Self-made man_Maj BAT
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Poppy Z. Brite Self-made man Nouvelles traduites de l’américain par Sylvie DENIS, Nicolas RICHARD et Laurence VIALLET Introduction PETER STRAUB L’idée de tuer cet homme m’est venue de but en blanc le jour où je me suis rendu compte que l’une de mes deux vies me rendait folle. * Poppy Z. Brite ne va jamais vraiment là où on l’attend. Tout en survolant certains thèmes récurrents, elle guette le moment idéal pour planter ses crocs dans ses obsessions. Tout auteur de fiction digne de ce nom, et qui vise à autre chose qu’à la simple distraction du moment, tourne précisément de cette manière audessus de son territoire de prédilection, obsédé comme un faucon, attendant l’occasion de fondre. * Jusqu’au moment où l’inspiration posa ses mains divines sur mes épaules pour me faire sortir de mon cadre, j’étais fière de mon numéro d’équilibriste. Dans 9 mon école, aucune autre fille n’était capable de flotter comme moi – c’est ce que je me disais. Aucun garçon non plus. Une telle fierté vous aveugle et vous met de la cire dans les oreilles. * La simple activité sexuelle est différente de l’érotisme ; la première est donnée dans la vie animale et seule la vie humaine présente une activité que définit peutêtre un aspect diabolique , auquel le nom d’érotisme convient. Les Larmes d’Éros, Georges BATAILLE Self-made man * 10 Je suis la maîtrise et l’incontrôlable. Je suis l’union et la dissolution. Je suis l’éternel et je suis la dissolution. Je suis celui d’en dessous, Et ils viennent à moi. Le tonnerre : esprit parfait, in La Bibliothèque de Nag HAMMADI * Ce qui ne participe pas de la conscience n’est pas humain, et néanmoins même un singe est capable d’éprouver du chagrin. * Vous voyez la nana à moitié nue qui fume un joint au bord de la rivière entre les deux gars vêtus seulement de leurs rictus en bandoulière? Vous voyez la nana à l’arrière de la Harley, les bras passés autour du montagnard barbu ? C’est moi. Et c’est moi là aussi en cours d’anglais, qui lève la main pour informer un monsieur Froelich ébloui que Their Eyes Are Watching God, le roman de la lumineuse madame Zora Neale Hurston, progresse en référence constante à une métaphore organique très précise. Sur celle-ci, on dirait que je suis morte, alors qu’en fait j’ai seulement brièvement perdu connaissance, en raison de la drogue que m’a administrée le doux Denny Watters, un vrai saint, qui mourut trois jours plus tard de la suite de ses blessures par balles ; c’est moi, sur mon trente et un, prête à me rendre à la fête de la promo aux bras de Tommy Deutsch, qui devait par la suite intégrer Brown en avance. Ça, c’est la limousine qui nous a baladés toute la nuit. Le chauffeur nous a trouvés dégoûtants. Là, c’est l’endroit où je suis allée après avoir largué Tommy Deutsch, et eux, là, ce sont les gens qui habitaient ce taudis : le gros Toomey, épatant, batteur ; son amant Jerome, lead guitariste; et Hilly, une nana qui traînait avec Jerome, une véritable succube qui jouait de la basse électrique. Leur groupe s’appelait Duino Elegy. Une heure environ après que j’ai pris cette photo, on était enlacés sur leur matelas, et je me souviens m’être dit que Jerome eût été bien plus avisé en se contentant de rester homo, comme Toomey. Jerome avait un corps parfait pour un homo, on aurait presque dit un corps de fille. Comparée à Jerome, Hilly était une impasse de l’évolution. * 11 Le daoiste est à l’écoute des voix mystiques qui s’élèvent en lui et chantent dans ses viscères. Il visualise le souffle éthéré produit par la distillation des jus de ses entrailles : c’est au paroxysme de l’organique et au niveau le plus banal du quotidien que le corps se décante, que la matière est transmutée en essence et que la sublimation a lieu. Mais ceci n’est rendu possible que parce que le fonctionnement organique est sacré : car l’intérieur du corps, où se développent les sécrétions brutes, est le vaisseau des esprits raffinés. Le Corps : blason des daoistes, Jean LEVI Self-made man * 12 Dans un monde où les sécrétions brutes, fonctionnelles, parlent d’essence sacrée, le tissu des interactions sociales et le consensus stabilisateur