Self-made man_Maj BAT

Transcription

Self-made man_Maj BAT
Poppy Z. Brite
Self-made man
Nouvelles traduites de l’américain
par Sylvie DENIS, Nicolas RICHARD et Laurence VIALLET
Introduction
PETER STRAUB
L’idée de tuer cet homme m’est venue de but en blanc le
jour où je me suis rendu compte que l’une de mes deux
vies me rendait folle.
*
Poppy Z. Brite ne va jamais vraiment là où on
l’attend. Tout en survolant certains thèmes récurrents,
elle guette le moment idéal pour planter ses crocs dans
ses obsessions. Tout auteur de fiction digne de ce nom,
et qui vise à autre chose qu’à la simple distraction
du moment, tourne précisément de cette manière audessus de son territoire de prédilection, obsédé comme
un faucon, attendant l’occasion de fondre.
*
Jusqu’au moment où l’inspiration posa ses mains
divines sur mes épaules pour me faire sortir de mon
cadre, j’étais fière de mon numéro d’équilibriste. Dans
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mon école, aucune autre fille n’était capable de flotter
comme moi – c’est ce que je me disais. Aucun garçon
non plus. Une telle fierté vous aveugle et vous met de
la cire dans les oreilles.
*
La simple activité sexuelle est différente de l’érotisme ;
la première est donnée dans la vie animale et seule
la vie humaine présente une activité que définit peutêtre un aspect diabolique , auquel le nom d’érotisme
convient.
Les Larmes d’Éros, Georges BATAILLE
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*
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Je suis la maîtrise et l’incontrôlable.
Je suis l’union et la dissolution.
Je suis l’éternel et je suis la dissolution.
Je suis celui d’en dessous,
Et ils viennent à moi.
Le tonnerre : esprit parfait,
in La Bibliothèque de Nag HAMMADI
*
Ce qui ne participe pas de la conscience n’est pas
humain, et néanmoins même un singe est capable
d’éprouver du chagrin.
*
Vous voyez la nana à moitié nue qui fume un joint
au bord de la rivière entre les deux gars vêtus seulement
de leurs rictus en bandoulière? Vous voyez la nana à l’arrière de la Harley, les bras passés autour du montagnard
barbu ? C’est moi.
Et c’est moi là aussi en cours d’anglais, qui lève la
main pour informer un monsieur Froelich ébloui que
Their Eyes Are Watching God, le roman de la lumineuse
madame Zora Neale Hurston, progresse en référence
constante à une métaphore organique très précise.
Sur celle-ci, on dirait que je suis morte, alors qu’en
fait j’ai seulement brièvement perdu connaissance, en
raison de la drogue que m’a administrée le doux Denny
Watters, un vrai saint, qui mourut trois jours plus tard
de la suite de ses blessures par balles ; c’est moi, sur mon
trente et un, prête à me rendre à la fête de la promo aux
bras de Tommy Deutsch, qui devait par la suite intégrer
Brown en avance.
Ça, c’est la limousine qui nous a baladés toute la nuit.
Le chauffeur nous a trouvés dégoûtants.
Là, c’est l’endroit où je suis allée après avoir largué
Tommy Deutsch, et eux, là, ce sont les gens qui habitaient
ce taudis : le gros Toomey, épatant, batteur ; son amant
Jerome, lead guitariste; et Hilly, une nana qui traînait avec
Jerome, une véritable succube qui jouait de la basse électrique. Leur groupe s’appelait Duino Elegy. Une heure
environ après que j’ai pris cette photo, on était enlacés sur
leur matelas, et je me souviens m’être dit que Jerome eût
été bien plus avisé en se contentant de rester homo,
comme Toomey. Jerome avait un corps parfait pour un
homo, on aurait presque dit un corps de fille. Comparée à
Jerome, Hilly était une impasse de l’évolution.
