les enchaînés - Théâtre des Marionnettes de Genève

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les enchaînés - Théâtre des Marionnettes de Genève
Théâtre des Marionnettes de Genève
Dossier pédagogique – saison 2009 - 2010
LES ENCHAÎNÉS
Création Flash Marionnettes – Strasbourg (F) en coproduction avec La Passerelle, centre culturel
de Rixheim, Le Palais des Arts de Vannes et le TJP Strasbourg – CDN d’Alsace.
Du 17 au 22 novembre 2009
Texte
Philippe Dorin
Mise en scène et musique
Ismaïl Safwan
Jeu
4 comédiens-marionnettistes.
En alternance :
Philippe Cousin, Vincent Eloy,
Stéphanie Gramont, Michel Klein,
Vanessa Rivelaygue,
Ismaïl Safwan, Marie Seux
Marionnettes
Michel Klein, Jaime Olivares
Scénographie et lumières
Gerdi Nehlig
75 minutes
Adultes, ados
Le spectacle
« Chansons, tennis, guerres, famille, football, repas, jeux, achats,
copains, histoires... c'est la vie, c'est le monde, notre jolie terre
toute ronde. Erreur ! Le monde est devenu plat et rectangulaire,
c'est une télécommande pour voir le monde à la télévision. Et là,
pas le choix : soit vous êtes dans la télévision, soit vous êtes
dehors. »
Philippe Dorin, auteur des Enchaînés
1. L’histoire
u’est-ce qu’il y a à la télé ce soir ? La tête
dans le poste, prendre une certaine
forme de télévision en ligne de mire et l’aliénation
qu’elle peut engendrer, mettre en scène tout le mal
que l’on peut penser d’elle : telle est le choix d’un
spectacle qui aborde la société du spectacle : Les
Enchaînés. C’est l’histoire du pot de terre du théâtre
de marionnettes contre le pot de fer des médias de
masse. Mais aussi un cri d’alarme humoristique contre
un possible abrutissement des consciences. C’est du
Guignol de la contre-info en 16 : 9, dans sa férocité
jubilatoire à dépeindre les travers de notre temps. Une
farce cruelle et lucide qui est sans doute une réponse
à ceux estimant injuste de s’en prendre à la télé, sous
prétexte qu’elle n’est que le reflet de la société. Mots
contre maux.
Au moins la phrase devenue célèbre du patron de TF1
(cerveau humain disponible et Coca-Cola) aura-t-elle
eu le mérite de lever l’hypocrisie : voici ce que peut
être une dérive télévisuelle à l’ère de la logique
ultralibérale. Faut-il pour autant arrêter de rêver à ce
qu’elle aurait pu être (« un formidable outil
démocratique, pédagogique ») ? Qu’il faille se méfier
des images ne surprendra pas grand monde, mais qu’il ne faille plus rien attendre d’une certaine
télévision où le culte de l’émotion, le merchandising et la passion de la réalité recomposée
prédominent laisse songeur.
formatée pour le « prime time ». C’est du burlesque décapant, par un procédé
d’accumulations, de coups donnés, de coups reçus, d’humiliations répétées. Il y a le
pathétique, l’absurde de marionnettes qui nous regardent et que nous regardons dans le
blanc de leurs yeux hallucinés. C’est ce face à face qui est troublant. Car nous nous
sentons tantôt comme un public qui regarde, tantôt comme un spectacle à regarder, qui
finalement nous tient enchaînés à notre tour. Les Enchainés nous dévoilent ainsi que
ceux qui regardent et ceux qui sont regardés sont unis par une sorte de pacte faustien.
Quel que soit le côté de l’écran où l’on se trouve, la télévision ne semble avantager
personne. Le plus quotidien relève ici déjà du fantastique dans une veine satirique à la
Jonathan Swift.
2. La tête dans le poste
Deux questions à
Ismaïl Safwan,
metteur en scène
Quel a votre intention
en commandant un
texte
à
Philippe
Dominique autour de
l’aliénation à l’œuvre
à la télévision?
Ismaïl Safwan : Tout
est parti d’une phrase
tristement célèbre de
l’ancien PDG de TF1,
Les Enchaînés
Patrick Lelay, avançant
en 2004 que son métier
consistait en substance à vendre du temps de cerveaux humains disponibles à Coca-Cola. Cette
tirade m’avait troublé comme notamment bon nombre de Français à l’époque. Paradoxalement le
spectacle vivant, à mes yeux, se penche fort peu sur l’univers de la télévision, qui peut pourtant
néanmoins contribuer à vider les salles de spectacle et de cinéma. D’où l’idée d’une création
satirique et critique sur le monde de la télévision.
