L`Internet entre acteurs publics et privés

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L`Internet entre acteurs publics et privés
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L’Internet entre acteurs publics et privés
Vers une régulation centrifuge ou centripète ?
Jose DO-NASCIMENTO
L’Internet est l’innovation technologique majeure qui a accompagné
l’entrée de l’humanité dans le XXIe siècle. Comme technologie de diffusion et d’échange de données, l’Internet donne accès à un univers fondamentalement virtuel. Mais les rapports qui se nouent au sein de cet espace
présentent une propension formidable de rétroaction sur l’espace réel que
constituent les sociétés politiques1. Cet impact de l’Internet est particulièrement perceptible à travers le prisme de ce qui constitue le baromètre par
excellence du réel social : le Droit. Il n’est en effet nulle branche de la
sphère juridique qui n’ait été mise à l’épreuve de situations inédites
créees par l’Internet2. C’est sans doute pourquoi l’appropriation des
opportunités que l’Internet offre désormais dans différents domaines de la
vie sociale ne manque pas de fournir matière à polémique dans l’actualité
politique3 et économique4.
1. Godeluck (Solveig), La Géopolitique d’Internet, Ed La Découverte, 2002 ; Mounier
(Pierre), Les Maîtres du réseau, Les enjeux politiques d’internet, Ed La Découverte, 2002.
2. Féral-Schulhl (Christiane), Cyber Droit, le Droit à l’épreuve de l’internet, 3e édition, Dalloz/Dunod, 2002.
3. En décembre 2005, la discussion à l’Assemblée Nationale française du projet de loi
Dadvsi (qui vise à renforcer la protection du droit d’auteur sur l’Internet) a montré que les
enjeux allaient au delà du clivage entre philosophie politique de gauche et de droite. Des
députés de la majorité parlementaire n’ont pas hésité à s’affranchir des contraintes du fait
majoritaire en déposant deux amendements contraire à la philosophie du projet de loi. Ces
amendements ouvraient la voie à une légalisation de la pratique du P2P.
4. Ainsi aux USA en décembre 2004 le projet d’une bibliothèque virtuelle (Google Print :
mise en ligne de 15 millions de livres) a valu au moteur de recherche d’être poursuivi en justice
par l’Association of American Publishers, au nom de cinq grands groupes d’édition (MacGrawHill, Pearson Education, Penguin Group USA, Simon and Schuster et John Wiley and Sons).
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LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
En fait l’Internet constitue désormais un paramètre incontournable de la
vie sociale. Il y opère à la fois comme un espace public5, un champ de l’ordre
public6 et une ressource d’intérêt public7. Ces trois dimensions du réseau font
de celui-ci un sujet à part entière du débat public. Comme espace public
l’Internet présente le profil d’un réseau social au sein duquel la démocratie
entend faire prévaloir des postures citoyennes sous peine de créer un État de
nature parallèle à l’État de Droit. Comme champ de l’ordre public, l’Internet
présente la tessiture d’une Cité virtuelle où la démocratie entend prévenir et
réprimer toute posture illicite sous peine de créer un champ social préjudiciable à la Cité réelle. Enfin comme ressource d’intérêt public l’Internet présente les caractéristiques d’un bien pour lequel la démocratie s’efforce de
garantir une accessibilité citoyenne sous peine de créer une inégalité des
chances, de créer un fossé numérique entre catégories sociales, entre générations ou entre régions. Ce sont ces exigences de déontologie civique, d’égalité des chances, et de sécurité publique qui contraignent les démocraties à projeter dans l’univers de l’Internet des items de leur axiologie en termes de
sécurité des transactions, de salubrité et licéité des contenus, de sauvegarde
des droits individuels, d’accessibilité et d’interopérabilité, de responsabilité
des prestataires de services et de protection des consommateurs, etc. Ce sont
également ces mêmes exigences qui ont ouvert au sein des démocraties un
débat sur la question d’une régulation de l’Internet. Plus précisément, un
débat sur l’opportunité d’un dispositif institutionnel qui garantit l’opérabilité
technique du réseau, les droits et obligations des usagers et des acteurs du
réseau, la sécurité et la salubrité des échanges qui se nouent via le réseau8.
Si l’idée d’une régulation de l’Internet a fait dans les années 90 l’objet
d’âpres controverses9, aujourd’hui c’est une idée largement entendue dans
son principe auprès de la majorité des acteurs du réseau. Ces derniers ne
divergent désormais que sur la question des modalités que doit emprunter
cette régulation 10. L’observation des faits montre que sans attendre
l’émergence d’un consensus entre les acteurs du réseau sur les modalités
de sa régulation, l’Internet a généré de façon spontanée son propre dispositif de régulation. Celui-ci se présente à l’analyse comme un mécanisme
d’ajustement fortuit de diverses actions, mises en œuvre par des acteurs
hétérogènes, qui poursuivent des intérêts propres et disposent de capacités
5. De là vient la rhétorique sur la liberté d’expression sur l’Internet.
6. Ce qui explique la rhétorique sur la sécurité des réseaux.
7. Il faut y voir la source de la rhétorique sur l’accessibilité de tous au réseau.
8. Burton (Paul), Regulation and control of the internet: is it feasible? Is it necessary?,
in Journal of information science, 21(6), 1995.
9. Flichy (Patrice), L’imaginaire d’Internet, Ed la découverte, 2001.
10. Pour une introduction générale à la problématique des modalités de régulation de
l’Internet, lire : Meryem Marzouki, Cecile Méadel, Gouvernance technique et gouvernement
politique d’Internet, Rapport au Programme-Ecole Thématique du GDRTIC, Mars 2004.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
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autonomes à configurer ce nouvel espace social conformément à leurs
intérêts, priorités et logiques.
Si ce dispositif spontané fait l’objet de vives critiques de la part de
divers acteurs du réseau qui appellent à sa réforme11, il y a lieu de relever
qu’il puise toutefois sa source non pas dans la volonté délibérée d’un groupe d’acteurs du réseau mais dans le principe même de réalité. A savoir : les
contraintes exercées par les différents facteurs qui concourent au fonctionnement de l’Internet. Au nombre de ces facteurs on peut citer : la dimension compétitive du processus de création des protocoles, des contenus, des
usages et des échanges ; la différentiation des postures et des normes ; la
volatilité des contenus ; la diffusion transfrontière, l’hétérogénéité des
acteurs, la pluralité des intérêts et des valeurs ; la plurilocalisation des
litiges, la porosité du réseau, etc. Ce sont ces facteurs qui sont à l’origine de
la configuration du dispositif spontané de régulation de l’Internet.
Cette configuration nous met en présence d’un réseau dont la régulation s’opère en dehors de toute autorité légitime, représentative et internationale qui en détiendrait le monopole. Elle donne à voir des compétences
de régulation qui se présentent à l’analyse sous une forme originale. Celle
d’actions diverses qui ne sont que l’expression de l’aptitude matérielle de
divers acteurs à affecter la configuration du réseau en termes de régulation. C’est l’ajustement fortuit des diverses actions accomplies sur la base
de ces aptitudes matérielles qui pour l’heure fait office de régulation de
l’Internet. Il en résulte un dispositif de régulation spontané, certes fonctionnel12, mais néanmoins animé par une logique centrifuge. Chaque acteur
entend en effet préserver sa capacité à configurer l’Internet selon ses intérêts, priorités et logiques. Cette logique centrifuge n’est pas sans conséquence majeure. Elle donne au dispositif de régulation de l’Internet, le
profil d’un dispositif marqué par le sceau du pluralisme. Tant en ce qui
concerne les échelles de la régulation qu’en ce qui concerne les postures
de la régulation. Ce pluralisme – il convient de le noter – tient non pas à la
pluralité des acteurs mais au caractère hétérogène d’acteurs qui poursuivent des intérêts propres et disposent de capacités autonomes à configurer
ce nouvel espace social conformément à leur intérêts, priorités, logiques
etc. Paradoxalement c’est donc une logique centrifuge qui permet au dispositif spontané de régulation de l’Internet de satisfaire à cette exigence
substantielle de l’axiologie démocratique : le pluralisme. Nous verrons ici
que le pluralisme des postures sur la question des modalités de régulation
de l’Internet trouve sa traduction au niveau des mécanismes réels de régulation dans la forme d’un pluralisme des échelles de la régulation.
11. Meryem Marzouki, Cecile Méadel, op. cit.
12. Malgré l’absence d’une autorité internationale de régulation, l’Internet échappe en
effet à toute paralysie fonctionnelle.
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LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
Le pluralisme des postures de la régulation
L’Internet est investi et traversé par une pluralité de cyber-cultures
tantôt complémentaires tantôt antagonistes13. Son fonctionnement trahit
l’existence d’une confrontation sourde mais réelle entre diverses familles
axiologiques qui se disputent sa configuration et donc sa régulation14. Il
s’ensuit un pluralisme des valeurs, et partant des postures qui concourent
à la régulation du réseau par ajustement fortuit. Ce pluralisme des postures transparaît à travers l’hétérogénéité des visions et des stratégies de
la régulation. Il exerce une pression favorable à la logique centrifuge qui
anime le dispositif de régulation de l’Internet. Chaque famille cyber-axiologique cherche à universaliser sur l’Internet sa propre culture et à
conserver une marge d’action qui lui permet de participer à la configuration du réseau.
L’hétérogénéité des visions de la régulation
L’Internet comme espace social virtuel ne manque pas d’être investi
par l’imaginaire politique de ses acteurs. Ainsi, sur la question des formes
que doit présenter l’encadrement des usages et des rapports sociaux qui
s’y nouent, diverses conceptions s’opposent. Elles s’analysent en termes
de vision libertaire (régulation acéphale), contractuelle (auto-régulation),
coopérative (co-régulation) et réglementaire (régulation impérative).
Cette typologie indique qu’en fait ces conceptions varient selon l’importance plus ou moins grande accordée au rôle que doivent jouer les États et
les institutions démocratiques dans le processus de régulation15. C’est
pourquoi, on peut dire que derrière ces conceptions se cachent en fait
divers courants idéologiques qui projettent sur l’Internet leur propre choix
de société. Chaque courant axiologique cherche en effet à faire prévaloir
sa propre conception afin de préserver sa capacité à configurer ce nouvel
espace social conformément à sa philosophie des rapports sociaux.
