BOULANGER 1 - Académie des Sciences Lettres et Arts de Marseille

Transcription

BOULANGER 1 - Académie des Sciences Lettres et Arts de Marseille
1
CACAO DES CARAÏBES ET CHOCOLATS
A MARSEILLE AU XVIIIE SIECLE
Patrick BOULANGER
19 mai 2011
L’histoire de la cuisine, comme celle du chocolat à Marseille,
restent à écrire et je m’y suis attelé. Etudiant les ingrédients
des
recettes
des
siècles
passés,
de
la
Provence
tout
particulièrement,
en
fréquentant
archives,
bibliothèques
et
musées, j’ai vu surgir le chocolat : un séducteur exotique des
alimentations et des goûts méditerranéens, qui allait occuper une
place grandissante dans mes questionnements et mes réflexions.
Marseille,
dans
la
conquête
toute
pacifique
de
l’aire
méditerranéenne par le chocolat, occupa une place d’exception.
Faut-il s’en étonner, compte tenu du rôle passé et présent de
cette cité, carrefour du monde et premier port de France ?
Dans le cadre de 2011, déclarée « Année des Outre-mers français »,
en
partenariat
avec
la
Direction
régionale
des
Affaires
culturelles PACA et le Commissariat général des manifestations
nationales, il est bien de rappeler comment Marseille devint
l’entrepôt des cacaos des « Iles françaises de l’Amérique »… comme
on les appelait sous l’Ancien Régime.
L’histoire mérite d’être contée ! Elle est malheureusement sur le
point de s’achever comme nous le montre une récente actualité avec
la fermeture de l’entreprise Net Cacao, à Saint-Menet.
  
« Il était une fois » le
chocolat à Marseille…
Comme dans nombre d’histoires,
les origines du chocolat en
France se perdent dans la nuit
des
temps.
Celles-ci
nous
entraînent au XVIIe siècle,
alors qu’une publicité de la
Belle Epoque pour Fleur de
Cacao, un déjeuner « sain et
reconstituant »
riche
en
caféine,
cette
substance
contenue dans les fèves de
cacao et les noix de kola,
pouvait laisser à penser que
les fruits du cacaoyer étaient
connus
dès
l’Antiquité
à
Massalia, cité grecque.
2
l’introduction du café dans le
royaume grâce à Jean de la
Rocque, un négociant de retour
vers 1644 d’un long voyage dans
l’Empire ottoman et que vers
1671
s’ouvrit
le
premier
« café »
public,
une
bien
modeste échoppe en plein vent
tenue près de l’Hôtel de Ville
par un Arménien du nom de
Pascali.
Refermons la parenthèse du café
arabica des origines, qui était
nécessaire
chronologiquement
car la consommation du chocolat
à Marseille a bel et bien
précédé celle du café !
Il n’en était rien ; tout au
contraire, cet arbuste resta
inconnu en Europe jusqu’aux
voyages
d’exploration
de
Christophe Colomb aux Amériques
et à sa découverte en 1502 dans
la petite île de Guanaja, au
large de l’actuel Honduras.
Le chocolat chaud, tel qu’on le
dégustait
alors
en
France,
était le lointain cousin d’un
breuvage issu de la préparation
des fèves du cacaoyer dont les
fruits se récoltaient dans les
forêts
tropicales
des
Amériques.
Les Indiens l’appréciaient tant
qu’ils
le
surnommaient
« boisson des dieux », rien de
moins, le préparant avec de la
poudre des fèves fermentées,
puis
rôties
augmentée
de
bouillie de maïs, de piment, et
le colorant en rouge par du
rocou, une teinture végétale
naturelle.
Si Marseille fut la première
porte
d’entrée
du
café
en
France, elle ne le fut pas pour
le
chocolat.
Rappelons
brièvement que c’est par le
port de Marseille que se fit
Si Colomb ne goûta guère le
xocoalt,
son
appellation
amérindienne
d’alors,
en
revanche le conquistador Hernan
Cortès constatant ses effets
stimulants
et
fortifiants
ramena des fèves de cacaoyer en
1528 à son roi.
