Les stratégies évolutivement stables

Transcription

Les stratégies évolutivement stables
Leçon B
Préparation à l’agrégation SVTU
Les stratégies évolutivement stables
Table des matières
1 Introduction
1
2 Que
2.1
2.2
2.3
2
2
4
4
sélectionne la sélection naturelle ?
Sélection et adaptation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les effets de la sélection au niveau populationnel . . . . . . . . . . . . . . . .
Le succès reproducteur est un estimateur de la valeur sélective . . . . . . . . .
3 La théorie des jeux modélise efficacement les conflits
3.1 Description de la théorie des jeux . . . . . . . . . . . . . .
3.1.1 La théorie des jeux économique . . . . . . . . . . .
3.1.2 L’application de la théorie des jeux à l’évolution . .
3.2 Exemple de jeu éco-évolutif simple et définition des ESS .
3.2.1 Faucon vs. Colombe . . . . . . . . . . . . . . . . .
3.2.2 Le bourgeois : stratégie mixte évolutivement stable
4 Les
4.1
4.2
4.3
4.4
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5
5
5
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6
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8
dynamiques adaptatives : le lien entre écologie et évolution
L’équation de Wright et Fisher . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’équation canonique des dynamiques adaptatives . . . . . . . .
Étude des isoclines de la fitness et caractérisation des ESS . . .
Conflits de sélection et autres singularités évolutives . . . . . . .
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11
11
13
14
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5 Conclusion
18
A Bibliographie
19
B Nota bene
19
C Calcul du gradient de sélection des dynamiques adaptatives
20
Jean-Olivier Irisson
[email protected]
Les stratégies évolutivement stables
1
Introduction
Pour commencer, l’intérêt peut être porté à un problème d’écologie comportementale :
les combats entre cerfs mâles. Les combats entre mâles sont assez fréquents chez les
espèces sociales ou/et polygames. L’issue de ces combats détermine l’accès aux femelles. Ils
sont ainsi directement liés au succès reproducteur1 des individus, donc très étudiés. Or
toutes les études convergent pour montrer que ces combats sont rarement dommageables
pour les individus : seuls 10% des cerfs de 1 à 5 ans portent des marques de blessures liées
aux combats.
De plus ces combats sont très ritualisés et comportent plusieurs étapes bien définies
illustrées dans la Figure 1. L’issue de chacune de ces étapes conditionne le passage à la
suivante. Si un mâle brame plus fort que l’autre la confrontation s’arrête et le mâle au
brame le plus puissant a accès au harem de femelles. Si le brame est égal alors commence
la marche d’évaluation de la corpulence de l’adversaire et c’est uniquement quand les deux
adversaires sont de corpulence égale que le combat a lieu.
brame
marche d’évaluation
de la corpulence
combat modéré
(bois contre bois)
Fig. 1 – Combat ritualisé chez le cerf (Cervus elaphus)[Krebs & Davies, p.162]
Il existe donc une certaine “convention sociale” au sein des populations de cerfs.
Pourtant des animaux ne respectant pas cette convention et attaquant systématiquement
leurs adversaires par le côté, leur infligeant des blessures importantes sans risque, auraient probablement accès à beaucoup de femelles et augmenteraient fortement leur succès
1
Def. succès reproducteur: nombre de descendants survivant jusqu’à l’âge de première reproduction.
1
Les stratégies évolutivement stables
reproducteur individuel. Apparemment l’évolution n’aboutit pas à de telles stratégies
comportementales car elles ne sont jamais observées. Plusieurs hypothèses peuvent être
émises pour expliquer ce phénomène :
1. Le succès reproducteur n’est pas la quantité ayant de l’importance au niveau évolutif
2. Le succès reproducteur est une quantité importante mais lors des conflits entre individus il existe des forces de sélection complexes et l’équilibre évolutif auquel elles
conduisent n’est pas trivial
Une brève première partie s’intéressera donc à la nature de la valeur sélective (la quantité d’intérêt en évolution) afin de poser quelques définitions utiles pour la suite de la
réflexion. La seconde partie se focalisera sur les phénomènes de sélection associés aux
conflits entre individus et à leurs conséquences évolutives. Nous verrons alors que les
stratégies sélectionnées au cours de l’évolution se caractérisent en terme de stabilité et
non de qualité et définirons ainsi les stratégies évolutivement stables. La dernière partie
portera la réflexion sur la dynamique d’atteinte de ces équilibres évolutifs.
2
2.1
Que sélectionne la sélection naturelle ?
Sélection et adaptation
Il paraı̂t intéressant de se pencher sur un exemple de sélection naturelle bien connu : les
morphes colorés du phalène du bouleau (Biston betularia). Le phalène est un papillon
de nuit qui présente un polymorphisme de couleur. La couleur la plus répandue avant la
révolution industrielle était le blanc, les morphes noirs étant présents mais extrêmement
rares. Lors de la révolution industrielle il a été constaté en Angleterre que la fréquence
des morphes noirs augmentait largement dans les zones de bois proches des villes. L’augmentation de la fréquence des morphes noirs est interprétée comme un effet de la sélection
naturelle par prédation différentielle des deux morphes en fonction de leur couleur. En
effet, comme le montre la Figure 2, en zone non polluée les troncs des bouleaux sur lesquels ces papillons passent la journée sont couverts de lichens et sont blancs. Dans ce cas,
les morphes blancs sont cryptiques, échappent aux prédateurs et c’est ce qui expliquerait
leur abondance avant la révolution industrielle. En revanche, en zone polluée les lichens
disparaissent et les troncs révèlent la couleur sombre de leur écorce. Les morphes noirs
deviennent alors cryptiques et c’est ce qui expliquerait leur augmentation en fréquence
aux alentours des villes.
La sélection naturelle semble donc résulter en une adaptation des individus à leur
milieu. Une bonne caractérisation des effets de la sélection au cours de l’évolution pourrait
donc être une sorte de degré d’adaptation des individus. Cela se sent bien dans le mot
anglais définissant la valeur sélective des individus : la fitness = le fait de correspondre à
l’environnement (de to fit : “bien aller à”).
2
Les stratégies évolutivement stables
zone propre zone polluée
Fig. 2 – Le cryptisme des morphes du phalène du bouleau
Néanmoins la définition d’adaptation pose problème. Ridley en donne une définition2
difficilement vérifiable dans la plupart des cas. En effet, comment tester le succès d’un
individu privé d’une seule de ses caractéristiques, toutes les autres restant strictement
égales ?
