BOULANGER 1 - Académie des Sciences Lettres et Arts de Marseille
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BOULANGER 1 - Académie des Sciences Lettres et Arts de Marseille
1 CACAO DES CARAÏBES ET CHOCOLATS A MARSEILLE AU XVIIIE SIECLE Patrick BOULANGER 19 mai 2011 L’histoire de la cuisine, comme celle du chocolat à Marseille, restent à écrire et je m’y suis attelé. Etudiant les ingrédients des recettes des siècles passés, de la Provence tout particulièrement, en fréquentant archives, bibliothèques et musées, j’ai vu surgir le chocolat : un séducteur exotique des alimentations et des goûts méditerranéens, qui allait occuper une place grandissante dans mes questionnements et mes réflexions. Marseille, dans la conquête toute pacifique de l’aire méditerranéenne par le chocolat, occupa une place d’exception. Faut-il s’en étonner, compte tenu du rôle passé et présent de cette cité, carrefour du monde et premier port de France ? Dans le cadre de 2011, déclarée « Année des Outre-mers français », en partenariat avec la Direction régionale des Affaires culturelles PACA et le Commissariat général des manifestations nationales, il est bien de rappeler comment Marseille devint l’entrepôt des cacaos des « Iles françaises de l’Amérique »… comme on les appelait sous l’Ancien Régime. L’histoire mérite d’être contée ! Elle est malheureusement sur le point de s’achever comme nous le montre une récente actualité avec la fermeture de l’entreprise Net Cacao, à Saint-Menet. « Il était une fois » le chocolat à Marseille… Comme dans nombre d’histoires, les origines du chocolat en France se perdent dans la nuit des temps. Celles-ci nous entraînent au XVIIe siècle, alors qu’une publicité de la Belle Epoque pour Fleur de Cacao, un déjeuner « sain et reconstituant » riche en caféine, cette substance contenue dans les fèves de cacao et les noix de kola, pouvait laisser à penser que les fruits du cacaoyer étaient connus dès l’Antiquité à Massalia, cité grecque. 2 l’introduction du café dans le royaume grâce à Jean de la Rocque, un négociant de retour vers 1644 d’un long voyage dans l’Empire ottoman et que vers 1671 s’ouvrit le premier « café » public, une bien modeste échoppe en plein vent tenue près de l’Hôtel de Ville par un Arménien du nom de Pascali. Refermons la parenthèse du café arabica des origines, qui était nécessaire chronologiquement car la consommation du chocolat à Marseille a bel et bien précédé celle du café ! Il n’en était rien ; tout au contraire, cet arbuste resta inconnu en Europe jusqu’aux voyages d’exploration de Christophe Colomb aux Amériques et à sa découverte en 1502 dans la petite île de Guanaja, au large de l’actuel Honduras. Le chocolat chaud, tel qu’on le dégustait alors en France, était le lointain cousin d’un breuvage issu de la préparation des fèves du cacaoyer dont les fruits se récoltaient dans les forêts tropicales des Amériques. Les Indiens l’appréciaient tant qu’ils le surnommaient « boisson des dieux », rien de moins, le préparant avec de la poudre des fèves fermentées, puis rôties augmentée de bouillie de maïs, de piment, et le colorant en rouge par du rocou, une teinture végétale naturelle. Si Marseille fut la première porte d’entrée du café en France, elle ne le fut pas pour le chocolat. Rappelons brièvement que c’est par le port de Marseille que se fit Si Colomb ne goûta guère le xocoalt, son appellation amérindienne d’alors, en revanche le conquistador Hernan Cortès constatant ses effets stimulants et fortifiants ramena des fèves de cacaoyer en 1528 à son roi. Les Espagnols, comme d’ailleurs les Portugais, ne 3 s’accoutumèrent à la « boisson des Mexicains » qu’après avoir « corrigé l’amertume et en avoir relevé le goût en y mêlant du sucre & des épiceries » (Le Commerce de l’Amérique pour Marseille (…) par un citadin, Avignon, 1763, t. 1, p. 353). Par quel courant d’approvisionnement en fèves de cacaoyer ? Du cacao de contrebande, à quel prix et pour quelle clientèle ? Certains esprits allèrent même jusqu’à dire qu’un ange aurait poussé