La langue de Philippe Dorin (dont la pièce L'hiver, quatre chiens mordent mes pieds et mes main
a reçu le Molière du spectacle jeune public 2008), qui signe le texte, recèle une sorte de poésie
des mots pauvres d’une grande justesse en s’écartant du discours militant truffé de messages
bien pensants. Il y a ici une ironie swiftienne, c'est-à-dire très mordante, provocatrice, tout en
restant subtile. À l’image de Swift, sans doute faut-il être parfois trop alarmiste, pessimiste pour
pouvoir alerter de la bonne manière. Le siège de la Compagnie Flash Marionnettes est à
Strasbourg, siège de Arte France, dont, à mon sens les programmes ne cessent de se dégrader.
Philippe Dorin a ainsi redécouvert la télé-réalité, les émissions dont chacun peut-être le héros en
exaltant la compétition et le Struggle for life, les séries américaines dans la veine du soap opera,
tels Les Feux de l’amour, dont des phrases sont intégralement citées dans Les Enchaînés.
Votre attitude face à la télévision rappelle celle du cinéaste Orson Welles qui aimait à dire :
« Je hais la télévision. Je la hais autant que les cacahuètes. Mais je ne peux m’arrêter de
manger des cacahuètes. »
I. S. : Le dispositif scénique des Enchaînés rend bien compte de ce sentiment de fascinationrépulsion envers l’univers télévisuel. Ainsi, le spectacle se partage-t-il entre deux types de scènes.
Des scènes qui renvoient le spectateur à sa propre contemplation, à sa sidération intime face à la
TV. Les marionnettes regardent fixement et de manière hébétée le public, comme si l’écran de
télévision se trouvait en face d’eux.
Nous avons donc des spectateurs, les
yeux
rivés,
captivés,
hypnotisés,
médusés qui nous regardent les yeux
dans les yeux. Le fait qu’il s’agisse
Des scènes qui renvoient
précisément de marionnettes stylisées à
le spectateur a sa propre contemplation
l’aide de bouts de chiffons ou de latex
rend cet effet miroir beaucoup plus fort
Ismaïl Safwan
que s’il s’agissait de comédiens. Il existe
aussi des scènes parodiques de ce qui
se déroule au sein des programmes de
télévision : émission de télé-achat,
journal télévisé. Ces moments renvoient aux origines de la marionnette à gaine, un théâtre
anarchisant, critique des pouvoirs en place et provocateur. Ce sont aux quatre comédiens
manipulateurs d’assurer le passage entre des marionnettes ici éminemment vivantes,
expressivement variées, là plongées dans une fixité, lorsqu’elles sont dans l’hypnose face à
l’écran et, partant, face au public. Beaucoup d’entre elles ont ainsi la possibilité d’avoir les sourcils
qui se lèvent et de varier l’ouverture exorbitée de leurs yeux. Quand à la bouche articulée, elle est
en latex, ce qui donne la sensation d’une peau humaine. C’est l’aboutissement d’un long travail de
dissociation où les comédiens se partagent 27 personnages, dont deux singes et un chien, tout en
ayant intensément modulés sur les accents, les intonations.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
3. Écrire ou le salaire du zappeur
La marionnette est bel et bien un instrument, et, de même qu’un compositeur doit savoir comment
faire sonner un violon et donc en connaître les multiples particularités afin de l’utiliser au sommet
de son potentiel, de même l’auteur, au premier chef, doit-il en connaître les ressources et les
contraintes.
Passé le premier moment de fascination lié à son apparition, une marionnette ne possède pas, de
toute évidence, une palette expressive équivalente à celle de l’acteur : ainsi, les longs
monologues lui semblent-ils interdits ; et pourtant, une marionnette (de forme humaine, du moins)
n’ayant pas non plus l’incomparable mobilité physique de l’acteur, c’est le texte qui reste son
principal « moteur ».
La marionnette en scène (à l’instar d’un enfant, voire d’un animal) possède à priori aux yeux de
tout spectateur un crédit que l’acteur ou l’auteur doivent, eux, aller chercher parfois au prix d’un
long travail : le crédit de la vérité. Une marionnette, on sait qu’elle ne triche pas. A l’auteur de
servir cette vérité en amenant à la surface les trésors d’humour et d’émotion que recèle cette
simple forme de bois et de latex - précisément parce qu’elle est de bois et de latex.
