surtout en termes d’échange des ressources sur l’Internet. Pour ces personnes l’échange sur l’Internet doit être affranchi de toutes les entraves qui s’analysent en termes de censure morale ou politique, de droits d’auteurs et de propriété intellectuelle ou industrielle etc. C’est le cas des adeptes du Freenet51, des adeptes de l’open source52 et des adeptes du peer to peer53. L’impact de ces courants sur la configuration juridique de l’Internet est considérable. Ils sont à l’origine de la controverse politique et juridique sur le statut légal des logiciels, le régime juridique du droit 51. Le Free network project est un réseau d’internautes utilisant un même logiciel qui connecte l’ensemble de leurs ordinateurs respectifs et permet le partage sur ce réseau de l’ensemble des ressources disponibles entre tous les ordinateurs connectés de façon anonyme. Freenet permet l’échange de fichiers ou la publication de sites web hors de tout contrôle et dans un anonymat complet. 52. L’open source est un mouvement qui prône l’accès, l’exploitation et l’amélioration libres du code source des logiciels, afin de constituer un fonds commun de savoirs dans lequel chacun pourra puiser pour contribuer à une amélioration continue des logiciels. Partageant leur savoir, les membres du courant de l’open source améliorent sans cesse les codes sources des logiciels profitant en retour collectivement des performances de ces outils logiciels dits libres, pour leur plus grand intérêt à tous. 53. Pratiques lancées par la société Napster et consistant à une mise en ligne de ressources musicales libres d’accès et téléchargeables gratuitement. Aujourd’hui divers logiciels permettent cet usage : Gnutella, e-mule, Bittorent etc. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 81 d’auteur sur l’Internet et, la portée du droit d’expression sur le Net. C’est cette controverse qui va déterminer le caractère répressif ou libéral que prendra le régime juridique de ces éléments sur l’Internet. En décembre 2005, la France a donné un avant-goût de cette controverse avec l’incident des députés de la majorité qui à l’encontre des consignes gouvernementales de vote ont osé amender le projet de loi Dadvsi par deux éléments qui ouvraient la voie à une légalisation de l’usage du peer to peer. Le pluralisme des échelles de la régulation La régulation de l’Internet porte sur des domaines différents et variés. Il peut s’agir de la régulation des protocoles, celle des contenus, celle des usages, celles des échanges, etc. Cette variété des domaines couplée à la dimension transfrontière de l’Internet conduit à une régulation mise en oeuvre sur plusieurs niveaux : transnationale, nationale, inter-étatique. A chaque niveau correspond une échelle de la régulation : l’échelle technique, l’échelle normative et l’échelle d’harmonisation. Ces échelles sont pluralistes car chacune tend à conserver sa capacité d’impact sur la configuration de l’Internet et à configurer celui-ci à partir de ses propres logiques, priorités et intérêts. Il s’ensuit que chaque échelle de régulation exerce une pression favorable à la logique centrifuge qui anime le dispositif spontané de régulation de l’Internet. L’échelle technique de la régulation (le niveau transnational) Comme réalité physique, l’Internet se présente dans la forme d’un réseau de transmission de données. Cette transmission repose sur une fonction technique qui regroupe un certain nombre d’activités spécifiques. Notamment celles qui s’analysent en termes de normalisation et donc de standardisation, d’adressage et donc de nommage. C’est la centralisation du système de gestion de cette fonction technique que l’on désigne généralement sous le terme de gouvernance de l’Internet. Elle appartient au propriétaire en Droit du réseau (le gouvernement des États-Unis), lequel en confie l’exercice par délégation formelle à un organe à but non lucratif : l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers). Ce dernier associe à sa mission d’autres organismes à but non lucratif : l’ISOC (Internet Sociéty), le W3C (World Wide Web Consortium), l’IETF (Internet Engineering Task Force). Ces organismes se subdivisent euxmêmes en plusieurs sous-groupes spécialisés dans des sous-fonctions mul- 82 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE tiples. Ces organismes présentent trois caractères : ils sont ouverts54, consensuels55 et transnationaux56. Ce profil transnational n’est pas sans effet sur la configuration de l’Internet. Il permet à toute personne qui s’intéresse à l’évolution des protocoles de l’Internet de participer à leur élaboration quelle que soit sa nationalité, dès lors qu’elle présente les compétences requises. De ce fait, il est possible pour ceux qui cherchent