Les Espagnols, comme d’ailleurs
les
Portugais,
ne
3
s’accoutumèrent à la « boisson
des Mexicains » qu’après avoir
« corrigé
l’amertume
et
en
avoir relevé le goût en y
mêlant
du
sucre
&
des
épiceries » (Le Commerce de
l’Amérique pour Marseille (…)
par un citadin, Avignon, 1763,
t. 1, p. 353).
Par
quel
courant
d’approvisionnement en fèves de
cacaoyer ?
Du
cacao
de
contrebande, à quel prix et
pour
quelle
clientèle ?
Certains esprits allèrent même
jusqu’à dire qu’un ange aurait
poussé un voilier chargé de
cacao
vers
Bayonne.
Balivernes !
Le cacao : un produit exotique
venu de si loin, du « Nouveau
Monde », original, rare et donc
très
cher.
Après
« l’introduction », ouvrons le
premier
chapitre
de
cette
histoire chocolatée.
En revanche, on prête plus
officiellement à deux infantes
d’Espagne devenues reines de
France
(Anne
d’Autriche,
l’épouse de Louis XIII mariée
en
1615,
et
Marie-Thérèse
d’Autriche, l’épouse de Louis
XIV
convolant
en
1660),
habituées
à
consommer
du
chocolat
chaud
à
Madrid,
d’avoir
porté
avec
leurs
serviteurs
la
préparation
liquide jusqu’à Versailles.
LE CHOCOLAT , BOISSON EXOTIQUE
Certains ont affirmé que des
chocolatiers
juifs
fuyant
l’Inquisition
espagnole,
vinrent se réfugier à Bayonne,
où ils auraient fabriqué les
premiers
en
France
cette
boisson épaisse dès 1609. On
peut en douter.
Imitées par les aristocrates de
leur nouvelle Cour, le chocolat
« à boire » se serait répandu,
curiosité et snobisme mêlés,
parmi les couches les plus
aisées de la société française.
On prête également à un ancien
abbé
de
Saint-Victor
(nous
voilà
donc
à
Marseille !),
ancien archevêque d’Aix (nous
restons en Provence…) devenu
archevêque de Lyon, AlphonseLouis du Plessis, frère du
célèbre cardinal de Richelieu,
d’avoir été le promoteur du
chocolat à Paris vers 1640.
L’ecclésiastique, aux dires de
l’un de ses domestiques, en
usait « pour calmer les vapeurs
de sa rate », tenant ce remède
de quelques religieux espagnols
qui
l’apportèrent
en
France (selon le témoignage de
Dom Bonaventure d’Argonne dans
4
ses Mélanges d’histoire et de
littérature).
Preuve
de
l’attachement
de
l’archevêque
du
Plessis
au
produit exotique, l’ouvrage Du
Chocolat, discours curieux de
la nature et de la qualité du
chocolat
en
quatre
parties
d’Antonio Colmenero de Ledesma,
un Andalou qui avait séjourné
en Amérique, traduit et publié
à Paris en 1643, lui fut dédié.
Marseille
avait
toutes
facilités pour s’approvisionner
à Cadix, grâce à ses négociants
expatriés qui y formaient une
active
communauté.
Mieux
encore, en janvier 1692, un
édit royal stipula que l’entrée
du cacao en France se ferait
uniquement par les ports de
Marseille et de Rouen, afin de
mieux contrôler et taxer son
introduction dans le royaume.
Les premiers chocolats « à la
tasse »
dégustés
en
France
seraient donc venus d’Espagne
apportés
par
une
nuée
de
demoiselles
d’honneur
empressées
autour
de
leurs
reines ou par des religieux
soucieux de leur santé. De la
capitale, la mode de consommer
ce breuvage bizarre, au goût
étonnant, passa en province.
L’Eglise décréta après de longs
débats
et
mémoires
que
l’absorption
du
chocolat
considéré comme une boisson,
non
comme
un
aliment,
ne
rompait pas le jeûne et était
donc licite durant la période
du Carême, ceci après qu’un
cardinal
napolitain
l’eût
affirmé en 1662.
Originaires
de
l’Empire
hispanique, cueillies dans la
zone inter-tropicale, les fèves
de
cacao
fournissaient
une
denrée
précieuse.