*
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Le daoiste est à l’écoute des voix mystiques qui s’élèvent
en lui et chantent dans ses viscères. Il visualise le souffle
éthéré produit par la distillation des jus de ses entrailles :
c’est au paroxysme de l’organique et au niveau le plus banal
du quotidien que le corps se décante, que la matière est
transmutée en essence et que la sublimation a lieu. Mais
ceci n’est rendu possible que parce que le fonctionnement
organique est sacré : car l’intérieur du corps, où se développent les sécrétions brutes, est le vaisseau des esprits raffinés.
Le Corps : blason des daoistes, Jean LEVI
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Dans un monde où les sécrétions brutes, fonctionnelles, parlent d’essence sacrée, le tissu des interactions
sociales et le consensus stabilisateur des jugements dérivés
de ces interactions se dissolvent en un obstacle obscène
mais sans poids. Lorsque ce qui est littéralement interne
est reconnu comme étant ce qui est littéralement central, une démocratie radicale s’affirme de toutes parts et
nous occupons un univers égalitaire. Les personnes les
plus profondément conventionnelles, les personnes
dénuées de toute perspicacité, portent en elles une
certaine quantité du divin – d’accès au divin – égale à
celle des plus éclairés. Chacun occupe un échelon équivalent aux autres dans la chaîne alimentaire, et chacun
est potentiellement une offrande sacramentelle.
On peut en dire autant de la narration, ainsi que de
cette version de la narration que l’on appelle l’«histoire».
*
Pendant mon année et demie à l’Université d’État,
j’ai suivi mon bon vieux schéma consistant à vivre pour
moitié dans la lumière ordinaire, et pour moitié dans
la richesse de l’obscurité. À l’exception de quelques
étudiants qui faisaient de même, et la plupart étaient
des filles qui savaient rester discrètes, personne ne se
douta de quoi que ce fût. Pour pouvoir vivre une double
vie, il faut savoir assurer ses arrières.
Mais cela m’a considérablement pesé, a sapé mes
convictions. La mort de ses propres convictions est toujours un crève-cœur. Il avait suffi que j’échange un
regard complice avec l’une de mes camarades de première année d’histoire de l’art, que vingt-quatre heures
auparavant j’avais entrevue dans l’atmosphère tropicale
de l’univers caché, pour que notre projet commun
paraisse creux et malavisé. Ces doutes concernant mon
authenticité atteignirent leur apogée un samedi soir
tard, lorsqu’une fille du nom d’Abbey Pullman se matérialisa à côté de moi, au beau milieu d’une chaotique
soirée étudiante. Aguicheuse, d’une beauté sombre et
corrompue jusqu’à l’os, Abbey Pullman était originaire
de New York City. Elle traînait derrière elle l’aura des
écoles privées très sélectes, la fortune de famille, la maison
d’été en Toscane et les vacances discrètes en centres de
désintox où officient non pas de vulgaires cuistots, mais
de véritables chefs cuisiniers. Abbey approcha sa bouche
en forme de cœur de mon oreille et chuchota : « Ma
chérie, par le plus grand des hasards, aurais-tu le
numéro de beeper de la petite garce sexy qui m’a parlé
sous tes yeux hier soir?» J’ai pris mes clics et mes clacs et
je me suis tirée de là le lendemain, navrée.
