Bonnes vacances, une enfance toulonnaise

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Bonnes vacances, une enfance toulonnaise
Bonnes vacances !
Une enfance toulonnaise
© Philippe Berling
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Je me souviens avoir la permission, obtenue je ne sais
comment, de rentrer dans l’immense jardin d’une
vieille dame à Valbertrand, cueillir de larges feuilles
sur les basses branches de très grands mûriers, pour
mes vers à soie. De retour à la maison les gros vers,
couleur beurre frais, dévoraient les larges feuilles de
mûriers, avant de tisser leurs blancs cocons laiteux.
Je me souviens avoir réussi à monter une fois en vélo
jusqu’à La Roquière, notre maison du Super Toulon,
sans jamais mettre le pied par terre même dans le
tournant de La Tour Blanche dans lequel, par chance,
il n’y avait pas de voitures. J’ai pu le franchir en faisant
de grands S. Je savais que plus jamais de ma vie, je ne
réussirai cet exploit.
Je me souviens d’une sortie scout au Cap Sicié, sans
doute pour espérer y voir les nudistes. Nous avions
préparé la purée Mousseline à l’eau de mer et elle
était trop salée.
Je me souviens que mon premier spectacle, le premier
dans lequel j’ai joué, c’était aux scouts dans la salle
paroissiale de La Loubière : Les Plaideurs, l’unique
comédie de Racine. Avec la réplique « ils ont pissé
partout ! », des petits chats ou des petits chiots, je ne
me souviens plus.
Je me souviens qu’une fois ou deux et plutôt deux fois
qu’une, nous sommes arrivés à Toulon en descendant
une grosse semaine au Cercle Naval avant que les
parents ne trouvent une maison à louer. Dans cet
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hôtel de luxe pour marins gradés, surmonté d’un
clocher en plein centre-ville, nous dormions chacun
dans un grand lit blanc impeccablement refait tous les
jours. Avant de partir à l’école, des marins en gants
blancs nous servaient de copieux dîners et petitsdéjeuners dans une grande salle de restaurant
entièrement décorée de fresques océanes.
Je me souviens de mon prof de français de seconde,
c’était sa dernière année avant la retraite. Il se foutait
du programme. Il posait ses deux grands bras à
l’avant de son bureau, comme une araignée, et disait
des vers du Cimetière marin en roulant les r et en
détachant les syllabes. « L’insecte net gratte la
sécheresse ». « Midi le juste y compose de feux/La
mer, la mer, toujours recommencée ». Je découvrais la
splendeur complexe de ce long poème. Pendant des
mois on n’étudiait que ça, le Cimetière marin, j’en suis
toujours émerveillé.
Je me souviens jouer de la batterie tous les dimanches
à la messe de l’Immaculée Conception jusqu’à mes
dix-neuf ans, bien après avoir perdu la foi parce que
j’étais enchanté par la dialectique marxiste. Mais
j’étais amoureux de Véronique, l’organiste, qui
préférait les avances des élèves du Lycée technique
Rouvière, des gros durs que je n’avais aucune envie
d’i nd isp o ser . No us joui ons ens embl e po ur
accompagner la chorale « Les P’tits David » qui a
même enregistré un 45 tours (un disque noir avec
deux chansons sur chaque face), que j’ai toujours.
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Je me souviens avoir beaucoup gêné cette Véronique,
l’organiste de l’Immaculée Conception, en lui
demandant sur le ton de la plaisanterie si elle se
souvenait que j’étais amoureux d’elle trente-sept ans
plus tôt. Nous visitions, ma femme et moi, sa maison
qu’elle vendait. Les écarts que la vie a creusés
fragmentaient l’atmosphère, nous sautaient à la
gueule.
Je me souviens que mon premier travail considéré
comme professionnel fut de mettre en scène avec des
collégiens du Pont du Las, une adaptation que j’avais
faite de la fable de La Fontaine Les Animaux malades
de la peste.
Je me souviens que maman faisait « les comptes » le
jeudi matin : elle tenait un cahier sur lequel elle notait
et puis comptait les points que chacun de ses six
enfants gagnait selon qu’il ou elle avait débarrassé la
table, fait ses devoirs, eu des bonnes notes, été gentil
avec les autres, propre, etc. le maximum de points
était 49 ; 49 centimes que nous serrions fort dans nos
mains pour aller sur la petite place de Valbertrand le
jeudi, jour des comptes et de congé, acheter 4
carambars et 9 bonbons à un centime.
Je me souviens que quand je faisais semblant de
partir, comme toutes les semaines à la fac d’Aix, je
prenais grand soin de ne pas rencontrer mes parents
dans Toulon au détour d’une rue. J’évitais le port, le
cours Lafayette, le boulevard de Strasbourg. Je me
cachais au Revest chez Brigitte et Guylain, le pion
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responsable du Foyer Socio-éducatif. Une fois j’étais
parti à Milan : liberté totale, je ne risquais rien.
Je me souviens avoir traversé à la nage toute la baie
entre le Canebas et le bout occidental de la presqu’île
de Giens. Je m’étais entraîné en nageant longtemps le
long de la côte. Les derniers moments des quelques
quatre heures que cela a duré, c’est Charles qui a le
plus souffert. Il m’accompagnait à une petite distance
en bateau, il avait froid et peur de m’avoir perdu à
cause d’une petite houle où j’avais disparu.
Je me souviens des heures passées seul dans les
branches de l’abricotier de la maison de Valbertrand,
au soleil, et cueillir et manger, me remplir la bouche
avec les plus murs, les plus chauds et juteux.