Voici une note de l’auteur, Philippe Dorin, écrite alors qu’il n’avait pas encore commencé l’écriture
du spectacle :
Comme la plupart des textes que
j'écris aujourd'hui, la pièce se
J’ai voulu des personnages
présente sous la forme d'une
suite de scènes. La pièce traite
capables des banalités les plus déconcertantes
des rapports à la télévision sous
une forme extrêmement directe
comme des réflexions les plus lumineuses.
et crue. Les scènes sont courtes.
Philippe Dorin
Les personnages s'adressent
directement au public, qui se
retrouve tantôt dans la position
du regardant (téléspectateur
classique), tantôt dans celle du regardé (les personnages étant eux-mêmes des
téléspectateurs face à leur écran). Ainsi, le public est toujours pris à témoin, mis en
demeure d'écouter, acculé à regarder ou à être vu. Il faut qu'il soit l'interlocuteur
interloqué.
J’ai voulu qu'il y ait une grande pauvreté de mots, et des situations d'une extrême
simplicité dans chacune des scènes, afin de rendre au mieux le discours creux, la
grossièreté du langage, et le mépris constant qui prédomine à l'intérieur de l'écran. Mais
aussi pour exprimer le grand désarroi dans lequel se retrouvent les gens devant leur
poste de télévision, j’ai voulu des personnages capables des banalités les plus
déconcertantes comme des réflexions les plus lumineuses, et que la juxtaposition des
deux, d'une certaine condescendance à leur égard teintée de quelques instants
d'admiration, nous les rendent extrêmement humains. Et puisque ce texte s'adresse à
des marionnettes, j’ai voulu qu'il ait la virulence et la cruauté d'un certain théâtre de
Guignol qui, autrefois, épinglait sans concession la société de leur temps.
4. Rire de nous-mêmes
Entretien avec l’auteur, Philippe Dorin
Vous ne pensez pas vraiment du bien de la télévision à en juger par votre pièce ?
Philippe Dorin : En fait, je regarde très peu la télévision. D’ailleurs, je pense qu’elle fait très bien
sa parodie elle-même ; du coup, lorsqu’on s’y attaque, on est toujours en dessous de la réalité. À
la télévision ce qui prédomine ce sont la bêtise et la vulgarité. Je me souviens à ce propos d’une
remarque de l’écrivain Albert Cossery qui dit que « la télévision est un complot qui vise à
éradiquer l’intelligence de la planète ». Quand je pense à la télévision, je suis frappé à quel point
tout ce qui se passe à l’écran est animé, plein de mouvement, alors que ceux qui regardent sont
au contraire dans une très grande passivité. Même s’il existe une bonne télévision, la plupart du
temps elle se nourrit de notre penchant très naturel à la paresse. Il est important de n’épargner
personne. Écrire quelque chose sur la télévision, c’est surtout se moquer de nous-mêmes.
Comment écrivez-vous ?
Ph. D. : Je ne sais pas raconter une histoire de bout en bout, donc, en général, je crée des petites
scènes, puis je construis l’ensemble en jouant beaucoup avec les effets de récurrence. Dans
l’écriture, ce qui m’intéresse c’est la pauvreté du langage, le silence, le laconisme. J’aime les
personnages démunis parce que je les trouve touchants. Aujourd’hui, c’est le règne du superlatif,
de l’émotionnel, c’est une surenchère de mots. Aussi je crois que le rôle d’un auteur de théâtre,
cela peut être de redonner aux mots leur sens premier, voire banal, d’appeler un chat un chat, de
créer du silence. Moi je suis plutôt pour un théâtre pauvre avec peu de dialogues. J’ai toujours eu
du mal à manier la langue. Je ne suis pas un écrivain de vocation. Alors j’aime bien quand, en peu
de mots, on peut tout dire. Comme chez Beckett, par exemple, où les personnages ne savent pas
bien pourquoi ils sont là. Ils ne viennent pas pour raconter une histoire. Ce qui est important au
théâtre, c’est que cela renvoie à quelque chose de nous-mêmes. C’est pour ça que dans Les
Enchaînés le face-à-face entre les personnages et les spectateurs est très important, parce qu’on
ne peut pas regarder ailleurs qu’en nous-mêmes.
5. Regards et mots croisés
« Les écrivains ont tous le même tiroir et
il faut faire avec, il faut trouver les mots justes.