*
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Tous trois virent un jeune enfant sur l’autel, et quand
le prêtre se mit à rompre l’hostie, ils eurent l’impression
qu’un ange était tombé du ciel et avait coupé l’enfant en
deux à l’aide d’un couteau, puis recueilli son sang dans
un calice. Et lorsque le prêtre rompit l’hostie en plusieurs
morceaux pour faire communier l’assemblée, ils virent
qu’un ange était également en train de rompre l’enfant
en plusieurs petits morceaux. Et quand, à la fin de la
messe, l’ermite se présenta pour recevoir la communion,
il eut l’impression de recevoir à lui seul une partie de la
chair sanguinolente de cet enfant. En voyant cela, il fut
en proie à un tel effroi qu’il hurla : « Seigneur, maintenant je crois vraiment que le pain consacré sur l’autel est
Ton corps saint, et que le calice, autrement dit le vin, est
Ton sang… »
Les croyants, en particulier au cours des siècles précédents,
comprenaient confusément le sacrifice de Dieu comme un
prodige d’une grandeur abominable, et avaient une conscience
claire du fragment sanguinolent de la chair divine qui descendait dans leurs ventres sous forme d’hostie… L’enfant taillé
en pièces par l’ange, sa chair découpée en petits morceaux sanguinolents… reflètent le profond rapport attrait/répulsion
vis-à-vis du mystère sacrificiel…
L’Hostie consacrée : un excès miraculeux,
Piero CAMPORESI
*
Certaines villes et certains moments aussi grouillants
que des villes sont source d’inspiration pour l’œil qui sait
observer. New York , Calcutta , Los Angeles, Shanghai
avant l’invasion japonaise ; le Sarajevo de 1914, où un
gars du nom de Gavrilo Princip assassina l’archiduc
Ferdinand et la comtesse Sophie ; La Nouvelle-Orléans
de 1918 où un assassin surnommé « L’homme à la
hache » fit savoir aux lecteurs du quotidien TimesPicayune qu’il était « invisible, comme l’éther qui enveloppe votre terre»; Londres en 1967, où, sur une terrasse
d’Islington, un acteur manqué du nom de Kenneth Halliwell se suicida après avoir assassiné son amant, le dramaturge Joe Orton… Tout lieu qui, à une période
donnée, s’est illustré par un acte de violence caractéristique. Ou bien toute ville, comme Amsterdam, qui tolère
ce qui ailleurs est condamné comme une déviation.
*
Je travaillais comme serveuse à La Nouvelle-Orléans.
Je me tapais un délire à Boca Raton, consistant à
me mettre un casque sur les oreilles, puis à composer
des numéros dans tout le pays. Je disais : « Bonjour,
M. Untel. J’espère ne pas vous avoir contacté à un
moment inopportun. Vous avez été sélectionné pour
participer à une grande enquête dans toute l’Amérique,
cela ne prendra que quelques minutes de votre temps.
Après avoir répondu à quelques questions simples, vous
ferez partie des heureux gagnants sélectionnés pour la
distribution de notre Grand Cadeau. » J’ai vécu dans un
chalet avec un moniteur de ski qui avait besoin de sniffer
son demi-gramme chaque matin juste pour sortir du lit.
Je suis passée ensuite à Barnard, ce type coincé de l’appartement d’à côté qui me payait 100 dollars par livre
d’Harlan Ellison, première édition, que je pouvais
piquer à la bibliothèque de Colombia. J’ai pris un bus
pour le Montana où, à force de baratin, j’ai décroché
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un boulot dans un canard local et où, je vous le donne
en mille, j’ai épousé un rancher. Quand Gainesville a
commencé à sentir le roussi, j’ai pris un bus direction
Palm Beach où, en gros, j’ai déconné à pleins tubes et
failli me faire jeter en taule. J’ai travaillé ensuite à Minneapolis dans un salon de massage, où j’enduisais
d’huile mentholée le dos des gars, je passais entre leurs
jambes, je faisais glisser mes doigts sur leurs couilles et
demandais s’ils étaient intéressés par un petit massage
relaxant, ce qui évidemment était toujours le cas, malgré
les 35 dollars de supplément. Jamais vu autant de
bananes se raidir, et lorsqu’au dernier moment les
bananes, happées par le désir, s’assombrissaient, ou bien
grossissaient soudain dans ma main, traversées parfois
d’un profond tremblement, au moment où elles prenaient leur forme ultime, il y avait là quelque chose qui
n’avait plus rien d’humain.