13. Le concept de cyber-culture est utilisé ici au sens de l’axiologie propre à un groupe
de personnes partageant une même conception des usages, des postures et des modes de
régulation devant prévaloir sur l’Internet.
14. L’impact des différences culturelles des acteurs de l’internet sur la régulation de cet
outil est fort bien analysé par Philippe Amblard, La régulation de l’Internet, l’élaboration
des règles de conduite par le dialogue internormatif, Cahier du CRID, Ed. Bruylant, 2004.
15. Christian Paul, Trois approches de la régulation des usages, in Mallet-Poujol
(Nathalie), Les enjeux juridiques de l’Internet, Dossier de La Documentation Française,
coll., Problèmes politiques et sociaux, N° 893, Octobre 2003.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
La vision libertaire ou la régulation acéphale
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Elle est le fait de divers groupes activistes qui partagent en commun
une vision libertaire de la régulation de l’Internet. Ces groupes considèrent le réseau comme un territoire nouveau qui doit échapper aux modalités verticales de régulation (hiérarchie/répression/centralisation). Non
seulement ces modalités seraient de toute façon mises en échec par le
principe de virtualité de l’Internet mais en outre elles ne feraient qu’entraver les opportunités que cette technologie offre à l’individu. Ce courant
rejette par conséquent l’idée de toute intervention extérieure sur le réseau
et reste convaincu de la capacité des internautes à une régulation acéphale
de leurs usages. Non pas que toutes règles de conduite seraient bannies,
mais l’internaute ne saurait connaître que des normes imposées par sa
conscience personnelle. Cette position radicale est véhiculée par un
nombre considérable d’usagers de l’Internet. John Perry Barlow, activiste
libertaire du Net résume l’état d’esprit des tenants de ce courant lorsque
dans sa déclaration d’indépendance du Cyberespace du 8 février 1996, il
clame à l’adresse des gouvernements : « Vous n’avez pas de droit moral à
nous diriger, et vous ne possédez aucune méthode de coercition que nous
ayons une raison objective de craindre »16. Aujourd’hui les usages libertaires sont une réalité bien assise de l’Internet et participent à sa configuration. Entre autres usages, on peut citer : les envois ludiques de virus, les
intrusions ludiques dans des systèmes protégés, les téléchargements gratuits d’œuvres littéraires ou musicales, etc. Autant d’éléments qui manifestent le refus d’une balisation normative de l’Internet. Cette configuration libertaire de l’Internet ne va pas sans incidence sur la régulation du
réseau. Les pratiques du téléchargement de la musique en ligne par
exemple sont en France à l’origine du projet de loi Dadvsi. Ce projet qui
vise à mettre le droit d’auteur à jour par rapport au phénomène numérique
soumet à des conditions juridiques strictes l’accès numérique aux oeuvres
musicales.
La vision contractuelle ou l’ auto-régulation
Elle est le fait de personnes physiques et morales qui partagent en
commun une vision contractuelle de la régulation de l’Internet. Ces personnes considèrent que l’Internet comme tout espace social exige des
règles de conduite. Mais selon ce courant la définition de ces règles ne
saurait appartenir aux autorités publiques. Celles-ci sont trop peu au fait
des réalités techniques, transfrontières et commerciales du réseau. En
16. Barlow (John Perry), A declaration of the independence of Cyberspace,
www.eff.org/publications/john_Perry Barlow_0296.declaration
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LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
outre la lenteur, lourdeur et complexité de leurs procédures d’intervention
sont peu adaptées au rythme des rapports qui se nouent à travers
l’Internet. Il paraît pour ce courant plus efficient de confier la définition
de ces règles aux acteurs de l’Internet eux-mêmes. La loi ou la jurisprudence ne feraient que venir consacrer par la suite lesdites règles. Les partisans de ce courant préconisent par conséquent une autorégulation de
l’Internet c’est-à-dire la régulation du réseau par des normes volontairement développées et acceptées par ceux qui prennent part à une activité.
Il s’ensuit que « la nature première des règles autoréglementaires, c’est
d’être volontaires, c’est-à-dire de ne pas être obligatoires au sens où l’est
la règle de droit édictée par l’État. L’assujettissement à l’autorèglementation est généralement consenti par le sujet. Elle est fondamentalement de
nature contractuelle. Le plus souvent on consent à adhérer à des normes
autorèglementaires parce que cela présente plus d’avantages que d’inconvénients »17. Aujourd’hui l’auto-régulation est une réalité bien assise de
l’Internet. Elle est le fait de groupes d’usagers organisés (Forums de discussion, réseau d’échanges scientifiques, etc.) qui se donnent des règles
de conduite (netiquette). Elle est aussi le fait de groupes professionnels
qui se dotent de textes de nature diverse (Chartes éthiques, codes de
conduite, labellisation commerciale) par lesquels leurs membres s’autoengagent à une certaine ligne de conduite. Ces documents concernent le
respect de la vie privée, les règles de transactions commerciales, la limitation de l’accès aux contenus préjudiciables, etc. Leur objet est de limiter
des pratiques contestables par le moyen d’une intervention qui se veut
complémentaire à la mise en œuvre des dispositifs législatifs et réglementaires. Pratiques contestables qui à terme ne pourraient que nuire à l’intérêt réel des personnes concernées. On observe que le secteur privé fait
largement appel à l’autorégulation en particulier dans le monde anglosaxon où l’on privilégie la régulation par les acteurs du marché sur la
régulation par la loi... En France également, l’auto-régulation est une pratique désormais courante au sein du secteur privé. Divers groupes
d’entreprises publient des Chartes Internet de confiance. Ces chartes
engagent les entreprises actives dans le domaine de l’Internet. Elles touchent aux questions de la protection des données personnelles, de la protection des enfants et l’affirmation d’une éthique des contenus, le respect
de la propriété intellectuelle, la garantie des droits du consommateur en
ligne, la sécurité des échanges et des transactions, une communication
publicitaire responsable et un dialogue permanent et efficace avec les particuliers, associations, entreprises et institutions. Face à la forte croissance des transactions entre particuliers, la FEVAD (Fédération des entre17. Pierre Trudel, France Abran, Karim Benyekhlef, Sophie Hein, Droit du
Cyberespace, Montréal, Ed. Thémis, 1997.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
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prises de vente à distance) a présenté en juin 2006 sa « charte de confiance des plates-formes de vente entre internautes ». Ce document (paraphé
par le ministre des PME et du Commerce, par les représentants d’e-Bay,
de Price Minister et de Fte-commerce) définit quatorze engagements
volontaires destinés à renforcer la confiance dans le domaine des transactions entre internautes par l’intermédiaire des plates-formes de commerce
électronique. Notons aussi que l’Association des fournisseurs d’accès et
de services Internet (AFA) réunit en son sein les prestataires techniques
constitués sous forme de sociétés commerciales autour des activités
d’hébergement, d’accès, de service en ligne et de réseaux. Dès 1998 le
document « Pratiques et usages » de l’AFA a fixé les engagements de ces
prestataires à l’égard des abonnés (la protection des données personnelles) et des pouvoirs publics (la coopération avec la justice pénale). Sur
la question de la lutte contre les contenus illégaux, en 2004, l’AFA a rédigé une Charte qui engage les signataires à installer, dans tous les espaces
de dialogue, les forums de discussion, les chats et les moteurs de
recherche, un lien permettant de signaler très rapidement les contenus
illégaux.
La vision réglementaire ou la régulation impérative
Elle est le fait de la majorité des États. Pour ces derniers la régulation
de l’Internet relève par vocation du domaine de la réglementation. Mais
cette vision repose sur une argumentation différente et présente une portée différente selon la nature (démocratique ou autoritaire) de l’État qui
l’énonce. Pour certains États, celui de la Chine communiste par exemple,
la régulation de l’Internet est une question de souveraineté nationale. A ce
titre il trouve légitime d’imposer aux prestataires de service sur le réseau
des obligations de filtrage des contenus (qui équivalent à une censure
politique) afin de préserver l’ordre idéologique national. Dans les États
démocratiques, les partisans d’une régulation par voie impérative, justifient leur option par une argumentation moins radicale. Pour ces derniers,
confier aux acteurs du marché le soin de définir les règles de régulation
du réseau, reviendrait à donner aux intérêts économiques les mieux organisés une influence disproportionnée sur la définition des règles ou des
pratiques de référence. La définition des règles doit de ce fait revenir aux
autorités publiques. Elles seules disposent en outre de la légitimité et
représentativité nécessaire pour traiter des questions juridiques posées par
les usages de l’Internet. Il appartient à la justice de trancher les cas individuels et de construire peu à peu une jurisprudence, et au législateur de
faire évoluer ou clarifier les règles là où c’est nécessaire. A l’échelle
nationale, la régulation impérative constitue une réalité désormais bien
assise et qui se traduit par le développement des interventions législatives
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LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
dans les matières de l’Internet. C’est notamment le cas avec les diverses
législations nationales qui dans le domaine du commerce électronique
visent à une clarification des règles pour les consommateurs et les prestataires de services. On citera à ce propos en ce qui concerne la France,
l’adoption de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans
l’économie numérique. Notons que cette conception réglementaire de la
régulation a un pendant dans la société interétatique où un certain nombre
d’États préconisent pour des motivations diverses la création d’une organisation internationale de gouvernance de l’Internet18. C’est ce qui s’est
vérifié lors du SMSI de Genève en 2003 où la majeure partie des États
non occidentaux (avec la Chine, le Brésil et l’Afrique du Sud en tête) se
sont prononcés pour une gestion intergouvernementale de l’Internet par le
moyen d’un transfert des pouvoirs de l’Icann à l’UIT ou l’ONU. Au sein
des États, le gouvernement américain fait figure de l’exception qui confirme la règle. Il affiche ses préférences pour une réglementation minimum
de l’Internet et un leadership du secteur privé dans la régulation et le
développement du réseau. En fait sa position est plus complexe. Là où la
sécurité de l’État ou les intérêts de l’industrie nationale des contenus et
des logiciels sont concernés, le gouvernement américain se montre favorable à une réglementation contraignante. C’est le cas pour la cryptologie
et la propriété intellectuelle. En revanche, là où les intérêts des fournisseurs américains de produits et de services sont en cause, le gouvernement américain prône plutôt l’autorégulation par les règles du marché.