un voilier chargé de cacao vers Bayonne. Balivernes ! Le cacao : un produit exotique venu de si loin, du « Nouveau Monde », original, rare et donc très cher. Après « l’introduction », ouvrons le premier chapitre de cette histoire chocolatée. En revanche, on prête plus officiellement à deux infantes d’Espagne devenues reines de France (Anne d’Autriche, l’épouse de Louis XIII mariée en 1615, et Marie-Thérèse d’Autriche, l’épouse de Louis XIV convolant en 1660), habituées à consommer du chocolat chaud à Madrid, d’avoir porté avec leurs serviteurs la préparation liquide jusqu’à Versailles. LE CHOCOLAT , BOISSON EXOTIQUE Certains ont affirmé que des chocolatiers juifs fuyant l’Inquisition espagnole, vinrent se réfugier à Bayonne, où ils auraient fabriqué les premiers en France cette boisson épaisse dès 1609. On peut en douter. Imitées par les aristocrates de leur nouvelle Cour, le chocolat « à boire » se serait répandu, curiosité et snobisme mêlés, parmi les couches les plus aisées de la société française. On prête également à un ancien abbé de Saint-Victor (nous voilà donc à Marseille !), ancien archevêque d’Aix (nous restons en Provence…) devenu archevêque de Lyon, AlphonseLouis du Plessis, frère du célèbre cardinal de Richelieu, d’avoir été le promoteur du chocolat à Paris vers 1640. L’ecclésiastique, aux dires de l’un de ses domestiques, en usait « pour calmer les vapeurs de sa rate », tenant ce remède de quelques religieux espagnols qui l’apportèrent en France (selon le témoignage de Dom Bonaventure d’Argonne dans 4 ses Mélanges d’histoire et de littérature). Preuve de l’attachement de l’archevêque du Plessis au produit exotique, l’ouvrage Du Chocolat, discours curieux de la nature et de la qualité du chocolat en quatre parties d’Antonio Colmenero de Ledesma, un Andalou qui avait séjourné en Amérique, traduit et publié à Paris en 1643, lui fut dédié. Marseille avait toutes facilités pour s’approvisionner à Cadix, grâce à ses négociants expatriés qui y formaient une active communauté. Mieux encore, en janvier 1692, un édit royal stipula que l’entrée du cacao en France se ferait uniquement par les ports de Marseille et de Rouen, afin de mieux contrôler et taxer son introduction dans le royaume. Les premiers chocolats « à la tasse » dégustés en France seraient donc venus d’Espagne apportés par une nuée de demoiselles d’honneur empressées autour de leurs reines ou par des religieux soucieux de leur santé. De la capitale, la mode de consommer ce breuvage bizarre, au goût étonnant, passa en province. L’Eglise décréta après de longs débats et mémoires que l’absorption du chocolat considéré comme une boisson, non comme un aliment, ne rompait pas le jeûne et était donc licite durant la période du Carême, ceci après qu’un cardinal napolitain l’eût affirmé en 1662. Originaires de l’Empire hispanique, cueillies dans la zone inter-tropicale, les fèves de cacao fournissaient une denrée précieuse. Elles gagnaient la péninsule ibérique sous contrôle à bord des caravelles et des vaisseaux de la Carrera de las Indias via Séville, puis Cadix, passages obligés et surveillés. Après les avoir achetées en Espagne, les Marseillais tirèrent les fèves directement des Iles Caraïbes devenues françaises en 1635. La culture à la Martinique datait des années 1655-1660, lorsque Dubuc, l’un des colons résidant dans l’île, avait choisi des pieds de cacaoyers dans les bois de la Trinité pour les replanter dans sa propriété, avant qu’il ne soit imité par d’autres entre 1670 et 1680. 