De l`acclimatation de l`art et de la poésie préraphaélite en Catalogne

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De l`acclimatation de l`art et de la poésie préraphaélite en Catalogne
De l’acclimatation de l’art et de la poésie préraphaélite en Catalogne à travers l’exemple
d’Alexandre de Riquer.
ELISEO TRENC
Université de Reims
Alexandre de Riquer, introducteur de l’art britannique en Catalogne
Même si Alexandre de Riquer avait quelques connaissances de la littérature et de l’art anglais avant 1894, un assez long séjour de deux mois en mai
et juin 1894 à Londres fut déterminant, comme il le déclara lui-même dans un
article qui lui fut consacré dans la revue The Studio en 1900 :
…un voyage qui détermina ma théorie de l’art actuelle. C’est alors que
l’art anglais se révéla à moi dans toute la force de sa personnalité aux racines
profondes. Après que j’ai admiré les Vieux Maîtres dans les Musées, les
Maîtres Modernes se tenaient devant moi plus forts que jamais, avec la
connaissance profonde de leur art – Burne-Jones, Millais, Moore, et par dessus les autres, pour moi, Dante Gabriel Rossetti, brillant comme un tournesol
de poésie, reflétant et reproduisant la beauté absolue. Ensuite, en dehors des
galleries d’art, il y avait les affiches de l’Avenue Theatre d’Aubrey Beardsley
sur les murs, dans les rues et dans les stations souterraines du métro, les couvertures de sa revue « Yellow Book » dans les vitrines des libraires, l’affiche
de la « Gaiety Girl » sur les portes des théâtres, le premier numéro de The
Studio dans les kiosques. J’étais ébloui par l’éclat de combinaisons artistiques
qui correspondaient à mes idées personnelles, ainsi que par l’originalité et la
richesse des créations d’art décoratif de William Morris…
Riquer revint à Barcelone avec des numéros de la revue The Studio,
la revue d’art la plus importante de Grande Bretagne, et par la suite sa bibliothèque (Riquer était un grand bibliophile), s’enrichit d’une collection de livres
et de revues sur l’art et la poésie britanniques unique à Barcelone à l’époque,
Entre 1894 et 1910 A. de Riquer va introduire en Catalogne cet art
britannique contemporain qui l’avait tant impressionné. L’influence de ce der113
nier va s’exercer dans le domaine des arts décoratifs, essentiellement des arts
graphiques (arts du livre et arts publicitaires) et d’après les dates, il va s’agir
essentiellement de l’Art Nouveau britannique. Riquer va introduire cet art de
deux façons, d’une part par des publications, d’autre part en prêchant l’exemple par des réalisations concrètes.
Les publications
«Cartells i cartellistas», La Renaixença, N° 7802, 13 mai 1899.
Le journal catalan La Renaixença reproduit la conférence donnée par
A. de Riquer au Cercle Artistique de Saint Luc le mardi 9 mai. Cette conférence
servait de complément à une exposition d’affiches dans les locaux du Cercle à
une époque où l’affiche était très à la mode. Riquer consacre sa conférence à
l’affiche mondiale, pays par pays. En ce qui concerne la Grande-Bretagne,
après avoir fait allusion à la première affiche anglaise moderne, celle de Fred
Walker pour The White lady de 1877, il présente à son auditoire l’œuvre de
Dudley Hardy, de Steer, de Greiffenhagen et d’Aubrey Beardsley. Il cite encore
Robert Anning Bell, Mackintosh, J. Hassal et achève son panorama de l’affiche
anglaise avec les frères Beggarstaff (William Nicholson et James Pride) dont il
souligne l’originalité. En conclusion, Riquer lui même un important affichiste,
comme nous le verrons, souligne l’importance de l’art de l’affiche dans la
démocratisation et l’exubérance de l’art moderne qui ne contient plus dans ses
sanctuaires, musées, églises, maisons particulières, et envahit la voie publique.
«L’Album-catalech dels enrajolats hidraulichs de la casa Escofet, Tejera y
Cía», Joventut, Any 1, N° 13, 10 mai 1900.
La revendication de l’égalité des Arts Décoratifs et des Beaux Arts est
un des points les plus importants de l’influence de la vie artistique anglaise
dans le mouvement de l’Art Nouveau dans toute l’Europe, en particulier avec
le mouvement de renaissance de l’artisanat, l’ « Art and Crafts Movement »
inspiré par William Morris.