à promouvoir sur le réseau des intérêts culturels légitimes d’œuvrer à ce que ces intérêts soient pris en compte dans les options techniques que retiennent les organismes de normalisation. Tel est le cas de toutes les personnes qui par leurs initiatives ont su conduire progressivement l’Icann a accepter le principe d’une évolution des protocoles de l’Internet vers le multilinguisme. Le 27 mars 2003 l’Icann a annoncé avoir approuvé les nouveaux standards techniques qui permettent de rendre les noms de domaines disponibles dans les langues autres que l’anglais. Cette annonce conclut des recherches menées depuis plusieurs années notamment au sein de l’IETF. Comme on le voit, de par la fonction d’administration technique qu’ils assument, les organismes mentionnés ci-dessus déterminent à la source l’architecture de l’Internet. Un autre exemple illustre cette capacité : les cookies et les hyperliens invisibles. Yves Poullet écrit : « ... la décision, en ce qui concerne la possibilité de rendre fonctionnels les cookies et les hyperliens invisibles, a été prise sur base de normes techniques avalisées, non pas par une institution internationale de droit 54. Ouvert en ce sens qu’il s’agit d’instances sans procédure formelle d’adhésion : la participation aux travaux de l’Icann par exemple est ouverte à tous ceux qui s’intéressent à la politique mondiale de l’Internet eu égard à sa mission de coordination technique. L’Icann offre de nombreux forums en ligne accessibles via son site web. Les organisations de soutien et les comités consultatifs ont des listes de diffusion actives pour les participants. L’Icann organise également des réunions publiques tout le long de l’année. Quant à l’IETF, elle n’a pas une procédure formelle d’adhésion : elle est ouverte à tous par la voie de la contribution en ligne et de la participation aux réunions. 55. Consensuel en ce sens que le mode de décision y est fondé sur la recherche du consensus approché. Les membres de ces organismes sont chargés de faire évoluer les standards de communication en prônant le consensus et la démonstration de solutions opérationnelles. 56. La composition transnationale de ces organismes indique que la contribution à l’élaboration des normes techniques de l’Internet est ouverte aux personnes morales et physiques originaires de toutes les nations. Ils réunissent des acteurs de nature diverse (secteur privé, secteur public, mouvement associatif ,universitaires, ingénieurs) et qui appartiennent à des nationalités différentes. L’essentiel étant leur participation à la création de solutions techniques favorables au développement de l’internet. Au sein de l’Icann seuls 5 des 21 membres du Conseil d’Administration sont américains. L’Isoc regroupe plus de 8000 membres répartis en 125 pays et en 129 organisations. Il finance et héberge sur son serveur les normes issues des travaux de l’IETF, lequel regroupe des ingénieurs et chercheurs du monde entier. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 83 public, mais par le World Wide Web consortium, consortium d’organes de recherche et de sponsors, qui n’a aucune obligation de rendre des comptes à l’ensemble des États »57. L’échelle normative de la régulation (le niveau national) Comme technologie qui offre des opportunités d’action, de relation et d’échanges sociaux, l’Internet crée au niveau national un besoin d’encadrement normatif. Cet encadrement présente une originalité. Il se caractérise par le phénomène de la dualité des normes. Les acteurs de l’Internet en effet ne partagent pas au niveau national une vision commune de la nature que doit présenter le tissu normatif. A ceux qui sont favorables à une normativité d’adhésion et d’essence privée (normes incitatives ou contractuelles), s’opposent ceux qui sont favorables à une normativité impérative et donc d’essence publique (lois, décrets, jurisprudence). Ainsi au niveau national, le tissu normatif visant à la régulation de l’Internet n’est pas homogène. Il est impératif lorsqu’il émane du législateur ou de l’autorité judiciaire. Il est d’adhésion lorsqu’il émane du milieu associatif ou du secteur privé. On retrouve ainsi une dualité de normes qui concourent les unes et les autres à la constitution progressive d’un tissu normatif régulant l’Internet. Entre ces normes il ne saurait y avoir d’antagonisme. Les règles d’adhésion en effet ne doivent leur existence et leur applicabilité qu’à la marge d’autoorganisation que le législateur tolère chez les professionnels en particulier et les personnes privées en général. De ce fait, ces normes se situent dans un rapport de complémentarité. Philippe Amblard donne à cette dualité une qualification différente. Il qualifie les premières comme règles de conduite et les secondes comme règles juridiques et analyse leur rapport de complémentarité dans les termes d’un dialogue internormatif où les premières font office de supports à la fois explicatifs et informatifs sur les secondes dans le champ de leur domaine respectif58. La normativité impérative (les règles d’essence publique) Elle se présente dans la forme d’une normativité législative et prétorienne. Elle est ici dite impérative en ce sens que les acteurs de l’Internet ne peuvent s’y soustraire. 