Une recette en persan pour colorer le papier

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Une recette en persan pour colorer le papier
Francis Richard
Une recette en persan pour colorer le papier
Abstract: Formulas which have been copied towards the beginning of the 16th century in the
Ottoman Empire are found on the flyleaves of a Persian manuscript preserved in the National Library of France (BNF). The formulas are noted in a manner which is somewhat difficult
to decipher; they consist of various ways by which to give different colours to paper. When trying
to interpret these formulas, one tries to identify the products which were employed such as the
mordant which was used and the way of heating the vat. It appears that these formulas do not
belong to any known Persian treatise. They belong to a practice which was established at the
end of the 15th century and which differs from recipes that were used to colour fabric.
Résumé. Sur les gardes d’un manuscrit persan de la BNF figurent des formules copiées vers le
début du XVIe siècle dans l’Empire ottoman. Elles sont notées de manière assez difficile à
décrypter, mais livrent différentes formules pour colorer le papier de plusieurs couleurs. En cherchant à en donner l’interprétation on tente d’identifier les produits utilisés, le mordant employé
et la façon de chauffer la cuve. Ces formules n’appartiennent, semble-t-il, à aucun traité persan connu. Elles témoigneraient d’une pratique établie à la fin du XVe siècle et diffèrent des recettes
concernant les tissus.
On n’insistera jamais assez sur l’importance des petites notes qui figurent au
début et à la fin des manuscrits. Même s’il s’agit souvent de feuillets de garde ajoutés bien après l’achèvement de la copie du texte, généralement à l’occasion de la
réfection d’une reliure, ou d’une restauration du volume, il s’agit toujours de
marques qui ont de l’importance pour retracer l’histoire de l’exemplaire et en
connaître les possesseurs ou les lecteurs successifs. On trouvera ainsi non seulement des essais de plume ou des dessins, mais des ex-libris, parfois accompagnés
de cachets, des citations poétiques, des formules pieuses, des mentions de dates
diverses (naissances, événements historiques), des extraits d’ouvrages biogra-
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phiques, des recettes de médicaments, des indications de prix ou des inventaires
de bibliothèques. Les catalogues accordent plus ou moins de place à la description de ces marques ou notes diverses ; il est parfois dommage de ne pas y prêter suffisamment d’attention, car certaines de ces notes peuvent avoir une grande
utilité pour l’historien et leur intérêt peut dépasser largement le cadre de la
simple étude de la circulation du document écrit.
Alors qu’il est fréquent de trouver sur les gardes des manuscrits des formules
permettant de confectionner des remèdes contre les maux d’yeux ou de dents,
ou des produits aux vertus diverses, nous voudrions attirer ici l’attention sur un
type de formule très rarement rencontré et intéressant justement l’étude d’un des
éléments essentiels du manuscrit : le papier.
Le manuscrit Supplément persan 1787 de la Bibliothèque nationale de France
(Blochet, 1934 : 248-249) est de petit format (12,5 x 17,5 cm). Acquis en
janvier 1912 auprès du libraire parisien Ernest Leroux, on ne sait à quel collectionneur il avait auparavant appartenu. C’est une copie anonyme et non datée,
mais datable de la fin du XVe siècle, qui renferme – entre les folios 3v et 195 –
le texte du Mi‘yâr-i Jamâlî va Miftâh-i Abu Ishâqî de Chams Fakhrî Isfahânî. Avec
ses encadrements dorés et, au début de chaque fann ou chapitre1, ses quatre
frontispices enluminés (sarlawh) d’un style bien caractéristique, on peut en situer
la copie dans l’Empire ottoman, et la dater de la fin du règne de Mehmet II (1481)
ou du règne de Bâyazit II (1481-1512). Cette impression est confirmée par le
type de papier employé (de fabrication orientale, vergé avec fils de chaînette
groupés par trois) et la constitution des cahiers, qui tous comptent 10 feuillets
(type “quinion”), sauf le dernier qui est un quaternion2. La reliure, européenne,
a malheureusement été refaite à date très récente mais l’origine ottomane de la
copie ne fait guère de doute.
Le volume semble être resté jusqu’au siècle dernier dans l’Empire ottoman et
on y trouve3 le cachet d’un de ses derniers possesseurs, Muhammad Tâhir, ce cachet
portant la date de 1268 h (1851). Au folio 3, l’ex-libris d’un possesseur antérieur
a été gratté et on ne distingue plus que le dernier élément de son nom : […] Naqchbandî. Un troisième personnage a mis son ex-libris au folio 195v ; il se nomme
Sayf al-Dîn et il s’agit sans doute du même Sayf al-Dîn dont le cachet, de forme
ovale avec une devise en grande partie effacée, se trouve au folio 195. Par sa forme,
ce cachet serait datable de la fin du XVIe siècle ou du XVIIe siècle4.