des jugements dérivés de ces interactions se dissolvent en un obstacle obscène mais sans poids. Lorsque ce qui est littéralement interne est reconnu comme étant ce qui est littéralement central, une démocratie radicale s’affirme de toutes parts et nous occupons un univers égalitaire. Les personnes les plus profondément conventionnelles, les personnes dénuées de toute perspicacité, portent en elles une certaine quantité du divin – d’accès au divin – égale à celle des plus éclairés. Chacun occupe un échelon équivalent aux autres dans la chaîne alimentaire, et chacun est potentiellement une offrande sacramentelle. On peut en dire autant de la narration, ainsi que de cette version de la narration que l’on appelle l’«histoire». * Pendant mon année et demie à l’Université d’État, j’ai suivi mon bon vieux schéma consistant à vivre pour moitié dans la lumière ordinaire, et pour moitié dans la richesse de l’obscurité. À l’exception de quelques étudiants qui faisaient de même, et la plupart étaient des filles qui savaient rester discrètes, personne ne se douta de quoi que ce fût. Pour pouvoir vivre une double vie, il faut savoir assurer ses arrières. Mais cela m’a considérablement pesé, a sapé mes convictions. La mort de ses propres convictions est toujours un crève-cœur. Il avait suffi que j’échange un regard complice avec l’une de mes camarades de première année d’histoire de l’art, que vingt-quatre heures auparavant j’avais entrevue dans l’atmosphère tropicale de l’univers caché, pour que notre projet commun paraisse creux et malavisé. Ces doutes concernant mon authenticité atteignirent leur apogée un samedi soir tard, lorsqu’une fille du nom d’Abbey Pullman se matérialisa à côté de moi, au beau milieu d’une chaotique soirée étudiante. Aguicheuse, d’une beauté sombre et corrompue jusqu’à l’os, Abbey Pullman était originaire de New York City. Elle traînait derrière elle l’aura des écoles privées très sélectes, la fortune de famille, la maison d’été en Toscane et les vacances discrètes en centres de désintox où officient non pas de vulgaires cuistots, mais de véritables chefs cuisiniers. Abbey approcha sa bouche en forme de cœur de mon oreille et chuchota : « Ma chérie, par le plus grand des hasards, aurais-tu le numéro de beeper de la petite garce sexy qui m’a parlé sous tes yeux hier soir?» J’ai pris mes clics et mes clacs et je me suis tirée de là le lendemain, navrée. * 13 Self-made man 14 Tous trois virent un jeune enfant sur l’autel, et quand le prêtre se mit à rompre l’hostie, ils eurent l’impression qu’un ange était tombé du ciel et avait coupé l’enfant en deux à l’aide d’un couteau, puis recueilli son sang dans un calice. Et lorsque le prêtre rompit l’hostie en plusieurs morceaux pour faire communier l’assemblée, ils virent qu’un ange était également en train de rompre l’enfant en plusieurs petits morceaux. Et quand, à la fin de la messe, l’ermite se présenta pour recevoir la communion, il eut l’impression de recevoir à lui seul une partie de la chair sanguinolente de cet enfant. En voyant cela, il fut en proie à un tel effroi qu’il hurla : « Seigneur, maintenant je crois vraiment que le pain consacré sur l’autel est Ton corps saint, et que le calice, autrement dit le vin, est Ton sang… » Les croyants, en particulier au cours des siècles précédents, comprenaient confusément le sacrifice de Dieu comme un prodige d’une grandeur abominable, et avaient une conscience claire du fragment sanguinolent de la chair divine qui descendait dans leurs ventres sous forme d’hostie… L’enfant taillé en pièces par l’ange, sa chair découpée en petits morceaux sanguinolents… reflètent le profond rapport attrait/répulsion vis-à-vis du mystère sacrificiel… L’Hostie consacrée : un excès miraculeux, Piero CAMPORESI * Certaines villes et certains moments aussi grouillants que des villes sont source d’inspiration pour l’œil qui sait observer. New York , Calcutta , Los Angeles, Shanghai avant l’invasion japonaise ; le Sarajevo de 1914, où un gars du nom de Gavrilo Princip assassina l’archiduc Ferdinand et la comtesse Sophie ; La Nouvelle-Orléans de 1918 où un assassin surnommé « L’homme à la hache » fit savoir aux lecteurs du quotidien TimesPicayune