Je me souviens de ma joie de récupérer la chambre
d’Isabelle partie faire ses études à Lumigny. Enfin
seul, après avoir partagé pendant quinze ans ma
chambre avec mes deux frères. Et en dehors de la
maison ! C’était une cabane de jardin en planches de
pin installée au bout nord-est de la terrasse. Le coin
où les tortues hibernent dans les jardins. Froide en
hiver, chaude en été. Avec des gouttières qui
tombaient au milieu du lit quand il pleuvait. Solitude,
inconfort et bonheurs secrets.
Je me souviens que les frères Roattino, scouts comme
moi à La Loubière, avaient mis sur leurs bleues des
carbu de 24 Dellorto.
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Je me souviens qu’avant l’atelier théâtre je faisais
partie du « Club Poésie » de Dumont pour dire mes
poèmes et des poèmes de Prévert.
J’avais séduit avec Dans ma maison tu viendras une
jolie blonde allemande qui avait un accent sucré
accompagné d’une moue mystérieuse et indolente,
Heidi, de Mannheim. Je l’avais si bien séduite
qu’ensuite je n’avais pas su comment la chasser de la
maison les deux étés qu’elle était venue passer ses
vacances à Toulon, et horripiler maman en ne disant
jamais quand elle repartirait.
Je me souviens voir de très haut Brassens chanter ses
chansons et invariablement faire un petit tour de
piste pour supporter les applaudissements, en saluant
au passage comme un compagnon de naufrage, son
contrebassiste Pierre Nicolas. A la sortie des artistes
de l’Opéra de Toulon, derrière une petite table,
Brassens distribuait des autographes. Je l’ai regardé
faire pendant un bon moment. Je voulais juste être là,
le regarder. Soudain, à ma grande surprise, il a levé les
yeux vers moi, m’a regardé longtemps, s’est levé pour
venir me serrer la main avec un grand sourire, sans
rien dire. Je suis sorti comblé comme jamais.
Je me souviens que mon premier emploi de
comédien professionnel, c’était plusieurs rôles dans
Le brave soldat Sveik de Brecht au Théâtre du Rocher
de La Garde, un des premiers spectacles de César
Gattegno qui revenait d’Allemagne de l’Est. Les larmes
aux yeux, il vantait le confort de la culture en pays
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communiste. Je trouvais désolant, presque ridicule,
son enthousiasme militant si proche de l’amertume.
Je me souviens que c’est au même Théâtre du Rocher
que je suis allé voir mon premier spectacle en tant
que directeur du tout nouveau Théâtre Liberté :
Georges Dandin mis en scène par Guillaume Cantillon
et joué par Stéphane Bault dont j’ai tout de suite aimé
la bizarrerie de jeu.
Je me souviens que nous avons crevé juste à la sortie
de Toulon après le Pont du Las, quand nous sommes
enfin partis vers midi, pour aller avec nos vélos
d’enfants dans la Drôme à Bellegarde-en-Diois. J’avais
15 ans, Paul, 14, Charles, 12. Après la réparation nous
nous sommes tapés les lacets du Castellet aux heures
les plus chaudes de la journée. Nous nous sommes
couchés dans un fossé un peu avant Salon-deProvence avec très très mal aux fesses. Nous nous
étions perdus dans la traversée de Marseille et
ensuite vers l’étang de Berre. 120 kilomètres. 150 le
lendemain. Il fallait toujours attendre Charles en haut
des côtes parce qu’il allait se rafraîchir aux arrosages
automatiques dans les vergers. Nous sommes arrivés
cinq minutes avant minuit. Dans les dernières
dizaines de kilomètres (que des montées !), nous nous
couchions sur le bitume de plus en plus longtemps
pour récupérer, en regardant les étoiles, en nous
foutant des éventuelles voitures qui auraient pu
passer.
Je me souviens avoir cru que les petites baies rouges,
les fruits des arbousiers que l’on trouve près de
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l’Abbaye du Thoronet, s’appelaient des barbouzes.
C’était dans les années soixante, De Gaulle avait
échappé de justesse à un attentat au sommet du Faron
lors de l’inauguration du Mémorial qui raconte la
Libération de la Provence.
Je me souviens du comédien du Malade imaginaire
excédé, nous menacer de ne pas jouer après avoir
agité sa sonnette fictive en hurlant « Drelin, Drelin »
cinq ou six fois dans une tempête de cris, de rires et
d’avions en papier planant admirablement en
d’infinies volutes autour du grand lustre de l’Opéra de
Toulon. Matinée scolaire. J’étais déprimé de me
trouver au milieu des barbares.
Je me souviens de la sortie en mer des familles. Une
fois par an, les femmes et enfants de marins partaient
pour une journée au large. La fois où maman a bien
voulu y aller, c’était sur le porte-avions Foch. Les
décollages et atterrissages des Etendards et des
Zéphirs m’ont beaucoup impressionné, mais moins
que les immenses hangars dans lesquels le groupe
rock des équipages répétait.
Je me souviens qu’il y avait eu dans le jardin de
Valbertrand une pluie de milliers de petites
grenouilles tombées du ciel. Elles ont sauté partout un
bon moment et puis, après, plus rien, disparues.
Je me souviens que pour aller du haut de l’avenue
Sainte Anne à La Roquière, juste après le tournant de
l’impasse de la corniche supérieure du Super Toulon,
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il faut monter ou descendre 315 marches toutes
différentes et arpenter un bon nombre de rues. Ca
prenait quinze minutes en descente et trente minutes
en montée.
Je me souviens avoir découvert tout un univers, le
monde ouvrier, en allant aux scouts de La Loubière
dont la plupart étaient fils de travailleurs de l’Arsenal
de Toulon. C’est comme ça que l’on partait en camp
d’été dans un car qu’ils avaient entièrement réparé et
retapé. Sauf qu’il ne montait les côtes qu’en marche
arrière.
