Dog Star Man de Stan Brakhage - jean
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Dog Star Man de Stan Brakhage - jean
Université Paris III – Sorbonne Nouvelle U.F.R. de Cinéma et Audiovisuel Mémoire de Master 1 par Jean-Baptiste Lenglet Dog Star Man de Stan Brakhage Du cinéma lyrique à l’intimisme de l’autoportrait : évolution d’une forme poétique Sous la direction de Mme. Christa Blümlinger 2007 2 Université Paris III – Sorbonne Nouvelle U.F.R. de Cinéma et Audiovisuel Mémoire de Master 1 par Jean-Baptiste Lenglet Dog Star Man de Stan Brakhage Du cinéma lyrique à l’intimisme de l’autoportrait : évolution d’une forme poétique Sous la direction de Mme. Christa Blümlinger 2007 3 Sommaire Introduction …………………………….…………………………………………………… 6 Chapitre 1 : Une œuvre dans le sillon de la poésie littéraire 1 – Un cinéma de la poésie …………………………………………………………….. 10 1. 1 – Déplacement du concept de poésie vers le cinéma ……………………………… 10 1. 1. A – Vers une libéralisation de la forme poétique …………………………….. 10 1. 1. B – Evolution du rapprochement entre cinéma « expérimental » et poésie ….. 12 1. 2 – Une démarche de poète …………………………………………………………. 15 1. 3 – Recentrage sur Dog Star Man …………………………………………………… 17 1. 3. A – Présentation du film ……………………………………………………… 17 1. 3. B – Un poème filmique ………………………………………………………. 18 2 - Quatre traits essentiels dans le mécanisme poétique du film ………………………. 21 2. 1 - Un film fondé sur le signifiant …………………………………………………… 21 2. 2 – L’image poétique ………………………………………………………………... 25 2. 2. A – La métonymie ……………………………………………………………. 26 2. 2. B – La métaphore …………………………………………………………….. 28 2. 3 – Un effet d’étrangeté ……………………………………………………………... 30 2. 4 – L’implication d’une disponibilité spectatorielle ………………………………… 32 3 – L’évolution d’une forme énonciative ……………………………………………… 33 3. 1 – Survivances du cinéma lyrique ………………………………………………….. 34 3. 2 – Le contrepoids d’un point de vue objectif ………………………………………. 36 3. 3 – Un éclatement post-romantique …………………………………………………. 39 Chapitre 2 : Un poème épique 1 – Analyse de l’histoire ……………………………………………………………….. 42 1. 1 – Explication générale du film …………………………………………………….. 43 1. 2 – Dog Star Man: Prelude ………………………………………………………….. 47 1. 3 – Dog Star Man: Part 1 ……………………………………………………………. 50 1. 4 – Dog Star Man: Part 2 ……………………………………………………………. 53 1. 5 – Dog Star Man: Part 3 ……………………………………………………………. 56 1. 6 – Dog Star Man: Part 4 ……………………………………………………………. 59 2 – Un caractère épique sous-jacent ……………………………………………………. 62 2. 1 – Un traitement répondant de l’exagération ……………………………………….. 62 2. 2 – Un film en relation avec le mythe ………………………………………………... 64 2. 3 - Interprétation mythique de l’histoire ………………………………………...….... 67 4 2. 3. A – Un mythe familial …………………………………………………………. 67 2. 3. B – Un mythe cinématographique ……………………………………………... 70 2. 4 – Une forme proche de l’épopée …………………………………………………… 73 Chapitre 3 : L’impulsion autobiographique 1 – Vers l’expression de la vision intérieure ……………………………………….……. 76 1. 1 – Du « Je » à la représentation physiologique du regard …………………….……... 77 1. 2 – Phénomènes visuels produits les yeux fermés …………………………….……… 82 1. 3 – La vision hypnagogique ………………………………………………….……….. 84 2 – L’amorce du « home movie » ……………………………………………….……….. 86 2. 1 – Le réel présent de manière spectrale …………………………………….………… 87 2. 2 – Un amateurisme revendiqué ………………………………………………………. 91 2. 3 – Une œuvre autobiographique ……………………………………………………… 93 3 – Un autoportrait cinématographique ……………………………………….………….. 95 3. 1 – L’absence de toute linéarité …………………………………………….………….. 95 3. 2 – Le choix de l’exil ……………………………………………………….………….. 98 3. 3 – Un portrait par le détour ………………………...……....………………………... 101 Conclusion ……………………………...…………………………………………………. 104 Bibliographie …………………………..…………………………………………………. 107 Annexe A - Biographie n°1 ……………..………………………………………………… 110 Annexe B - Biographie n°2 ……………..………………………………………………… 116 Annexe C - Elaboration de Dog Star Man …..……………………………………………. 120 Annexe D – Planches de photogrammes .…..……………………………………………... 125 5 Introduction Au tournant des années 1960 aux Etats-Unis, le regroupement d’une nouvelle génération de cinéastes, ainsi que la convergence de conditions favorables, vont amener le cinéma « expérimental » dans un âge d’or d’une dizaine d’années, que Dominique Noguez rapproche de l’éclosion de l’avant-garde européenne dans les années 1910 et 19201. Stanley Brakhage (1933-2003) est l’une des figures centrales de ce mouvement naissant, et sa production artistique connaît sur cette période une ébullition sans précédent : « Les années soixante vont être, pour Brakhage, une période d’épanouissement. C’est le moment de ces séries d’œuvres immenses qui en font alors le créateur le plus prolixe de l’« underground » : de 1962 à 1969, pas moins de seize films (et même quarante-neuf si l’on décompte les « parties » ou les « chants » dont certains sont composés), d’une durée totale de plus de quinze heures.2 » Dog Star Man (1961-1964) ainsi que Metaphors on Vision (1963), son ouvrage théorique majeur, semblent rétrospectivement être deux réalisations qui concluent la première période du cinéaste, en en faisant le bilan, et qui amorcent la phase extrêmement riche et variée à venir. En effet, même si cette périodisation est inexacte en ce sens qu’elle est englobée par une continuité stylistique, on peut constater que du début des années 1950 jusqu’à Dog Star Man Brakhage est surtout intéressé par l’idée de psychodrame, et qu’après ce film sa production éclate en différentes ramifications, allant du film de famille au documentaire lyrique en passant par le film peint. Partant de ce constat d’un avant et d’un après Dog Star Man chez Brakhage, nous concentrerons notre mémoire sur ce film. Notre travail sera une analyse de celui-ci, qui visera à dégager dans ses particularités des traits généraux au cinéaste. Car ce qui nous intéresse est le fait poétique chez Stan Brakhage, et se pencher sur ce film est pour nous un prétexte pour l’appréhender. Puisque comme l’écrit Octavio Paz : « Chaque poème est unique. En chaque 1 Dominique Noguez, Une Renaissance du cinéma - Le cinéma "underground" américain, Paris, Editions Paris Expérimental, 2002, p.126-130. 2 Ibid., p.190. 6 œuvre palpite, avec plus ou moins d’intensité, la poésie tout entière. C’est pourquoi la lecture d’un seul poème nous révèlera avec plus de certitude qu’aucune investigation historique ou philosophique ce qu’est la poésie.3 » Ainsi afin d’aborder le style du cinéaste via l’analyse de cette unique réalisation, nous ancrerons notre mémoire derrière la problématique de savoir en quoi ce film scelle l’entrée de l’œuvre de Brakhage dans ce que l’on pourrait appeler sa « phase adulte »4. Quels changements esthétiques porte-t-il en germe ? Quelles évolutions conceptuelles sous-entendil ? Telles seront les interrogations principales qui soutiendront notre recherche. Celle-ci sera donc d’ordre esthétique, fondée sur « un credo simple : le cinéma est un art et, à ce titre, un site de production idéelle5 ». Car film délibérément artistique, Dog Star Man met en branle une pensée féconde, expression de la personnalité de son auteur. Notre objectif sera précisément d’extraire, au cours de notre cheminement, certaines des idées émises par le film. Dans le but de clarifier notre discours, nous les regrouperons par « familles », ce qui nous permettra d’avoir une approche transversale de l’œuvre. Dans cette perspective, trois hypothèses de départ guideront notre réflexion : d’une part qu’il existerait des analogies formelles entre cette oeuvre (voire tous les films de Stan Brakhage) et la poésie littéraire, d’autre part que l’histoire de Dog Star Man présenterait des similitudes avec la forme du mythe, et enfin qu’un profond désir autobiographique structurerait ce long-métrage. Ces trois pistes feront respectivement l’objet d’un chapitre, de façon à construire une démonstration en trois temps (en trois thèmes). Dans chaque chapitre nous nous attacherons à étudier le film avec un angle d’approche particulier, relatif au thème soulevé par l’hypothèse. Le premier chapitre sera de cette manière consacré à la singularité de cette forme filmique, que nous essaierons de rapprocher de la poésie littéraire. Le deuxième sera, quant à lui, une analyse de la dimension narrative du film, et le troisième tentera d’établir le lien que celui-ci entretient avec la notion d’autoportrait, fondamentale dans l’œuvre du cinéaste. 3 Octavio Paz, L’Arc et la Lyre (1956), trad. fr., Paris, Gallimard, 1965, p.25. On pourrait étendre celle-ci, de manière totalement arbitraire, du milieu des années 1960 (avec les présentations de Dog Star Man et de The Art of Vision) au milieu des années 1980 (période à partir de laquelle le cinéaste se concentre quasi-exclusivement sur les films peints, ce qui constitue l’ultime étape de son oeuvre). 5 Emmanuelle André, Formes filmiques et idées musicales : en quête de musicalité au cinéma, Paris, Université Paris III – U.F.R. de Cinéma et Audiovisuel, 1999, p.11. 4 7 Le corpus analysé se résume par conséquent au seul film Dog Star Man, et plus précisément à la version DVD éditée par Criterion6 (de la sorte que toutes les indications de « time code » dans le texte s’y réfèrent). Nous avons choisi de ne pas inclure dans notre champ d’étude les deux scénarios publiés dans Métaphores et visions7 ainsi que The Art of Vision8, afin de ne pas nous disperser dans ces œuvres. Celles-ci se trouvent en effet à la limite du cadre de notre problématique car elles témoignent avec moins de netteté des différentes phases artistiques du cinéaste (les scénarios ne sont représentatifs que de la « première période », et The Art of Vision est trop singulier, trop complexe : Brakhage n’a jamais par la suite repris une telle spéculation structurelle). Etudier un film comme Dog Star Man pose également le problème de sa description par le texte. En effet, si la question est inhérente à l’exercice de l’analyse filmique écrite, puisque « la linéarité du langage verbal trahit inévitablement la simultanéité des gestes et des paroles9 », elle devient plus que jamais centrale avec ce genre d’œuvres proches d’une abstraction formelle, qui amène à emprunter un vocabulaire pictural faisant parfois défaut. De ce fait l’enjeu descriptif, qui est de rester au plus près du matériau d’origine, s’avère ici utopique par définition : « […] cette idée d’un autre film auquel l’analyste aurait affaire, […] c’est la difficulté, voire l’impossibilité, qu’il y a à analyser un film sans recourir à des artefacts intermédiaires, déjà eux-mêmes partiellement « analytiques », et qui permettent d’échapper aux contraintes du défilement.10 » Par conséquent nous aurons nous aussi recours à l’appui « d’artefacts intermédiaires », afin de mieux retranscrire certains plans analysés. Nous avons choisi d’utiliser des captures d’écran tirées de la version DVD. Elles jalonnent ainsi notre argumentation de repères stables : ces reproductions de photogrammes, par leur fixité, permettent d’établir un référent pratique pour l’analyse comme pour la lecture du mémoire (l’image imprimée a une objectivité froide, scientifique, analytique). Il n’empêche que même avec cet appoint un gouffre persiste entre le phénomène filmique d’origine et celui que nous transmettrons, ce qui fait qu’à aucun moment nous pouvons prétendre à nous substituer à la vision de l'œuvre : notre travail n’est qu’un 6 Stan Brakhage, By Brakhage : An Anthology, The Criterion Collection (DVD #184), 2003. Stan Brakhage, Métaphores et vision (1963), trad. fr., Paris, Editions du Centre Pompidou, 1998, p.69-73. 8 En 1965 Stan Brakhage clos le projet Dog Star Man en présentant The Art of Vision, qui est une version développée du film précédent : il présente chaque bande de Dog Star Man une par une puis dans toutes leurs combinaisons possibles en surimpression. Pour plus d’explications sur le système mis en œuvre dans ce film, nous renvoyons à sa présentation par P. Adams Sitney (Le Cinéma visionnaire – L’Avant-garde américaine 1943-2000 (1974), trad. fr., Paris, Editions Paris Expérimental, 2002, p.196-199). 9 Jacques Aumont, Michel Marie, L’Analyse des films, Paris, Nathan, 1988, p.50. 10 Ibid., p.34. 7 8 commentaire à celle-ci, un « entre deux projections » en somme (puisqu’une de ses finalités est d’éclairer une vision future de l’œuvre) qui vise à mettre en évidence certaines propriétés du cinéma de Stan Brakhage. 9 Chapitre I Une oeuvre dans le sillon de la poésie littéraire 1 – Un cinéma de la poésie 1. 1 – Déplacement du concept de poésie vers le cinéma Avant d’aller plus loin, puisque notre recherche part de l’hypothèse première qu’il y aurait une équivalence entre Dog Star Man et la poésie littéraire, il nous faut justifier l’application du concept de poésie au médium filmique (cette transcription à partir de la littérature n’allant a priori pas de soi). Pour cela nous allons tout d’abord observer comment l’évolution de la poésie la rend transartistique, puis nous récapitulerons succinctement le rapport qu’entretient le cinéma « expérimental » avec la poésie. 