De plus on peut se demander pourquoi les individus que nous observons à l’heure actuelle ne sont pas tous complètement adaptés à leur environnement, résultat logique d’une
longue sélection naturelle. Par exemple l’allongement du cou de la girafe, qui semble être
un caractère adaptatif en savane (qui lui permet de brouter les hautes feuilles des arbres,
inaccessibles à la plupart des animaux), s’accompagne de caractères anatomiques étranges.
On peut citer l’exemple du nerf laryngien récurrent, quatrième branche du nerf vague,
qui se détache du cerveau postérieur, descend tout le long du cou pour faire une boucle
au voisinage du coeur, avant de remonter le cou pour finalement aboutir au larynx. Entre
ces deux points il n’établit aucune connection nerveuse. Ce trajet a une origine ancestrale
pour les mammifères et il est particulièrement surprenant chez la girafe du fait de l’allongement de son cou. Ce caractère n’a rien d’adaptatif (on pourrait même considérer que la
construction d’un nerf aussi long, sans connections, est un coût) mais il est lié à l’allongement du cou. Cet exemple met en valeur l’existence de contraintes développementales et
architecturales dans l’organisation des être vivants qui font que chaque élément n’est pas
une réponse parfaite à une pression de sélection précise. Chaque organisme ne peut donc
être complètement adapté à toute situation. La sélection naturelle favorise finalement ceux
qui, en moyenne, réussissent “moins mal” que que les autres.
Il semble donc impossible de définir une caractéristique intrinsèque des individus, liée
à leur degré d’adaptation au milieu, qui rende réellement compte des effets de la sélection
naturelle. À ce point, la valeur sélective ne peut être définie que de façon conceptuelle3 .
Néanmoins, l’intérêt peut être porté aux conséquences d’une sélection positive au niveau
populationnel. Elles permettraient peut-être de caractériser plus précisément la fitness.
2
Def. adaptation: la caractéristique d’un individu qui lui permet de survivre et de se reproduire dans
son environnement naturel mieux qu’en l’absence de cette caractéristique [Evolution, Ridley].
3
Def. valeur sélective: ce qui est favorisé par la sélection naturelle au cours de l’évolution dans un
environnement donné.
3
Les stratégies évolutivement stables
2.2
Les effets de la sélection au niveau populationnel
Darwin définit ainsi la sélection naturelle : I have called this principle, by which each
slight variation, if useful, is preserved, by the term of Natural Selection, [The origin of
species, 1859]. Elle se définit donc pour toute entité polymorphe capable de se répliquer et
signifie qu’un morphe du réplicateur sélectionné positivement augmente en fréquence
dans la population. Traditionnellement deux réplicateurs sont considérés : les individus,
vus comme un ensemble de caractères, et les gènes.
Au niveau individuel : la sélection entraı̂ne une augmentation en fréquence des phénotypes sélectionnés. La fitness peut être définie pour un phénotype comme le taux
d’accroissement démographique relatif d’un groupe de mutants portant
ce phénotype au sein d’une population de phénotype différent.
Au niveau génétique : l’intérêt est porté aux fréquences alléliques. La fitness se définit,
pour un allèle, comme le taux de croissance de la fréquence de cet allèle,
relativement à la croissance démographique de la population.
La valeur sélective peut donc être caractérisée au niveau populationnel par un taux de
croissance relatif du réplicateur considéré. Néanmoins, ces définitions sont théoriques et
peu efficace au niveau des études de terrain. Un retour au niveau individuel semble donc
nécessaire pour développer des estimateurs des taux de croissance considérés.
2.3
Le succès reproducteur est un estimateur de la valeur sélective
En biologie des populations : le taux de croissance d’une population est lié aux paramètres de naissance et de mortalité des individus. Le succès reproducteur de chaque
individu4 semble donc être une quantité appropriée pour l’estimer. Cette quantité
est elle-même souvent estimée par des mesures annuelles comme la taille de ponte
ou le nombre de jeunes à l’envol du nid pour les oiseaux par exemple.
En génétique des populations : les fréquences alléliques peuvent être estimées directement en génotypant un échantillon de la population. Les taux de croissance des
fréquences alléliques peuvent être calculés quand l’échantillonnage est conduit sur
plusieurs cycles de reproduction.
Il existe donc une quantité, nommée valeur sélective, caractérisant les effets de la
sélection naturelle au niveau populationnel. Le succès reproducteur est un bon estimateur de cette quantité au niveau individuel et a donc une grande importance évolutive.
Il convient alors de s’interroger sur les mécanismes de sélection lors des conflits interindividuels et plus précisément sur la nature des forces évolutives qui peuvent expliquer la
ritualisation des combats entre les cerfs mâles.
4
Def. succès reproducteur: nombre de descendants survivant jusqu’à l’âge de première reproduction.
4
Les stratégies évolutivement stables
3
La théorie des jeux modélise efficacement les conflits
Pour expliquer la ritualisation des combats, il est possible d’invoquer la sélection de
groupe : la multiplication de combats inégaux, même si elle est bénéfique aux individus
tricheurs les pratiquant, est mauvaise pour l’espèce car elle entraı̂ne beaucoup de mortalité.
Néanmoins, les phénomènes de sélection de groupe sont toujours sujets à controverse et
une explication individuelle a été recherchée : est-il possible que, pour chaque individu, il
soit plus avantageux d’éviter les combats, au moins en partie ? La théorie des jeux est un
formalisme adapté à cette étude individuelle.
3.1
3.1.1
Description de la théorie des jeux
La théorie des jeux économique
L’origine de cette discipline est la théorie économique. Elle représente les interactions
entre des agents économiques rationnels, formalisées sous forme de jeux. La force de cette
théorie, et son intérêt ici, est que, dans un jeu5 , le gain6 apporté par une stratégie7
dépend des stratégies choisies par les autres joueurs. Il existe souvent des conflits
d’intérêt entre les joueurs et cette théorie devait permettre de les résoudre en trouvant la
solution la “moins mauvaise” pour chacun.
