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Pierre Jourde « Comment peut-on être romancier et critique ? » jeudi 6 octobre 2016 Auditorium 61, Recollettenlei 3, 9000 Gent Pierre Jourde est né en 1955 et a vécu toute son enfance à Créteil, dans une famille issue d’un minuscule hameau du centre de l’Auvergne, où il possède une maison et des terres agricoles. Il vit à Paris, est marié et a trois enfants. Après avoir obtenu l’agrégation de Lettres, il enseigne dix ans dans divers collèges et lycées à travers la France, passe sa thèse et entre à l’université en 1992. Il est actuellement professeur à l’université de Grenoble III, où il enseigne la littérature du XIXe siècle et dirige des ateliers d’écriture. En tant qu’universitaire, il a organisé plusieurs colloques, publié des anthologies de la critique littéraire du XIXe siècle, de nombreux articles et préfaces, et dirigé des ouvrages collectifs. Il a donné de nombreuses conférences à travers le monde, des Etats-Unis au Japon et du Canada à la Norvège ou à l’Italie. Il a publié des textes dans tous les genres : poésie, livres avec des artistes, essais littéraires et philosophiques, ouvrages universitaires, critique, satires, nouvelles, mais principalement des romans. Après avoir été publié par Eric Naulleau à l’Esprit des Péninsules, il est aujourd’hui chez Gallimard. Il tient un blog culturel sur Bibliobs, le site littéraire du Nouvel Observateur : Confitures de culture (http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/). Il donne également des spectacles-performances avec un pianiste et un peintre à partir de ses textes. Passionné par la lecture orale, il programme chaque année les textes du Festival de lecture à voix haute qu’organisent à Paris les Livreurs Lecteurs. Sportif, il pratique principalement le ski et la boxe française. Source : http://www.m-e-l.fr/pierre-jourde,ec,1034 1 Bibliographie sélective Romans, récits Carnage de clowns, L'Harmattan, 1999 Dans mon chien, Parc, 2002 Pays perdu, L’Esprit des péninsules, 2003. Prix Générations Festins secrets, L’Esprit des péninsules, 2005. Prix Thyde Monnier de la SGDL, prix Renaudot des lycéens, prix Valery Larbaud L’œuvre du propriétaire, L’Archange minotaure, 2006 Petits Chaperons dans le rouge, L’Archange minotaure, 2006 L’Heure et l’ombre, L’Esprit des péninsules, 2006. Prix Folies d’encre, prix Mille pages Le Tibet sans peine, Gallimard, 2008. Prix du livre de montagne La Cantatrice avariée, L’Esprit des péninsules, 2008 Paradis noirs, Gallimard, 2009 La Présence, Les Allusifs, 2010 Le Maréchal absolu, Gallimard, 2012. Prix Virilo 2012 La Première pierre, Gallimard, 2013. Grand prix Jean-Giono 2013 Essais, satires Géographies imaginaires, Corti, 1991 Huysmans : À rebours, l'identité impossible, Champion, 1991 L'Alcool du silence, Champion, 1994 L'Opérette métaphysique d'Alexandre Vialatte, Champion, 1996 Empailler le toréador, Corti, 1999 La Littérature sans estomac, L’esprit des péninsules, 2002. Prix de la critique de l’Académie française Petit déjeuner chez Tyrannie, avec Éric Naulleau, 2003 Le Jourde & Naulleau, avec Éric Naulleau, Mots et Cie, Paris, 2004 Littérature et authenticité, L’Esprit des péninsules, 2005 Carnets d’un voyageur zoulou dans les banlieues en feu, Gallimard, 2007 Littérature monstre, L’esprit des péninsules, 2008 C’est la culture qu’on assassine, Balland, 2011 Directions d’ouvrages collectifs, anthologies Musset, Presses Universitaires de la Sorbonne, « Mémoire de la critique », n°1, 1995 Stendhal, Presses Universitaires de la Sorbonne, « Mémoire de la critique », n°2, 1996 Nerval, Presses Universitaires de la Sorbonne, « Mémoire de la critique », n°4, 1997 Géographie de Vialatte, de L'Auvergne à la Rhénanie, actes du colloque de Mulhouse, Champion, 2000 L’incongru dans la littérature et l’art, actes du colloque d’Azay-le-Ferron, Kimé, 2004 Université : la grande illusion, L’esprit des péninsules, 2007 Retrouvez une liste complète des ouvrages de Pierre Jourde, ainsi qu’une présentation de chacun d’entre eux et des extraits sur le site de l’auteur : www.pierrejourde.fr 2 Pierre Jourde sur son travail en tant qu’universitaire Ma thèse de littérature comparée, Géographies imaginaires, portait essentiellement sur des auteurs du XXe siècle. Il s’agissait de dresser une typologie des mondes imaginaires à travers l’analyse des cartes, des peuples et des langues. Si une partie de cette thèse est redevable à la phénoménologie de l’imagination élaborée par Bachelard, elle s’oriente vers une réflexion sur la fonction métacritique du centre vide, cher à Barthes, et de la fin comme origine dérobée, dans une perspective blanchotienne. Ma formation universitaire ayant d’abord été philosophique, la plupart de mes recherches tentent la délicate articulation de l’ontologie et de la critique littéraire. Il s’agit d’aborder le texte littéraire comme un langage particulier visant l’être à travers sa négation, dans un mouvement comparable à celui de la théologie négative. D’où mon intérêt pour des auteurs comme Chevillard ou Novarina, qui revendiquent la dimension métaphysique de leur création, mais aussi pour la littérature fin de siècle, où la négativité constitue le moyen d’un appel d’être. La littérature aspirant à l’universel à travers l’extrême singularité se trouve au cœur du paradoxe ontologique qui fait du fondement de toute singularité sa propre négation. La plupart des ouvrages que j’ai publiés après Géographies imaginaires peuvent donc être