Elles
gagnaient la péninsule ibérique
sous
contrôle
à
bord
des
caravelles et des vaisseaux de
la Carrera de las Indias via
Séville, puis Cadix, passages
obligés et surveillés.
Après les avoir achetées en
Espagne,
les
Marseillais
tirèrent les fèves directement
des
Iles
Caraïbes
devenues
françaises en 1635. La culture
à la Martinique datait des
années
1655-1660,
lorsque
Dubuc, l’un des colons résidant
dans l’île, avait choisi des
pieds de cacaoyers dans les
bois de la Trinité pour les
replanter dans sa propriété,
avant qu’il ne soit imité par
d’autres entre 1670 et 1680.
5
Enfin, on dégustait du chocolat
« français » ! De la fin du
XVIIe siècle jusqu’à la grande
peste de 1720 qui emporta la
moitié de la population de
Marseille, puis au terrible
tremblement de terre de 1727 à
la Martinique qui ravagea les
plantations, le cacao constitua
un
élément
habituel
des
cargaisons
de
retour
des
Antilles, les « Iles du Vent »
devenant des « Iles à Sucre »,
ainsi qu’on se plaisait à les
appeler.
En 1717, le négoce de Marseille
apprécia à sa juste valeur
l’abaissement
à
dix
livres
tournois par quintal du droit
qui
frappait
depuis
1693
l’entrée
du
cacao
et
en
restreignait
la
consommation
(ACCM, H 127, lettres patentes
de 1717, article 19 bis). Comme
l’écrivit un contemporain du
nom de Chambon : « Ce Commerce
prit faveur. Marseille en reçut
avec
abondance
et
l’usage
devint
plus
fréquent. La
consommation que nous en fîmes
encouragea les cultivateurs de
nos colonies ; le prix diminua
en proportion des récoltes et
le peuple s’y accoutuma. (Le
Commerce
de
l’Amérique
par
Marseille…, t. 1, p. 365).
Des fèves s’en vinrent ensuite
de
la
Guyane,
après
la
découverte
de
« forêts
de
cacaoyers » sauvages sur les
bords du Haut-Oyapock par le
sergent de La Haye en 1728,
puis dans l’île de Cayenne
après 1730.
Au milieu du XVIIIe siècle, le
cacao de la Martinique, qui
avait
souffert
pendant
de
longues années de la crise
consécutive au séisme de 1727,
avait repris peu à peu la place
qui était naguère la sienne
dans les mouvements commerciaux
du port de Marseille.
En raison du système de la
franchise
douanière,
les
expéditions restaient soumises
à la drastique réglementation
douanière alors en vigueur :
« Le
cacao
de
l’Amérique
française,
en
arrivant
à
Marseille, doit être renfermé
dans un magasin d’entrepôt d’où
il doit être tiré en présence
6
des employés des Fermes et
accompagné d’un certificat des
commis du Bureau des Poids et
Casses
pour
faire
de
la
modération
du
droit… »
(Le
Commerce de l’Amérique…, t. 1,
p. 363).
Les
fèves
débarquées
à
Marseille
étaient
également
originaires de l’île de SaintDomingue partiellement devenue
française ; les exportateurs y
joignaient
de
notables
quantités
de
cacao
dit
de
« Caraque » (ou de « Carak »)
apportées en contrebande depuis
Caracas et Carthagèna jusqu’aux
Antilles françaises, jugé plus
fin et, de là, plus apprécié.
A Marseille, le « Caraque »
payait des droits élevés et se
revendait plus cher. Dans les
archives
de
la
Chambre
de
Commerce de Marseille, sont
conservées de rares factures
d’expédition de ces « barriques
de cacao », de ces « saqs de
cacaos »,
de
ces
comptes
« d’achat
et
frais »
de
« cacaos rouges des Isles »
(ACCM, L IX 1077).
l’approvisionnement des petites
fabriques
locales
et
des
apothicaires de la cité.
Si une bonne partie des fèves
de cacaos prenait le chemin de
la vallée du Rhône, vers Paris
et
la
Suisse,
le
reste
empruntait des routes maritimes
en direction de l’Italie, du
Proche-Orient, quelque peu de
l’Europe
du
Nord
et
de
l’Angleterre, mais surtout de
l’Espagne.