Je me souviens du prof de français de première, son
dada c’était Zone, La Chanson du mal aimé et tout le
recueil Alcools d’Apollinaire. C’était un homme sérieux
et farceur. Un jour il n’a pas pu s’empêcher de
demander à une fille en retard : vous êtes en
« règles » ? en appuyant lourdement sur le mot
« règles » et en rigolant tout seul.
Je me souviens d’Ernest Blanc à l’Opéra de Toulon,
bissant en français La donna e mobile c’est à dire
Comme la plume au vent de Rigoletto, pour le plus
grand plaisir des habitués du paradis qui
commentaient ensuite âprement la luminosité de sa
voix en mangeant leurs sandwiches dans l’arrondi des
couloirs. Le grand baryton toulonnais n’avait pas
oublié à Bayreuth, New York ou Paris, les habitudes
de sa maison d’opéra d’origine. Ce souvenir est
bizarre puisque Blanc est baryton et que c’est un air
de ténor. Mon désir pris pour une réalité ?
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Je me souviens avoir lu les cent soixante-douze pièces
d’Eugène Labiche dans la pénombre des rayonnages,
des galeries, des échelles et des petites lampes des
grandes tables, dans le silence feutré de la
bibliothèque municipale pour y trouver une pépite : Il
est de la police, première pièce écrite après la
Commune de Paris. Le bourgeois versaillais qu’était
Labiche se révèle profondément traumatisé par la
répression policière de l’époque. Son alter ego,
Théodule Graindor, voit des flics partout : l’amant de
sa femme et Catherine, la nouvelle cuisinière, qui est
en réalité un homme travesti en fille depuis sa
naissance par sa mère pour le faire échapper au
service militaire. Qui ne sait plus où il-elle en est. Et
qui va, tel l’ange du Théorème de Pasolini, bouleverser
toute la famille, amant et femme de chambre compris.
Je me souviens que là où est maintenant le Théâtre
Liberté se trouvait le plus grand cinéma de Toulon, le
Gaumont. Mon premier souvenir du Gaumont est une
soudaine, subite et immense honte. Maman était très
contente de m’amener voir une adaptation au cinéma
d e s Joyeuses commères de Windsor de Shakespeare.
C’est la seule fois où je suis allé au cinéma seul avec
elle. Au début du film, le jeune roi est au lit et batifole
avec une très jolie prostituée. Voir cette scène juste à
côté d’elle, à quelques centimètres d’elle, me
mortifiait, m’accablait de honte tandis qu’elle ne
boudait pas son plaisir de me savoir si troublé et
rayonnait dans l’obscurité.
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Je me souviens qu’après une réunion préélectorale de
René Dumont qui se tenait dans une villa construite
en bordure du tracé de l’autoroute Toulon-Aix alors
en projet, je suis allé poser des flyers (on disait des
tracts à l’époque) sous les essuie-glaces des voitures
stationnées au Mourillon pour dénoncer le prévisible
désastre écologique. Désastre grâce auquel je vais très
régulièrement à Aix aujourd’hui en un peu moins
d’une heure.
Je me souviens sauter dans la mer du fer à cheval de la
Batterie basse. Les plus courageux plongeaient de ce
promontoire rocheux à cinq ou six mètres de l’eau. Et
les inconscients. Papa nous a raconté qu’il avait
soigné un marin, il disait un mataf, arrivé à Ste Anne
les tripes à l’air parce qu’il avait plongé du fer à cheval
le lendemain d’une opération de l’appendicite.
Je me souviens avoir renversé avec mon vélo dans une
des petites rues de Valbertrand, une vieille dame et
donné mon nom et mon adresse aux témoins de la
scène. Je suivais une voiture et je ne l’ai pas vue
traverser. Je suis rentré sans rien dire. Trois jours
plus tard, quand j’ai entendu le coup de sonnette de
l’entrée, j’ai tout de suite su qui c’était. Je suis allé
pleurer dans mon lit où mes parents stupéfaits sont
venus me dire gentiment, sans me gronder, à ma très
grande surprise, que cette grand-mère avait le bras
cassé et que ça allait coûter très cher à l’assurance.
Je me souviens que j’avais surnommé « Ondulations
de fréquence » M. Torchmann, notre prof de musique
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du Lycée Peiresc, parce qu’il coiffait soigneusement
les trois mèches qu’il avait sur le crâne en petites
vagues ondulées. Il nous faisait écouter du Schubert et
ça me plaisait. J’avais tout de suite relevé sa
suggestion de faire un exposé sur un musicien de
notre choix, et eu l’immense plaisir de passer devant
toute la classe réjouie le 45 tours All you need is love
des Beatles qui venait de sortir, en évoquant la
carrière de mes musiciens favoris pendant trois
quarts d’heure. Ondulations de fréquence, resté
sagement assis au fond de la classe, avait juste
demandé à la fin de mon brillant exposé, de réfléchir à
la question de savoir si la qualité d’une œuvre était en
proportion de son succès immédiat. Sur le moment je
l’avais trouvé rabat-joie, ensuite je me suis dit que
c’était une bonne question à se poser.
Je me souviens avoir dressé avec ma troupe de scouts
de La Loubière, au point sublime du Mont Faron il y a
quarante ans, la croix que l’on voit de partout et qui
veille sur la ville.
Je me souviens qu’un mois après avoir abandonné
maths sup, c’était quinze jours avant la fin de l’année,
j’avais tout oublié de tout ce que j’avais ingurgité par
cœur en maths et en physique. Je n’y comprenais rien.