considérés comme des étapes dans l’élaboration d’une poétique de la singularité. Le recueil Littérature monstre, en 2008, livre un premier bilan de vingt ans de recherches, en plaçant la singularité au cœur de son propos. Après des débuts comparatistes, je me suis orienté vers la littérature française du XIXe siècle et du XXe siècle. A la fin du XIXe siècle, la décadence, telle que l’a analysée Bourget, correspond à un processus de décomposition généralisée qui tend à une dissémination en fragments. La question du singulier se trouve au cœur des réflexions de Schwob et des théories de Taine. J’ai donc travaillé sur l’esthétique décadente, en reprenant l’idée de Jankelevitch d’une maladie de l’extrême conscience produisant une division infinie de ses objets (L’Alcool du silence). J’ai écrit plusieurs textes sur Huysmans dans la même optique et effectué des recherches sur le monstre à la fin du XIXe siècle. Ce travail rejoignait l’intérêt que je portais depuis longtemps au genre fantastique, notamment à la figure du double, qui, par excellence, trouble la notion de singularité individuelle. L’ouvrage écrit avec Paolo Tortonese (Visages du double), publié à l’occasion du programme d’agrégation de littérature comparée, dépasse largement les limites de ce programme. Le double est analysé de l’antiquité à nos jours, dans la littérature, le théâtre et le cinéma. Il est placé dans la perspective de l’idéalisme romantique, des théories du fantastique, de l’émergence de modèles dualistes de l’esprit et du développement de la psychiatrie au XIXe siècle ainsi que du désir mimétique girardien. Des notices détaillées sont consacrées à de nombreuses œuvres. Sans me détourner de cette perspective de la singularité, ce livre m’a permis d’aborder d’autres champs du savoir, dont l’histoire de la psychiatrie, particulièrement les cas de personnalités multiples dans leur relation avec l’hystérie. D’où l’article « La peau du double », où je reprends la question à partir de la thèse de Janet sur L’Automatisme psychologique et d’une relecture des théories de l’hystérie. Si mes travaux, jusqu’alors, concernaient principalement l’esthétique et la thématique de la singularité, il me fallait approfondir une poétique et une stylistique de la singularité, ébauchées à propos de Huysmans. C’est l’objet de mon ouvrage consacré à Vialatte, qui analyse le lien entre style, logique et ontologie. Le goût de Vialatte pour l’incongruité et la métaphysique, la loufoquerie de certains auteurs fin de siècle m’ont amené à donner des séminaires de DEA, puis un ouvrage sur l’incongru, prolongé par un colloque et plusieurs articles, consacrés notamment à Novarina, à Hervé, l’inventeur de l’opérette, dont j’ai exhumé les manuscrits conservés à la bibliothèque de l’Opéra de 3 Paris, aux textes de Satie, auxquels j’ai consacré une conférence donnée au musée d’Orsay, après avoir travaillé sur les annotations manuscrites en marge de ses partitions, et aux relations entre poésie et comique. Le livre Littérature et authenticité se situe aux confins de la philosophie et de la littérature. Il s’agit de reprendre la notion de neutre telle qu’elle figure chez Barthes ou chez Blanchot, à la lumière de la pensée orientale et des inflexions que lui a fait subir Schopenhauer. Le neutre, comme horizon du sens, implique une manière de signifier qui ne passe plus par le symbolique. J’ai prolongé ces recherches dans d’autres domaines que la littérature moderne. La question des relations entre non-sens et incongruité m’a orienté vers les fatrasies, thème de la conférence plénière que j’ai donnée en ouverture de la semaine d’études médiévales du Centre d’Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale, en 2008. J’ai réédité le recueil de gravures du XVIe siècle Songes drolatiques de Pantagruel, avec une étude examinant sa réception au XIXe siècle. J’ai essayé d’établir que l’intérêt de ces images tient moins à des allusions politiques qu’à une rêverie sur la particule insolite, l’être comme monstre insignifiant. J’ai également montré que la parodie de l’iconographie traditionnelle de la mélancolie y aboutissait à une modification de la relation entre désir et valeur esthétique de l’objet. J’ai placé la notion de singularité au centre de mes textes consacrés à la littérature contemporaine, en m’interrogeant sur la place qu’elle occupe dans le mode de représentation de l’autofiction : est-elle une valeur en soi, ou une dimension qui doit être dépassée ? La question esthétique rejoint celle qui porte sur la place du jugement de valeur dans le champ littéraire contemporain, où la différence semble se placer au-dessus de toute valeur. Ces interrogations ont débouché sur La Littérature sans estomac, ouvrage qui se donne plusieurs objectifs : revenir au genre du pamphlet, en théorie et en pratique, à partir d’un travail sur le détail du texte ; s’interroger sur l’état de la critique et les relations entre production et réception ; étudier l’écart entre le discours tenu sur l’œuvre, notamment sur la place qu’elle entend occuper au sein du champ littéraire, et la réalité du texte. J’ai également effectué des travaux d’édition. La Bibliographie de la correspondance de Huysmans, qui répertorie les lettres disséminées dans de nombreuses publications, a constitué une base pour l’édition de la correspondance complète, travail en cours auquel j’ai contribué durant quelques années. J’ai édité un texte retrouvé de Huysmans, publié sa correspondance avec la