La Chambre de Commerce avait
observé
que
les
cacaos
originaires
des
Antilles
françaises approvisionnaient en
effet la péninsule ibérique
voisine (ACCM, H 49, mémoires
des 31 juillet 1749 et 26 avril
1765).
Un
véritable
renversement
des
courants
commerciaux
s’était
opéré !
Marseille était devenue mieux
encore le port entrepôt et
redistributeur des cacaos dans
le bassin méditerranéen, comme
il l’était d’ailleurs pour les
sucres et les cafés.
D’autres cacaos « étrangers »
s’en
venaient
à
Marseille
expédiés depuis Amsterdam où
les Hollandais avaient formé un
entrepôt
général
de
« Caraques », mais aussi de
leur zone de production du
Surinam et autres colonies.
Preuve
de
ces
circuits
extérieurs oubliés, un rare
« compte
de
vente
et
net
produit » d’un échantillon de
cacao envoyé à Venise en 1782
par les négociants Roux de
Marseille via Livourne, puis
par voie de terre, à l’examen
de confrères italiens (ACCM, L
IX 1177).
L’engouement grandissant pour
la consommation du chocolat,
l’une des rares boissons non
alcoolisées de l’époque, il
faut
le
souligner,
faisait
qu’il ne restait sur la place
de Marseille que la quantité
indispensable
à
A la fin du XVIIIe siècle,
Marseille s’affirmait comme la
première place d’importation et
de répartition des cacaos des
Antilles,
avec
1 251
832
livres-poids en 1785, contre
543 000 l. à Bordeaux, 355 000
l. au Havre et 300 000 l. à
7
Nantes,
ses
concurrentes
ponantaises
(Archives
Nationales de France, F 2, B
6).
LE CHOCOLAT
:
BOISSON DE LUXE
La faïencerie, artisanat ou
industrie « du luxe », avait
intégré la mode du chocolat
dans
ses
créations.
Les
fabricants
marseillais
aux
productions réputées conçurent
des
services
à
chocolat
destinés
notamment
à
l’exportation hors de France.
Tandis que la matière blanche
des
tasses
soulignait
la
couleur sombre du chocolat,
leurs décors peints à la main
de
paysages
maritimes
polychromes et de scènes à
caractère galant égayaient les
tables
des
intérieurs
aristocratiques ou bourgeois,
les réunions mondaines.
En
forme
de
poires,
leurs
chocolatières
se
caractérisaient par la présence
d’un bec verseur haut placé
afin d’éviter les dépôts des
matières cacaotées râpées, et
d’une poignée horizontale en
bois tourné pour ne pas se
brûler.
Elles étaient rehaussées de
trois pieds afin de laisser
passer un minuscule réchaud ;
certaines avaient un orifice
accueillant
un
« moussoir »,
appelé
encore
« moulinet »,
bâton destiné à faire mousser
le
chocolat
en
l’agitant
constamment de bas en haut.
Comme ailleurs dans le royaume,
les
nobles
provençaux,
les
négociants marseillais et leurs
familles prenaient le chocolat
de préférence au moment du
petit
déjeuner,
mais
aussi
après le dîner : un breuvage
onctueux à déguster une fois le
cacao « délayé dans de l’eau
bouillante », d’un prix resté
élevé
car
au
chocolat
il
fallait
encore
ajouter
du
sucre,
lui
aussi
produit
alimentaire d’origine exotique.
Selon
certaines
recettes,
suivant les goûts, on pouvait
encore l’agrémenter de vanille,
de cannelle en poudre et même
d’ambre gris, d’où la vogue des
« chocolats ambrés ».
La
consommation
s’accrut
singulièrement - même si les
« gens
du
Tiers
Etat »
en
étaient quelque peu écartés (à
Marseille, moins qu’ailleurs,
semble-t-il) et la dégustation
attestée dans des lieux publics
fréquentés.
8
Les
premiers
débitants
de
chocolats
chauds
connus
à
Marseille furent des Suisses du
nom de Ciani, venus du canton
d’Uri aux environs de 1770,
mais d’autres avant eux durent
en préparer et en vendre sans
que malheureusement leurs noms
aient été sauvegardés.
