Ode maritime, de Fernando Pessoa, mis en scène par Claude Régy

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Ode maritime, de Fernando Pessoa, mis en scène par Claude Régy
Ode maritime, de Fernando Pessoa, mis en scène par Claude Régy.
Avec sa nouvelle création, L'Ode maritime, Claude Régy met en scène une
nouvelle fois un texte littéraire qu'il transpose au théâtre. Il transgresse cependant son
habitude de se restreindre aux textes contemporains pour s'attaquer à l'œuvre de
Pessoa. Pourtant connue de Régy depuis longtemps, il ne s'autorisait jusque-là à s'y
confronter que lors d'ateliers de formation avec des élèves comédiens 1. Environ mille
vers, traduits du Portugais en Français sont dits par un seul acteur, Jean-Quentin
Châtelain, tenu immobile par la mise en scène, pendant près de deux heures.
Le dispositif scénique tout entier est construit pour intensifier le désir cher à
Régy de repousser les limites de la perception, de tenter de montrer aux spectateurs
une autre réalité. Il consiste ainsi en une sorte de conque choisie par Régy pour ses
propriétés de réflexion du son. Pour ce spectacle, les sources de lumière restent
invisibles, la lumière est diffuse. Au lieu de projecteurs la diffusant en halos Régy a
fait installer des leds, outils jusque-là peu utilisés au théâtre, et qui contribuent à
plonger physiquement le spectateur dans un nouvel univers, l'éloignant de la
séparation convenue tacitement entre le plateau et les gradins, entre l'acteur et les
spectateurs : cette lumière participe à l'implication, à la participation concrète et
charnelle du spectateur dans le spectacle. Comme souvent chez Régy, l'intensité de la
lumière est basse, elle amène jusqu'au flou, jusqu'au moment où le spectateur n'est
plus vraiment sûr de ce qu'il voit, où les contours des choses tremblent, se dédoublent,
l'amenant à une certaine léthargie, propice au rêve, à l'endormissement ou encore à un
état hypnotique. Le fait de maintenir Jean-Quentin Châtelain dans l'ombre est assumé
par Régy qui raconte, lors de sa rencontre avec le public du théâtre de la ville le 13
mars 2010, qu'il s'agit d'effacer l'acteur pour permettre de libérer l'imagination du
spectateur. Ce dernier se demande alors si ce qu’il voit est réel ou le fruit de son
imagination : sa conscience capte-t-elle ou invente-t-elle ? Jusqu'où la réalité qu'il
connaît se transforme-t-elle ?
La mise en scène de Ode maritime maintient Jean-Quentin Châtelain dans
l'immobilité (à l'exception de quelques gestes qu'il exécute à des instants précis)
pendant près de deux heures. Cette immobilité est caractéristique des spectacles
vidéo sur le site www.theatre-contemporain.net, conférence du 8 juillet 2009, dans
le cadre du festival d'Avignon, le 14/03/2010.
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actuels de Régy. Pourtant ce dernier ne veut pas montrer des corps qui ne bougent pas
mais au contraire, des corps agis par de telles forces qu’ils sont près d’exploser. C’est
ce temps de suspension, avant l’explosion qui l'intéresse. Il veut que le mouvement
devienne profondément nécessaire, vital. Dans L’Ordre des morts, il écrit : « il m’a
semblé qu’il ne faut ni bouger ni parler sans chercher d’abord à rencontrer la source
de la parole et du geste […]. Pour ne jamais bouger et parler sans que le geste et la
parole s’initient à leur source commune et bougent en même temps, il faut ralentir. Il
faut d’abord passer par l’impossibilité de parler et de bouger. Et en garder quelque
chose en parlant et en bougeant. »2 Ainsi, l’immobilité dans les spectacles de Régy est
le lieu de résistances profondes à l’intérieur du corps des acteurs. On ne peut alors pas
parler d’immobilité dans ses spectacles. Au contraire, tout est mouvance. Le ralenti
est essentiel pour ce travail : il permet à l’acteur d’essayer de ressentir chaque parcelle
de lui-même, chacune de ses cellules pour que simultanément au geste, son corps
cellulaire entier soit impliqué. D’une autre façon, « l’attente » avant le geste permet à
l’acteur de se mettre en hyper-disponibilité aux choses qui l’entourent, aux autres
êtres vivants, mais aussi au volume de la salle, à la lumière, au bruit. Plus l’attention
augmente, plus l’acteur se rend disponible aux choses infimes qui l’entourent, plus il
se met dans la capacité de ressentir toute modification dans l’espace où il se trouve.