5 Enfin, on dégustait du chocolat « français » ! De la fin du XVIIe siècle jusqu’à la grande peste de 1720 qui emporta la moitié de la population de Marseille, puis au terrible tremblement de terre de 1727 à la Martinique qui ravagea les plantations, le cacao constitua un élément habituel des cargaisons de retour des Antilles, les « Iles du Vent » devenant des « Iles à Sucre », ainsi qu’on se plaisait à les appeler. En 1717, le négoce de Marseille apprécia à sa juste valeur l’abaissement à dix livres tournois par quintal du droit qui frappait depuis 1693 l’entrée du cacao et en restreignait la consommation (ACCM, H 127, lettres patentes de 1717, article 19 bis). Comme l’écrivit un contemporain du nom de Chambon : « Ce Commerce prit faveur. Marseille en reçut avec abondance et l’usage devint plus fréquent. La consommation que nous en fîmes encouragea les cultivateurs de nos colonies ; le prix diminua en proportion des récoltes et le peuple s’y accoutuma. (Le Commerce de l’Amérique par Marseille…, t. 1, p. 365). Des fèves s’en vinrent ensuite de la Guyane, après la découverte de « forêts de cacaoyers » sauvages sur les bords du Haut-Oyapock par le sergent de La Haye en 1728, puis dans l’île de Cayenne après 1730. Au milieu du XVIIIe siècle, le cacao de la Martinique, qui avait souffert pendant de longues années de la crise consécutive au séisme de 1727, avait repris peu à peu la place qui était naguère la sienne dans les mouvements commerciaux du port de Marseille. En raison du système de la franchise douanière, les expéditions restaient soumises à la drastique réglementation douanière alors en vigueur : « Le cacao de l’Amérique française, en arrivant à Marseille, doit être renfermé dans un magasin d’entrepôt d’où il doit être tiré en présence 6 des employés des Fermes et accompagné d’un certificat des commis du Bureau des Poids et Casses pour faire de la modération du droit… » (Le Commerce de l’Amérique…, t. 1, p. 363). Les fèves débarquées à Marseille étaient également originaires de l’île de SaintDomingue partiellement devenue française ; les exportateurs y joignaient de notables quantités de cacao dit de « Caraque » (ou de « Carak ») apportées en contrebande depuis Caracas et Carthagèna jusqu’aux Antilles françaises, jugé plus fin et, de là, plus apprécié. A Marseille, le « Caraque » payait des droits élevés et se revendait plus cher. Dans les archives de la Chambre de Commerce de Marseille, sont conservées de rares factures d’expédition de ces « barriques de cacao », de ces « saqs de cacaos », de ces comptes « d’achat et frais » de « cacaos rouges des Isles » (ACCM, L IX 1077). l’approvisionnement des petites fabriques locales et des apothicaires de la cité. Si une bonne partie des fèves de cacaos prenait le chemin de la vallée du Rhône, vers Paris et la Suisse, le reste empruntait des routes maritimes en direction de l’Italie, du Proche-Orient, quelque peu de l’Europe du Nord et de l’Angleterre, mais surtout de l’Espagne. La Chambre de Commerce avait observé que les cacaos originaires des Antilles françaises approvisionnaient en effet la péninsule ibérique voisine (ACCM, H 49, mémoires des 31 juillet 1749 et 26 avril 1765). Un véritable renversement des courants commerciaux s’était opéré ! Marseille était devenue mieux encore le port entrepôt et redistributeur des cacaos dans le bassin méditerranéen, comme il l’était d’ailleurs pour les sucres et les cafés. D’autres cacaos « étrangers » s’en venaient à Marseille expédiés depuis Amsterdam où les Hollandais avaient formé un entrepôt général de « Caraques », mais aussi de leur zone de production du Surinam et autres colonies. Preuve de ces circuits extérieurs oubliés, un rare « compte de vente et net produit » d’un échantillon de cacao envoyé à Venise en 1782 par les négociants Roux de Marseille via Livourne, puis par voie de terre, à l’examen de confrères italiens (ACCM, L IX 1177). L’engouement grandissant pour la consommation du chocolat, l’une des rares boissons non alcoolisées de l’époque, il faut le souligner, faisait qu’il ne restait sur la place de Marseille que la quantité indispensable à A la fin du XVIIIe siècle, Marseille s’affirmait comme la première place d’importation et de répartition des cacaos des Antilles, avec 1 251 832 livres-poids en 1785, contre 543 000 l. à Bordeaux, 355 000 l. au Havre et 300 000 l. à 7 Nantes, ses concurrentes ponantaises (Archives Nationales de France, F 2, B 6). LE CHOCOLAT : BOISSON DE LUXE La faïencerie, artisanat ou industrie « du luxe », avait intégré la mode du chocolat