Je me souviens que quand maman ne voulait pas
refuser l’accomplissement d’un grand rêve
inaccessible, elle nous disait, sûre du refus
paternel : « demande à ton père !». Je n’en ai pas cru
mes oreilles quand papa a dit « oui » à ma demande
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d’avoir pour Noël et mon anniversaire cumulés, une
vraie batterie qu’un voisin vendait d’occasion. C’est
ainsi que je suis allé pour la première fois au Phox, le
magasin de photo de la Place de la Liberté, où
travaillait comme vendeur le propriétaire de ma
future première batterie. Elle était un peu rouge et un
peu grise, avec des paillettes incrustées. Elle était
composée de fûts dépareillés et sonnait infiniment
mieux que celle que j’avais fabriquée avec des barils
de lessive en carton découpés de différentes tailles. Le
problème de la batterie c’est son encombrement. Papa
et maman sont allés ensuite un certain nombre de fois
m’accompagner et me chercher en voiture à Bandol,
aux répétitions du groupe avec lequel je jouais.
Je me souviens des répétitions de Marius sous les
pins, à La Capte, dans le jardin d’une amie de
Monsieur Aillaud, notre prof de philo. C’était le
premier spectacle de ce qui allait devenir le club
Théâtre du Lycée Dumont d’Urville. Je jouais M. Brun,
le Lyonnais. J’étais le seul à pouvoir prendre ce que
j’imaginais être « l’accent pointu » en pinçant ma voix.
C’était la première année d’enseignement de ce prof
de philo, l’année suivante il en avait déjà marre, il est
devenu inspecteur.
Je me souviens du prof de physique de maths sup, il
disait qu’il avait déjà du mal à retenir son numéro de
sécu, alors pour tous les autres chiffres à savoir par
cœur…
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Je me souviens de ma surprise de voir comme les
montagnes au-dessus de Marseille étaient blanches et
pelées quand nous sommes revenus de Tahiti en
paquebot mixte, les quatre aînés, sans les parents : un
mois pour traverser deux océans, un mois de liberté
et de découvertes tous azimuts.
Je me souviens de mon effarement et de ma honte
d’entendre le maire de Toulon, Maurice Arreckx, nous
parler à la fin de l’année scolaire au Lycée Dumont
d’Urville, dire tant de sottises, de vulgarités, nous
contrefaire, comme s’il voulait se mettre au niveau
des lycéens auxquels il s’adressait, ses intonations, ses
sourires et clins d’œil résonnant dans le petit jardin à
la française fermé par des grilles qui ne s’ouvrent
jamais (la partie officielle du Lycée), et que cette
bassesse démagogique définitivement déplacée,
pitoyable, nous éclaboussait et nous avilissait tous.
Je me souviens que mon meilleur copain s’appelait
Timoléon. Il habitait une petite maison derrière
l’hôpital militaire. J’ai acheté à la librairie maison
d’édition La Nerthe, juste avant qu’elle ne ferme, un
livre de poèmes d’Hermann Melville intitulé Timoléon
en souvenir de mon copain. Je n’ai jamais réussi à le
lire.
Je me souviens collectionner en cachette des vieux
numéros de Lui, Play Boy e t Penthouse (le plus
obscène et vulgaire des trois) trouvés dans les refuges
où nous dormions lors des sorties scout au-delà du
Revest derrière le Faron. Je les ramenais dans ma
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chambre, une cabane de jardin, pour les regarder
ensuite compulsivement. J’en avais plusieurs dizaines
empilées sous mon bureau. Eux et moi étions dans un
piteux état.
Je me souviens que le club théâtre du Lycée Dumont
d’Urville répétait ses spectacles dans deux
préfabriqués avec une grande estrade comme scène
de théâtre. Ils étaient situés juste à l’entrée, ou avant
la sortie, c’est selon, du lycée. On disait « le Foyer
Socio-éducatif ». Il y avait un pion qui ne s’occupait
que du Foyer Socio-éducatif. Guylain Servonnat,
excellent bricoleur, avait deux ou trois ans de plus que
nous. Il s’occupait de tout, construisait nos décors,
faisait la régie, hébergeait les fugueurs, dont j’étais.
Au départ il voulait devenir photographe. Je lui avais
acheté une très belle photo en noir et blanc d’un
sentier de Porquerolles.
Je me souviens du festival du court métrage d’Hyères
décentralisé à Toulon, accessible. Le film durait vingt
minutes, c’était un seul plan fixe d’un champ de fleurs
et de mauvaises herbes agitées par un vent léger.
J’étais stupéfait par l’audace de ne montrer que ça, le
temps qui passe.
Je me souviens avoir choisi de m’arrêter contre l’angle
du mur du jardin de la maison de Valbertrand, pour
ne pas abîmer la voiture de papa au terme d’une
longue descente en vélo, sans freins, sous la pluie.
J’étais très fier des cinq points de suture exhibés
quelques heures après aux louveteaux. C’était jeudi
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après-midi. Bien plus tard papa m’a avoué son effroi :
quand il m’a vu, depuis la fenêtre, évanoui juste après
le choc, il pensait que j’étais mort.
Je me souviens qu’au début de l’impasse de la
corniche supérieure du Super Toulon, tous les matins,
tôt, un jeune prof de gym balayait sa terrasse et son
escalier en slip. J’admirais son corps musclé. J’enviais
sa saine, patiente et calme discipline matinale.
Je me souviens que je me suis toujours perdu dans les
surnoms des innombrables cousins, tontons et tatas
de notre famille pied noir, les Nini, Nana, Polo,
Jeannot… que nous retrouvions l’automne à leur
méchoui près de Gonfaron et l’été à la pêche aux
oursins, au large du Brusc.
Je me souviens avoir commencé à sérieusement
douter de la sincérité du catholicisme aux réunions de
catéchisme organisées par l’abbé Cuggia, le mercredi
à l’heure de la cantine. Il y avait invité un des
meilleurs élèves de la classe, fils d’ouvrier de l’Arsenal
et marxiste. L’abbé Cuggia avait toujours le dernier
mot, je trouvais qu’il abusait éhontément de sa
supériorité d’adulte. J’étais ébloui par l’étendue des
découvertes que me faisait faire mon copain
marxiste : l a l u t t e d e s c l a s s e s , l e p r o c h a i n
renversement dialectique, l’espoir de l’avènement de
la justice !