Le problème est que nous ne sommes pas des agents entièrement rationnels. La preuve :
• Jeu
– Prix du ticket de métro parisien : 1 euro
– Prix d’une amende : 25 euros ; probabilité d’occurrence : 1/100
• Stratégies et gains associés
– je paie mon ticket, gain = −1 euro (négatif : c’est un coût. . .)
– je ne paie pas, gain = −0, 25 euro
Pourtant une majorité de parisiens paient leur ticket ! Cet exemple met en valeur le fait
que pour des agents économiques (= des humains) des jugements de valeurs, des habitudes
ou encore des tendances de groupes peuvent entrer en consideration dans le choix.
3.1.2
L’application de la théorie des jeux à l’évolution
L’evolutionary game theory de Maynard-Smith et Price (1973) est née dans le domaine
de l’écologie comportementale, afin de répondre à des questions similaires à celle qui nous
intéresse maintenant. Dans ce cas :
– stratégie = phénotype héritable,
– gain = valeur sélective.
5
Def. jeu: modèle mathématique définissant les règles d’un conflit entre plusieurs décisions
Def. gain: une quantité qui mesure le succès individuel
7
Def. stratégie: plan contenant des instructions pour n’importe quelle situation
6
5
Les stratégies évolutivement stables
Comme on l’a vu précédemment la valeur sélective est définie comme le taux de croissance
d’un groupe de mutants dans une population de phénotype donné. Donc :
stratégie qui reçoit en moyenne le gain le plus élevé
=
phénotype qui maximise la moyenne du taux d’accroissement de la population le portant
Comme nous l’avons vu dans le 2.2, c’est ainsi que joue la sélection naturelle et la
solution la “moins mauvaise” est bien celle choisie par la sélection. Par l’intermédiaire des
jeux, nous observons donc les effets de la sélection naturelle dans les populations. Or
la sélection naturelle est considérée comme rationnelle : elle ne fait pas de jugement de
valeurs ou n’a pas d’habitudes. Si la sélection naturelle décidait dans le jeu précédent, elle
ne ne paierait pas son ticket de métro ! Cela permet de supposer des réactions rationnelles
des joueurs et rend l’adaptation de la théorie des jeux à l’évolution très efficace.
3.2
3.2.1
Exemple de jeu éco-évolutif simple et définition des ESS
Faucon vs. Colombe
• Jeu : Des individus sont mis en compétition pour l’accès à un territoire. S’il y a
combat le premier blessé abandonne, l’autre est gagnant. Si l’un des deux individus
refuse le combat l’autre gagne par “forfait”.
• Stratégies :
– agressive, nommée “faucon” : se bat pour le territoire (risque d’être blessé).
– pacifique, nommée “colombe” : évite le combat quitte à laisser le territoire.
• Gains :
– Gain du gagnant (occupe le territoire) : Gg
– Coût des blessures : −Gb
On résume les résultats possibles du jeu dans une matrice de gains qui donne les gains
de chaque stratégie rencontrant toutes les autres. Ici sont donnés les gains des stratégies
en ligne rencontrant les stratégies en colonne (Cf. flèche).
%
Faucon
Colombe
Faucon
1/2 × Gg − 1/2 × Gb
0
Colombe
Gg
1/2 × Gg
Quand un faucon rencontre un autre faucon il a une chance sur deux de gagner
(1/2 × Gg ) et une chance sur deux d’être blessé et de perdre (1/2 × (−Gb )).
Quand un faucon rencontre une colombe la colombe fuit et le faucon gagne le territoire sans combat (Gg ).
Quand une colombe rencontre un faucon elle fuit et laisse le territoire (0).
6
Les stratégies évolutivement stables
Quand une colombe rencontre une autre colombe elle a une chance sur deux de
gagner le territoire parce que l’autre fuit (1/2 × Gg ).
Chaque individu peut être faucon ou colombe dans ce conflit et, comme cela a été souligné
plus haut, ceci est déterminé par la sélection naturelle, en fonction de la la valeur sélective
de chaque phénotype. Comme on l’a vu dans la partie 2.2, la définition de la valeur sélective
est relative. Ce qui importe ici n’est donc pas la valeur absolue des gains (=valeurs
sélectives) mais la différence entre les gains (=valeurs sélectives) des deux phénotypes. La
diagonale représente ce qui se passe pour une population dans laquelle les individus jouent
tous la même stratégie (les faucons ne rencontrent que des faucons ou les colombes ne
rencontrent que des colombes). Il faut donc comparer le gain de ce phénotype résident8
avec le gain obtenu par le phénotype alternatif (=l’autre valeur en colonne).
Faucon vs colombe. Un individu jouant “faucon” arrivant dans une population résidente
“colombe” obtient un gain Gg , supérieur à Gg /2, celui des individus résidents. Ceci est
compréhensible car toutes les colombes fuient devant ce faucon qui gagne donc un territoire à chaque interaction. Comme son gain = sa fitness = son taux de croissance est
supérieur, le mutant envahit la population résidente.
Colombe vs faucon. Un individu jouant “colombe” arrivant dans une population
résidente “faucon” obtient un gain de 0, qu’il faut comparer à (Gg − Gb )/2, celui des
individus résidents.
1. Si Gg > Gb alors Gg − Gb > 0 et la “colombe” n’envahit pas. Le phénotype “faucon”
est stable. C’est une stratégie évolutivement stable. Ce résultat parait également
logique : quand le coût du combat est inférieur à ce que le combat peut rapporter,
il faut se battre. Nous pouvons remarquer ici que le gain obtenu, (Gg − Gb )/2, est
inférieur à Gg /2, celui obtenu en absence de faucons. Ceci met en valeur le fait que
la sélection naturelle aboutit à des stratégies stables mais pas forcément optimales.
2. Si Gg < Gb alors Gg −Gb < 0 et le mutant “colombe” envahit la population “faucon”.
Cela se comprend car cet individu ne subit pas le coût élevé des combats que paient
par contre tous les “faucons”. Dans ce cas aucun des deux phénotypes n’est stable
car ils sont réciproquement envahissables.
La définition relative de la fitness nous amène donc à ne pas juger les stratégies en
terme de qualité mais en terme de stabilité. Une stratégie évolutivement stable9
est une stratégie qui, une fois établie, n’est pas envahissable. Cette partie permet d’expliciter à quelle condition l’évolution tend vers une multiplication des combats.
