Laura Keller

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Laura Keller
Laura Keller
Pour une lutte avec toi
décembre 2015 , par Julia Hountou
Soucieuse de questionner les coutumes suisses et la quête identitaire, Laura Keller choisit instinctivement
de photographier la lutte à la culotte (1), la tradition helvétique la plus ancestrale (2) selon elle.
Accréditée lors de la Fête fédérale des lutteurs, en 2009, elle a ainsi pu réaliser cette série en plein air à
Mouret, dans la région fribourgeoise. Fidèles aux règles imposées, les concurrents à peine sortis de
l’adolescence ont pénétré dans le rond de sciure (3), se sont empoignés et ont tenté, avec force et
rapidité, de plaquer l’adversaire au sol.
Laura Keller photographie les jeunes en pleine lutte, en légère contre-plongée, à la lumière du jour. Les
corps se détachent alors du fond bucolique, accentuant la confrontation quasi réelle avec leur présence.
Interpellée par la succession des mouvements, les parades et les stratégies propres au duel, elle capture
les gestes qui se perpétuent depuis des générations. Progressivement, elle s’introduit dans la réalité
corporelle du combat. Ses photographies mettent en exergue la vaste palette de tactiques : la technique
des prises, la force, la souplesse, la rapidité de réaction et la rage de vaincre. À terre, le spectacle se mue
en un corps-à-corps où, roulant dans la sciure, les compétiteurs se saisissent et s’entrelacent, chacun
d’eux s’évertuant à réduire l’autre à l’impuissance et à lui arracher l’aveu de sa défaite. Ils cherchent à se
distinguer par leur motivation, par la mise en scène de leur corps, l’affirmation de leur personnalité et
leur goût de la compétition (se surpasser, gagner, vaincre…) en affrontant des situations spectaculaires,
d’une exigence extrême, à l’image des pugilistes de la Grèce antique ou des gladiateurs. La lutte est
représentée suivant un rapport séquentiel : la photographe s’attèle en effet à la façon dont l’enchaînement
des poses crée une tension entre la stase et le mouvement. Cette série se situe à la frontière entre
immobilité et mouvement, fixité et animation, statufication et élan des corps.
Explorant la place de ces adolescents dans la communauté qu’ils se sont choisie, Laura Keller les
photographie tous vêtus de leur culotte en toile de jute et de leur chemise bleu ciel aux motifs « edelweiss
» qui signent leur appartenance à un même groupe. Référence première lorsque l’on parle de coutumes,
le costume - aussi minimal soit-il - occupe une place centrale dans la définition que la société se donne
d’elle-même, véritable support de l’identité culturelle des populations qui le fabriquent, le manipulent et
le portent. Mais ses portraits, tels qu’elle les conçoit, sont empreints tant d’une objectivité
anthropologique que d’une vision poétique. À l’instar de Rineke Dijkstra (4), elle est en effet
particulièrement sensible à la fragilité adolescente. Elle s’attache à l’authenticité et à la singularité du
sujet qu’elle photographie, en soulignant la façon dont chaque lutteur se différencie des autres. Ces petits
détails - un regard, une expression, un geste, une posture, et in fine l’appropriation de l’uniforme
(étonnant contraste entre la traditionnelle culotte de jute et les baskets d’aujourd’hui) - marquent la
différence et nourrissent sa recherche de vérité. Elle parvient ainsi à fixer avec grâce la vulnérabilité
induite par les transformations morphologiques et la quête identitaire propre à l’adolescence. Captivée
par cette identité mouvante et incertaine, Laura Keller scrute la maladresse des corps à assumer ce
moment transitoire majeur entre enfance et âge adulte. Elle a de fait opté pour cette tranches d’âge parmi
les lutteurs afin d’observer cette étape complexe du développement humain, cet entre-deux psychologique
et corporel, ce passage singulier oscillant entre mal-être et projection dans l’avenir.
Depuis une dizaine d’années, la lutte suisse est devenue un méga-spectacle grand public ; le nombre de
spectateurs et téléspectateurs ne cesse de croître. Aujourd’hui, en effet, les médias de masse participent à
la perpétuation de la mémoire collective et à la naissance de nouveaux héros. Projetés sur le devant de la
scène, ces sportifs tentent d’immortaliser leurs exploits, amplifiés par cette large audience. Cependant, en
même temps qu’il se médiatise, ce sport traditionnel helvétique se modifie : avec ses attributs venus d’un
passé lointain, il engendre aussi des millions et les sponsors s’invitent également à la fête.
Laura Keller a délibérément choisi de supprimer ces derniers sur ses photographies. Elle a préféré
intervenir sur le décor en reconstituant la nature environnante (pelouse et sous-bois verdoyants, ciel
chargé) afin d’isoler les sportifs du contexte trop spécifique au théâtre de leurs performances. À travers
ce cadre épuré et intemporel qui permet de focaliser l’attention sur l’intensité des corps-à-corps, la
photographe questionne aussi la survivance et la vitalité des manifestations coutumières à l’ère
contemporaine. Elle tente d’interroger le processus de spectacularisation de la lutte à la culotte dans un
environnement apparemment champêtre ainsi que les implications d’un tel glissement, en s’attachant à
décoder les phénomènes sociétaux qui entourent les notions d’identité et de tradition intimement liées à
ce sport. En effet, ses retouches photographiques ne peuvent manquer de soulever certaines questions :
qu’en est-il de ce rituel qui s’offre au regard des autres ? Comment les Anciens, gardiens des usages
ancestraux, acceptent-ils que ces derniers soient dévoilés aux yeux de tous ? La coutume se trouve-t-elle
reniée ou au contraire revivifiée ? Dans ce cas, quel sens prend-elle ? En définitive, nous demande Laura
Keller, dans quelle mesure cette pratique séculaire, renégociée à la lumière du fait médiatique, éclaire-telle des enjeux de notre temps pour nos sociétés en pleine mutation ?
(1) Les lutteurs portent tous une chemise bleu ciel et un pantalon sur lequel ils enfilent une culotte en
toile de jute, munie d’un ceinturon. À l’origine, on portait son pantalon de tous les jours et on le cardait
sur le haut, d’où l’appellation de « lutte à la culotte ».
(2) Sans pouvoir la dater, la saisie de l’adversaire par les habits apparaît déjà sur une illustration dans la
cathédrale de Lausanne (12e siècle). D’abord strictement réservée au milieu rural, la lutte s’étend aux
villes et devient un sport national, dès le 19e siècle.
(3) La lutte suisse se pratique sur un rond de sciure, une surface circulaire de 7 à 14 mètres de diamètre
recouverte de 23 m3 de sciure de bois sur 15 cm. d’épaisseur.
(4) Le travail de cette photographe néerlandaise (née en 1959) se caractérise par des portraits réalisés de
front, qui cherchent à montrer la fragilité de chaque être humain. Ses séries traitent notamment des
adolescents sur la plage, des femmes juste après leur accouchement, des toreros après la mise à mort du
taureau ou des femmes soldats israéliennes après leur enrôlement.