57. Yves Poullet, 20 ans de recherche au CRID : le droit est une toile d’araignée, in Claire Monville (dir) Variations sur le droit de la société de l’information, Cahiers du CRID, n° 20, Ed Bruylant, 2001. 58. Amblard (Philippe), La régulation de l’Internet, L’élaboration des règles de conduite par le dialogue internormatif, Cahier du CRID, Ed Bruylant, 2004. 84 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE — La normativité législative : l’Internet interpelle le législateur dans son domaine de compétence du point de vue de la licéité des contenus (protection de l’enfance contre les sites pornographiques ou pédophiles ; prévention contre la propagande raciste et xénophobe) et de la sécurité des transactions commerciales (légalité et viabilité des procédures contractuelles). Il l’interpelle également du point de vue de la répression des actes de délinquance informatique (répression des crimes et délits via le Net) et de la sauvegarde des droits et libertés (protection de la vie privée, réglementation de la collecte numérique des données à caractère personnel, protection du consommateur, sauvegarde des droits d’auteurs). C’est donc dans le cadre strict de ses compétences constitutionnelles que le législateur intervient dans diverses matières relatives à l’Internet. En France par exemple, celui-ci a déjà accompli une oeuvre considérable par une série d’initiatives visant à soumettre les rapports qui se nouent sur l’Internet à l’impératif de la relation juridique de base59. Parmi ces initiatives, la plus remarquable est sans doute celle visant à donner un cadre juridique général à l’économie numérique60. On peut aussi citer, celle relative à la modernisation du droit d’auteur et des droits voisins eu égard à l’avènement des technologies numériques (Loi dite Dadvsi promulguée le 3 Août 2006). Par cette activité normative, le législateur participe à la régulation de l’Internet en ce sens que les normes qu’il édicte affectent la configuration du réseau. Ce sont ces normes en effet qui informent sur ce qui peut être qualifié de licite ou d’illicite dans les divers rapports qui se nouent via l’Internet. Les acteurs de l’Internet ne peuvent les ignorer sous peine de tomber sous le coup de la loi. Il y a dans ce pouvoir normatif du législateur une véritable capacité d’affecter la configuration du réseau puisque les législateurs de deux pays différents peuvent prendre sur un même sujet des dispositions tout à fait contraires. Ce qui soulève du point de vue de l’effectivité des décisions judiciaires relatives à des litiges plurilocalisés, la question de la coopération entre les États en vue de l’harmonisation législative et de l’entraide judiciaire relative aux cyberlitiges. 59. Selon E. Decaux, cette relation s’analyse dans les termes du couple pouvoirs/devoirs ; droits/obligations ; cf. E. Decaux, La réciprocité en droit international, Ed Pedone, 1980. 60. C’est le cas de la LCEN (loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004) : cette loi favorise le développement du commerce par Internet, en clarifiant les règles à la fois pour les consommateurs et les prestataires. Elle définit entre autres choses le régime de responsabilité des prestataires techniques de service. En fait cette loi procède à une refonte de l’architecture du droit des médias, clarifiant le droit applicable aux services de l’Internet. L’article premier de la LCEN crée une nouvelle catégorie générique : la communication au public par voie électronique, laquelle se subdivise en communication audiovisuelle et en communication au public en ligne. Chacune de ces deux catégories étant soumises à son régime propre : loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication pour la communication audiovisuelle et loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique pour la communication au public en ligne. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 85 — La normativité prétorienne : au niveau national, les cyberlitiges peuvent faire l’objet d’un traitement judiciaire ou non judiciaire. Aux États-Unis il existe diverses solutions alternatives au recours judiciaire dans la forme de mécanismes de résolution des conflits en ligne telles que Square Trade ou Cybersettle. En France, le traitement non judiciaire peut se faire, entre autres solution, par la saisine d’un médiateur officiel. Il s’agit en l’espèce du service de médiation du forum des droits sur Internet (FDI). Crée en septembre 2004, Mediateurdunet.fr a reçu plus de 5400 demandes de la part d’internautes. 