C’est le cas dans le domaine de la numérisation des échanges commerciaux car ceux-ci s’effectuent en priorité au profit des fournisseurs américains de produits et de services.
La vision coopérative ou la co-régulation
Elle est le fait de personnes qui partagent une vision consensuelle de la
régulation de l’Internet. Pour ces personnes, les règles de régulation de
l’Internet ne sauraient faire l’objet d’une définition unilatérale. La régulation de l’Internet par une approche exclusive méconnaîtrait l’élément central de toute régulation qui se veut efficiente. A savoir : la concertation. Il
importe dès lors d’assurer la rencontre entre les points de vue, voire, quand
c’est possible, de faire naître un consensus. C’est pourquoi elles préconisent que la définition des règles revienne à une instance de concertation
réunissant usagers, acteurs économiques et autorités publiques. En d’autres
termes, elles prônent une forme de régulation combinant autorégulation et
18. Ces motivations vont de la volonté d’une censure étatique sur le Net pour certains,
à la volonté de faire contrepoids à la tutelle du gouvernement américain sur les organismes de régulation technique de l’Internet pour d’autres.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
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réglementation, une forme qui favorise la coopération ou concertation entre
acteurs publics et acteurs privés. Cette position bénéficie de la faveur du
mouvement associatif et traduit une conception coopérative de la régulation
couramment désignée sous le terme de co-régulation. Aujourd’hui la régulation de l’Internet par la co-régulation est une réalité bien assise. En
France par exemple, le forum des droits sur l’Internet (FDI) dont la création
avait été recommandée par le Conseil d’État19 « offre aux administrations,
aux acteurs économiques et aux utilisateurs un lieu neutre et permanent de
dialogue et de concertation sur les règles et les usages du réseau. Sa méthode de travail fondée sur la construction collective permet de faire émerger
des solutions innovantes de nature, soit à modifier le cadre légal, soit à
favoriser certains usages auprès des acteurs »20. Le FDI lancé officiellement
le 31 mai 2001 constitue une simple association de type loi 1901. Il ne dispose d’aucune prérogative de droit public et n’offre qu’un simple espace de
sensibilisation, de consultation et d’incitation au débat public aux personnes morales, publiques ou privées. Ses initiatives ne manquent pas
d’avoir des retombées concrètes en termes de régulation. Parmi les initiatives récentes du forum on peut citer la création en 2004 du Groupe de
réflexion sur la propriété intellectuelle et le peer to peer. Composé de représentants du gouvernement, du secteur privé et du courant associatif, ce
groupe a eu pour mission l’exercice d’une veille sur les solutions techniques, économiques et juridiques proposées pour lutter contre la contrefaçon d’oeuvres sur l’Internet et rémunérer les ayants droits qui en sont le cas
échéant victimes. Le travail de ce groupe s’est inscrit dans le cadre du processus de concertation mis en place par le Gouvernement et a abouti le
28 juillet 2004 à la signature de la Charte d’engagements pour le développement de l’offre légale de musique en ligne, le respect de la propriété intellectuelle et la lutte contre la piraterie numérique21. Ce document est intervenu en
amont de la discussion parlementaire du projet de loi devant transposer la
directive européenne du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins
dans la société de l’information. Notons aussi que l’année 2007 verra en
France, la mise en place d’un label officiel et unique pour la confiance en
ligne. Ce label servira de repère aux internautes pour distinguer les éditeurs
de sites, les fournisseurs de services ou encore les éditeurs de logiciels qui se
sont engagés à respecter une charte précise. Ce label sera géré par une commission collégiale composée de représentants des pouvoirs publics, des pro-
19. Rapport du CE : Internet et les réseaux numériques en date du 8 septembre 1998.
20. Falque-Pierrotin(Isabelle), Les enjeux juridiques de l’internet au regard de la préparation du Sommet de Genève, in Nicolas Curien, Pierre-Alain Muet, La société de
l’information, La Documentation française, 2004.
21. Les signataires sont : divers ministères du gouvernement, des représentants de
l’industrie culturelle, des représentants des auteurs compositeurs, les entreprises de vente
à distance et des fournisseurs d’accès.
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LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
fessionnels du secteur et des usagers. Le rôle de cette commission sera
d’attribuer les labels aux sites, aux éditeurs ou aux fournisseurs de services,
mais aussi et surtout de contrôler a posteriori que ceux-ci suivent bien les
engagements qu’ils ont pris. La commission aura donc le pouvoir de retirer
un label si les critères ne sont plus respectés.
L’hétérogénéité des stratégies de régulation
Le caractère hétéroclite des acteurs de l’Internet22 conduit à une hétérogénéité des stratégies visant à la régulation du réseau. Ces stratégies peuvent
parfois entrer en situation de compétition : c’est le cas entre la stratégie des
architectes de l’Internet et celle des opérateurs économiques sur la question
du caractère libre de droits ou non, ouvert ou fermé, des protocoles et logiciels. Elles peuvent aussi parfois entrer en situation de conflit : c’est le cas
entre la stratégie du mouvement associatif et celle de l’État sur la question
de la mise en partage ou non des fichiers musicaux sur l’Internet.
La stratégie des architectes de l’Internet
Il s’agit ici des ingénieurs experts, membres des organismes dits de
normalisation, de standardisation, de nommage et de développement de
l’Internet23. Leur mission consiste à prendre en charge l’administration
technique de la structure physique de l’Internet. Non point pour une
simple activité de maintenance mais pour une activité d’ingénierie
(conception des normes et protocoles) indispensable à son opérabilité,
interopérabilité et évolution. Le monopole dont jouissent les organismes
auxquels appartiennent ces experts, en matière d’administration technique
de l’Internet, leur confère un pouvoir quasi « constituant ». Celui de définir les principes du fonctionnement architectural de l’Internet. Or les
choix techniques que font ces architectes de l’Internet ont un rapport
étroit avec l’éthique de l’information qui les anime. A savoir : gratuité,
réciprocité, mise en commun des connaissances, disqualification des pratiques lucratives, aversion pour l’information-marchandise24. En définis22. Par acteurs de l’Internet il faut entendre non pas les usagers de l’Internet mais
l’ensemble des personnes physiques ou morales qui disposent d’une capacité d’impact sur
la configuration de l’Internet. A savoir : les Ingénieurs, les États, le secteur privé, le mouvement associatif, les adeptes du testing numérique, les adeptes du « tout partage » numérique, les adeptes du piratage numérique.
23. Il s’agit des organismes suivants : L’ISOC, L’ICANN, L’IETF, le W3C.
24. Raboy (Marc), Vedel (Thierry), La régulation des communications à l’ère numérique,
in Proulx (Serge), Massit-Folléa (Françoise), Conein (Bernard), Internet, une utopie limitée :
nouvelles régulations, nouvelles solidarités, Ed Les Presses de l’Université Laval, 2005.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
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sant les principes de fonctionnement de l’Internet non pas ex-nihilo mais
à partir de cette éthique de l’information, les experts pionniers de
l’Internet25, ont pu donner au réseau une configuration conforme à leur
stratégie d’un Internet non propriétaire. Cela, en instituant trois principes
devant non seulement gouverner l’administration technique de l’Internet
mais devant aussi primer sur toute considération d’ordre politique, économique ou social. Ces principes sont les suivants : la rationalité technicienne, le consensus et l’open source. C’est la philosophie de ces trois principes cyberconstitutionnels posés par les pères fondateurs que perpétuent
leurs successeurs au sein des instances de normalisation, de standardisation et de nommage. C’est cette philosophie qui est à la source d’une
configuration de l’Internet comme réseau ouvert et non propriétaire26.
C’est à cette configuration que nous devons les opportunités de l’Internet
telles que nous les connaissons aujourd’hui27. Cette philosophie constitue
le gage de la liberté d’implémentation, d’exploitation et donc d’innovation continue des protocoles de l’Internet28. C’est elle qui pour l’heure
encore fait échec au scénario tant redouté d’une configuration de
l’Internet en une multitude de réseaux propriétaires reproduisant à l’identique le profil des chaînes de télévision. Les architectes de l’Internet
affectent donc de façon significative et à la source la configuration de
l’Internet. Ce sont Joël Reidenberg et Laurence Lessing qui ont attiré
l’attention sur l’influence de ces organismes sur la forme que prend le
développement des réseaux et des usages des TIC. Ils ont montré combien les choix techniques de ces organismes ne sont pas sans incidence
sur le contenu de la réglementation ; combien ces choix techniques incorporent des valeurs au sens d’une vision de l’organisation des réseaux, des
rôles des acteurs, de la plus ou moins grande licence accordée aux utilisateurs ou à des tiers d’inventer de nouveaux services et usages29.
25. Parmi les ingénieurs fondateurs de l’Internet certains font déjà figure de légende.
On pense aux personnes tels que Jon Postel, Vinton Cerf, Tim Berners-Lee. Ce sont eux
qui ont rédigé la constitution de l’Internet en posant et faisant accepter par tous le principe
de l’ouverture et de la neutralité du réseau quelle que soit l’innovation.
26. C'est ce principe d'un Internet non propriétaire qui fait échec au modèle d'un internet privé assis sur le monopole de la distribution des contenus et auquel ne cessent de
rêver les grands opérateurs économique présents sur le Net tel que AOL ou Microsoft.
27. Chemla (Laurent), Une histoire d’Internet, in Les télécommunications entre bien
public et marchandise, ouvrage coordonné par François Xavier Vershave, D.Benamrane et
B. Jaffre, Ed Charles Mayer, 2005.
28. Emmanuel Riou, Les Brevets de l’Internet : ou la course aux standards, article
consultable sur le site de Homo Numericus.
