Le secteur informel en Tunisie
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Le secteur informel en Tunisie
Le secteur informel en Tunisie : Répression ou organisation ? Mondher BENAROUS Université de Limoges Centre d’Economie Régionale du Limousin.(CEREL) Résumé Pendant que les Etats concentrent leurs efforts à la recherche d’investisseurs extérieurs, l’on continue à omettre que les économies des pays en développement reposent essentiellement sur des activités informelles qui concernent une part extrêmement importante de la population. C’est encore ce secteur qui est le principal pourvoyeur d’emplois, qui permet de créer un minimum de revenu et de richesse, et de fournir les principales opportunités d’insertion à une population très jeune. Parmi les questions que l’on doit se poser est de savoir comment aider à l'évolution des entreprises de l’économie informelle pour lui permettre de se maintenir et d’améliorer le sort de la population qui en vit sans pour autant nuire au secteur formel ? Une stratégie de lutte contre la pauvreté a-t-elle un sens ou une chance de réussir si elle ne permet pas à la majorité des acteurs économiques d’accéder au financement, d’évoluer vers une plus grande maîtrise des techniques et des marchés, et de bénéficier d’un environnement institutionnel plus équitable ? Abstract While governments concentrate on wooing foreign investors, little notice is taken that the economies of the developing countries depend fundamentally on informal activities, which involve a very large part of the population. Indeed, the informal sector is the principal source of jobs, allowing for a minimum creation of wealth and offering the main opportunities for a very young population to be economically active. Among the questions which one does have to ask, is how to strengthen enterprises within the informal economy so that they can improve the lot of the population that depends on them, without harming the formal sector.? We must ask whether an anti-poverty strategy has any meaning or chance of success if it does not allow the majority of economically active actors to obtain financing, master new technologies, and gain access to new markets, and to benefit from a more equitable institutional environment. 1 Introduction Généralement, les gouvernements des pays en développement et en transition restent fortement attachés à leurs fonctions régaliennes, malgré le lancement des programmes d’ajustement structurels, l’austérité budgétaire et les exigences imposées par la libéralisation économique et la mondialisation. En effet, s’il est un pays où le concept « Etat providence » a un sens, c’est bien la Tunisie. Depuis son indépendance en 1956, elle a toujours œuvré pour un développement généralisé, harmonieux et équilibré de son économie. Sa politique sociale, qui s’inscrivait dans une optique socialisante telle qu’elle a été voulue par ses dirigeants de l’époque, a été menée de façon énergétique. Aujourd’hui, cette politique sociale de lutte contre les exclusions et de promotion de l’insertion par l’économique, menée à coup de transferts financiers consistants et grandissants, constitue à la fois une condition de paix sociale mais aussi un rouage central du dispositif sécuritaire du nouveau régime tunisien, consolidé après les poussées islamistes des années 80. Tout au long de cette expérience, la Tunisie a eu recours à une panoplie d’instruments et de méthodes plus ou moins conventionnels pour mener à bien sa politique sociale. En effet, outre les transferts sociaux et les aides directes versées aux nécessiteux et aux plus démunis, des incitations financières et des assouplissements d’ordre fiscal et tarifaire sous forme d’exonération ou de subvention, ont été accordés aux acteurs économiques et sociaux du pays, pour soutenir leurs efforts en matière d’embauche et parfois même pour les aider à se maintenir sur les sites de production. Parallèlement, nous avons vu se développer en Tunisie de nouveaux acteurs économiques dont le domaine de prédilection est celui de la microfinance que l’on veut éthique et surtout solidaire 1 . C’est le cas de la banque islamique BEST BANK pour Beït Ettamouil Saôudi Tounsi, une banque à capitaux tuniso-saoudiens à référent religieux, ou encore plus récemment (fin 1997), la création de la Banque Tunisienne de Solidarité (BTS) qui accordent des crédits à taux bonifiés aux petits entrepreneurs. Opérationnelle depuis 1983, la banque islamique se veut originale de par sa conception et sa philosophie et financièrement solidaire, en ce sens qu’elle applique le principe de partage des pertes et des profits comme mécanisme de rémunération du capital. Sa vocation première est On désigne ici par finance solidaire l’ensemble des activités favorisant la création d’un projet par une personne se trouvant dans une situation précaire et ne disposant d’aucune garantie réelle pour pouvoir solliciter un concours bancaire. Outre les activités financières au sens strict (crédit, prise de participation), la finance solidaire assure le conseil, le suivi et la collecte de l’épargne du moment que ces activités seraient en rapport avec l’aide à la création d’une entreprise par une personne en marge ou en difficulté. 1 2 de réhabiliter le partenariat et la participation dans les micro-projets et aider les petits entrepreneurs, notamment ceux du secteur informel qui sont le plus souvent en marge du système bancaire classique, exclus du marché du crédit pour cause de garanties suffisantes. Par conséquent, ils peuvent bénéficier de prêts sociaux et gratuits. Ainsi, avec près de 9 millions d’habitants et un revenu par tête dépassant les 2000 dollars en 2001, la Tunisie se targue d’avoir construit son économie autour du grand dessein de soutien et de solidarité nationale. Elle s’est inscrite comme d’autres pays, dans le courant d’un vaste processus de réflexion sur la lutte contre la pauvreté, l’exclusion et les inégalités sociales, qu’elle a intégré dans la réalité quotidienne depuis de nombreuses années. De plus, une conjoncture économique favorable et une croissance annuelle moyenne de 5% de son PIB, qu’elle entretien en apportant un soutien intelligent et approprié en faveur des régions et des populations défavorisées, semble bien profité à toutes les couches de la société, puisque selon les statistiques officielles, l’incidence de la pauvreté est passée de 40% dans les années 60 à 7% au milieu des années 90. En effet, selon la Banque mondiale et le PNUD, le taux de pauvreté a très nettement décru depuis 1970, même en pleine période d’ajustement structurel (1987 – 1993). La part de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté (environ un dollar par personne et par jour en ville et un demi-dollar en milieu rural) est passé de 22% en 