3200 dossiers ont pu être traités, avec un taux de résolution de 89 % pour les dossiers clôturés. Selon le FDI, 97 % des litiges signalés portent sur le commerce électronique. Le reste concerne des questions hors commerce, liées au droit d’auteur, au droit à l’image, ou encore à des problèmes dans des forums de discussion. Quant au traitement judiciaire des cyberlitiges, on observe en France par exemple que le juge tantôt se limite aux dispositions du droit commun dont il transpose l’application au domaine de l’Internet 61, tantôt est contraint d’affiner son interprétation du droit commun pour tenir compte des particularités introduit par l’Internet62 ou pour éviter que ne se crée auprès des citoyens un sentiment d’insécurité juridique63. Toutefois cette 61. En France par exemple les atteintes à la vie privée via l’internet ne nécessite pas l’adoption d’une législation spéciale. Le juge transpose sur ce domaine la legislation de droit commun sur la protection de la vie privée. L’article 9 du code civil lui permet d’appréhender les atteintes à la vie privée résultant de l’emploi des techniques de transmission et de stockage de l’information propres aux réseaux multimédias. L’article 226-1 du code pénal lui permet de réprimer << le fait, au moyen d’un procédé quelconque, de porter atteinte volontairement à l’intimité de la vie privée d’autrui en captant, fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de la personne, ses paroles ou son image >>. L’article 226-2 du code pénal lui permet de réprimer la conservation ou la diffusion de ces documents ou enregistrements. Quant à l’article 226-8 du code pénal, il permet de réprimer la publication non autorisée par quelque voie que ce soit, de montages réalisés avec les paroles ou l’image d’une personne). 62. Le TGI de Paris dans un jugement du 3 mai 2000 a estimé qu’un service d’enchères en ligne constituait une salle de jeu virtuelle s’étendant au territoire national, dès lors que les internautes français pouvait accéder au site, et qu’en conséquence le juge français était compétent et pouvait appliquer les dispositions sur le monopole des commissaires-priseurs. 63. Tel a été le cas de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 15 décembre 1999 (affaire J.LCostes/MP, Licra et autre. Cet arrêt fait suite à un jugement du 28 janvier 1999 du tribunal correctionnel de Paris, lequel avait retenu que la prescription de trois mois issu de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était applicable aux actions en justice intentées contre les publications sur l’Internet. Dans sa décision du 15 décembre 1999, la Cour d’appel de Paris a infirmé le jugement mentionné ci-dessus . Pour le juge d’appel, la publication sur internet ne s’effectue pas dans les mêmes conditions que dans la presse traditionnelle. Dès lors que les textes restent en ligne, la publication présente un caractère continue et échappe de ce fait à la règle de prescription abrégée de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Même si la Cour de cassation dans un arrêt du 30 janvier 2001 a remis en cause cette jurisprudence, elle montre cependant combien l’internet peut conduire le juge à innover dans ses décisions. 86 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE régulation normative par le juge ne va pas sans difficulté. Le caractère plurilocalisé des litiges qui naissent via le Net confronte souvent le juge à d’innombrables problèmes. D’abord des problèmes en termes de conciliation entre philosophies juridiques différentes : par exemple, comment sur un litige plurilocalisé, concilier la portée absolue que la législation américaine donne à la liberté d’expression et la portée relative que lui confère la législation française ? Ensuite des problèmes en termes de critères pertinents pour la détermination de la loi applicable ou du juge compétent : critère du lieu d’émission ou du lieu de réception ? En l’absence de textes internationaux réglementant cette question, les différents juges nationaux ont défini plusieurs critères destinés à fonder leur compétence pour juger tel ou tel litige. En France, la Cour de Cassation a reconnu pour la première fois (arrêt du 9 décembre 2003) la compétence du juge français pour connaître de la prévention et de la réparation de dommages subis en France du fait de l’exploitation d’un site Internet à l’étranger dès lors que ce site « fut-il passif, était accessible sur le territoire français ». En l’espèce il s’était agi d’une