dans ses créations. Les fabricants marseillais aux productions réputées conçurent des services à chocolat destinés notamment à l’exportation hors de France. Tandis que la matière blanche des tasses soulignait la couleur sombre du chocolat, leurs décors peints à la main de paysages maritimes polychromes et de scènes à caractère galant égayaient les tables des intérieurs aristocratiques ou bourgeois, les réunions mondaines. En forme de poires, leurs chocolatières se caractérisaient par la présence d’un bec verseur haut placé afin d’éviter les dépôts des matières cacaotées râpées, et d’une poignée horizontale en bois tourné pour ne pas se brûler. Elles étaient rehaussées de trois pieds afin de laisser passer un minuscule réchaud ; certaines avaient un orifice accueillant un « moussoir », appelé encore « moulinet », bâton destiné à faire mousser le chocolat en l’agitant constamment de bas en haut. Comme ailleurs dans le royaume, les nobles provençaux, les négociants marseillais et leurs familles prenaient le chocolat de préférence au moment du petit déjeuner, mais aussi après le dîner : un breuvage onctueux à déguster une fois le cacao « délayé dans de l’eau bouillante », d’un prix resté élevé car au chocolat il fallait encore ajouter du sucre, lui aussi produit alimentaire d’origine exotique. Selon certaines recettes, suivant les goûts, on pouvait encore l’agrémenter de vanille, de cannelle en poudre et même d’ambre gris, d’où la vogue des « chocolats ambrés ». La consommation s’accrut singulièrement - même si les « gens du Tiers Etat » en étaient quelque peu écartés (à Marseille, moins qu’ailleurs, semble-t-il) et la dégustation attestée dans des lieux publics fréquentés. 8 Les premiers débitants de chocolats chauds connus à Marseille furent des Suisses du nom de Ciani, venus du canton d’Uri aux environs de 1770, mais d’autres avant eux durent en préparer et en vendre sans que malheureusement leurs noms aient été sauvegardés. Peut-être étaient-ils originaires des hautes vallées de l’Engadine, formés par d’autres cioccolatieri qui avaient émigré à Venise et leur transmirent leur science professionnelle ? Mais c’est une famille italienne nommée Casati, originaire de Côme, qui s’en fit réellement une spécialité, dès avant 1783. Dans le Tableau historique de Marseille publié par Achard… à Lausanne, en 1789, on peut lire : « Nous avons à Marseille plusieurs fabricants de chocolat ; je ne connais que le sieur Casati, à côté du Concert, chez qui on en prend de fait, et il a la réputation de le faire excellent. On trouve aussi chez lui des thermomètres, des baromètres et autres instruments de physique. Pendant quelques années, un opticien avait établi une boutique de chocolat dans la Grande Rue, mais elle ne subsista pas longtemps » (p. 209-210). Les Casati, qui avaient des établissements similaires à Aix et à Lyon, firent en peu de temps de leur débit marseillais le plus célèbre des « cafés » du début du XIXe siècle, attirant la clientèle des négociants qui y poursuivaient leurs spéculations après la bourse, dans un cadre bien plus agréable l’atmosphère des (et scientifique…) que tavernes et estaminets voisins. Les Casati perdirent les faveurs des amateurs de chocolat chaud au profit du Suisse Alexandre Ferrari. Celui-ci avait installé en 1800, rue Saint-Ferréol, un minuscule salon qui contenait difficilement quatre tables de consommation surmontées… au plafond d’une vue peinte de Constantinople, rappel d’un café levantin. Là, Ferrari se mit à proposer son chocolat au tarif attractif de cinq sous la tasse, deux à quatre fois moins cher qu’ailleurs, ce qui eut pour effet immédiat d’attirer la clientèle en ces lieux exigus. Les cafés rivaux n’osant pas ou ne pouvant concurrencer ses prix, Ferrari fit rapidement fortune, se retrouvant au milieu du Premier Empire à la tête d’un autre établissement, spacieux sur deux niveaux, au mobilier choisi, aux murs peints à fresques. Pour satisfaire leur consommation domestique, les Marseillais s’approvisionnaient en pains et en tablettes