Néanmoins elle n’explique pas pourquoi, dans l’autre cas, il y a une réduction des combats
comme nous l’avons remarqué dans le cas des cerfs.
8
9
Def. résident: présent en très large majorité dans la population
ou ESS : Evolutionary Stable Strategy
7
Les stratégies évolutivement stables
3.2.2
Le bourgeois : stratégie mixte évolutivement stable
Dans le jeu précédent, le gain moyen de chaque stratégie dépend de la proportion de
faucons et de colombes dans la population. Soit p la proportion de faucons, 1 − p celle de
colombes. Les gains moyens sont :
Gg − Gc
+ (1 − p) × Gg
2
Gg
GC = p × 0 + (1 − p) ×
2
Il existe un équilibre évolutif quand les deux gains sont identiques :
GF
GF = GC
= p×
Gg − Gc
Gg
+ (1 − p) × Gg = p × 0 + (1 − p) ×
2
2
Gg
⇐⇒ pe =
Gb
⇐⇒ p ×
(1a)
(1b)
(2a)
(2b)
Remarque : et on retrouve que pe −→ 1 quand Gg augmente par rapport à Gb .
L’existence de cet équilibre est liée à la propriété d’invasibilité réciproque mise en valeur
plus haut. Cette propriété peut être caractérisée sur la matrice des gains. Réécrivons la
matrice de gains du jeu faucon-colombe en notant les gains des deux joueurs :
PP
PP
2.
PP
Faucon
Colombe
PP
1%
PP
PP
PP
PP GC×F
PP GF ×F
PP
Faucon
PP
PP
GF ×F
G
PP F ×C
P
PP
PP
PP GF ×C
PP GC×C
PP
PP
Colombe
PP GC×C
PP
GC×F
P
P
On remarque une symétrie dans ce tableau. C’est cette symétrie qui est caractéristique
de l’invasibilité réciproque ou, pour le dire à la façon de la théorie des jeux, de fait que
deux stratégies soient chacune la meilleure réponse à l’autre. En effet, si on se place dans
les conditions non-triviales où faucon n’est pas une ESS pure on peut choisir Gg = 50 et
Gb = 100. Un petit calcul donne alors :
PP
PP
2.
PP
Faucon
Colombe
P
1%
PP
HH
HH
HH-25
HH 0
Faucon
-25
HH 50
HH
HH
HH
HH 50
H 25
Colombe
0
HH 25 HHH
Les gains de 1 ont été marqué en gras. On remarque que quand 2 est un faucon, il vaut
mieux que 1 soit une colombe (0 > −25). Symétriquement, quand 2 est une colombe,
il vaut mieux que 2 soit un faucon (50 > 25). L’équilibre définit par cette propriété se
nomme équilibre de Nash10 .
10
De John Nash Jr, le mathématicien qui en a découvert les propriétés et qui est le père de la théorie
des jeux économique. Ceci lui a valu le prix Nobel en 1994. Il a accessoirement été interprété par Russel
Crowe dans A beautiful mind. Vous voulez être fort en maths ? devenez schizophrène !
8
Les stratégies évolutivement stables
Le fait que cet équilibre existe suggère qu’une stratégie mixte jouant faucon ou colombe dans des proportions définies peut être stable. Les papillons Pararge aegaria mâles
présentent un comportement mixte lors de leurs interactions avec les autre mâles. Comme
cela est illustré sur la Figure 3, ces papillons prennent possession d’une tache de lumière
dans laquelle les femelles peuvent les rejoindre pour la reproduction. Lorsqu’un mâle arrive sur une tache déjà occupée, le propriétaire le défie et l’arrivant accepte rapidement
sa défaite, quelque soit sa corpulence. Par contre, lorsque deux mâles sont placés simultanément dans une tache de lumière, ils se défient mutuellement lors d’un vol en spirale
très long dont l’un ou l’autre sort vainqueur au hasard.
Le propriétaire chasse
systématiquement l’intrus
Quand les deux se croient propriétaires, l
le combat pour le territoire est intense
Fig. 3 – Combat ritualisé et respect de la propriété chez les papillons Pararge aegarie.
[Gouyon, Henry, Arnoult, p. 222][J. Maynard-Smith, PLS, 1978]
Une telle stratégie est nommée stratégie du “bourgeois” : quand un individu est
premier sur le territoire, il combat pour le défendre face à n’importe quel type d’agresseur
(il joue alors faucon) ; quand il arrive en second par contre il évite le combat quitte à
laisser le territoire (il joue alors colombe). On considère que les deux évènements sont
équiprobables : un individu a une chance sur deux d’être premier et une chance sur deux
d’être second. Cette stratégie est commune dans la nature, notamment chez les animaux
territoriaux.
9
Les stratégies évolutivement stables
La matrice de gains devient donc :
%
F
C
B
Faucon
GF ×F
GC×F
1/2 × GF ×F + 1/2 × GC×F
Colombe
GF ×C
GC×C
1/2 × GC×F + 1/2 × GC×C
Bourgeois
1/2 × GF ×F + 1/2 × GF ×C
1/2 × GC×F + 1/2 × GC×C
1/2 × Gg + 1/2 × Gp
où GX×Y désigne le gain de X interagissant avec Y (ceux calculés précédemment). Les
gains calculés pourles interactions faisant intervenir la stratégie bourgeois se comprennent
en gardant à l’esprit qu’un bourgeois se comporte une fois sur deux comme un faucon et
l’autre fois comme une colombe. Par exemple un faucon interagissant avec un bourgeois
interagit une fois sur deux avec un autre faucon (1/2 × GF ×F ) et une fois sur deux avec
une colombe (1/2 × GF ×C ). Il suffit donc de faire les moyennes des gains en ligne et en
colonne pour trouver les gains des interactions faisant intervenir un bourgeois.
En reprenant le cas non trivial étudié ci-dessus, la matrice de gains est la suivante :
%
Faucon
Colombe
Bourgeois
Faucon
−25
0
−12, 5
Colombe
50
25
37,5
Bourgeois
12,5
12,5
25
Dans ce cas, en comparant les chiffres de la diagonale au reste de chaque colonne on
observe que
– les stratégies faucon et colombe ne sont toujours pas stables (évidemment rien n’a
vraiment changé pour elles)
– les individus d’une population ayant la stratégie bourgeois ont une fitness plus élevée
que n’importe quel mutant (faucon ou colombe) tentant de l’envahir (25 > 12, 5).
