Les berges de la Seine : usages et conflits dans le département des
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Les berges de la Seine : usages et conflits dans le département des
Adrien Baysse Séminaire d’initiation à la recherche Juin 2011 Les berges de la Seine : usages et conflits dans le département des Hauts-de-Seine Résumé : Les berges de la Seine dans le département des Hauts-de-Seine constituent une ressource de plus en plus utilisée et valorisée, dans le cadre d’un retour au fleuve. La stratégie de gestion durable de cet espace lancée au milieu des années 2000, appuyée sur la concertation, n’a pas permis d’empêcher que des conflits entres acteurs perdurent. Comment de tels conflits émergent-ils ? En quoi sont-ils susceptibles de résolution ? L’analyse d’entretiens permettra de mettre en évidence que les représentations des berges diffèrent fondamentalement d’un acteur à l’autre. L’incompatibilité des stratégies de valorisation de la ressource berge qui en découle explique certains conflits. Par ailleurs, réfléchir à l’inscription temporelle de chaque conflit permet d’en comprendre l’origine spécifique, et d’y apporter une réponse. Mots-clés : Fleuve en ville. Conflit d’usage. Ressource. Stratégies de valorisation. Développement durable. Les berges de la Seine sont les talus abrupts séparant le lit mineur du lit majeur du fleuve. Jusqu’au début des années 2000, elles ne figuraient pas sur l’agenda des acteurs publics des Hauts-de-Seine. Une dizaine d’années plus tard, le slogan phare de la politique fluviale du conseil général est devenu « Rendre la Seine aux habitants ». Cet intérêt nouveau manifesté par la collectivité locale est à remettre dans le contexte désormais connu des mouvements de « réappropriation » des fleuves par les villes qu’ils traversent. Cependant, chaque ville ou fraction d’agglomération (comme dans le cas des Hauts-de-Seine) a amorcé une stratégie fluviale selon l’histoire de ses berges. Le territoire des futurs Hauts-de-Seine a été urbanisé à partir du XIXème siècle, à la fois par croissance des noyaux villageois et selon des logiques de lotissement à grande échelle. Les bords de Seine ont été différemment atteints par ces dynamiques. Certaines berges à pente marquée ont connu des implantations précoces de l’habitat des classes supérieures (ainsi à Sèvres), tandis que les rives convexes à pente douce ont plus facilement vu l’installation de bâtiments industriels (par exemple à Asnières). Les eaux considérées comme sales de la Seine et surtout le risque d’inondation ont ajouté au caractère peu attirant des berges. La volonté de rendre le fleuve aux habitants, d’en faire un nouvel espace destiné au public tout autant qu’un élément de nature a été analysé dans la littérature : à Montpellier et Perpignan (Romain, 2010), à Lyon et Nantes (Bonin, 2007). Ces travaux se concentrent cependant sur des opérations d’urbanisme au bord du fleuve associant construction et production d’espace public. Dans les Hauts-de-Seine, la réappropriation du fleuve s’opère également en invoquant l’écologie, la crise d’activités industrielles joue aussi en faveur de ce mouvement, mais la réalisation de projets d’urbanisme n’est pas au cœur du retour vers la Seine. Dans un espace déjà très urbanisé, la rareté de foncier disponible et la présence de quelques anciens chemins de halage bien conservés a permis au conseil général de projeter plutôt une promenade longeant le fleuve. Se drapant dans le discours du développement durable relatif à la concertation, la gestion raisonnée, la protection de la biodiversité, le conseil général propose une vision harmonieuse des berges. Les acteurs de ces dernières ont participé à l’élaboration d’un projet pour son réinvestissement, le Schéma d’aménagement et de développement durable de la Seine et de ses berges (Schéma) acté en 2006. Supposer l’émergence d’un territoire de projet consensuel autour de la ressource (économique, paysagère, biologique) qu’est ou qu’est devenue la Seine, partagé par ses acteurs, serait toutefois mal appréhender la situation des berges. Le fleuve en ville n’est pas en effet une entité naturelle (sauvage et évidente), comme le laissent entendre certains discours d’aménageurs. Ne serait-ce que par son statut juridique, la Seine n’est pas un espace vierge, que tout un chacun pourrait se réapproprier facilement. Le domaine public fluvial (propriété de l’Etat) s’étend aux berges, mais peut être transféré aux collectivités locales. Des conventions d’occupation ou de gestion se superposent à ces propriétés, ce qui rend l’aménagement des berges relativement complexe. Cette configuration est l’un des éléments qui fait que la conflictualité est plus présente que l’entente harmonieuse sur les bords de Seine. La