À cet instant, j’assiste à l’émergence du sacré. J’observe les muscles des bras et des jambes se raidir comme
des poteaux. Je regarde le dos qui se cambre, le visage
qui se tord tandis que l’homme intérieur remonte à la
surface. C’est un effort, c’est un travail. Le corps lutte
avant de violemment capituler. La chose brute entre mes
mains transpire et se crispe comme un animal. Les veinules en dessous sont gonflées comme une cicatrice. Ça
gronde et ça jure. Alors, d’un bond, l’homme intérieur
sort enfin du corps et éclabousse d’un jet le torse du
gentleman, m’aspergeant parfois le cou au passage, sortant d’un puits qui paraît sans fond.
Après cela, la plupart des gars redeviennent illico des
salopards.
*
Fin 1945, les textes gnostiques connus sous le
nom de Bibliothèque Nag Hammadi furent découverts, enterrés au fond d’une grotte par deux frères,
Muhammad et Khalifah Ali, du village égyptien de
al-Qasr. Ils étaient en quête du sebakh, un terreau
spécial utilisé comme engrais, mais ils découvrirent
à la place une grande jarre qui, se dirent-ils, contenait soit un trésor, soit des esprits malins. Effrayés,
mais ne désespérant pas de trouver de l’or, ils brisèrent la jarre à l’aide d’une pioche et virent qu’elle
contenait des manuscrits, qu’ils rapportèrent au
village.
Quelques mois plus tôt, leur père, qui était gardien
de nuit dans les champs d’irrigation du village, avait surpris et tué un intrus. Conformément à la tradition de
la vendetta, il fut assassiné le lendemain. Un mois après
que la Bibliothèque fut portée à al-Qasr, Muhammad
Ali apprit que l’assassin de son père était l’homme
endormi près de sa cabane, un innocent vendeur de
mélasse. Muhammad, Khalifa et leur mère s’en prirent
au vendeur de mélasse endormi, le tuèrent et le démembrèrent. Ils lui arrachèrent le cœur, le découpèrent en
morceaux qu’ils se répartirent.
Après le meurtre du vendeur de mélasse, la police
rendit souvent visite à Muhammad. Il rejeta la faute sur
la Bibliothèque et plaça certains volumes chez un prêtre
copte. Sa mère se servit des autres comme combustible.
D’autres encore furent vendus à des voisins pour
quelques piécettes. Un criminel borgne des environs,
un certain Bahy Ali, réussit à racheter la plupart des
textes restants et les emporta au Caire, où le Musée
copte en fit finalement l’acquisition. Entre temps, le
conséquent Manuscrit Premier avait quitté l’Égypte en
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contrebande – grâce aux soins d’un certain Albert Eid,
trafiquant d’art belge qui craignait que celui-ci ne fût
confisqué par le nouveau gouvernement de Nasser. Eid
colporta le Manuscrit à la fondation Bollingen, puis
à la Bibliothèque nationale, en vain. En 1952, après
la mort d’Eid, l’institut Jung en fit l’acquisition, le
Manuscrit fut même présenté à Carl Jung. Il passa
ensuite également entre les mains du Musée copte du
Caire. Les vingt années suivantes furent l’objet de
batailles ignobles et honteuses entre groupes universitaires rivaux. Il n’y a là rien d’exceptionnel, tout ceci
étant le lot commun dès qu’il est question d’objets
sacrés et textes sacrés.
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La gnose est une connaissance au-delà de la connaissance rationnelle, qui possède une force de révélation,
tout en s’enracinant dans la reconnaissance du moi
véritable de chacun.
*
La nuit avant que l’inspiration ne me souffle qu’il
fallait que je me sauve moi-même, que je trouve le salut
en tournant le dos à ma fausse vie en commettant le
meurtre de cet homme, j’ai rêvé que j’embrassais le
cadavre du Sauveur mort. Il était froid, pâle, bien plus
petit que je ne l’avais imaginé. Son corps ressemblait au
mien.