Peut-être
étaient-ils
originaires des hautes vallées
de
l’Engadine,
formés
par
d’autres
cioccolatieri
qui
avaient émigré à Venise et leur
transmirent
leur
science
professionnelle ?
Mais
c’est
une famille italienne nommée
Casati, originaire de Côme, qui
s’en
fit
réellement
une
spécialité, dès avant 1783.
Dans le Tableau historique de
Marseille publié par Achard… à
Lausanne, en 1789, on peut
lire : « Nous avons à Marseille
plusieurs
fabricants
de
chocolat ; je ne connais que le
sieur
Casati,
à
côté
du
Concert, chez qui on en prend
de fait, et il a la réputation
de
le
faire
excellent.
On
trouve
aussi
chez
lui
des
thermomètres, des baromètres et
autres instruments de physique.
Pendant quelques années, un
opticien
avait
établi
une
boutique de chocolat dans la
Grande
Rue,
mais
elle
ne
subsista pas longtemps » (p.
209-210).
Les Casati, qui avaient des
établissements similaires à Aix
et à Lyon, firent en peu de
temps de leur débit marseillais
le plus célèbre des « cafés »
du
début
du
XIXe
siècle,
attirant
la
clientèle
des
négociants qui y poursuivaient
leurs spéculations après la
bourse, dans un cadre bien plus
agréable l’atmosphère des (et
scientifique…) que tavernes et
estaminets voisins.
Les
Casati
perdirent
les
faveurs
des
amateurs
de
chocolat chaud au profit du
Suisse
Alexandre
Ferrari.
Celui-ci
avait
installé
en
1800, rue Saint-Ferréol, un
minuscule salon qui contenait
difficilement quatre tables de
consommation
surmontées…
au
plafond d’une vue peinte de
Constantinople,
rappel
d’un
café levantin.
Là, Ferrari se mit à proposer
son chocolat au tarif attractif
de cinq sous la tasse, deux à
quatre
fois
moins
cher
qu’ailleurs, ce qui eut pour
effet immédiat d’attirer la
clientèle en ces lieux exigus.
Les cafés rivaux n’osant pas ou
ne pouvant concurrencer ses
prix, Ferrari fit rapidement
fortune,
se
retrouvant
au
milieu du Premier Empire à la
tête d’un autre établissement,
spacieux sur deux niveaux, au
mobilier
choisi,
aux
murs
peints à fresques.
Pour
satisfaire
leur
consommation
domestique,
les
Marseillais s’approvisionnaient
en pains et en tablettes de
chocolat chez des confiseurs.
Ceux-ci
vendaient
aussi
le
chocolat sous forme de bouchées
appelées
« Diablotins »,
couvertes
de
petites
« nompareilles »
blanches,
c’est-à-dire de grains de sucre
des plus fins (J. Savary des
Bruslons,
Dictionnaire
9
universel de Commerce, 1723, t.
I, p. 769).
L’une des planches
de
l’Encyclopédie de
Diderot
et d’Alembert nous entraîne
dans le laboratoire (le mot
était déjà utilisé à l’époque)
d’un confiseur, fabricant de
chocolat (Recueil de planches…,
Seconde
partie,
article Le
Confiseur, planche V, édition
de Livourne, 1772)).
On y voit affairé un « Ouvrier
qui brûle ou torréfie du cacao
dans une chaudière de fer sur
un fourneau », un « Ouvrier qui
vanne les amandes » (fèves de
cacao), un « Ouvrier qui les
pile dans un mortier de fer
qu’on a échauffé auparavant,
sur lequel l’on tient
du
feu ».
Près
des
fenêtres,
est
représenté
l’« Ouvrier
qui
broye
le
chocolat
sur
une
pierre dure échauffée, avec un
rouleau de fer ». A Marseille,
les
« pierres
à
chocolat »
étaient en marbre, « courbées
comme un arc, soutenues sur
quatre pieds pour laisser un
vide
dessous
capable
de
contenir assez de feu pour les
échauffer » comme en témoigne
Auguste
Chambon
dans
Le
Commerce de l’Amérique…, (t. I,
p. 360).
