Architecture 162 - Fondazione Bisazza
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Architecture 162 - Fondazione Bisazza
Architecture Spiritual Man 162 Vue de l’exposition John Pawson – Plain Space à la Fondation Bisazza (2012). © Andrea Resmini Calvin Klein a fait appel à lui pour dessiner ses boutiques, dont celle de Madison Avenue. On lui doit un monastère en République tchèque ou encore le nouveau Design Museum de Londres. Portrait de l’architecte et designer John Pawson qui sculpte l’espace à la manière d’un esthète. Par Nick Compton 165 © John Pawson Le monastère Notre-Dame-de-Novy Dvur (2004), en République tchèque. Architecture Ce n’est pas chose facile d’être un architecte qui a pour mission de rapprocher l’homme de Dieu. Ou tout du moins d’organiser l’espace et la lumière avec une précision, une clarté, une sobriété qui aient à voir avec la sainteté, qui permettent aux anges de se nicher dans les bons angles et à Dieu d’aller se cacher dans les détails. Quand il apparaît sur la scène architecturale au début des années 80, John Pawson semble descendu tout droit du paradis, héraut du calme et de l’ordre en ces temps troublés par les discordances confuses du postmodernisme (mouvement architectural qui semblait avoir du sens sur le papier, mais en avait beaucoup moins une fois converti en briques et en mortier). Si, comme Pawson le souligne, beaucoup recherchent aujourd’hui cet esthétisme épuré – que l’on peut appeler minimalisme, cela ne le dérange pas trop – lui-même est encore considéré comme un homme ayant un penchant pour le sacré et le sublime. “Je reçois encore des lettres d’admirateurs mystiques, dit-il, qu’on n’a guère l’habitude de recevoir quand on est architecte. Je les conserve dans une boîte. Elles proviennent en général de personnes qui ont vu un de mes projets en photo et ont été touchées par sa religiosité. Ces gens disent souvent que ça a changé leur vie, même si ce n’est pas une chose que je prétends être en mesure de faire.” John Pawson est né en 1949 dans une famille aisée du Yorkshire, qui a fait fortune dans l’industrie textile. Après des études au Eton College, il travaille dans l’entreprise familiale mais découvre rapidement qu’il n’est pas fait pour cela. Il part alors pour le Japon avec le désir de devenir moine bouddhiste, projet qui ne survivra pas à un jour de pratique. Mais Pawson reste tout de même au Japon, et se retrouve mêlé au cercle du designer Shiro Kuramata. Il a 30 ans lorsqu’il intègre l’Architectural Association à Londres. Pressé de se mettre à l’ouvrage, il quitte l’école avant même d’avoir son diplôme. Au Royaume-Uni, les journalistes ont souvent des corrections à apporter aux articles sur Pawson avant de les publier. Les membres du Royal Institute of British Architects et consorts envoient régulièrement des e-mails courroucés, insistant sur le fait que Pawson – malgré des années passées à concevoir des bâtiments qui tiennent tous encore debout – n’est pas légalement architecte. On remplace en général son titre par celui de “designer architectural”, expression qui semble convenir à tous. Avec ou sans titre, quand Pawson commence à créer des espaces, c’est toujours autour de l’idée de pureté. Dans ces temples du vide, la lenteur du jeu de l’ombre et de la lumière, l’équilibre raffiné et la noblesse des matériaux s’accordent pour donner naissance à des proportions parfaites et à des surfaces planes à la blancheur immaculée. Ce minimalisme radical attirera rapidement toute une série d’admirateurs éclairés, parmi lesquels Doris Saatchi et l’écrivain voyageur Bruce Chatwin, qui voulait pour son appartement la marque de fabrique de Pawson, faite de vide luxueux et d’élévation spirituelle. Pawson admet que les attentes de ses clients vont parfois au-delà de ce que lui-même ou aucun architecte pourrait jamais réaliser. “Du temps où j’avais très peu de clients, et où ils étaient tous très originaux, ils recherchaient toujours quelque chose de radicalement nouveau. Ils ergotaient beaucoup, et la relation était souvent extrêmement stressante. C’est moins vrai aujourd’hui.” Pawson a aussi été longtemps réputé pour son perfectionnisme intraitable. à tel point qu’à une occasion, il