1. 1. A – Vers une libéralisation de la forme poétique Traditionnellement, la poésie est une forme littéraire codifiée, qui répond à des règles bien précises comme la versification. Pendant des siècles et notamment durant toute la période médiévale jusqu’à la Renaissance, l’activité des poètes fut de cette manière centrée autour de formes fixes qui étaient comme des canevas sur lesquels ils tissaient leurs poèmes. Cette approche de la poésie fut toutefois remise en question à partir de la fin du XIXème siècle, comme l’explique Michèle Aquien : « […] les poètes, désormais soucieux de sortir d’une tradition dans laquelle ils finissaient par se sentir corsetés, ont inventé ou acclimaté peu de formes fixes nouvelles depuis la deuxième moitié du XIXème siècle. Ce n’est pas dans ce sens que s’est dirigé leur recherche, et la notion de forme poétique est à entendre tout autrement, avec infiniment plus de souplesse : il ne s’agit pas de légiférer, mais de laisser se manifester et éclore une forme nouvelle.11 » Les poètes se détachent ainsi progressivement 11 Michèle Aquien, « Formes poétiques », dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p.269. 10 des formes fixes, qu’ils considèrent comme trop contraignantes, et se dirigent vers la prose, plus ouverte. L’impulsion est donnée en France par Baudelaire, le premier à se placer en rupture avec les conventions. Ce faisant, il initie la modernité poétique : plusieurs poètes le suivent en effet dans la brèche qu’il vient d’ouvrir, et petit à petit s’impose la libre composition, qui est une forme poétique répondant à la notion de « vers libre »12. Le poète invente désormais lui-même la forme qu’il veut donner à son poème, celle qui à ses yeux convient le mieux à son intention. C’est du fait de ce mouvement de libéralisation formelle, sans cesse croissant jusqu’à nos jours, qu’il nous semble désormais inadéquat de réserver le terme poésie au langage littéraire. Il parait en effet plus juste de considérer qu’aujourd’hui non pas seulement la qualité poétique mais sa forme même, fondamentalement écrite, puisse se manifester au travers de médiums différents. Cette cartographie plurielle est dessinée par les poètes eux-mêmes, Mallarmé en étant certainement la figure princeps lorsque avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (en 1897) il imprime une spatialité complexe à même le poème. Car dès cet instant il applique à la poésie une torsion qui l’amène à prendre conscience de sa qualité picturale. Le poème devient un espace dans lequel le texte s’émancipe et de plus en plus de plasticiens, dans le courant du XXème siècle, se mettent à l’aborder : « La recherche de l’aspect pictural du poème par agencement typographique ou collage sera le trait dominant des expérimentations au cours du XXème siècle13. Kurt Schwitters par exemple, inventeur de l’art total Merz, pratique le collage de textes d’origines diverses ainsi que des poèmes phonétiques.14 » De là il devient difficile de retracer une histoire diachronique de l’évolution poétique, puisqu’il en est justement du XXème siècle d’avoir définitivement instauré une historicité éclatée quant à l’art. Il est de la sorte délicat d’affirmer avec certitude que tel artiste plutôt qu’un autre ait lancé telle pratique, mais il est en tout cas certain que la poésie y a débordé sa 12 Michèle Aquien explique dans la suite de son article l’évolution de la poésie vers cette forme nouvelle : « Le vers libre et le vers libéré, créations des années 1886-1887, sont désormais entrés dans les mœurs ; c’est en quelque sorte une base sur laquelle s’élabore quantité de possibilités diverses, avec ou sans homophonies finales, avec ou sans ponctuation, avec ou sans majuscules de début de vers, débutant contre la marge ou non, etc. On trouve le plus proche du vers classique comme le plus éloigné. En définitive, le vers tel qu’il se pratique aujourd’hui répond à une définition qui, pour englober toutes les forme qu’il prend, doit se vouloir minimale : c’est la ligne interrompue. » (Ibid., p.270). 13 Ainsi la poésie du XXème siècle devient souvent graphique en prenant conscience de l’espace que forme la page : « L’attention à l’espace du texte suscite une interrogation sur le statut du support du texte. Des fantasmes ont investi l’espace typographique de valeurs liées à une métaphysique de la présence et de l’absence. De là sont nées des rêveries sur la marge, le cadre, la limite, le blanc-néant, qui ont construit toute une topo-mythologie du texte poétique. [...] L’emploi « pictural » du caractère typographique est-il toujours du langage, autrement que par un effet de signal par lequel une forme se reconnaît comme unité-lettre ? » (Gérard Dessons, « Espace du poème », dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p.246). 14 Ibid., p.245. 11 forme écrite originelle pour s’essayer au travers d’autres modes d’expression. On peut ainsi retrouver sa trace dans la peinture surréaliste, dans la musique ou encore dans le cinéma, comme nous allons par la suite le démontrer. Il faut néanmoins ajouter que le mouvement est aussi inverse puisque la transversalité artistique se généralisant, de nombreux poètes empruntent à ces autres arts15. Notre propos ici, dans cette rapide évocation du développement de la forme poétique, est de souligner que de manière naturelle le principe de poésie est sorti de son cadre originel pour se répandre dans d’autres arts, comme le cinéma. Et c’est au titre de cet échange transartistique, de ce déplacement d’un héritage culturel d’un médium dans un autre, que nous pouvons parler d’une perpétuation de l’idée de poésie dans un film comme Dog Star Man. Dans ce premier chapitre nous allons ainsi étudier les survivances de la forme poétique littéraire dans ce film que, modulation sur une structure historique, l’on peut considérer comme une forme poétique cinématographique. 1. 1. B – Evolution du rapprochement entre cinéma « expérimental » et poésie Si l’on qualifie souvent des films de poétique, adjectif visant à évoquer une qualité d’émotion esthétique, on les rapproche en revanche rarement directement des poèmes. En effet, on considère traditionnellement que le cinéma a plus à voir avec le roman ou le théâtre qu’avec la poésie. Mais si cela est effectivement vrai pour la majorité de la production cinématographique (celle dites de fiction), il existe une certaine frange filmique qui, elle, serait plus proche de la poésie. Il s’agit de films souvent marginaux commercialement, « expérimentaux », qui présentent sous plusieurs aspects des points communs avec la forme poétique. Au cours du XXème siècle la prise de conscience de ce rapport s’est faite progressivement, plus ou moins en trois temps comme nous allons maintenant le voir. 15 Mallarmé par exemple, grand admirateur de Wagner, s’est beaucoup inspiré de la musique et des partitions musicales pour écrire son Coup de dés : « La différence des caractères d’imprimerie entre le motif prépondérant, un secondaire et d’adjacents, dicte son importance à l’émission orale et la portée, moyenne, en haut, en bas de page, notera que monte ou descend l’intonation. » (Ibid., p.246). 12 David James dresse une rapide histoire du lien entre cinéma underground et poésie au début de son texte The Film-Maker as Romantic Poet: Brakhage and Olson16, et remarque qu’il est aujourd’hui devenu banal de comparer des films « expérimentaux » avec des poèmes. En effet dès les années 1950 explique-t-il, il était dans l’air du temps de rapprocher ces deux arts. La première raison, du point de vue chronologique, qu’il donne à ce rapprochement est une recherche de légitimation culturelle. Ce type de cinéma, que l’on peut considérer comme avant-gardiste, a effectivement pendant longtemps été mis de côté. Ainsi les premiers discours qui évoquent la poésie à propos de ces films sont d’ordre comparatif : c’est d’abord en réaction avec le cinéma culturellement dominant, plus proche de la forme romanesque, que certains critiques ont tenté de relier cinéma indépendant et poésie. Il constate, en effet, que des auteurs comme Parker Tyler dans les années 1950 puis P. Adams Sitney, vingt ans plus tard, valorisent globalement les films rejetant la narration en les considérant comme un élan vers un art plus pur (ils seraient ainsi plus « artistiques » que des films commerciaux). La comparaison avec la poésie est ici encore vague, toutefois, car fondée sur un mouvement d’opposition à une norme. De ce fait les critères considérés par ces théoriciens restent généraux, et ont comme point commun principal la précarité du mode de production : ces films sont souvent tournés avec des équipes réduites, ce qui favorise l’amalgame avec l’univers confidentiel de la poésie17. Ce rapprochement sert donc en fait essentiellement à fédérer sous une même bannière des cinéastes considérés comme excentriques, et de la sorte à créer un mouvement. P. Adams Sitney peut ainsi dans Le Cinéma visionnaire, avec cette idée floue d’un cinéma poétique, faire remonter l’origine du mouvement underground américain des années 1960 au cinéma surréaliste français des années 1920 (et l’inscription de l’underground dans une perspective historique lui confère, bien évidemment, une réelle légitimité). Les premières analyses critiques du rapport entre cinéma et poésie se situent donc au niveau approximatif de l’atmosphère des films, qui touche à l’intime et qui par conséquent rappelle celle de la poésie. 16 David James, « The Film-Maker as Romantic Poet: Brakhage and Olson », Film Quarterly, Vol. 35 n° 3, (printemps 1982), p.35. 17 Sitney met par exemple en avant les similitudes de production : « Les cinéastes dont il est question, comme les poètes, produisent leur œuvre sans gains financiers, souvent au prix de sacrifices personnels. Les films, quant à eux, auront toujours un public plus limité que les longs métrages commerciaux parce qu’ils sont beaucoup plus difficile d’accès. » (P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.13). 13 La deuxième phase de cette évolution est la considération qu’un film puisse reproduire des figures stylistiques propres aux poèmes. Maya Deren, dans son activité de théoricienne comme de cinéaste, tente ainsi de rapprocher ses films de la forme poétique. Pour cela, elle propose de définir le cinéma poétique comme une construction verticale : si la fiction est construite horizontalement, du fait de la linéarité de la narration (qui sous-entend l’établissement d’une chronologie de faits), un film poétique serait, lui, l’exploration verticale d’une situation, la recherche des ramifications potentielles d’un moment. Deren en fait ici, comme le remarque David James, exprime sur un plan stylistique la distinction entre films poétiques et narratifs, ce qui l’amène à trouver une relation plus profonde (au niveau formel) entre cinéma et poésie. Pour elle, le cinéma poétique est l’intensification d’une série d’instants isolés, par opposition à la continuité de l’action narrative. Cette conception rapproche ainsi esthétiquement ce type de film (auquel P. Adams Sitney accole l’étiquette de « films de transe »18) de l’écriture d’un poème, celle-ci étant également fractionnée en instants (et ce dès l’origine de cet art puisque la versification implique une forme éclatée en moments : les vers). Enfin, le troisième temps de ce rapprochement pourrait être la mise en rapport systématisée du film et du poème. Car la caractérisation de Deren se borne à un niveau formel et reste donc encore assez générale (trop idéaliste juge David James). Ce dernier va ainsi dans son texte essayer de pousser encore plus loin le rapport entre poésie et cinéma. Il passe pour cela par une étude de cas précise (il fait un parallèle entre Stan Brakhage et Charles Olson), et dresse de manière rigoureuse un argumentaire comparant les deux types de pratique poétique (en s’intéressant au contexte économico-politique comme aux techniques de filmage du cinéaste). On peut dire que c’est l’ultime stade de l’analogie entre cinéma et poésie : une comparaison stricte, d’égal à égal, entre film et poème. C’est précisément cette démarche que nous avons nous-mêmes choisi d’adopter pour analyser Dog Star Man, et nous essaierons ainsi d’étudier les différentes facettes du rapport qu’établit le film avec la forme poétique. 18 P. Adams Sitney, op. cit., p.36. 14 1. 