29. Reidenberg (Joël), Lex Informatica : The formulation of information policy rules
through technology, Texas law Review.76 (3), 1998; Lessig (Laurence), Code is Law : On
Liberty in Cyberespace, Harvard Magazine, janvier-février 2000.
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LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
La stratégie des opérateurs économiques
L’Internet intéresse les opérateurs économiques. Ces derniers y sont
présents comme éditeurs de logiciels, producteurs de contenus, moteurs
de recherche, intermédiaires techniques (fournisseurs d’accès, hébergeurs
de sites), prestataires de services commerciaux en ligne, etc. L’Internet
constitue pour tous ces acteurs du secteur privé un marché réel et un marché rentable que l’on connaît désormais sous le nom de e-commerce30.
C’est pourquoi ils manifestent un intérêt à y voir flotter leurs enseignes
sous forme de noms de domaine sous peine non seulement de perdre des
opportunités en termes de débouchés et d’espaces publicitaires mais aussi
de connaître des phénomènes de confusion d’image 31. Mais certains
d’entre ces opérateurs ne veulent pas se contenter d’avoir accès à l’espace
du marché de l’Internet. Ils cherchent aussi à s’approprier à terme cet
espace lui-même par la méthode du brevetage des standards de
l’Internet 32 . Dans une note intitulé « Réguler le Net… Oui mais
comment », Eric Brousseau rapporte que le W3C avait mis en ligne une
note de travail étudiant la possibilité de rendre payant l’usage du langage
multimédia du web au motif qu’il repose sur les résultats
Recherche/Développement des entreprises composant le W3C. Cette stratégie pour un Internet propriétaire est le fait des multinationales des télécommunications. Elles perçoivent l’Internet comme une véritable terra
nullius, à conquérir et conquérable33. Leur participation aux « Working
Groups » des organismes de standardisation des protocoles de l’Internet
est stratégique. Si elles rémunèrent des dizaines de salariés pour collaborer aux groupes de travail de l’IETF par exemple c’est pour s’offrir « à la
fois un point d’observation privilégié sur les évolutions techniques et la
30. Breese (Pierre), Guide juridique de l’Internet et du commerce électronique, Ed
Vuibert, 2000.
31. Ainsi, lorsque le spécialiste français du poisson surgelé a voulu déposer son nom
sur internet, il s’est rendu compte que findus.com existait déjà, et renvoyait à un moteur
de recherche mis en ligne par un couple suédois; parce que, en anglais, « Find us », « c’est
trouvez-nous ». Le différend s’est réglé devant l’OMPI à Genève qui a reconnu au couple
suédois un droit d’antériorité sur le nom. En sens inverse le TGI de Nanterre dans un
jugement du 14 mars 2005 a obligé la couturière Milka Budimir (titulaire par antériorité
d’enregistrement du nom de domaine Milka.fr) à transférer à la multinatonale américaine
Kraft Foods ledit nom de domaine en tant que propriétaire de la marque de chocolat
Milka.
32. Riou (Emmanuel), Les Brevets de l’Internet : ou la course aux standards, article
consultable sur le site de Homo Numericus.
33. Terra nullius : expression latine signifiant territoire non encore approprié. Ce
terme est utilisé en Droit International Public pour exprimer l’idée que certaines zones territoriales échappent à toute souveraineté mais sont susceptibles de passer sous celle de
l’Etat qui en effectuera l’occupation.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
75
capacité d’influer en douceur sur les résultats finaux »34. L’objectif est
d’avoir de l’influence dans ces organismes de normalisation grâce à
quelques ingénieurs respectés et renommés. Par leur présence active au
sein des organismes de standardisation, les multinationales des télécommunications participent à la configuration et donc à la régulation de
l’Internet. Leur aval est sollicité dans le processus de standardisation de
l’IETF35. Comme le dit Bertrand Warusfel « C’est donc la consécration
par le marché et l’existence d’une offre industrielle effective qui sanctionne finalement ce processus de standardisation au sein de l’IETF »36.
La stratégie de l’État
La question de l’opportunité et de la pertinence de la participation de
l’État à la régulation de l’Internet fait souvent l’objet de sérieuses
réserves. Certains dénoncent le décalage entre le temps des échanges sur
l’Internet et celui de l’élaboration des règles par l’État ; d’autres, l’inefficacité des règles étatiques en raison du caractère transfrontière de
l’Internet, etc. Ces critiques en fait ignorent le caractère incontournable et
indispensable du rôle de l’État en matière de régulation de l’Internet. Les
matières du Droit public (interne ou international) constituent un prisme
idéal pour l’intelligence de ce rôle. L’ Internet en effet interpelle les États
du point de vue de leur compétence territoriale aussi bien que
personnelle37. Pour être transfrontière, l’Internet n’en produit pas moins
ses effets à l’intérieur d’espace territoriaux et sur la personne de ressortissants d’États souverains. Ainsi tout acte commis dans le cyberespace et
qui produit un effet préjudiciable sur le territoire ou la personne des ressortissants d’un État, entre par définition dans la sphère de compétence
législative et juridictionnelle dudit État. Celui-ci peut donc traiter à partir
34. Paul (Christian), Du Droit et des libertés sur internet, Rapport au Premier ministre,
Paris, La Documentation Française, coll. Rapports officiels, 2001.
35. On sait en effet qu’une proposition de standardisation (Internet-Draft) doit passer
par plusieurs étapes avant que d’être consacrée comme standard d’Internet. Elle doit
d’abord prendre la forme d’un projet rédigé (Proposed Standard), puis celle d’un projet
opérationnel (Draft Standard). Mais ce projet opérationnel ne pourra être élévé au rang
d’un Internet Standard que lorsque des industriels mettront en application le Draft
Standard en l’intégrant à leurs produits dans un délai maximum de deux années.
36. Bertrand Warusfel, La Gestion de l’Internet entre autorégulation et rivalités institutionnelles : un phénomène mondial à la recherche de son modèle de gouvernance, in
Annuaire Français des Relations Internationales, 2000.
37. En Droit international public le pouvoir d’agir de l’État repose sur deux titre de
compétences. D’une part le lien de nationalité (compétence dite personnelle : pouvoir de
l’État d’agir à l’égard de ses nationaux se trouvant à l’étranger en leur donnant des ordres,
en réglant leur statut personnel et en exerçant vis-à-vis d’eux sa protection diplomatique).
D’autre part, le territoire (compétence dite territoriale : pouvoir de l’État d’agir sur son
territoire de façon générale et exclusive).
76
LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
de sa propre législation les éléments du cyberlitige localisés sur son territoire. Et par la voie de l’entraide judiciaire, il peut atteindre les éléments
non localisés sur son territoire dès lors que l’effectivité du jugement
concerné sur le territoire de l’État tiers n’a pas pour effet de priver les
nationaux et les personnes résidentes dans cet État du bénéfice de sa
propre législation sur son territoire.
Ainsi en dépit de son mode de diffusion transfrontière l’Internet
n’échappe donc pas aux pesanteurs de la souveraineté. Et c’est somme
toute pour assumer ses fonctions traditionnelles d’encadrement juridique
des rapports sociaux sur son territoire que l’État est amené à participer à la
création des normes juridiques qui encadrent et affectent les rapports qui
se nouent sur l’Internet. On observe que dans les systèmes politiques
démocratiques la stratégie de l’État pour encadrer les rapports qui se
nouent sur le réseau consiste à promouvoir par sa législation les valeurs de
la démocratie. En l’espèce les valeurs de liberté, de protection de l’enfance, de confiance, de sécurité, de concurrence ou de transparence38. C’est ce
dont atteste l’intervention de certains États par l’adoption de textes dont
l’objet est de sanctionner les atteintes portées aux droits fondamentaux de
la personne par les moyens numériques. On peut citer en exemple le cas de
la France39, celui des États-Unis40, et celui de la Grande-Bretagne41. C’est
38. Sur ce contenu de la cyberlegislation des États démocratiques lire : Amblard
(Philippe), La régulation de l’Internet, l’élaboration des règles de conduite par le dialogue
internormatif, Cahier du CRID, Ed. Bruylant.
39. Loi du 6 Août 2004 portant réforme de la loi Informatique et Libertés de 78 par
transposition en droit Français de la directive européenne 95/46 CE du 24 octobre 1995.
40. Cas des lois adoptées pour faire face à la déferlante des messages obscènes,
ludiques et luxurieux sur l’Internet. Il s’agit de la Communication Decency Act du
1/2/.1996, prise pour protéger les enfants de tous contenus indécents sur le réseau. Suite à
une action formée par des associations de défense des libertés, cette loi a été jugée par la
Cour suprême non conforme au premier amendement garantissant la liberté d’expression
dans une décision du 26 juin 1997. Par la suite le Congrès a adopté un nouveau texte, la
child Online Protection Act qui établit des sanctions pénales contre toute diffusion commerciale des contenus nuisibles aux mineurs. Ce texte a cependant été jugé inconstitutionnel par la Cour de Philadelphie pour non conformité au premier amendement garantissant
la liberté d’expression. Mais cette décision a toutefois fait l’objet d’une invalidation partielle par la Cour suprême des États-Unis. Pour contourner l’obstacle du premier amendement dans leur campagne pour la sécurité et la protection de l’enfance sur l’Internet, les
parlementaires américains ont voté en juillet 2006 la Child protection and safety act (loi
sur la sécurité et la protection de l’enfance). Ce texte prévoit de lourdes sanctions (jusqu’à
20 ans d’emprisonnement et une amende dont le plafond n’a pas été précisé) pour quiconque inclut des termes ou images équivoques pouvant conduire un mineur à accéder,
sans qu’il s’en doute, à un site web potentiellement pernicieux.