Les mots qu'on emploie nous définissent. »
Philippe Dorin, auteur des Enchaînés
Avec ce spectacle Philippe Dorin et la compagnie Flash Marionnettes nous montrent ceux qui
regardent et ceux qui sont regardés comme s'ils étaient unis par quelque pacte faustien. Quel que
soit le côté de l'écran où l'on se trouve, la télévision n'avantage personne. Le plus banal relève
déjà du fantastique dans une veine satirique aux ricanements swiftiens; à l'image de ce casting
musclé ouvrant le spectacle qui décoiffe à tous les sens du terme, comme une ode à l'arbitraire et
au Struggle for life ! Les paillettes, les flonflons, les lumières qui brillent servent d'écrin chatoyant à
la plus sauvage cruauté. Mais attention ce n'est pas tant de la télévision que s'amuse ce spectacle
– « cela elle le fait déjà très bien elle-même », dit Philippe Dorin −, que de notre relation à nous,
spectateurs, avec le petit écran. La télévision selon Dorin ? Un monde merveilleux, formidable,
fascinant, enjôleur, un paradis... un miroir aux alouettes où les reportages en Irak, les sitcoms, le
téléachat, les jeux se retrouvent sur le même plan, tout cela sous l'oeil hagard d'un couple sans
âge, presque sans vie, affalé sur le canapé familial, hypnotisé par l'écran. Un spectacle décapant.
6. La Forme
Présenter un spectacle réduit
Dans Les Enchaînés, il y a de
nombreuses marionnettes, mais elles sont
au service d’une forme légère et épurée.
En voici quelques unes, qui, comme vous
le voyez, ne ressemblent guère à nos
marionnettes virtuelles…
à l’essentiel pour dire des choses
que l’on espère essentielles.
Ismaïl Safwan
Certains de nos précédents spectacles, comme par exemple Pinocchio, étaient, comme on dit
dans notre jargon de théâtre, techniquement lourds. Cela signifie que le décor était constitué
d’éléments de grande taille et que l’implantation lumières comportait plus d’une cinquantaine de
projecteurs au moins.
Le dispositif scénique des Enchaînés est plus simple : il s’agit d’une grande table de manipulation
de 5 à 6 mètres de large pouvant être installée presque partout et mise en lumières par une
vingtaine de projecteurs. Cette épure, c’est le texte de Philippe Dorin qui l’impose, mais c’est aussi
la conséquence du souci de la compagnie de pouvoir présenter un spectacle réduit à l’essentiel
pour dire des choses que l’on espère essentielles.
Ismaïl Safwan
7. Personnages artisanaux
Entretien avec le metteur en scène, Ismaïl Safwan
Les Enchaînés est un spectacle contre la télévision ?
Ismaïl Safwan : C’est volontairement satirique donc exagéré. Nous avons passé commande à
Philippe Dorin d’un texte sur la télévision. On avait déjà le titre. L’idée lui a plu. Il se trouve que
cela faisait des années qu’il ne regardait plus la télévision. Du coup, en s’y remettant, il a été
vraiment choqué. Son dégoût a été créatif. Cela dit, ce n’est pas un scoop que de parler
d’abrutissement des masses quand on traite de la télévision. C’est pour cela que nous faisons une
satire des jeux télévisés, par exemple. Et puis c’est vrai que devant l’écran de télévision nous
sommes totalement passifs. Quand un directeur de chaîne de télévision parle de « temps de
cerveau disponible », ce n’est quand même pas par hasard ! Souvent la télévision détourne de la
réflexion ; elle favorise la confusion en juxtaposant les images, en mélangeant les genres. Il n’y a
qu’à voir comment les informations journalistiques sont délivrées, par exemple. Au fond, la
télévision réussit à nous vendre à peu près n’importe quoi. Ce que nous montrons notamment
dans le spectacle avec une parodie du télé-achat où un homme et une femme achètent tout un tas
de boîtes carrées qui ne servent absolument à rien. Dans ce spectacle, on se réfère beaucoup à
toute cette télé-réalité fondée sur l’humiliation et le voyeurisme.
Auriez-vous pensé à un spectacle sur ce thème si vous n’aviez pas travaillé avec des
marionnettes ?
I. S. : Non, je ne crois pas. La marionnette démultiplie les possibilités et déjà ce qui est énorme,
elle permet de prendre de la distance donc de faire passer beaucoup de choses. Là, déjà, nous
avons ces petits personnages artisanaux qui s’attaquent à la grande puissance technologique. Je
pense qu’il n’y a pas de rire résistant sans une certaine provocation. La marionnette permet de
créer des images fortes et en plus c’est très souple une marionnette. On peut mettre sur le même
plan des humains et des singes ou un chien sans que personne ne s’en étonne, par exemple.
Mais, en même temps, que les patrons de la télévision soient des singes, ce n’est pas innocent.
8. Petits meurtres entre amis
Le succès de la télé-réalité nous le révèle :
nous sommes passés d'un sens de
l'extraordinaire à un souci de l'ordinaire.