2 – Une démarche de poète Brakhage, initialement, se destinait à la poésie littéraire (nous renvoyons aux annexes A et B pour un développement biographique plus détaillé sur ce sujet), et celle-ci reste une référence majeure lorsqu’il se tourne définitivement vers le cinéma : Il y a environ huit ans que j’ai commencé à m’intéresser à l’art poétique, pour le meilleur ou pour le pire, et que j’ai accordé aux mots leur liberté (leurs libertés) d’être eux-mêmes et de danser en une ronde inspirée avant tout par la rose contemporaine du jardin de Gertrude Stein. Je n’étais cependant alors pas assez versé dans la langue, et ce ne pouvait être qu’un médium, certes exemplaire, parmi d’autres. Toutefois les mots, ces mots se sont révélés être une source d’inspiration fructueuse pour ma propre lecture de la poésie, ont su me convaincre de mon inaptitude à ce mode d’expression, m’ont permis de deviner/définir [devine/define] la différence entre la vision de feu qu’engendrent les mots quand on les frotte les uns contre les autres et celle qui peut être générée par des images en mouvement. J’ai sur le champ abandonné l’écriture de scénarios, considérant le littéraire comme une entrave, et en suis venu directement à danser de la sorte avec mes visions pour faire œuvre créatrice de l’image en mouvement, dont je serais le médium (et même mon propre médium)[…].19 Il est intéressant de noter dans cette citation que paradoxalement, l’attirance première de Brakhage envers la poésie littéraire l’amena a délaisser progressivement les scénarios et à travailler directement avec des images cinématographiques. Ce changement dans la manière de travailler est primordial puisqu’il amène le cinéaste à réfléchir directement en images, et donc à pénétrer plus profondément dans son médium. Toutefois cela ne modifie en rien le fait que le cinéaste soit radicalement marqué par la poésie : il en a beaucoup lu, il a réfléchi sur elle, il admire énormément certains poètes… Il est donc fondamentalement imprégné de celleci. En fait, selon nous, la forme poétique détermine sa manière de faire des films, et c’est ce que nous allons essayer de démontrer dans ce chapitre (que la poésie est sous-jacente à Dog Star Man). Cependant, avant de se lancer dans l’analyse de ce long-métrage, attardons nous un peu sur la démarche de Brakhage, qui présente plus d’un point commun avec celle d’un poète. Nous reprendrons pour ce faire certaines idées émises par David James, dans le texte cité plus haut. Tout d’abord Brakhage adopte une attitude originale face au médium cinéma : contrairement à la tendance générale, qui est une course vers le progrès technique (à travers la recherche de la meilleure caméra, des meilleurs microphones, etc.), ce cinéaste prend le parti 19 Stan Brakhage, « Le Mouvement signifié/le mouvement », dans Métaphores et vision, op. cit., p.41. 15 d’utiliser le strict minimum de matériel, et en contre-partie de l’exploiter au maximum. Il s’oriente ainsi vers la technique des films de famille, tourne caméra-épaule, monte lui-même avec un banc rudimentaire, bref, se positionne en amateur (une qualité qu’il revendique). Cette aspiration à la simplicité, allant à rebours de la surenchère technologique, nous ramène au diagnostic de Sitney sur le cinéma underground, qu’il qualifiait de poétique comparativement au cinéma « commercial », industriel. Et effectivement la marginalité économique de Brakhage, qui d’une part travaille seul (ce qui le place dans la situation d’une « individualité artistique ») et qui d’autre part se situe dans un circuit de production et de distribution complètement alternatif, rappelle comme l’écrit David James la situation de la poésie dans notre société : contrairement à la peinture ou à la musique, la poésie ne s’est jamais imposée populairement (et donc économiquement), ce qui la met à l’écart socialement (en tout cas précise-t-il dans un contexte capitaliste). Il en est de même pour Brakhage, ce qui lui confère une position sociale comparable à celle d’un poète. De plus le mouvement underground, dont Brakhage fait partie, a développé au début des années 1960 un système de distribution et de projection totalement indépendant, comme nous venons de l’évoquer. Ce système est lié à la Film Maker Co-operative de New York, dirigée par Jonas Mekas, qui systématisait la projection de cinéma « expérimental » dans des séances confidentielles, devant un nombre restreint de spectateurs. C’est-à-dire que ces séances n’étaient pas privées, puisqu’elles étaient ouvertes au public, mais avaient souvent lieu dans des appartements ou dans des caves : une configuration faisant davantage penser à des séances de lecture de poésies qu’à des projections traditionnelles de cinéma. Ensuite dès la fin des années 1950, peu après son mariage avec Jane Collom, Brakhage décide d’aller vivre à l’écart de la ville, dans les hautes montagnes du Colorado. En agissant de la sorte, relève David James, il reproduit l’idéal du poète romantique, et James n’hésite pas à comparer cet isolement à la retraite de Wordsworth à Grasmere, avec Coleridge et sa sœur. Cependant, poursuit James, une telle réclusion n’est pas gratuite, mais au contraire bien nécessaire à l’art du cinéaste : c’est en se plaçant dans cette situation géographique et sociale que Brakhage peut recréer une problématique romantique. Soit, en d’autres termes, le style et les thèmes qu’il aborde seraient (en partie) déterminés par ce contexte de vie, quasiment archétypal du romantisme. Et enfin dans sa façon de concevoir le cinéma, comme une vocation plutôt que comme un travail, Brakhage là encore se rapproche de la figure du poète. Car ce désintéressement cultivé lui permet de se donner de manière complète à son art, sans aucunes concessions 16 envers un éventuel succès public (ce qui donne ses lettres de noblesse à l’amateurisme). Similairement à un poète (du moins dans son acception romantique), Brakhage fait entrer le cinéma au cœur même de sa vie. Filmer devient l’extension de son quotidien, et non pas une pratique parallèle. Ainsi comme nous l’étudierons dans le troisième chapitre, chez ce cinéaste le film est l’expression de sa vie quotidienne, dans ce qu’elle a de plus intime, tout comme un poème est l’incarnation de l’univers personnel de son auteur. 1. 3 – Recentrage sur Dog Star Man Récapitulons les éléments que l’on vient de présenter. En premier lieu, nous avons résumé l’évolution de la poésie littéraire, qui se dirige à partir de Baudelaire vers une liberté formelle accrue. Ensuite nous avons indiqué comment au cinéma l’on a pu progressivement rapprocher film et poésie. En continuant sur cette perspective comparative, nous avons dressé un parallèle entre la démarche de Stan Brakhage et l’activité d’un poète. La prochaine étape de notre raisonnement, que nous allons maintenant aborder, est de montrer en quoi l’on peut qualifier Dog Star Man de poème filmique. 1. 3. A – Présentation du film Dog Star Man, commencé en 1959 et achevé en 1965, est comme nous l’avons souligné en introduction un film qui fait date chez Brakhage, qui marque un tournant dans son œuvre. Il faut dire que ce long-métrage est une véritable monstruosité filmique : c’est son film le plus ambitieux structurellement et formellement (il est constitué de cinq courts-métrages autonomes et plafonne dans quatre couches de surimpression), le plus long (il dure quatre heures trente dans sa version « étendue », The Art of Vision), et il se situe techniquement à la croisée de tous les styles qu’il a pu emprunter. Dog Star Man est donc un film somme, qui synthétise l’ensemble des découvertes précédentes du cinéaste. Le film est fait de cinq parties. Chacune d’entre elles peut être projetée de manière autonome, mais elle prend tout son sens que lorsqu’on la considère comme le segment d’un ensemble plus large (le film dans son intégralité). Le film a été tourné en pellicule couleur 16 mm (certains plans sont en noir et blanc) et est entièrement silencieux. 17 Dog Star Man (1961-1964, 75 minutes) est constitué de : - Dog Star Man: Prelude (1961, 25 minutes) - Dog Star Man: Part 1 (1962, 31 minutes) - Dog Star Man: Part 2 (1963, 6 minutes) - Dog Star Man: Part 3 (1964, 8 minutes) - Dog Star Man: Part 4 (1964, 6 minutes) Structurellement, la conception de Dog Star Man est très précise : Dog Star Man: Prelude est formé d’une surimpression de deux couches d’images, Dog Star Man: Part 1 est composé d’une seule couche d’images, Dog Star Man: Part 2 de deux, Dog Star Man: Part 3 de trois, et Dog Star Man: Part 4 de quatre (toutefois Brakhage n’utilise pas continûment chacune des couches d’images). Dog Star Man est clairement un film « expérimental », en ce sens qu’il ne ressemble à aucun genre filmique traditionnel. C’est une épopée moderne prenant son appui sur une recherche formelle complexe (nous renvoyons à l’annexe C pour une présentation plus détaillée de la genèse du film). 1. 3. B – Un poème filmique Dire que Dog Star Man est un poème filmique pose problème puisque au cinéma le genre de la poésie n’existe pas en tant que tel, comme c’est le cas par exemple avec la fiction ou avec le documentaire. Une telle caractérisation relève donc de l’assertion, et il va nous falloir démontrer sa légitimité. Käte Hamburger, dans Logique des genres littéraires, explique que c’est avant tout le contexte qui nous fait appréhender une œuvre comme un poème : « C’est le mode de présentation qui donne sa direction et son assise à notre expérience […]. Nous éprouvons un poème sur un tout autre mode qu’un roman ou une œuvre dramatique, si différemment que nous ne concevons pas ces derniers comme de la littérature dans le même sens que le poème lyrique, et réciproquement.20 » C’est donc en premier lieu parce qu’un poème est présenté comme étant un poème que le lecteur va le considérer comme tel. Cette remarque fait écho au 20 Käte Hamburger, Logique des genres littéraires (1977), trad. fr., Paris, Editions du Seuil, 1986, p.23. 18 travail de Marcel Duchamp, qui amène l’idée que c’est l’environnement du musée qui conditionne le visiteur à considérer un objet comme étant une œuvre d’art21. Ces deux propositions, nous semble t-il, s’appliquent tout à fait au médium cinématographique, et au cinéma underground en particulier. En effet d’une part il est évident qu’un spectateur catégorise un film selon la manière dont on le lui présente : un film au caractère poétique comme Le Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami sera compris comme une fiction, même s’il comprend des séquences qui pourraient très bien être considérées comme des poèmes. D’autre part, il est aussi certain que la qualité de la salle de cinéma détermine également comment le spectateur saisit un film : A propos de Nice de Jean Vigo est plus proche d’un poème lorsqu’il est projeté sur un mur de la Tate Modern que sur l’écran d’une salle traditionnelle (parce que dans un musée on montre avant tout de « l’art », alors que dans un cinéma ce sont des films de fiction qui sont majoritairement projetés). Par conséquent, si Dog Star Man relève de l’hypothétique genre du poème filmique, c’est qu’il est déjà présenté au spectateur en tant que tel. Observons si c’est le cas. Tout d’abord, son contexte habituel de réception est le même que celui de n’importe quel film produit par l’underground. Ainsi comme nous venons de le voir les séances de projection, confidentielles, évoquaient des lectures de poésie, et de manière plus générale se situaient en marge du circuit traditionnel. Un tel film est donc perçu dès sa présentation comme étant anticonformiste, alternatif. Ce n’est pas un hasard si l’on a étiqueté ce mouvement d’« underground », car le spectateur sait qu’il assiste à la projection d’une œuvre souterraine : difficilement visible (peu de copies de ces films sont en circulation) et inhabituelle dans sa facture. Car le contenu lui-même de Dog Star Man met immédiatement ce film à l’écart de toute la production ordinaire : l’histoire est peu voire pas compréhensible (ce qui rappelle l’hermétisme de certains poèmes modernes), l’intérêt du cinéaste est visiblement en grande partie tourné vers la forme, le film est intégralement muet (ce qui déjà dans les années 1960 est devenu chose rare)… Bref ce film se donne comme un film artistique, c’est-à-dire comme un film à part, ni fiction ni documentaire mais quelque chose d’autre, que l’on rejette communément dans cette catégorie fourre-tout que constitue le cinéma « expérimental ». Il est donc perçu comme un film hybride (à défaut d’une reconnaissance publique de l’existence du genre poétique au cinéma), ce qui conditionne l’attention que va lui accorder le spectateur. 21 Edward Lucie-Smith, L’Art aujourd’hui, Paris, Phaidon, 1995, p.394. 