41. Depuis le 26 juillet 2006 la législation du Royaume-Uni autorise la police à indiquer aux banques, aux organismes de crédit et d’épargne si leurs clients accèdent à des
sites pédophiles avec leur carte de paiement. Les personnes soupçonnées ou reconnues
coupables se verront retirer leur carte.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
77
ce dont témoigne également l’intervention de certains États dans la configuration de l’Internet par l’adoption de textes qui permettent aux acteurs
sociaux de disposer d’actes à valeur probante pour la sécurité (libéralisation de la cryptologie) et la confiance (légalisation de la signature électronique) dans leurs transactions électroniques. On peut citer les exemples
de la France42, des États-Unis43, de l’Allemagne44, de l’Espagne45. C’est
enfin ce que confirme l’intervention de certains États dans la configuration de l’Internet par l’adoption de textes qui posent un cadre normatif de
répression des actes délictueux inédits susceptibles d’être commis par la
voie numérique. C’est le cas des États-Unis46, de la France47, du Canada48
pour ne citer que ces États. Comme on le voit, par sa législation interne,
l’État adopte une stratégie de configuration normative de l’Internet par la
voie d’un dispositif juridique opposable erga omnès et conforme à son
axiologie politique. L’État assume ainsi de façon naturelle une des modalités spontanées de la régulation de l’Internet.
La stratégie du mouvement associatif
Le mouvement associatif n’est pas indifférent à l’Internet. Il y pratique
divers usages pour la réalisation et la promotion des activités de ses
diverses composantes. Entre autres exemples on peut citer l’usage de
l’Internet comme outil de mobilisation49. Mais le mouvement associatif ne
limite pas son appropriation du Net au domaine des usages. Il entend aussi
l’investir en participant à l’élaboration de son imaginaire politique. Pour
42. Loi N°2000-230 du 13 mars 2000 portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information et relative à la signature électronique. Cette loi reconnaît la validité juridique de la signature électronique au même titre que la signature manuscrite et a instauré une présomption de fiabilité en faveur des signatures électroniques répondant à des
conditions définies par décret en Conseil d’Etat. Sur la libéralisation de la cryptologie en
France voir : article 17 de la loi n° 96-659 du 26 juillet 1996 de réglementation des télécommunications, le décret n° 99-199 du 17 mars 1999 ; le décret n° 99-200 du 17 mars 1999.
43. Electronic Signatures in Global an National Act du 30 juin 2000.
44. Digital Signature Law du 13 juin 1997.
45. Loi du 17 septembre 1999 sur la signature électronique.
46. Computer Fraud and Abuse Act de 1984.
47. Le dispositif législatif français contre la cybercriminalité est constitué par les textes
suivants : Loi n° 88-19 du 5 janvier 1988 relative à la fraude informatique dite loi
Godfrain; Loi n° 2001-1062 du 15 Novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne ; Loi
n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure ; Loi n° 2004-204 du 3 mars 2004
portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité; Loi n° 2004-575 du 21 juin
2004 pour la confiance dans l’économie numérique; Loi n° 2004-669 du 9 juillet 2004 relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle.
48. Criminal Law Amendment Act de 1985.
49. Attac par exemple s’est amplement appuyé sur le Net dans sa campagne contre
l’Accord Multilatéral sur l’Investissement.
78
LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
certaines composantes du mouvement associatif en effet, l’Internet est
avant tout un espace citoyen où les protections garanties par les
Constitutions des pays démocratiques doivent s’appliquer pleinement au
bénéfice de l’internaute. Les tenants de cette vision adoptent dès lors une
stratégie de configuration citoyenne de l’Internet. Parmi les associations
qui investissent l’Internet de ce point de vue on trouve, celles qui militent
sur le terrain des droits de l’homme, des droits du consommateur, des
droits de la famille, etc. Leur intervention revêt des formes diverses : travaux d’expertise au sein des organismes chargés par les pouvoirs publics
de mener une réflexion sur la régulation de l’Internet, activité de lobbying
auprès des instances détentrices d’une capacité de décision relative à la
régulation de l’Internet, campagnes en faveur de thématiques relatives à la
régulation de l’Internet, etc. Ce mode de participation du mouvement associatif à la réflexion sur la gouvernance de l’Internet n’est pas sans impact sur
la configuration de celui-ci. En France par exemple l’Association IRIS
(Imaginons un réseau Internet solidaire) est attentive au développement de
l’Internet non marchand et aux enjeux de protection des libertés. Elle produit
des contributions significatives aux débats sur la régulation de l’Internet sur
le terrain des usages et des pratiques. Toujours en France les associations tel
que la LICRA ou la Ligue des Droits de l’Homme exercent une sorte de
veille anti-raciste sur l’Internet. Elles ont ainsi introduit une action en justice
contre le moteur de recherche Yahoo lorsque celui-ci permettait une vente
aux enchères d’objets nazis sur son site. Aux USA diverses associations
contribuent à une régulation citoyenne de l’Internet. On peut citer :
l’Electronic Frontier Foundation (EFF), l’Electronic Privacy Information
Center (EPIC), le computer Professionnals for Social Responsability
(CPSR) et surtout l’American Civil Liberties Union (ACLU). Cette dernière
a apporté une contribution majeure aux débats qui ont amené la Cour suprême à annuler le Communication Decency Act. L’objet de cette loi était de
créer des entraves à la déferlante de l’expression pornographique sur
l’Internet. Mais selon les associations de défense des libertés elle présentait
aussi le danger de provoquer un appel d’air à des mesures de plus en plus
liberticides. Dans le même registre, c’est la mobilisation des membres de la
société civile en faveur des logiciels libres qui jusqu’ici oppose un frein à la
logique d’une navigation exclusivement à partir de logiciels propriétaires.
Doit-on voir dans cette mobilisation la source du revirement récent bien que
circonscrite de Microsoft dans sa politique de propriété industrielle ?50
50. On sait en tout cas que cette multinationale a signé le 24 octobre 2005 à Paris un
accord cadre avec l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique) en vue d’une collaboration entre les équipes des deux groupes. L’accord stipule que
les avancées scientifiques issues de ce partenariat seront publiées mais surtout que les
logiciels conçus par ces équipes franco-américaines seront diffusés sous licence open
source c’est-à-dire libres de droit.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
79
L’implication du mouvement associatif dans les débats qui donnent à
l’Internet sa configuration est telle que les États ont jugé opportun de
l’associer aux travaux du SMSI (le Sommet Mondial sur la Société de
l’Information). Ce qui représente une innovation diplomatique car ces
associations n’étant pas des sujets de Droit international n’ont pas vocation à participer à un sommet diplomatique sinon à titre d’observateurs
comme c’est le cas pour les ONG. Même si en pratique, au cours du
Sommet, les États ont pris soin d’écarter les membres du mouvement
associatif dans les moments les plus cruciaux des négociations, il reste
qu’il est désormais reconnu comme acteur à part entière de la société de
l’information. Le document final qu’il a élaboré à l’issue du Sommet de
Genève est désormais un document de référence qui compte au titre des
idées à prendre en compte dans la définition des règles de régulation de
l’Internet.
La stratégie des adeptes du libre testing numérique
Il s’agit des personnes qui ont une capacité d’influence sur la configuration de l’Internet par voie d’ingérence. Les adeptes de cette ingérence perçoivent l’Internet avant tout comme un champ ludique d’expérimentation de leur
savoir-faire en informatique. C’est l’adhésion à cette perception ludique de
l’Internet qui conduit certains à l’instrumentaliser comme un champ d’expérimentations numériques en temps réel. Ils s’y autorisent dès lors des pratiques
à finalité expérimentale sans intention frauduleuse certes mais non sans effets
préjudiciables : envoi de virus, intrusion dans des systèmes privés ou publics
protégés. On connaît l’histoire fameuse de ce programmateur russe, Dimitri
Sklyarov, arrêté aux USA alors qu’il venait y donner une conférence sur les
failles des systèmes de cryptage. Son crime : avoir auparavant développé un
logiciel permettant de lire les livres électroniques d’Adobe. En fait l’activité
de ces génies de la programmation informatique ne va pas sans présenter un
apport positif. Ils mettent au jour les failles du réseau par leurs capacités à y
introduire des virus ou à pénétrer à l’intérieur de systèmes réputés impénétrables. Paradoxalement cette activité d’ingérence constitue une stratégie de
régulation de l’Internet. Elle opère en effet comme une pratique informelle de
testage de la fiabilité des systèmes. Elle contribue de cette façon à l’amélioration des systèmes de sécurisation des réseaux et donc au développement de
l’Internet. Par cela les adeptes du libre testing numérique participent de façon
certaine à la configuration des systèmes de sécurité de l’Internet et donc de
façon paradoxale à la régulation de l’Internet. La société Microsoft a bien
compris ce rôle paradoxal du testing numérique. En Août 2006 elle a envoyé
son directeur de la sécurité à la conférence annuelle des Blacks Hats, une
grande communauté de pirates informatiques. Ce dernier y a distribué trois
mille copies de la version la plus récente de Vista, le nouveau système
80
LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
d’exploitation qui, en 2007, devrait remplacer Windows. Microsoft espère
que les mises à l’épreuve de son produit l’aideront à dénicher les failles et lui
permettront d’offrir ensuite à ses clients un logiciel plus sécurisé. Il ne faut
toutefois pas confondre le courant du testing numérique avec celui des
adeptes du piratage numérique. Leurs mobiles ne sont pas les mêmes. Ces
derniers sont des personnes qui ont une capacité d’influence sur la configuration de l’Internet par voie d’intrusion délictuelle : contrefaçon électronique,
fraude électronique, hold-up électronique, espionnage numérique dans les
domaines industriels et militaires. Autant de pratiques qui relèvent de la cybercriminalité. Leur impact sur la configuration de l’Internet est lourde. Leur
pratique a fait de l’insécurité une composante à part entière de l’Internet. Il
faut y voir le motif principal qui a conduit les États çà et là à sortir de leur
inclination naturelle à l’exercice exclusive des compétences de souveraineté
pour emprunter la voie conventionnelle en vue de créer un dispositif de
répression transfrontière de la cybercriminalité.