réappropriation des berges suppose en effet une valorisation de cet espace, un travail esthétique, symbolique et écologique sur le fleuve. Dans ce contexte, la ressource berge est partagée entre acteurs, de même que la volonté de la valoriser, mais la multiplicité de ces usages entraîne des conflits. Comment la stratégie de gestion durable des berges, qui s’accompagne d’une volonté de « pacification » d’un espace, aboutit-elle à un espace en tensions ? Expliquer l’émergence d’une conflictualité relative à la valorisation d’un fleuve urbain dans un périmètre donné demande une connaissance du système d’acteurs en présence, de leurs représentations et du temps long de leur action. L’article repose donc sur un travail de terrain effectué au printemps 2011 autour de l’île Saint-Germain, à l’île de la Jatte et de Courbevoie et au barrage de Suresnes, où ont été menées diverses observations. Cinq entretiens semidirectifs approfondis ont aussi été réalisés avec différents acteurs, responsables de la maison de la pêche et de la nature, de l’Association Agréée de Pêche et de Protection des Milieux Aquatiques des Hauts-de-Seine (AAPPMA), du développement durable au conseil général, de l’association des bateaux-logements de l’île de Puteaux, et avec un adhérent de la Société Nautique Basse-Seine (SNBS). L’analyse porte également sur divers documents produits par ces acteurs, dont le Schéma. Il s’agit donc de comprendre chaque tension dans son contexte spatial, par une attention portée aux acteurs, à leurs représentations et pratiques spatiales, ainsi qu’à leurs justifications. Cette démarche s’éloigne de celle consistant à caractériser des conflits d’usage par un repérage spatial, à partir de la presse quotidienne régionale et des données des tribunaux, comme dans les travaux de la littérature émergente sur les conflits d’usage (Torre et al., 2010). Le système des acteurs des berges présents dans les Hauts-de-Seine est caractérisé par sa densité et sa diversité. Chacun des acteurs élabore une représentation spécifique des berges en tant que ressource. Ces visions sont à l’origine d’aménagement et pratiques, qui aboutissent à des appropriations de la valorisation. De telles actions évoluent en interactions qui constituent des conflits, liés à des logiques de valorisation contradictoires. Des logiques de justification sont également à l’œuvre, qui permettent d’appréhender les modes d’appropriation et les interactions à l’aide de la réflexion théorique de Boltanski et Thévenot (1991). Enfin, il existe des tentatives de résolution, qui sont rendues compréhensibles en opérant un détour par une mise en lumière de la temporalité des conflits. I. Le système d’acteurs dense et diversifié des berges de la Seine Les grandes lignes du système d’acteurs relatifs aux berges de la Seine dans les Hautsde-Seine peuvent être appréhendées par une double classification. Les acteurs se divisent d’abord en deux groupes selon la nature de l’action qu’ils effectuent sur les berges : les usagers et les aménageurs/gestionnaires. Ensuite, selon leur rapport à la valorisation de la ressource berge, on peut distinguer ceux pour qui cette action découle d’une compétence reconnue, et ceux qui n’ont pas de compétence officielle ou étendent leur domaine de compétence à la valorisation de l’environnement. On a alors la répartition suivante : Document 1 : Les acteurs des berges de la Seine dans les Hauts-de-Seine. Schéma : A. Baysse. Les berges de la Seine sont un espace géré et aménagé, notamment par des acteurs qui ont parmi leurs compétences la valorisation de la ressource fluviale. Voies navigables de France (VNF), établissement public à caractère industriel et commercial dépendant du ministère de l’Ecologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, gère, exploite, modernise et développe le réseau navigable français. Il a notamment pour mission de veiller à la sécurisation des flux et à la protection des milieux. Pour ce faire, VNF est constitué de subdivisions locales, dont le Service navigable de la Seine. En son sein, un Service du Développement et des Affaires Domaniales gère la liste d’attribution des places de bateauxlogements. Par ailleurs, même si initialement le conseil général n’a pas dans ses prérogatives la valorisation de la Seine, cette collectivité s’est emparée de ce domaine de compétence lors de la réalisation du Schéma. Un ‘’service Seine’’ en coordonne la mise en œuvre. La compétence de valorisation des berges n’est pas l’apanage exclusif des collectivités et services de l’Etat, les usagers jouent un rôle dans ce domaine. On retrouve en premier lieu l’AAPPMA 92 et 75Ouest, qui est l’association des quelques milliers de pêcheurs des Hautsde-Seine et du bois de Boulogne. La pêche en France est organisée