Le plateau interstellaire - Atelier de Paris

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Le plateau interstellaire - Atelier de Paris
Le plateau interstellaire
Préparant A leaf, far and ever, une pièce pétrie de méditation cosmogonique, Célia
Gondol et Nina Santes font apparaître la stabilité quasi parfaite de la cage de scène du
CDC Atelier de Paris, par leur capacité même à en ébranler les paramètres, gagnés
alors par le flottement
Ce lundi matin, Nina Santes et Célia Gondol entament leur toute dernière semaine de préparatifs, en
vue de la création, annoncée pour le week-end, de leur duo A leaf, far and ever. Pour l'heure, la
grande salle du CDC est occupée en préparatifs purement techniques. Leur échauffement matinal va
s'abriter dans une salle méconnue, à l'étage – donc sous les combles – du lieu.
Cet espace peut servir aussi de salle de réunion ; on a pu y procéder à des lectures à la table. Le
dépôt, contre un mur, d'une paire d'enceintes sonores, d'une photocopieuse manifestement hors
service, d'une table à plateau de verre désossée – ou encore, en face, un embryon de bibliothèque de
danse – témoignent de la vocation flottante du lieu.
L'espace laisse voir sa carcasse dans la belle armature de fines poutrelles métalliques, qui
soutiennent le toit. La lumière provient d'ouvertures étrangement ménagées dans le bas des murs ;
sinon d'un éclairage électrique rabattu des plafonds, sans rien d'agressif. Le sol est de parquet. Fût-il
un rien précaire, ce lieu dispense une atmosphère toute apaisée. Cela convient parfaitement à la
retenue physique, quasi intime, qui empreint l'échauffement des deux artistes.
On les sent redescendre en elles, toutes à la sérénité des dix années de complicité scénique partagée,
alors qu'elles entament un travail vocal très complice. Développé sur scène, ce type de travail fait
une ligne de tension essentielle de la pièce qu'elles préparent. Pour l'heure, cela tient du
chuchotement, du souffle partagé, modulé, lâché du chuintement au râle, entrant en rythme, en
cadence, dans le rapprochement physique.
La re-connection à l'espace immédiat, à l'instant absolument présent, fait se redéployer la gamme
des perceptions, dans une dilatation du domaine sensible. Comme suspendus à des mains
ensorcelées, les bras finissent par s'enrouler en boucles flottantes, brassant les harmonies de douces
vocalisations orientalisantes. Cette énergie gagnée s'écoule pareillement en courtes déambulations.
L'heure a tourné. Il est temps de rejoindre le théâtre des opérations.
Un plateau paysage
C'est en foulant le plateau lui-même qu'on a l'habitude de pénétrer dans le théâtre du CDC Atelier
de Paris en phase de répétition. Pour A leaf, far and ever, le dépaysement est total, presque stellaire.
Une vingtaine de draps de tissus ont été déposés au sol. La moitié d'entre eux portent des
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impressions de vues de la surface terrestre prises depuis une station spatiale. Un fort réalisme
empreint la découpe des reliefs, la coloration de la croûte terrestre, alors même qu'une atmosphère
irréelle et fantastique émane de tous ces paysages vus de si haut.
L'autre moitié des draps, alternant dans un dispositif de damier approximatif, décline une variation
de nuances plus ou moins sourdes, ou lumineuses, lamées, striées, de couleurs sombres, noir le plus
souvent, qui ne vont pas sans faire songer aux monochromes de Soulages. En ce début de session,
les essais de Sylvie Mélis, créatrice lumière, semblent tâtonner en intensités saccadées, suspensions,
disparitions.
Cela orchestre un ballet magique de ce tapis de sol artistique. Sylvie Mélis évoque « matité,
brillant, réflexion » en soulignant que pour le public, « la position surplombante depuis les gradins
exacerbe ou atténue ces effets ». Il y a là un paysage valloné, où, bien que plans, de simples tissus
épousés par les lumières paraissent décaper la peau du sol, entreprendre de la soulever, contredire sa
vocation générale de support écrasé par une pression gravitaire homogène.