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Dans son article sur les carrelages de la maison Escofet, Tejera y Cía.,
Riquer affirme que l’on doit prendre autant au sérieux l’art industriel que l’art
de la peinture ou la sculpture, que dans un pays aussi moderne que
l’Angleterre des artistes géniaux comme William Morris ou Walter Crane ne
considèrent pas comme indigne de leur talent l’exécution d’un projet de tuile,
de meuble, de page de titre de livre ou de papier peint, bien au contraire, ils
ennoblissent ainsi ce qui, à première vue, pourrait paraître vulgaire.
Cependant Riquer critique les industriels qui achètent à bas prix des
dessins à l’étranger car il pense que chaque peuple a un caractère bien déterminé, un cachet particulier que l’art décoratif doit refléter. Et ceci ne pourra
exister en Catalogne qu’en créant un art décoratif autochtone. L’Angleterre
est prise donc comme modèle, exemple d’une prise de conscience et de réalisation décoratives accomplies, en aucun cas comme modèle stylistique qu’il
s’agira de copier servilement.
«Aubrey Beardsley», Joventut, Any 1, N° 1, 15 février 1900
Il est curieux de constater, tout d’abord, que cet article sur Beardsley
paraît dans le premier numéro de Joventut, de la même façon que le premier
article sur Beardsley en Grande Bretagne par Joseph Pennell parut dans le premier numéro de The Studio en 1893. Comme Riquer connaissait parfaitement
l’article de Pennell, on peut penser qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence. Riquer
voulait certainement faire de Joventut, qui fut la revue la plus importante du
Modernisme catalan et dont il était le directeur artistique, le The Studio catalan.
Il s’agit, malgré la date tardive, Beardsley étant mort en 1898, du premier article consacré à Bearsley en Espagne. Le texte est illustré par cinq vignettes
représentatives du style linéaire de l’artiste. Après une brève notice biographique, Riquer s’occupe du premier chef d’œuvre de Beardsley, l’illustration de Le
morte d’Arthur de Malory, livre qu’il possédait. Riquer souligne le parfum de
musique rêvée et la tristesse pénétrante et douce qui se dégage de toute l’œuvre. Ensuite il s’ocupe de la polémique illustration de Salomé d’Oscar Wilde,
des treize volumes de la revue The Yellow Book et de la dernière revue à laquelle
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Beardsley collabora The Savoy, revues qui se trouvaient dans la bibliothèque de
Riquer. Ce dernier s’intéresse aussi à l’activité d’affichiste du prodige anglais,
insiste sur le caractère personnel et original de son œuvre et sur l’échec de ses
nombreux imitateurs. Comme tous ses contemporains, Riquer fut frappé par
l’étrangeté du talent de Beardsley. Il le qualifie d’esprit raffiné, de pervers intellectuel et le proclame le dessinateur le plus caractéristique du XIXème siècle,
tout en insistant sur le caractère maladif, pénétrant, incisif, marqué par la mort,
de son œuvre, rare mélange qui attire et répugne simultanément.
«Ex-libris», La Lectura, N° 24, 1902
Cet article de divulgation s’inspire, en grande partie, du N° spécial de
Noël de 1898 de The Studio, Modern Book-plates and their designers que
Riquer possédait puisqu’il fut abonné à la grande revue anglaise jusqu’en
1910. Dans ce panorama mondial de l’ex-libris Riquer considère l’Angleterre
comme le pays le plus important pour la renaissance du genre. Il écrit :
…Inglaterra, que hoy marcha al frente del mundo, marcando el paso e
indicando el camino, gracias a las sabias doctrinas que inculcaron a los artistas
británicos el poderoso genio de Ruskin, con su severa crítica, y Dante Gabriel
Rossetti, con sus obras; Inglaterra es, sin duda, la nación que cuenta con más cultivadores de este arte refinado y para los refinados hecho exclusivamente.
Ensuite il analyse rapidement l’œuvre des principaux dessinateurs
d’exlibris britanniques et il conclue avec Robert Anning Bell, son artiste préféré. L’article comporte des reproductions d’ex-libris de Byam Shaw, R.
Anning Bell et J.V. Simpson qui appartenaient certainement à sa collection,
une des plus importantes d’Espagne. Cet article est le premier consacré à l’exlibris artistique et moderne en Espagne. Il marque le début d’une période florissante pour cet art, essentiellement en Catalogne, jusqu’en 1910 environ.
Robert Anning Bell, Barcelone, 1910.