1975 à 6,2% en 19995. Cependant, au-delà de ce noyau dur, selon le Bureau international du travail, environ 20% des quelques neuf millions de tunisiens restent « vulnérables ». Les transferts sociaux semblent jusqu’ici les avoir protégés du pire. Voilà pourquoi la nécessité de politiques d’appui à la microentreprise, au secteur informel en général, doit s’imposer encore plus à l’avenir. D’autant que pour préparer son entrer dans une zone de libre-échange avec l’union européenne, prévue en 2008, la Tunisie s’est lancée dans un effort de mise à niveau de son tissu industriel, lourd de menaces pour l’emploi et les salaires. Dans cet article nous allons tenter de définir dans un premier temps le secteur informel tel qu’il est perçu par les autorités mais aussi par les professionnels tunisiens. Nous évaluerons succinctement son poids sur le plan économique et sa contribution en tant qu’une bouffée d’oxygène sociale pour les sans-statut, les commerçants non patentés, les industriels non agrées et les salariés sans ressources fixes, déterminés à gagner leur vie par un travail plus ou moins honnête. Dans un second temps, nous ferons état de la volonté des pouvoirs publics dont le principal souci est d’organiser le secteur informel sans pour autant susciter encore plus la colère des hommes d’affaires qui sont déjà montés en créneau et ont déclaré la guerre à ce secteur qui le voient s’imposer comme maître du marché. 3 Nous présenterons alors l’expérience tunisienne en matière de soutien et de financement des microentreprises du secteur informel, à travers une description concise des activités bancaires solidaires de la banque islamique. Nous développerons une analyse en terme de diversification de micro-projets pour le besoin d’une gestion du risque bancaire se référant aux travaux de Markowitz [1959], qui assimilent les concepts majeurs de rentabilité et de risque au couple moyenne-variance. Ainsi, nous tenterons d’apporter une réponse aux détracteurs de la banque islamique qui lui reprochent un certain laxisme en matière de distribution du crédit qui peut être un facteur de fragilisation du système bancaire. Enfin, nous présenterons les activités de la Banque Tunisienne de Solidarité, mais aussi celles du Fonds de Solidarité National, du régime des micro-crédits servis par les ONG et du fonds de Promotion de l’Emploi et nous montrerons leur implication dans la valorisation des forces de la société civile. Convaincue qu’un développement global et harmonieux est le socle d’une vie sociale paisible et durable, la Tunisie qui a expérimenté depuis son indépendance tout un arsenal de politiques et de mesures sociales, se targue de disposer d’une base objective lui permettant d’envisager l’avenir avec confiance et sérénité et de continuer sa quête incessante d’un équilibre meilleur entre l’économique et le social. 1/ Le secteur informel tunisien. I – 1/ L’esquisse d’une définition et l’exception tunisienne. La notion de "secteur informel" a fait son apparition il y a quelques années dans un rapport de l'OIT sur le Kenya. Il s'agissait de décrire un éventail d'activités en nette progression se réalisant en marge des circuits économiques organisés et modernes. L'importance économique de ce phénomène, à travers les relations qu'il entretient avec les marchés des biens et des facteurs, a conduits juristes, économistes et statisticiens à s’y intéresser. Juridiquement, selon le critère "illégal/légal", le secteur informel se définit comme étant l'ensemble des activités irrégulières dont l'exercice illégal constitue une fuite devant les normes fiscales, la législation du travail et le droit commercial. Autrement dit, cela correspond à des activités interdites par la loi 2 ou des activités légales en elles-mêmes mais exercées par des personnes non autorisés à le faire. Il s'agit en définitive de produire des biens 4 et services par des entités illégales. Cependant, il peut également s’agir d'activités légales assurées par des personnes autorisées à le faire, mais qui possèdent des caractéristiques permettant de les classer dans le secteur informel. Ces caractéristiques concernent: le nonpaiement de l'impôt sur le revenu, de la TVA et des autres taxes et impôts, le non-versement des cotisations sociales, et la non-soumission à certaines procédures administratives. Indépendamment de ce critère juridique, le secteur informel tunisien se compose d’une multitude de microentreprises commerciales ou de production de biens et de services, ayant une taille moyenne (patron inclus), comprise entre 2,4 et 3,6. généralement, ce sont des unités indépendantes ou à caractère familial en vue principalement de créer des emplois et des revenus pour les personnes concernées. Elles ont un faible niveau d'organisation, opèrent à petite échelle et de manière spécifique, avec peu ou pas de division entre le travail et le capital en tant que facteurs de production. Les relations d'emploi, lorsqu'elles existent, sont surtout fondées sur l'emploi occasionnel, les liens de parenté ou les relations personnelles et sociales plutôt que des accords contractuels comportant des garanties en bonne et due forme. En Tunisie, les microentreprises du secteur informel agissent au vu et au su de tout le monde. Il ne s'agit pas d'une illégalité cachée, mais d'une illégalité tolérée, n’en déplaise aux hommes d’affaires tunisiens qui déclarent ne pas être gênés par le principe de l’économie souterraine, signe selon eux d’une santé économique et sociale, mais par son ampleur qui si elle dépasse le seuil de 20% de l’économie globale, il y aura un danger. Il ne cessent donc de dénoncer le laxisme des autorités qui reconnaissent ne pas chercher à appliquer la législation tout simplement parce qu’elle est caduque et non appropriée. Effectivement, l'administration fiscale tunisienne cherche plutôt à organiser le secteur informel et ne poursuit pas ses acteurs pour manquement à l'impôt et à la Sécurité Sociale, mais se comporte envers eux avec beaucoup de tolérance, du fait que ce secteur fait vivre plus de quinze milles familles et assurent un rôle social et de survie que le secteur structuré est incapable de remplir. De plus, une enquête réalisée par l'Institut Arabe des Chefs d'Entreprise sur les impacts macro-économiques et leurs pressions concurrentielles sur les entreprises dites formelles ou structurées, a montré que les secteurs formel et informel ne sont pas complètement antinomiques [Mokni N, 2000]. Bien au contraire, les deux secteurs formel et informel se complètent, en ce sens que l’on peut trouver des situations intermédiaires puisqu'il n'est pas rare de trouver soit des entreprises qui, sur un éventail de quatre ou de cinq réglementations, 2 Parmi ces activités illégales communément appelées « bezness », qui se développent, la vente illicite d’alcool, deal de haschisch, proxénétisme, gestion de filières d’émigration clandestine etc., 5 n'en respectent qu'une ou deux, soit des entreprises qui respectent toutes les réglementations mais de façon partielle 3 . D'ailleurs, même en recourant à des critères autres que ceux de " l'illégalité-légalité", l'enquête a pu démontrer que les segments de l'économie informelle ne sont pas totalement dans l'informalité, et réciproquement, l'économie formelle contient toujours des poches d'informalité. I – 2/ L’ampleur du secteur informel tunisien Le secteur informel constitue un véritable amalgame, difficile à quantifier de manière très précise., d’autant plus qu’en Tunisie, le critère de non-enregistrement n'est pas utilisé par l'appareil statistique pour mesurer le secteur informel. Les critères utilisés sont donc le statut juridique et le type de comptabilité, et surtout la taille [Benabdallah T, 2000]. Il englobe ainsi, en plus des entreprises de moins de six salariés (69.862 entreprises), les indépendants et les non-déclarés (295.707 entreprises), soit 365569, sur un total de 397.886 entreprises 4 . Signalons tout de même que parmi les entreprises de moins de six salariés et les indépendants, il peut y avoir bien évidemment des entreprises n'appartenant pas au secteur informel. Par ailleurs, et selon les estimations de l’UTICA et des hommes d’affaires, le secteur informel contribue à la création de 15 à 20% du PIB tunisien. I – 3/ L’importance du commerce informel : la valise et le container Artisans, grossistes, et hommes d’affaires appellent d’une seule voix à limiter l’ampleur du commerce informel et dénoncent la multiplication des entrepôts, communément appelés « garages », qui regorgent de marchandises en provenance de plusieurs pays du Sud-Est asiatique. De plus, des trafics de tout genre fleurissent tout au long des frontières Tunisoalgériennes et Tuniso-lybiennes, à un point où certaines agences touristiques algériennes se sont même spécialisées dans l'organisation de voyages en car vers les villages du Kef 5 . Le week-end, tous leurs habitants se mobilisent pour participer à de véritables souks clandestins 3 C’est le problème des sous déclarations. Selon l’UTICA (union tunisienne pour l’industrie, le commerce et l’artisanat), la fraude fiscale atteindrait 50% et concerne surtout les forfaitaires et ceux qui au lieu d’investir et de prendre des risques, pratiquent l’économie souterraine, construisent des immeubles et encaissent des loyers. 4 Chiffres de l’INS de 1999 5 Ville tunisienne frontalière de l'Algérie qui s'étend de part et d'autre de l'Atlas 6 où le couscous côtoyait les jean’s, les lames de rasoir la bouteille de boukha (alcool de figue). De la même façon, les étals de marché de la rue commerçante de Bab Azzoun, à Alger ou les ruelles d'Annaba regorgent de produits "made in Tunisia". "En Algérie, on trouve même du sel, de l'eau et du pain tunisiens", se moque-t-on alors. Même si la conversion récente de l'Algérie à l'économie de marché a jeté un pavé dans la mare de tous ces trafics, et même si le "made in Europe" dame le pion à la marchandise tunisienne, ces trafics représentent tout de même plus de 200 millions de dollars selon les statistiques douanières algériennes. Sous une autre forme et plus à l’intérieur du pays, on voit se développer depuis un peu plus d’une décennie une véritable économie du bazar dans de nombreuses villes tunisiennes. Les marchandises proviennent de plusieurs pays du Sud-Est asiatique, elles arrivent dans des containers aux ports de Sousse, Sfax et Radès, puis, elles sont acheminées par camions vers de grands entrepôts. De là, elles sont distribuées à des grossistes et détaillants dans plusieurs villes, en particulier, ElJem, M'saken, Sousse, et Tunis (espace Moncef Bey, Rue Zarkoun, Rue Sidi Boumendil....). A ElJem par exemple, une ville située à 203km de Tunis, à 63 km de Sousse et à 62 km de Sfax. plusieurs grandes boutiques ayant pignon sur rue, une avenue de produits importés et des dizaines de dépôts se sont installés depuis une dizaine d’années. Là, on trouve toutes sortes de marchandises importées : produits de beauté, minichaînes Hi-fi et TV, articles électroménagers et électriques, services de tables, lustres, tapis iraniens, pakistanais ou indiens… Les prix de ces marchandises importées et qui répondent à la demande de tunisiens sont abordables par rapport à ceux affichés dans les espaces du secteur organisé. Ces bazars sont devenus la meilleure destination de toutes les jeunes filles qui viennent spécialement pour acheter leur trousseau de mariage, mais aussi des commerçants de détail des régions intérieures qui viennent aussi s'y approvisionner en nouvelles marques importées. Tout le monde trouve son compte : grossistes, commerçants et ménages peuvent bénéficier jusqu’à 50 % de rabais sur les prix affichés si leurs achats portent sur une douzaine et plusieurs autres articles. A une moindre échelle, le commerce de la valise connaît un essor sans précédent depuis le relèvement de l’allocation touristique de 200 à 1000 dinars et l’assouplissement des contraintes douanières au début des années 90. Tout d’abord, signalons l’importance du « Bezeness » que pratiquent les épouses des travailleurs immigrés tunisiens à l’étranger, qu’elles soient actives ou femmes au foyer, elles rentrent fréquemment au pays chargées de camelote et de toute sorte de marchandise achetée à bas prix dans les hypermarchés et dans les magasins populaires, qu’elles revendent aussitôt arrivées au village à des prix exorbitants. 7 L’argent gagné est investi sur place dans l’immobilier à travers l’achat de maisons ou d’appartement de rapport ou l’achat de locaux commerciaux. Parallèlement à ce commerce, une « filière turque » a vue le jour récemment et qui a remplacé la filière italienne traditionnelle, longtemps considérée comme la pourvoyeuse de la fameuse rue commerçante de Tunis, la rue ZARKOUN 6 . Selon le président de l'UTICA, 59.000 Tunisiens ont fait le voyage Tunis-Istanboul en 2001 avec pour objectif principal un shopping destiné à la revente sur le marché parallèle, échappant ainsi aux taxes douanières et à tout impôt ou taxation, mais aussi faisant concurrence aux produits tunisiens. Le schéma est généralement le suivant : le candidat au commerce de la valise change la contre-valeur de 1.000 dinars autorisée à titre d'allocation touristique annuelle, il reçoit à Istanbul par la Poste le même montant, sinon le double, en devises, de la part d'un parent ou d'un ami résidant en Europe. Il écume ensuite pendant trois ou quatre jours les bazars d'Istanbul à la recherche des vêtements les plus originaux et les moins chers, des accessoires de toilette, des lustres les plus clinquants, des