a tellement poussé à bout un constructeur londonien qui travaillait sur l’un de ses projets que ce dernier a fini par lui casser la figure. Pawson est passé des clientes capricieuses du West London à des demandes venues de la scène internationale le jour où Calvin Klein lui a téléphoné. C’est Ian Schrager, ancien patron du Studio 54 reconverti dans l’hôtellerie, qui avait parlé de l’architecte à Klein. “Schrager, dit Pawson, a beaucoup d’instinct. Il a dit à Calvin qu’il fallait absolument qu’il rencontre quelqu’un la prochaine fois qu’il viendrait à Londres. Quand Calvin a frappé à ma porte, ça a été un choc. J’avais un petit bureau situé en sous-sol. Cette commande a changé ma vie.” Calvin Klein le mandate pour concevoir ses boutiques. Il ouvre la première à Tokyo en 1994, puis celle de Madison Avenue en 1995. Ces boutiques ne ressemblent à aucune autre et semblent transgresser les lois écrites et non écrites de la distribution. “Calvin considérait la boutique de Madison Avenue comme sa boutique phare. Il m’a dit : ‘Voilà ce que je veux. Il y a suffisamment de gens qui aiment ce que je fais pour que ça marche. Je veux un tout petit stock, et que la boutique reste vide, immaculée.’ Avec Calvin, j’ai appris énormément sur tout ce qui est lié au graphisme. On apprend de chaque client. Il n’est pas toujours facile de déterminer quand on apprend et quand on fait des compromis. La seule chose dont je sois sûr, c’est que pour réussir un projet, il faut un client intelligent.” La boutique de Madison Avenue soutient bien la comparaison avec celle de Ralph Lauren, située dans la même rue. Leurs esthétiques opposées et l’identité de leur marque sont gravées dans le béton. Cette boutique a vraiment pris une importance capitale pour l’image de Calvin Klein. Elle a aussi servi de publicité à Pawson, qui a ensuite été contacté pour des projets très inattendus. Ainsi un abbé cistercien de la branche des trappistes d’une région reculée de Bohême est tombé par hasard sur les photos de la boutique. Chargé de commander un projet pour un nouveau monastère, il voit dans ce “temple” de la richesse au style dépouillé toutes les qualités requises pour un lieu d’habitation sacré. En 1999, il appelle Pawson. Le monastère de Novy Dvur contribuera autant à la réputation de Pawson que la boutique de Calvin Klein, mais le projet semble mieux lui convenir tant il lui a permis de réaliser de manière littérale sa vision sacrée de l’ordre. Le bureau de Pawson est situé à King’s Cross, dans le centre de Londres, quartier à la réputation paradoxalement très sulfureuse lorsqu’il s’y installe dans les années 80. Il y vit depuis longtemps et l’a vu changer au fil des années. Le quartier a en effet été le théâtre du plus grand projet de rénovation urbaine en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Paradoxalement, Pawson n’a pas pris part à ces travaux, mais grâce à ces changements, il a vu avec bonheur arriver de nouveaux voisins. King’s Cross est peu à peu devenu l’un des lieux les plus vivants de la capitale. Les nouveaux bureaux du Guardian et de l’Observer sont à deux pas de chez lui, et l’école d’art et de design Central Saint Martins est située en face de son logement. Même si l’on peut dire que le travail de Pawson est associé à un certain dépouillement, pourvu d’une certaine solennité, il est loin d’être un esthète austère. Mondain, chaleureux, charmant et plein d’humour, c’est un habitué des dîners en ville et un hôte très accueillant. Sur les photos datant des années 80, il ressemble au chanteur de soul Robert Palmer. De ces années-là, il a gardé l’habitude de souffler en l’air pour chasser une mèche fictive de devant ses yeux. Il est aujourd’hui à la tête d’une entreprise bien établie et il a des projets partout dans le monde. Mais contrairement à un lord Foster, il ne dirige pas une armée de bureaux internationaux. Il travaille avec une petite équipe, installée devant une rangée de Macintosh dans le sous-sol de son bureau. Il continue de réaliser de nombreux projets privés, qui représentent à peu près la moitié de sa charge de travail. Ces commandes proviennent essentiellement de personnalités issues du milieu culturel, de Ian Schrager