en associations locales, les AAPPMA (Associations agréées de pêche et de protection des milieux aquatiques), qui ont un statut spécifique par rapport à celui des autres usagers des berges. Sur la cotisation dont chaque adhérent s’acquitte, une partie sert à payer la redevance due à l’Etat pour l’utilisation du domaine public et le reste finance des actions concernant la pêche et, en partie non négligeable, la protection des milieux aquatiques. D’autres associations d’usagers partagent la compétence de valorisation de la ressource environnementale, qu’elles se sont donnée comme objectif. Ce sont les nombreuses associations de protection de l’environnement. Parmi elles, Val de Seine Vert (VDSV) est particulièrement actif face à certains aspects (concernant la départementale 7) du projet d’aménagement urbain « Vallée Rive Gauche », orchestré par le conseil général sur la rive convexe du premier méandre de la Seine. L’aménagement des berges n’est cependant pas du ressort explicite d’une majeure partie des usagers, même si certaines de leurs actions y conduisent. Ainsi les rameurs (pratiquants d’avirons) répartis entre quatre associations, dont la SNBS de Courbevoie, sont surtout présents pour le loisir. De même pour les usagers individuels que sont tous les promeneurs, cyclistes, joggeurs, plaisanciers ou pêcheurs. On peut citer enfin les seuls véritables résidents des berges, les habitants des bateaux-logements (des péniches viabilisées pour l’habitat). Amarrés par petits groupes souvent constitués en associations locales, certains des occupants de bateaux-logements forment à l’échelon national l’Association de Défense de l’Habitat Fluvial (ADHF), qui lutte pour une meilleure reconnaissance de ce type d’habitat. Les acteurs présents sur les berges de la Seine ont des finalités et des rapports à la valorisation de la ressource divers. De ces intérêts parfois opposés sont issues des représentations de la ressource environnementale propres à chaque acteur, qui traduisent le rapport de chacun d’entre eux à son territoire d’action. II. Les berges comme ressource environnementale Une première vision appréhende les berges comme un tout dont les mécanismes sont interdépendants : elles sont un lieu où se développent des relations complexes entre organismes vivants. Par exemple, la directrice de la Maison de la pêche et de la nature, pêcheuse, explique à propos des herbiers de plantes hélophytes (enracinées sous l’eau mais à tige, feuille et fleur aériennes) que « les poissons peuvent s’y reproduire, les alevins s’y protéger ; tous y trouvent de la nourriture [escargots, insectes, écrevisses] parce que ces herbiers génèrent des zones de phyto- et de zooplancton et produisent de l’oxygène. A partir du moment où il y a ce cycle, on a une très grosse quantité de poissons. ». Cette représentation des berges n’en fait pas uniquement un espace à poissons, car « le pêcheur ne va pas à la pêche pour le poisson, il va à la pêche pour se promener, pour prendre l’air. ». En définitive, dans cette vision les berges apparaissent comme une ressource naturelle, riche en biodiversité, grâce à sa fonction de corridor et à ses écotones (zone de transition entre deux écosystèmes). Les associations de protection de la nature s’inscrivent également dans une vision de la ressource attentive à ses caractères environnementaux, avec par exemple de nombreuses mentions d’espèces de la faune et de la flore lors des entretiens. Les habitants des bateaux-logements considèrent en revanche principalement les berges comme un cadre de vie. Elles sont appréhendées comme un lieu de liberté, de « nature sauvage » et de repos. Comme pour les pêcheurs de l’AAPPMA et contrairement aux administrateurs et élus, le lien émotionnel est assez fort à cet espace. Mais la berge est aussi un espace où très peu d’actions sont possibles pour les habitants de péniches (il leur est par exemple interdit d’y planter quoi que ce soit), un espace qui doit donc être laissé à ses évolutions « naturelles », ce qui renforce sa représentation d’un lieu « sauvage ». Les berges sont envisagées ici comme une ressource plutôt esthétique. Face à ces visions globalement focalisées sur la nature peuvent être mises en avant des visions plus attentives à l’exploitation des berges. Ce sont la représentation du conseil général, patrimoniale, et celle, surtout gestionnaire, de VNF. L’étude de l’entretien avec sa chargée de mission développement durable et du Schéma, montrent que le conseil général considère les berges comme un espace trop longtemps repoussoir et délaissé par l’action publique, qui devrait redevenir attrayant en étant « rendu » aux habitants. Il s’agit d’une ressource patrimoniale à valoriser. La Seine et ses berges constituent pour le conseil