parures les plus étincelantes et des " services de table, café… les plus recherchés, avant de remplir trois ou quatre valises et sacs et de reprendre l'avion pour Tunis. A la douane de l'aéroport Tunis-Carthage les douaniers ont beau demander " Avez-vous quelque chose à déclarer ", fouiller imperturbablement les valises, le mot de passe est : " J'ai juste quelques petits cadeaux pour la famille, vous comprenez… sinon je serais mal reçu…" Une fois rentré chez lui, le commerçant à la valise déduit ses frais de séjour et de voyage, en prévision du prochain déplacement et n'a plus qu'à multiplier par trois les prix d'achat, âprement marchandés dans les souks d'Istanbul, avant de recevoir chez lui les clients qui ont passé commande. Ou bien c'est le réseau des étals du commerce parallèle, " ni vu, ni connu ". On estime à 300 millions de dinars tunisiens par an le chiffre d'affaires du commerce à la valise. Il y a même, pour les clients les plus fidèles ou ceux qui bénéficient de recommandations, un paiement "à tempérament" pour faire avaler la pilule des prix, lentement mais sûrement. Reste le problème des grossistes et des semi-grossistes en alimentation générale. Ils sont 1.200 établis avec pignon sur rue, avec une activité fortement capitalistique: construction de chambres froides, acquisition de camions frigorifiques… qui les contraint à un endettement lourd et fragilise leur situation. Ils dénoncent par la voix du président de leur 6 Depuis l’entré en vigueur de la convention de Schengen relative au contrôle des flux migratoires aux portes de l’Europe, l’obtention de visa est devenu très difficile par les tunisiens voulant se rendre en Italie. Ils se sont donc rabattus sur la Turquie. 8 Chambre, la concurrence des 3.000 clandestins qui sont tolérés, alors qu'ils ne remplissent pas les conditions et ne paient aucun impôt [Lahmar. R, 2002]. 2/ Les piliers de la politique sociale en Tunisie 2 – 1/ L’insertion par l’économique Promouvoir les initiatives privées, permettre aux forces vives des couches laborieuses de la société de se prendre en charge économiquement, organiser plutôt que de réprimander et traquer les entrepreneurs informels, telles sont les nouvelles orientations de la politique sociale de la Tunisie, qui s’inscrit dans une logique d’insertion sociale par l’économique tout en abandonnant chaque fois où l’on peut, la logique de l’assistance. Une rétrospective rapide de l’histoire économique récente rappelle que depuis son indépendance, la Tunisie a mené plusieurs expériences en matière d’insertion par l’économique, ayant pour finalité la création d’emplois, le développement des secteurs de l’agriculture, de la pêche et de l’artisanat, dans toutes les régions du pays. Elle a eu recours dans son action à plusieurs méthodes prenant la forme tantôt d’incitations fiscales, douanières et surtout financières, tantôt de mécanismes de financement spécifiques allant de la création d’institutions financières spécialisées à la mise en place de fonds spéciaux pour le financement direct de l’économie sur des ressources budgétaires. Chaque décennie de développement a en effet connu une expérience particulière, comme en témoigne le récapitulatif ci-après. Durant les années soixante interviennent la création des Fonds Spéciaux de Développement de l’agriculture et de la pêche (FOSDA et FOSEP) et le démarrage des Caisses Locales de Crédit Mutuel (CLCM). Au cours des années soixante dix interviennent le démarrage des Sociétés de Caution Mutuelle Agricole pour faciliter l’accès des petits et moyens agriculteurs au crédit bancaire et la création du Fonds de Promotion de la Décentralisation Industrielle (FOPRODI) pour le développement de la PMI. Enfin, dans les années quatre vingt, il s’agit de la création du Fonds National de l’Artisanat et des Petits Métiers (FONAPRA), démarrage des Programmes de Développement Rural Intégré (PDRI), de l’institution d’un ratio obligatoire de financement des activités prioritaires dont la PME et, enfin, de la création du fonds National de Garantie (FNG) en tant que levier de financement bancaire de l’activité des PME. Ce sont les enseignements tirés de ces différentes expériences avec leurs forces et leurs faiblesses qui ont servi d’éclairage à la mise sur pied depuis les années 1990, d’une véritable stratégie qui vise à soutenir la croissance, fondée pour sa part sur l’indissociabilité des 9 dimensions économique et sociale. L’objectif étant d’assurer l’insertion du plus grand nombre de la population dans la dynamique de l’essor et de la prospérité. 2 – 2/ L’effort social envers les acteurs économiques et les porteurs de projets L’économie tunisienne s’est construite autour du grand dessein de la solidarité nationale. Cette solidarité s’exprime par une lutte implacable et clairvoyante contre l’exclusion et apporte un soutien intelligent et approprié aux initiatives économiques privées quelle que soit leur envergure. C’est ainsi que l’on a vu se créer des fonds publics spéciaux et des organismes privés, destinés à promouvoir et à assister financièrement ces initiatives. 3/ Solidarité et soutien financier aux créateurs et aux porteurs de petits projets L’adhésion en masse par les tunisiens, à l’idée de substituer une logique d’insertion par l’économique à une logique d’assistance sociale, et l’approbation de l’effort de l’Etat qui consiste à asseoir un tissu institutionnel remarquablement dense permettant la diffusion du développement régional, témoignent de la justesse du recours à l’élan de la solidarité nationale sur lequel à misé la Tunisie. En effet, Fonds de Solidarité Nationale, Fonds de Promotion de l’Emploi, Régime des micro-crédits servis par les ONG, Banque Tunisienne de Solidarité et banque islamique, sont autant d’institutions dont la vocation principale est la promotion de l’auto-emploi et le soutien des initiatives des micro-acteurs de développement. 3 – 1/ L’expérience novatrice de la banque islamique Créée en 1983, la première banque islamique en Tunisie 7 , est une banque participative à référent religieux, fondée sur le principe d’un double partenariat :épargnant / banque, banque / entrepreneur. Elle réhabilite la participation et admet comme mode de rémunération des capitaux, le principe solidaire de partage des pertes et des profits [Benarous M, 1999] . Pour se conformer à la « Shari’a » 8 , la banque islamique utilise toute une panoplie de techniques financières contractuelles pour respecter l’interdiction formelle et catégorique de 7 C’est la BEST-BANK qui désigne Beit-Ettamouil-Saoudi-Tounsi,. C’est une banque à capitaux Tuniso-Saoudiens 8 C’est la loi coranique islamique régissant la vie religieuse, politique, sociale et individuelle. Elle prend sa source exclusivement du Coran et ne peut sous aucun prétexte être contestée ou refutée. 