au directeur artistique Fabien Baron, ou au fondateur du magazine Rolling Stone, Jann S. Wenner. Il y a dans cet engagement intime de construire la maison de quelqu’un d’autre quelque chose qui le séduit. “Je suis toujours attiré par les projets de maisons privées. Les clients sont attachants et intéressants. Le monde de l’entreprise est très différent.” Il répond aussi à des commandes publiques. Parmi ses projets, on trouve également la conversion du Commonwealth Institute de Londres – célèbre pour son toit en forme de paraboloïde hyperbolique (en selle de cheval), exemple rare d’architecture futuriste dans la capitale (en opposition à l’école brutaliste) – en musée du Design. Quand Pawson a été choisi pour réaliser ce projet en 2010, et bien que cela se soit déroulé dans les règles au terme d’un concours qu’il a remporté, des remarques négatives ont été lancées, certains y voyant surtout le fait que son compagnon, le critique d’architecture Deyan Sudjic, est également le directeur de ce musée. Quelques professionnels du milieu ont encore tendance – ou du moins avaient – à considérer avec dédain le travail de Pawson. Tout d’abord parce qu’il n’est pas diplômé, et aussi parce qu’il est courant de penser que s’il peut faire des merveilles pour ce qui est des intérieurs, il n’est pas doué pour les extérieurs. Selon ses détracteurs, la quiétude qui se dégage de son travail est faite pour rester à l’intérieur. Et malgré sa décontraction et son air insouciant, il se sent parfois incompris : “Ça ne me dérange pas qu’on me qualifie de minimaliste. Mais les qualificatifs sont importants, ils entraînent parfois des malentendus qui peuvent eux-mêmes engendrer des problèmes. Le travail que j’ai fait avec Calvin Klein attire les critiques, comme si un homme capable de dessiner une boutique de mode n’était pas en mesure de dessiner une église. Je ne suis pas d’accord avec ça. Les deux choses réclament autant de sérieux. Arriver à comprendre une église, son atmosphère, comprendre la liturgie, l’esprit de son public, est essentiel. Et je l’ai fait. Alors quand les gens persiflent : ‘Oh, c’est ce gars qui a fait la boutique pour les slips Calvin Klein’, je trouve cela grossier. […] Les gens ont toujours tendance à faire appel à moi pour des intérieurs. Les clients potentiels me disent alors : ‘Jacques Herzog [du bureau suisse Herzog & de Meuron] vient à 11 heures pour parler del’extérieur, vous viendrez à 15 heures pour les intérieurs.’ Je réponds : ‘Je ne pourrais pas faire tout le bâtiment, pour une fois ?’ Bien sûr, je pourrais aborder les choses différemment, mais ce n’est pas dans mes habitudes. Je ne suis pas de nature à me dissocier dans le travail.” L’exposition Plain Space, consacrée à la carrière de Pawson, qui s’est tenue de fin 2010 à début 2011 au Design Museum, a fini par convaincre un large public de son indéniable talent. Cet été, une version enrichie de cette exposition – qui a eu lieu du 8 juin au 29 juillet – a inauguré la Fondation Bisazza, un nouvel espace ouvert par le fabricant de mosaïque italien à Montecchio Maggiore, près de Vicence. L’événement comprenait notamment une magnifique installation du designer britannique spécialement créée pour le site. Dédiée à l’architecture et au design contemporain, la fondation possède une impressionnante collection permanente, avec des œuvres d’Alessandro Mendini, Fabio Novembre, Mimmo Paladino, Andrée Putman, Ettore Sottsass, Studio Job, Patricia Urquiola et Marcel Wanders… Pawson poursuit son chemin, de projet en projet : “Trouver ce qui est approprié au contexte est toujours essentiel pour moi. Quand on a une idée, on veut être certain qu’on suit la bonne voie. D’une certaine façon, le client difficile est celui qui accepte tout ce qu’on lui propose sans discuter. Il faut tout de suite lui répondre que ce n’est pas comme ça que ça se passe, qu’il faut d’abord se disputer, débattre. Même si, bien sûr, certaines choses ne sont pas négociables. Des gens me demandent si je vais enfin me mettre à faire des choses plus extravagantes, avec des couleurs ou des courbes, comme si je ne pouvais pas éternellement tenir cette ligne. Mais je suis né comme ça.” www.fondazionebisazza.it. 167