Il semble que les deux quatrains (rubâ‘î) en persan du folio 195v soient de la
main de ce Sayf al-Dîn. L’un évoque les modes musicaux (maqâmât), l’autre les
1. Aux folios 3v, 57v, 83v et 115v.
2. Cahier fait de 8 feuillets (f. 191-198).
3. Aux folios 3v et 195.
4. On peut se demander s’il ne s’agit pas de Sayf al-Dîn Muhammad Fâruqî, membre de la confrérie des
Naqchbandîs, qui est mentionné, avec notamment la date de 1095 de l’hégire (1684), par M. Süreyyâ
(1971 : III, 121). La devise du cachet ovale de Sayf al-Dîn du folio 195 contient bien le mot naqch dans
une formule en persan, mais est-ce suffisant pour soutenir une telle identification ?
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systèmes modaux (âvâza). Il est assez probable que les deux petites notes copiées
en biais au recto et au verso du folio 197 sont également de sa main. Quoi qu’il
en soit, elles semblent à peu près contemporaines.
Au verso du folio 197, on peut lire le texte suivant :
tandis qu’au recto de ce même folio 197, la note se continue, toujours de la même
main :
Au folio 197, plusieurs mots sont notés au moyen de chiffres auxquels on peut
attribuer une valeur littérale, selon un système qui a été expliqué par G. Ifrah (Ifrah,
1994 : II, 270-271) d’après un autre manuscrit, mais leur interprétation reste assez
conjecturale. Ainsi le mot rang (couleur) est-il écrit à l’aide des chiffres 2, 5 et 2
surmontés respectivement de deux points, d’un point et d’un point, et le mot
banafch (violet), au moyen des chiffres 2, 5, 8 et 3, dont le second et le troisième
sont surmontés d’un point, le quatrième de trois. Les fautes d’orthographe du
persan sont également assez nombreuses. Ces deux petits textes ne semblent
donc pas des extraits recopiés de quelque traité rédigé en persan, mais notés au
vol par un copiste ottoman de métier, familier de ces systèmes encore en usage
dans l’administration et la comptabilité aux XVIe et XVIIe siècles. On ignore
cependant pourquoi le possesseur de ce manuscrit (ou ce copiste de métier ?) s’intéressait aux techniques de teinture du papier.
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La traduction (souvent hypothétique) de ce petit texte pourrait donner ceci :
[f. 197v.] « Manière de colorer (rang kardan) le papier : broyer de l’alun blanc
(zâgh-i safid, sulfate de potassium et d’aluminium), le jeter dans de l’eau, étendre
le papier dans cette solution d’alun (âb-i zâgh); après cela, le mettre à sécher. Et, une
fois la couleur pilée (kufta), on la verse au centre d’un chaudron (dig) ou d’une petite
chaudière (qazân-tcha) et on verse aussi de l’eau. On fait beaucoup bouillir. Plus cela
bouillira plus la couleur sera belle. Ensuite, on filtre l’eau tout à fait chaude (garm
garm). On immerge le papier au milieu de cette eau, on l’agite (bijunbânad) puis
on le retire et on le fait sécher. Après cela, on l’encolle à l’amidon (âhâr kunad).
Pour le papier vert, la fleur d’iris (gul-i zanbaq) est pilée et son jus est filtré ;
le vert de gris (zangâr) est broyé et est versé dans cette eau. On étend le papier
dans cette eau puis on le fait sécher.
Le papier jaune (ou “de la couleur de la bile”, zard-âb) [est fait avec] le gil-i
isfahânî (soit “terre d’Ispahan” ou “terre de Cimolée” ; mais si l’on lit gul-i isfahânî on pourrait supposer qu’il s’agirait de “fleur de carthame d’Ispahan”) ; on
étend le papier dans la solution d’alun et on l’agite au milieu de cette solution ».
[f. 197] « Pour la couleur pourpre (arghavâni), après avoir broyé l’alun blanc
(zâj-i safid), […], on le met dans un man (trois ?) d’eau, on y plonge le papier
et on le met à sécher. Après avoir pilé le bois du Brésil rouge (baghghami-i
surkh), l’ayant fait macérer durant un jour et une nuit, on le fait se condenser.
Pour la couleur violette (banafch) : [la feuille] ayant été, de la façon déjà mentionnée, plongée dans la solution d’alun (?) (zaghâb), on fait un condensé de bois
du Brésil violet (baghghami-i banafch) préalablement broyé et on y plonge le papier.
Pour la couleur verte (sabz), ayant pris de l’iris (zanbaq) bleu (kabud), on
ajoute à son jus un man d’eau, un mithqâl et demi de vert de gris (zangâr) broyé
et on mélange (?).
La couleur orange (nâranji) : on plonge [la feuille] dans la solution d’alun (?)