Je me souviens que notre prof d’anglais de terminale
nous faisait chanter Bye bye Angelina de Joan Baez
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par-dessus le disque 33 tours et que ce même prof
animait, en dehors des heures de cours, un ciné-club
avec présentation du film et débat. Ca se passait dans
une salle de l’Union Patronale du Var, place de la
Liberté. Le premier film que j’ai vu était Citizen Kane.
Le « Rosebud », le bouton de rose d’Orson Welles m’a
laissé une empreinte indélébile. La passion tenace de
ce professeur d’anglais, se jouant des innombrables et
perpétuelles moqueries, railleries, refus, aussi.
Je me souviens qu’à l’heure de la cantine nous allions
sur le port boire un café. Chaque jour nous hésitions
entre le Corsaire, sous une barre d’immeubles en
léger arc de cercle et le Bizuth ou la Réale qui sont
vraiment sur le port.
Je me souviens que le concessionnaire de
cyclomoteurs, solex, ciao, 104 et mobylettes grises ou
bleues, dont je redoutais les factures et que je
soupçonnais de sabotages pour que j’y retourne
régulièrement, était avenue Vauban, cette rue en face
de la gare où sont maintenant des banques,
pharmacies et traiteurs chics.
Je me souviens frotter au papier de verre les rails de
chemin de fer du rond point Mayol, reliant la gare au
port marchand et qui n’étaient déjà plus en service
depuis longtemps. C’était une des épreuves imposées
aux bizuths de maths sup.
Je me souviens du grand calme qui régnait à Toulon
en mai 68, sans essence, sans voitures, sans école,
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sans projets. Les parents ne comprenaient pas plus
que De Gaulle toute cette « chienlit » qu’on voyait à la
télévision, comme ils disaient avec lui. Quelques mois
plus tard, maman a exigé de papa qu’il commence à
débarrasser la table lui aussi, et à manger en même
temps que nous, les enfants, afin qu’elle n’ait plus
qu’un seul repas à servir et pas deux.
Je me souviens avoir vu au Comedia, salle d’art et
d’essai, Yellow submarine, le gentil délire coloré des
Beatles en tournée dans des profondeurs marines de
dessins animés, et plus tard, Two Hundred Motels, sa
version punk et désenchantée par Frank Zappa,
détaillant le quotidien du rocker avec, toutes les nuits,
le dilemme du choix des groupies pour partager la
courte couche.
Je me souviens de la rumeur de la ville sur la pente du
Mont Faron, doux bourdonnement acheminé par le
vent.
Je me souviens que nous étions à l’Estagnol
l’attraction de la plage ! Quand nous arrivions en
portant les deux gros sacs de toile verte bien sanglés
et le moteur hors bord du Zodiac, nous étions aussitôt
entourés de badauds en maillots de bain. Ils nous
regardaient avec admiration et perplexité gonfler les
boudins avec le gonfleur à pied qui ronflait de plus en
plus fort jusqu’à la pression adéquate, installer le
plancher, poser le moteur, embarquer tous les huit
avec la nourrice de gasoil, la glacière, les masques, les
palmes, les tubas, les serviettes, partir trouver une
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petite plage déserte accessible aux seuls bateaux, où
passer la journée à nager en attrapant d’énormes
coups de soleil. Nous finissions le dimanche au retour,
comme à l’aller, assis tant bien que mal, serrés sur l’un
des gros sacs posé sur la banquette arrière, l’autre sur
la galerie et le moteur dans le coffre. Quand je vois un
Zodiac tout gonflé tracté sur une remorque, je plains
ses paresseux propriétaires.
Je me souviens que le bout de l’impasse de la corniche
supérieure, c’est un chemin de montagne.
Je me souviens que nous avons fêté le retour de la
troisième tournée à Mannheim du club théâtre de
Dumont dans la paillote installée sur la plage du
Mourillon, là où se trouvent maintenant les pirogues
tahitiennes. Nous avions été jouer Le Jeu de la
Miséricordieuse ou le Testament du chien d’Ariano
Suassuna, une pièce brésilienne que nous avions
répétée l’été d’avant à Bonnieux et créée au Château
du Marquis de Sade à La Coste dans le Lubéron.
Devant cette paillote, Jean-Marie M. et moi avons été à
deux doigts de nous battre. J’avais passé la nuit de
retour dans le train à caresser sans aucun scrupule
son amie Marie-Pierre, une sémillante et piquante
brunette. Jean-Marie était furieusement jaloux. Je lui
ai juré de ne pas aller plus loin. Jean-Marie et moi
avons en commun d’être prudents et pacifiques,
d’autres diraient couards. Marie-Pierre est toujours,
m’a-t-on dit, la belle collectionneuse qu’elle était.
Je me souviens que notre jardin c’était le Faron. Nous
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avions construit des cabanes dans les pins. Le sommet
était à vingt minutes à pied en prenant les éboulis.
Je me souviens que cent jours avant le bac, toutes les
terminales faisaient le « monôme ». Rassemblés en
une immense horde, nous parcourions la ville de la
gare au port en passant par l’intérieur du cinéma
Gaumont, hurlant et lançant de la farine et des œufs
sur les voitures et les passants.