Riquer publia, non un article, mais un petit livre de 28 pages, de format in-4°, sur l’œuvre de Robert A. Bell, qu’il fit éditer par le meilleur impri116
meur catalan de l’époque, Oliva, de Vilanova i La Geltrú, souvent comparé à
la Kelmscott Press de William Morris. Robert A. Bell fut l’artiste anglais préféré de Riquer parce qu’il incarna ce que l’artiste catalan voulait faire, l’alliance entre le classicisme des maîtres italiens de la Renaissance et la modernité de la composition en aplats japonaise. De plus Bell fut un des principaux
représentants de l’Arts and Crafts Movement. Il fut l’un des meilleurs dessinateurs d’ex-libris et illustrateurs de son époque, aspects qui ne pouvaient
qu’intéresser Riquer, et dont il parle longuement dans son ouvrage. Riquer
analyse aussi les multiples activités du véritable touche à tout qu’était R.A.
Bell, la peinture à l’huile, l’aquarelle, la lithographie, le vitrail et les basreliefs polychromes en stuc. Le parallèle qu’il trace entre Beardsley et Bell est
intéressant et donne une bonne définition de l’art du dernier :
La especie de neurosis que caracteriza a Aubrey Beardsley, no devora a
Bell; éste ve simple, luminoso, sin complicaciones, menos atraído por la representación de la vida moderna; aquél sorprende e inquieta, éste encanta y seduce.
Les réalisations
Bien avant les années 1890, Riquer était déjà connu comme décorateur. Il avait, dans les années 1880, dessiné des bijoux, des tapis, des meubles,
et il gagnait sa vie essentiellement comme illustrateur. Mais il va trouver dans
l’Arts and Crafts Movement britannique une raison de poids pour continuer
ses multiples activités et, par le biais de l’idée de l’ennoblissement de l’art
industriel, une justification de son travail. L’affiche, l’ex-libris et par conséquent la gravure, en particulier l’eau-forte, l’illustration vont constituer pour
lui des domaines d’activité privilégiés.
La première affiche catalane moderne, c’est à dire n’obéissant plus
à l’esthétique du chromo des années 1880, est l’affiche de Riquer pour la
IIIème Exposition des Beaux Arts et Industries Artistiques de Barcelone de
1896. C’est une affiche horizontale, assez chargée, de goût néo-gothique. On
y sent l’influence de certaines compositions du préraphaélisme tardif, bien
que les visages des deux allégories féminines n’obéissent pas encore aux
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canons de l’école. Mais très rapidement le style des affiches de Riquer va
évoluer vers un art plus inspiré par l’affiche belge, par Privat-Livemont et
Edmond Meunier. Cependant, comme il l’affirme lui-même, c’est à Londres
en 1894 qu’il découvrit l’affiche moderne, ce qui lui donna envie, à son retour
à Barcelone, d’implanter cet art en Catalogne. Mais il dut attendre les années
1896, et surtout 1897 et 1898 pour convaincre les hommes d’affaires catalans
d’adopter l’affiche illustrée comme média publicitaire.
De même pour l’ex-libris, l’impulsion vient de la Grande Bretagne,
de la parution du N° spécial de Noël de 1898 de The Studio déjà cité. Et si le
désir d’implanter cette modalité artistique en Catalogne provient de la
connaissance qu’a Riquer des productions anglaises, ses ex-libris possèdent
un caractère propre et présentent un caractère poétique très original qui font
qu’on ne peut parler en aucune façon de copies de modèles britanniques.
Riquer fut considéré comme un maître incontesté de l’ex-libris européen de
l’époque 1900 comme l’atteste le fait que la publication de son recueil Exlibris d’Alexandre de Riquer, ait été faite à Leipzig en 1903, financée par un
grand collectionneur, le comte de Leiningen-Westerburg.
Le même phénomène se produit dans le domaine de l’illustration. On
observe un changement radical de style entre ses réalisations antérieures à
1894, marquées par le dessin à la plume réaliste, et les œuvres postérieures à
son voyage à Londres. Les illustrations que Riquer exécute entre 1895 et 1898
pour les numéros du nouvel an de la revue La Ilustración Artística, de la maison Montaner y Simon, sont révélatrices à ce sujet. L’artiste mêle le japonisme de Beardsley et de Toulouse-Lautrec au gothicisme de William Morris
dans des compositions planes et décoratives, aux couleurs pastel, très harmonieuses. La thématique essentiellement allégorique et féminine peut être inspirée par Rossetti, mais je pencherais plutôt pour l’art symboliste contemporain. Ses deux recueils de poésie dont je reparlerai plus tard, Crisantemes
(1899) et Anyoranses (1902) sont, par l’intégration du texte et de l’image, par
la mise en page asymétrique, par leur format petit et oblong, des exemples
précieux de l’esthétique du livre Art Nouveau, au raffinement formel parallèle
à la préciosité de l’écriture et du contenu. En fait, il est très difficile de sépa118
rer de façon trop arbitraire ce qui peut venir de l’art du livre anglais de ce qui
vient du livre symboliste français. Les deux influences se mêlent étroitement
dans des produits qui puisent également dans une tradition et un contexte
catalans, comme nous le verrons pour la poésie.