Simultanément le temps s’étire et plonge les spectateurs dans une sphère nouvelle,
dans laquelle les limites de la perception de la réalité semble se transformer, être
repoussées. La recherche principale de Régy est justement de détruire la réalité, c’està-dire détruire les limites de la réalité que l’on nous a posées : exploser les limites du
langage, du temps, de l’espace. Trouver un espace où le temps n’est pas sécable en
trois : passé/présent/futur. Trouver le moyen de rendre compte de l’illimité. Il s’agit de
« chercher le moment où cesse la foi en la réalité », ce moment où, alors « tout se met
à trembler »3. Il faut que les spectateurs renoncent à leurs repères spatio-temporels. Et
pour cela Régy propose au spectateur de faire fonctionner ses sens d’une façon
nouvelle, basée sur le ralenti et le silence : « ne peut-on vraiment pas étendre nos
moyens de perception jusqu’à voir ce qui n’est pas montré, jusqu’à entendre ce qui
n’est pas audible ?»4. En franchissant les limites de l’espace et du temps qui sont des
Claude Régy, L’ordre des morts, Besançon, Les solitaires intempestifs, 1999, p. 6566.
3 Claude Régy, L’Etat d’incertitude, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2002, p.
15.
4 Ibid., p. 15.
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formes de notre sensibilité, on s’ouvrirait à un Réel élargi à l’échelle du cosmos.
L’usage du ralenti entraîne peut-être aussi le spectateur dans une sorte de
« méditation » qui lui permet de quitter le temps de l’ancien monde pour retrouver le
temps cosmique. Par ses recherches Régy travaille au développement d’un sentir
élargi qui permet d’ouvrir la conscience du spectateur non pas à ce qui est mais au
contraire à l’infini de ce qui serait possible, hors des limites du temps.
Le poème Ode maritime est dit par Jean-Quentin Châtelain d'une façon
surprenante pour le néophyte des mises en scène de Régy. L'acteur mastique, avale,
digère les mots et les donne à entendre comme nouveaux. Régy guide l'acteur vers
une prononciation concentrée sur les jeux d'allitérations, d'assonances. Il affirme
l’idée que « l’écrit vient en grande partie de l’inconscient »5. Cette partie inconsciente
de l’auteur le fascine. Plus que la retranscription du sens du texte, Régy cherche à
retranscrire la part d’inconscience de l’auteur, et donc, la part d’inconscience du texte.
Ainsi, « restituer » l’écrit signifie pour lui restituer l’écho de la sensation qui a
précédé l’écrit. Régy pose l’idée selon laquelle cette part d’inconscience serait
retranscrite dans l’œuvre écrite, et que le travail de l’acteur en écoute de l’écrit est de
parvenir à transmettre au spectateur cette part-là.
La première chose à faire alors est de se détacher du sens premier du texte. Et
pour cela de ralentir l’émission du texte jusqu’à détacher les groupes de mots
syntaxiquement liés voire même jusqu’à déconstruire le texte (on reproche souvent à
Régy de faire dire le texte de telle façon qu’il n’a plus de sens). En empêchant le sens
premier du texte de se faire, Régy souhaite en créer de nouveaux. Selon lui, les
phonèmes pris à part racontent quelque chose, les simples sons ont une capacité à
donner un sens. Pour retranscrire l’inconscience du texte, il s’agit de donner naissance
à la poésie du texte : « Il faut trouver des blocs de mots et isolements de mots qui
renouvellent la manière d’appréhender le langage. Il faut déconstruire et
reconstruire. »6. C’est lorsqu’on se détache de l’idée que le discours doit être cursif,
lorsqu’on accepte la perte de l’ordre du discours que l’apparition de trous, de
bégaiements, d’instabilités, d’hésitations, de la fragilité, en somme, fait surgir ce qui
normalement demeure exclu du monde sensible.
5
6
Claude Régy, L’Ordre des morts, op.cit, p. 45.
Ibid., p.47.
3
Cette appréhension du texte est aussi la manifestation de l’impossibilité du
langage d’exprimer jusqu’au bout. En effet, le langage n’est pas exact, il est plein d’àpeu-près, de malentendu, de flou. C’est dans cette inexactitude que la poésie se loge.
C’est l’écart entre ce qui veut être exprimé et l’ambivalence du langage qui ouvre les
signes à l’inconscience de l’écrit. Dans Au-delà des larmes, Régy écrit : « le génie du
langage réside dans son insuffisance même »7.