Je me souviens que Pierre P. notre chef scout,
ressemblait à un gros nounours. Il commençait par
nous demander d’écrire au fil de la nuit ce qui nous
passait par la tête, dans un cahier qu’il laissait près du
feu de camp que nous devions veiller à tour de rôle,
chacun son quart, chacun son bout de nuit. Pour me
dire qu’il avait beaucoup aimé ce que j’avais écrit, il
m’avait donné de la main à la main, une lettre très
émue. Ou bien il partait avec l’un d’entre nous faire
des courses dans sa Peugeot. Il posait sa main sur le
genou laissé nu par le short, tout en conduisant. Avant
qu’il n’arrête la voiture, j’avais retiré sa main avec
suffisamment de fermeté, me suis-je dit plus tard
quand j’ai réalisé que d’autres n’avaient pas eu droit à
la même prudence, à la même abstinence.
Amour, c’était son véritable prénom, Amour R., fils
des patrons du bar en haut de la montée de Ste Anne,
nous avait stupéfiés par son habitude de manger les
pommes de terre crues. Amour était tout de suite
devenu le souffre-douleur de sa patrouille. Amour n’a
pas eu la même chance que moi. Un mercredi, Amour
n’est plus venu aux scouts. Un certain nombre de mois
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plus tard, Pierre P. a disparu aussi. Les sous-chefs
nous dirent juste qu’il avait démissionné.
Je me souviens avoir mis plusieurs mois à convaincre
mon cousin Jean-Yves de m’aider à scier le volant
d’une voiture abandonnée dans les rochers, après un
virage en épingle à cheveux sur la route qui monte au
Bau de Quatre heures. Ce volant manquait au kart que
nous avions construit, mes frères et moi, avec quatre
roulements à billes de camion pour faire les roues,
enfoncés au bout de deux madriers, une planche pour
freiner, une autre pour le siège. Chacun son tour, on
dévalait à toute vitesse en kart, la rue juste au-dessus
de chez nous, pour finir sur le plat en espérant ne pas
rencontrer de voiture.
Je me souviens que le quai Stalingrad n'est pas droit
du tout. Il suffit de se placer au bout pour constater
que c’est une ligne très brisée, comme la vie.
Je me souviens que celui qui avait son bac avait le
droit de fumer et recevait de Papa un paquet de
« Troupes » par mois. Les « Troupes », c’était des
Gauloises bleues avec un tabac coupé très
grossièrement. Le paquet de Troupes était en papier
bleu, il n’était pas doublé sur le dessus avec du papier
argenté comme le paquet de Gauloises.
Papa en recevait gratuitement deux cartouches avec
sa solde. Comme mon paquet de Troupes était vide au
bout de quelques jours, je le remplissais ensuite avec
des Gauloises jusqu’au mois suivant, en faisant bien
gaffe que le paquet n’ait pas l’air trop abîmé.
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Je me souviens être allé dormir dans l’usine occupée
par les couturières des jeans Salik à St Jean du Var,
pour soutenir leur lutte. Et jouer place Puget une
scène écrite pour elles avec ma voix de plus en plus
éraillée. Je ne tiens pas le choc du plein air.
Je me souviens qu’il y avait des modes soudaines,
générales et absolues dans la cour de l’école primaire
de Valbertrand. Pendant des semaines à la récréation,
tout le monde était couché à plat ventre pour faire le
bras de fer. Ensuite, tout le monde était assis pour
jouer aux osselets. Assis et debout pour les billes.
Debout, les jambes arc boutées pour les batailles
acharnées de capsules métalliques aplaties, acérées et
percées de deux trous faits avec un clou, tournant à la
vitesse de scies électriques dans un sens et dans
l’autre, quand on tirait avec deux doigts de chaque
main sur la ficelle devenue élastique. Et puis debout,
en courant, pour gendarmes et voleurs. Debout, à
cloche pied, pour les marelles. A nouveau couchés,
pour faire le bras de fer…
Je me souviens du sifflement métallique acide qui fait
trembler les câbles et annonce le passage de la petite
cabine rouge du téléphérique.
Je me souviens que les répétitions du groupe dans
lequel je jouais de la batterie avaient lieu à Bandol
dans une maison située à dix mètres de la voie de
chemin de fer. Quand je faisais un solo, j’arrivais
presque à couvrir le bruit du Paris-Nice.
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Je me souviens de l’ouverture de La Tomate. Ce fut un
coup de tonnerre dans le ciel nocturne des fêtards
toulonnais. Pour faire découvrir à toute la famille
cette première discothèque, Tonton Polo avait loué La
Tomate pour le mariage de Jean-Yves et Monique. Je
ne suis jamais retourné après dans ce labyrinthe
souterrain et très sonore, trop sonore.
Je me souviens que Pierre P. notre chef scout,
travaillait comme secouriste le long de la piste du
circuit Paul Ricard qui venait d’ouvrir. Toute la troupe
assistait aux courses de Formules 1, 2 et 3 et aux
courses de moto, en faisant le service du restaurant,
dans le vrombissement et le sifflement des moteurs, le
hurlement des coups de freins et en fumant les
paquets de trois cigarettes généreusement distribués
à tout le monde. J’ai vu de près Jackie Stewart blaguer
avec ses mécaniciens : petit comme un jockey.
Je me souviens que j’ai acheté le Var Matin où
j’apprenais que j’avais réussi le bac au marchand de
journaux du Super Toulon, sur le plat juste après la
Tour Blanche et le départ du téléphérique. Là où il y a
maintenant des petits immeubles.
Je me souviens que sur un poteau du garage St Joseph
de mon oncle Polo au Pont du Las, sur un écriteau
était écrit : « une place pour chaque chose et chaque
chose à sa place ».
Je me souviens que nous allions à la Criée de Marseille
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pour voir des spectacles de théâtre. Marcel Maréchal
jouait Falstaff. Il sautait en l’air sur le passage du roi,
tout seul, et je voyais une foule entière en délire
acclamant son souverain.