Le format petit et oblong, deux fois plus haut que large (18,6 x 9 cm)
pour Crisantemes, (19,2 x 9cm) pour Anyoranses, était apparu en Angleterre
en 1892. Il avait été utilisé par Charles Ricketts, un des grands rénovateurs de
l’art du livre, pour les Silverpoints de John Gray en 1893 et avait eu la préférence de Laurence Housman, illustrateur et décorateur, pour une réédition de
Goblin Market de Christina Rossetti en décembre 1893. Mais ce format fut
également à la mode à Paris à la fin du XIXème siècle, sous le nom de «
Régence » comme il sied parfaitement au raffinement de la poésie décadente
et à l’élitisme des esthètes de l’époque. L’éditeur E. Dentu publie dans ce format la « Petite Collection Guillaume » et la librairie Borel la « Collection
Lotus Alba », dont un des fleurons est l’édition de Byblis de Pierre Louÿs, en
1898. Il est donc difficile de savoir si le modèle du format provient du livre britannique ou français, certainement des deux, car ce qui importe c’est qu’il
s’agit d’une même esthétique, c’est à dire du caractère raffiné, élégant d’un
livre qui est présenté comme un objet d’art en soi, un bijou littéraire, admirablement défini dans le paratexte de Byblis par ces quelques lignes :
Il faut que le « Lotus alba » soit un bijou littéraire, la perle fine entre
les perles, sertie dans l’or vierge et parée des diamants que l’art lui prodiguera.
Dans la plupart des illustrations on assiste à une déformation de
l’image de la nature et de la flore en particulier, par une poétique du dessin
qui réside dans une stylisation très subtile, une composition en aplats, sans
profondeur, une façon d’isoler au milieu du blanc de la page et de mettre en
valeur le motif iconographique, ce que j’appelle une mise en scène qui est à
rapprocher du subjectivisme de l’écriture, de l’intériorisation du point de vue
et du lyrisme. Le parti pris anti-réaliste, expressif, de la ligne qui isole la
forme et cloisonne la composition, comme dans l’art gothique, en particulier
le vitrail, est typique de l’esthétique de l’Art Nouveau, ainsi que l’application
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arbitraire de la couleur, réduite la plupart du temps à une ou deux teintes pastel très harmonieuses et qui traduisent de façon synesthésique dans le
domaine du chromatisme le sentiment psychologique exprimé par le texte. Ici
aussi, même si certains encadrements rectangulaires semblent venir de la
décoration du livre de William Morris, Riquer les emploie avec une totale
liberté, comme à la page 31 de Crisantemes, les superpose, les imbrique dans
une esthétique touffue très Art Nouveau.
L’importance de Riquer comme artiste décorateur fut fondamentale
pour le développement de l’Art Nouveau dans les arts graphiques en Catalogne.
Il fut le premier à cultiver dans ce nouveau style les modalités artistiques que je
viens d’énumérer. Autour de lui se créa un groupe de disciples à qui il ouvrit
généreusement les portes de son atelier et de sa bibliothèque. La base de ce
mouvement fut la parfaite connaissance de l’art britannique que possédait
Riquer et son désir d’émulation. Il fut le premier représentant, en quelque sorte,
d’une sorte d’Arts and Crafts Movement en Catalogne, comme le reconnaissait
le peintre Joan Brull dans un article consacré à l’art décoratif :
Certains grands artistes anglais commencèrent à exalter et à mettre
en valeur la décoration jusqu’à obtenir un style propre qui ne se confond avec
aucun autre. Les Allemands, les Danois et tout le Nord de l’Europe suivirent.
Par chance, nous avons nous, un artiste qui s’inspire de ces traditions : Riquer.
Le préraphaélisme dans la poésie d’A. de Riquer
Dans cette étude, je ne vais pas suivre un ordre chronologique, mais
plutôt un ordre thématique en allant des aspects les plus externes de la présence du préraphaélisme à ceux plus profonds et fondamentaux.
Les affinités esthétiques
En 1906 parut un recueil de poésies Aplech de sonets. Les cullites.
Un poema d’amor, composé exclusivement de 113 sonnets. Joaquim Molas a
montré l’intérêt des poètes modernistes catalans pour le sonnet après 1900.