princesse Jeanne Bibesco, et réédité son Pierrot sceptique. Je dirige actuellement, avec André Guyaux, l’édition de ses romans et nouvelles pour la Bibliothèque de la Pléiade. Je me suis également impliqué dans la défense de l’université, par de nombreux articles, textes et conférences, ainsi que par la co-direction, avec Olivier Beaud, d’un ouvrage collectif sur la question. Mon travail de recherche des cinq dernières années s’est donc nettement orienté vers la littérature contemporaine et la question de sa réception critique. J’ai consacré de nombreux articles, conférences, séminaires à la situation de la critique, ainsi qu’aux nouvelles formes de censure et d’autocensure. Parallèlement, je continue à organiser des colloques sur la littérature contemporaine et les problèmes du champ littéraire contemporain. Source : http://www.pierrejourde.fr/Recherche.html 4 Le Matricule des Anges : entretien avec Pierre Jourde à l’occasion de la parution de La littérature sans estomac (2002) Dans son pamphlet contre une certaine littérature, l'universitaire Pierre Jourde frappe juste au-dessus de la ceinture. En montant sur le ring, il réaffirme l'importance vitale de la littérature. Au risque de déplaire. Universitaire, directeur de la défunte revue Hespéris et écrivain, Pierre Jourde serait du genre taureau ascendant taureau. Ne rechignant à aucun pugilat verbal, l'homme s'était fait remarquer pour le tranchant de ses articles dans Hespéris. Mais c'est en animal blessé qu'on le verrait dans un portrait chinois : meurtri de ce qui est fait à la littérature à l'heure du spectacle généralisé, du consensus mou. Parce que les livres ne nous traversent pas sans laisser de traces, Pierre Jourde descend ici dans les écuries d'Augias, faire un peu de ménage. La Littérature sans estomac est donc un livre nécessaire. Excitant dans sa lecture, il est aussi véritablement énervant. Que la littérature fasse enfin débat, voilà qui est salutaire. Le seul geste de descendre dans l'arène non pour encenser quelques écrivains morts (ce que l'on voit souvent), ni pour appeler de ses vœux une littérature nouvelle, mais pour s'engager soi et batailler contre des écritures reconnues par leurs pairs, voilà qui ne manque ni de courage, ni, finalement, d'éthique. Le pamphlet se lit au rythme d'une charge de cavalerie, avec une jubilation qu'il faut préciser : non celle d'assister à un jeu de massacre (ce qu'est le livre) mais de voir qu'il existe encore un espace pour que la littérature fasse sens hors de son rôle médiatico-économique. S'il surprend par le choix de ses victimes (Rolin, Redonnet, Toussaint, de Cornière entre autres), cet essai agace par le procédé avec lequel il aiguise ses armes. On ne reprochera pas à Pierre Jourde de citer abondamment les auteurs qu'il attaque : mais faut-il encore que les citations soient représentatives d'une œuvre. Car à ce jeu, on débinerait joyeusement Proust, Rabelais ou Balzac. L'emploi de la citation a quelque chose du Canada dry : ça ressemble à une preuve, ça a le goût de l'irréfutable, mais ce n'est rien de tout cela. Ainsi Jourde s'attaque, à partir de quelques lignes à Mehdi Belhaj Kacem, ou assimile Camille Laurens à une tenante de l'autofiction à la mode guimauve sans avoir au préalable lu ces quatre premiers romans qui démentent sa thèse. Les dégâts collatéraux que n'évite pas le pamphlet sont le fait d'une colère sincère qui comme l'amour selon l'adage rend parfois aveugle. Il ne s'agit pas de reprocher à Jourde d'attaquer tel ou tel (et d'aimer a contrario Catherine Millet ou Houellebecq) mais de ne pas être toujours convaincant. Son livre oblige à penser la littérature, à aiguiser à son tour ses propres armes. Bref, il la place au cœur de nos vies. Et quelqu'un qui encense intelligemment l'œuvre de Valère Novarina peut-il être entièrement mauvais? Entretien en forme de faena, autour d'une bouteille de porto blanco. Comment est né le livre? Je n'ai jamais eu le projet d'écrire un pamphlet. J'avais écrit de petits articles dans Hespéris, la Nrf, Critique, L'Atelier du roman et ce que je prenais pour une critique au coup par coup dessinait une sorte d'ensemble. J'avais envie de réagir à une certaine situation de la littérature contemporaine globalement et non plus seulement à des individualités. J'ai aussi écrit des textes spécifiquement pour l'ouvrage. Il n'y a pas de présupposé théorique, formel, portant sur le genre, le style, sur l'idéologie. C'est vraiment un rapport de lecteur. 5 On ne voit pas à quelle littérature ce livre appelle. Par exemple vous reprochez la platitude du style d'Emmanuelle Bernheim, platitude dont vous dites que chez Houellebecq elle est une qualité. N'y at-il pas contradiction? Il n'y a pas de principes stylistiques, ce sont plutôt des principes qui portent sur un rapport à l'écriture. La sobriété peut donner des livres intéressants, je crois simplement qu'il ne faut pas que la sobriété sente le procédé ou soit une excuse pour la pauvreté des moyens, ce qu'elle est souvent. Il me semble qu'en littérature, il faut toujours être "trop", il faut viser l'excès. Ce que j'attaque c'est la sobriété restreinte qui ne va pas trop loin dans le minimalisme. Ce minimalisme peut tourner à de simples procédés trop voyants. Si je me réfère au travail d'Emmanuelle Bernheim, son minimalisme se réduit à deux ou trois tics. On n'a pas affaire à une recherche ou à un travail d'écrivain dont on sent en permanence qu'il veut aller au-delà de lui-même, mais à un