La stratégie des adeptes du libre partage numérique
Il s’agit des personnes qui ont une capacité d’influence sur la configuration de l’Internet par le jeu des usages de partage qu’ils pratiquent sur le
Net. Les adeptes de ces usages perçoivent l’Internet avant tout comme une
opportunité libertaire en terme de communication, d’information, d’expression et surtout en termes d’échange des ressources sur l’Internet. Pour ces
personnes l’échange sur l’Internet doit être affranchi de toutes les entraves
qui s’analysent en termes de censure morale ou politique, de droits
d’auteurs et de propriété intellectuelle ou industrielle etc. C’est le cas des
adeptes du Freenet51, des adeptes de l’open source52 et des adeptes du peer
to peer53. L’impact de ces courants sur la configuration juridique de
l’Internet est considérable. Ils sont à l’origine de la controverse politique et
juridique sur le statut légal des logiciels, le régime juridique du droit
51. Le Free network project est un réseau d’internautes utilisant un même logiciel qui
connecte l’ensemble de leurs ordinateurs respectifs et permet le partage sur ce réseau de
l’ensemble des ressources disponibles entre tous les ordinateurs connectés de façon anonyme. Freenet permet l’échange de fichiers ou la publication de sites web hors de tout
contrôle et dans un anonymat complet.
52. L’open source est un mouvement qui prône l’accès, l’exploitation et l’amélioration libres du code source des logiciels, afin de constituer un fonds commun de savoirs
dans lequel chacun pourra puiser pour contribuer à une amélioration continue des logiciels. Partageant leur savoir, les membres du courant de l’open source améliorent sans
cesse les codes sources des logiciels profitant en retour collectivement des performances
de ces outils logiciels dits libres, pour leur plus grand intérêt à tous.
53. Pratiques lancées par la société Napster et consistant à une mise en ligne de ressources musicales libres d’accès et téléchargeables gratuitement. Aujourd’hui divers logiciels permettent cet usage : Gnutella, e-mule, Bittorent etc.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
81
d’auteur sur l’Internet et, la portée du droit d’expression sur le Net. C’est
cette controverse qui va déterminer le caractère répressif ou libéral que prendra le régime juridique de ces éléments sur l’Internet. En décembre 2005, la
France a donné un avant-goût de cette controverse avec l’incident des
députés de la majorité qui à l’encontre des consignes gouvernementales de
vote ont osé amender le projet de loi Dadvsi par deux éléments qui
ouvraient la voie à une légalisation de l’usage du peer to peer.
Le pluralisme des échelles de la régulation
La régulation de l’Internet porte sur des domaines différents et variés.
Il peut s’agir de la régulation des protocoles, celle des contenus, celle des
usages, celles des échanges, etc. Cette variété des domaines couplée à la
dimension transfrontière de l’Internet conduit à une régulation mise en
oeuvre sur plusieurs niveaux : transnationale, nationale, inter-étatique. A
chaque niveau correspond une échelle de la régulation : l’échelle technique, l’échelle normative et l’échelle d’harmonisation. Ces échelles sont
pluralistes car chacune tend à conserver sa capacité d’impact sur la configuration de l’Internet et à configurer celui-ci à partir de ses propres
logiques, priorités et intérêts. Il s’ensuit que chaque échelle de régulation
exerce une pression favorable à la logique centrifuge qui anime le dispositif spontané de régulation de l’Internet.
L’échelle technique de la régulation (le niveau transnational)
Comme réalité physique, l’Internet se présente dans la forme d’un
réseau de transmission de données. Cette transmission repose sur une
fonction technique qui regroupe un certain nombre d’activités spécifiques.
Notamment celles qui s’analysent en termes de normalisation et donc de
standardisation, d’adressage et donc de nommage. C’est la centralisation
du système de gestion de cette fonction technique que l’on désigne généralement sous le terme de gouvernance de l’Internet. Elle appartient au propriétaire en Droit du réseau (le gouvernement des États-Unis), lequel en
confie l’exercice par délégation formelle à un organe à but non lucratif :
l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers). Ce
dernier associe à sa mission d’autres organismes à but non lucratif :
l’ISOC (Internet Sociéty), le W3C (World Wide Web Consortium), l’IETF
(Internet Engineering Task Force). Ces organismes se subdivisent euxmêmes en plusieurs sous-groupes spécialisés dans des sous-fonctions mul-
82
LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
tiples. Ces organismes présentent trois caractères : ils sont ouverts54,
consensuels55 et transnationaux56. Ce profil transnational n’est pas sans
effet sur la configuration de l’Internet. Il permet à toute personne qui
s’intéresse à l’évolution des protocoles de l’Internet de participer à leur
élaboration quelle que soit sa nationalité, dès lors qu’elle présente les compétences requises. De ce fait, il est possible pour ceux qui cherchent à promouvoir sur le réseau des intérêts culturels légitimes d’œuvrer à ce que ces
intérêts soient pris en compte dans les options techniques que retiennent
les organismes de normalisation. Tel est le cas de toutes les personnes qui
par leurs initiatives ont su conduire progressivement l’Icann a accepter le
principe d’une évolution des protocoles de l’Internet vers le multilinguisme. Le 27 mars 2003 l’Icann a annoncé avoir approuvé les nouveaux standards techniques qui permettent de rendre les noms de domaines disponibles dans les langues autres que l’anglais. Cette annonce conclut des
recherches menées depuis plusieurs années notamment au sein de l’IETF.
Comme on le voit, de par la fonction d’administration technique qu’ils
assument, les organismes mentionnés ci-dessus déterminent à la source
l’architecture de l’Internet. Un autre exemple illustre cette capacité : les
cookies et les hyperliens invisibles. Yves Poullet écrit :
« ... la décision, en ce qui concerne la possibilité de rendre fonctionnels les cookies et les hyperliens invisibles, a été prise sur base de normes
techniques avalisées, non pas par une institution internationale de droit
54. Ouvert en ce sens qu’il s’agit d’instances sans procédure formelle d’adhésion : la
participation aux travaux de l’Icann par exemple est ouverte à tous ceux qui s’intéressent
à la politique mondiale de l’Internet eu égard à sa mission de coordination technique.
L’Icann offre de nombreux forums en ligne accessibles via son site web. Les organisations de soutien et les comités consultatifs ont des listes de diffusion actives pour les participants. L’Icann organise également des réunions publiques tout le long de l’année. Quant
à l’IETF, elle n’a pas une procédure formelle d’adhésion : elle est ouverte à tous par la
voie de la contribution en ligne et de la participation aux réunions.
55. Consensuel en ce sens que le mode de décision y est fondé sur la recherche du
consensus approché. Les membres de ces organismes sont chargés de faire évoluer les
standards de communication en prônant le consensus et la démonstration de solutions opérationnelles.
56. La composition transnationale de ces organismes indique que la contribution à
l’élaboration des normes techniques de l’Internet est ouverte aux personnes morales et
physiques originaires de toutes les nations. Ils réunissent des acteurs de nature diverse
(secteur privé, secteur public, mouvement associatif ,universitaires, ingénieurs) et qui
appartiennent à des nationalités différentes. L’essentiel étant leur participation à la création de solutions techniques favorables au développement de l’internet. Au sein de
l’Icann seuls 5 des 21 membres du Conseil d’Administration sont américains. L’Isoc
regroupe plus de 8000 membres répartis en 125 pays et en 129 organisations. Il finance et
héberge sur son serveur les normes issues des travaux de l’IETF, lequel regroupe des
ingénieurs et chercheurs du monde entier.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
83
public, mais par le World Wide Web consortium, consortium d’organes
de recherche et de sponsors, qui n’a aucune obligation de rendre des
comptes à l’ensemble des États »57.
L’échelle normative de la régulation (le niveau national)
Comme technologie qui offre des opportunités d’action, de relation et
d’échanges sociaux, l’Internet crée au niveau national un besoin d’encadrement normatif. Cet encadrement présente une originalité. Il se caractérise par le phénomène de la dualité des normes. Les acteurs de l’Internet en
effet ne partagent pas au niveau national une vision commune de la nature
que doit présenter le tissu normatif. A ceux qui sont favorables à une normativité d’adhésion et d’essence privée (normes incitatives ou contractuelles),
s’opposent ceux qui sont favorables à une normativité impérative et donc
d’essence publique (lois, décrets, jurisprudence). Ainsi au niveau national, le
tissu normatif visant à la régulation de l’Internet n’est pas homogène. Il est
impératif lorsqu’il émane du législateur ou de l’autorité judiciaire. Il est
d’adhésion lorsqu’il émane du milieu associatif ou du secteur privé. On
retrouve ainsi une dualité de normes qui concourent les unes et les autres à
la constitution progressive d’un tissu normatif régulant l’Internet. Entre
ces normes il ne saurait y avoir d’antagonisme. Les règles d’adhésion en
effet ne doivent leur existence et leur applicabilité qu’à la marge d’autoorganisation que le législateur tolère chez les professionnels en particulier
et les personnes privées en général. De ce fait, ces normes se situent dans
un rapport de complémentarité. Philippe Amblard donne à cette dualité
une qualification différente. Il qualifie les premières comme règles de
conduite et les secondes comme règles juridiques et analyse leur rapport
de complémentarité dans les termes d’un dialogue internormatif où les
premières font office de supports à la fois explicatifs et informatifs sur les
secondes dans le champ de leur domaine respectif58.
La normativité impérative (les règles d’essence publique)
Elle se présente dans la forme d’une normativité législative et prétorienne. Elle est ici dite impérative en ce sens que les acteurs de l’Internet
ne peuvent s’y soustraire.
57. Yves Poullet, 20 ans de recherche au CRID : le droit est une toile d’araignée, in
Claire Monville (dir) Variations sur le droit de la société de l’information, Cahiers du
CRID, n° 20, Ed Bruylant, 2001.
58. Amblard (Philippe), La régulation de l’Internet, L’élaboration des règles de
conduite par le dialogue internormatif, Cahier du CRID, Ed Bruylant, 2004.