qu’il était « invisible, comme l’éther qui enveloppe votre terre»; Londres en 1967, où, sur une terrasse d’Islington, un acteur manqué du nom de Kenneth Halliwell se suicida après avoir assassiné son amant, le dramaturge Joe Orton… Tout lieu qui, à une période donnée, s’est illustré par un acte de violence caractéristique. Ou bien toute ville, comme Amsterdam, qui tolère ce qui ailleurs est condamné comme une déviation. * Je travaillais comme serveuse à La Nouvelle-Orléans. Je me tapais un délire à Boca Raton, consistant à me mettre un casque sur les oreilles, puis à composer des numéros dans tout le pays. Je disais : « Bonjour, M. Untel. J’espère ne pas vous avoir contacté à un moment inopportun. Vous avez été sélectionné pour participer à une grande enquête dans toute l’Amérique, cela ne prendra que quelques minutes de votre temps. Après avoir répondu à quelques questions simples, vous ferez partie des heureux gagnants sélectionnés pour la distribution de notre Grand Cadeau. » J’ai vécu dans un chalet avec un moniteur de ski qui avait besoin de sniffer son demi-gramme chaque matin juste pour sortir du lit. Je suis passée ensuite à Barnard, ce type coincé de l’appartement d’à côté qui me payait 100 dollars par livre d’Harlan Ellison, première édition, que je pouvais piquer à la bibliothèque de Colombia. J’ai pris un bus pour le Montana où, à force de baratin, j’ai décroché 15 Self-made man 16 un boulot dans un canard local et où, je vous le donne en mille, j’ai épousé un rancher. Quand Gainesville a commencé à sentir le roussi, j’ai pris un bus direction Palm Beach où, en gros, j’ai déconné à pleins tubes et failli me faire jeter en taule. J’ai travaillé ensuite à Minneapolis dans un salon de massage, où j’enduisais d’huile mentholée le dos des gars, je passais entre leurs jambes, je faisais glisser mes doigts sur leurs couilles et demandais s’ils étaient intéressés par un petit massage relaxant, ce qui évidemment était toujours le cas, malgré les 35 dollars de supplément. Jamais vu autant de bananes se raidir, et lorsqu’au dernier moment les bananes, happées par le désir, s’assombrissaient, ou bien grossissaient soudain dans ma main, traversées parfois d’un profond tremblement, au moment où elles prenaient leur forme ultime, il y avait là quelque chose qui n’avait plus rien d’humain. À cet instant, j’assiste à l’émergence du sacré. J’observe les muscles des bras et des jambes se raidir comme des poteaux. Je regarde le dos qui se cambre, le visage qui se tord tandis que l’homme intérieur remonte à la surface. C’est un effort, c’est un travail. Le corps lutte avant de violemment capituler. La chose brute entre mes mains transpire et se crispe comme un animal. Les veinules en dessous sont gonflées comme une cicatrice. Ça gronde et ça jure. Alors, d’un bond, l’homme intérieur sort enfin du corps et éclabousse d’un jet le torse du gentleman, m’aspergeant parfois le cou au passage, sortant d’un puits qui paraît sans fond. Après cela, la plupart des gars redeviennent illico des salopards. * Fin 1945, les textes gnostiques connus sous le nom de Bibliothèque Nag Hammadi furent découverts, enterrés au fond d’une grotte par deux frères, Muhammad et Khalifah Ali, du village égyptien de al-Qasr. Ils étaient en quête du sebakh, un terreau spécial utilisé comme engrais, mais ils découvrirent à la place une grande jarre qui, se dirent-ils, contenait soit un trésor, soit des esprits malins. Effrayés, mais ne désespérant pas de trouver de l’or, ils brisèrent la jarre à l’aide d’une pioche et virent qu’elle contenait des manuscrits, qu’ils rapportèrent au village. Quelques mois plus tôt, leur père, qui était gardien de nuit dans les champs d’irrigation du village, avait surpris et tué un intrus. Conformément à la tradition de la vendetta, il fut assassiné le lendemain. Un mois après que la Bibliothèque fut portée à al-Qasr, Muhammad Ali apprit que l’assassin de son père était l’homme endormi près de sa cabane, un innocent vendeur de mélasse. Muhammad, Khalifa et leur mère s’en prirent au vendeur de mélasse endormi, le tuèrent et le démembrèrent. Ils lui arrachèrent le cœur, le découpèrent en morceaux qu’ils se répartirent. Après le meurtre du