19 Donc dès son mode de présentation, Dog Star Man se donne à voir comme quelque chose se rapprochant d’un poème. Toutefois les similitudes avec la poésie sont plus profondes que celles découlant de son seul contexte de projection, et s’expriment dans la forme même du film, comme nous allons à présent l’étudier. Pour Käte Hamburger, la poésie se définit formellement par un lien viscéral avec le système langagier du médium : « Le poème ne pose pas, au point de vue de sa structure formelle, les problèmes que soulève la littérature fictionnelle – la narration, la mise en forme du temps, le mode d’être de la fiction elle-même, etc. -, et il se confond absolument avec sa forme linguistique.22 » Cette affirmation s’applique bien à Dog Star Man, car le film détourne radicalement les règles issues du genre fictionnel, comme nous le verrons dans le deuxième chapitre, et parce qu’il est intrinsèquement lié à une interrogation que se pose Brakhage sur le médium cinéma. En effet le cinéaste dans ce film (et dans la plupart de ses productions) trouve dans le médium une source d’inspiration fertile : c’est en le questionnant, en cherchant en lui des possibilités formelles inexploitées qu’il fait des découvertes qui le projettent vers l’avant. L’expérimentation vis-à-vis du médium cinéma, constante, donne à son film une forme originale que l’on sent tournée vers « sa forme linguistique » : en tant qu’interrogation sur le langage elle est plus proche d’une essence du médium que des règles qui classiquement le régissent (comme celles de la fiction, qui constituent une certaine grammaire filmique). De plus, note ensuite Käte Hamburger, un poème (lyrique du moins) est un texte fondamentalement à la première personne : « Le langage créatif qui produit le poème lyrique appartient au système énonciatif de la langue ; c’est la raison fondamentale, structurelle, pour laquelle nous recevons un poème, en tant que texte littéraire, tout autrement qu’un texte fictionnel, narratif ou dramatique. Nous le recevons comme l’énoncé d’un sujet d’énonciation. Le JE lyrique, si controversé, est un sujet d’énonciation.23 » C’est-à-dire qu’à tout moment, le lecteur d’un poème sait que celui-ci est l’émission d’une figure singulière, l’écrivain poète. Celui-ci par conséquent en devient le personnage principal, la matrice à laquelle se réfère le beau produit par son texte. Dog Star Man se trouve aussi dans ce cas là, comme nous le verrons davantage dans le troisième chapitre : le héros du film est Brakhage lui-même, les images sont comme ses projections mentales, ce qui fait que similairement à un poème, le cinéaste est projeté au centre du dispositif de son film. 22 23 Ibid., p.207. Ibid., p.208. 20 Reprenons maintenant notre argumentation : nous avons vu comment Stan Brakhage était proche de la figure du poète, comment le contexte de présentation de Dog Star Man favorisait sa comparaison avec des poèmes et enfin comment dans sa forme même, ce film reproduisait certaines propriétés constitutives de la poésie. Il y a donc ici une accumulation de points communs importants, de convergences, qui nous permettent de parler à propos de cette œuvre de poème filmique. A partir de dorénavant, dans notre argumentation, nous considérerons que Dog Star Man est suffisamment en relation avec la poésie littéraire pour que l’on puisse dûment le comparer à un poème. 2 – Quatre traits essentiels dans le mécanisme poétique du film Dans cette partie nous allons continuer à nous intéresser aux liens que ce film partage avec la poésie. Nous allons pour cela essayer d’étudier des caractères poétiques que nous jugeons fondamentaux, afin de constater à quel point ils sont présents dans Dog Star Man. Nous baserons notre analyse sur des plans quelconques, c’est-à-dire sans valeur particulière si ce n’est d’être représentatifs du travail de Stan Brakhage dans ce film (notre propos n’est donc pour l’instant pas d’interpréter les images mais de se pencher sur le langage poétique du cinéaste). 2. 1 – Un film fondé sur le signifiant Le signifiant, rappelons-le, désigne en linguistique la manifestation matérielle du signe (c’est le support d’un sens). Ce terme est lié à celui de signifié, qui lui désigne le contenu du signe, c’est-à-dire son sens. En poésie, le signifiant est comme la matière première à partir de laquelle le poète élabore son travail. Si initialement l’effort portait essentiellement sur la sonorité des mots, comme en témoigne la versification, avec l’arrivée de la modernité le signifiant prend désormais une ampleur encore plus importante : « Dans le discours courant, le signifiant n’est que le support du signifié et c’est sur le signifié que se règlent la logique du sens et l’avancée des idées, alors que, dans la poésie moderne, il joue à plein dans la dynamique d’ensemble, aussi bien par ses capacités associatives que par le jeu des ambiguïtés, par son aspect visuel que par son aspect acoustique, enfin et surtout par la structuration signifiante qu’est le poème 21 en son entier.24 » Le signifiant devient donc central à la réflexion du poète, puisque étant donné qu’avec la libre composition ses possibilités sont de plus en plus exploitées, il mobilise plus d’attention et de ce fait prend une part plus importante dans le processus créatif. Dans Dog Star Man, de manière similaire, le signifiant est au premier rang dans le travail de Brakhage. Ce choix, rare au cinéma, s’inscrit dans une démarche favorisant le lyrisme plutôt que le drame. En effet cette prévalence inhabituelle du signifiant sur le signifié a comme contrecoup de minimiser l’importance de l’histoire, en la rendant moins lisible : contrairement au régime classique, dans lequel la technique est au service du récit, dans Dog Star Man c’est l’histoire qui est subordonnée aux signes. Ceux-ci passent donc au premier plan, et remplissent le vide que produit l’absence d’un récit. Nous allons à présent dresser une taxinomie rapide des moyens utilisés par Brakhage pour marquer l’importance du signifiant. Avant tout il faut dire que le principe repose sur une rupture du lien entre le signifiant et le signifié. Le cinéaste, à travers une manipulation modifiant l’image initiale, procède à un glissement du signifié à partir du signifiant : le signifiant altéré dans sa matérialité renvoie à un nouveau signifié, à un nouveau sens, à une nouvelle réalité25. Le premier type de manipulation s’effectue directement au tournage26. Les photogrammes A10 et A11 en sont représentatifs : en filmant un bosquet de fleurs, Brakhage fait tourner très rapidement la caméra sur elle-même afin de provoquer comme l’effet d’un filet (ce ne sont plus que des lignes colorées qui s’impriment sur la pellicule). 24 Michèle Aquien, « Langage poétique », dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p.408. 25 Brakhage exploite d’ailleurs très rapidement les possibilités d’un signifiant « autonomisé », c’est-à-dire considéré comme (partiellement) détaché du signifié. Dans Reflections on Black (1955) par exemple, il gratte la pellicule à l’endroit des yeux du héros, ce qui le rend symboliquement aveugle. 26 De nombreuses techniques sont utilisées par le cinéaste pour modifier l’image au tournage : « En crachant délibérément sur l’objectif, en le sabotant et le détournant de son emploi, on peut obtenir des effets comparables à ceux de l’impressionnisme à ses débuts. […] On peut surexposer le film, le sous-exposer, utiliser tous les filtres disponibles, des brouillards, des rideaux de pluie, des éclairages déséquilibrés, des néons de couleurs glaciales, névrotiques, un type de verre qui n’est absolument pas conçu pour la réalisation de films, ou même un verre conforme mais que l’on utilise au contraire des recommandations de son fabricant – on peut aussi prendre des clichés une heure après le lever du soleil ou une heure avant son coucher (ce sont des heures merveilleuses, taboues, mais les labos de développement ne vous en garantiront jamais le résultat) -, on peut également employer pendant la nuit un film qui est explicitement conseillé pour le jour ou faire exactement le contraire. On peut éventuellement se transformer en super-magicien qui, de ses chapeaux, sort tous ces lapins dont nous venons de parler et les laisse s’accoupler de façon anarchique – ou, en rassemblant toutes ses forces, devenir Méliès, cet homme extraordinaire qui a su le premier transformer l’art du film en magie. » (Stan Brakhage, « L’œil de la caméra », dans Métaphores et vision, op. cit., p.22). 22 Le second type de manipulation accentuant le signifiant concerne les créations d’images filmiques ex nihilo. Il s’agit ici de tout ce que peut faire le cinéaste en intervenant directement sur de la pellicule vierge, sans avoir à passer par le stade du filmage : peinture, grattage, ou encore collage d’éléments naturels. Ces plans, dans Dog Star Man, sont souvent associés par surimpression à des plans tournés. Les photogrammes A1, A2 et A3, tirés de Prelude, montrent ainsi comment Brakhage gratte une couche de pellicule en fonction de la deuxième : les motifs grattés font écho à l’explosion solaire de l’arrière plan. Les photogrammes A7, A8 et A9 répondent davantage du contrepoint formel, en montrant un plan sur le ciel se faisant envahir par une tache de rouge, qui apparaît sur la deuxième couche d’image. On peut faire correspondre le troisième type de manipulation au mélange des deux précédents : c’est l’image composite, qui est une construction à partir de plusieurs images distinctes. Ce niveau est comme nous venons de l’expliquer inhérent à Dog Star Man, puisque à l’exception de Part 1, toutes les images sont (théoriquement) en surimpression. Les photogrammes A4, A5 et A6 par exemple en témoignent : l’image est faite de l’addition d’un plan sur Jane Brakhage nue et d’un plan sur le flanc d’une montagne. Le résultat est une image surréaliste brouillée (les contours des formes s’adoucissent), qui remet en question le signifiés des deux plans d’origine. Brakhage va encore plus loin dans les photogrammes A12, A13, A14 et A15, tirés de Part 2, où il découpe un gros plan sur son fils qu’il recompose ensuite en le collant avec du scotch sur une nouvelle pellicule. L’effet tient alors clairement de l’animation (le visage se ressoude image par image), et montre que c’est désormais la pellicule cinématographique, dans sa matérialité, que manipule le cinéaste (ce troisième type de transformation équivaut donc à un travail conventionnellement réalisé en post-production). Trois niveaux de manipulations sont donc utilisés par Brakhage pour altérer le signifiant d’origine (ou pour en créer un). La première conséquence de ce travail artisanal est de mettre en valeur le photogramme par rapport au plan : les irrégularités formelles constantes exhibent au spectateur que l’unité filmique est le photogramme. En fait cela participe d’un mouvement plus large, qui est d’instaurer une autre façon de s’exprimer cinématographiquement. Car ce qui change avec un film traditionnel, c’est le rapport qu’entretient le spectateur à l’image. Dans Dog Star Man, celui-ci appréhende l’image non comme une surface opaque, complète, mais comme un support pour le lyrisme du signifiant. La réalité est désormais utilisée de manière déformée, et est considérée en tant que signe 23 (dans sa valeur signifiante), et en tant que matière filmique (c’est pour cela que le spectateur a davantage conscience du médium cinématographique, de ses propriétés mécaniques). En autorisant la prééminence du signifiant sur le signifié, le spectateur rentre donc dans un rapport lyrique avec le film. En effet puisque l’espace du film est « irrationnel » car non rationalisé par le récit, c’est le signifiant qui module la cohésion du film, qui distribue unité et cohérence. Le spectateur accepte alors les irrationalités apparentes, puisqu’elles sont légitimées rationnellement par l’avantage donné au signifiant sur le signifié, par la tournure lyrique qu’adopte le film. Dog Star Man présente ainsi un monde où prévaut le signifiant. A ce titre, on peut parler d’univers mental, car toutes les images (et le spectateur le sait) sont produites artisanalement par la même personne. L’instance qui régule le film est donc son auteur, et c’est finalement lui qui justifie l’immanence du lyrisme : les images, en tant que productions de Brakhage, peuvent être considérées comme ses projections mentales (certains rapprochements qui n’ont a priori pas de sens, comme celui des photogrammes A4, A5 et A6, seraient sinon difficilement acceptés par le spectateur). L’univers du film est donc hybride, régi par l’altération du signifiant. En fait on peut même dire qu’il met en place une réalité bis, virtuelle, ne répondant plus du signifié original. En effet le signifiant déformé crée une réalité « parallèle », cinématographique finalement : les photogrammes A10 et A11 par exemple sont des images qui n’existent pas dans notre existence quotidienne, ou plutôt qui sont potentiellement présentes mais qui nécessitent une manipulation cinématographique pour être révélées. En revanche si l’on passe aux deux niveaux supérieurs de manipulation, on constate que les images qu’on obtient ne peuvent exister dans la réalité. Elles lui sont virtuelles, en ce sens qu’elles gardent une empreinte de réel (puisque souvent elles partent d’un plan filmé), mais produisent quelque chose de purement cinématographique, c’est-à-dire qui ne peut exister que dans le monde du cinéma. La réalité « parallèle » est donc précisément celle de l’œuvre : le film-poème engendre un monde propre, une zone d’espace/temps soumise à des lois particulières, d’un autre ordre, qui est celui du cinéma. A ce titre, le signifiant devient la porte d’entrée de l’univers poétique du film. Il indique la présence d’une autre sphère de réalité, comme l’explique Michèle Aquien : « Toute œuvre d’art est une structure signifiante autonome, mais la poésie est de plus un système langagier composé de signifiants langagiers. C’est donc un nouveau signifiant qui est alors apporté dans le langage, non pas chargé de communiquer un signifié, mais chargé de dévoiler 24 un sens, une vérité, dans une relation que l’on peut dire anamorphique au réel indicible. En effet, le poème signifie qu’il y a quelque chose au-delà de lui-même.27 » Le signifiant joue donc un rôle primordial dans Dog Star Man, puisque étant valorisé sur le signifié il place le film dans une problématique lyrique, fondamentale dans la poésie. Nous allons à présent observer comment Brakhage exploite filmiquement cette logique du signifiant. 