action intentée par un producteur français de champagne qui avait constaté qu’une société espagnole présentait sur son site situé en Espagne la promotion de vins mousseux sous un nom de marque dont il était pourtant le titulaire. Enfin des problèmes en termes d’entraide judiciaire : comment obtenir l’exécution d’un jugement étranger contraire à la législation du pays où est localisé la personne condamnée ?64 Par les solutions qu’il apporte à ces problèmes le juge interne contribue à une véritable régulation judiciaire du cyberespace dès lors que ces décisions bénéficient d’une large effectivité en ce qui concerne les personnes qui en raison de leur nationalité ou de leur localisation territoriale ne peuvent échapper à l’exécution forcée de ses jugements. 64. Dans le cadre de l’Union européenne, la circulation de jugements en matière civile et commerciale n’est pas une source de difficultés grâce à la mise en œuvre de la convention de Bruxelles de 1968 modifiée par le Règlement n° 44/2001. Aux États-Unis, en matière de jugements patrimoniaux, la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers se fait sans difficulté par le jeu de l’Uniform Foreign Money-Judgments recognition Act. Mais, dès lors que sont en cause des jugements devant circuler entre l’Europe et les États-Unis, portant sur des questions telles que la liberté d’expression alors des difficultés peuvent surgir. Le 1er amendement de la constitution américaine est utilisé comme moyen de faire obstacle aux jugements étrangers limitant cette liberté, par le biais notamment de condamnations pour diffamation ou contenus illicites. Corrélativement en Europe, les réticences sont nombreuses lors de l’accueil de décisions américaines touchant à la liberté d’expression ou à la matière délictuelle, les juges nord-américains étant généralement plus généreux dans l’octroi de dommages et intérêts. Ces jugements ne sont pas couverts par la Convention de Bruxelles. Sur ces question d’exequatur lire : Féral-Schuhl (Christiane), La mise en application des décisions de justice, in Le Droit International de l’Internet, sous la direction de Georges Chatillon, Ed Bruylant, 2002. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE La normativité d’adhésion (les règles d’essence privée) 87 Les usagers de l’Internet poursuivent sur cet espace virtuel la réalisation de leurs intérêts en tant que citoyens, professionnels, consommateurs, etc. Ils aspirent tous de ce fait à une standardisation des postures, conduites et rapports qui se nouent sur l’Internet. Mais conscientes du décalage qui existe entre le temps parlementaire d’élaboration des normes et le temps réel du besoin des dites normes sur l’Internet, ces personnes n’hésitent pas à se doter elles-mêmes de normes de conduite dans les limites de la marge d’autorégulation que tolèrent à leur égard la loi et le règlement. C’est ainsi que l’on a vu émerger des normes élaborées par des groupes privés de personnes physiques ou morales dont l’activité sur le Net exige un minimum de règles de civilité ou de déontologie entre ses membres constitutifs ou encore entre elles et des personnes tiers avec qui elles nouent des rapports. Ces normes supposent l’adhésion de leur destinataires. Elles reposent sur des supports à portée incitative (FAQ, Netiquette Guidelines) ou contractuelle (Chartes, codes de bonne conduite, certificats, labels). Elles visent à encadrer les conduites des usagers du web en tant que citoyen, professionnel, entreprise, consommateur, membre de forums, de listes de diffusion ou de newsgroups. Les premières préconisent par exemple dans le domaine du courrier électronique la prohibition du spamming65 (envoi en nombre de messages non sollicités) et dans le domaine des listes de diffusion, le contrôle des messages envoyés. Les secondes se présentent sous la forme de labels66, de Chartes ou de Codes par lesquels des professionnels s’auto-engagent à se conformer au respect d’usages, de pratiques ou d’obligations légales protecteurs du consommateur67. 65. Labbe (Eric), Spamming en cyberespace : à la recherche du caractère obligatoire de l’autorégulation, in Lex Electronica, vol. 6, n° 1, printemps 2000. 