La stratégie bourgeois, une fois établie, est donc dominante. Pour ce jeu, la stratégie
bourgeois est une stratégie évolutivement stable car elle n’est envahissable par
aucun mutant.
La stratégie comportementale “bourgeois” est un exemple d’argument individuel
expliquant l’évolution de la limitation des interactions agressives. Dans le cas des
cerfs, la “convention sociale” adoptée par l’espèce est une ritualisation des combats. Celle
développée ici est un certain respect de la propriété (territorialité) mais l’argument
évolutif est identique dans les deux cas : dans une population où les individus “respectueux”
sont suffisamment nombreux, des tricheurs qui essaieraient de combattre inégalement ou
de conquérir n’importe quel territoire sont moins performants individuellement que les
autres individus. Il y a donc bien un effet de groupe (cf. “suffisamment nombreux”) mais
qui a des conséquences au niveau de la fitness individuelle.
Néanmoins, la dynamique d’atteinte de cet état stable n’est pas triviale. En effet, dans
une population de faucons, la stratégie dominante est colombe et non bourgeois ; dans une
population de colombes, le phénotype dominant est faucon et non bourgeois. Il est donc
difficile de dire s’il est même possible d’atteindre l’état où bourgeois est résident !
10
Les stratégies évolutivement stables
La théorie des jeux a donc permis de définir les stratégies évolutivement stables comme
des phénotypes non-envahissables. Néanmoins la dynamique d’atteinte de ces stratégies
n’est pas abordée. Afin de traiter ce problème, il est nécessaire de décrire explicitement les
interactions écologiques et d’en déduire l’évolution des phénotypes. C’est ce que se propose
de faire la théorie des dynamiques adaptatives.
4
Les dynamiques adaptatives : le lien entre écologie et évolution
Les dynamiques adaptatives se limitent11 à :
– une population fermée, démographiquement à l’état stationnaire
– un trait phénotypique quantitatif (taille corporelle, poids des oisillons à l’envol, intensité de la couleur des plumes etc.) que nous considérons ici comme une stratégie,
au sens de la théorie des jeux
Dans ce cadre, à partir d’une équation décrivant l’évolution du trait phénotypique
en fonction de la fitness des individus, cette théorie se propose de déduire l’évolution
du trait à partir des interactions écologiques dans la population. La difficulté tient donc
dans la formalisation du rapport entre fitness et évolution.
4.1
L’équation de Wright et Fisher
Un exemple simple permet d’obtenir de premiers résultats. Considérons une espèce
pour laquelle le choix du partenaire revient aux femelles, ce qui est le cas le plus répandu
quand il y a choix du partenaire. Chez le Tétras-lyre (Tetrao terix ) par exemple, les
femelles circulent entre les aires de parade (arènes) des mâles et font leur choix en fonction
de plusieurs paramètres. Certains comme la corpulence, l’intensité de la coloration du
plumage (particulièrement celui de la queue, en forme de lyre, qui leur vaut leur nom) et
des caroncules (excroissances de chair en forme de sourcils, de couleur rouge vermillon)
sont illustrés dans la Figure 4.
queue en forme
de lyre
caroncules
corpulence
Fig. 4 – Tétras lyre mâle en parade sexuelle
11
il existe évidemment des extensions à cette théorie qui permettent de s’affranchir de certaines de ces
limites mais c’est bien assez compliqué comme ça !
11
Les stratégies évolutivement stables
Considérons la corpulence. Les mâles plus gros sont plus choisis et se reproduisent
plus. Mais il y a un coût à être gros, en terme de temps passé à rechercher de la nourriture voire de difficulté à échapper aux prédateurs par exemple. Donc, pour un petit
mâle, une augmentation de corpulence représente un gain de fitness et est sélectionnée
positivement. Pour un gros mâle le coût d’une augmentation de corpulence dépasse le gain
de fitness qu’il pourrait en tirer et le bilan est globalement négatif. Cette augmentation
est donc sélectionnée négativement. Entre ces deux cas extrêmes il existe donc un point
où la sélection s’inverse, où la fitness est maximale et vers lequel tend le phénotype de la
population. L’inversion du sens de sélection pour la valeur du phénotype correspondant au
maximum de fitness fait penser à une relation entre la dérivée de la fitness par rapport
au phénotype et le sens d’évolution de celui-ci.
Wright et Fisher ont, les premiers, proposé ce modèle simple décrivant l’évolution du
trait phénotypique en fonction de la fitness :
dw
dx
= kx .
dt
dx
(3)
où
– x est le trait, donc dx
dt = ẋ représente l’évolution du trait en fonction du temps
– kx est le taux d’évolution (grosso modo un taux de mutation), toujours positif
– w est la fitness, donc dw
dx , appelé gradient de sélection, décrit la variation de fitness
suite à une variation de la valeur du trait. C’est la dérivée de la fitness par rapport
au trait. Elle détermine bien le signe de dx
dt et donc le sens d’évolution du trait.
Le gradient de sélection peut également être interprété comme la pente du paysage
adaptatif 12 . Comme nous pouvons le remarquer sur la Figure 5, l’équation (3) signifie
que l’évolution remonte les pentes du paysage adaptatif. L’évolution s’arrête bien sur des
maxima de fitness (pente = 0). Une fois que le phénotype de la population est égal la
valeur procurant la plus grande fitness (x̄), tout mutant de phénotype différent aura par
définition une fitness (=un taux de croissance) plus faible et ne pourra envahir le résident.
Le maximum du paysage adaptatif est une stratégie évolutivement stable.
w(x)
_
x
x
Fig. 5 – Paysage adaptatif de Wright et Fisher et sens de l’évolution
Il faut remarquer que, comme sur la Figure 5, le paysage adaptatif peut avoir plusieurs maxima. Au niveau local (pour de faibles variations du phénotype par mutation)
12
Def. paysage adaptatif: courbe décrivant la relation entre la fitness et le trait.
12
Les stratégies évolutivement stables
des stratégies peuvent donc être évolutivement stables. Par contre, si on considère des
mutations de fort effet (grand changement de phénotype) seul le maximum global sera
une stratégie évolutivement stable. On met donc le doigt sur une première différence avec
la théorie des jeux dans la définition d’une ESS.