84
LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
— La normativité législative : l’Internet interpelle le législateur dans
son domaine de compétence du point de vue de la licéité des contenus
(protection de l’enfance contre les sites pornographiques ou pédophiles ;
prévention contre la propagande raciste et xénophobe) et de la sécurité
des transactions commerciales (légalité et viabilité des procédures
contractuelles). Il l’interpelle également du point de vue de la répression
des actes de délinquance informatique (répression des crimes et délits via
le Net) et de la sauvegarde des droits et libertés (protection de la vie privée,
réglementation de la collecte numérique des données à caractère personnel, protection du consommateur, sauvegarde des droits d’auteurs). C’est
donc dans le cadre strict de ses compétences constitutionnelles que le
législateur intervient dans diverses matières relatives à l’Internet. En
France par exemple, celui-ci a déjà accompli une oeuvre considérable par
une série d’initiatives visant à soumettre les rapports qui se nouent sur
l’Internet à l’impératif de la relation juridique de base59. Parmi ces initiatives, la plus remarquable est sans doute celle visant à donner un cadre
juridique général à l’économie numérique60. On peut aussi citer, celle
relative à la modernisation du droit d’auteur et des droits voisins eu égard
à l’avènement des technologies numériques (Loi dite Dadvsi promulguée
le 3 Août 2006). Par cette activité normative, le législateur participe à la
régulation de l’Internet en ce sens que les normes qu’il édicte affectent la
configuration du réseau. Ce sont ces normes en effet qui informent sur ce
qui peut être qualifié de licite ou d’illicite dans les divers rapports qui se
nouent via l’Internet. Les acteurs de l’Internet ne peuvent les ignorer sous
peine de tomber sous le coup de la loi. Il y a dans ce pouvoir normatif du
législateur une véritable capacité d’affecter la configuration du réseau
puisque les législateurs de deux pays différents peuvent prendre sur un
même sujet des dispositions tout à fait contraires. Ce qui soulève du point
de vue de l’effectivité des décisions judiciaires relatives à des litiges plurilocalisés, la question de la coopération entre les États en vue de l’harmonisation législative et de l’entraide judiciaire relative aux cyberlitiges.
59. Selon E. Decaux, cette relation s’analyse dans les termes du couple pouvoirs/devoirs ;
droits/obligations ; cf. E. Decaux, La réciprocité en droit international, Ed Pedone, 1980.
60. C’est le cas de la LCEN (loi pour la confiance dans l’économie numérique du
21 juin 2004) : cette loi favorise le développement du commerce par Internet, en clarifiant
les règles à la fois pour les consommateurs et les prestataires. Elle définit entre autres
choses le régime de responsabilité des prestataires techniques de service. En fait cette loi
procède à une refonte de l’architecture du droit des médias, clarifiant le droit applicable
aux services de l’Internet. L’article premier de la LCEN crée une nouvelle catégorie générique : la communication au public par voie électronique, laquelle se subdivise en communication audiovisuelle et en communication au public en ligne. Chacune de ces deux catégories étant soumises à son régime propre : loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de
communication pour la communication audiovisuelle et loi du 21 juin 2004 pour la
confiance dans l’économie numérique pour la communication au public en ligne.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
85
— La normativité prétorienne : au niveau national, les cyberlitiges
peuvent faire l’objet d’un traitement judiciaire ou non judiciaire. Aux
États-Unis il existe diverses solutions alternatives au recours judiciaire
dans la forme de mécanismes de résolution des conflits en ligne telles que
Square Trade ou Cybersettle. En France, le traitement non judiciaire peut
se faire, entre autres solution, par la saisine d’un médiateur officiel. Il
s’agit en l’espèce du service de médiation du forum des droits sur Internet
(FDI). Crée en septembre 2004, Mediateurdunet.fr a reçu plus de 5400
demandes de la part d’internautes. 3200 dossiers ont pu être traités, avec
un taux de résolution de 89 % pour les dossiers clôturés. Selon le FDI,
97 % des litiges signalés portent sur le commerce électronique. Le reste
concerne des questions hors commerce, liées au droit d’auteur, au droit à
l’image, ou encore à des problèmes dans des forums de discussion. Quant
au traitement judiciaire des cyberlitiges, on observe en France par
exemple que le juge tantôt se limite aux dispositions du droit commun
dont il transpose l’application au domaine de l’Internet 61, tantôt est
contraint d’affiner son interprétation du droit commun pour tenir compte
des particularités introduit par l’Internet62 ou pour éviter que ne se crée
auprès des citoyens un sentiment d’insécurité juridique63. Toutefois cette
61. En France par exemple les atteintes à la vie privée via l’internet ne nécessite pas
l’adoption d’une législation spéciale. Le juge transpose sur ce domaine la legislation de droit
commun sur la protection de la vie privée. L’article 9 du code civil lui permet d’appréhender
les atteintes à la vie privée résultant de l’emploi des techniques de transmission et de stockage
de l’information propres aux réseaux multimédias. L’article 226-1 du code pénal lui permet
de réprimer << le fait, au moyen d’un procédé quelconque, de porter atteinte volontairement
à l’intimité de la vie privée d’autrui en captant, fixant, enregistrant ou transmettant, sans le
consentement de la personne, ses paroles ou son image >>. L’article 226-2 du code pénal lui
permet de réprimer la conservation ou la diffusion de ces documents ou enregistrements.
Quant à l’article 226-8 du code pénal, il permet de réprimer la publication non autorisée par
quelque voie que ce soit, de montages réalisés avec les paroles ou l’image d’une personne).
62. Le TGI de Paris dans un jugement du 3 mai 2000 a estimé qu’un service
d’enchères en ligne constituait une salle de jeu virtuelle s’étendant au territoire national,
dès lors que les internautes français pouvait accéder au site, et qu’en conséquence le juge
français était compétent et pouvait appliquer les dispositions sur le monopole des commissaires-priseurs.
63. Tel a été le cas de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 15 décembre 1999 (affaire
J.LCostes/MP, Licra et autre. Cet arrêt fait suite à un jugement du 28 janvier 1999 du tribunal correctionnel de Paris, lequel avait retenu que la prescription de trois mois issu de la
loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse était applicable aux actions en justice
intentées contre les publications sur l’Internet. Dans sa décision du 15 décembre 1999, la
Cour d’appel de Paris a infirmé le jugement mentionné ci-dessus . Pour le juge d’appel, la
publication sur internet ne s’effectue pas dans les mêmes conditions que dans la presse
traditionnelle. Dès lors que les textes restent en ligne, la publication présente un caractère
continue et échappe de ce fait à la règle de prescription abrégée de la loi du 29 juillet 1881
sur la liberté de la presse. Même si la Cour de cassation dans un arrêt du 30 janvier 2001 a
remis en cause cette jurisprudence, elle montre cependant combien l’internet peut conduire
le juge à innover dans ses décisions.
86
LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
régulation normative par le juge ne va pas sans difficulté. Le caractère
plurilocalisé des litiges qui naissent via le Net confronte souvent le juge à
d’innombrables problèmes. D’abord des problèmes en termes de conciliation entre philosophies juridiques différentes : par exemple, comment sur
un litige plurilocalisé, concilier la portée absolue que la législation américaine donne à la liberté d’expression et la portée relative que lui confère
la législation française ? Ensuite des problèmes en termes de critères pertinents pour la détermination de la loi applicable ou du juge compétent :
critère du lieu d’émission ou du lieu de réception ? En l’absence de textes
internationaux réglementant cette question, les différents juges nationaux
ont défini plusieurs critères destinés à fonder leur compétence pour juger
tel ou tel litige. En France, la Cour de Cassation a reconnu pour la première fois (arrêt du 9 décembre 2003) la compétence du juge français
pour connaître de la prévention et de la réparation de dommages subis en
France du fait de l’exploitation d’un site Internet à l’étranger dès lors que
ce site « fut-il passif, était accessible sur le territoire français ». En l’espèce il s’était agi d’une action intentée par un producteur français de champagne qui avait constaté qu’une société espagnole présentait sur son site
situé en Espagne la promotion de vins mousseux sous un nom de marque
dont il était pourtant le titulaire. Enfin des problèmes en termes d’entraide
judiciaire : comment obtenir l’exécution d’un jugement étranger contraire
à la législation du pays où est localisé la personne condamnée ?64
Par les solutions qu’il apporte à ces problèmes le juge interne contribue à une véritable régulation judiciaire du cyberespace dès lors que ces
décisions bénéficient d’une large effectivité en ce qui concerne les personnes qui en raison de leur nationalité ou de leur localisation territoriale
ne peuvent échapper à l’exécution forcée de ses jugements.
64. Dans le cadre de l’Union européenne, la circulation de jugements en matière civile
et commerciale n’est pas une source de difficultés grâce à la mise en œuvre de la convention de Bruxelles de 1968 modifiée par le Règlement n° 44/2001. Aux États-Unis, en
matière de jugements patrimoniaux, la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers se fait sans difficulté par le jeu de l’Uniform Foreign Money-Judgments recognition
Act. Mais, dès lors que sont en cause des jugements devant circuler entre l’Europe et les
États-Unis, portant sur des questions telles que la liberté d’expression alors des difficultés
peuvent surgir. Le 1er amendement de la constitution américaine est utilisé comme moyen
de faire obstacle aux jugements étrangers limitant cette liberté, par le biais notamment de
condamnations pour diffamation ou contenus illicites. Corrélativement en Europe, les réticences sont nombreuses lors de l’accueil de décisions américaines touchant à la liberté
d’expression ou à la matière délictuelle, les juges nord-américains étant généralement plus
généreux dans l’octroi de dommages et intérêts. Ces jugements ne sont pas couverts par la
Convention de Bruxelles. Sur ces question d’exequatur lire : Féral-Schuhl (Christiane), La
mise en application des décisions de justice, in Le Droit International de l’Internet, sous
la direction de Georges Chatillon, Ed Bruylant, 2002.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
La normativité d’adhésion (les règles d’essence privée)
87
Les usagers de l’Internet poursuivent sur cet espace virtuel la réalisation de leurs intérêts en tant que citoyens, professionnels, consommateurs, etc. Ils aspirent tous de ce fait à une standardisation des postures,
conduites et rapports qui se nouent sur l’Internet. Mais conscientes du
décalage qui existe entre le temps parlementaire d’élaboration des normes
et le temps réel du besoin des dites normes sur l’Internet, ces personnes
n’hésitent pas à se doter elles-mêmes de normes de conduite dans les
limites de la marge d’autorégulation que tolèrent à leur égard la loi et le
règlement. C’est ainsi que l’on a vu émerger des normes élaborées par
des groupes privés de personnes physiques ou morales dont l’activité sur
le Net exige un minimum de règles de civilité ou de déontologie entre ses
membres constitutifs ou encore entre elles et des personnes tiers avec qui
elles nouent des rapports. Ces normes supposent l’adhésion de leur destinataires. Elles reposent sur des supports à portée incitative (FAQ,
Netiquette Guidelines) ou contractuelle (Chartes, codes de bonne conduite,
certificats, labels). Elles visent à encadrer les conduites des usagers du
web en tant que citoyen, professionnel, entreprise, consommateur,
membre de forums, de listes de diffusion ou de newsgroups. Les premières préconisent par exemple dans le domaine du courrier électronique
la prohibition du spamming65 (envoi en nombre de messages non sollicités) et dans le domaine des listes de diffusion, le contrôle des messages
envoyés. Les secondes se présentent sous la forme de labels66, de Chartes
ou de Codes par lesquels des professionnels s’auto-engagent à se conformer au respect d’usages, de pratiques ou d’obligations légales protecteurs
du consommateur67.