de chocolat chez des confiseurs. Ceux-ci vendaient aussi le chocolat sous forme de bouchées appelées « Diablotins », couvertes de petites « nompareilles » blanches, c’est-à-dire de grains de sucre des plus fins (J. Savary des Bruslons, Dictionnaire 9 universel de Commerce, 1723, t. I, p. 769). L’une des planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert nous entraîne dans le laboratoire (le mot était déjà utilisé à l’époque) d’un confiseur, fabricant de chocolat (Recueil de planches…, Seconde partie, article Le Confiseur, planche V, édition de Livourne, 1772)). On y voit affairé un « Ouvrier qui brûle ou torréfie du cacao dans une chaudière de fer sur un fourneau », un « Ouvrier qui vanne les amandes » (fèves de cacao), un « Ouvrier qui les pile dans un mortier de fer qu’on a échauffé auparavant, sur lequel l’on tient du feu ». Près des fenêtres, est représenté l’« Ouvrier qui broye le chocolat sur une pierre dure échauffée, avec un rouleau de fer ». A Marseille, les « pierres à chocolat » étaient en marbre, « courbées comme un arc, soutenues sur quatre pieds pour laisser un vide dessous capable de contenir assez de feu pour les échauffer » comme en témoigne Auguste Chambon dans Le Commerce de l’Amérique…, (t. I, p. 360). Ce « citadin » de Marseille précisait : « On étend la pâte sur ces pierres, et avec un rouleau de fer on l’écrase et on la broie avec force jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement raffinée, sans qu’il y reste aucune dureté. On y ajoute le sucre et la cannelle, girofle et vanille pour ceux qui l’aiment et on repasse le tout avec le cylindre jusqu’à ce que le mélange soit bien fait, et que toute la pâte soit bien mêlée. » A Marseille, certains établissements de confiseries portaient des noms appelés à s’inscrire dans le long terme : Dromel, neveu puis aîné, d’une maison fondée en 1760, avant 10 celle des Castelmuro (encore des Suisses, originaires de Stampa dans le canton des Grisons) créée en 1804 et disparue en 1999. LES CHOCOLATS D’HIER ET D’AUJOURD’HUI Les Marseillais considéraient le chocolat sinon comme un remède, du moins comme un aliment réservé « aux personnes d’un tempérament affaibli ou d’une santé délabrée » (ACCM, MP 2121, 23 vendémiaire an XIV (15 octobre 1805), témoignage sur la situation trente ou quarante années auparavant). Comme pour le café, de grandes controverses avaient opposé des médecins sur les avantages et les dangers de la boisson venue d’ailleurs. Dès le XVIIe siècle, la médecine avait trouvé cependant dans le chocolat une panacée contre les fièvres, les diarrhées, les maux de poitrine ou d’estomac. Les avis de la marquise de Sévigné sur les effets du chocolat étaient changeants, mais, en 1671, alors que sa fille, Madame de Grignan, venait de quitter Paris pour se rendre en Provence, elle lui écrivit : « Mais vous ne vous portez pas bien ; le chocolat vous remettra ; mais vous n’avez point de chocolatière ; j’y ai pensé mille fois, comment ferez-vous ? » A Marseille, en vérité, elle n’aurait eu aucun mal à se fournir en chocolatières ! Citons encore Jacques Savary des Bruslons dans son Dictionnaire universel de commerce de 1723 : « Il faut cependant avouer que tout le monde convient, sur une expérience presque universelle, que le chocolat est au moins excellent pour entretenir la chaleur de l’estomac, & pour aider à la digestion, quand il est pris avec modération, & avec précaution » (t. I, p. 767). Un autre des « vulgarisateurs » du chocolat fut M. de Caylus, l’ancien ingénieur général des Iles françaises et Terre ferme de l’Amérique, avec l’article qu’il écrivit dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, où il présente la boisson depuis sa découverte 11 par les Espagnols comme un « aliment salutaire », poursuivant avec ces mots : « L’usage du chocolat ne mérite ni tout le bien, ni tout le mal qu’on en a dit : cette espèce d’aliment devient à peu près indifférent par l’habitude, comme tant d’autres… Il y a longtemps qu’on a appelé le chocolat le lait des vieillards : on