Tout conduit au fantasme télévisuel
D'étape en étape, la télévision souhaite, de
de la réalité.
manière souvent convulsive, se rapprocher
de ce que la réalité peut avoir de plus
Damien Le Guay
ordinaire, pour intéresser son public et,
d'une certaine façon, lui ressembler. Comme
nous l'avons vu, le choix des lieux (le théâtre
devenu salon), l'enfermement dans le
dedans (au détriment du dehors), l'abandon de toute prétention culturelle (en faveur du
divertissement), l'attention accordée à l'homme ordinaire (ou plutôt à l'ordinaire de l'homme) : tout
conduit au fantasme télévisuel de la réalité.
Que nous dit-il, ce fantasme ? Cette «réalité» pourrait être de mieux en mieux saisie si la distance
entre le « télé-spectateur » et le « télé-acteur» était supprimée. Plus le spectateur et l'acteur, celui
qui regarde et celui qui est regardé, se ressemblent, font les mêmes choses, se voient en direct,
plus la « réalité » serait forte. Et pour ce faire, il faut abandonner toute idée de grandiloquence,
pousser jusqu'au bout le souci de transparence et s'approcher au plus près de la vie intime des
individus.
Nous avons là trois postulats cathodiques - si évidents dans l'arrogant empire de la télé-réalité :
1. Le refus des médiations, des efforts de construction de soi, des points de vue
2. La dictature de la transparence - voir en direct la vie des gens
3. La dictature de l'intériorité - les voir chez eux, quand ils mangent, boivent, dorment.
Or, loin de donner plus de vérité au réel, ces fantasmes mettent en avant une certaine figure de la
réalité. Le phénomène de la télé-réalité est le point d’aboutissement de toutes les entreprises de
déconstruction du réel pour « le dissoudre, le liquider, le vaporiser », comme l’indique le
philosophe français René Girard.
Damien Le Guay
9. L’écran et les enfants : un sacrifice marchand ?
Que produit la télévision sur les enfants ? La question vaut d’autant plus d’être posée que le
laminage des enfants par la télévision commence très tôt. Les enfants qui arrivent aujourd’hui à
l’école sont souvent des enfants gavés de télévision dès leur plus jeune âge. C’est là un fait
anthropologique nouveau, dont on n’a pas encore pris toute la mesure : désormais les petits
d’homme se retrouvent souvent devant l’écran avant même de parler. On comprend intuitivement
pourquoi : c’est le seul instrument qui permette de garder les enfants tranquilles sans s’en
occuper. La consommation d’images, comme toutes les enquêtes le montrent, se monte à
plusieurs heures par jour. Selon une étude de l’Unesco, les enfants du monde passent en
moyenne trois heures par jour devant le petit écran, ce qui représente au moins 50% plus de
temps consacré à ce médium que toute autre activité parascolaire, y compris les devoirs, passer
du temps avec la famille, des amis ou lire.
L’inondation de l’espace familial par ce robinet constamment ouvert d’où coule un flux
ininterrompu d’images n’est évidemment pas sans effets considérables sur la formation du futur
sujet parlant. Tout d’abord, la télévision, par la place prépondérante prise par une publicité
omniprésente et agressive, constitue un véritable dressage précoce à la consommation et une
exhortation à la monoculture de la marchandise… Les marques comme nouveaux repères : nous
sommes là au cœur d’une opération idéologique inédite porteuse d’effets cliniques considérables
dans nos sociétés postmodernes. Comme on précipitait naguère les Indiens d’Amazonie dans le
règne des échanges marchands en édifiant des tapini (abris en feuillage) où étaient accrochés
des « cadeaux », on projette aujourd’hui les enfants dans le monde de la marchandise en utilisant
le cadre de la télévision comme tapini virtuel où sont exposés les produits potentiellement
désirables…
On oublie souvent de mentionner que le temps en plus pour la télévision, c’est du temps en moins
pour la famille. De sorte que, avec la télévision, c’est la famille, comme lieu de transmission
générationnelle et culturelle, qui se trouve d’emblée réduite à la portion congrue.