Régy a choisi ce poème de Pessoa en particulier car il lui semble être l'œuvre la
plus violente qu'il pouvait travailler en ce moment. Elle est à la fois introvertie et
extravertie8 : elle est la juxtaposition du « déchirement d'un homme qui n'a pas vécu
sa vie »9 (Pessoa étant resté toute sa vie obligé de traduire des lettres commerciales
pour gagner de l'argent) à son fantasme d'écrivain extraverti, l'un de ses hétéronymes,
Alvaro De Campos, nom sous lequel il publie Ode maritime. Régy éprouve une
répulsion physique pour tout ce qui est de l'ordre de la limite, de la contrainte. Il
choisit également ce texte de Pessoa parce qu’à ses yeux, l'auteur détruit la séparation
entre l'âme et le corps, entre la féminité et la masculinité, entre le passé, le présent et
l'avenir. Régy s'est intéressé au texte d'Ode maritime parce qu'il réunit l'ensemble de
ces contradictions en créant « une certaine interzone qui par osmose est nourrie des
choses qui les entourent et dont elles viennent »10. Régy s'attache à transmettre les
rythmes et le « tissu sonore »11 du texte de Pessoa afin qu'il délivre son sens profond,
créateur et atteigne le spectateur dans des zones physiques aussi sensibles que les
endroits que la musique touche.
Si cette manière de transmettre le texte touche le spectateur de manière
charnelle, on a pu remarquer lors des représentations que la première personne émue
par les mots dits semble être l’acteur. En effet, Jean-Quentin Châtelain, à de
nombreuses reprises lancent des regards de surprise après avoir prononcé certains
vers, comme s’ils étaient sortis de son corps malgré lui, comme s’il était lui-même
surpris de la résonance que les mots produisaient en lui. Son corps même semble
comme ballotté par le texte, comme s'il y était soumis physiquement. On pourrait aller
jusqu'à dire qu'il tangue, devenant alors le corps matériel des bateaux qu'il décrit. On
Claude Régy, Au-delà des larmes, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007, p.
38.
8 vidéo enregistrée lors du festival d’Avignon, op.cit.
9 Idem.
10 Idem.
11 Expression utilisée par Régy lors de la rencontre avec le public du théâtre de la
ville, le 13/03/2010.
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reconnaît ici la direction d'acteur de Régy qui cherche à « [les] faire entrer [...] dans
l’écriture, appelés par l’imaginaire de l’écrivain qui presse quelque chose et qui
commence à mettre des signes sur le papier »12. Il faut selon lui que l’acteur trouve
une sorte de passivité pour se laisser « traverser, inonder par ce qui vient de
l’écriture »13. L’acteur de Régy ne doit pas « jouer » : « [il] ne doit pas incarner un
personnage dans un décor ; au contraire, il doit trouver la dimension où il n’est pas ce
personnage, c’est un vide infini. Et pour lui-même il doit à la fois être et ne pas
être »14. Dans Ode maritime, Jean-Quentin Châtelain est « passeur » du texte, soucieux
de transmettre les différentes possibilités d’interprétations du texte, tout en restant
profondément connecté à sa sensibilité et à l’écoute de l’impact des mots dans son
corps.
Avec ce nouveau spectacle, Claude Régy persévère dans sa tentative de
repousser les limites, voire même de les anéantir tant au niveau de ce qui est vu, de ce
qui est entendu, et de ce qui est senti. Les limites sont ce qu’il abhorre, tout comme
les lois imposées par d’autres hommes. Il s’anime, s’emporte lorsqu’il parle de ces
contraintes et de la « soumission entière à la raison qui nous empêche de vivre ce que
nos êtres étaient prédestinés à vivre originellement »15. Il hausse le ton, et s’exclame
avec une véhémence inattendue : « si on ne tend pas à quelque chose d’impossible,
alors il vaut mieux rester chez soi, c’est pas la peine de faire ce métier »16. Une sorte
de rage point dans sa voix et dans son corps qui se met soudainement à trembler
lorsqu’il s’exprime à ce sujet. C’est cette rage, cette haine de la rationalité qui est le
moteur de ses recherches et de son énergie qu’il met au service du théâtre depuis plus
de cinquante ans, sans que jamais cet artiste de quatre-vingt-sept ans ne manifeste le
désir de s’arrêter.
Claude Régy, Espaces perdus, op. cit, p.131.
Alain Neddam, propos recueillis par Jean-Pierre Thibaudat, « Claude Régy,
metteur en scène déraisonnable », in Alternatives théâtrales : Académie
expérimentale des théâtres, dossier coordonné par Georges Banu, n°43, 1993/1994,
p.26.
14 Claude Régy, Espaces perdus, op. cit, p.131.
15 propos exprimés lors de sa rencontre avec le public du théâtre de la ville, le
13/03/2010.
16 vidéo enregistrée lors du festival d’Avignon, op.cit.
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