2. 2 – L’image poétique L’image, en tant qu’effet poétique, est la première conséquence de cette mise en avant par Brakhage du signifiant sur le signifié. En effet comme nous venons de le voir, le signifiant est une voie d’entrée dans la poésie puisqu’il montre l’existence d’un univers virtuel, celui du film. Ce monde « parallèle », rappelons-le, est du à une dénaturation du signifiant d’origine, qui est en quelque sorte un signe assimilable au réel. Donc dans le processus de manipulation, Brakhage crée un écart entre le signe d’origine (le « réel ») et le signe-résultat (« l’univers poétique »). Or le spectateur est très conscient de ce déplacement, car de manière instinctive il va interpréter l’image du film. Et c’est en ceci que l’on peut dire que naturellement, le fait de travailler sur le signifiant plutôt que sur le signifié amène la production d’un effet poétique similaire à celui d’une image, puisque le spectateur établit une comparaison entre le nouveau et « l’ancien » signifiant, ce qui est justement le mécanisme de l’image poétique. En effet l’essence de l’image, en poésie, est la comparaison : « L’image regroupe un certain nombre de figures qui ont en commun de rapprocher un comparé (ou thème) et un comparant (ou phore) par une relation de ressemblance et d’analogie. […] La stylistique donne à ces figures, qui reposent sur des détournements et des transferts de sens, le nom de tropes. Les trois tropes principaux sont la synecdoque, la métonymie et la métaphore28. » Dans Dog Star Man, le travail continuel sur le signifiant crée ainsi des situations propices à l’émergence de tropes. Ceux-ci d’ailleurs ne sont pas forcément prémédités par le 27 28 Michèle Aquien, « Langage poétique », loc. cit., p.410. Lionel Verdier, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Paris, Hachette, 2001, p.81. 25 cinéaste, étant donné que dans ce film il systématise l’usage d’opérations fortuites, une pratique inspirée de John Cage qui implique la prise en compte du hasard. 2. 2. A – La métonymie Si le trope le plus récurrent est la métaphore, qui est une figure essentielle au cinéma (et encore plus avec le cinéma muet, comme c’est ici le cas), nous allons d’abord nous intéresser au cas de la métonymie, moins évident. La métonymie est définie comme un procédé de langage par lequel on exprime un concept au moyen d’un terme désignant un autre concept qui lui est uni par une relation nécessaire. C’est par exemple la cause pour l’effet, le contenant pour le contenu, le signe pour la chose signifiée. Nous voyons donc que le processus métonymique agit avant tout en déplaçant du sens par contiguïté. Contrairement à la métaphore, dans laquelle les deux termes sont simultanément présent, la métonymie procède par substitution, en remplaçant le comparé par un terme proche, contigu. Appliquée au cinéma, la métonymie nécessite souvent une topographie claire, délimitée avec netteté, afin que le spectateur puisse facilement percevoir cette relation de contiguïté entre les deux termes. Elle est souvent utilisée dans le cinéma classique pour sa capacité à produire du suspense : en montrant un objet pour désigner une entité absente, on est dans l’évocation inquiétante de cette entité. Fritz Lang fait par exemple une métonymie quand dans M le maudit il évoque le tueur en faisant uniquement entendre la mélodie qu’il siffle. Cependant dans Dog Star Man la topographie est tout sauf limpide, ce qui rend a priori plus difficile l’usage de la métonymie. On peut toutefois en repérer quelques-unes, notamment par le biais de la figure du gros plan, qui en isolant un fragment sous-entend un ensemble plus large. Cela nous ramène en fait plus spécifiquement à la synecdoque, variation de la métonymie qui consiste à prendre la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel (ou inversement), etc. Ainsi lorsqu’il fait des gros plans, Brakhage met souvent en place ce procédé de la synecdoque. Nous pouvons par exemple nous en apercevoir avec les photogrammes B4 et B5, où l’on voit en gros plan le bout d’un sein de Jane Brakhage d’où perlent des gouttes de lait. Dans ce cas précis, le gros plan peut valoir pour Jane Brakhage nue, mais aussi si l’on va plus loin pour Jane Brakhage enceinte ou qui vient d’accoucher, ce 26 qui de là nous amène à l’enfant qui va téter ce sein, ou encore au père, cette fois-ci par rapport à l’aspect érotique de l’image. Il y a donc ici une synecdoque si l’on considère que le comparant est le corps dans sa totalité, et une métonymie si l’on considère que c’est un élément contigu à ce corps, comme par exemple l’enfant, le père ou même l’idée de naissance. Il en est de même avec le photogramme B6, qui est un gros plan sur l’intérieur d’un corps. On ne sait d’ailleurs pas exactement à quel organe cela correspond, mais ce qui importe c’est qu’il soit interne au corps, et en activité (il bat à l’écran). Ce plan revient régulièrement dans le film, et est souvent associé au Dog Star Man (le rôle de Stan Brakhage), ce qui nous amène à en déduire que ces organes sont censés être ce qui se passe à l’intérieur du Dog Star Man. Ce gros plan est donc d’une part une évocation du corps du héros (la synecdoque), mais aussi d’autre part une représentation de son activité, de son état de vie (et nous passons alors au niveau de la métonymie). Enfin dans ce long-métrage il y a aussi une partie qui repose davantage sur le principe de la métonymie : c’est Part 2, qui sur deux bobines superposées est consacré à la naissance de l’enfant du héros. En effet dans celui-ci le nouveau-né découvre le monde qui l’entoure, par le biais de textures surimpressionnées à son visage. Sur les photogrammes B1, B2 et B3, on voit ainsi le visage en gros plan sur une couche, et une texture évoquant la neige, la glace, les flocons sur l’autre. Ainsi la métonymie est ici double : d’une part dans la synecdoque des gros plans (le visage pour le corps, la texture pour l’ensemble), mais aussi d’autre part dans le principe même du dispositif. En effet les deux plans qui sont ici surimpressionnés sont en fait supposés être en contrechamps, puisque la texture bleuté est censée être ce que perçoit l’enfant. Donc en rejoignant les plans par superposition, c’est l’idée d’une spatialisation que Brakhage condense. Par conséquent la surimpression devient une substitution du contrechamp, que le spectateur reconstruit mentalement. La métonymie s’applique donc ici à une forme filmique : le cinéaste reproduit l’effet du contrechamp par le biais de la surimpression (le spectateur appréhendant simultanément le champ et le contre-champ).29 29 Cet effet est d’autant plus intéressant que Brakhage bannit littéralement le principe du contre-champ de son cinéma (il ne l’utilise jamais). Cependant il ne peut s’empêcher d’en reproduire parfois l’idée, comme nous pouvons ici le constater. 27 2. 2. B – La métaphore La métaphore, le deuxième grand type d’image poétique, est omniprésente dans Dog Star Man, encore plus que la métonymie. Nous allons maintenant étudier comment ce trope apparaît dans cette oeuvre, en se penchant sur deux de ses types de manifestations. Dog Star Man est un film que l’on peut clairement interpréter sous une forme symbolique (ce qui est un reste des psychodrames que Brakhage faisait à ses débuts). Or il est du mécanisme même du symbolisme d’avoir recours au processus métaphorique, puisqu’un symbole, par définition, représente autre chose en vertu d’une correspondance. Et ainsi dans le film de nombreux éléments visuels symbolisent, par métaphore, des référents absents. La particularité du symbole est donc de fonctionner au sein même du plan. A cet égard, c’est un processus métaphorique centripète : la métaphore est interne au plan et n’a pas recours à un élément provenant d’un autre plan pour pouvoir fonctionner. Les photogrammes B7, B8 et B9 peuvent nous servir ici d’illustration : sur ces trois images de Prelude on voit ce qui semble être une irruption solaire, ou en tout cas une explosion à la surface d’un astre. Cette image, en soi, n’a a priori pas de signification particulière pour le spectateur. Pourtant, ce plan fait écho au titre du film (qui en français serait « L’Homme de l’étoile du Chien »), et ce d’autant plus qu’il y a au sein de ce long-métrage toute une circulation entre le héros (le Dog Star Man) et la « Dog Star » (le surnom anglais de Sirius). Ainsi il apparaît que Brakhage dresse un parallèle entre les deux, jusqu’à personnifier en quelque sorte l’astre (le soleil étant d’ailleurs culturellement associé à l’homme). Ce plan en fait peut être considéré comme un symbole d’une éjaculation du Dog Star Man, et donc de l’insémination de sa femme dans le film. On retrouve du reste cette interprétation dans le texte de la bande-son de The Stars Are Beautiful (1975), qui est un film sur la création de l’univers : “18) [This one’s fairly traditional]: The sun is the ejaculation of the penis in the vagina of the universe. The stars are the sperm searching for the eggs of moons.30” Nous avons donc dans ce plan symbolique une métaphore qui fonctionne à un seul niveau d’image, quoique faisant indirectement référence, lorsqu’elle est interprétée, à d’autres plans du film. Dans le cinéma classique toutefois, l’idée de métaphore est traditionnellement non pas associée au symbole, mais plus à la figure formelle du montage parallèle. Celui-ci comme on 30 Stan Brakhage, « The Stars Are Beautiful », dans Essential Brakhage – Selected Writings on Filmmaking, New York, Documentext, 2001, p.135. 28 le sait est inventé par Griffith, mais c’est certainement l’utilisation qu’en a fait Eisenstein qui a plus marqué Brakhage (il le cite souvent en référence31). Ce type de montage, rappelons-le, consiste à mettre côte à côte deux séquences (ou deux plans) dont les univers diégétiques sont différents, et que le spectateur va par la suite comparer. Contrairement au symbole, le montage parallèle relève d’un processus métaphorique centrifuge : la métaphore ne peut exister que dans la rencontre de plans distincts. Néanmoins dans Dog Star Man, comme nous l’avons déjà précisé, la plupart des plans sont en surimpression, ce qui rend assez difficile l’application du montage parallèle. Il est malgré tout quelquefois présent, en particulier bien évidemment dans Part 1, la partie à une seule couche d’image. Cependant si le montage parallèle n’apparaît que rarement stricto sensu, on sent que Brakhage a digéré son principe, et qu’il le décline au travers de la surimpression. En effet cette forme filmique elle aussi met en rapport plusieurs plans, mais cette fois dans la simultanéité et non pas dans la succession. De cette manière le cinéaste génère de nombreuses métaphores, tout au long du film, en les enchaînant parfois même sur une courte série de plans. C’est ainsi le cas dans un bref instant de Part 4 que nous allons à présent observer (on peut voir l’évolution de la séquence du photogramme B10 au photogramme B15). Le passage est à quatre couches d’images, mais seules trois agissent vis-à-vis de la métaphore. Le premier élément est un plan sur vitrail d’église, le deuxième élément est un gros plan sur les stries verticales de deux colonnes antiques, et le troisième élément est un plan gratté à la main. Ce dernier se transforme d’ailleurs au cours de la séquence : le grattage initial semble représenter un arbre, et le motif évolue petit à petit vers des traits verticaux, qui reproduisent les lignes des colonnes. Le centre de la métaphore est le motif de l’arbre (qui rappelle les nombreux autres plans d’arbre dans le film), sur lequel s’imbriquent les deux autres éléments, que l’on peut qualifier d’architecturaux. En fait l’idée de Brakhage, qu’il exprime ici d’une manière purement visuelle, est de montrer les parallèles existants entre la forme naturelle d’un tronc d’arbre et celle d’une colonne, et entre la qualité de lumière des vitraux d’église et celle passant au travers de feuillages. Cette métaphore est donc double, et ce faisant synthétise, récapitule un discours largement disséminé dans le film (les métaphores apparaissant chacune à plusieurs reprise, de manière autonome). Le principe de ce type de métaphore est donc de produire un discours par le biais d’analogies formelles, entre des catégories d’objets 31 Cf. annexe A, p.112. 