vendeur de mélasse, la police rendit souvent visite à Muhammad. Il rejeta la faute sur la Bibliothèque et plaça certains volumes chez un prêtre copte. Sa mère se servit des autres comme combustible. D’autres encore furent vendus à des voisins pour quelques piécettes. Un criminel borgne des environs, un certain Bahy Ali, réussit à racheter la plupart des textes restants et les emporta au Caire, où le Musée copte en fit finalement l’acquisition. Entre temps, le conséquent Manuscrit Premier avait quitté l’Égypte en 17 contrebande – grâce aux soins d’un certain Albert Eid, trafiquant d’art belge qui craignait que celui-ci ne fût confisqué par le nouveau gouvernement de Nasser. Eid colporta le Manuscrit à la fondation Bollingen, puis à la Bibliothèque nationale, en vain. En 1952, après la mort d’Eid, l’institut Jung en fit l’acquisition, le Manuscrit fut même présenté à Carl Jung. Il passa ensuite également entre les mains du Musée copte du Caire. Les vingt années suivantes furent l’objet de batailles ignobles et honteuses entre groupes universitaires rivaux. Il n’y a là rien d’exceptionnel, tout ceci étant le lot commun dès qu’il est question d’objets sacrés et textes sacrés. Self-made man * 18 La gnose est une connaissance au-delà de la connaissance rationnelle, qui possède une force de révélation, tout en s’enracinant dans la reconnaissance du moi véritable de chacun. * La nuit avant que l’inspiration ne me souffle qu’il fallait que je me sauve moi-même, que je trouve le salut en tournant le dos à ma fausse vie en commettant le meurtre de cet homme, j’ai rêvé que j’embrassais le cadavre du Sauveur mort. Il était froid, pâle, bien plus petit que je ne l’avais imaginé. Son corps ressemblait au mien. * Il y a peu, Poppy Z. Brite a défrayé la chronique en publiant dans son bulletin une longue méditation fantastique traitant d’une rencontre érotique entre elle et la dépouille de William Burroughs. Froid, pâle, sans doute plus grand qu’elle ne s’y attendait, le cadavre bénéficia des attentions d’une maîtresse aussi ravie qu’experte. On ne peut s’empêcher de penser que Burroughs en eût été aux anges. * Au centre de son cœur anarchique, l’idée de la narration aspire simultanément à une totalité englobante et à la fracture. On commence à un endroit donné, à un moment donné, et on passe ailleurs. De façon impérieuse, on retourne à peu près au point de départ. On se retrouve soi-même, ou pas. C’est satisfaisant lorsque cela se produit, mais mieux, bien mieux encore, lorsque l’on met au rebut des versions dépourvues de cohérence. Les blagues, les anecdotes et les histoires farfelues sapent les attentes paresseuses et conventionnelles, alors émaillons carrément de cocasseries ce qui est dépourvu d’humour ! Pour les prosaïques, suggérons la notion flottante de « thème » : le « thème », disons de la « possession ». Il faut bien reconnaître l’incapacité des prosaïques à reconnaître que chaque texte représente un acte de « possession ». Tandis que le lecteur dévore le texte, le texte inexorablement envahit et colonise le lecteur, lequel, contrairement au texte qui le dévore, est altéré par ce processus, et ce via l’expression la plus vraie, la plus sûre et la plus infaillible du «thème» : le détail. Il en résulte que chaque détail vibrant recèle une composante érotique. * 19 Il est dans l’érotisme à la fin plus que nous ne sommes d’abord portés à le reconnaître. Personne aujourd’hui n’aperçoit que l’érotisme est un monde dément et dont, bien au-delà de ses formes éthérées, la profondeur est infernale. … L’érotisme est d’abord la réalité la plus émouvante, mais elle n’en est pas moins, dans le même temps, la plus ignoble. Même après la psychanalyse, les aspects contradictoires de l’érotisme apparaissent, en quelque manière, innombrables : leur profondeur est religieuse, elle est horrible, elle est tragique, elle est encore inavouable. Sans doute même d’autant plus qu’elle est divine. Les Larmes d’Éros, Georges BATAILLE Self-made man * 20 « Dieu est dans les détails », disait Flaubert qui mit en scène un pharmacien borné du nom de Mr Homais, lequel plaça les vêtements ondulants d’Emma Bovary devant la chaleur incandescente du four à bois. Voilà