10 la pratique de l’intérêt [Khan M & Mirakhor. A , 1986, 1991] . Ces techniques, destinées à rémunérer le capital et à financer des projets, n’exigent pas de garanties de la part des emprunteurs, mais impliquent la responsabilisation et la mutualisation des risques entre ces derniers et les bailleurs de fonds. La banque islamique faisant état d’intermédiaire entre prêteur et emprunteur, joue ainsi un rôle important dans la promotion de l’auto-emploi et soutient les initiatives des micro-acteurs au niveau des couches laborieuses de la population. 3-2/ Les techniques de financement solidaire9 3-2-1/ La technique d’Achat-Revente : « La Murabaha » Cette technique est utilisée pour des financements à court terme. Il s’agit d’un type de vente différée où la banque agit tel un commerçant. Elle s’engage par un contrat à acquérir des marchandises ou des biens d’équipement, désirés par son client-entrepreneur, et les lui revendre à un prix raisonnablement majoré d'une marge bénéficiaire fixée d'avance 10 . La durée du remboursement, déterminée en fonction du cash-flow, peut varier de 3 à 18 mois. La banque paie donc directement le fournisseur et se fait rembourser par le client. Il est cependant précisé dans le contrat, qu’en aucun cas la banque ne peut majorer son prix de vente ou forcer le client à enlever les biens commandés, si un événement majeur et imprévu (choc exogène par exemple) venait à se produire. 3-2-2/ Le contrat de financement par association avec participation : « La Musharaka » Généralement considérée comme une véritable spécificité des banques participative, cette technique de financement à moyen et à long terme, s’apparente au système de capitalrisque, largement répandu en Occident. Il s’agit d’une association entre la banque et l’entrepreneur où chacun apporte une partie du capital nécessaire à la création d’une entreprise [Haque N & Mirakhor A, 1988]. Le soin de la gestion de celle-ci est laissé à 9 Pour un développement plus détaillé de ces techniques voir l’article : « La banque islamique : une banque solidaire et de proximité. Quelle attitude face au risque de perte du capital » 10 Le calcul de cette marge tient compte des facteurs suivants : rentabilité des marchandises pour le client, car plus celle ci sera forte, plus la marge prélevée par la banque sera importante ; degré de nécessité des marchandises pour un consommateur moyen, car la marge sur les produits alimentaires de première nécessité demeure plus faible que sur d’autres biens; provenance des marchandises, car la marge prélevée s’avère plus importante pour une marchandise importée que pour une marchandise locale, du fait d’un risque supérieur. 11 l’entrepreneur. Ce dernier reçoit en contrepartie un pourcentage du profit réalisé pour la rémunération de son travail et de son savoir-faire. Ce pourcentage est fixé à l’avance à l’intérieur d’une fourchette de 20 à 60 %. Le restant du profit est partagé entre la banque et l’entrepreneur proportionnellement à l’apport initial de chacun. L’apport financier de la banque est en général le plus élevé ; il est d’autant plus important que les compétences de l’entrepreneur sont reconnues [Benarous M, 2000]. 3-2-3/ Le contrat de financement par commandite : « La Mudaraba » C’est la technique de financement la plus originale de la banque islamique. Le contrat établi lors de cette association entre la banque et l’entrepreneur précise que le financement du projet sera totalement apporté par la banque. Quant à l’entrepreneur, il s’engage à travailler et à mettre son savoir-faire et ses compétences au profit de ce projet dont il aura la charge de la gestion. Tel qu’il est défini, le contrat de commandite est essentiellement censé aider les petits entrepreneurs n’ayant pas les fonds nécessaires pour investir. Ces derniers, soucieux de se décharger sur la banque d’un certain nombre de responsabilités relatives au déroulement du projet, obligent la banque à adopter une attitude prudente face au risque, d’autant plus que dans le contrat, il est précisé qu’en cas de pertes dues à un choc exogène, celles-ci seraient totalement assumées par la banque [Naqvi S, 1981]. L’entrepreneur ayant perdu la contre valeur de son travail sera dégagé de toute responsabilité. Autrement, le taux de partage des pertes et des profits effectifs est défini à l’avance en commun accord entre les parties contractantes, compte tenu des risques inhérents au projet et de la conjoncture économique. 3-3/ Opérations bancaires de bienfaisance Ces opérations sont indispensables pour légitimer la banque islamique, non seulement à l’égard du public mais aussi de l’Etat et ses représentants [Hadj-Sadok. M, 1979]. Les actions “sociales” de la banque se veulent en fait complémentaires et solidaires de la politique de crédit de bienfaisance des autorités monétaires, qui consiste à faire des prêts sociaux et gratuits aux pauvres et nécessiteux et à ceux qui ne peuvent fournir des garanties suffisantes. 12 3-3-1/ Prêts gratuits sans participation aux bénéfices La banque islamique qui ne peut encaisser des frais relatifs à la durée d’un crédit, peut par contre réclamer des frais pour la couverture des droits administratifs réels. Le montant de ces frais est fixé par les autorités monétaires en accord avec le comité religieux de supervision de la banque islamique. C’est un moyen permettant d’éviter les abus en matière de taification des services rendus. En réalité, et dans la plupart des cas, les fonds prêtés gratuitement par la banque islamique ne lui appartiennent pas, ils proviennent d’autres bailleurs en particulier de l’Etat qui alloue des sommes à ces prêts et charge la banque de leur administration et de leur gestion. Ces crédits gratuits et sans participation aux bénéfices sont souvent utilisés comme un apport pour augmenter la productivité d'un projet, financer des opérations d'exportation ou organiser des foires commerciales. Ces opérations, reçoivent fréquemment le concours de la Banque centrale qui à l’occasion, débloque gratuitement des liquidités. Ces crédits interviennent également dans les secteurs prioritaires de la politique de développement adoptée par des autorités, où une participation aux bénéfices est jugée non appropriée voire impossible. C'est le cas pour le financement des produits de base pour les petits paysans, l'octroi de crédit à la consommation ou de découverts de compte pour une population à revenus limités. 