29 différentes (cette dernière condition respectant d’ailleurs l’obligation du montage parallèle d’accoler des éléments issus de diégèses distinctes). Si l’on reprend notre comparaison entre le montage parallèle et la surimpression, on peut remarquer qu’en fait, dans le passage de l’un à l’autre, c’est la clarté de la comparaison qui disparaît : dans le montage parallèle le rapport entre les deux termes est beaucoup plus explicite que dans la surimpression. Cette pratique fait écho à celle utilisée dans la poésie littéraire moderne, qui fluidifie le rapport entre les termes : « C’est non seulement « comme » que le poète a voulu rayer du dictionnaire […], mais encore tous les outils trop précis qui construisent la métaphore in praesentia. Chez Mallarmé, des deux termes que met d’ordinaire en relation une métaphore, le terme propre et le terme figuré, ne subsiste plus qu’un terme, dont, à vrai dire, on ne sait s’il est propre ou figuré : la figure est vraiment in absentia.32 » Il en est donc de même dans Dog Star Man : la métaphore tend à se mettre en retrait. Deux types de métaphore sont donc présents dans Dog Star Man : un premier qui travaille à l’intérieur même du plan (il agit de manière centripète), et un deuxième qui nécessite la confrontation de plusieurs plans (il fonctionne donc de manière centrifuge). Nous allons maintenant nous intéresser aux points communs que possèdent ces différentes images poétiques, et en particulier à leur caractère hermétique. 2. 3 – Un effet d’étrangeté Si l’on reprend ce que l’on vient d’énoncer à propos de la métonymie et de la métaphore, on observe que dans les deux cas l’image (poétique) amène la création d’une idée, d’un discours. En effet le trope est une figure intellectuelle, une construction de l’esprit : c’est au spectateur, dans un mouvement déductif, de déceler l’image puis de l’interpréter (c’est-àdire d’en extraire du sens). Par définition toute image comporte donc, à des degrés divers, une part d’énigme qu’il faut lever. Mais dans Dog Star Man, comme nous l’avons évoqué vis-à-vis de la métaphore par surimpression, Brakhage à l’instar des poètes modernes camoufle l’image plutôt que l’exhiber. L’énigme du trope est par conséquent renforcée, au profit d’un accroissement du plaisir poétique : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du 32 Joëlle Gardes Tamine, « Image poétique », dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p.351. 30 poème, qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C’est le parfait usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un objet, pour montrer l’état d’âme, ou inversement, choisir un objet et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements.33 » Cette citation de Mallarmé est importante en ce qu’elle montre la « jouissance » qu’il y a à déchiffrer une image difficile. Elle indique de plus que c’est à partir du mystère que le poète travaille pour élaborer une image. Il y a donc un jeu de la part du poète autour de l’obscurité du trope (tout sauf gratuit chez Mallarmé), qui, et c’est l’aspect qui nous intéresse ici, amène le lecteur/spectateur à être herméneute : celui-ci est encouragé à percer l’obscurité première, afin d’accéder à la compréhension de l’image. Il y a là une sorte de spéculation intellectuelle qui stimule l’imaginaire du spectateur, qui l’invite à pénétrer un sens qui se donne a priori comme inaccessible. C’est donc comme un défi tacite qui se met en place entre l’auteur et le spectateur, l’enjeu étant de surmonter le mystère du poème. On peut constater à quel point cela a fonctionné dans le cas de Dog Star Man en lisant les analyses que ce film a suscitées : tous ces travaux34 sont surtout des interprétations de l’histoire, comme s’ils répondaient à un pari que lance le film à l’exégète, sur la compréhension d’une narration cachée (alors que l’histoire n’est finalement pas essentielle dans Dog Star Man). Le caractère difficile des tropes est donc capital dans le plaisir que peut tirer le spectateur du film, puisque son hermétisme lui confère une complexité interprétative que l’on soupçonne quasiment inépuisable. Car comme l’écrit Paul Valéry à propos de Mallarmé (dont Brakhage est finalement assez proche dans Dog Star Man) : le poète offre « aux gens ces énigmes de cristal » qui donnent « à concevoir chez celui qui l’ose une force, une foi, un ascétisme, un mépris du sentiment général sans exemple dans les Lettres35 ». 33 Käte Hamburger, op. cit., p.225. Nous nous référons aux plus importants, c’est-à-dire ceux de P. Adams Sitney, de Fred Camper et de Dan Clark. 35 Christian Doumet, Faut-il comprendre la poésie ?, Paris, Klincksieck, 2004, p.128. 34 31 2. 4 – L’implication d’une disponibilité spectatorielle Cette difficulté inhérente à Dog Star Man, qui va à l’encontre du cinéma « classique », fait qu’on ne peut le regarder comme un film habituel. Cela est déjà revendiqué par Brakhage lui-même, qui comme Andy Warhol incite ses spectateurs à ne pas hésiter à sortir ou rentrer en cours de séance, s’il leur en prend l’envie. Par ce geste il souligne que le rapport du spectateur au film doit être différent de celui que l’on peut avoir traditionnellement. Nous allons voir en quoi un tel film appelle une attention particulière. Tout d’abord il faut du temps pour entrer Dog Star Man, et de la patience, parce que ce film ne se donne pas comme un objet de « consommation ». Comme nous venons de le dire c’est une oeuvre difficile, ce qui signifie que le spectateur, s’il veut un minimum le comprendre, doit faire un effort d’attention particulier. Cela est d’autant plus vrai que le film est intégralement silencieux : la présence même d’une musique de fond aurait aidé le spectateur a mieux « digérer » les images. Mais Brakhage s’y refuse, car il considère que la musique est interne au film, et donc que rajouter une bande-son ne ferait que brouiller cette musique visuelle. Donc il faut du temps et de la patience, parce que ce long-métrage emploie une forme inhabituelle, et qui de plus elle-même varie (en effet chacune des cinq parties décline un dispositif différent de surimpression). Le film ne se présente donc pas comme une forme constante, que l’on pourrait assimiler en quelques minutes, mais plus comme un processus en évolution, voire en formation, ce qui contribue à remettre en cause les certitudes que le spectateur tente de se construire. Celui-ci doit par conséquent adopter une attitude de disponibilité face à l’œuvre, c’est-à-dire qu’il doit se rendre disponible à l’éventuel : à des éléments inattendus mais aussi à de l’inattendu à l’intérieur des éléments (nous pensons ici à la beauté d’un rapport formel comme à la compréhension d’un trope). Cette qualité d’attention, vis-à-vis de l’œuvre, semble d’après nous relever d’un double mouvement. En premier lieu le spectateur se place en retrait par rapport au film, et c’est ce que nous venons de dire à propos de la nécessité d’une disponibilité, d’une ouverture face à la complexité a priori de l’œuvre : s’il veut être « disponible », le spectateur doit être prêt à recevoir du film, ce qui signifie qu’il doit lui donner « le bénéfice du doute » (au sens large). Mais en même temps le spectateur ne peut être passif durant la projection : la complexité des images requiert une action de sa part, qui est un mouvement d’attention allant 32 à l’encontre du film. Le spectateur pour percer l’étrangeté de l’œuvre doit aussi lui faire violence, car ses mystères ne peuvent s’offrir d’eux-mêmes. L’attitude qu’exige donc Dog Star Man de son spectateur rappelle là encore le type de lecture que demande un poème, en comparaison avec celle du roman : « Le poème s’offre à nous par approximations successives, ou par touches. Sa lecture n’est pas seulement rétroaction sur la langue, elle est aussi invention d’approches.36 » C’est-à-dire qu’à la différence du cinéma classique, la vision de ce genre de film nécessite un réajustement constant de la part du spectateur, en réaction aux images qui défilent (car à la différence d’un poème, au cinéma on « subit » la vitesse de projection, ce qui oblige une attitude réactive). En continuant ce parallèle (et en reprenant l’analyse de Christian Doumet), nous pouvons dresser quatre phases dans la réception du film : - Il y aurait tout d’abord une première vision du film, qui serait comme un aperçu ; - Puis il y aurait le « coma », qui « répond à un profond désir d’incompréhension ; au besoin d’entrer dans le poème comme dans une matière opaque, muette, silencieuse, afin d’en éprouver d’abord l’épaisseur. C’est évidemment le moment le plus proprement poétique de l’approche37 » ; - Ensuite il y aurait les visions ultérieures du film, nécessaires pour une compréhension même partielle ; - Et enfin, dernier stade selon Doumet, la réminiscence, qui scelle d’une certaine manière la réception du film par le spectateur. 3 – L’évolution d’une forme énonciative Le sujet de notre problématique, répétons-le, est que Dog Star Man se situe à la croisée stylistique entre les œuvres de jeunesse de Stan Brakhage et celles de sa maturité. Nous allons dans cette partie nous intéresser au témoignage qu’offre le film d’un glissement formel, qui est celui de l’énonciation. 36 37 Ibid., p.46. Ibid., p.48. 33 3. 1 – Survivances du cinéma lyrique P. Adams Sitney, dans Le Cinéma Visionnaire, considère historiquement Dog Star Man comme un aboutissement de ce qu’il a appelé le « cinéma lyrique ». Ce mouvement, luimême une évolution du « film de transe »38, se résume chez Brakhage dans un film exemplaire, Anticipation of the Night (1958). Sitney établit d’ailleurs sa définition du cinéma lyrique à partir de ce film : « Le film lyrique donne au cinéaste derrière la caméra le premier rôle du film. Les images du film sont celles qu’il voit, filmées de manière à ce qu’on n’oublie jamais qu’il est là et que l’on sache comment il réagit à sa propre vision. Dans la forme lyrique, il n’y a plus de héros ; à l’inverse, l’écran est rempli de mouvements, et ces mouvements de la caméra comme du montage reflètent l’idée de la vision d’une personne. Les spectateurs sont témoins de l’intense expérience visuelle de cette personne.39 » Un film lyrique donne donc une position démiurgique au cinéaste, qui seul maître à bord livre au spectateur l’expression de son monde intérieur. L’énonciation se fait par conséquent à la première personne, comme l’explique Sitney, ce qui signifie que les images du film correspondent à une « ocularisation interne »40. Dans Anticipation of the Night la caméra subjective est ainsi généralisée à l’ensemble du film, afin de retranscrire visuellement le « Je » du discours. La manière de filmer est donc particulièrement libre, notamment pour l’époque, ce qui a amené certains commentateurs à parler de « caméra gigotante ». Cette technique, découverte par Brakhage lorsqu’il tourne Desistfilm en 1953, constitue d’ailleurs longtemps sa « marque de fabrique ». Jonas Mekas écrit ainsi à propos de ce film : « La caméra, libérée de son trépied, va partout, jamais en intruse, jamais indiscrète ; elle fait des gros plans ou suit les jeunes gens, toujours mobile, en inclinaison ou dans des panoramiques rapides et saccadés. C’est comme s’il y avait une unité parfaite ici entre le sujet, le mouvement de la caméra et le tempérament du cinéaste lui-même41. » Ce filmage libéré de toutes conventions, qui improvise au gré de l’humeur du cinéaste, est de plus associé à une pratique du montage visant à éliminer tout choc visuel. C’est la technique du « plastic cutting », qui comme son nom l’indique est un montage centré sur l’aspect plastique des images, c’est-à-dire qu’il tend à systématiser le raccord formel. 38 Le film de transe selon Sitney serait le mouvement principal du cinéma « expérimental » américain dans les années 1940/1950. Il le centre autour de la figure de Maya Deren, bien que le film ouvrant sa voie serait Le Sang d’un poète (1930) de Jean Cocteau. La caractéristique principale du film de transe est qu’il montre un personnage en pleine crise, cette crise étant exprimée sous forme symbolique, de manière presque expressionniste. 39 P. Adams Sitney, op. cit., p.159-160. 40 André Gaudreault, François Jost, Le récit cinématographique, Paris, Nathan, 1990, p.131. 41 Dominique Noguez, op. cit., p.98. 