66. La labellisation par les tiers a pour objet de fournir à l’internaute des informations sur le site consulté en étiquetant les pages de façon à garantir le respect des règles déontologiques, à identifier la nature du contenu proposé ou encore à garantir l’identité du fournisseur d’un site. Il en est ainsi de l’initiative L@belsite lancée par la FECD (fédération des entreprises de vente à distance) et celle de la FEVAD (fédération des entreprises de vente à distance). Sur la base d’un audit indépendant, elles attestent du respect de 27 règles concernant la réalité du cybercommerce, son respect de la réglementation, de la Charte de qualité de la vente à distance, etc. 67. On peut citer en exemple le code des Pratiques et usages de l’AFA (Association des fournisseurs d’accès et de services internet). Ce code précise le cadre dans lequel ses membres exercent leurs activités et atteste de l’engagement des membres de l’AFA à respecter la netiquette, la confidentialité de la correspondance privée. On peut citer aussi l’exemple de la confédération du logement et du cadre de vie. Avec six autres associations de consommateurs en Europe et le soutien de la Commission européenne, elle propose aux entreprises ayant un site marchand sur Internet d’adopter un code de conduite (le web trader code) relatif à l’information sur les prix, aux modes et délais de livraison, aux 88 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE Ces règles peuvent être qualifiées comme règles d’adhésion au sens juridique du terme. Leur inobservation fait en effet courir un risque de marginalisation, ou encore peut valoir renonciation à prendre part à l’activité que ces règles ont vocation à réguler. C’est pourquoi, pour n’être pas impératives, ces règles ne sont pas moins coercitives et dissuasives. Le refus d’y adhérer vaut renoncement aux bénéfices des avantages auxquels donne droit l’adhésion à leur axiologie normative. Or ces avantages sont ceux là mêmes que recherchent les usagers de l’Internet lorsque dans leur domaine respectif ils poursuivent la réalisation de leurs intérêts en tant que citoyens, consommateurs, entrepreneurs, etc. Leur inobservation peut aussi entraîner l’expression d’une désapprobation publique des pairs et donc une mauvaise réputation publique. Ce qui peut nuire à l’activité de la personne physique ou morale concernée. Notons aussi que ces règles peuvent recevoir une consécration prétorienne lorsque le professionnel les inclut dans le contrat signé par le client ou lorsqu’un groupe d’usagers de l’Internet se donnent une netiquette. Ainsi en Amérique du Nord, la Cour supérieure de l’Ontario a justifié la fermeture du compte d’un internaute se livrant au spamming en se fondant sur le non respect des règles de conduite68. Ainsi également, quatre jugements américains ont condamné la pratique du spamming sur le fondement des règles de conduite suivies dans les forums de discussion69. L’échelle d’harmonisation de la régulation (le niveau interétatique) Le caractère transfrontière de l’Internet interpelle les États d’un double point de vue. D’une part, celui d’une nécessaire coopération dans le domaine de l’entraide judiciaire et policière pour l’effectivité des décisions de justice et l’efficacité des enquêtes et poursuites policières. D’autre part, celui d’une coopération nécessaire dans le domaine des règles relatives à la licéité des contenus, aux flux de transfert extraterritoriaux de données à caractère personnel, aux contrats conclus via l’Internet, à la sauvegarde des droits en matière de propriété intellectuelle, etc. A méthodes de publicité, aux services après-vente et aux droits du consommateur. L’adhésion à cette charte est signalée au consommateur par la présence du logo attestant que l’association a vérifié les conditions contractuelles appliquées par l’entreprise et l’information donnée au consommateur, afin que celui-ci puisse acheter en toute confiance. 68. Cour Supérieure de l’Ontario, 9 juillet 1999, aff.1267632 Ontario Inc. C. Nexx Online Inc. 69. Les jugements sont les suivants : Cyber Promotions Inc.v American Online Inc, E.D.Pa. Nov. 4, 1996 ; CompuServe Inc.v Cyber Promotions Inc., S.D.Oh.Feb. 3, 1997 ; parker v.C.N Enterprises, Tex.Travis County Dist. Ct.Nov. 10, 1997 ; Cyber Promotions, Inc.v.Apex Global Information Services Inc., E.D.Pa Sept. 30, 1997. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 89 défaut d’une telle coopération les États s’exposeraient à pérenniser la brêche d’imprévisibilité juridique ouverte dans leur ordre juridique interne par le caractère plurilocalisé des cyberlitiges. C’est pour limiter l’extension de cette zone d’incertitude juridique au sein de leur propre ordre juridique que les États sont ouverts à toutes formes de coopération visant à l’harmonisation conventionnelle des normes d’encadrement des activités qui se nouent via l’Internet. Mais la coopération interétatique dans le domaine normatif de l’Internet confronte les États à des difficultés sérieuses en termes de compatibilité entre traditions juridiques différentes70, de compatibilité entre options nationales différentes dans le domaine des mesures de sécurité nationale71, etc. Ces difficultés bien souvent ne peuvent être surmontées qu’au prix de lourdes concessions qui restreignent le champ d’exercice des