Pour lire la suite du texte de Philippe Dorval
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Pour lire la suite du texte de Philippe Dorval
Alain Bizeau développe depuis plusieurs années La grande misère des Barthes 2 , projet artistique polymorphe. Ce travail hybride joue entre le nom et le lieu, le signe et l’image, le motif et sa répétition. Territoire façonné, exposition à la galerie EC’ARTS de l’ESPE de Bretagne, site de Rennes, en 2014-2015, en constitue une nouvelle étape autant qu’un nouvel avatar. Ce titre très énigmatique reprend un souvenir d’enfance de Roland Barthes qui, se rappelant avoir lu un article de journal ainsi titré et traitant des effets sociaux des crues, l’amena à envisager l’homonymie entre son propre nom et les barthes, broussailles des prairies inondables de l’Adour, sa terre d’adoption, sous l’angle d’une ethnologie historique à faire sur le rapport des noms et des lieux. Alain Bizeau, qui articule souvent son travail plastique à des textes (Jules Vallès ou François Villon notamment) lui a repris ce titre. L’artiste s’est intéressé à un ensemble de ruisseaux intermittents de l’arrière-pays montpelliérain, son territoire d’origine à lui, autour du Pic Saint-Loup. Sept cours d’eaux choisis dans ce petit réseau hydrographique l’ont amené à réaliser dessins, photographies, gravures, sculptures, films et éditions, dont l’ensemble crée une fiction de paysage, un territoire façonné. Ce motif, au sens cézannien, a généré le déplacement de l’artiste et de quelques-uns de ses amis et proches pour éprouver la réalité de ces espaces délaissés, « lieux incertains 3 » ni dessinés ni maîtrisés par l’homme, sans valeur esthétique particulière : des non-paysages en somme. La présence humaine n’y apparaît qu’en creux, par des ponts et des objets. Ces territoires indécis, rocailleux et desséchés en été, où poussent des plantes au feuillage et au port tortueux, se transforment en de puissants flots lors des crues d’automne. Ils constituent la source, le motif et le cadre de ce travail qui s’abstrait d’un espace particulier pour toucher au général. Mené en atelier avec des techniques lentes à partir de ces « formes originelles de l'art » 4, le travail de figuration se construit autour de quelques éléments minéraux ou végétaux choisis dans la complexité visuelle des lieux utilisés. Il crée un ensemble d’images aux formes simples qui dialoguent, s’enchâssent, se font écho. Alain Bizeau procède généralement ainsi en variant les techniques qui, de proche en proche, finissent justement par creuser l’écart au réel, renforcé par l’emploi récurrent de la 2 Bizeau, A (2010). La grande misère des Barthes. Rennes: Libertéproduction 3 Colrat, J (2001). Des lieux incertains. Arles: Actes sud. 4 Blossfeldt, K (1928). Les Formes originelles de l'art. Cologne: Taschen (rééd. 1999) monochromie. Le dessin à la craie et sans repentir explore une densité végétale, confinant à l’abstraction par son cadrage serré ; dans un lit à sec, les pierres et leurs interstices dessinés au graphite créent des entrelacs graphiques ; les formes presque fractales d’une espèce locale de chardon amènent par épures successives à la création de motifs quasi abstraits. Transposés en aquarelle monochrome, ils sont aussi incrustés numériquement sur les murs de logements vacants figurés dans la série photographique État des lieux (1998) et ici réutilisée, jouant ainsi pleinement de l’ambiguïté avec le papier peint, au sens propre. Agrandis et découpés dans des plaques de PVC noir ou blanc (couleurs traditionnelles du dessin par ailleurs), ils s’autonomisent et deviennent de légères sculptures murales modulaires. Les massives sculptures en bois, volumes organiques et sensuels réalisés par accumulation de couches de contreplaqué délicatement poncé, ont d’abord été installées comme artefacts dans le cours même des ruisseaux5, le temps d’une photographie. Elles scandent à présent l’exposition, en façonnent l’espace, y rythment les points de vue. Alain Bizeau crée des formes à partir d’un regard aigu sur le réel. Cela n’est pas sans évoquer les recherches photographiques de Karl Blossfeldt (1865-1932), lui aussi fasciné par les végétaux issus des marges, des remblais plutôt que ceux poussant dans les bonnes conditions des jardins botaniques. Par la photographie en très gros plan savamment mise en scène, il produisait des modèles plastiques d’origine végétale pour les élèves de l’école des arts décoratifs de Berlin, dans une optique pédagogique d’amélioration du design. Alain Bizeau, lui, ne fait pas d’art appliqué. Loin également de l’herborisation ou d’un quelconque pittoresque, il élabore des images d’apparence simple issues d’un travail complexe et où toujours la main laisse sa trace, à rebours de la perfection numérique. Philippe Dorval, janv. 2014 5 Bizeau, A (2010). Id.