*
Il y a peu, Poppy Z. Brite a défrayé la chronique en
publiant dans son bulletin une longue méditation
fantastique traitant d’une rencontre érotique entre elle
et la dépouille de William Burroughs. Froid, pâle, sans
doute plus grand qu’elle ne s’y attendait, le cadavre
bénéficia des attentions d’une maîtresse aussi ravie
qu’experte. On ne peut s’empêcher de penser que
Burroughs en eût été aux anges.
*
Au centre de son cœur anarchique, l’idée de la narration aspire simultanément à une totalité englobante et
à la fracture. On commence à un endroit donné, à un
moment donné, et on passe ailleurs. De façon impérieuse, on retourne à peu près au point de départ. On se
retrouve soi-même, ou pas. C’est satisfaisant lorsque cela
se produit, mais mieux, bien mieux encore, lorsque l’on
met au rebut des versions dépourvues de cohérence. Les
blagues, les anecdotes et les histoires farfelues sapent les
attentes paresseuses et conventionnelles, alors émaillons
carrément de cocasseries ce qui est dépourvu d’humour !
Pour les prosaïques, suggérons la notion flottante de
« thème » : le « thème », disons de la « possession ». Il faut
bien reconnaître l’incapacité des prosaïques à reconnaître
que chaque texte représente un acte de « possession ».
Tandis que le lecteur dévore le texte, le texte inexorablement envahit et colonise le lecteur, lequel, contrairement
au texte qui le dévore, est altéré par ce processus, et ce
via l’expression la plus vraie, la plus sûre et la plus
infaillible du «thème» : le détail. Il en résulte que chaque
détail vibrant recèle une composante érotique.
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Il est dans l’érotisme à la fin plus que nous ne sommes
d’abord portés à le reconnaître.
Personne aujourd’hui n’aperçoit que l’érotisme est un
monde dément et dont, bien au-delà de ses formes éthérées,
la profondeur est infernale.
… L’érotisme est d’abord la réalité la plus émouvante,
mais elle n’en est pas moins, dans le même temps, la plus
ignoble. Même après la psychanalyse, les aspects contradictoires de l’érotisme apparaissent, en quelque manière,
innombrables : leur profondeur est religieuse, elle est horrible, elle est tragique, elle est encore inavouable. Sans doute
même d’autant plus qu’elle est divine.
Les Larmes d’Éros, Georges BATAILLE
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« Dieu est dans les détails », disait Flaubert qui mit en
scène un pharmacien borné du nom de Mr Homais,
lequel plaça les vêtements ondulants d’Emma Bovary
devant la chaleur incandescente du four à bois. Voilà
exactement ce que nous avons besoin de savoir à propos d’Emma Bovary.
Voici trois détails tirés de ces histoires :
« Ce pistolet semi-automatique en acier effilé, disposant d’un canon à visée de quinze centimètres et
d’une crosse recouverte d’un épais caoutchouc à
damiers, pesait plus d’un kilo et hébergeait, telles les
graines d’un fruit létal, de petites balles au costume
argenté » (Délivrance ).
« Dans les rues, l’âpre puanteur des gaz d’échappement se mêlait aux odeurs plus diffuses de jasmin, de
relents d’égout, de sauterelles frites dans l’huile pimentée, de fruit durian mûr – semblable à celle de la chair
putréfiée recouverte d’une épaisse couche de crème
sucrée » (Self-made man).
«On aurait dit une sorte de ragoût gigantesque, plein
de viande luisante, d’éclats d’os brisés, de boyaux géants
arrachés à leurs amarres, accompagnés d’une riche sauce
de sang couleur cuivre. L’odeur d’égout des intestins
rompus montait de son corps comme une vague chatoyante » (Délivrance ).