Un rapport
de gravitation spatiale
Et si A leaf, far and ever était à même d'ébranler la stabilité massive que l'intuition rattache à la
stricte boîte noire du théâtre ? On envisage avec étrangeté soudaine, l'énorme installation des
conduites de chauffage et climatisation qui surplombent la scène dans un dessin coudé. On y décèle
comme un semblant de lourd vaisseau spatial, en attente de s'ébranler.
Quant à Célia Gondol et Nina Santes, elles apparaissent volontiers dans un rapport de gravitation
spatiale, chacune faisant le point, ou bien la sphère, dans un jeu plastique des distances les séparant,
pour une chorégraphie de parcours, de rapprochements, d'éloignements, qui n'est pas celle de prises,
de portés, ni de passages au sol.
Les lignes qui précèdent ne font pas que céder à la licence poétique. La dramaturgie de A leaf, far
and ever, est celle d'un décollage méditatif, porté par des souffles qui se font voix, puis langage et
puis chant, de corps générant leur propre musique, pour activer une perception cosmogonique de la
relation au monde. Toutes les échelles de la vibration, de la gravitation, de l'activation primaire
cellulaire, s'envisagent selon un savoir en astro-physique.
Cela amplifie, élargit, étale la texture de la conscience d'être au monde. Le plus immédiat des
niveaux de perception suggère des échappées vers les plus grandes dimensions des projections
temporelles et spatiales de perspectives astronomiques, qui toujours déjà nous portent, nous
englobent et nous traversent.
Célia Gondol peut se tenir droite, pour énoncer une poésie philosophique embrassant ces
projections. Son mouvement est alors sobre, répétitif mais profond. Il s'agit d'un roulement du
bassin en rétro-version, qu'accompagne une pincée de ses mains, également roulantes en boucles
vers l'arrière. Cette dynamique sourde en rétraction, a la résonance d'un évidement, qui assume une
discrétion dans l'espace, qu'elle élargit d'autant.
Prise de relai et propagation
De façon proche, une étrange sensation contradictoire émane de l'avancée des deux performeuses
vers le pied de gradins – donc plus proches – tandis que leurs voix partent en aigus, ainsi suggèrent
une élévation, qui au contraire paraît les éloigner. Quand à un autre moment, elles traversent un rai
de lumière tombant à la verticale, on hésite à se convaincre qu'elles sont toutes deux en train
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d'avancer, ou bien de reculer.
La prise de relai, la propagation, le repoussé plus loin, animent tout autant l'orchestration des voix,
ou de sons instrumentaux, que les deux artistes libèrent depuis le plateau même, dans un bain
englobant dont on peine à déterminer les sources. Célia Gondol et Nina Santes sembleraient barrées
dans leur propre vaisseau spatial, communiquant avec leur base au sol, qu'incarnent, sur les gradins,
la créatrice des lumières et le régisseur son, tout au réglage attentif de leurs intensités.
Mais alors à ce jeu, c'est la première fois que l'oeil se met à douter de la parfaite adéquation
orthogonométrique de la cage de scène ; la première fois qu'on se rend compte que son volume,
quasi parfait, se donne dans une presque égalité de ses distances d'ouverture de plateau bord à bord
(14,5 mètres) et de profondeur de pied de gradin à noir du fond (12,20 m). Et surtout, la première
fois que cet ordonnancement stable, presque monumental s'il faut parler de pierres, semble se mettre
à tanguer, flotter, en mouvement interstellaire, si on veut bien parler d'imaginaire.
Gérard Mayen
Observation le lundi 14 mars 2016
Observation réalisé dans le cadre de l’accompagnement des compagnies du CDC Atelier de Paris-Carolyn Carlson.
Aucune reproduction autorisée sans accord préalable.
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