exactement ce que nous avons besoin de savoir à propos d’Emma Bovary. Voici trois détails tirés de ces histoires : « Ce pistolet semi-automatique en acier effilé, disposant d’un canon à visée de quinze centimètres et d’une crosse recouverte d’un épais caoutchouc à damiers, pesait plus d’un kilo et hébergeait, telles les graines d’un fruit létal, de petites balles au costume argenté » (Délivrance ). « Dans les rues, l’âpre puanteur des gaz d’échappement se mêlait aux odeurs plus diffuses de jasmin, de relents d’égout, de sauterelles frites dans l’huile pimentée, de fruit durian mûr – semblable à celle de la chair putréfiée recouverte d’une épaisse couche de crème sucrée » (Self-made man). «On aurait dit une sorte de ragoût gigantesque, plein de viande luisante, d’éclats d’os brisés, de boyaux géants arrachés à leurs amarres, accompagnés d’une riche sauce de sang couleur cuivre. L’odeur d’égout des intestins rompus montait de son corps comme une vague chatoyante » (Délivrance ). Dans Le vin de l’âme , histoire farfelue s’il en est, la foule d’une rue d’Amsterdam se déplace de manière « péristaltique », comme propagée de proche en proche dans les intestins par des ondes de contraction ; In vermis veritas apparaît comme une bulle d’inspiration pure écrite en introduction à un roman brut de décoffrage, qui présente les méditations formidablement éclairées d’un « connaisseur de la mort », un asticot ô combien conscient, dévoué tout à la fois au goût et aux sensations mémorielles plus piquantes encore contenues dans le « rose translucide des viscères fraîches, l’indigo passé de la pourriture » de ceux qui sont morts dans la peur et la souffrance. L’asticot est un lecteur doté pour une fois du pouvoir glorieux de prendre la place de l’auteur. * Qui donc, si je criais, m’entendrait parmi les hiérarchies Des anges ? et, en supposant que l’un d’eux soudain 21 Me prenne sur son cœur : je succomberais, mort de Son existence plus forte. Car le beau n’est rien Que le premier degré du terrible ; à peine le supportonsnous, Et, si nous l’admirons ainsi, c’est qu’il néglige avec dédain De nous détruire. Tout ange est effrayant. La première élégie, in Les Élégies de Duino, Rainer Maria RILKE (trad. J.F. Angelloz) Self-made man * 22 J’ai rêvé que j’embrassais Jésus mort dans son tombeau vide, une simple grotte, en fait. Dans mon rêve, j’adorais son petit corps blessé. Il me paraissait extraordinairement beau, car il disait chaque trace de son parcours jusqu’à la crucifixion : les cals rugueux de ses plantes de pieds, toute l’angoisse inscrite sur son front, les rides profondes, comme taillées au couteau au coin des yeux, la crasse incrustée aux jointures de ses articulations. De nombreux, nombreux petits signes d’épuisement. Et puis, bien sûr, les blessures. Je palpai chaque centimètre, chaque portion, chaque micromillimètre de son corps, et au contact de mes mains, son corps parla. Il s’exprimait en braille. Son corps était un texte sacré. Au fil de la lente exploration de mes doigts, de ma langue, de mes paupières, de mes lèvres, en pressant l’étoffe transie de mes joues et du bout de mes seins, l’aréole aussi, le dessous de mes seins, et puis le baiser délicat et patient de mes lèvres, je lus une abominable grandeur 1. 1. En français dans le texte (N.d.T.). Il était mort en érection, la mort l’avait conservé ainsi. Tout son corps était robuste, tendu de muscles dignes d’un corps de mulet, un corps de paysan, sa peau de Méditerranéen légèrement colorée du verdâtre des olives du Levant. Il avait le corps de la couleur d’un plat préparé sur un feu de camp dans le désert, plus clair sur les paumes, plus mat au niveau des genoux, des coudes et des bourses. Et l’odeur de sa peau suggérait le sable, le soleil ardent, la fumée des feux que les voyageurs faisaient en bordure des lacs salés pour cuisiner. C’est le rêve le plus érotique que j’ai jamais fait, quand bien même il y était question de connaissance. Le braille est une rue à double sens. Je m’éveillai transfigurée à un monde transfiguré. Dans la lumière de la transfiguration, tout avait changé. * Le monde est un mangeur de cadavres. Toutes les choses mangées en lui meurent elles-mêmes aussi. La vérité