Dans Le vin de l’âme , histoire farfelue s’il en est, la
foule d’une rue d’Amsterdam se déplace de manière
« péristaltique », comme propagée de proche en proche
dans les intestins par des ondes de contraction ; In vermis veritas apparaît comme une bulle d’inspiration pure
écrite en introduction à un roman brut de décoffrage,
qui présente les méditations formidablement éclairées
d’un « connaisseur de la mort », un asticot ô combien
conscient, dévoué tout à la fois au goût et aux sensations
mémorielles plus piquantes encore contenues dans le
« rose translucide des viscères fraîches, l’indigo passé de
la pourriture » de ceux qui sont morts dans la peur et la
souffrance. L’asticot est un lecteur doté pour une fois
du pouvoir glorieux de prendre la place de l’auteur.
*
Qui donc, si je criais, m’entendrait parmi les hiérarchies
Des anges ? et, en supposant que l’un d’eux soudain
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Me prenne sur son cœur : je succomberais, mort de
Son existence plus forte. Car le beau n’est rien
Que le premier degré du terrible ; à peine le supportonsnous,
Et, si nous l’admirons ainsi, c’est qu’il néglige avec dédain
De nous détruire. Tout ange est effrayant.
La première élégie, in Les Élégies de Duino,
Rainer Maria RILKE (trad. J.F. Angelloz)
Self-made man
*
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J’ai rêvé que j’embrassais Jésus mort dans son
tombeau vide, une simple grotte, en fait. Dans mon
rêve, j’adorais son petit corps blessé. Il me paraissait
extraordinairement beau, car il disait chaque trace
de son parcours jusqu’à la crucifixion : les cals rugueux
de ses plantes de pieds, toute l’angoisse inscrite sur son
front, les rides profondes, comme taillées au couteau au
coin des yeux, la crasse incrustée aux jointures de ses
articulations. De nombreux, nombreux petits signes
d’épuisement. Et puis, bien sûr, les blessures.
Je palpai chaque centimètre, chaque portion, chaque
micromillimètre de son corps, et au contact de mes
mains, son corps parla. Il s’exprimait en braille. Son
corps était un texte sacré. Au fil de la lente exploration
de mes doigts, de ma langue, de mes paupières, de mes
lèvres, en pressant l’étoffe transie de mes joues et du
bout de mes seins, l’aréole aussi, le dessous de mes seins,
et puis le baiser délicat et patient de mes lèvres, je lus
une abominable grandeur 1.
1. En français dans le texte (N.d.T.).
Il était mort en érection, la mort l’avait conservé
ainsi. Tout son corps était robuste, tendu de muscles
dignes d’un corps de mulet, un corps de paysan, sa peau
de Méditerranéen légèrement colorée du verdâtre des
olives du Levant. Il avait le corps de la couleur d’un plat
préparé sur un feu de camp dans le désert, plus clair sur
les paumes, plus mat au niveau des genoux, des coudes
et des bourses. Et l’odeur de sa peau suggérait le sable, le
soleil ardent, la fumée des feux que les voyageurs faisaient en bordure des lacs salés pour cuisiner.
C’est le rêve le plus érotique que j’ai jamais fait,
quand bien même il y était question de connaissance.
Le braille est une rue à double sens.
Je m’éveillai transfigurée à un monde transfiguré.
Dans la lumière de la transfiguration, tout avait changé.
*
Le monde est un mangeur de cadavres. Toutes les choses
mangées en lui meurent elles-mêmes aussi. La vérité est un
mangeur de cadavres. Par conséquent, aucune personne
nourrie [de vérité] ne mourra.
… Dieu […] un jardin. L’homme […] jardin. Il y a
[…] et […] de Dieu. […] Les choses qui sont en […]
je souhaite. Ce jardin [est l’endroit où ils me diront :
«… mange] ceci ou ne mange pas [cela, comme tu le]
veux. » Là où je mangerai toutes choses est l’arbre de la
connaissance.
L’Évangile de Philippe,
Bibliothèque de Nag HAMMADI
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In vermis veritas
Traduit par NICOLAS RICHARD
En 1996 on m’a demandé de rédiger une préface à Registry of death, un roman brut de décoffrage de Matthew
Coyle et Peter Lamb publié chez Kitchen Sink Press. Voici
ce que j’ai trouvé. Il s’agit du premier texte d’une série de fictions plus ou moins liées les unes aux autres, dans lesquelles
tous les personnages seront des vers ou bien des larves.