Ce « citadin » de Marseille
précisait : « On étend la pâte
sur ces pierres, et avec un
rouleau de fer on l’écrase et
on la broie avec force jusqu’à
ce qu’elle soit parfaitement
raffinée, sans qu’il y reste
aucune dureté. On y ajoute le
sucre et la cannelle, girofle
et
vanille
pour
ceux
qui
l’aiment et on repasse le tout
avec le cylindre jusqu’à ce que
le mélange soit bien fait, et
que toute la pâte soit bien
mêlée. »
A
Marseille,
certains
établissements de confiseries
portaient des noms appelés à
s’inscrire dans le long terme :
Dromel, neveu puis aîné, d’une
maison fondée en 1760, avant
10
celle des Castelmuro (encore
des Suisses, originaires de
Stampa
dans
le
canton
des
Grisons)
créée
en
1804
et
disparue en 1999.
LES
CHOCOLATS
D’HIER
ET
D’AUJOURD’HUI
Les Marseillais considéraient
le chocolat sinon comme un
remède,
du
moins
comme
un
aliment réservé « aux personnes
d’un tempérament affaibli ou
d’une santé délabrée » (ACCM,
MP 2121, 23 vendémiaire an XIV
(15 octobre 1805), témoignage
sur la situation trente ou
quarante années auparavant).
Comme pour le café, de grandes
controverses avaient opposé des
médecins sur les avantages et
les dangers de la boisson venue
d’ailleurs.
Dès
le
XVIIe
siècle,
la
médecine
avait
trouvé
cependant
dans
le
chocolat une panacée contre les
fièvres, les diarrhées, les
maux de poitrine ou d’estomac.
Les avis de la marquise de
Sévigné
sur
les
effets
du
chocolat
étaient
changeants,
mais, en 1671, alors que sa
fille,
Madame
de
Grignan,
venait de quitter Paris pour se
rendre en Provence, elle lui
écrivit : « Mais vous ne vous
portez pas bien ; le chocolat
vous
remettra ;
mais
vous
n’avez point de chocolatière ;
j’y
ai
pensé
mille
fois,
comment
ferez-vous ? »
A
Marseille,
en
vérité,
elle
n’aurait eu aucun mal à se
fournir en chocolatières !
Citons encore Jacques Savary
des
Bruslons
dans
son
Dictionnaire
universel
de
commerce de 1723 : « Il faut
cependant avouer que tout le
monde
convient,
sur
une
expérience presque universelle,
que le chocolat est au moins
excellent pour entretenir la
chaleur de l’estomac, & pour
aider à la digestion, quand il
est pris avec modération, &
avec précaution » (t. I, p.
767).
Un autre des « vulgarisateurs »
du chocolat fut M. de Caylus,
l’ancien ingénieur général des
Iles françaises et Terre ferme
de l’Amérique, avec l’article
qu’il
écrivit
dans
l’Encyclopédie de Diderot et
d’Alembert, où il présente la
boisson depuis sa découverte
11
par les Espagnols comme un
« aliment
salutaire »,
poursuivant avec ces mots :
« L’usage du chocolat ne mérite
ni tout le bien, ni tout le mal
qu’on en a dit : cette espèce
d’aliment devient à peu près
indifférent
par
l’habitude,
comme tant d’autres… Il y a
longtemps qu’on a appelé le
chocolat
le
lait
des
vieillards :
on
le
regarde
comme très nourrissant et comme
très propre à réveiller les
forces
languissantes
de
l’estomac. » (Article Chocolat,
t. III, p. 339 et sq, édition
de Livourne, 1771).
Le cacao était entré au Codex
en 1758. Parés de multiples
propriétés
nutritives,
sanitaires,
stimulantes,
d’effets
euphorisants,
voire
aphrodisiaques dès le XVIIe
siècle,
des
chocolats
« spéciaux » furent préparés en
pharmacie sous forme là aussi
de tablettes et de pains, mais
encore de billes.
Un
certain
nombre
de
substances, notamment le fer,
la magnésie, la belladone, la
rhubarbe et la coralline de
Corse, étaient incorporées en
pharmacie dans les préparations
chocolatées pour enrichir la
gamme de leurs vertus vraies ou
supposées.