3-3-2/ Prêts sociaux de bienfaisance Ils ne sont autres que des prêts gratuits que la banque islamique accorde généralement aux nécessiteux et aux groupes socialement faibles. La seule obligation du débiteur est le remboursement de la somme avancée au terme convenu : c'est ainsi que des crédits sont accordés aux étudiants issus d'un milieu défavorisé et désirant poursuivre leurs études, aux petits paysans, aux pêcheurs ou à des petites coopératives pauvres en capitaux, cherchant à couvrir des besoins financiers vitaux. Enfin, pour la conciliation de l’argent et du religieux, des réalisations concrètes sur le plan social peuvent avoir lieu. En effet, la banque islamique apporte sa contribution financière aux projets de construction d’hôpitaux et de cliniques, de mosquées ou encore de centres de formation professionnelle [Berger-Vachan., 1966]. En dehors des dispositions évoquées ci-dessus, toutes les autres opérations de la banque islamique, sont réalisées de façon conventionnelle: couverture des paiements, 13 nivellement des comptes, virements, encaissement des créances, orientation de l'excédent de liquidité vers l'investissement, expertises financières et consultations, opérations de change manuel dans les diverses monnaies par l'achat et la vente de devises au cours du jour, etc. Ces opérations s'accompagnent nécessairement d'une transaction réelle et apparente. La banque prélève simplement une commission pour rémunération du service rendu. Si les impératifs de solidarité et de participation constituent des facteurs explicatifs indéniables du succès des banques islamiques à travers le monde arabe, l’engagement des fonds dont elles disposent, doit obéir à une évaluation concise et à une gestion rigoureuse des risques inhérents aux interventions de ces banques. Nous nous intéressons ici au cas de la banque islamique pour étudier son attitude face au risque et face à l’incertitude relative au financement des micro -projets. 3 - 4/ Risque et rentabilité des micro-projets financés par une banque islamique Pour un traitement quantifié du risque financier qu’encourt la banque islamique lors de ses opérations de financement, nous nous référons aux analyses fondées sur le modèle le plus simple de la théorie des choix de portefeuille en incertitude, développées par Markowitz [1959], Lintner [1969], Fama & MacBeth [1973]. Ce modèle est considéré comme un moyen permettant à la banque islamique de multiplier et diversifier ses engagements, à travers la constitution d’un portefeuille de projets offrant des perspectives de gain importantes sans prise de risque inconsciente et démesurée. Compte tenu de la nature et des caractéristiques en termes de risque et de rendement des différents projets d’investissement islamiques possibles, on montrera que la banque doit à l’optimum composer son portefeuille, de telle sorte que les risques et les rendements des projets réagissent différemment aux à-coups des événements susceptibles de les affecter. Autrement dit, des mouvements de compensation entre les risques et les rendements individuels des projets doivent permettre d’escompter un risque global faible (voire nul) et un niveau de rentabilité globale assez élevé (Voir annexe) 11 . 4/ Les autres acteurs financiers 11 Dans un souci de simplification, seuls les résultats empiriques seront présentés. Pour une démonstration complète voir l’article que j’ai présenté au colloque international organisé par le GRECOS université de Perpignan en octobre 1999 sur l’économie solidaire et l’économie plurielle. 14 4-1/ La Banque Tunisienne de Solidarité ( La B.T.S.) 4-1-1/ Les originalités La création de la Banque Tunisienne de Solidarité est sans précédent dans le monde arabe. Elle apparaît, non pas comme un acte ponctuel isolé ou dicté par une quelconque approche contemporaine en vogue, mais plutôt comme le couronnement d’un ensemble d’actions antérieures cohérentes. La BTS se veut un acteur jouant un rôle décisif dans la promotion de l’auto-emploi et l’insertion du plus grand nombre de la population dans la dynamique de l’essor et de la prospérité. La BTS a été créée en 1997 pour renforcer le dispositif de micro-credits au profit des populations non éligibles au système bancaire classique, faute de garanties de prêts. Sa culture, s’inspire de l’ensemble de principes de la micro-finance pratiquée sur la seine internationale. En effet, la BTS se définit comme une banque de proximité avec une décentralisation du crédit et une simplification des procédés de fonctionnement, tels que la sélection et l’accompagnement des mico-acteurs. Elle se targue d’avoir instaurer une solidarité mutuelle entre les bénéficiaires de ses actions et ses partenaires. L’une des spécificités de cette banque est de prime abord son « assise populaire ». Elle apparaît à travers le mode de mobilisation de son capital. Celui ci a été réuni grâce à une souscription volontaire et massive du grand public à la faveur d’une campagne de communication menée tout au long du mois d’octobre 1997, sur le rôle et les objectifs de la nouvelle banque. Ce capital a pu atteindre 30 millions de dinars dont 62% sont détenus par le public. Le nombre de souscripteurs a dépassé les 225.000. Quant à son personnel, il est pour l’essentiel constitué de jeunes cadres, expérimentés et motivés, détachés auprès de la BTS par les grandes banques de l’Etat et par les structures concernées par la promotion des petites entreprises. Ce sont des hommes de terrain opérationnels, disposant du grande liberté de décision et d’action en matière d’octroi de crédit. Ils vont à la rencontre des jeunes diplômés et qualifiés, habités par l’idée d’un projet rentable et désirant s’établir pour leur propre compte. C’est ainsi que la BTS vient valoriser et promouvoir l’auto-emploi à travers toutes les régions du pays et soutenir les initiatives économiques de développement des micro-acteurs et des promoteurs potentiels dans des activités productives à valeur ajoutée intéressante. Enfin, l’originalité la plus prononcé de la B.T.S., concerne peut-être la nature des crédits et les conditions auxquelles ils sont consentis. En effet, consentis pour une durée 15 moyenne de 4 ans, ils financent aussi bien des activités informelles, vivrières et de petit commerce, que l’acquisition de biens d’équipement, de matériels et de petits outillages. Quant aux conditions du crédit lui-même, il est à signaler qu’au moment où l’approche internationale en microfinance prône l’application des conditions de marché aux micro-crédits au nom de l’équilibre financier, la BTS a au contraire opté pour des conditions concessionnelles. En effet, au niveau du taux d’intérêt, il a été fixé à 5% maximum par an, alors que pour les remboursements des crédits consentis, des étalements et des délais de grâce ont été prévues en cas de difficulté des bénéficiaires et ce afin de garantir aux projets financés les meilleures conditions de réussite et de pérennité. Ainsi, la BTS se veut une banque à approche socio-économique éminemment prononcée. Elle n’agit pas selon des considérations afférentes à son propre équilibre financier, mais cela ne signifie pas que les équilibres de la banque sont escamotés ou sacrifiés. Loin de là les déficits incontournable s découlant de ses activités, sont non seulement évalués, mais également pris en charge par l’Etat [Kotrane H, 2000]. 