compétences exclusives, restreignent la marge nationale d’appréciation du niveau adéquat des limites à apporter au régime des libertés, et portent atteinte aux traditions nationales en termes de philosophie juridique. Toutefois, conscients que leur intérêt réciproque face au caractère transfrontière de l’Internet réside plus dans la coopération que dans l’unilatéralisme, les États ratifient progressivement des accords portant entraide judiciaire, coopération policière et harmonisation législative. C’est en tout cas ce dont atteste l’activité normative interétatique dans le cadre régional72 et multilatéral73. Par cette activité conventionnelle, les États participent à la régulation de l’Internet en ce sens que les normes qu’ils édictent affectent la configuration du réseau. Ce sont ces normes qui informent au niveau international sur ce qui peut être qualifié de licite ou d’illicite dans les divers rapports qui se 70. C’est le cas pour le régime de la liberté d’expression entre les États-Unis et les pays européens : si en Europe cette liberté connaît une portée relative, aux USA en revanche elle bénéficie d’une portée absolue. 71. C’est ce qu’illustre la controverse entre les États-Unis et les pays de l’Union Européenne sur la question du transfert des données des passagers aériens de l’Europe vers les États-Unis. 72. C’est le cas au sein de l’Union européenne avec l’adoption de la directive Européenne 95/46/CE du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données ; C’est aussi le cas au niveau du Conseil de l’Europe avec la Convention 108 du 28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel. C’est le cas aussi au sein de l’OCDE avec son programme de travail sur le commerce électronique orienté vers la protection de la vie privée et celle des consommateurs. 73. C’est le cas au sein de l’OMPI avec l’adoption des deux traités de 1996 portant diffusion d’oeuvres sur les réseaux. C’est aussi le cas au sein du Conseil de l’Europe en matière d’entraide policière et judiciaire avec l’adoption de la Convention sur la Cybercriminalité du 23 novembre 2001 et son protocole additionnel du 7 novembre 2002. Notons que la ratification de cette convention a été élargie à des pays hors Union Européenne (États-Unis, Canada, Japon, Afrique du Sud). 90 LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE nouent via l’Internet. Les acteurs de l’Internet ne peuvent les ignorer sous peine de tomber sous le coup de la loi. A travers leurs initiatives de coopération pour l’harmonisation des législations nationales dans divers domaines relatifs au réseau, les membres de la société interétatique hissent l’Internet au rang d’une matière de Droit International74. Par ces initiatives, ils assument de façon naturelle une des modalités spontanées de la régulation de l’Internet. Cette coopération interétatique va jouer un rôle croissant dans la mise en place d’un dispositif international de régulation de l’Internet. Elle a en effet vocation à créer le cadre normatif et institutionnel d’harmonisation des mécanismes de régulation de l’Internet. Conclusion Nous avons vu que l’Internet est habité par une logique centrifuge qui paradoxalement permet à son dispositif spontané de régulation de satisfaire à une exigence de l’axiologie démocratique : le pluralisme. Mais l’imaginaire politique qui gouverne l’Internet est aussi habité par l’idéal d’une régulation démocratique. Au sens d’une régulation multilatérale, transparente, avec la pleine participation des États, du secteur privé, de la société civile et des organismes internationaux. Or cet idéal implique une institutionnalisation et partant une centralisation des mécanismes de régulation de l’Internet. Elle soulève par conséquent une question fondamentale : celle de la compatibilité entre la logique centrifuge inhérente au fonctionnement du réseau et l’exigence de centralisation autour de laquelle l’axiologie démocratique invite à construire le dispositif de régulation de l’Internet. Bibliographie Approche globale, synthétique et critique de la régulation de l’Internet GODELUCK S., 2002, La Géopolitique d’Internet, Ed La Découverte. MARZOUKI M. et MÉADEL C., 2004, Gouvernance technique et gouvernement politique d’Internet, Rapport au Programme-Ecole Thématique du GDRTIC. 74. Georges Chatillon (sous la dir.), Le droit International de l’Internet, Ed. Bruylant, 2002. L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE 91 M OUNIER P., 2002, Les Maîtres du réseau, Les enjeux politiques d’Internet, Editions La Découverte. PROULX S., MASSIT-FOLLÉA F. et CONEIN B., 2005, Internet, une utopie limitée : nouvelles régulations, nouvelles solidarités, Ed Les Presses de l’Université Laval. 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