procédé qui fonctionne pour lui-même : aller à la ligne, employer toujours la même forme syntaxique, etc.. Prenons l'exemple de Delerm. J'ai une relative estime pour lui malgré tout ce que j'en dis. La Première Gorgée de bière n'est pas honteux, mais le livre est comme ce dont il parle : au début c'est délicieux, à la deuxième gorgée, ça devient fade. Le projet d'écrire sur des sensations fugitives est intéressant; il y a quelque chose de pongien, en plus modeste. Mais dès le deuxième recueil, on voit Delerm se caricaturer lui-même, se recroqueviller sur des procédés présents dans le premier recueil (La Première Gorgée... est le onzième livre de l'auteur, Ndlr). Et donc finalement, il y a une sorte de fermeture, de restriction. Il y a un discours autour du livre : à chaque fois il faut faire comme si on avait affaire à un objet nouveau. Or, quand on observe l'objet d'un peu près, on tombe sur des clichés, des poncifs, des procédés. Et ça, ce n'est plus une affaire de subjectivité. Là, on peut simplement faire observer que ça a déjà été écrit, pensé. Il y a un écart entre la réalité du livre et le discours autour de lui. Le fait que ces articles aient été rassemblés en livre leur donne un poids plus important. Vous devenez une sorte de procureur péremptoire. Cette dimension ne vous a pas effrayé? Pour que ce soit péremptoire, il aurait fallu que j'aie un système dur de jugement à partir de principes immuables. La position du pamphlétaire n'est pas celle-là. Ma vérité change un petit peu de texte à texte. J'ai essayé de trouver une logique intérieure, celle du "je veux aller au-delà de moi-même". Les écrivains dont je fais l'éloge sont ceux qui n'arrêtent pas de se nier eux-mêmes et ceux que je condamne sont ceux qui se satisfont d'un certain procédé. J'ai été effrayé par le côté définitif du livre. Je suis toujours prêt à revenir sur mes jugements, il est possible que j'en regrette certains; il y a des auteurs que je mets presque entre parenthèses comme Mehdi Belhaj Kacem. Mais je crois qu'une telle démarche est indispensable parce qu'elle est rare, parce que j'ai envie qu'on me réponde, parce que j'ai envie qu'il y ait un vrai débat littéraire, parce que la vie littéraire, c'est ça. Ç'a toujours été ça, sauf depuis vingt ans où tout le monde se couche. Nous faisons partie de la première génération où il n'y a pas débat littéraire. Moi, ça me manque! On s'emmerde et les idées n'avancent pas parce qu'on est à l'ère de la respectabilité. La littérature n'est plus un enjeu, si ce n'est un enjeu de pouvoir ou un enjeu commercial. Si j'ai fait ce livre c'est parce que la littérature est un enjeu dans ma vie! Parce que la littérature ouvre la réalité devant moi à chaque instant. J'écris pour que le monde devienne plus intense. Pour moi, c'est un enjeu vital. J'ai l'impression qu'on 6 s'accommode de livres médiocres parce qu'on s'en fout. Quand je lis des choses qu'à tort ou à raison je trouve mauvaises, ça me fait souffrir. On a l'impression que vous avez commencé à lire certains livres avec le désir de les démolir à cause de leur succès... Ce n'est pas vrai. Je ne suis pas contre le fait qu'un livre ait du succès. Stephen King, je ne trouve pas ça foncièrement mauvais... Il y a un créneau, celui des livres qui ont du succès dans une situation de reconnaissance par leurs pairs. Livres encensés par la critique prestigieuse, ayant eu des prix et qui ont rencontré un certain écho. La grande littérature inventive qui n'est pas marginalisée. Mais pour parler de Christine Angot, vous n'évoquez que L'Inceste et Quitter la ville qui ont eu du succès et pas Interview, pour Camille Laurens vous ne citez que Dans ces bras-là et pas Index qui vous aurait peut-être plu... J'ai lu les auteurs dont je parle à des quantités variables : parfois j'ai tout lu, parfois je n'ai lu qu'un de leurs livres. Je critique un livre pas une œuvre. Il eût été mieux qu'à chaque fois j'aie lu l'ensemble, mais je n'en ai pas toujours eu le courage. Je me suis attaché à voir ce qui fait qu'un livre a fait événement littéraire. Ne faites-vous pas preuve parfois de mauvaise foi : dans l'article sur Camille Laurens vous ne cessez de la qualifier de "documentaliste de collège"... C'est comme ça qu'elle se qualifie dans le livre... Mais c'est un roman, et qui n'est pas autobiographique... Ça m'est égal. Je parle du narrateur (mais p. 141, on lit un ambigu "Comme l'auteur est documentaliste de collège...", Ndlr). C'est la perversion même de l'autofiction qui veut faire de l'autobiographie sans en prendre le risque. C'est une arnaque. Exactement ce que fait Camille Laurens. Je fais mine de marcher dans son arnaque. Ma critique ne porte pas sur le fait qu'elle est documentaliste mais sur le fait que c'est une sentimentalité informe qu'on fait passer pour du roman, un ramassis de discours environnants qu'on fait passer pour de la littérature. Une espèce de cuisine de restes. Pour moi, un écrivain, ça reste une voix. C'est pas quelqu'un qui fait des articles du dictionnaire comme le fait Camille Laurens, qui recopie des définitions, tout ça pour tomber sur des espèces de formules de romances insoutenables qui iraient très bien dans Jeune et jolie. D'ailleurs elle se met à faire des nouvelles de l'été pour Elle qui sont accablantes. Vous attaquez "les moins que rien", écrivains désignés ainsi à leur corps défendant par Bertrand Visage lorsqu'il dirigeait la Nrf. Les attaquer alors qu'ils n'ont jamais voulu faire partie d'une telle école, ce n'est pas de la mauvaise foi? Distinguons : il y a une double critique. Celle de Bertrand Visage dont je pense qu'il n'a pas pensé son objet et ensuite une critique de chaque auteur. Vous remarquerez qu'il n'y a pas de mauvaise foi dans la mesure où je n'ai pas retenu l'appellation "moins que rien" à laquelle je préfère "microcosmopolites". 7 Vous employez "moins que rien" deux fois à propos de Pierre Autin-Grenier (p. 199)! C'est une erreur de ma part... Essayons de résumer le système : on aurait tort de reprocher aux "moins que rien" de prendre de petits objets puisqu'on peut faire de grandes œuvres avec de petits objets. Sauf que subrepticement, il y a une espèce de ruse rhétorique dans ces œuvres. Elles ont l'air de dire : "regardez je fais un livre avec quelque chose qui n'a pas de valeur et je crée de la valeur ajoutée" alors qu'en vérité ce sont des objets qui ont toujours de la valeur. De la valeur de bourgeois bohème : poutre apparente, coin du feu, cueillette des champignons, etc.. C'est le rustique contemporain. Mais ces écrivains n'ont jamais prétendu partir d'objet sans valeur pour faire de la littérature... Je n'ai jamais dit qu'ils le prétendaient explicitement, je pense que c'est implicitement que cela fonctionne. Ça me paraît difficile de parler de mauvaise foi à propos d'un livre qui pour une fois fait de la critique en citant et en s'attardant le plus possible aux textes. J'essaye quand même de donner les preuves de ce que j'avance. D'autre part, l'argument essentiel de ce qui porte sur Delerm ou Holder c'est que je veux bien qu'on fasse de la littérature avec très peu de choses, encore faut-il avoir sa langue. Ma démonstration porte sur la pauvreté des procédés qui sont en fait de pauvres petits jeux de mots chez Holder où il n'y a pas de langue, et chez Delerm quelque chose qui tourne à une parodie du langage publicitaire. Holder fait peu de jeux de mots, c'est surprenant de le définir ainsi... C'est votre subjectivité... Ce n'est pas ma subjectivité! J'ai aussi relevé un certain nombre d'utilisations curieuses du "je" ou de l'image du narrateur dans certains de ses textes totalement narcissiques. Holder fait un peu de jeux de mots, un peu de clichés, mais comme il ne va pas assez loin, ça reste du mauvais jeu de mots et du cliché. Je suis assez heurté par le reproche de mauvaise foi parce que je crois vraiment avoir essayé de me risquer et de donner au maximum les preuves de ce que j'avance. C'est de la critique engagée, passionnée. Donc qui peut aller trop loin, mais de mauvaise foi, je ne crois pas. Le ton que vous employez n'est-il pas le fruit d'une déception. Vous placez très haut le travail de l'écrivain et certains vous ont déçu? Oui, c'est vrai. Je sais que c'est très dur de survivre quand on veut être écrivain. D'où les compromissions. Mais j'ai du mal avec le côté putassier... De là à attaquer la figure de l'écrivain, avec parfois quelques petits dérapages... Ce ne sont pas des dérapages! Pourquoi ce serait des dérapages de constater ça! J'en parle à propos de Houellebecq. Je dis Camille Laurens est putassière et écrit mal, Houellebecq est putassier et c'est plutôt intéressant ce qu'il fait. Vous ne pouvez pas me reprocher d'être influencé... Vous ne pouvez pas axer l'approche de ce livre là-dessus, ce n'est pas possible! ... quand vous écrivez : "Olivier Rolin est à la littérature ce que Richard Clayderman est à la musique : du romantisme, ils ont surtout compris la chemise à jabot." C'est une formule choc, mais elle est fausse. Il est probable que Rolin a retenu plus que ça du romantisme... Non, je crois qu'elle est juste. Vous savez ce qu'est une image, une métaphore? 8 Telle quelle, la critique se fait sur l'homme et non le livre... Pas du tout, Olivier Rolin, c'est la personne écrivante et "la chemise à jabot", c'est le style. Ça s'appelle une métaphore très exactement. La personne d'Olivier Rolin, je m'en fous. Si la littérature est un enjeu, des textes nous font mal ou nous transportent et on réagit; on ne peut pas être toujours pour la critique de l'eau tiède. Et un pamphlet c'est de l'art, c'est pas seulement de la critique littéraire. Un pamphlet se lit comme de la littérature. Je demande que ce soit lu comme de la littérature. Est-ce que je peux demander qu'on ait cette lecture sur ce livre? Source : http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=12929 Entretien avec Pierre Jourde concernant son rapport total à la littérature Penser la langue, décrire le monde. Conversation avec Pierre Jourde Veronic Algeri V.A. Pierre Jourde, vous êtes critique littéraire et auteur de romans, mais aussi d’essais philosophiques et de théorie littéraire. Vous avez enseigné au collège, au lycée puis à l’université. Nombreux sont les professeurs qui sont aussi écrivains, mais vous, vous défendez un rapport à la littérature qui est total car de sa fonction sociale à ses lieux sacrés, de ses auteurs à ses destinataires, vous nous parlez de tout. Vous vous placez en tant que défenseur de son rôle et dénonciateur de la dérive de son système, face à une société qui semble ne plus s’y intéresser, et vous finissez par parler de ce monde qui n’est plus amoureux de son présent. Comment vivez-vous ce rapport total à la littérature ? P.J. « Rapport total » est une expression qui me convient assez. Elle signifie que la littérature est un engagement de soi, de sa vie. Je n’ai jamais pensé faire autre chose, j’ai organisé mon existence en fonction de la littérature, et si je suis devenu professeur, universitaire, c’est parce que c’était pour moi la meilleure façon de gagner ma vie en restant proche de la littérature. J’y vois aussi l’idée qu’un écrivain ne s’enferme pas nécessairement dans une pratique artistique limitée : il peut rechercher une sorte de totalité, en effet. Aborder, par la littérature, une grande variété de sujets, utiliser des genres divers. Peu d’écrivains français sont à la fois romanciers, poètes, essayistes, critiques, dramaturges, parodistes, etc. C’était plus souvent le cas autrefois. Je regrette que cette polyvalence se soit raréfiée. Dans ce rapport, le risque est que la littérature finisse par l’emporter sur la vie. Pendant très longtemps, cela a été le cas pour moi. Rien n’était plus important. Cela a fini par changer. L’idéal serait que la littérature nous aide à naître au monde, qu’elle ne nous fasse pas lui tourner le dos, mais qu’elle soit une manière de rendre la vie plus vivante et plus intense. Ce n’est qu’un idéal. V.A. Vous êtes un spécialiste de la littérature française que vous avez abordée à partir de différents points de vue : votre essai L’Alcool du silence sur la littérature fin de siècle analyse finement l’esprit de la décadence ; dans votre ouvrage sur Vialatte vous rendez hommage à cet écrivain et à son esprit pascalien ; alors que dans Visages du double, que vous avez écrit avec Paolo Tortonese, c’est à un thème que vous consacrez votre analyse en traversant la littérature des mythes anciens au XXe siècle. Vous avez aussi travaillé sur la littérature contemporaine : en 1997 vous avez fondé avec, entre autres, Loïc Chotard, André Guyaux, Claudio Galderisi, Paolo Tortonese, la revue littéraire Hesperis, qui publie de jeunes auteurs, des traductions et des inédits, puis, encore, vous animez un blog dans lequel vous réagissez et réfléchissez à l’actualité. Quand vous parlez de la grande production littéraire qui caractérise le marché aujourd’hui, vous en dénoncez avec virulence les modes et la médiocrité : c’est 9 le sujet de La Littérature sans estomac. Notre littérature, quand l’alerte de sa fin ne retentit pas dans la critique et dans les médias, ressemble désormais à un vaste ensemble sans écoles et sans modèles, où le marché et les prix littéraires nous pilotent vers quelques noms qui se vendent bien. Comment vous orientez-vous dans le panorama de la littérature contemporaine ? Est-il encore possible de reconnaître des modèles littéraires, ou tout au moins des tendances ? P.J. La littérature n’a pas échappé au phénomène d’individualisation qui affecte les sociétés occidentales. Il n’y a plus de mouvements, il n’y a que des individus. Ou bien on se définit en fonction d’une appartenance ethno-sociologique, on est un écrivain femme, homosexuel, noir, breton, tunisien, à l’image d’une société fracturée en groupes défendant leurs particularités. Cette absence de groupes et de grandes tendances est à la fois une chance et un risque. La chance, c’est d’échapper au terrorisme intellectuel qui sévissait dans les années 1950-1960, à la soumission aux mots d’ordre et aux impératifs esthétiques, aux deux écueils du formalisme et du cloisonnement politique. Le risque, c’est l’absence de confrontation et de débat esthétiques, l’affirmation de la seule individualité, qui est en réalité une soumission aux lois du marché médiatique, qui exige de l’intime et de l’individu. Les tendances lourdes correspondent par conséquent à un retour à des modes de représentation réalistes, où dominent l’autofiction, le « biopic » ou le récit historique. Ce sont les livres primés et massivement lus. L’imagination a mauvaise presse, sauf dans des genres populaires comme l’heroic fantasy, qui peinent à se dégager de modes de représentation trop codifiés. Le grand succès de Houellebecq tient à ce qu'il est un des seuls à aborder de front les problèmes du monde réel, sous un angle à la fois réaliste et utopique, ou dystopique. La littérature française est aujourd’hui d’une très grande richesse, mais le problème consiste justement à faire connaître cette richesse, cette diversité, écrasée par les tendances lourdes. V.A. Les adolescents, vous les connaissez bien de par votre travail d’enseignant et ils sont présents dans nombre de vos publications : Paradis noirs est un roman qui raconte la vie d’adolescents dans une institution religieuse ; avec Carnets d’un voyageur zoulou, vous réagissez aux émeutes des banlieues de 2005 ; dans Festins secrets, vous dénoncez la culture jeune, sans repères et sans valeurs, qui pénètre notre société et le système scolaire entraînant la prééminence des valeurs d’épanouissement individuel et de loisirs sur celles de hiérarchie ou de devoir. Cette absence postmoderne de hiérarchie ressemble désormais au « présentisme » théorisé par François Hartog : une condition d’éternel présent, sans histoire et sans rêves. Parler des jeunes et de leur rapport à la culture est donc aussi une question de transmission du savoir. Comment envisagez-vous ce lien ? P.J. Le monde de l’enfance est en effet omniprésent dans mes textes, celui de l’adolescence également. Ce sont les âges métaphysiques, ceux auxquels on se confronte directement aux grandes questions. En tous cas ceux où on devrait normalement le faire. Je ne suis pas aussi complètement étranger à la « culture jeune », que je connais tout de même pas mal, pour avoir élevé des enfants et fréquenté des adolescents. « Sans repères et sans valeurs » serait trop dire à mon sens. Ce que je dénonce en revanche, c’est le jeunisme comme produit industriel, c’est une culture factice, entièrement fabriquée par la démagogie médiatique. De sorte qu’on se retrouve avec certains jeunes qui ont, non plus des questions, ce qui serait normal, mais des réponses et des certitudes. Ça ne facilite pas la transmission. Mais je pense que la plupart des jeunes sont demandeurs d’une parole ferme, argumentée, pour autant qu’ils sentent de l’intérêt pour eux et de l’engagement dans ce qu’on dit. Le sens de l’humour est aussi essentiel dans cette relation. Je ne désespère pas, loin de là. 10 V.A. En 2003 paraît Pays perdu, un roman sur le petit hameau du Cantal dont vous êtes originaire, un hommage à cette population, à sa vie, épique en quelque sorte, et à ses valeurs naïves et vraies. Ce livre est très mal accueilli. Votre famille est agressée par les habitants du village qui sont décrits dans ces pages. Dix ans après, avec La première pierre, vous réagissez à cette violence de la littérature dont vous êtes accusé, et vous montrez que ce fameux clivage entre la paysannerie et l’intellectuel est une construction symbolique qui se forme à partir de stéréotypes. Alors que les acteurs de cet affrontement, la presse et les témoins, sont dans la fiction, vous en venez à comprendre que c’est à la littérature de reconstruire la vérité, pour ceux qui ont envie de la lire. Ce constat paradoxal est aussi le thème de votre ouvrage Littérature et authenticité, dans lequel vous abordez la relation de l’expérience à la littérature d’un point de vue philosophique. Face à ce grand malentendu, quelles sont aujourd’hui les valeurs perdues et, si elles ne sont pas dans nos pays perdus, où se trouvent-elles ? P.J. Je ne crois pas que le rôle de la littérature consiste à illustrer ou défendre des valeurs quelconques. Elle consiste bien plutôt à introduire un jeu dans les rouages des sens et des valeurs institués. Elle nous montre que nous ne sommes pas ce que nous sommes. Ce léger écart qu’elle introduit, on pourrait l’appeler, par exemple, liberté, résistance à la détermination. Tout ce qui fait qu’un paysan n’est pas qu’un paysan, par exemple. La littérature ouvre la possibilité de l’altérité et de la complexité. Sans doute est-elle elle-même soumise à des déterminations. Mais en introduisant de la complexité dans les mécanismes, elle rend cette détermination moins lourde, moins univoque. Il s’agit pour elle de défaire les fictions que nous nous sommes construites pour vivre, pour tenter de nous permettre une représentation un peu plus juste, un peu plus fine. Bien sûr nous sommes constitués de certains éléments donnés, fils de paysans, enfants d’immigrés, quels qu’ils soient. Mais ces éléments doivent cesser d’être les horizons indépassables de notre vérité pour devenir ce avec quoi nous allons construire quelque chose d’autre. V.A. En même temps que vous dénoncez la crise des valeurs, un idéal moral fait surface et mène vos lecteurs à s’interroger sur l’ordre du monde. La ville de Logres, dans Festins secrets, est ce lieu où se condense le mal du monde, où le protagoniste accomplit une lente descente aux enfers pour connaître et révéler une horreur désormais banalisée qui s’inscrit au sein de notre quotidien. Dans ce roman, c’est une question d’espaces, insignifiants et indéterminés, et surtout une question de langues qui se posent : c’est le « Système » kafkaïen de l’éducation nationale, avec ses acronymes et son langage codé, et c’est « l’idiome lourd » des jeunes avec leur rap et leurs tags. Le niveau du signifiant est désormais incapable de coller au monde. Face à cette véritable maladie du langage que vous finissez par diagnostiquer, quel est dès lors le rôle de l’écrivain ? P.J. Festins secrets dénonce aussi la fascination du mal à l’œuvre dans le personnage principal, et sa propension à désespérer du monde. Le portrait qui y est dressé de notre monde doit être vu comme en partie vrai, en partie produit par la paranoïa et les fantasmes du narrateur. Mais il est vrai qu’il s’agit de montrer un signifiant en délire. Un processus de déréalisation à l’œuvre dans l’inflation des signes. L’écrivain ne fait pas confiance au langage. J’ai toujours pensé que la parole était « de trop », et le langage mensonger, ne serait-ce que parce qu’il est issu du désir de produire du langage, qui est aussi, plus ou moins, un désir de pouvoir et un désir d’être. Par conséquent, écrire, c’est commettre un acte intrinsèquement mensonger, et pourtant l’écriture détient la possibilité de sa rédemption, si elle parvient à un langage tel qu’il se défait pour ainsi dire du désir qui l’a suscité, s’il se neutralise. C’est une ascèse. Mais, alors, l’œuvre peut faire advenir ce qui nous fait essentiellement défaut : la grâce. Une manière d’être au monde telle que nous ne nous y imposons plus. Lire, c’est avoir la possibilité de connaître cette grâce, c’est s’en charger et être chargé de la transmettre. 11 V.A. Dégraissée, consistante, où le signe accompagne le sens dans cette révélation/dénonciation, la langue est pour vous un véritable acte de langage. L’écriture devient un espace de tension à la fois littéraire et politique. Un langage qui pétrit l’espace, qui crée une image pourvue d’une force morale. L’approche sémiotique rejoint une approche philosophique, la fiction rejoint les faits réels… De quel côté se place la pulsion scopique du narrataire qui alimente les formes, les structures et les modes d’énonciation ? Quels sont les modèles, s’il y en a dans ce sens, qui inspirent une telle approche ? P.J. Le narrataire est celui qu’il faut égarer dans la forêt. Il faut lui donner ce plaisir, ce trouble et ce frisson de l’égarement. Il y a ici et là des panneaux indicateurs, des « messages », mais, comme dans un jeu de quête, on ne sait pas dans quelle mesure ils sont crédibles. Dans ce travail de déchiffrement, il doit, si du moins le dispositif fonctionne, mettre en jeu sa relation herméneutique au monde. Il a affaire à des personnages qui ne cessent de se construire des fictions. Il est donc invité à déconstruire les siennes, et c’est par là que, peut-être, la littérature est une propédeutique au réel. V.A. Dans vos romans, la question du point de vue est centrale. Dans le récit à la deuxième personne, le narrataire s’adressant par un « tu » à son personnage fonde en quelque sorte son double : c’est le cas de ce petit bonhomme, dans La première pierre, comme de ce jeune professeur, dans Festins secrets. Ces personnages existent par le regard de l’autre, mais sont en même temps comme privés de leur vérité essentielle. Est-ce que ces personnages sont authentiques ou fabriqués ? Ont-ils un statut d’objet ou de sujet ? Pourquoi avez-vous recours à ce dispositif narratif ? P.J. Tous mes romans sont des discours. Pour certains, ce n’est pas évident au début, mais il apparaît petit à petit que quelqu’un s’adresse à quelqu’un. Dans La cantatrice avariée et dans L’heure et l’ombre, on ne comprend qu’à la fin qui parle à qui. Ce quelqu’un qui parle se situe parfois dans un espace difficilement situable par rapport au récit. Cela induit aussi des dispositifs d’énonciation étranges, ou complexes. Carnage de clowns est un récit à la première personne où le mot « je » ne figure pas. Le Maréchal absolu est constitué de quatre récits dans lesquels quatre narrateurs différents s’adressent à quatre narrataires à l’identité parfois conjecturale. Il y a de multiples raisons à ces dispositifs d’énonciation. D’abord, je pense que l’intrigue, pour être bonne, doit atteindre les couches profondes du dispositif narratif. Par conséquent, l’énonciation devient un élément essentiel de l’intrigue. Cette intrigue porte le plus souvent sur une quête d’identité, passant par la parole, donc par la possibilité et le sens de dire « je », « tu », « il », « nous »… Dans Festins secrets, on ne sait pas vraiment qui dit « tu ». Est-ce le personnage principal qui s’adresse à luimême ? Le narrateur qui s’adresse à lui ? Ou, bien plutôt, la voix intérieure d’un démon qui l’oriente vers le Mal ? Trouver sa parole, trouver sa place dans l’énonciation est la quête essentielle de mes personnages. Celui à qui l’on s’adresse ou celui qui parle détient souvent une sorte de puissance divine, ou maléfique. Ainsi la parole est aussi liée à l’éthique. Dans La première pierre, il faut que le moi qui parle dise « tu » parce que ce « je » qu’il se figurait détenir seul, comme instance de parole, il a découvert que son père pouvait aussi en faire usage. Il lui faut se dire « tu » pour sortir du « je » enfantin, et s’obliger à agir et à devenir. Le devenir est dans la parole. V.A. En 2006 vous avez publié L’œuvre du propriétaire, parodie du travail universitaire appliqué à vos propres textes. Vous n’exemptez pas la critique littéraire de la parodie : vous êtes l’auteur, avec Eric Naulleau, d’un pastiche du Lagarde et Michard, Le Jourde et Naulleau, une analyse satirique des grands écrivains du XXe et XXIe siècle. Que pensez-vous de la provocation en littérature, est-ce désormais la dernière forme d’engagement digne d’être exercée ou le dernier des leurres que notre monde nous autorise ? Quels sont les auteurs contemporains que vous dispensez de ce regard parodique ? 12 P.J. Il ne s’agit pas de provocation. Dans notre esprit, trop de fausses valeurs, encensées par la critique, encombrent l’espace littéraire au détriment de vrais écrivains. D’autre part, on parle beaucoup autour des livres : on parle de l’auteur, on parle du sujet du livre, on parle des questions sociologiques ou historiques liées au livre, mais pas du texte. Le dispositif de la parodie de manuel scolaire permet de reproduire de larges extraits du texte, assortis de notes, d’exercices, de notices de présentation. Bref, même si cela est fait de manière plaisante, il s’agit de parler avant tout du texte, si négligé par les critiques. Lesquels s’y intéressent si peu qu’ils ont eu du mal à croire que les extraits authentiques que nous présentions n’étaient pas des parodies écrites par nous ! Mais la critique continue à être mal perçue, mal acceptée, au pays du persiflage et de l’ironie. On peut dire tout ce qu’on veut des politiques, mais l’art et la littérature sont devenus sacrés, il ne faut pas y toucher. Cette sacralisation sent la mort. Il y a une quantité d’auteurs contemporains passionnants aujourd’hui. Dans le grand chaos du discours sur la littérature, il importe de faire le tri. C’est pourquoi je défends Carole Martinez, Pierre Michon, Valère Novarina, Eric Chevillard, Marie-Hélène Lafon, Richard Millet, Marie Ndiaye, Frédéric Verger, Pierre Bergounioux, Marc Petit et quelques autres. Source : Veronic Algeri, « Penser la langue, décrire le monde. Conversation avec Pierre Jourde », Revue italienne d’études françaises [En ligne], 5 | 2015, mis en ligne le 15 décembre 2015, consulté le 02 septembre 2016. URL : http://rief.revues.org/1074 ; DOI : 10.4000/rief.1074 13