4-1-2/ Les principes fondateurs de la BTS La B.T.S a développé une présence continue sur le terrain. Cette présence est assise sur le contact direct avec les bénéficiaires grâce à l’implantation de cellules régionales au niveau des chefs-lieux des 23 gouvernorats que compte le pays et grâce à une mobilité intense de ses agents. Ces cellules ont été dotées d’une autonomie, d’une liberté de décision et d’action en matière d’attribution de crédit, et responsabilisées face aux problèmes de contentieux et de recouvrement. Elles doivent dégager l’acte de crédit de toute paperasserie bureaucratique et complications administratives superflues. Par ailleurs, une proximité financière est assurée par les réseaux de la Poste en matière d’octroi et de recouvrement des crédits distribués aux micro-acteurs. La sélection des micro-acteurs se fait sur la base de critères d’éligibilité simples et transparents ayant trait principalement à leur appartenance au groupe-cible de la banque, à leur sérieux et leur qualification et à la rentabilité de leurs projets. En effet, outre les populations pauvres qui ont besoin de petites sommes d’argent (de 500 à 3000 DT) pour créer des projets dans les petits métiers et l’artisanat, la BTS cible les jeunes qualifiés mais n’ayant pas de moyens pour créer des projets, ni pour garantir des prêts. 16 Le développement de la solidarité mutuelle entre les bénéficiaires est l’un des principes fondamentaux de la B.T.S. En effet, chaque fois que cela est possible, la banque sollicite la garantie des structures d’appui et des organisations gouvernementales et non gouvernementales travaillant au plan régional ou local. Par ailleurs, avec l’aide de ces structures, un contrôle est instauré par la banque afin de prévoir les difficultés des microacteurs à honorer leurs engagements, de s’assurer du recouvrement diligent des crédits , mais aussi de la réussite des projets. 4-1-3 / Les performances de la B.T.S. Face à son succès, la BTS se défend d’être une institution caritative. Grâce à sa rigueur sélective des micro projets en amont, et à un bon suivi en aval des bénéficiaires des crédits, son objectif ambitieux en terme de taux de recouvrement de ses créances fixé à 70%, a été largement atteint. Après les trois premières années d’exercice, la banque a reçu 67034 demandes de crédits, 57084 dossiers ont été étudiés sur lesquelles elle a accordé 28020 crédits pour un montant de 103.8 millions de dinars, permettant ainsi la création de plus de 40 000 postes d’emploi. Ces crédits concernent pour l’essentiel l’acquisition d’équipement, de matériels et des petits outillages. Tableau 6 : Répartition des crédits par activité octroyés par la BTS en 1998. Activité Métiers divers Services Coiffure et esthétique Informatique et bureautique Métaux Bois et ameublement Bâtiment Textile et habillement Artisanat Agriculture 4-2/ Part du crédit distribué en % 16 16 10 4 10 9 5 11 5 14 Source : Rapport annuel de la BTS 1998 Le Fonds de Solidarité Nationale (F.S.N.). 17 C’est un Fonds spécial du trésor public institué par la loi de finances n°92-122 du 29 décembre 1992 12 . Le F.S.N est fondé sur l’idée que le développement global et durable ne trouve sa plénitude qu’une fois que les catégories démunies accèdent aux attributs essentiels de la dignité, ce qui passe par la lutte contre les formes de dénuement et d’exclusion et fait du renforcement de l’esprit de la solidarité entre tous les membres de la collectivité nationale une véritable éthique collective. Outre ses actions salutaires en faveur des populations pauvres, le FSN introduit dans les « zones d’ombre » des programmes d’emplois et de production, capables de créer des sources de revenus stables au profit des habitants. Il consacre 12 % de son budget de fonctionnement au financement des activités économiques génératrices de revenus 13 . C’est ainsi que sur la période 1994-1997, 31345 microprojets ont été soutenus financièrement pour un montant de 31 milliards de dinars, comme on peut le constater sur le tableau suivant : Tableau 7 : Création de microprojets sur la période 1994-1997 Secteur Nombre de projets Agriculture Artisanat Petits métiers Consolidation des projets 21 366 8 275 1 754 - Coût (MD) 20 6 4 1 Rapport annuel du FSN L’adhésion en masse à la philosophie du F.S.N par les tunisiens, et l’approbation de ses interventions sur le plan économique et social, témoignent de la justesse du recours à l’élan de la solidarité nationale sur lequel à misé la Tunisie. 4-3/ Le Fonds National pour l’Emploi Crée récemment, son objectif est de promouvoir l’emploi et de réduire le taux de chômage notamment des jeunes diplômés. Ce fonds finance toutes les actions destinées à améliorer les qualifications des demandeurs d’emploi et à former les candidats potentiels à la création d’entreprise. Ce fonds est alimenté par les dons des particuliers, les entreprises et les associations. Ses perspectives s’annoncent éminemment prometteuses, puisqu’en 2000, plus de 60 000 12 Le F.S.N., plus communément appelé 26/26 en référence au compte courant postal ouvert aux dons du public, 18 interventions seront effectués auprès des citoyens en l’an 2000 dont 9 000 sous forme de crédits pour le lancement de petits projets 4-4/ Le système de micro-crédits et le rôle des ONG Le système de micro-crédits a été crée en mars 1999. Sa gestion a été à la fois confiée à la Banque Tunisienne de Solidarité et aux ONG de développement. Ce système a pour mission d’aider les personnes les plus démunies à créer ou à développer leur micro-projet, ainsi qu’à l’amélioration de leur condition de vie. Il a permis durant les sept premiers mois après son démarrage, d’octroyer plus de 1700 crédits pour un montant dépassant 13 millions de dinars et à financer près de 5000 projets toutes catégories confondues (Création, extension et amélioration des conditions de vie). Près de 200 O.N.G. de développement soutiennent la création de micro-projets générateurs de revenus dans les zones vulnérables aussi bien rurales qu’urbaines. Les cibles sont prioritairement des populations pauvres ayant entrepris des petites activités économiques. Ces populations reçoivent des formations à l’organisation, à la gestion, à la production et à la commercialisation des produits. Géographiquement, se sont des zones plutôt rurales du Nord Ouest et du Centre Ouest du pays qui sont les plus grand bénéficiaires du soutien des ces ONG. Mais depuis peu, ces dernières ont engagé des actions en milieu urbain, notamment dans le Grand