général à la fois un atout, grâce à l’image plus « naturelle » qu’ils permettent de donner du département, et un outil d’intégration, comme trait d’union entre les territoires, à la manière d’un corridor écologique. Le jeu du conseil général sur la « naturalité » de son territoire n’est pas anodin, car il lui permet de légitimer le département comme une entité évidente. Cette naturalisation des Hauts-de-Seine passe aussi par l’équivalence parfois présentée entre le territoire et son nom, qui renvoie à des coteaux creusés par un fleuve. Ainsi, la représentation du conseil général s’inscrit dans une logique de patrimonialisation d’une ressource. La vision que Voies Navigables de France a des berges et du fleuve est essentiellement celle d’une ressource héritée, qu’il s’agit de bien gérer pour la préserver. VNF a pour mission de protéger ces espaces des atteintes à la propriété de la personne publique ou à la biodiversité, et leurs usagers de comportements qui pourraient les mettre en danger. Au-delà de ces acteurs, la vision des berges comme ressource est moins étoffée. Pour les rameurs de la SNBS, le fleuve est un espace d’évolution, idéalement un « milieu propre et agréable », et la berge le lieu des installations associatives. Le rapport au fleuve ne comporte pas la part d’émotion perceptible chez les pêcheurs et les habitants de bateaux-logements, il est plus utilitariste. De même pour les promeneurs, cyclistes, joggeurs qui utilisent la berge, la préfèrent en bon état, et pour qui elle constitue un lieu d’observation de la « nature », ou du spectacle des rameurs ou bateaux-logements. III. Au-delà du consensus en faveur de la valorisation de la ressource, le fourmillement des pratiques et aménagements. Tous les acteurs qui pensent les berges comme une ressource (naturelle, esthétique, patrimoniale, économique, symbolique) s’expriment en faveur de sa valorisation, qui sert dans chaque domaine leurs intérêts. Cette valorisation s’effectue d’un côté par l’aménagement des berges, de l’autre côté par les pratiques et usages. La valorisation de la ressource par l’aménagement est assez répandue et une de ses modalités principales est la mise en place de la promenade bleue par le service Seine du conseil général. Il s’agit de créer ou restaurer un sentier le long de la Seine, qui permette un cheminement continu sur les 39 km de linéaire fluvial du département. Cette promenade alterne entre ce que le Schéma dénomme des ‘’ambiances’’ tour à tour ‘’urbaine’’, ‘’paysagée’’, ‘’champêtre’’ et ‘’naturelle’’, suivant un degré décroissant d’artificialisation. Sa réalisation a commencé dans les espaces peu urbanisés du département (un ancien chemin de halage de 11 km de long existait déjà en aval) et devrait se terminer en 2015. Même si elle semble résumer la mise en œuvre du Schéma, la promenade bleue ne constitue pas l’unique valorisation de la ressource par le département, comme l’explicite sa chargée de mission développement durable : « c’est un projet de valorisation du fleuve qui ne se réduit pas à une simple promenade, mais s’étend au fleuve et à ses abords, soit par l’architecture, soit par la protection de la biodiversité, soit par les activités localisées sur le fleuve ». L’attention à la biodiversité fait partie intégrante de la valorisation patrimoniale, et passe par des « renaturations » de berge. Elles consistent à créer des conditions adéquates pour que des espèces puissent s’installer sur les berges en minimisant l’intervention humaine. Il s’agit généralement de substituer un enrochement aux palplanches, ces pieux en béton ou en acier conçus pour dont l’emboîtement constitue un mur soutenant la berge, ou palée. L’enrochement est surmonté par une zone d’hélophytes, plantes enracinées sous l’eau et dont les tiges et feuilles sont aériennes. Au-dessus, un talus est conforté par des géotextiles (sorte de filets à grandes mailles, agrafés) et soutient un chemin (voir document 2). La plantation de roselières est une autre modalité de la « renaturation ». L’aspect paysager n’est pas oublié pour « rendre la Seine aux habitants » : les travaux de « renaturation » sont aussi l’occasion d’organiser la visibilité et l’accessibilité des berges, et de régler la place accordée à chacun des usages. Par exemple, sur le grand bras de l’île de la Jatte, deux chemins ont été construits pendant l’hiver 2009-2010, un pour les piétons, un pour les cyclistes. Le projet de requalification des berges « Vallée Rive Gauche » a pris en compte cette même dimension. En sus de ces aménagements, des petites plaquettes pédagogiques portant soigneusement son logo ont été apposées par le conseil général. A travers ces opérations, il marque de sa présence un espace visible de tous et étendu sur tout son territoire : la patrimonialisation des berges est un outil de légitimation. Document 2. L’opération de « renaturation » de berge sur le grand bras de l’île de la Jatte. En haut à gauche, des enrochements surmontés de plants d’hélophytes puis d’un chemin bas. En haut à droite, le même chemin surmonté d’une berge haute retenue par un géotextile. Ces photographies ont été prises au début du printemps. En bas, à la fin de l’été, la berge revêt l’apparence d’une nature "sauvage" recherchée par les aménageurs, où les traces de l’intervention anthropique sont dissimulées. Photographies : A. Baysse. Au-delà du conseil général, d’autres acteurs aménagent, à une échelle plus locale et de manière plus discrète. L’AAPPMA a ainsi planté des herbiers sur la pointe de l’île de la Jatte, pour recréer de mini-îlots de biodiversité, conformément à sa vision éco-systémique. Les habitants de bateaux-logements essayent de ralentir l’érosion des berges en les consolidant par des planches et pieux en bois. Cependant, les aménagements pour valoriser la biodiversité et la berge ne peuvent être considérés hors contexte, car ils résultent souvent de réflexions longues, dont les origines plongent dans les usages et pratiques de la ressource. Ainsi, la plantation d’herbiers par l’AAPPMA vient clore un cycle de valorisation de l’île de la Jatte commencé il y a deux ou trois décennies. Il y avait alors des « montagnes de mousse » aux dires d’une responsable de l’association, issues des rejets industriels et très peu d’espèces de poissons. L’AAPPMA a mené une campagne en faveur de l’amélioration de la qualité de l’eau, ce qui n’est pas allé sans conflit avec les gestionnaires et les industriels. Ainsi, l’amélioration de la biodiversité des berges passe également par des pratiques. Un rameur de la SNBS présente la pratique nautique comme bénéfique en insistant sur les bienfaits de l’oxygénation de l’eau lors de son brassage par les rameurs. En effet, plus l’eau est oxygénée, mieux certaines espèces y vivent. La directrice de la maison de la pêche et de la nature souligne la préservation de la ressource halieutique par les pêcheurs attentifs à ne pas tuer les poissons lors de leurs parties de pêche, ce qui fait d’eux, selon elle, des « collectionneurs de photos ». La ressource halieutique est conservée à l’aide de bourriches en eau (de cinq mètres de long sur quatre mètres de profondeur) où le poisson est déposé au fur et à mesure puis relâché. Une opération commune à plusieurs acteurs dans le domaine de la valorisation de l’image des berges est le nettoyage des petits détritus et ordures déposés sur les berges. L’AAPPMA et la SNBS ont ainsi chacune officialisé une journée de nettoyage, dite « éco-citoyenne » chez les rameurs. Les habitants de bateaux-logements effectuent de tels nettoyages sans fréquence fixe, souvent après les crues. Toutefois, lutter contre les atteintes et pollutions environnementales est présenté à l’AAPPMA comme étant leur fait quasi-exclusif, et découlant d’une certaine proximité, spatiale et affective, à la ressource halieutique : « le premier qui est au bord de l’eau et qui va dire ‘’Il y a peut-être un problème parce qu’il y a trois poissons qui ont le ventre en l’air’’ c’est quand même le pêcheur » insiste la responsable de l’AAPPMA. Des stratégies de valorisation (esthétique, écologique) par l’aménagement, par l’usage, par la protection sont ainsi mises en œuvre. Il arrive que les aménagements présentés se heurtent lors de leur réalisation à des usages, ou à des opérations de valorisations d’autres acteurs. Des tensions peuvent alors s’accumuler et finir par se transformer en conflit. IV. Conflits autour de la valorisation : aménagement, pratiques, légitimations. Territoire nourri aussi par ses tensions, les berges de la Seine connaissent des conflits spatiaux, qui se doublent de conflits de légitimation. Les conflits autour de la valorisation émergent soit lors de la mise en place de stratégies d’usage de la ressource, soit par accumulation de tensions entre valorisations locales aux intérêts divergents. « Rendre la Seine aux habitants » s’accompagne de controverses sur l’usage de l’espace, comme à Courbevoie autour de la promenade bleue, entre le service Seine du conseil général et la Société Nautique Basse Seine. Du pont de Neuilly à celui de Courbevoie, la berge est entièrement artificialisée, une voie rapide la longe (cf. document 3). Entre celle-ci et la Seine, le bâtiment du club d’aviron surplombe des palplanches. Un terrain attenant est utilisé comme parking par les adhérents, et appartient à Ports de Paris, qui tolère ce « bon squat » d’après un adhérent de la SNBS. Le service Seine le qualifie d’occupation sans droit et d’obstruction à la continuité piétonne, car la promenade bleue doit