Dany-Robert Dufour
10. La Télévision : survol historique
« Si le gouvernement ou les milieux industriels
et les médias trouvent dans quelque histoire
un potentiel à la fois utile et dramatique, ils ne manqueront pas de
l’utiliser comme point focal pour « éclairer » le public. »
Noam Chomsky, et Edward Herman
Un peu d’histoire
L
es premiers pas de la télévision ont d'abord été ceux des pionniers qui ont inventé et
mis au point des techniques et des instruments permettant de reconstituer en images
la représentation de scènes fixes et animées : Karl Ferdinand Braun invente en 1897 le tube
cathodique, commandé par signaux électriques ; en 1927 l'écossais John Logie Baird, souvent
considéré comme l'inventeur de la télévision, réalise les premières transmissions d'images par la
ligne téléphonique entre Londres et Glasgow, il réalise une première liaison transatlantique jusqu'à
New York en utilisant une radio amateur. Il crée en 1933 à Londres la Baird Télévision Company,
berceau de la télévision anglaise.
Le début des années 30 marque la naissance des premières transmissions régulières d'images,
la BBC en Angleterre, CBS-Columbia aux Etats-Unis, la Compagnie Générale de Télévision en
France fondée par Henri de France. Pour permettre des transmissions d'images à longues
distances, la plupart des stations émettrices utilisent les ondes courtes comme en radio.
A partir de 1935, Paris PTT émet plusieurs fois par semaine. Les émetteurs installés à la Tour
Eiffel permettent de diffuser sur un rayon voisin de 50 kms.
En 1945 un auteur de science-fiction, Arthur C. Clarke décrivit dans son ouvrage 2001 Odyssée
de l'Espace un système de satellites artificiels de la Terre comme relais de télécommunications.
En 1957 les russes lancèrent pour la première fois un satellite artificiel baptisé « Spoutnik » qui
émettait des « bip-bip » captés par de nombreux radioamateurs tout autour de la planète.
C'est le 11 Juillet 1962 que pour la première fois fût établie entre les USA et l'Europe une liaison
télévisée en direct. Ce premier exploit technique fut réalisé dans des conditions techniques
extraordinaires. Grâce à la station de réception française installée à Pleumeur-Bodou (Bretagne)
ces images furent captées pour être rediffusées sur le réseau de la RTF.
Dès les années 30, la télévision crée un engouement mondial auprès du grand public. En 1936 les
Jeux Olympiques de Berlin sont retransmis en direct et seront vus par plus de 150 000
téléspectateurs dans le monde. De nouvelles stations régionales se créent, mais la guerre arrive
et va mettre pendant plusieurs années un point d'arrêt au développement de la télévision.
Après la guerre, l'Etat instaure un régime de monopole sur la radio et la télévision, il crée un
établissement public, la RDF (Radio Diffusion de France), qui devient RTF (Radio Télévision de
France) en 1949, puis ORTF en 1964. Ces organismes dépendent directement du ministre de
l'information,
ils
sont
chargés
de
développer et de réaliser les programmes
et de les diffuser au public.
En 1949 (année du premier journal
télévisé), il n’y a en France que trois mille
récepteurs. La télévision est encore un luxe
.Pendant toute cette période d'après guerre
on assiste au déploiement de nombreuses
stations émettrices dans toutes les régions
de France.
Les petits hublots ronds des téléviseurs
d'avant guerre deviennent de petites
lucarnes aux formes rectangulaires, sur
lesquels on ne peut voir qu’une seule
chaîne, en noir et blanc. La 2e chaîne
française voit le jour en 1964, puis en 1972
apparaît la 3ème chaîne, en couleur. En
1976 la 1ère chaîne passe également en
couleur.
L'éclatement de l'ORTF en 1974 en 6 organismes publics marque le début d'une nouvelle période
durant laquelle verront le jour de nouvelles chaînes commerciales et la concurrence.
Cette concurrence aura un impact sur les programmes et accélèrera l'introduction et l'usage
de nouvelles technologies permettant de mieux servir les intérêts commerciaux des nouvelles
chaînes privées : en 1984 naît la première chaîne commerciale privée Canal +.
En 1985 puis en 1986 naissent la Cinq et TV6, entièrement financées par la publicité. De
nouvelles chaînes se créent, mais les capacités hertziennes terrestres ont atteint leurs limites.
L'introduction du satellite et le second souffle donné au câble par l'implication des communes qui
deviennent seules habilitées à autoriser l'exploitation de réseaux câblés, vont permettre de
combler le manque de ressources hertziennes terrestres.
En cette première décennie du XXIe siècle ce sont plus de 200 chaînes françaises qui sont
désormais diffusées par les satellites européens et que l'on peut recevoir directement avec
l'antenne parabolique où lorsqu'elles sont reprises, sur les réseaux câblés.
Cette explosion de diffusion de programmes et de chaînes encouragée par la concurrence
acharnée que se livrent les grands opérateurs audiovisuels a été largement facilitée par
l'arrivée des satellites et des technologies numériques.