(zaghâb), la gomme du bois (zunja tchup) est broyée, on la fait se condenser, on
la plonge dans le jaune de terre d’Ispahan [ou de “fleur de carthame”] (zard-âbi gil-i Isfahân [ou gul-i Isfahân]). Salut et considération ! »
Ces recettes, assez difficiles à décrypter, il est vrai, ne semblent pas dépourvues
d’intérêt. Elles peuvent, malgré leur brièveté, s’ajouter aux documents publiés et
étudiés par Y. Porter (1992 : 42-51) pour compléter nos informations sur les
techniques de l’art du livre. Les textes de ce genre sont en effet fort rares.
La lecture et surtout l’interprétation de certains mots ou expressions comme
zaghâb, zunja tchup, gil ou gul-i Isfahân(î) posent par ailleurs des difficultés. Dans
ce dernier cas, pour comprendre, au lieu de “terre de Cimolée” – dont l’usage paraîtrait étrange ici – “fleur de carthame”, ce qui désignerait une fleur connue pour fournir une teinture soluble jaune, il faut supposer qu’il s’agit d’une forme abrégée de
gul-i kâjira-i isfahâni qui est un équivalent de gul-i qartam. Cela n’est pas évident…
On voit cependant bien dans ces recettes que l’alun (zâj ou zâgh) est utilisé
comme mordant pour fixer les couleurs. Ainsi mordancé, le papier se prête
mieux à une imprégnation complète de toutes ses fibres par la teinture. Mention
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Ms. Paris, BNF,
Suppl. persan 1787,
f. 197.
Ms. Paris, BNF, Suppl. persan 1787, f. 197v.
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explicite est également faite de teintures qui, comme pour le vert, sont préparées dans un chaudron et très longuement portées à ébullition.
Comme de juste, l’encollage à l’amidon intervient après la teinture de la
feuille, une fois que celle-ci est bien sèche. On ne trouve ici que cinq recettes de
teintures. Celle de la couleur verte, répétée deux fois, avec de légères différences,
est à base de fleur d’iris bleue et de vert-de-gris.
La couleur “jaune bile” fait appel à la fleur de carthame (si l’on exclut la lecture “terre de Cimolée”…), mais la recette n’en est pas très explicite. Il est toutefois intéressant de noter que nulle mention n’est ici faite de papier teinté au
safran, probablement à cause de l’origine ottomane de nos recettes.
L’usage du bois du Brésil [de Ceylan] – ou bois de campêche (bagham, baqam)
–, qui rougit une fois exposé à l’air, se rencontre de façon attendue pour la préparation de la couleur pourpre (Mâyil Haravî, 1998 : 509). Mais il se rencontre
aussi pour le papier violet, ce qui suppose l’action du mordant d’alumine. La préparation de la couleur orange fait appel au mélange du gul-i Isfahân (jaune de
carthame) et d’une gomme de bois (zunja tchup).
Il serait certainement intéressant de comparer ces recettes à certaines de celles
que l’on peut trouver dans des pharmacopées plus récentes, où l’on signale incidemment la manière de teinter tel ou tel tissu dans la Perse safavide5 ou l’Inde
moghole. On pourrait de la sorte corriger et compléter ces quelques données
éparses. Toujours est-il, cependant, que le document que nous avons retrouvé
indique l’intérêt porté par les copistes, ou certains propriétaires de manuscrits
familiers du monde des scriptoria du Proche-Orient, aux techniques de coloration du papier, preuve – s’il en était besoin – de la haute estime dans laquelle était
tenue cette pratique.
BIBLIOGRAPHIE
BLOCHET E., 1934, Catalogue des manuscrits persans de la Bibliothèque nationale, Paris, Bibliothèque
nationale, vol. IV, IV + 484 p.
IFRAH G., 1994, Histoire universelle des chiffres, Paris, R. Laffont, vol. II, 1010 p. (à la page 271 l’auteur
reproduit une page de manuscrit où ce système est expliqué).
MÂYIL HARAVÎ N., 1993, Kitâb-ârâ’î dar tamaddun-i islâmi (majmu’a-i rasâ’il-i… kitâb-ârâ’î), Mashhad,
Enteshârât-e Astan-e Qods, LXXXXI + 1048 p.
PORTER Y., 1992, Peinture et art du livre. Essai sur la littérature technique indo-persane, Paris-Téhéran, Institut français de recherche en Iran (Bibliothèque iranienne, n° 35), 246 p.
SÜREYYÂ M., 1971, Sicill-i Osmânî, Westmead, Gregg International Publishers (reprint de l’édition d’Istanbul, 1308-1315/1890-1897), t. III, 621 p.
5. À titre d’exemple, le manuscrit Suppl. Persan 341 de la BNF, copie d’un traité de médecine en persan, datée de 1063 h(/1653), porte dans les marges des ff. 2v et suivants des brèves recettes pour colorer
en bleu indigo (nil), etc.