« Ça n’a rien à voir avec la mort, mais ça a à voir avec la
sublime beauté de la couleur de la viande. » Ainsi parlait
Francis Bacon, un peintre du XXe siècle, expliquant
pourquoi il peignait des scènes sordides et sanguinolentes. Tout en admirant son sentiment, j’émets
également le postulat que le fait d’apprécier la couleur
de la viande faisait de Bacon précisément un véritable
connaisseur de cette mort qu’il prétendait éviter.
Je me considère moi-même comme un expert en
matière de mort. Un expert doublé d’un connaisseur,
même. Tandis que des millions de confrères et de
consœurs mâchouillent et grignotent les premiers abats
qu’ils trouvent sur leur chemin, inexorablement mais
machinalement, moi, je me réserve pour le meilleur : la
carcasse gâtée par la frousse. La carcasse qui a enduré
l’angoisse de la mort lente, l’agonie. La viande saisie par
le feu, la viande tranchée par l’acier, la viande flanquée
d’une balle dans les tripes.
Ici, à l’abattoir, je me régale.
Ça a tout à voir avec la mort. La sublime beauté de
la couleur de la viande, toute cette palette de coloris : le
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Self-made man
In vermis veritas
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violet spongieux de la chair noyée, le rose translucide
du viscère frais, l’indigo passé de la pourriture. Bacon a
dû peindre dans un abattoir. La sublime beauté du goût
de la viande, tout cet éventail de goûts…
Lorsque nous réduisons une carcasse en os, nous ne
nous contentons pas de dévoiler sa structure : nous en
devenons ses éléments constitutifs. Pour presque tous
les autres, il s’agit de casser les protéines et de réapprovisionner les simples tissus larvaires. Mais pour moi,
c’est une sorte de catharsis. Je me pénètre des qualités
du mort, je me sustente de ses perceptions, et peut-être,
d’une certaine manière, j’aide à la libération de son âme.
Moyennant quoi j’ai vécu des milliers de vies. J’ai
mémorisé un nombre incalculable de tomes. D’une certaine manière, j’en ai même écrit plus d’un. J’ai élaboré
des dynasties entières, puis je les ai sapées ou je les ai
regardées s’effondrer. J’ai été le fœtus dans la matrice, le
gourou dans la grotte. J’ai digéré les concepts de liberté,
d’amour, d’éternité puis je les ai excrétés à l’infini.
Des hommes tuent d’autres hommes, parfois par pur
sport, parfois par amour, parfois ils les envoient à l’abattoir uniquement pour les donner en pâture encore à
d’autres hommes – ou bien, s’ils restent trop longtemps,
pour qu’ils nous soient livrés en pâture, à moi et aux
miens. Chacun pense qu’il a vécu la pire des périodes
de tous les temps, mais les choses n’ont jamais été bien
différentes.
Je me glisse dans le cerveau légèrement endommagé
d’un jeune homme mort sans raison précise, après une
partie de chasse honorable et qui dura assez longtemps.
Les morceaux luisants se dissolvent, se décollent, se cassent en leurs composants chimiques. Je me rassasie de
cette soupe primordiale de son esprit. La terrifiante prise
de conscience qui s’est abattue sur lui à l’instant de la
mort ne fait qu’en relever le goût.
Je m’enivre du flot de ses expériences et de ses émotions. Je synthétise sa connaissance. Je revis toute sa vie
pendant le laps de temps nécessaire pour me grignoter
un chemin à travers son cerveau en putréfaction. Je me
vautre dans son univers. Je revis sa lente agonie et je
meurs avec lui.
Comme toujours, je me réjouis d’être un asticot à l’abattoir plutôt qu’un homme.