D’après lui, il s’agirait d’une part d’une opposition à l’anarchie formelle loca120
liste et basée sur la théorie de la poésie spontanée du XIXème siècle en
Catalogne et d’autre part du désir de retrouver une forme harmonieuse et universelle avec les exemples classiques de Dante, Ronsard et ceux plus modernes de la poésie symboliste française avec Baudelaire, Verlaine, etc. En plus
des exemples mentionnés, en particulier de l’admiration de Riquer pour Dante
Alighieri, il faut ajouter l’exemple de Dante Gabriel Rossetti, avec The House
of life- A Sonnet Sequence (La Maison de la vie) qui comprend 102 sonnets.
Significativement, Riquer place en introduction à son Aplech de sonets, sa
traduction en catalan et en prose du sonnet de Dante Gabriel Rossetti, qui sert
d’introduction à The House of life, et qui est une sorte de définition du sonnet. Le livre est divisé en trois parties, je reviendrai plus tard sur Un poema
d’amor, qui vient compléter tout un cycle de poésie amoureuse, et je laisserai
de côté Les cullites qui n’a rien à voir avec la préraphaélisme pour ne m’intéresser maintenant qu’à la première partie Aplech de sonets. Celle-ci a pour
thème l’art lui-même, ce qui suppose un changement par rapport à la poésie
précedente de Riquer, consacrée à sa bien-aimée. Ce changement suppose une
évolution significative de la voix poématique qui s’éloigne du sentimentalisme subjectif pour assumer une certaine objectivité. Le poète s’évade de la
réalité du présent comme le dit le deuxième sonnet du recueil consacré «A la
mentida» (Au mensonge) et dans une esthétique idéaliste il évoque les sublimes aspirations, les lointaines et magnifiques ombres des temps anciens.
Cette attitude apparaît clairement dans les deux premiers ensembles,
« Antiquité » et « Moyen Age et Renaissance »,où l’on retrouve les deux
principales sources d’inspiration à la fois de son œuvre plastique et de sa poésie. Puis nous avons trois ensembles, « Temps modernes », « Bucolique » et
une miscellanée intitulée « Varia ».
Les sonnets de «Temps modernes » sont très intéressants parce
qu’ils nous donnent des informations sur les modèles d’inspiration de notre
peintre-poète. Après une incursion dans l’art français du XVIIIème siècle,
Riquer consacre trois sonnets aux préraphaélites et un autre au peintre idéaliste allemand Arnold Böcklin, proche des Préraphaélites tardifs. Le premier
des trois sonnets consacrés à l’art britannique moderne, «Els prerafaelites»
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(Sonnet XXXI), nous présente les membres de la célèbre confrérie artistique
comme les champions de l’art nouveau, de l’art moderne qui enterre l’art
insipide de la Royal Academy. Riquer cite les membres les plus importants :
Rossetti, Hunt, Millais, Madox-Brown, Burne-Jones, auxquels il ajoute
Ruskin et curieusement Keats dont la présence peut s’expliquer par
l’Arthurisme, présent aussi dans l’œuvre de Riquer. Les deux tercets sont
consacrés à Rossetti, considéré comme une réincarnation de Dante :
Aujourd’hui un Dante moderne et lumineux avance, le feu de la
Beauté irradie de son front, le cantique de l’amant pieux brille dans son cœur.
Cette affinité de Riquer avec Rossetti porte le premier à encenser The
House of Life, où le poète catalan trouve l’inspiration de sa poésie amoureuse
post-mortem ;
C’est la Maison de la Vie qui s’ouvre avec tout l’éclat lumineux, d’un
art nouveau qui éblouit.
Riquer consacre également le sonnet XXXII à Rossetti, « adorateur
et héritier de la Beauté », qui a fait revivre l’art florentin de la Renaissance
dans les « terres brumeuses d’Albion » et qui a injecté un sang neuf et une
vitalité méridionale dans l’art britannique. Cet apport de Rossetti est symbolisé dans le poème par l’image d’un rayon de soleil italien qui dore des plaines grises et par l’extension de la métaphore à la chaleur de l’amour qui fait
fondre la froideur des âmes nordiques :
et avec la chaleur d’un baiser des lèvres de Miss Siddal, vous avez
doté les neiges d’une âme vitale.
Le troisième sonnet glose Robert Anning Bell (sonnet XXXIV), une
figure mineure du mouvement préraphaélite, mais très admirée par Riquer qui
lui consacra, comme nous l’avons vu, un livre en 1910.
Aplech de sonets confirme donc l’intérêt et l’admiration de Riquer
pour le préraphaélisme dans trois modalités artistiques privilégiées : la peinture, la poésie et les arts décoratifs, en particulier les arts graphiques. Deux
aspects de l’art de Riquer que le contact avec l’art préraphaélite renforça sont
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aussi mis en valeur dans le recueil. D’une part l’admiration pour l’art gothique et d’autre part, la notion dantesque, transmise et revécue par Rossetti,
d’un amour transcendent, un amour analogue à un idéal artistique.