s’établir sur ce terrain. Le même adhérent prévoit que la disparition du parking devrait diviser par deux le nombre d’adhérents à partir de septembre 2011, date à laquelle les travaux doivent commencer. Document 3 : La promenade bleue à Courbevoie, ou la création d’une continuité piétonnière accessible en bord de Seine. La future promenade s’avance entre la voie rapide surmontée d’une dalle et la Seine, puis en coursive le long du bâtiment du club. Le tracé qu’elle doit emprunter entre le club et le pont de Neuilly est encore incertain. Croquis : A. Baysse. De plus, cette portion de promenade ne peut continuer sous le pont de Neuilly, qui « est trop bas » d’après la SNBS pour qu’une coursive y soit construite. Commencer la promenade au niveau du club ou avant le parking n’apporte pas de changements significatifs au contact attendu des usagers avec le fleuve. Aujourd’hui l’accessibilité à un tel espace est restreinte pour les piétons, comme on peut le voir sur le document 3 : il faut traverser la voie rapide à pied ou faire le détour par le pont de Courbevoie. Toutefois, pour dépasser ces effets de coupure, le conseil général envisage de mettre en place des passerelles descendant de la dalle vers la promenade (on les aperçoit à l’extrémité gauche de la photographie de gauche du document 4). La volonté affichée du conseil général de rendre toute la Seine aux habitants s’accompagne ainsi de la réalisation de projets qui servent aussi bien les intérêts de riverains, qui restent peu définis, que la valorisation de l’image du département. Document 4. La transition prévue à Courbevoie. A gauche une affiche vantant le projet de promenade bleue, reprenant les couleurs supposées de la « nature » (verte, bleue et marron) habituelles dans les iconographies de développement durable, et montrant un espace public réapproprié par des habitants. A droite, l’état actuel de la berge : on reconnaît les immeubles de l’affiche, et le parking de la SNBS à l’extrémité gauche de la photographie. Photographie : A. Baysse. Les intérêts de ces riverains et du conseil général ne coïncident néanmoins pas toujours. Dans les communes d’Issy-les-Moulineaux, Meudon et Sèvres, le projet ‘’Vallée Rive Gauche’’ vise à « [réhabiliter] la voirie [en laissant] beaucoup de place à un aménagement des berges de Seine à caractère naturel », selon le chargé de développement durable au conseil général. Il est cependant vivement critiqué par l’association Val de Seine Vert, qui reproche la place trop importante laissée aux voitures sur la RD 7, par rapport aux autres mobilités et usages des berges. La minéralisation trop prononcée, avec le maintien d’une 2x2 voies en bord de Seine rendrait la promenade bleue « triste et grise ». L’opposition de Val de Seine Vert et d’autres associations à l’occasion de l’enquête publique n’a pas empêché le conseil général de lancer le projet. Au-delà des retombées du Schéma, les conflits peuvent trouver leur origine dans une valorisation autre que patrimoniale et paysagère. La préoccupation écologique de l’AAPPMA, qui se présente comme une sentinelle de la protection des milieux aquatiques, touche les bateaux-logements. Elle leur reproche de s’amarrer directement aux arbres, ce qui facilite l’érosion des berges, et réduit le courant dans la zone située entre la péniche et la berge, créant ainsi des concentrations de matériel flottant qui empêchent les plantes hélophytes de se développer. De plus, les activités de l’association qui protègent ou valorisent les berges (plantations d’herbiers, repeuplement, alerte etc.) demandent des financements, et l’absence de participation financière des promeneurs, joggeurs, cyclistes, malgré leur usage des berges, crée des tensions perceptibles chez les responsables de l’AAPPMA. Ils suggèrent qu’ils entretiendraient un lien privilégié avec les berges, une appropriation de ressource reconnue, taxée et encadrée par l’Etat. Encore plus ancré temporellement dans le territoire, un conflit occupe les occupants des bateaux-logements de l’Association de Défense de l’Habitat Fluvial et Voies Navigables de France depuis une trentaine d’années. Certains groupes de bateaux-logement ont une convention d’occupation temporaire, tandis que d’autres sont présents sur le fleuve sans autorisations, et passibles d’amendes et d’expulsion définitive du domaine fluvial pour atteinte à la propriété de la personne publique. Cette situation est due pour l’ADHF à un manque de places délivrées par VNF dans un département densément peuplé où la demande est très importante. VNF avance divers arguments pour ne pas autoriser des occupations de place, relevant de la sécurité fluviale (la proximité au barrage de Suresnes a ainsi été invoqué longtemps pour ne pas légaliser les bateaux installés