De plus, cette équation simple proposée par Wright et Fisher est assez réductrice
car elle suppose une relation absolue entre la fitness et le phénotype. Or, comme on l’a
vu en première partie, toute définition de la fitness d’un individu est relative à un autre
individu : faire 2 kg dans une population de phénotype moyen 10 g ou dans une population
de phénotype moyen 5 kg ne veut pas dire la même chose ! Le paysage adaptatif devrait
donc dépendre du phénotype moyen de la population et n’est réellement défini qu’au
voisinage de ce point.
4.2
L’équation canonique des dynamiques adaptatives
La théorie des dynamiques adaptatives propose une nouvelle équation décrivant l’évolution du trait en fonction de la fitness. On ne détaillera pas les maths qui permettent
d’y arriver mais il faut savoir que cette équation ne tombe pas de nulle part. En gros : à
partir d’un modèle stochastique ( = probabiliste) qui fait naı̂tre, mourir ou se reproduire
des individus avec certaines probabilités en fontion de la valeur de leur trait phénotypique,
on fait une généralisation déterministe ( = une équation différentielle) de l’évolution du
phénotype de toute la population en faisant une moyenne.
Cette généralisation est l’équation canonique des dynamiques adaptatives
¯
dw(x, x0 ) ¯¯
ẋ = kx .n̄(x).
dx0 ¯x0 =x
(4)
où
– x est le trait, donc ẋ représente l’évolution du trait en fonction du temps
– kx est le taux d’évolution (grosso modo un taux de mutation), toujours positif
– n̄(x) est la taille de la population à l’état stationnaire. Multiplier par la taille de la
population revient à considérer que, plus la population est grande, plus la probabilité
d’avoir des variants est élevée.
– w(x0 , x) est la fitness, cette fois définie de façon relative : c’est la fitness d’un¯ mutant
0) ¯
de phénotype x0 dans une population résidente de phénotype x. dw(x,x
dx0 ¯x0 =x est
toujours le gradient de sélection mais calculé de manière locale13 : pour x0 proche
de x.
Ce qui varie (et qu’on connaı̂t donc mal) c’est n̄(x) et le gradient de sélection. On peut
considérer n̄(x) comme strictement positif (étudier une population éteinte n’a pas grand
intérêt). La direction d’évolution du trait dépend donc encore uniquement du signe du
gradient de sélection. Pour le calculer, on part d’un modèle écologique de la population14 .
13
14
Par passage à la limite, on se ramène même à x0 = x.
voir appendice C
13
Les stratégies évolutivement stables
Ce modèle écologique détermine donc le sens d’évolution du trait. En cela les dynamiques
adaptatives font le lien entre écologie et évolution.
Calculer ce gradient explicite complètement le phénomène évolutif. Il est alors possible de déterminer les points d’arrêt de l’évolution, leur stabilité etc. notamment par des
réflexions sur la forme locale du paysage adaptatif. Néanmoins, ceci est plutôt compliqué
et nous allons donc nous restreindre à une analyse plus intuitive, sous forme graphique.
4.3
Étude des isoclines de la fitness et caractérisation des ESS
Comme on l’a vu dans la partie 2.2, la définition de la fitness d’un phénotype est le
taux d’accroissement dans une population résidente. Comme la population résidente est
à l’état stationnaire (taux de croissance nul), sa fitness peut être définie comme nulle.
De plus, dire que le gradient de sélection est positif, c’est dire que la pente du paysage
adaptatif est localement positive, autour de x (le phénotype du résident). Comme on le
voit sur la Figure 6 cela signifie que :
– des mutants avec x0 > x auront un taux de croissance plus élevé que celui des
résidents (= positif ) et envahiront la population ;
– des mutants avec x0 < x auront un taux de croissance moins élevé que celui des
résidents (= négatif ) et finiront par disparaı̂tre.
w(x,x’)
fitness x’>0
0
x’
x
fitness x’<0
x’
Fig. 6 – Comportement local du paysage adaptatif autour du phénotype du résident
Le raisonnement peut être reconduit à l’identique quand le gradient de sélection est
négatif. Nous pouvons en déduire que le signe de la fitness des mutants suffit à conclure
quand à leur invasibilité. Il semble alors judicieux d’établir le signe de la fitness d’un
phénotype mutant x0 en fonction du phénotype du résident, x.
Cette représentation est nommée digramme d’invasion ou PIP : Pairwise Invasibility Plot. Sur ces diagrammes, sont représentées les zones où la fitness du mutant est
positive (+) et celles où elle est négative (−). Ces zones sont séparées par des courbes sur
lesquelles la fitness du mutant est nulle (pour passer de négatif à positif il faut forcément
passer par zéro à un moment !). On appelle ces courbes des isoclines nulles de la fitness.
Ces coubes caractérisent complètement les dynamiques évolutives au sein du graphique.
Il nous sufit donc maintenant de définir les isoclines nulles de la fitness = de chercher
comment la valeur sélective du mutant peut s’annuler.
14
Les stratégies évolutivement stables
La Figure 7 illustre un cas trivial : quand le mutant a exactement le même phénotype
que le résident15 , sa fitness est égale à celle du résident, donc à 0. Une première isocline
nulle, présente dans tous les graphiques, est donc la première bissectrice.
mutant
isocline nulle de la fitness
+
zone où la fitness du mutant
est positive
zone où la fitness du mutant
est négative
−
x’
x
résident
Fig. 7 – Diagramme d’invasion simple
Les dynamiques évolutives sont alors simples : pour un résident x donné, tous les
mutants avec x0 > x ont une fitness positive et envahissent (zone hachurée). Prenons un
tel x0 , comme sur la figure. Celui-ci envahit et le nouveau phénotype résident devient donc
égal à ce x0 : on le reporte sur la bissectrice16 . On a alors un nouvel état initial dans
lequel de nouveaux mutants peuvent encore envahir. On reportera leur phénotype sur la
bissectrice etc. Le trajet évolutif des phénotypes de la population est ainsi représenté par
cette flèche en marches d’escalier. Elle symbolise les invasions des mutants successifs. Ici,
apparemment, la valeur du phénotype va augmenter jusqu’à l’infini.