Le
chocolat
était-il
une
boisson d’agrément, un remède
ou un aliment ? La question
restait posée en cette fin du
XVIIIe siècle. Friandise ou
gâteau, il ne le devint que
lentement.



Plus de deux cents ans après, à
Marseille,
l’entreprise
industrielle Net Cacao, qui
avait remplacé la SOPAD en
2005-2006 sur le site Nestlé,
dans le XIe arrondissement,
restait l’une des rares usines
en
France
à
travailler
le
chocolat, de la fève à la
tablette et à la pépite, non
sans
difficultés
financières
d’ailleurs. Elle produisait des
marques de chocolats de la
grande distribution, tout en
développant
la
sienne :
La
Chocolaterie
de
Saint-Menet,
mais elle a fermé durant le 1er
semestre 2011, au grand dam de
ses 188 salariés.
Les fèves utilisées chez Net
Cacao provenaient de la Côted’Ivoire,
du
Ghana,
de
l’Equateur, de
Sao
Tomé
&
Principe. Il est en effet bien
révolu le temps du cacao des
Caraïbes
redistribué
par
Marseille
ou
transformé
à
Marseille,
évincé
par
les
trafics
en
provenance
des
colonies
françaises
et
britanniques
de
l’Ouest
africain
aux
XIXe
et
XXe
siècles.
Bien
oubliées
également
les
fabrications
locales répondant aux noms de
Chocolats Mourren et Chocolats
Prado.
12
Autrefois
ressource
d’importance
des
Antilles
françaises,
la
culture
du
cacao, remplacée par celle de
la canne à sucre, est devenue
de nos jours bien rare. On
prépare encore localement le
« bâton » de cacao amer (gwo
kako)
à
partir
des
fèves
fermentées,
séchées
puis
torréfiées,
vendu
sur
les
marchés, et des tablettes dans
les chocolateries Elot à la
Martinique,
Karucao
à
la
Guadeloupe. Il sert aussi à
élaborer la liqueur de cacao et
des punchs.
Un chocolat de Saint-Domingue
« 1er cru de plantation Los
Anconès » de la famille Pizek
élaboré par Michel Cluzel, 201,
rue Saint-Honoré à Paris a été
récompensé d’un Organic food
award en 2010.
Il est rassurant de trouver de
nouvelles
générations
d’artisans
dans
leurs
boutiques : chez Dromel depuis
1760, Le chocolatier Hubert
depuis
1961,
Xocoalt,
La
Chocolatière
du
Panier,
La
Chocolaterie
des
Chartreux,
« la petite dernière »…, sans
oublier les deux points de
vente de La Chocolaterie de
Puyricard, dont les méthodes de
fabrication n’ont guère varié
depuis quarante ans, et la
goûteuse « barre marseillaise »
Debout.
Le chocolat fait partie
habitudes alimentaires des
des
On
peut
également
s’approvisionner
par
gourmandise en chocolat de cru
« Caraïbes 66 % », dans une
maison fondée en 1761 « A la
Mère de famille - Confiserie
Epicerie
fine »,
rue
du
Faubourg Montmartre, dans le
arrondissement
de
la
IXe
capitale.
En 2011 à Marseille, même sans
l’apport du cacao des origines
venu de l’espace Caraïbes, la
créativité et la qualité sont
toujours au rendez-vous chez
les chocolatiers de la ville.
Il est agréable de citer ainsi
les
spécialités
gourmandes
baptisées
« Espérantine »
(chocolat
à
13
%
d’huile
d’olive),
« Marseillottes »,
« Mistrallines »…
Provençaux, pour le plaisir ou
l’énergie
qu’il
dispense,
proposé
dans
tous
ses
« états »,
en
barres,
tablettes,
drops,
gâteaux,
mousses, boissons, bonbons et
friandises, qu’il soit noir ou
au lait, consommé avec ou sans
modération.
13
De cette histoire commencée, il y a quatre siècles déjà, sur les
quais du port, témoignage d’anciennes relations initiées entre les
Antilles et Marseille, il était bon de témoigner en 2011.
*****
*