est un mangeur de cadavres. Par conséquent, aucune personne nourrie [de vérité] ne mourra. … Dieu […] un jardin. L’homme […] jardin. Il y a […] et […] de Dieu. […] Les choses qui sont en […] je souhaite. Ce jardin [est l’endroit où ils me diront : «… mange] ceci ou ne mange pas [cela, comme tu le] veux. » Là où je mangerai toutes choses est l’arbre de la connaissance. L’Évangile de Philippe, Bibliothèque de Nag HAMMADI 23 In vermis veritas Traduit par NICOLAS RICHARD En 1996 on m’a demandé de rédiger une préface à Registry of death, un roman brut de décoffrage de Matthew Coyle et Peter Lamb publié chez Kitchen Sink Press. Voici ce que j’ai trouvé. Il s’agit du premier texte d’une série de fictions plus ou moins liées les unes aux autres, dans lesquelles tous les personnages seront des vers ou bien des larves. « Ça n’a rien à voir avec la mort, mais ça a à voir avec la sublime beauté de la couleur de la viande. » Ainsi parlait Francis Bacon, un peintre du XXe siècle, expliquant pourquoi il peignait des scènes sordides et sanguinolentes. Tout en admirant son sentiment, j’émets également le postulat que le fait d’apprécier la couleur de la viande faisait de Bacon précisément un véritable connaisseur de cette mort qu’il prétendait éviter. Je me considère moi-même comme un expert en matière de mort. Un expert doublé d’un connaisseur, même. Tandis que des millions de confrères et de consœurs mâchouillent et grignotent les premiers abats qu’ils trouvent sur leur chemin, inexorablement mais machinalement, moi, je me réserve pour le meilleur : la carcasse gâtée par la frousse. La carcasse qui a enduré l’angoisse de la mort lente, l’agonie. La viande saisie par le feu, la viande tranchée par l’acier, la viande flanquée d’une balle dans les tripes. Ici, à l’abattoir, je me régale. Ça a tout à voir avec la mort. La sublime beauté de la couleur de la viande, toute cette palette de coloris : le 27 Self-made man In vermis veritas 28 violet spongieux de la chair noyée, le rose translucide du viscère frais, l’indigo passé de la pourriture. Bacon a dû peindre dans un abattoir. La sublime beauté du goût de la viande, tout cet éventail de goûts… Lorsque nous réduisons une carcasse en os, nous ne nous contentons pas de dévoiler sa structure : nous en devenons ses éléments constitutifs. Pour presque tous les autres, il s’agit de casser les protéines et de réapprovisionner les simples tissus larvaires. Mais pour moi, c’est une sorte de catharsis. Je me pénètre des qualités du mort, je me sustente de ses perceptions, et peut-être, d’une certaine manière, j’aide à la libération de son âme. Moyennant quoi j’ai vécu des milliers de vies. J’ai mémorisé un nombre incalculable de tomes. D’une certaine manière, j’en ai même écrit plus d’un. J’ai élaboré des dynasties entières, puis je les ai sapées ou je les ai regardées s’effondrer. J’ai été le fœtus dans la matrice, le gourou dans la grotte. J’ai digéré les concepts de liberté, d’amour, d’éternité puis je les ai excrétés à l’infini. Des hommes tuent d’autres hommes, parfois par pur sport, parfois par amour, parfois ils les envoient à l’abattoir uniquement pour les donner en pâture encore à d’autres hommes – ou bien, s’ils restent trop longtemps, pour qu’ils nous soient livrés en pâture, à moi et aux miens. Chacun pense qu’il a vécu la pire des périodes de tous les temps, mais les choses n’ont jamais été bien différentes. Je me glisse dans le cerveau légèrement endommagé d’un jeune homme mort sans raison précise, après une partie de chasse honorable et qui dura assez longtemps. Les morceaux luisants se dissolvent, se décollent, se cassent en leurs composants chimiques. Je me rassasie de cette soupe primordiale de son esprit. La terrifiante prise de conscience qui s’est abattue sur lui à l’instant de la mort ne fait qu’en relever le goût. Je m’enivre du flot de ses expériences et de ses émotions. Je synthétise sa connaissance. Je revis toute sa vie pendant le laps de temps nécessaire pour me grignoter un chemin à travers son cerveau en putréfaction. Je me vautre dans son univers. Je revis sa lente agonie et je meurs avec lui. Comme toujours, je me réjouis d’être un asticot à l’abattoir plutôt qu’un homme.