La télé aujourd’hui
Le marché de la télévision par
satellite
se
développe
rapidement en privilégiant les
offres payantes. Fin 2004 on
recense en France environ 5
millions d'abonnés (satellite ou
câble) bénéficiant de ces offres.
De plus, aujourd’hui, la plupart
des foyers comptent plusieurs
postes.
Ce qui peut nous
sembler gratuit
l’est-il vraiment ?
En plus de l’investissement que
représente l’achat d’un poste de
télé, on paye également à l’Etat une redevance télé, ainsi que, bien souvent, des accès à des
services ou à des chaînes supplémentaires.
Il est intéressant de calculer ce coût pour son propre foyer, et de rapporter ce montant à un
nombre de billets de spectacle ou de places de cinéma. Ceci devient encore plus intéressant
lorsque l’on apprend que l’industrie cinématographique a reculé énormément ces dernières
années en terme de fréquentation, et lorsque l’on entend dire que le théâtre est trop cher…
Télé poubelle ?
La télé poubelle est un terme péjoratif et populaire désignant l'ensemble des programmes jugés
comme ayant une valeur culturelle moindre ou nulle en regard de l'ensemble des émissions
télévisuelles proposées.
Les émissions concernées :
► certains jeux télévisés, généralement constitués d’épreuves triviales et dotés de façon
importante par des sponsors (vous en verrez une parodie dans Les Enchaînés !)
► les émissions spécialisées dans certains sujets sensibles, avec débats entre groupes
d’opinion radicalement opposés dans le but de provoquer un conflit entre les participants,
interviews orientées ou limitées, litiges privés exposés au public, souvent dans le but de
choquer, d’attendrir ou de faire peur, de faire monter l’audimat en délaissant des principes
élémentaires de la civilité.
► la télé-réalité
les reproches les plus courants :
► un manque d’information
objective
diffusée
au
spectateur
► un parti-pris évident dans
les sujets traités
► une promotion sans
restriction
des
valeurs
matérialistes
► la commercialisation de la
bêtise humaine
► l’importation de formats
existants à l’étranger (USA
notamment)
un peu de recul :
► personne n’est condamné à regarder ces émissions, si elles ont du succès c’est
qu’elles correspondent à une certaine demande du public.
► on regarde souvent des émissions que l’on n’aime pas, pour s’en plaindre ensuite :
ces émissions jouent probablement un rôle psychologique en satisfaisant certaines
pulsions comme le voyeurisme ou le sadisme.
► l’offre de programmes est variée : On peut choisir !
Marchandisation de la télévision
Si la médiocrité des émissions grand public justifie la critique que l’on en fait et s’il est exact que le
téléspectateur reste libre de ne pas regarder ces émissions, il n’en reste pas moins incessamment
soumis au martèlement de la publicité, quel que soit le programme, quelle que soit l’heure, de
façon plus ou moins prononcée, selon la chaîne. L’importance prise par la pub en quelques
années, fait qu’il est quasiment impossible d’y échapper. La publicité a transformé ce qu’était le
télévision à son origine (information, loisir) pour ne devenir qu’une vitrine à la solde des sponsors
et des annonceurs….
Voici la phrase qui a convaincu Ismaïl Safwan de faire ce spectacle :
du temps de cerveau humain disponible…
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective
”business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola,
par exemple, à vendre son produit (...). Or pour qu’un message publicitaire soit
perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont
pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre
pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du
temps de cerveau humain disponible (...). »
Patrick Le Lay, Ancien PDG de TF1
11. Face à l’image
Entretien avec Ismaïl Safwan, metteur en scène
Le texte de Philippe Dorin se termine sur cette
affirmation : « Nous voulons des citoyenssujets éclairés, qui acceptent d’exercer leur
jugement critique sur les choses, les images,
les spectacles et les œuvres que le système
marchand leur donne à consommer. »
Comment conjuguer ça au temps de la
création artistique ?
La marionnette a
une vérité inouïe.
Isma !il Safwan n
Ismaïl Safwan : Je trouve intéressant qu’on
utilise des moyens, qui, rapportés au théâtre, sont des moyens de théâtre de tréteaux, pour parler
d’une chose qui est supposée incarner la modernité. Il s’avère que, chemin faisant, on a quand
même tenu, sur les conseils de Gerdi Nehlig, notre scénographe, à travailler sur un espace qui
aurait un aspect « moderniste ». Notre table de manipulation est composée d’un tas de fluos
relativement sophistiqués, qui font des images qu’on pourrait identifier à une mire de télévision
avec ses sept couleurs.