juste à son aval), de la protection de la faune et de la flore. VNF ressentirait, d’après des habitants de bateaux-logements, comme une dépossession du domaine public fluvial la présence de péniches ainsi amarrées, sentiment en relation à sa vision patrimoniale de la ressource. En réaction, les bateaux-logements avancent que leur installation sur les berges participe aussi d’une valorisation d’un patrimoine historique de la Seine, celui des péniches qui y ont navigué depuis le XIXème siècle : diverses justifications de l’usage sont ainsi mises en avant. La question des techniques d’amarrage souligne cette importance des justifications par « montée en généralité » d’intérêt particulier à un intérêt plus général (selon l’expression de Boltanski et Thévenot) dans les conflits de valorisation de la ressource. Lors de la régularisation du groupe de bateaux-logements de l’île de Puteaux, le système d’amarrage a changé à la demande de VNF, avec le passage des écoires (amarres métalliques fichées dans le sol reliant le bateau à la berge) aux ducs d’Albe (poteaux plantés dans le fleuve à quelques mètres de la rive). D’après le Service du développement et des affaires domaniales, les ducs d’Albe assurent une meilleure défense en cas de crue contre les flux importants qui emporteraient les bateaux et donc une sécurisation de la ressource économique. Pour le président de l’association locale de bateaux-logements, les ducs d’Albe n’offrent pas de meilleure résistance que les écoires et ont été mis en place pour justifier un nouveau prélèvement de VNF, le loyer de ces ducs d’Albe, en sus des redevances ressenties comme déjà fort élevées que prélève l’établissement public. VNF fait ici appel au registre de l’efficacité (‘’cité industrielle’’ de Boltanski et Thévenot) tout en rendant plus difficile l’installation des bateaux-logements. Ces derniers se réfèrent au droit opposable au logement pour souligner que VNF pourrait participer à l’effort national de logement en les laissant s’installer (‘’cité civique’’). Le document 5 récapitule les conflits qui se déploient sur les berges. Tous les acteurs n’y sont pas impliqués au même niveau, le conseil général étant contesté ou contestant 5 fois, VNF 4 fois, l’AAPPMA et les bateaux-logements 3 fois. Avec la SNBS, ils forment un sous-système d’acteurs assez intégré, majoritairement constitué de contestataires contestés, mais comportant seulement deux contestations à double sens. L’AAPPMA apparaît comme un pôle uniquement de contestation, ceci étant du à la vigueur avec laquelle elle souhaite assure sa mission de protection des milieux aquatiques. Document 5. Les conflits d’usage issus des confrontations entre stratégies de valorisation de la ressource. La flèche indique une contestation. Les couleurs renseignent sur le rôle de l’acteur dans les conflits qui le concernent : les contestés sont en bleu, les contestataires en rouge, les contestataires contestés en vert. Figurent sur le schéma des conflits non évoqués : l’AAPPMA et la SNBS contestent VNF à cause de l’augmentation du trafic fluvial prévu par le Grenelle de l’Environnement, qui entrainera une plus forte érosion des berges par les remous suscités (batillage), et une diminution de l’aire d’évolution des rameurs. Le conseil général conteste une municipalité (non nommée), qui a construit sur un espace naturel sensible, dont la gestion serait revenue au département s’il avait pu préempter le terrain. Schéma : A. Baysse. V. Temporalité et résolution des conflits Etudier la temporalité des conflits d’usage permet de mieux comprendre leurs fondements, et donc les apports des tentatives de résolution. Un conflit oppose soit deux individus, soit deux groupes constitués. Dans le premier cas il prend plutôt la forme d’un accrochage et résulte de la coprésence d’individus, les jours de grande fréquentation des berges (comme le samedi ou les jours de congé) étant plus propices à son apparition. Dans le second cas, le conflit résulte de l’accumulation de tensions ou se cristallise autour d’une question d’aménagement, de changement d’affectation de l’usage d’une zone. Par rapport à un accrochage à court terme, il s’inscrit dans une logique de moyen terme. De plus, le conflit d’usage n’est pas permanent : c’est un phénomène qui se réalise épisodiquement ou bien latent quand la conflictualité est larvée. Dans le premier cas, en dehors du temps de conflit a cours un temps plus quotidien de l’usage. C’est ce mode que le président de l’association des bateaux-logements de l’île de Puteaux décrit : « On ne pense pas tous les jours aux problèmes qu’on peut avoir avec l’ADHF. Ça revient périodiquement, au moment des renouvellements de conventions d’occupation temporaire (COT) , où il faut se mobiliser 6 mois pour