le regarde comme très nourrissant et comme très propre à réveiller les forces languissantes de l’estomac. » (Article Chocolat, t. III, p. 339 et sq, édition de Livourne, 1771). Le cacao était entré au Codex en 1758. Parés de multiples propriétés nutritives, sanitaires, stimulantes, d’effets euphorisants, voire aphrodisiaques dès le XVIIe siècle, des chocolats « spéciaux » furent préparés en pharmacie sous forme là aussi de tablettes et de pains, mais encore de billes. Un certain nombre de substances, notamment le fer, la magnésie, la belladone, la rhubarbe et la coralline de Corse, étaient incorporées en pharmacie dans les préparations chocolatées pour enrichir la gamme de leurs vertus vraies ou supposées. Le chocolat était-il une boisson d’agrément, un remède ou un aliment ? La question restait posée en cette fin du XVIIIe siècle. Friandise ou gâteau, il ne le devint que lentement. Plus de deux cents ans après, à Marseille, l’entreprise industrielle Net Cacao, qui avait remplacé la SOPAD en 2005-2006 sur le site Nestlé, dans le XIe arrondissement, restait l’une des rares usines en France à travailler le chocolat, de la fève à la tablette et à la pépite, non sans difficultés financières d’ailleurs. Elle produisait des marques de chocolats de la grande distribution, tout en développant la sienne : La Chocolaterie de Saint-Menet, mais elle a fermé durant le 1er semestre 2011, au grand dam de ses 188 salariés. Les fèves utilisées chez Net Cacao provenaient de la Côted’Ivoire, du Ghana, de l’Equateur, de Sao Tomé & Principe. Il est en effet bien révolu le temps du cacao des Caraïbes redistribué par Marseille ou transformé à Marseille, évincé par les trafics en provenance des colonies françaises et britanniques de l’Ouest africain aux XIXe et XXe siècles. Bien oubliées également les fabrications locales répondant aux noms de Chocolats Mourren et Chocolats Prado. 12 Autrefois ressource d’importance des Antilles françaises, la culture du cacao, remplacée par celle de la canne à sucre, est devenue de nos jours bien rare. On prépare encore localement le « bâton » de cacao amer (gwo kako) à partir des fèves fermentées, séchées puis torréfiées, vendu sur les marchés, et des tablettes dans les chocolateries Elot à la Martinique, Karucao à la Guadeloupe. Il sert aussi à élaborer la liqueur de cacao et des punchs. Un chocolat de Saint-Domingue « 1er cru de plantation Los Anconès » de la famille Pizek élaboré par Michel Cluzel, 201, rue Saint-Honoré à Paris a été récompensé d’un Organic food award en 2010. Il est rassurant de trouver de nouvelles générations d’artisans dans leurs boutiques : chez Dromel depuis 1760, Le chocolatier Hubert depuis 1961, Xocoalt, La Chocolatière du Panier, La Chocolaterie des Chartreux, « la petite dernière »…, sans oublier les deux points de vente de La Chocolaterie de Puyricard, dont les méthodes de fabrication n’ont guère varié depuis quarante ans, et la goûteuse « barre marseillaise » Debout. Le chocolat fait partie habitudes alimentaires des des On peut également s’approvisionner par gourmandise en chocolat de cru « Caraïbes 66 % », dans une maison fondée en 1761 « A la Mère de famille - Confiserie Epicerie fine », rue du Faubourg Montmartre, dans le arrondissement de la IXe capitale. En 2011 à Marseille, même sans l’apport du cacao des origines venu de l’espace Caraïbes, la créativité et la qualité sont toujours au rendez-vous chez les chocolatiers de la ville. Il est agréable de citer ainsi les spécialités gourmandes baptisées « Espérantine » (chocolat à 13 % d’huile d’olive), « Marseillottes », « Mistrallines »… Provençaux, pour le plaisir ou l’énergie qu’il dispense, proposé dans tous ses « états », en barres, tablettes, drops, gâteaux, mousses, boissons, bonbons et friandises, qu’il soit noir ou au lait, consommé avec ou sans modération. 13 De cette histoire commencée, il y a quatre siècles déjà, sur les quais du port, témoignage d’anciennes relations initiées entre les Antilles et Marseille, il était bon de témoigner en 2011. ***** *