On a derrière l’espace de manipulation, un écran sur lequel on ne projette aucune image, mais
simplement des couleurs. On se prive justement d’utiliser la vidéo ou des images, ce qui parfois
surprend certains spectateurs qui se seraient réjouis à l’avance de voir l’utilisation d’images très
modernes.
C’est malgré tout la première fois que, dans l’un de nos spectacles on utilise quelque chose qui
relève d’un certain modernisme volontairement kitsch avec ce jeu de couleurs de mire de
télévision qui s’illumine sur des musiques inspirées de la house music actuelle.
Les marionnettes sont fidèles à une sophistication de fabrication, elles sont difficiles à manipuler,
longues à construire, très détaillées et nécessitent souvent un grand travail de réalisation.
La marionnette dit plus de choses ? C’est un outil qui permet de raconter plus ?
I. S. : C’est peut-être le fait que je sois musicien qui explique cela. Le fait de passer par une
transcription, qui soit tout sauf réaliste, m’intéressait. Ce qui me fascine dans la marionnette, c’est
qu’elle a une vérité que je trouve inouïe, quand elle est bien utilisée. Parce que c’est de la
stylisation au départ. Seul un enfant ou un animal peut provoquer une telle fascination. Après tout,
l’enjeu, c’est de transformer cette sidération en plaisir, en émotion, en activité.
12. Quelques citations sur le thème
Depuis que nous avons la télévision à la maison, nous prenons nos repas tous du
même côté de la table, comme dans la Cène de Léonard de Vinci.
Marcel Pagnol
Je trouve que la télévision est très favorable à la culture. Chaque fois que quelqu'un
l'allume chez moi, je vais dans la pièce à côté et je lis.
Groucho Marx
Le mal de la télévision, ce n'est pas dans la télévision qu'il est, c'est dans le monde.
Christian Bobin - Extrait de L'Inespérée
Le téléviseur est la baraque de foire où le peuple vient voir les merveilles du monde.
Kazimierz Brandys - Extrait de Lettres à Madame Z
La télé : c'est la vision carrée d'un monde qui ne tourne pas rond.
Franck Dhumes
Ces citations sont drôles ou déroutantes.
Mais, si tous ces mots nous parlent en nous évoquant des situations bien connues,
sommes-nous prêts pour autant à réfléchir et à revoir nos habitudes ?
13. Bibliographie
Sur les dérives de la télévision
•
Stéphane Breton, Télévision, Paris, Grasset, 2005
•
Dany-Robert Dufour, L'Art de réduire les têtes : sur la nouvelle servitude de l'homme libéré
à l'ère du capitalisme total, Paris, Denoël, 2003
•
François Jost, L’Empire du loft, Paris, La Dispute, 2002
•
Dominique Mehl, La Télévision de l’intimité, Paris, Seuil, 1996
•
Pierre Péan, Christophe Nick, TF1, un pouvoir, Paris, Fayard, 1997
•
Serge Tisseron, L’Intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001
•
Serge Tisseron, L’Intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001
•
Dominique Wolton, Eloge du grand public. Pour une théorie critique de la télévision, Paris,
Flammarion, 1990
•
Jean-Jacques Wunwnburger, L’Homme à l’âge de la télévision, Paris, PUF, 2000
Le développement des nouvelles technologies et des identités virtuelles chez l’adolescent
•
Serge Tisseron, L’Enfant au risque du virtuel, Paris, Dunod, 2006
•
Serge Tisseron, Virtuel, mon amour, Paris, Albin Michel, 2008
•
Defourny Michel, « Un Parcours à travers les albums et récits de Grégoire Solotareff », in,
La Revue des livres pour enfants, n° 220
Les médias face à la société contemporaine
•
Jacques Gautrand, L’Empire des écrans, Paris, Le Pré aux clercs, 2002
•
Gilles Lipovetsky et Jean Seroy, L’Ecran global, Paris, Seuil, 2007
•
Peter Watkins, Medias Crisis (Crise des médias), Paris, Homnisphères, 2007
•
Noam Chomsky, Edward Herman, La Fabrication du consentement. De la propagande
médiatique en démocratie, Marseille, Agone, 2002
Pour des informations complémentaires :
Bertrand Tappolet
Théâtre des Marionnettes de Genève
3, rue Rodo - cp 217 - 1205 genève 4
tél. +41 22 418 47 84
mobile +41 79 79 517 09 47
e-mail [email protected]
Davantage d’informations sur : www.marionnettes.ch
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Théâtre des Marionnettes de Genève - Rue Rodo 3, 1205 Genève / Tél. 022/418.47.70 - fax 022/418.47.71