Néanmoins, ayant calculé la valeur de la fitness du mutant17 on peut trouver comment
l’annuler, autrement que trivialement avec x0 = x. Cela donnera une autre isocline nulle de
la fitness sur le PIP. Les intersections des deux isoclines sont des singularités évolutives
= des points où le gradient de sélection est nul = des points où l’évolution s’arrête. Certains
de ces points sont donc des ESS et nous allons voir comment les caractériser de manière
graphique sur les PIPs dans la Figure 8.
Sur le PIP de gauche on observe que partant en 1 ou en 2, l’évolution rapproche les
phénotypes de x̄, la singularité évolutive. Cette singularité est donc attractive. De plus
quand on se place en x̄ (sur la verticale en pointillés), on observe que tout mutant (x0 > x̄
ou x0 < x̄) a une fitness négative donc ne peut envahir le résident. Cette singularité est
donc attractive et stable : c’est une ESS.
Sur le graphique de droite, tout ce qui est dit ci-dessus est encore valable. Nous avons
donc encore affaire à une ESS. Néanmoins, quand on se place en x0 = x̄ on observe (sur
15
Un mutant se définit comme le résultat d’une mutation. Quand celle-ci est silencieuse, le mutant a le
même phénotype que le résident.
16
La bissectrice à dans ce cas un rôle purement graphique : on se sert la propriété x = x0 pour reporter
les points et on se fiche pas mal que ce soit une isocline
17
Voir Appendice C
15
Les stratégies évolutivement stables
x’
x’
−
_
x
−
+
+
+
−
1
+
_
x
_
x
x
2
1
−
_
x
x
2
Fig. 8 – Caractérisation d’un ESS
l’horizontale en pointillé) que la fitness d’un mutant x̄ est toujours négative. Cela signifie
que l’ESS n’est pas invasive18 , à la différence du cas précédent. C’est un peu ce qui se
passe pour la stratégie du bourgeois : une fois établie, personne ne peut l’envahir mais
elle-même ne peut envahir les autres. Le temps d’arrivée à cet équilibre évolutif sera donc
beaucoup plus long que pour le premier cas. Graphiquement, cela se sent bien car, plus on
se rapproche de l’ESS, plus les isoclines “pincent” les zones de fitness positive : de moins
en moins de mutants sont capables d’envahir le résident. L’évolution procédera donc par
petites mutations (petites marches d’escalier) pour arriver à l’ESS et sera beaucoup plus
lente. Cet exemple met en valeur une nouvelle innovation des dynamiques adaptatives par
rapport à la théorie des jeux : nous sommes maintenant capables de décrire la dynamique
d’atteinte des ESS.
4.4
Conflits de sélection et autres singularités évolutives
La stérilité mâle cytoplasmique chez les plantes est un exemple classique de conflit
entre deux réplicateurs qui fait s’attendre à des phénomènes sélectifs complexes. Dans
ce cas les réplicateurs sont le noyau, qui se transmet pour moitié dans chaque sexe, et
les mitochondries, qui sont transmises de façon cytoplasmique, donc uniquement par les
femelles. Il existe un conflit entre le noyau, pour lequel les mâles sont efficaces et les
mitochondries pour lesquelles les mâles entraı̂nent une perte de gènes.
Chez les plantes hermaphrodites, les conséquences de ce conflit se matérialisent. Comme
le montre la Figure 9, des mitochondries induisant la disparition de la fonction mâle chez la
plante qui les portent ont un avantage sélectif important. En effet, supposons une allocation
de ressources à la reproduction constante (chaque plante produit soit 1 ovule + 10 grains
de pollen, soit 2 ovules et 1 ovule = 10 grains de pollen) et deux descendants par plante.
Il y a une mitochondrie par ovule, zéro par grain de pollen. Un hermaphrodite transmet
une seule mitochondrie à des hermaphrodites de la génération suivante. Un mâle-stérile
18
un mutant de phénotype exactement égal à x̄ ne pourra envahir aucune population de résident et finira
donc par s’éteindre, même si x̄ est une ESS !
16
Les stratégies évolutivement stables
( = une femelle) transmet 2 mitochondries qui induisent la stérilité mâle à la génération
suivante. La valeur sélective des mitochondries induisant la stérilité mâle est le double de
celle des mitochondries normales : elles se transmettent deux fois plus. Qui plus est, elles
assurent la pérennité de ce taux de transmission en stérilisant les plantes dans lesquelles
elles arrivent.
n
N,mt
N,mtS
10 grains de pollen
(1 seul est efficace)
n+1
1 ovule
1/2 N
Fitness mitochondrie
= nb de descendants
1 ovule
1/2 N,mt
1 ovule
1/2 N,mtS
1
^
male
stérile
1/2 N,mtS
2
Fig. 9 – Stérilité mâle cytoplasmique chez les plantes [Marc-André Selosse]
L’hérédité nucléaire induit un sex-ratio de 50-50 (c’est son ESS) mais l’hérédité cytoplasmique biaise ce sex-ratio vers les femelles. L’optimum cytoplasmique est 100% de
femelles, néanmoins, à cet optimum la population n’est pas viable et il y a extinction des
plantes et des mitochondries qu’elles portent. Cela induit la sélection de l’apomixie ou de
réversions. Du point de vue des mitochondries, le point 100% de femelles est donc une
singularité évolutive non-envahissable (c’est un maximum de fitness) mais qui n’est pas
atteignable. Ce genre de singularité est poétiquement nommé un jardin d’Éden. Le PIP
de la Figure 10 caractérise cette singularité répulsive (on s’en éloigne) et stable (si on
fixe x = x̄ aucun mutant ne peut envahir).
x’
+
−
−
+
_
1x 2
x
Fig. 10 – Jardin d’Éden
17
Les stratégies évolutivement stables
Enfin, les dynamiques adaptatives permettent d’identifier les autres types de singularités évolutives, mentionnés ci-dessous.
x’
x’
−
+
−
+
−
+
−
+
_
1 x 2
x
1
_
x
x
2
Fig. 11 – Autres type de singularités évolutives
Le cas de gauche représente une singularité répulsive (on s’en éloigne) et instable
(même quand on fixe x = x̄ n’importe quel mutant a une fitness positive et peut envahir).
Autant dire que l’évolution n’ira jamais vers ce point.