Je me souviens que notre cousin Jean-Yves avait un
baby-foot de bistrot, un vrai. Il fonctionnait avec des
pièces de un franc mais pour la famille le système
était débranché. Nous attendions impatiemment
d’aller chez Tonton Polo, Tata Jeanine et leurs enfants
Jean-Yves et Annie Paule sur le toit du garage Saint
Joseph au Pont du Las où ils habitaient, pour disputer
des parties acharnées de baby-foot. Jean-Yves était
imbattable : il mettait à tous les coups un but, en
tirant de son arrière droit après une feinte, toujours la
même, suivie d’une passe de son arrière gauche.
Je me souviens d’un spectacle de marionnettes dans le
réfectoire de l’école primaire de Valbertrand. Tout
d’un coup le comédien nous a intimé l’ordre de fermer
les yeux. C’était pour un changement de décor. J’ai
désobéi. J’étais plutôt content de voir comment il
faisait.
Je me souviens de ma première éjaculation : sur
Brigitte Bardot. Suivie d’un effroi doublé d’un plaisir
intense et inconnu. Elle était couchée nue sur le
papier glacé du Lui que j’avais subtilisé au grand frère
des jumeaux Marc et Luc G., nos voisins de La
Roquière. Dans la petite salle de bains des enfants,
j’avais promené mon prépuce page après page, sur le
corps de BB posant dans différents endroits de La
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Madrague et différentes positions pour, je croyais
sincèrement, lui faire l’amour.
Je me souviens que la cour du lycée se partageait
entre amateurs de Rothmans, Marlboro, Camel et
Craven A. Après l’âpreté des brunes, nous étions
passés à des douceurs sucrées, chaudes et poivrées,
rappelant les grandes meules de foin posées telles des
éléphants assoupis dans les champs, l’été.
Je me souviens que papa m’a emmené au cirque place
d’Armes. Le pistolet que le cow-boy m’a demandé de
lui tenir un instant était incroyablement lourd. Le
spectateur volontaire pour participer à… je ne me
souviens plus quoi, restait accroché en l’air à un fil en
faisant des grands cercles, en slip, le pantalon sur les
chaussures, pendant que sa femme l’engueulait en
hurlant depuis les gradins qu’il n’aurait pas dû
accepter. Papa riait aux éclats.
Je me souviens avoir joué une fois au rugby contre les
frères Galion sur la pelouse pelée du lycée Dumont
d’Urville. Une seule fois. Pas longtemps. Pas
longtemps du tout.
Je me souviens de la photo de première page d’un Var
Matin daté premier avril : un hélicoptère hélitreuillant
une voiture avec la légende « la solution pour
résoudre les embouteillages de la traversée de
Toulon ».
Je me souviens que les collègues de Papa à l’Hôpital
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Ste Anne, le décrivaient comme un homme bavard,
jovial et volontiers facétieux, voire extravagant, bref,
un autre homme.
Je me souviens qu’à la cantine du lycée Peiresc, il
arrivait que plusieurs élèves aient du plaisir à cracher
dans le plat de la salade qui attendait le huitième pas
encore là, venu en dernier pour compléter les tables.
Je me souviens avoir retrouvé trente ans plus tard les
trois frères Roattino, les fils d’ouvriers de l’Arsenal
qui structuraient la troupe scoute de La Loubière. Ils
vidaient le garage de leurs parents décédés, comme
nous il y a quelques années. Nous nous sommes tout
de suite reconnus par-delà les marques, les rides et
les cabosses. Je passais en vélo devant la petite
impasse où ils habitaient, je me suis arrêté pour
revoir les lieux. Je n’imaginais pas tomber sur eux si
facilement.
Je me souviens de l’ouverture de la patinoire de La
Garde. Je jouais des bongos en accompagnant Bernard
Pico à la guitare pour chanter « Donne du rhum à ton
homme » de Moustaki, « du miel et du tabac. Donne
du rhum à ton homme et tu verras comme il
t’aimera ! ».
Je me souviens qu’il y avait aussi les P4 qu’on pouvait
acheter si on n’avait pas de quoi se payer des
Gauloises. C’était des paquets de quatre cigarettes. On
disait qu’elles étaient fabriquées avec des mégots. Les
P4 avaient un goût plutôt assez prononcé : le goût
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âcre d’une surdose de nicotine.
Je me souviens qu’à Toulon les maisons ont de beaux
noms. J’ai envie d’en faire la liste, de reproduire leurs
calligraphies choisies, selon la belle idée de Nathalie
Prats. Ce serait un incroyable et singulier livre
d’images et de commencements d’histoires infinies.
Je me souviens que la première fois de ma vie où j’ai
quitté le confort et les commodités modernes pour un
camp louveteau au Domaine de La Castille, à la fin des
trois jours la cheftaine a demandé que ceux qui
n’avaient pas encore fait la grosse commission lèvent
le doigt. Nous étions deux. L’humiliation m’empêche
de me souvenir comment l’affaire s’est terminée.
Je me souviens avoir eu la licence de football pendant
un an. J’allais tous les mercredis à Font Pré à
l’entraînement. Comme j’étais mauvais en passes et en
tirs, j’avais été mis dans les buts. Comme j’avais peur
de plonger, j’avais été nommé goal remplaçant. J’ai
arrêté au printemps après qu’un footballeur un peu
plus grand que moi me crache au visage dans les
gradins qui nous servaient de vestiaires, pour une
raison qui m’a échappé.
Je me souviens avoir pleuré fort et longtemps, avoir
été inconsolable, à l’angle du petit square de Claret,
sur le chemin entre la gare et l’hôpital Sainte Anne où
je venais de rendre visite à ma mère.
Je me souviens qu’on envoyait les nouveaux, les naïfs
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et les bisuths, chercher « le marteau à bomber le
verre » et qu’on leur conseillait de postuler sur le
Cours Lafayette à l’emploi saisonnier de « cintreur de
bananes », car, pour faciliter leur conditionnement, les
bananes arrivent, chacun le sait, bien droites dans de
grands cargos.