34 L’addition de ces deux procédés produit un effet de subjectivité intense, comme nous l’avons dit, qui donne l’impression d’une symbiose entre le cinéaste/opérateur et les images filmiques. Brakhage en effet essaie dans Anticipation of the Night de fusionner avec sa caméra, afin que le film soit l’expression la plus proche d’un « œil non éduqué »42. Brakhage tente donc quand il filme de transformer la caméra en son excroissance. L’implication du cinéaste est par conséquent en premier lieu corporelle, ce qui est comme une application au cinéma de ce qu’à pu réaliser Jackson Pollock dans la peinture, c’est-à-dire un geste pictural appelant la participation du corps entier. Dans Dog Star Man, Brakhage réutilise par moments une technique similaire à celle d’Anticipation of the Night. On retrouve de cette façon la caméra gigotante dans Part 1, comme le montre le photogramme D5. Sur cette image, on voit la main droite du Dog Star Man s’appuyer sur la neige, en gros plan. La main est décadrée, ce qui contribue à l’impression de non préméditation du filmage. Dans le film le plan tremble légèrement, ce qui fait prendre conscience du tournage caméra épaule (en fait ici la caméra n’est même tenue que d’une main). Toutefois l’image est nette, ce qui prouve que Brakhage a pris le temps de faire le point. Ce plan dans le film est donc censé représenter ce que voit le Dog Star Man, ce qui est effectivement le cas dans la réalité puisque celui-ci est aussi le cinéaste qui tourne le plan. Par conséquent les caractéristiques du mode d’énonciation du cinéma lyrique sont ici conservées, à savoir que le héros du film est le cinéaste derrière la caméra, en train de transmettre au spectateur les mouvements de son expérience visuelle. D’une manière peut-être un peu moins littérale quant à l’énonciation, on peut également considérer que le principe du cinéma lyrique se retrouve dans de nombreux autres plans de Dog Star Man, et en particulier dans Prelude, qui est à deux couches d’images. Prenons par exemple le photogramme C2, une vision nocturne sur des voitures qui rappelle plusieurs plans similaires dans Anticipation of the Night (ce qui crée déjà une filiation dans le motif). Dans cette séquence située au début du film, un certain nombre de plans de nature très différente (ville de nuit, visage du Dog Star Man, plans monochromes, …) sont enchaînés 42 « L’œil non éduqué », “the untutored eye”, est une une terminologie que Brakhage introduit au début de Metaphors on Vision : « Imagine an eye unruled by man-made laws of perspective, an eye unprejudiced by compositional logic, an eye which does not respond to the name of everything but which must know each object encountered in life through an adventure of perception. How many colors are there in a field of grass to the crawling baby unaware of “Green”? How many rainbows can light create for the untutored eye? How aware of variations in heat waves can that eye be? Imagine a world alive with incomprehensible objects and shimmering with an endless variety of movement and innumerable gradations of color. Imagine a world before the “beginning was the word.” » (Stan Brakhage, Essential Brakhage – Selected Writings on Filmmaking, op. cit., p.12). 35 rapidement, et créent une sorte de flux d’images. Il y a alors une fluidité visuelle, bien que paradoxalement, les images ne raccordent que peu entre elles. En fait désormais ce n’est plus le raccord formel qui fait le liant, qui adoucit la césure entre les plans (comme c’était le cas dans le cinéma lyrique), mais la figure de la surimpression, qui lorsqu’elle produit des débordements d’un plan sur l’autre atténue chez le spectateur la coupure du montage. C’est donc ici le principe du « plastic cutting » qui est maintenu, mais sous une forme altérée, décliné différemment. Dog Star Man conserve par conséquent certains éléments du cinéma lyrique, comme la forme énonciative à la première personne, et ce faisant prolonge un style qui s’était épanoui au travers d’Anticipation of the Night. Cependant, comme nous allons maintenant le constater, Dog Star Man marque aussi une prise de distance par rapport au cinéma lyrique, notamment du fait de l’intégration du héros dans le champ. 3. 2 – Le contrepoids d’un point de vue objectif Si Anticipation of the Night reste sur un unique mode monologique (tout le film est à la première personne), dans Dog Star Man on voit apparaître un certain nombre de plans plus objectifs, qui manifestement ne peuvent être considérés comme étant la retranscription de la vision du cinéaste. Ces plans en effet sont souvent fixes, et non subjectivisés par un effet, ce qui leur confère une apparente neutralité. Le premier type de plans à être le pendant des ocularisations internes hérités du film lyrique concerne logiquement ceux qui montrent le Dog Star Man non comme un élément émergeant du cadre, comme dans le photogramme D5, mais comme un élément provenant de l’extérieur, qui serait capté par le cadre. L’énonciation est alors à la troisième personne, ce qui correspond à « l’ocularisation zéro » chez François Jost43. Nous pouvons en voir un bon exemple avec le photogramme D4, tiré de Part 1 et donc à une seule couche d’image (une surimpression l’aurait subjectivisé en lui ajoutant du sens). C’est un plan en plongée sur le Dog Star Man, qui grimpe une pente enneigée avec son chien. Le cadrage est fixe, ce qui sous-entend que la caméra est posée sur un trépied. Cela nous permet ainsi de voir la 43 « Quand l’image n’est vue par aucune instance intradiégétique, aucun personnage […] on parle d’ocularisation zéro. » (André Gaudreault, François Jost, op. cit., p.133). 36 progression du héros dans sa durée, dans sa lenteur (dans sa difficulté) : le plan commence alors qu’il est en bas à droite du cadre, et il se termine quand il sort en haut à gauche de celuici (c’est donc aussi le cadre que le Dog Star Man escalade). Ce plan est par conséquent un plan-séquence (du fait qu’il exprime en une seule prise l’intégralité d’une action), ce qui est une forme cinématographique tendant par définition vers la neutralité. Brakhage ici prend donc le contre-pied de son style lyrique hyper-subjectif. C’est une remarque que l’on peut même étendre à Part 1, puisque le rythme général de cette partie aspire à la lenteur, ce qui la place en contrepoint des autres sections. Toutefois dans Part 1 certains plans à la troisième personne sont aussi travaillés d’une manière plus subjective, comme par exemple le plan du photogramme D11. Celui-ci, qui correspond à une chute du Dog Star Man, montre son visage en gros plan, en légère contreplongée. La caméra tremble un peu, ce qui indique que cette fois elle est tenue à la main, et non sur un trépied. Donc au niveau de la technique, il y a là une reproduction du style subjectif d’un film lyrique. De ce fait le spectateur est face à un paradoxe, puisque simultanément il y a une énonciation à la troisième personne (le Dog Star Man est présent face à la caméra) et à la première (la caméra subjective étant censée exprimer le point de vue de Brakhage). En terme d’énonciation c’est donc un mélange entre ces deux régimes qui se produit, et le spectateur va considérer un tel plan comme le point de vue subjectif d’une entité supérieure à la diégèse, démiurgique (c’est-à-dire qui est dans une position où elle génère ce monde). Ce régime énonciatif est finalement similaire à celui du photogramme D4, sauf que dans le premier cas le démiurge adopte une posture de transparence, où il épouse la fixité immanente de la nature, alors que dans le deuxième cas il rentre dans une phase d’action qui le personnifie, qui met en avant sa subjectivité humaine. C’est en fait la femme de Brakhage, Jane, qui tient alors la caméra, ce qui inclut définitivement le film dans une cellule intime, qui est celle de la famille Brakhage : ce plan subjectif montre un désir d’interchangeabilité entre la femme et le mari, qui successivement se prêtent au même exercice. Donc contrairement à Anticipation of the Night, Dog Star Man mélange plans à la première personne, plans à la troisième personne et plans d’une certaine manière hybrides, simultanément à la première et à la troisième personne (puisque ce sont des plans subjectifs provenant d’une personne qui n’a pas d’existence dans la diégèse, ou plutôt qui devrait être Stan Brakhage, qui justement à ce moment se trouve devant la caméra, en tant que Dog Star Man). 37 Toutefois on peut envisager encore un autre niveau, dans l’énonciation à la troisième personne. Il s’agit de tous les plans le dans film d’origine « scientifique ». On peut les regrouper en deux catégories : les gros plans vers l’infiniment petit, tournés avec une lentille « macro », et les gros plans vers l’infiniment grand, tournés avec l’aide d’un télescope. Les meilleurs représentants des premiers sont ces plans sur l’intérieur du corps humain dont nous avons déjà parlé (cf. photogrammes B6 et D12). Ceux-ci proviendraient d’un film éducatif scientifique réalisé par Brakhage en 1960, à des fins alimentaires, Mr. Tomkins Inside Himself44. Ces plans reproduisent les paramètres du photogramme D4, à savoir fixité du cadrage et durée de la prise. Ce ne sont donc pas des plans subjectifs, mais des plans au caractère opératoire documentant de la manière la plus neutre possible. Ces images font écho à leur opposé scalaire, qui sont les plans sur des astres (cf. photogrammes A1, B7, C5, …) qui ont été tournés directement à partir de l’observatoire spatial de Boulder, comme Brakhage l’indique au générique de son film. Ces plans sont fixes et à vitesse réelle, similairement à ceux sur l’intérieur du corps. Dans les deux cas, nous avons donc des images qui représentent littéralement un examen à la loupe de l’univers du Dog Star Man, au niveau des atomes comme des planètes. Vis-à-vis de l’énonciation nous nous situons par conséquent dans une configuration similaire à celle du photogramme D4, mais davantage radicalisée : l’instance derrière ces images s’éloigne encore plus de l’humain pour encore plus d’objectivité (ce qui cette fois amène à utiliser des machines de caractère scientifique). Ainsi Dog Star Man mêle simultanément différents modes d’énonciation, en allant de l’hyper-subjectivisme à l’objectivité la plus froide. Avec ce brassage (Brakhage passe d’ailleurs naturellement de l’un à l’autre, ce qui signifie qu’il les considère comme faisant partie d’un même tout), le cinéaste montre qu’il a assimilé sa période correspondant au cinéma lyrique. Et qu’il l’a aussi dépassée, puisque le dispositif du film lyrique est contenu dans ce film plus vaste, qui mélange les genres (le documentaire scientifique étant accolé à des séquences peintes à la main). Ce mouvement vers l’hybridation rappelle d’ailleurs tout à fait l’évolution de la poésie littéraire, qui en allant des formes fixes vers la forme libre du poème en prose mélange également les genres : « La poésie romantique opposait implicitement, autour de la notion de mimesis, les genres fictifs (l’épique et le dramatique) et le lyrique reposant sur une illusion référentielle. […] Mais la modernité s’affirme par une 44 Cf. annexe B p.118. 38 volonté de transgresser cette ligne de partage entre les différents genres rhétoriques, dont témoigne par exemple la forme hybride du poème en prose.45 » 3. 3 – Un éclatement post-romantique Anticipation of the Night, comme a priori tout film lyrique, induit du fait de son régime énonciatif un fantasme d’unité. En effet puisque la caméra subjective y est systématisée, l’ensemble disparate des plans est réuni sous la figure énonciative que suppose ce principe technique unificateur (l’hétérogénéité réelle du film fusionne dans l’énonciateur virtuel qu’est le cinéaste). Dans Dog Star Man comme nous venons de le voir il en est tout autrement, puisque la subjectivité est tempérée par la présence de plans particulièrement neutres. Brakhage demeure le dénominateur commun du film, au titre de son auteur total, mais l’idée d’une unité retrouvée dans la personne du poète, récurrente dans la poésie romantique, se retrouve altérée, comme nous allons à présent l’étudier. Dans ce long-métrage, le principe unificateur n’est plus la caméra subjective mais la figure de la surimpression (même quand elle est absente, comme dans Part 1, puisque cette partie s’individualise en réaction à elle). Or, la multiplicité des couches de surimpression fabrique de manière naturelle une superposition de multiples points de vue. Cette pluralité des plans, aboutissant à une image composite, correspond donc au surgissement d’un morcellement qui affirme la désagrégation du principe d’unité auquel aspire le romantisme. La surimpression spéculative (car « mathématique »), à laquelle s’adonne ici Brakhage, donne lieu à une topographie du plan particulière somme toute très proche du concept cubiste, qui est de représenter différentes perspectives dans une même image. Si ce n’est que dans Dog Star Man les couches surimpressionnées correspondent rarement à une même scène : il s’agit davantage d’une sorte d’espace mental qui brouille des lieux distincts selon son propre arbitraire. L’image dans ce film est donc viscéralement virtuelle puisqu’elle énonce avec clarté sa position d’artifice : en allant délibérément à l’encontre de la transparence classique elle est la production d’un auteur (au point que le spectateur ne peut à aucun moment oublier sa présence). 45 Lionel Verdier, op. cit., p.35-36. 