Le culte de la nature, le mythe de la forêt
La forêt constitue un des grands thèmes de l’œuvre plastique et poétique de Riquer, depuis son premier livre de contes en prose, ses souvenirs de jeunesse, Quan jo era noy, publié en 1897. Mais le réalisme, l’aspect « costumiste »,
familier de la nature dans ce premier livre, s’est idéalisé, est devenu symboliste
dans les poèmes en prose de Crisantemes (1899) et avec la partie Bucòlica du
recueil Aplech de sonets et surtout Poema del Bosch, dernier livre de Riquer paru
en 1910, la nature, la forêt sont devenues mythiques, la description de la forêt a
comme fonction d’ouvrir les portes de l’imaginaire, de la légende et de la tradition. Comme le dit Frédéric Mistral dans sa dédicace :
… la langue catalane devient la voix superbe de la mystérieuse et
divine nature. Je vous félicite pour la splendeur de vos descriptions qui rappellent l’horreur sacrée des végétations antiques et des bois où dort la Belle
du conte populaire.
Le recueil s’inscrit donc, bien que tardivement, dans le mouvement
culturel de la Renaixença de redécouverte du paysage catalan, de la renaissance de la musique populaire, du folklore et des légendes. Cette recherche de
l’identité nationale au moyen de la tradition populaire et du floklore est inextricablement unie aux grands courants idéalistes européens de la deuxième
moitié du XIXème siècle. La présence du cycle arthurique, d’abord dans une
conception romantique, puis plus raffinée à travers le filtre du préraphaélisme
et du wagnérisme, doit être comprise aussi bien en rapport avec l’ensemble
du mouvement idéaliste européen qu’avec ses manifestations catalanes spécifiques. Il est évident que dans ce temple majestueux et mythique peuplé
d’êtres surnaturels qu’est devenue la forêt, les prouesses des personnages du
cycle du roi Arthur en quête du Graal ou bien le poème consacré à Excalibur
sont proches des fantaisies gothiques et médiévales des artistes préraphaélites
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et du wagnérisme si à la mode alors en Catalogne. L’amour et la mort sont
unis dans des poèmes où la Fée Doralissa, la femme-symbole surnaturelle de
Riquer meurt par amour d’un poète mortel, ou lorsque la fée-sirène, la femme
fatale qui demeure au fond du lac, séduit et emporte le cavalier dans des strophes qui évoquent le célèbre tableau de Burne-Jones, The Depths of the Sea
(Les profondeurs de la Mer). Les fins tragiques sont caractéristiques des
œuvres préraphaélites, dans cette tension permanente entre Eros, naissance
d’une nouvelle vie et Thanatos, qui peut impliquer aussi la naissance à une
autre vie. Mais je dirais qu’il s’agit de thèmes universels, et que, contrairement à certains critiques, je ne pense pas que Poema del Bosch, puisse être
défini seulement comme un « poème arthurique ». Il y a certainement des
emprunts, des images qui viennent de l’art et de la poésie préraphaélite, mais
aussi wagnérienne, dans Poema del Bosch, mais je pense qu’il ne s’agit que
d’apparence, que d’un décor, car la conception de la nature de Riquer est
essentiellement panthéiste, pour lui il s’agit essentiellement d’un cycle perpétuel de germination, de croissance et de mouvement et à travers ce thème le
poète exprime la problématique Nature versus Civilisation, si caractéristique
de la pensée occidentale du XIXème siècle.
Il ne me reste plus qu’à aborder un thème où je pense que l’influence des préraphaélites et en particulier celle de Dante Gabriel Rossetti fut
plus fondamentale, celui de l’amour post-mortem.
L’amour post mortem
En 1899, l’année même de la publication de Crisantemes, Riquer
perdit son épouse, Dolors Palau, appelée Lolita. Cette tragédie transforma sa
vie et son inspiration poétique. Ces facteurs personnels et des tendances latentes de sa production littéraire s’unirent pour faire de Riquer, pendant les premières années du XXème siècle, un poète qui se consacra essentiellement à
évoquer la présence de l’amour perdu dans des poèmes où la nostalgie et la
tristesse se mêlent à l’espoir d’une réunification avec la bien aimée en un
amour transcendent, post mortem. En 1902, Riquer publia un recueil de poé124
sies en vers, au titre significatif, Anyoranses (Regrets), où la parenté thématique et formelle avec la poésie de Dante Gabriel Rossetti est évidente. Pour
mémoire rappellons que Rossetti perdit sa femme Elisabeth Siddal, seulement
trois ans après son mariage. La source d’inspiration du poète catalan et du
poète britannique d’origine italienne est la même, c’est la poésie de Dante
Alighieri. Rappelons que pendant la rédaction d’Anyoranses, Riquer, Joan
llongueras et Manuel de Montoliu (le traducteur de La Vita Nuova en catalan)
lisaient et commentaient la Divine Comédie dans des soirés littéraires qui
avaient lieu dans la maison-atelier de Riquer à Barcelone, derrière la cathédrale. Toute cette atmosphère apparaît clairement dans la dédicace du recueil
« A ma femme regrettée. A la mère de mes enfants Dolors Palau de Riquer.
Qu’elle repose en paix », et dans l’épigraphe, un extrait de la «Stanza
XXXIII» de La Vita Nuova. Le livre se compose d’un sonnet comme introduction et de soixante deux poèmes d’une grande variété strophique et rythmique. La vision béatifique riquerienne semble être plus proche de Rossetti,
« un Dante moderne et lumineux », comme il le qualifie quelques années
plus tard dans Aplech de sonets, que directement de Dante. On peut observer
par exemple la similitude entre les descriptions de la bien aimée dans le
poème The Blessed Damozel
Her robe, ungirt from clasp to hem,
No wrought flowers did adorn,
But a white rose of Mary’s gift,
For service meetly worn;
et le poème XXXVIII d’Anyoranses :
per l’ample roba de dalt baix oberta,
ofrena d’armonia
com la que fa la flor y a Deu envia
ingenuament oferta.
Dans un conte contemporain d’Anyoranses, El rei dels Àlbers,
publié dans la revue Catalonia, Riquer décrit une vision semblable, avec une
mention explicite aux deux sources littéraires qui s’unissent, The Blessed
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Damozel de Rossetti et la Beata Beatrix de Dante.
Le désir commun de revivre l’amour terrestre dans la gloire du
Paradis est exprimé dans l’image rossetienne du poète et de sa bien aimée qui
s’élèveront un jour :
Hand in hand,
To him round whom all souls
Kneel,…
Image que nous retrouvons dans la vision riquerienne du poète
guidé par son amour béatifique dans le poème VI d’Anyoranses :
Fins al trono del Altissim
Me farà de guia sant
Y allí, una llàgrima seva
Redimirà mos pecat
Cette thématique amoureuse se poursuit dans un recueil de poésies
Petons (Baisers), que Riquer ne voulut pas publier et qui ne le fut qu’en 1977,
corrigé et édité par Mariàngela Cerdà, après que j’ai retrouvé les épreuves
d’imprimerie dans le fonds de la bibliothèque des Musées d’Art de Barcelone.
Par rapport à Crisantemes et Anyoranses, un des aspects novateurs de Petons
est le fondement physique de l’expérience érotique idéalisée. Le crépuscule
est le moment de l’union amoureuse, lorsque, dans l’ombre, le corps de l’aimée brille d’un aura magique, une image récurrente également dans les eauxfortes de thématique amoureuse :
y en la claror difusa, trasparent, voluptuosa,
Ondular veig la curva movedissa y hermosa
De ma Vida qu’espera y vetlla enamorada.
Le thème du baiser symbolise la plénitude vitale de l’union amoureuse, une union ressentie comme divine et éternelle, avec des métaphores du
feu, de la flamme de l’amour associées au baiser qui rappellent la “fiama” de
Dante et la reprise du motif par Rossetti. Cependant, ce qui distingue Riquer
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de Rossetti, c’est le thème de la maternité qui est chez le premier associé à
l’amour et qui prévaut sur la sensualité.
Si la première partie de Petons est un chant vital où Riquer unit ses
deux thèmes de prédilection, la femme aimée et la nature, la deuxième est
antithétique de la première, c’est une sorte d’épitaphe à la femme aimée, le
poète exprime sa souffrance, le malheur ayant remplacé le bonheur. Riquer ne
conçoit pas dans Petons la possibilité d’un amour éternel, transcendent et
d’une réunion au-delà de la tombe. Le désespoir domine dans cette deuxième
partie de Petons. Mais dans Un poema d’Amor, où Riquer remodèle quelques
uns des poèmes de Petons, et qui constitue la troisième partie du livre Aplech
de sonets et de cette trilogie de poésie amoureuse commencée par Anyoranses
et Petons, reapparaît dans le dernier ensemble, « Sol post », l’espérance
d’un amour post mortem. Après des doutes au sujet de cette union transcendantale, la lumineuse certitude de l’union s’impose dans des visions paradisiaques qui rappellent l’univers poétique de Dante (sonnet XLI).
Un poema d’Amor comprend trois parties : « Ver Sacrum », qui
célèbre le printemps, la naissance de la vie et de l’amour, et l’adolescente virginale qui se transforme en femme avec une iconographie florale, à la fois
symbolique et décorative, caractéristique du décadentisme symboliste, puis
« Sol de migdia », où Riquer célèbre la plénitude de l’amour physique et spirituel, l’expression la plus profonde de l’union de l’homme avec la nature
avec le mythème de la « dernière fée » des bois qui se confond avec la
femme aimée et la maternité comme la réalisation totale de l’amour en un processus parallèle à celui de la végétation et du cycle des saisons, et finalement
« Sol post », où la mort est omniprésente, et où le désespoir ne peut être
transcendé, comme je l’ai déjà dit, que par la croyance en un amour post mortem.
Malgré un certain nombre d’emprunts et une parenté spirituelle et
vitale avec la poésie de Dante Gabriel Rossetti, vouloir faire de Riquer un
poète exclusivement préraphaélite me semble erroné. Son préraphaélisme,
comme celui d’autres poètes catalans contemporains, ne pouvait être identique
à la version originale britannique. A ce sujet d’ailleurs, on ne doit parler que de
la phase finale du préraphaélisme, la seule qui influença Riquer, celle qui est
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essentiellement représentée par Rossetti et ses jeunes disciples William Morris
et Edward Burne-Jones, et qui ne prend naissance qu’à la fin des années 1850,
et qui constitue un monde de rêve au style voluptueux et aux résonnances ésotériques et mystiques qui ressort, en fait, plus de l’ « Aesthetic Movement »
que du Préraphaélisme strictu sensus. D’autre part le symbolisme français
apportait des variations notables dans le traitement de thématiques complémentaires et la poésie catalane « moderniste » avec ses limitations de
contexte et de tradition littéraire, ne pouvait arriver au raffinement linguistique
et à la profondeur philosophique de la meilleure poésie préraphaélite. On ne
doit pas étudier non plus la poésie de Riquer uniquement en termes de comparaison et d’influences étrangères. L’expérience vécue du poète, son tempérament, sa voix sont des facteurs considérables, ainsi que la tradition culturelle
catalane. Le catholicisme est présent dans son œuvre et conditionne une image
de l’épouse, Dolors, où la maternité prévaut sur la sensualité. De même, les
motifs floraux récurrents dans son œuvre ont plus à voir avec la poésie lyrique
mariale de Jacint Verdaguer qu’avec toute autre influence littéraire.
Riquer fut indéniablement un passeur entre la culture britannique et
la culture catalane de son temps, il fut un véritable ambassadeur de l’art
anglais en Catalogne à la fois par ses écrits et ses œuvres, plastiques ou littéraires, et sans lui le « modernisme » catalan n’aurait pas eu, dans certaines
de ses réalisations, ce caractère anglais et parfois « préraphaélite » qu’il eut.
Mais comme je l’ai souligné pour les arts plastiques, l’Angleterre apparaît
comme un exemple de modernité, de tentative d’embellissement de la vie
quotidienne, de l’environnement de l’homme, mais jamais comme un modèle
à copier littéralement, et cela est vrai aussi pour la poésie. Il y a effectivement
transmission d’une esthétique, essentiellement idéaliste et proche du symbolisme et de l’Art Nouveau naissant européen, mais pas de copie, étant donné
que chaque nation à sa propre tradition culturelle. Je conclurai donc en disant
que si Riquer ne fut pas un artiste et un poète strictement préraphaélite, néanmoins il incarna en Catalogne l’idéal préraphaélite : l’artiste, l’artisan et le
poète réunis dans le même individu.
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ÉTUDE 8
Transmissions : Culture de l’exil en question
La transmission de la culture au sein de la communauté des exilés espagnols
de 1939 prend des formes et des discours variés, pas forcément opposés entre eux. Cela
viendrait de la différence des objectifs recherchés lors de l’élaboration des projets, du
cadre historique et géographique dans lequel ils se développent et de l’expérience personnelle de ceux qui les portent. Cette intervention se propose d’ouvrir la réflexion sur
les diverses expressions de la transmission de la culture dans l’exil, par l’étude de quelques cas, dans les contextes français et mexicain, les deux centres les plus importants
de l’exil républicain espagnol. Dans ce contexte large, une attention particulière sera
toutefois portée à la communauté catalane pour en dégager les particularités.
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