Je me souviens que je ne voyais que Karole Armitage
tellement sa grâce rayonnait au milieu des danseurs
de Merce Cunningham, tellement elle emplissait le
silence du théâtre grec de Châteauvallon.
Je me souviens que la récompense suprême pour une
excellente note, c’était aller, avec les parents, manger
une glace chez Richiardi.
Je me souviens de mon combat de boxe avec un
kangourou à Valbertrand. Un petit cirque qui se
résumait à une tente et un kangourou en cage, s’était
installé à la sortie de l’école primaire. J’y étais allé par
curiosité. Le présentateur avait demandé un
volontaire pour affronter l’animal, qu’il disait réputé
pour son jeu de jambes à la boxe anglaise. Comme
personne ne se décidait, j’avais levé la main. Une fois
la porte de la cage refermée sur moi, je me suis senti
bien seul face à la bête qui avait déjà les pattes avant
chaussées de gants, comme ceux que m’avait mis le
présentateur, endossant maintenant le rôle d’arbitre.
A l’extérieur les spectateurs massés sur le petit gradin
retenaient leur souffle. Mon adversaire sentait
particulièrement mauvais, un mélange âcre et pointu
de paille, de sueur sauvage et de purin. Le champion
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des antipodes bougeait à peine, tournait doucement
en précédant l’arbitre, visiblement en très petite
forme, le regard vitreux. Alors je me décide à braver
vaillamment son tenace bouclier puant pour donner
de toutes mes forces un coup vers son épaule gauche.
Le kangourou n’esquiva pas. Aussitôt l’arbitre
présentateur me leva le poing droit sous les
applaudissements nourris de mes nouveaux
admirateurs. Je ne suis pas sûr d’avoir été cru, à mon
retour à la maison.
Je me souviens des grosses vendeuses à la blague
facile et rapide : « Il est pas frais mon poisson ? Il est
plus frais que toi ! » au marché aux poissons derrière
la Mairie.
Je me souviens que la pire injure qu’on m’ait lancé à la
figure c’est « face de cul lardée de merde », un élève
assis derrière moi à la cantine du lycée Peiresc, que
j’avais dû bousculer. Injure grossière, certes, mais
dénotant un sens certain de l’observation.
Je me souviens de l’immense vitrine de La
Renaissance, la librairie communiste juste derrière la
Mairie, des boiseries et du beau nom « Argence » du
magasin de musique place d’Armes, où j’ai acheté ma
première guitare, des Dames de France, boulevard de
Strasbourg en face du Claridge, du marché aux puces
en bas du parking des Lices, du cinéma Le Raimu
presque en face de L’Ariel.
Je me souviens faire le marché cours Lafayette avec
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maman et, à la fin avoir le choix entre un montecao ou
un chichi-frégi du petit kiosque place Paul Comte, ou
les deux. J’y repense quand je vois aujourd’hui au
marché une mère maghrébine précédée de l’un de ses
fils lui ouvrant la route, lui tirant son caddie et qui
n’aura même pas droit à un montecao.
Je me souviens de ma stupéfaction de voir devant
nous en plein milieu d’un plateau désertique de la
Castille en Espagne, sur une route déserte écrasée de
soleil, une voiture devant nous immatriculée 83 que
nous finissons par doubler. Nous étions partis tous les
huit, à deux voitures au Maroc, aux vacances de
Pâques, dépenser l’argent que maman avait reçu en
héritage et qui dormait à Meknès. Et qui je vois au
volant ? Nadiras ! mon prof de maths François
Nadiras ! mon prof de maths sup que je voyais seize
heures par semaine ! Nadiras qui me poursuivait
jusqu’au fin fond de la Castille et qui, heureusement, a
fini par prendre une petite route à droite, sur le côté.
Je me souviens avoir écouté entièrement un trentetrois tours de Soft Machine et deux de Jimi Hendrix
avec Bernard Pico (nous achetions les disques
ensemble), pour finalement choisir Hendrix, dans une
petite cabine à la librairie Charlemagne.
Je me souviens que nous avions le droit de regarder à
la télé le film du dimanche après-midi et après, les
Histoires sans paroles. Le mercredi, une fois par mois,
La Piste aux étoiles que papa ne manquait jamais,
couché par terre sur le tapis du salon face au petit
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écran, la tête posée sur un coussin. Quand il y avait
une panne, ce qui était fréquent, le petit train
d’Interludes. Mais jamais les émissions avec, en bas à
droite le « carré blanc » qui était en fait un petit
rectangle.
Je me souviens que la rue du canon s’appelle rue
Pierre Semard mais que personne ne la connaissait
sous ce nom là.
Je me souviens que mon dernier devoir sur table au
lycée était un résumé de français. C’était à la fin de
l’année de math sup et j’avais déjà décidé de ne pas
continuer. Pendant les quatre heures de l’exercice
imposé, j’ai écrit un long poème en plusieurs parties
sur le thème de la fête, complètement hors sujet.
Olivier Maurel, mon excellent professeur de français,
ne m’a pas mis de note mais juste cette appréciation,
inoubliable : « Vous semblez avoir des dispositions
pour écrire. Continuez. Bonnes vacances ! » Infini
remerciement, Monsieur Maurel, mes vacances sont
plutôt réussies jusque-là.
Châteaubriand
juillet et août 2013
Avec mes très sincères et vifs remerciements à l’ensemble du personnel
et des patients du Centre Pierre Chevalier Châteaubriand de Hyères,
pour les soins et l’accueil qu’ils m’ont réservé, lors du séjour parmi eux,
à la faveur duquel j’ai fait remonter et écrit ces souvenirs toulonnais.
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