Tunis et ses banlieues proches. C’est l’exemple de ENDA INTERARABE, une ONG de la banlieue de Tunis qui propose des petits crédits et toute une palette de cours et de services. En trois ans, elle a financé plus de 1000 microentreprises, des petits commerces pour la plupart. Alors qu’en général, les organismes officiels rencontrent des difficultés pour recouvrer leurs crédits, pourtant très avantageux, ENDA, qui prête à 17% , enregistre un taux de remboursement de 98% [Boukhari. S, 1999]. Nous pouvons également citer d’autres expériences telle que celle de l’Union Tunisienne de Solidarité Sociale (U.T.S.S.), qui en plus de son programme de protection sociale en faveur des populations démunies, a mis en place un système d’appui et de financement des micro-projets. En 1998, près de 6000 projets ont été financés. Quant aux femmes, elles ont bénéficié d’une attention particulière et d’un traitement de faveur de la part du Ministère des Affaires de la Femme et de la Famille (M.A.F.F.), afin de les aider à 13 Entre 1993 – 1999, le F.N.S a disposé de 477 Milliards de Dinars. 88 % de ce budget ont été alloué 19 promouvoir leurs activités économiques et accéder plus facilement au crédit. Enfin, l’Union Nationale de la Femme Tunisienne (U.N.F.T.) une autre ONG, œuvre pour l’insertion économique et sociale des femmes en situation de vulnérabilité à travers la généralisation de la formation professionnelle et de l’apprentissage. L’objectif de cette ONG est de promouvoir l’entrepreneuriat féminin. Conclusion Parmi les évidences absolues qui apparaissent à l'issue de cette réflexion, l’importance du secteur informel tunisien qui constituerait près de 20% de l’économie globale et la passivité des autorités administratives tunisiennes face à l’ampleur de ce secteur. Ces dernières semblent être prises en sandwich entre les exigences incessantes des professionnels et des hommes d’affaires qui appellent à la réduction de l’ampleur du commerce informel, et le dynamisme des microentreprises du secteur informel qui font vivre plus de quinze milles familles. De plus, elles se substituent aux grandes entreprises en matière de création d’emplois et semblent être plus apte à mieux absorber les retournements de la conjoncture nationale et internationale. Néanmoins, face à ce dilemme, une priorité apparaît également à l'évidence : protéger le tissu industriel et entreprenarial tunisien de la disparition. En effet, soumise à des restrictions bancaires, à une concurrence informelle des produits importés et à des incursions légales du fisc, l'entreprise tunisienne, surendettée, risque de dépérir. Il importe donc d'engager des actions urgentes et de prendre des mesures salutaires. Parmi celles-ci figurent l'allègement de l'encadrement du crédit bancaire, le desserrement de l'étreinte fiscale, le renforcement des fonds propres, la réduction de l'ampleur du commerce informel, des exonérations et des incitations à l'investissement et à la création d'emplois. Il s'agit là peut-être seulement d'expédients, la solution durable étant la mise à niveau et le repositionnement stratégique. Mais aussi la promotion de nouveaux projets. aux infrastructures nécessaires au développement. 20 Annexe. A titre d’application pratique, nous considérons les projets (A) d’achat-revente, (B) d’association avec participation (Musharaka) et (C) de commandite (ou Mudaraba), dont les caractéristiques figurent dans les tableaux suivants : Tableau 1 : Les rendements probables de chaque projet. Etat de la nature Probabilité d’apparition de chaque état 1 2 3 0,3 0,4 0,3 Rendement net probable de chaque projet dans chaque état de la nature rA 5,00 7,00 8,00 rB 3,00 7,00 10,00 B rC 13,50 9,00 7,50 Tableau 2 : Risque individuel et rentabilité espérée de chaque projet. Projets E ( rj ) σ 2rj σ rj A 6,70 1,41 1,187 B 6,70 6,054 2,459 C 9,90 5,94 2,437 E ( rj ) est l’espérance du rendement net du projet i Où σ rj2 est la variance du taux de rentabilité d’un projet i, On suppose maintenant que le coût bancaire de l’investissement dans chaque projet, sera égal à 35.000 (u. m), les taux de rendement net probables sont tels que : Tableau 3 : Les taux de rendement des projets. Etat de la nature Probabilité d’apparition de chaque état 1 0,3 iRA 0,14 iRB 0,09 iRC 0,39 2 0,4 0,20 0,20 0,26 3 0,3 0,23 0,28 0,21 Taux de Rendement net probable B 21 Tableau 4 : Risque individuel et taux de rendement espéré Projets A 0,19 B 0,19 C 0,28 0,00127 0,00055 0,00526 0,03564 0,07396 0,07253 ~ E( R ) σ 2R~ σ R~ j Tableau 5 :Covariation et corrélation entre les taux de rendement 14 . Projets covariance N J -K [ ][ ~ ~ ~ ~ cov( J, K ) = ∑ p i iR j − E ( R j ) iR K − E ( R K ) i =1 ] corrélation cov(J, K) ρ(J, K) = σ R~ J .σ R~ K A - B 0,0026 0,99 A - C -0,0028 -1,00 B - C -0,0053 -0,99 Pour la constitution d’un portefeuille efficient qui répond aux impératifs de la diversification des risques, la banque sélectionne d’abord les projets A et C ( AC = -1), et détermine ensuite dans quelle proportion elle va affecter ses fonds dans chacun des deux projets. En effet, puisque : ~ ~ ~ ⎧E ( R p ) = x E ( R A ) + y E ( R C ) ⎪ ⎧x + y = 1 ~ ~ = x E (R A ) + (1 − x ) E( R C ) ⎪ où ⎨ ⎨ ⎩x > 0 et y > 0 = − 0,09 x + 0,28 ⎪ ⎪ σ 2~ = x 2 σ 2~ + [(1− x ) ] 2 .σ ~ + 2 x[(1− x ) ]. cov(A, C) Rp RA RC ⎩ ⎧x + y = 1 il convient de déterminer x et y qui minimisent σ2R~p sous ⎨ ⎩x > 0 et y > 0 La solution à ce problème de minimisation donne : ⎧x = 0,66 ⎨ ⎩ y = 0,34 Soit alors : 14 La covariance entre deux taux de rendement indique dans quelle proportion ces deux taux varient dans le même sens. La corrélation est la seconde mesure statistique qui peut être utilisée pour évaluer le co-mouvement entre les taux de rendement espérés des projets. Il s’agit d’un indice, variant de (– 1 à + 1), qui fournit une indication sur le degré auquel les taux de rendement qui s’écartent de la moyenne tendent à être associés l’un à l’autre. 22 ⎧σ 2~ = 0,00023 ⎪ Rp ⎪⎪σ ~ = 0,0152 R ⎨ P et ⎪ ⎪ ~ ⎩⎪E(R p ) = 0,22 Comme on peut le voir, en investissant ses fonds dans un portefeuille de petits projets choisis sur la base d’une diversification, la banque parvient à réduire son risque de perte sans pour autant sacrifier la rentabilité de ses fonds. Bibliographie : Benabdallah T. , 2000 : « L’Afrique entre ajustement structurel, mondialisation et croissance durable », Politiques Internationales, Réalités Africaines, Syspro, ENDA Tiers-Monde, Dakar, Enda-Editions, Serie Etudes et Recherches n° 200-201 Benarous M. , 1999 : « La banque islamique, une banque participative et solidaire ». Article présenté au colloque international organisé par le GRECOS Université de Perpignan, le 20 et le 21 octobre 1999 sur l’économie solidaire et plurielle. 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