39 Toutefois cet auteur s’exprime de manière éclatée, à la différence du cinéma lyrique. En fait le principe même de la surimpression éclipse définitivement le genre traditionnellement monologique du film lyrique, car il amène une superposition de voix différentes. En effet, chaque strate d’image est comme canal vocal singulier, indépendant lors de l’émission du signal mais qui se mélange aux autres lors de sa réception finale (dans l’image composite). En fait il y a toujours monologue (car ce qui est énoncé est intrinsèquement subjectif au cinéaste), mais sous une forme « schizophrénique » : comme par exemple dans Ulysse de James Joyce, les voix intérieures se chevauchent, s’additionnent, se contredisent, ce qui a comme conséquence de les mettre en relief mutuellement. Avec ce jaillissement continu d’images, et ici nous reprenons l’analyse que fait Willem De Greef du cinéma de Brakhage46, c’est comme si le spectateur assistait à la formation de la pensée du cinéaste (qui sous cet angle devient indiscutablement le personnage principal du film). Les plans dans leur confusion expriment la réflexion en train de naître, magma en cours d’articulation (pas encore nivelé par la logique langagière). Brakhage glace son film dans cet instant cinématographiquement mythique d’avant le verbe, moment où la pensée est censée être agencée primitivement, c’est-à-dire de manière plus pure47. Le spectateur devient ainsi le témoin de « l’arrivée de sensations et de visions de toutes sortes dans la conscience » matricielle du cinéaste/poète. Brakhage, déjà dans ce film, essaie ce qu’il achèvera dans les films peints de la dernière partie de sa vie, à savoir de traduire visuellement le flux perpétuel de ce qu’il appelle la « pensée visuelle en mouvement48 » (“the moving visual thinking”)49. Le film devient la réponse (intérieure) du cinéaste à la vie qui l’entoure : « En l’occurrence ce film-là est l’un des premiers où l’on peut voir, à travers de nombreux 46 Willem De Greef, « Stan Brakhage. Entre l’art et la vie », Moving Visual Thinking, Paris, Editions du Centre Pompidou, septembre 1992. 47 Une vision très romantique du cinéma, postulée dès le début des années 1920 par l’avant-garde européenne, par Germaine Dulac par exemple. 48 Celle-ci semble correspondre à sa notion d’œil intérieur (“mind eye”), qui plus ou moins est l’appréhension de la vision sous tous ses aspects : celle qu’on a « les yeux ouverts, les yeux fermés, derrière les yeux fermés, quand on rêve, quand on a des visions et quand on fait des rêves éveillés » (Stan Brakhage, Conférence au Centre Pompidou, 11 septembre 1993, Document vidéo disponible au centre d’archive « Light Cone » (Paris), extrait situé à la 15ème minute). Nous développerons ce thème de la vision intérieure dans le troisième chapitre. 49 Brakhage, par conséquent, aime bien à se considérer comme un cinéaste documentaire (mais là aussi nous y reviendrons au troisième chapitre) : “I once annoyed P. Adams Sitney terribly by so saying. I said actually I’m the world’s foremost documentary filmmaker […] because I not only document, I not only photograph, but I’m documenting what I’m photographing. I’m documenting the act of documenting”. (Bruce Kawin, « Interview with Stan Brakhage », (page consultée le 3 août 2007), [En ligne], Adresse URL : http://www.criterion.com/asp/in_focus_essay.asp?id=13&eid=303). 40 exemples, avec quelle ferveur je travaille avec le monde, avec mes sens… étant donné ce que ma petite personne a reçu pour appréhender le monde.50 » Ce subjectivisme polyphonique, agglomérat de pensées, marque poétiquement un dépassement du romantisme qui s’inscrit dans la lignée des écrits de Charles Olson ou d’Ezra Pound : Plus conforme à la tradition post-romantique aux Etats-Unis, il veut au contraire capter la conscience dans ses différents états, dans ses mouvements ; c’est-à-dire traversée de façon ininterrompue par un flot d’images et de sensations de toutes sortes. S’il y a de la subjectivité dans les films de Brakhage – et il y en a beaucoup -, ce n’est pas seulement sous la forme d’un univers personnel ou privé qu’il cherche à communiquer, c’est aussi sous la forme de réponses diverses et même quasi psycho-physiologiques à des stimuli venant tant de l’extérieur que de son propre univers intérieur, et qui traversent son corps et son esprit. Comme si Brakhage dépassait son propre ego, déplaçait le drame subjectif dans son propre corps, source et agent de perceptions, de visions et de sensations multiples. L’hypertrophie du sujet chez Brakhage ne réside donc pas dans l’unicité et l’homogénéité de son sujet, mais bien dans une conscience éclatée du sujet, carrefour transitoire de diverses pulsions, visions et sensations.51 Dog Star Man continue donc cette migration de la problématique subjective vers l’intérieur du corps, en présentant une conscience morcelée, véritable écartèlement de pulsions contradictoires. Brakhage prolonge de la sorte son expérience du film lyrique, mais en la dépassant : si Anticipation of the Night correspondait encore à une homogénéité romantique, l’éclatement formel inscrit cette fois Dog Star Man dans un post-romantisme. Cependant Dog Star Man annonce aussi certaines orientations stylistiques à venir, puisque Brakhage va par la suite progressivement achever ce déplacement vers l’intérieur du corps, notamment à travers le genre du film peint, qui est ici initialisé. 50 Donatello Fumarola, « Entretien avec Stan Brakhage », Dog Star Man (livret de la cassette VHS), Paris, Re : Voir, 2002, p.25. 51 Willem De Greef, op. cit. 41 Chapitre II Un poème épique Dans le chapitre précédent, les analogies que présentent Dog Star Man et la poésie littéraire nous ont permis de qualifier le premier de poème filmique. Nous avons analysé certains de ses mécanismes poétiques, et nous avons montré comment l’énonciation éclatée situait le film dans un post-romantisme. Nous allons maintenant nous intéresser à un autre de ses aspects, qui est sa dimension narrative. Ainsi dans ce chapitre nous étudierons l’histoire du film, en essayant de mettre à jour un lien avec la forme du poème épique. 1 – Analyse de l’histoire Comme nous l’avons souligné, Brakhage dans Dog Star Man met en avant le signifiant sur le signifié. Cependant cela ne veut à aucun moment dire que dans cette redistribution des priorités le principe narratif soit évacué, puisque « toute figuration, toute représentation appelle-t-elle la narration, fût-elle embryonnaire, par le poids du système social auquel le représenté appartient et par son ostension.52 » Par essence donc l’image cinématographique raconte, et ce même quand elle est proche de l’abstraction comme parfois dans Dog Star Man53. Toutefois cette prévalence du signifiant crée une densité formelle qui rend plus difficile la compréhension du sens pour le spectateur. La narration pourrait-on dire est alors placée en creux, derrière le contact immédiat que provoque visuellement le signifiant. Malgré tout, Brakhage met clairement en place une histoire dans ce film. Dès l’origine en fait ce projet est pour lui lié à l’idée de récit, puisque le terme « Dog Star Man » provient de la couverture d’un roman éponyme qui avait éveillé sa curiosité, alors qu’il n’était encore qu’enfant (cf. annexe C). Sauf que quand il commence à se pencher sur ce film, l’intrigue 52 Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, L’Esthétique du film, Paris, Nathan, 1983, p.64. En effet même les séquences peintes produisent des transformations (de motifs dans le temps) qui racontent : « le spectateur, habitué à la présence de la fiction, a tendance à la réinjecter là où il n’y en a pas : n’importe qu’elle ligne, n’importe quelle couleur peut servir d’embrayeur de fiction. » (Ibid., p.66). 53 42 n’est déjà plus la composante essentielle de son travail (il n’utilise par exemple plus de scénario). C’est petit à petit qu’il élabore l’histoire de Dog Star Man, en improvisant beaucoup au tournage et en l’écrivant définitivement au montage (nous en développons également l’explication dans l’annexe C). Le résultat est que le film présente son récit sous une forme là aussi éclatée, c’est-à-dire que le spectateur découvre l’histoire d’une manière non chronologique et non logique. En effet le film multiplie les flash-backs et les flashforwards jusqu’à la désagrégation de l’idée de linéarité, et des incohérences rendent confus le cadre de la diégèse. En fait Dog Star Man est a appréhender comme un film de montage : c’est durant cette étape que Brakhage constitue son film, en piochant dans une somme gigantesque de rushes, ce qui lui confère la forme morcelée d’un puzzle. Méthodologiquement nous découperons l’analyse de l’histoire en six étapes, une pour le film considéré dans sa globalité, puis les suivantes pour chacune de ses cinq parties. Notre interprétation se construira essentiellement à partir de trois sources, trois commentaires de référence sur le film, qui sont ceux de Fred Camper, de P. Adams Sitney et de Brakhage luimême. Notre objectif sera de construire une cohérence dans le désordre apparent, et de dégager une histoire de l’ensemble ouvert qu’est Dog Star Man. 1. 1 – Explication générale du film On pourrait résumer l’histoire de Dog Star Man comme celle d’un homme qui escalade une montagne pour chercher du bois, afin de chauffer son foyer, et qui finalement trouve et découpe un arbre mort. La trame principale est donc minimale, basique même. Mais justement dans ce film, Brakhage s’est intéressé à atteindre l’essence d’une histoire. Il a donc épuré au maximum les éléments narratifs, et en contre-partie a essayé de leur donner un caractère mythique, comme nous allons le voir, afin de rendre l’histoire la plus large possible. D’ailleurs pour P. Adams Sitney, le mythe, en tant que vision universelle, serait un développement logique du film lyrique : « Dog Star Man développe en termes mythiques et presque systématiques la vision universelle inhérente aux films lyriques. Plus que tout autre œuvre du cinéma d’avant-garde américain, celle-ci se positionne dans la rhétorique du romantisme, en décrivant l’émergence de la conscience, le cycle des saisons, la lutte de l’homme avec la nature et l’ambivalence sexuelle dans l’évocation visuelle d’un titan terrassé 43 portant le nom cosmique d’Homme de l’étoile du Chien.54 » Ce bref résumé synthétise de nombreux éléments narratifs, que nous allons à présent analyser séparément. Le héros du film, le Dog Star Man, est nous l’avons déjà dit joué par Brakhage luimême. Il est vêtu de manière fruste, comme un montagnard, marche une hache à la main et est accompagné d’un chien : le spectateur comprend vite que c’est un bûcheron. Mais son apparence très neutre (ses habits ne témoignent d’aucune mode) le rend difficilement situable dans le temps, puisque l’action qu’il mène pourrait avoir lieu au XIXème comme au XXème siècle. De même Brakhage se laissait pousser les cheveux comme la barbe, pour accentuer l’aspect intemporel de son personnage : « Le Dog Star Man avait les cheveux longs à cause de ce qu’il devait représenter… j’ai dû faire pousser mes cheveux comme ça, de manière à représenter l’homme à différentes époques, selon différents archétypes. Je pouvais être à la fois un ermite, un homme du moyen âge, un guerrier japonais, Jésus Christ et bien d’autres encore.55 » Le caractère archétypal de son personnage, que Brakhage souligne dans cette déclaration, est d’une grande importance dans le film car il s’étend pratiquement à l’ensemble de la diégèse. Sauf à de très courts instants, celle-ci ne comprend pas d’éléments marqués dans le temps (les exceptions étant par exemple les images de ville nocturne dans Prelude). En effet c’est la nature qui environne le Dog Star Man, et plus particulièrement la montagne, ce qui vide le film d’un aspect documentaire puisque de ce fait il ne peut témoigner de la civilisation au sein de laquelle il a été tourné (ou que d’une manière détournée, comme nous le constaterons dans le troisième chapitre). Cette utilisation des archétypes est sans aucun doute un reste des psychodrames qu’a réalisé le cinéaste dans la première partie de son œuvre. Ces films en effet ont pour point commun de retranscrire d’une manière psychologique et expressionniste les impressions d’un drame personnel. Pour cela Brakhage passe par l’utilisation de symboles, pour faire avancer visuellement ses histoires (la plupart de ses films étant comme Dog Star Man silencieux). Or symboles et archétypes fonctionnent similairement, puisque dans les deux cas c’est l’Idée d’une chose qui est visée. Dog Star Man continue ainsi à exploiter ce principe essentialiste de l’archétype, qui est d’aller vers une essence parfois caricaturale, pour dérouler son histoire sur un mode uniquement visuel (sans l’aide d’une bande sonore ou de cartons explicatifs). 54 55 P. Adams Sitney, op. cit., p.185. Donatello Fumarola, op. cit., p.23. 44 Si la montagne confère une certaine unité de lieu (en tout cas en ce qui concerne sa trame principale), le film n’a a priori pas d’unité de temps puisque son ascension se fait alternativement en hiver et en été. En fait chacune des quatre parties symboliserait une saison différente, afin que leur ensemble forme une année : