Entre réseaux et sommets. Enjeux de régulation à l`ère de la

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Entre réseaux et sommets. Enjeux de régulation à l`ère de la
Gaëtan Tremblay
Co-directeur du GRICIS
Université du Québec à Montréal
CANADA
Entre réseaux et sommets.
Enjeux de régulation à l’ère de la globalisation
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Problématique
La brève présentation du thème de cette table ronde, dans le programme du colloque, invite à réfléchir sur la
réglementation des nouveaux réseaux de communication, en particulier de l'Internet, mais aussi plus largement
sur la régulation des communications dans leur ensemble et même sur leur place dans la régulation sociale
globale. Nous sont proposés trois paliers d'analyse (l'Internet, le secteur des communications, la société globale)
et deux grandes questions : les formes de régulation héritées du passé sont-elles périmées ? Si oui, quels
devraient être les rôles respectifs de l'État, du secteur privé et de la société civile dans la mise en place de
modèles de régulation mieux adaptés aux défis et enjeux contemporains ? Vaste programme ! Trop vaste pour
être traité en profondeur et dans toute son ampleur en un texte aussi court. Je me contenterai de soumettre à la
discussion quelques aspects de la problématique.
J'ai choisi d'aborder la question en mettant en rapport les réseaux et les sommets, des phénomènes à prime abord
sans lien les uns avec les autres. Pourquoi ? Bien sûr, les deux thèmes occupaient, avant le 11 septembre 2001,
une place de choix dans la couverture médiatique depuis plusieurs mois. Mais au-delà de leur cooccurrence dans
l'actualité, de laquelle on ne peut inférer aucune relation ni causale ni phénoménologique, certaines dimensions
justifient qu'on les associe dans un questionnement sur la régulation dans les sociétés contemporaines.
Premièrement, les sommets comme les réseaux constituent deux manifestations des processus de globalisation et
de mondialisation. D'une part, les défis réglementaires que posent des réseaux comme l'Internet tiennent
principalement à leur envergure internationale et, d'autre part, les craintes et protestations que provoquent les
sommets sont explicitement liées aux dangers et menaces de la globalisation. Dans un cas comme dans l'autre, se
pose le dilemme de la liberté des échanges vs la souveraineté nationale. Et la tenue des sommets comme le
développement des réseaux mettent en lumière des enjeux relatifs à la diversité culturelle et au contrôle exercé
par les grands groupes multinationaux. Les deux phénomènes constituent des remises en question des modes
existant de régulation et se présentent comme des mécanismes de rechange.
Mais autant les sommets inquiètent, autant les réseaux font rêver ! Autant les premiers, de nature essentiellement
politique, apparaissent illégitimes, élitistes et autoritaires, autant les seconds, perçus comme purement
technologiques, se donnent comme le résultat d'un développement naturel inévitable et font miroiter les
promesses d'un monde décentralisé et démocratique. Souvent, cependant, derrière les uns comme les autres, se
profilent dans l'ombre les mêmes intérêts économiques.
Mon questionnement et ma réflexion se dérouleront en cinq étapes. Je rappellerai brièvement, comme point de
départ, le constat maintes fois formulé de la crise des modèles de régulation. Je poursuivrai, en deuxième lieu, en
mettant en relief les liens entre la régulation des communications et la régulation sociale globale. Dans un
troisième point, j'évoquerai l'anesthésie des systèmes nationaux de régulation. Puis, dans un quatrième point, je
discuterai de la régulation des nouveaux réseaux avant d'aborder, finalement, dans un cinquième et dernier point,
la place relative des réseaux, des marchés et des sommets dans la régulation sociale globale.
Une simple question parcourt l'ensemble de ma démarche : pourquoi cette soit-disant société en réseaux, modèle
d'un fonctionnement social horizontal, annoncée entre autres par des auteurs comme Manuel Castells, pourquoi
cette société n'en finit-elle plus de multiplier les sommets, symboles par excellence d'une organisation sociale
verticale, malgré leur utilité relative et l'opposition qu'ils suscitent ?
1. Crise des modèles de régulation
On discute depuis quelques décennies déjà de crise du modèle fordiste-keynésien. Les institutions mises en place
par l'État Providence seraient devenues inadéquates pour la régulation des sociétés contemporaines, caractérisées
par une plus grande libéralisation, un développement technologique accéléré et la globalisation économique.
L'hégémonie de la pensée unique (Ramonet), la prédominance des relations commerciales et financières, et la
concentration de la propriété ont même conduit, selon certains, à un courcircuitage des régimes démocratiques.
On constate bien un peu partout que la déréglementation des communications a engendré en fait une nouvelle
réglementation plus favorable aux grands groupes médiatiques et financiers. Et si la chute des régimes
communistes a consacré l'échec des planifications centralisées et autoritaires, les quelque vingt dernières années,
caractérisées par une libéralisation croissante, ont également démontré l'incapacité du marché à assumer la
régulation sociale dans sa totalité. Seuls des idéologues radicaux, incapables d'appréhender les fait sociaux en
dehors de leurs ornières, peuvent encore prétendre que les problèmes qui subsistent — se sont accentués ou ont
émergé au fil de la libéralisation — résultent des entraves au libre fonctionnement du marché. Le jeu de la
concurrence a fait la preuve, une fois de plus, s'il en était besoin, qu'il constitue un excellent aiguillon pour
stimuler la croissance économique mais qu'il produit et accentue en même temps les inégalités sociales,
concentre la richesse et se révèle d'une piètre efficacité dans la poursuite d'autres objectifs que la maximisation
du profit.
Devant le constat d'inadéquation ou de crise, la plupart des observateurs et des acteurs s'entendent sur la
nécessité de trouver d'autres modes de régulation en phase avec la décentralisation territoriale, d'une part, la
mondialisation et le développement des réseaux d'autre part. Mais le consensus ne va pas au-delà. Il ne s'étend ni
aux causes de la situation ni aux moyens d'y remédier. Les divergences entre les diagnostics d'inadéquation des
vieux modèles, de crise de l'État Providence ou d'insuffisances du marché se décalquent évidemment dans la
recherche des solutions.
Un nombre croissant de citoyens et citoyennes prennent conscience d'une désarticulation, voire d'un divorce,
entre la complexité et l'interdépendance des problèmes (entrecroisements, imbrication des problèmes, des paliers
de gouvernement, des intérêts, des juridictions. Multiplicité des acteurs et des instances.) et les tentatives
d'instauration d'une régulation globale unidimensionnelle, de type exclusivement économique, dans le cadre de
négociations internationales au plus haut niveau.
Entre la régulation par le marché et la régulation par les élites (les Sommets), il ne semble plus y avoir de place
pour d'autres paliers de régulation. Les instances démocratiques des États nationaux donnent souvent
l'impression d'être réduites à l'impuissance. Et la protestation dans la rue, parfois violente, apparaît à plusieurs
comme l'unique manière de faire connaître son désaccord et ses inquiétudes. La société civile, ce vaste ensemble
hétérogène de groupes qui ne relèvent directement ni du pouvoir d'État ni du marché, tente de s'organiser
parallèlement aux Sommets. Sommet des chefs d'État d'un côté; Sommet des peuples de l'autre, chacun remettant
en cause la légitimité de l'autre. Un parallélisme qui traduit la désarticulation des instances de régulation.
Il n'y a pourtant pas désarticulation complète ni parallélisme total. Les sommets des peuples se tiennent souvent
avec la collaboration financière des pouvoirs publics et une certaine concertation entre les gouvernements et le
mileu associatif. Mais l'articulation entre les deux univers est minimale, les sources de tension plus nombreuses
que les sujets d'entente, et l'insatisfaction générale prévaut, surtout chez ceux qui se réclament de la société
civile.
Les enjeux ne sont pas que théoriques. Ils sont d'une importance indéniable pour l'action sociale et se traduisent
en questions concrètes appellant des réponses qui commandent les stratégies de divers groupes d'acteurs sociaux.
Comment réagir aux tendances à la convergence, à la remise en cause des règles de propriété nationale et de
protection des identités culturelles, à la recherche de la diversité ? Comment doser la régulation par le marché et
la régulation par les pouvoirs publics ? Comment articuler l'action des divers paliers gouvernementaux (local,
national, régional, international) ?
2. La régulation des communications et la régulation sociale globale
Le concept de régulation est en usage tant chez les économistes que chez les sociologues. Les théoriciens de
l'école de la régulation française, par exemple, qui l'ont placé au cœur de leur cadre théorique, en donnent la
définition suivante :
On qualifiera de mode de régulation tout ensemble de procédures et de
comportements, individuels et collectifs, qui a la triple propriété de :
- reproduire les rapports sociaux fondamentaux à travers la conjonction de formes
institutionnelles historiquement déterminées;
- soutenir et «piloter» le régime d'accumulation en vigueur;
- assurer la compatibilité dynamique d'un ensemble de décisions décentralisées,
sans que soit nécessaire l'intériorisation par les acteurs économiques des principes
de l'ajustement de l'ensemble du système (Boyer, 1987 : 55).
Les sociologues l'utilisent dans un sens assez voisin, comme on peut le voir, par exemple, dans la définition que
Beauchemin, Bourque et Duchastel, donnent de la régulation politique :
[Elle] consiste dans l'ensemble des règles — et d'abord le droit et la loi — qui
préside à l'organisation et à l'articulation des institutions au sein de la société. On
peut sommairement définir à ce titre deux grands types de règles. Les premières
modèlent l'entièreté des institutions dans la sphère publique (le Parlement, l'armée,
le système judiciaire, etc.). Les secondes s'imposent aux institutions dans la sphère
privée (par exemple l'entreprise, le marché, la famille, les Églises) en définissant
aussi bien leur place dans la régulation politique que les rapports qu'elles
entretiennent entre elles. Toute règle politique implique donc en même temps la
dévolution d'un rôle ou d'une fonction ainsi que d'une place dans la sphère publique
ou dans la sphère privée (Beauchemin, Bourque et Duchastel, 1995 : 16-17).
M'inspirant de ces deux traditions, j'entendrai ici par régulation l'ensemble des institutions et mécanismes de
négociation et d'arbitrage qui permettent à une société de concilier les intérêts divergents, d'arbitrer les conflits et
de parvenir à des compromis qui lui permettent de se reproduire et de fonctionner dans une relative stabilité.
Je traiterai de la régulation des communications mais aussi de la régulation sociale globale et de la place des
communications (plus particulièrement de la télévision et de l'Internet) à l'intérieur de celle-ci, en relation avec
d'autres mécanismes de régulation comme les Sommets.
Effort qui se situe dans la foulée de réflexions entreprises en 1995 à l'occasion d'une conférence sur la société de
l'information à l'association canadienne de communication (Tremblay, 1995).
Depuis les événements de Seattle, en novembre 2000, l'actualité fait régulièrement une large place aux Sommets
en tous genres, et surtout, à la contestation qu'ils suscitent. Les médias parlent de mouvement antimondialisation.
Il serait plus juste de dire antiglobalisation, dans la mesure où l'on fait une différence entre la globalisation
purement économique et la mondialisation des échanges sociaux et culturels. Mais par delà l'objet visé, c'est le
processus qui est remis en cause, une certaine forme de régulation sociale élitiste, hiérarchique, dont les
Sommets sont la parfaite illustration.
Les réseaux — on pense surtout à l'Internet — sont, au contraire, spontanément perçu en termes positifs, en
regard des possibilités de maillage social décentralisé que leur généralisation autorise. Les listes de discussion,
par exemple, sont régulièrement le lieu d'affirmation d'une liberté d'expression sans entrave, d'une revendication
démocratique radicale. Et n'affirme-t-on pas que l'opposition à l'AMI s'est orchestrée sur l'Internet, qu'elle a été
rendue possible grâce à l'Internet ?
La remise en cause des Sommets est concomitante de l'expansion des réseaux et des rêves qu'ils suscitent. Elle
l'est également de la libéralisation des communications, facteur clé pour faciliter la globalisation économique. Il
me semble donc primordial de penser la régulation des communications, des réseaux en particulier, dans le
contexte de la régulation sociale globale et d'appréhender celle-ci articulée sur la première, plus sectorielle.
3. L'anesthésie des systèmes nationaux de régulation
D'une part, la globalisation exerce des pressions sur les anciens systèmes nationaux, selon un argumentaire
connu : la libéralisation des échanges entraîne la prospérité économique. L'accroissement de la concurrence qui
en résulte et les exigences de la compétitivité forcent aux fusions et aux alliances de toutes sortes. Les quotas de
contenus et les anciennes règles qui limitaient la concentration ou la propriété étrangère sont supprimées ou
révisées à la baisse.
Les États-Unis ont donné le ton, la FCC abolissant presque tous les règlements qui encadraient le
fonctionnement des médias (la Fairness Doctrine, le must carry rule, etc.). Dans plusieurs pays, comme la France
par exemple, on a assisté au passage d'un monopole public à un régime mixte avec création d'un organisme de
régulation. Dans d'autres, comme le Mexique, la quasi disparition du secteur public et l'introduction progressive
d'un régime concurrentiel sans que n'apparaisse pour autant un organisme de régulation autonome du pouvoir
politique. Dans d'autres enfin, comme le Canada, une télévision publique de plus en plus commerciale et un
organisme de régulation qui s'en remet de plus en plus au marché.
La levée progressive des barrières a favorisé la création de grands groupes actifs dans plusieurs secteurs et dans
plusieurs pays. Les contraintes qui pesaient sur la participation des intérêts étrangers aux médias nationaux sont
habilement contournées, comme lors du rachat du groupe Seagram's/Universal par Vivendi/Canal+, ou soumis à
des pressions de plus en plus fortes comme au Canada.
Pourtant, si les pays occidentaux ont tous plus ou moins emprunté les voies de la libéralisation, de l'ouverture des
marchés et de la concurrence, ils ne s'entendent pas sur le sort à réserver à la culture. De l'exception ou de
l'exclusion culturelles, relevant d'une stratégie plutôt défensive, des gouvernements comme celui de la France, du
Canada et du Québec sont passés à la promotion de la diversité culturelle, objectif plus positif, même si son
contenu reste encore flou, qui se prête mieux à une stratégie plus offensive.
Certains pays, les États-Unis en tête, voudraient voir les règles de libéralisation du commerce adoptées lors des
traités de libre échange étendues à la culture et à la communication. D'autres, ayant comme chefs de file la
France, le Canada et le Québec, continuent d'affirmer haut et fort que les biens culturels ne sont pas des produits
comme les autres et doivent faire l'objet d'une régulation spécifique. Il apparaît de plus en plus clairement que les
régimes de protection nationale ont fait long feu, qu'un pays ne peut plus se mettre à l'abri de sa seule politique
nationale, qu'il faut adopter des règles internationales qui facilitent les échanges culturels tout en préservant et
stimulant la diversité et la richesse des différentes cultures1.
4. La régulation des réseaux
Les réseaux mondiaux de communication, dont l'Internet constitue la préfiguration, posent de nouveaux défis.
Secteur névralgique de la globalisation parce qu'elles en constituent l'une des infrastructures indispensables, les
communications sont l'un des domaines où elle se manifeste le plus rapidement et le plus massivement. La
plupart des pays sont encore dans l'expectative concernant l'attitude à adopter face à ces développements
technologiques. Des pays comme le Canada et les États-Unis ont opté pour la non-réglementation du réseau des
réseaux. D'autres, comme l'Australie, sont intervenus quoique de façon modeste. D'autres enfin, comme la
France, sont à la recherche d'un modèle de réglementation internationale.
Les enjeux réglementaires les plus souvent évoqués sont : les droits d'auteur, la pédophilie, la littérature haineuse
et raciste, l'incitation à la violence, le respect des réglementations nationales concernant la radiodiffusion, le
respect de la vie privée et des renseignements personnels. La réponse habituelle, en Amérique tout au moins, est
qu'il existe des lois et réglements concernant chacune de ces questions, et qu'ils sont suffisants pour faire face à
ce qui peut se passer dans les réseaux.
Ceux qui s'opposent à la régulation de l'Internet le font souvent au nom de la liberté. À l'opposé, certains pays,
prenant prétexte de la défense de leur souveraineté nationale, tentent de contrôler l'accès et l'utilisation de
l'Internet par leurs citoyens. L'objectif d'une saine réglementation ne doit certes pas être de limiter la liberté
d'expression et le droit à l'information et à la communication. Réguler l'Internet, c'est au contraire chercher à
mettre en place les conditions qui garantissent à tous et à toutes non seulement l'accès mais la possibilité réelle
d'exercice de ces droits et libertés individuels et qui assurent également aux collectivités la protection et la
promotion de leur identité culturelle tout en favorisant des échanges diversifiés.
1
Il serait intéressant de faire le parallèle entre le dossier environnemental et le dossier culturel. Les deux ne
peuvent trouver solution satisfaisante dans le seul cadre national et la diversité apparaît comme une richesse à
préserver. Les deux questions opposent les États-Unis et un grand nombre d'autres pays. Mais les rapports de
force ne sont pas les mêmes et le rôle et la stratégie des organisations non gouvernementales sont passablement
différents. L'analyse comparative rigoureuse nous entraînerait cependant trop loin des objectifs du présent texte.
Pour les zélateurs de l'Internet, non seulement le réseau des réseaux ne doit pas être soumis à une régulation
externe parce qu'il s'autorégule parfaitement mais il fournirait un modèle et un instrument d'autorégulation à
l'ensemble de la société. C'est l'utopie de la démocratie électronique. La gestion même du réseau Internet n'estelle pas, selon ses chantres, une très belle illustration de la collaboration des personnes et groupes concernés, la
multistakeholder consensus-based collaboration ?
Il n'entre pas dans les ambitions de ce texte de jauger la hauteur du caractère démocratique de la gestion de
l'Internet, par exemple dans la répartition des noms de domaine. D'autres s'attaquent à cette question avec plus de
minutie et de rigueur que je ne saurais le faire ici (ANTONOVA, 2001). Mais pour démocratique qu'elle soit, la
gestion du fonctionnement de l'Internet ne peut faire oublier la concentration croissante de la propriété des
réseaux de câblodistribution et de téléphonie ni la domination de quelques groupes dans la production et la
commercialisation des logiciels d'opération.
Qui peut garantir l'accessibilité, la liberté et la diversité sur les réseaux de communication ? Ne faudra-t-il pas en
venir, en particulier, à une harmonisation des règles sur les monopoles, fort différentes pour l'instant entre
l'Europe, qui adopte une attitude préventive et en prohibe l'existence, et les États-Unis qui les tolèrent et s'en
remettent à une évaluation a posteriori des abus de position dominante ?
Le réseau est-il fondé sur la coopération ou la concurrence ? Favorise-t-il le développement de l'une plutôt que
de l'autre ? Trancher dans un sens ou dans l'autre relèverait d'une forme de déterminisme technologique. Un
réseau technique comme l'Internet est évoqué tout à la fois pour ses possibilités de maillage (renforcement des
liens entre fournisseurs et clients) et de concurrence (possibilité de comparer les prix, de trouver de nouveaux
fournisseurs ou de nouveaux clients à des kilomètres de distance).
Il n'en demeure pas moins que l'idée de réseau, lorsqu'elle ne se limite pas au dispositif technique, connote
davantage à la concertation, à la coopération. Appliqué à l'Internet, la figure du réseau évoque une architecture
relativement ouverte. L'image du sommet, quant à elle, n'exclut pas la référence à un quelconque réseau. Mais si
réseau il y a, c'est d'un réseau fermé et restreint qu'il s'agit, en fait d'un club très sélect ouvert aux seuls puissants
et riches de ce monde.
5. Les réseaux, les marchés et les sommets dans la régulation sociale globale
Les Sommets, comme celui des Amériques à Québec, en avril 2001, ou celui du G-7 à Gênes, en juillet 2001,
sont révélateurs de cette crise de régulation enclenchée depuis quelques années à l'échelle de la planète.
Symptômes de la disqualification des parlements nationaux en tant que lieux de reconnaissance, de prise en
charge et d'expression de la totalité sociale, ils constituent des mises en scène pour tenter de la reconstruire et de
montrer qu'elle est organisée et sous contrôle, malgré les oppositions et les débordements. Mais ils en illustrent
également toutes les insuffisances et les ratés.
Les sommets sont des réunions de puissants qui semblent se tenir en marge des institutions démocratiques
nationales et définir un lieu de pouvoir au-dessus de la légalité. Pour certains groupes, cet abus de pouvoir
légitime le recours à la désobéissance civile, voire à la violence.
On est ici aux antipodes du monde éthéré de la démocratie électronique, qui garantirait à chaque citoyen un égal
accès à l'information et une participation presque quotidienne à la prise de décision.
Tous les groupes d'acteurs se servent de l'Internet, à titre instrumental, pour diffuser de l'information ou pour
concerter les énergies, mais tous continuent de poursuivre une stratégie axée sur des médias traditionnels.
L'enjeu est d'attirer le plus possible l'attention de la télévision. Les relations publiques étatiques contre le fait
divers, la bataille de rue. Le cocktail en smoking contre le cocktail Molotov !
La contestation s'en prend aux Sommets, non aux réseaux. Il est pourtant indéniable que le développement des
réseaux de communication numérique a grandement contribué à l'expansion et à l'hégémonie du capitalisme
financier, tenu responsable des abus de "l'économisme".
Dans les protestations contre les Sommets, on réaffirme la légitimité du cadre national comme lieu d'exercice de
la démocratie. On assiste à la réaffirmation du pouvoir d'État, des associations et des groupes intermédiaires.
Dans l'opposition à la régulation des réseaux, on aspire à l'effacement des frontières, à l'élimination des
intermédiaires, à l'avènement de la démocratie directe.
À quoi servent les sommets ? Pourquoi organiser à coup de millions de dollars ces rencontres de chefs d'État
venus pour signer des ententes déjà conclues ? Pourquoi prévoir ces célébrations qui exigent un déploiement
sans précédent des forces de l'ordre, qui défigurent une ville et perturbent la vie de ses habitants ? Pourquoi les
maintenir alors que sont annoncées longtemps à l'avance des manifestations d'où ne sera pas exclue la violence ?
L'ampleur des efforts déployés pour attirer l'attention des médias fournit sans doute une bonne partie de la
réponse. Ces célébrations sont destinées à recréer et montrer le sens d'une totalité organisée et sous contrôle,
malgré les oppositions et les débordements. Les réunions fortement médiatisées des grands de ce monde doivent
donner le spectacle d'un monde ordonné, régulé, et s'il le faut, faire la démonstration de son efficacité devant les
désordres en tous genres.
Mais les nouveaux modes de régulation ne peuvent résulter de ces seuls exercices de mise en scène, pas plus
qu'ils n'émergeront naturellement de la confrontation des intérêts sur un marché ni de l'harmonisation spontanée
des libertés individuelles sur des réseaux apparemment incontrôlables. Entre Sommets et réseaux mondiaux de
communication, le réaménagement de la régulation sociale ne peut faire l'impasse sur les indispensables
instances de concertation au plan local, national et international et leur nécessaire articulation d'ensemble.
OÙ MÈNENT LES RÉSEAUX ? QUI CONTROLE LES RÉSEAUX ?
Les régimes nationaux de régulation assuraient que, à l'intérieur des frontières nationales, les systèmes de
communication n'étaient pas livrés aux seuls appétits commerciaux et œuvraient à l'atteinte d'objectifs sociaux et
culturels. L'enjeu consiste maintenant, d'une part à repenser ces organismes de régulation pour adapter leur mode
de fonctionnement aux nouveaux défis et, d'autre part, à trouver des mécanismes qui permettent une régulation
adéquate à l'échelle internationale. Ce ne sera possible que par une réhabilitation des valeurs culturelles et des
droits démocratiques face à l'hégémonie des valeurs commerciales, ce qui ne pourra se faire sans l'instauration
de ponts entre lieux et instances de coordination qui poursuivent pour l'instant leurs travaux en parallèle.
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Publié également en français “La société de l'information : du fordisme au gatesisme”, Communication
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