Le PIP de droite représente une singularité attractive (on s’en rapproche) et instable (même quand on fixe x = x̄ n’importe quel mutant a une fitness positive et
peut envahir). Cela signifie qu’une fois arrivé à ce point, de nouveaux mutants différents
peuvent apparaı̂tre et tous avoir des taux de croissance positifs. Il est donc possible que
ces mutants coexistent et forment de nouvelles populations de phénotypes différents qui
pourront éventuellement s’isoler en espèces. C’est ce qu’on appelle un point de bifurcation évolutive (ou evolutionary branching) et c’est, au niveau théorique, une caractérisation de la spéciation sympatrique.
5
Conclusion
Nous avons donc vu que la valeur sélective, définie comme le taux de croissance
d’un groupe de mutants au sein une population de résidents, était un outil utile pour
caractériser les stratégies évolutivement stables en théorie des jeux comme en théorie
des dynamiques adaptatives. Ces stratégies se définissent comme des phénotypes non
envahissables.
Cet exposé met en valeur le fait que, au niveau théorique au moins, de nombreuses
singularités évolutives peuvent être identifiées et que leur dynamique d’atteinte peut être
non-triviale. Dans certains systèmes biologiques des phénotypes semblent être identifiés
comme des ESS. C’est par exemple le cas pour la réduction des combats entre mâles
qui est une tendance évolutive très répandue et que nous avons particulièrement décrite
chez le cerf. Il n’en reste pas moins que ce n’est qu’une caractérisation artificielle d’une
situation biologique réelle et que la réalité des forces évolutives à l’œuvre dans ce système
18
Les stratégies évolutivement stables
est probablement complexe.
Enfin, les deux théories présentées ici ont également d’autres répercussions. Les dynamiques adaptatives ont par exemple permis d’étudier plus intensément les dynamiques
évolutives dites de la Reine Rouge. Les avancées de la théorie des jeux appliquée à
l’évolution sont, quand à elles, à nouveau utilisées en économie.
A
Bibliographie
Du moins utile au plus utile :
Écologie générale. R. Barbault. Dunod.
– Chap 6, dernière partie sur la sélection naturelle
– Chap 7, sur les stratégies biodémographiques (surtout les deux premières parties)
Evolution. Ridley. Blackwell.
– La discussion de la notion d’adaptation
– L’exemple du nerf laryngien de la girafe
– p. 215-219 (ed anglaise). Aborde très légèrement la notion de paysage adaptatif.
Les avatars du gène. P.H. Gouyon, J.P. Henry, J. Arnoult. Belin.
– p. 108 pour la définition de la valeur sélective en génétique des populations
– p. 309 (annexe) pour l’impact de la valeur sélective sur l’évolution des génomes
– p. 222 et suivantes (Chapitre “Eh bien jouez maintenant !”). On y trouve notamment
l’exemple des papillons territoriaux ainsi que le jeux faucon-colombe-bourgeois.
An introduction to behavioral ecology. J.R Krebs, N.B Davies. Blackwell.
– p.147-155 (Chapitre 7) pour l’evolutionary game theory. Il aborde les objectifs de
la théorie, présente très clairement des jeux classiques et confronte les résultats
théoriques avec la vraie vie.
– p.162 pour l’exemple de la ritualisation des combats des cerfs
B
Nota bene
La partie sur la fitness est très développée, trop pour cette leçon, mais les idées peuvent
resservir pour une autre dém intitulée “La notion de valeur sélective”. Il suffit peut-être de
balancer quelques définitions au début, en considérant le concept de fitness comme connu.
La partie sur les dynamiques adaptatives est également largement développée, ceci
afin de comprendre tout le raisonnement. Tout n’est pas forcément à refaire (surtout pas
l’appendice qui suit !) mais la notion de paysage adaptatif est importante pour ce sujet et
les PIPs me semblent une illustration efficace et convaincante du concept de singularité
évolutive.
Enfin tout ça est évidemment à remanier en fonction des documents fournis par le jury,
d’où l’intérêt de décrire assez complètement chaque point afin de fournir des élément face
à différents docs. Vive la dém !
19
Les stratégies évolutivement stables
C
Calcul du gradient de sélection des dynamiques adaptatives
Le calcul de la taille de la population résidente à l’état stationnaire (n̄(x)) et du gradient
de sélection comprends 3 étapes simples :
1. Écrire un modèle de dynamique de la population résidente et calculer sa condition
de stationnarité (on aura n̄(x)). Allons-y :
ṅ = f (n, x).n
(5)
où n est l’effectif de la population résidente et f (x, n) son taux de croissance qui est
une fonction, que nous fixons, de la taille de la population et du phénotype (par
exemple une croissance logistique). Cette équation dit seulement que la population
d’effectif n se multiplie à un taux f (x, n). L’état stationnaire pour cette population
est l’état ou l’effectif ne varie plus, donc quand :
ṅ = 0 ⇐⇒ f (x, n̄).n̄ = 0
(6)
Donc la définition de n̄ dépend bien de x et l’équation 6 donne n̄(x).
2. Introduire un mutant et écrire un modèle de compétition entre le résident et le
mutant.
ṅ = f (n, n0 , x, x0 ).n
(7a)
ṅ0 = f (n, n0 , x, x0 ).n0
(7b)
Les taux de croissance des deux populations dépendent maintenant des paramètres
de chacune des populations : cela signifie que les populations résidentes et mutantes
interagissent. Le taux de croissance du mutant est par exemple f (n, n0 , x, x0 ). Comme
on l’a vu dans la partie 2.2, la définition de la fitness d’un phénotype est le taux
d’accroissement d’un mutant au sein de la population résidente (ici à l’état stationnaire). Nous nous restreignons ici à des mutations génétiques (pas de migration) le
mutant est donc initialement rare19 Donc la fitness peut s’écrire comme :
w(x, x0 ) = f (n̄(x), 0, x, x0 )
(8)
3. Calculer le gradient de sélection. Pour cela il suffit de dériver la fitness écrite en 8
étant donné qu’on connaı̂t tous les termes20 . D’où :
¯
¯
dw(x, x0 ) ¯¯
df (n̄(x), 0, x, x0 ) ¯¯
=
¯ 0
dx0 ¯x0 =x
dx0
x =x
(9)
Étant donné que f est une fonction connue on peut la dériver et voilà on connaı̂t le signe
du gradient de sélection et donc le sens de l’évolution.
19
20
Á la limite, on considère ici la taille de la population de mutant comme nulle.
n̄(x) a été calculé dans l’étape 1.
20