remplir toutes les démarches, pièces, fournir tout ce qu’il faut. Mais bon… ça dure 6 mois tous les 5 ans [durée des COT]. ». Dans le cas où le conflit est latent, il est l’objet d’une réflexion, ainsi le chargé de développement de l’AAPPMA explique que le conflit opposant les rameurs et leurs bateaux-suiveurs aux pêcheurs est « un problème qui est là, auquel il faut penser, car des tensions s’accumulent ». Il reçoit périodiquement des courriers de pêcheurs se plaignant du comportement de rameurs. La temporalité du conflit peut relever d’une fréquence bien plus irrégulière, voire constituer une exception. Ainsi, les associations de protection de l’environnement réagissent à des projets d’aménagement, le déroulement suit alors le calendrier des aménageurs. Pour la SNBS, les conflit d’usage avec les administrations et collectivités sont rares, mais ont la force d’un évènement. Il y a quelques dizaines d’années, lors de la construction de la voie sur berge, le club a été expulsé ; aujourd’hui son parking est menacé. Enfin, la temporalité du conflit réside également dans son inscription dans la durée. Certains conflits ont un commencement assez lointain, comme celui opposant VNF et des bateauxlogements, depuis 1975 quand une redevance sur les bateaux-logements a été instauré, et l’ADHF en retour créée. Ils sont le signe d’une situation instable et non résolue. D’autres sont apparus lors d’un événement récent, comme l’adoption du Schéma. Selon la temporalité des conflits, les solutions à apporter diffèrent. Un conflit latent ou potentiel peut être encadré à l’aide d’une charte, outil de pacification du développement durable, comme essaye de le faire l’AAPPMA en ce moment, en se tournant vers les associations d’aviron. Une charte est également en projet au conseil général autour des bateaux-logements. La fixation de règles, dans le cadre d’une fréquentation accrue des berges à cause de leur réappropriation, peut aider à éviter en amont les accrochages, et à réduire l’accumulation de tensions. Un bémol est cependant à apporter puisque pour tous les acteurs qui en envisagent l’écriture, les chartes viennent en seconde place des priorités. De plus, elles ne constituent une résolution qu’au niveau des groupes et non des individus. A cette échelle, des pratiques d’évitement raisonnables sont recommandées : certains pêcheurs utilisent déjà des fils plombés de manière à ce qu’ils coulent au plus près de la berge, pour éviter que les avirons s’y prennent. Certains rameurs ralentissent en passant devant un pêcheur en poste. Ces évolutions possibles sont pourtant plus faciles du côté des conflits d’usages, et moins en ce qui concerne les conflits d’aménagement, lesquels fixent bien plus durablement des usages dans l’espace. L’attention portée aux acteurs, à leurs représentations et pratiques, ainsi qu’à leurs justifications a permis de mettre à jour les dynamiques conflictuelles à l’œuvre que les berges de la Seine dans les Hauts-de-Seine. Elles constituent une ressource, valorisée par des usagers, des associations et des administrations. Ces opérations associées à certaines représentations ne sont pas exactement coordonnées, comme une vision du développement durable de ces espaces par la concertation et la gestion intégrée pourrait le laisser penser. Ainsi, les acteurs en place s’opposent, pour l’occupation de l’espace ou la mainmise sur lui, en se référant parfois à des registres de justification pour s’imposer. Pour faire émerger des possibilités de résolution des conflits, s’intéresser à leur temporalité est une approche intéressante. Les évolutions possibles sont plus facilement envisageables pour les conflits d’usage que pour les conflits d’aménagement. Ces évolutions initiées par le retour au fleuve orchestré par le conseil général prennent place dans un cadre départemental précis. Cependant, des acteurs évoqués ici sont communs à d’autres territoires en petite couronne parisienne. Etudier les modalités, peut-être conflictuelles, des retours à la Seine dans le Val-de-Marne ou en Seine-Saint-Denis permettrait de faire émerger une perspective d’ensemble pour l’agglomération parisienne. Références Boltanski L., Thévenot L. (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris : Gallimard Bonin S. (2007), « Fleuves en ville : enjeux écologiques et projets urbains », Strates, n° 13 Romain F. (2010), « Le fleuve, porteur d’images urbaines : formes et enjeux », Géocarrefour, 2010/3 vol. 85, p. 253-260 Torre A., Melot R., Bossuet L., Cadoret A., Caron A., Darly S., Jeanneaux Ph., Kirat Th. et Pham H.-V. (2010), « Comment évaluer et mesurer la conflictualité liée aux usages de l’espace ? Eléments de méthode et de repérage », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, vol. 10, n° 1