65. Labbe (Eric), Spamming en cyberespace : à la recherche du caractère obligatoire
de l’autorégulation, in Lex Electronica, vol. 6, n° 1, printemps 2000.
66. La labellisation par les tiers a pour objet de fournir à l’internaute des informations
sur le site consulté en étiquetant les pages de façon à garantir le respect des règles déontologiques, à identifier la nature du contenu proposé ou encore à garantir l’identité du fournisseur d’un site. Il en est ainsi de l’initiative L@belsite lancée par la FECD (fédération
des entreprises de vente à distance) et celle de la FEVAD (fédération des entreprises de
vente à distance). Sur la base d’un audit indépendant, elles attestent du respect de
27 règles concernant la réalité du cybercommerce, son respect de la réglementation, de la
Charte de qualité de la vente à distance, etc.
67. On peut citer en exemple le code des Pratiques et usages de l’AFA (Association
des fournisseurs d’accès et de services internet). Ce code précise le cadre dans lequel ses
membres exercent leurs activités et atteste de l’engagement des membres de l’AFA à respecter la netiquette, la confidentialité de la correspondance privée. On peut citer aussi
l’exemple de la confédération du logement et du cadre de vie. Avec six autres associations
de consommateurs en Europe et le soutien de la Commission européenne, elle propose
aux entreprises ayant un site marchand sur Internet d’adopter un code de conduite (le web
trader code) relatif à l’information sur les prix, aux modes et délais de livraison, aux
88
LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
Ces règles peuvent être qualifiées comme règles d’adhésion au sens
juridique du terme. Leur inobservation fait en effet courir un risque de
marginalisation, ou encore peut valoir renonciation à prendre part à l’activité que ces règles ont vocation à réguler. C’est pourquoi, pour n’être pas
impératives, ces règles ne sont pas moins coercitives et dissuasives. Le
refus d’y adhérer vaut renoncement aux bénéfices des avantages auxquels
donne droit l’adhésion à leur axiologie normative. Or ces avantages sont
ceux là mêmes que recherchent les usagers de l’Internet lorsque dans leur
domaine respectif ils poursuivent la réalisation de leurs intérêts en tant
que citoyens, consommateurs, entrepreneurs, etc. Leur inobservation peut
aussi entraîner l’expression d’une désapprobation publique des pairs et
donc une mauvaise réputation publique. Ce qui peut nuire à l’activité de
la personne physique ou morale concernée. Notons aussi que ces règles
peuvent recevoir une consécration prétorienne lorsque le professionnel
les inclut dans le contrat signé par le client ou lorsqu’un groupe d’usagers
de l’Internet se donnent une netiquette. Ainsi en Amérique du Nord, la
Cour supérieure de l’Ontario a justifié la fermeture du compte d’un internaute se livrant au spamming en se fondant sur le non respect des règles
de conduite68. Ainsi également, quatre jugements américains ont condamné la pratique du spamming sur le fondement des règles de conduite suivies dans les forums de discussion69.
L’échelle d’harmonisation de la régulation (le niveau interétatique)
Le caractère transfrontière de l’Internet interpelle les États d’un
double point de vue. D’une part, celui d’une nécessaire coopération dans
le domaine de l’entraide judiciaire et policière pour l’effectivité des décisions de justice et l’efficacité des enquêtes et poursuites policières.
D’autre part, celui d’une coopération nécessaire dans le domaine des
règles relatives à la licéité des contenus, aux flux de transfert extraterritoriaux de données à caractère personnel, aux contrats conclus via l’Internet,
à la sauvegarde des droits en matière de propriété intellectuelle, etc. A
méthodes de publicité, aux services après-vente et aux droits du consommateur. L’adhésion à cette charte est signalée au consommateur par la présence du logo attestant que
l’association a vérifié les conditions contractuelles appliquées par l’entreprise et l’information donnée au consommateur, afin que celui-ci puisse acheter en toute confiance.
68. Cour Supérieure de l’Ontario, 9 juillet 1999, aff.1267632 Ontario Inc. C. Nexx
Online Inc.
69. Les jugements sont les suivants : Cyber Promotions Inc.v American Online Inc,
E.D.Pa. Nov. 4, 1996 ; CompuServe Inc.v Cyber Promotions Inc., S.D.Oh.Feb. 3, 1997 ;
parker v.C.N Enterprises, Tex.Travis County Dist. Ct.Nov. 10, 1997 ; Cyber Promotions,
Inc.v.Apex Global Information Services Inc., E.D.Pa Sept. 30, 1997.
L’IMPÉRATIF DE RÉGULATION ET DE TRANSPARENCE
89
défaut d’une telle coopération les États s’exposeraient à pérenniser la
brêche d’imprévisibilité juridique ouverte dans leur ordre juridique interne par le caractère plurilocalisé des cyberlitiges. C’est pour limiter
l’extension de cette zone d’incertitude juridique au sein de leur propre
ordre juridique que les États sont ouverts à toutes formes de coopération
visant à l’harmonisation conventionnelle des normes d’encadrement des
activités qui se nouent via l’Internet. Mais la coopération interétatique
dans le domaine normatif de l’Internet confronte les États à des difficultés
sérieuses en termes de compatibilité entre traditions juridiques
différentes70, de compatibilité entre options nationales différentes dans le
domaine des mesures de sécurité nationale71, etc. Ces difficultés bien souvent ne peuvent être surmontées qu’au prix de lourdes concessions qui
restreignent le champ d’exercice des compétences exclusives, restreignent la marge nationale d’appréciation du niveau adéquat des limites à
apporter au régime des libertés, et portent atteinte aux traditions nationales en termes de philosophie juridique. Toutefois, conscients que leur
intérêt réciproque face au caractère transfrontière de l’Internet réside plus
dans la coopération que dans l’unilatéralisme, les États ratifient progressivement des accords portant entraide judiciaire, coopération policière et
harmonisation législative. C’est en tout cas ce dont atteste l’activité normative interétatique dans le cadre régional72 et multilatéral73. Par cette
activité conventionnelle, les États participent à la régulation de l’Internet
en ce sens que les normes qu’ils édictent affectent la configuration du
réseau. Ce sont ces normes qui informent au niveau international sur ce
qui peut être qualifié de licite ou d’illicite dans les divers rapports qui se
70. C’est le cas pour le régime de la liberté d’expression entre les États-Unis et les
pays européens : si en Europe cette liberté connaît une portée relative, aux USA en
revanche elle bénéficie d’une portée absolue.
71. C’est ce qu’illustre la controverse entre les États-Unis et les pays de l’Union
Européenne sur la question du transfert des données des passagers aériens de l’Europe
vers les États-Unis.
72. C’est le cas au sein de l’Union européenne avec l’adoption de la directive
Européenne 95/46/CE du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques
à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces
données ; C’est aussi le cas au niveau du Conseil de l’Europe avec la Convention 108 du
28 janvier 1981 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des
données à caractère personnel. C’est le cas aussi au sein de l’OCDE avec son programme
de travail sur le commerce électronique orienté vers la protection de la vie privée et celle
des consommateurs.
73. C’est le cas au sein de l’OMPI avec l’adoption des deux traités de 1996 portant
diffusion d’oeuvres sur les réseaux. C’est aussi le cas au sein du Conseil de l’Europe en
matière d’entraide policière et judiciaire avec l’adoption de la Convention sur la
Cybercriminalité du 23 novembre 2001 et son protocole additionnel du 7 novembre 2002.
Notons que la ratification de cette convention a été élargie à des pays hors Union
Européenne (États-Unis, Canada, Japon, Afrique du Sud).
90
LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE DE LA SOCIÉTÉ NUMÉRIQUE
nouent via l’Internet. Les acteurs de l’Internet ne peuvent les ignorer sous
peine de tomber sous le coup de la loi. A travers leurs initiatives de
coopération pour l’harmonisation des législations nationales dans divers
domaines relatifs au réseau, les membres de la société interétatique hissent l’Internet au rang d’une matière de Droit International74. Par ces initiatives, ils assument de façon naturelle une des modalités spontanées de
la régulation de l’Internet. Cette coopération interétatique va jouer un rôle
croissant dans la mise en place d’un dispositif international de régulation
de l’Internet. Elle a en effet vocation à créer le cadre normatif et institutionnel d’harmonisation des mécanismes de régulation de l’Internet.
Conclusion
Nous avons vu que l’Internet est habité par une logique centrifuge qui
paradoxalement permet à son dispositif spontané de régulation de satisfaire à une exigence de l’axiologie démocratique : le pluralisme. Mais l’imaginaire politique qui gouverne l’Internet est aussi habité par l’idéal d’une
régulation démocratique. Au sens d’une régulation multilatérale, transparente, avec la pleine participation des États, du secteur privé, de la société
civile et des organismes internationaux. Or cet idéal implique une institutionnalisation et partant une centralisation des mécanismes de régulation
de l’Internet. Elle soulève par conséquent une question fondamentale :
celle de la compatibilité entre la logique centrifuge inhérente au fonctionnement du réseau et l’exigence de centralisation autour de laquelle l’axiologie démocratique invite à construire le dispositif de régulation de
l’Internet.
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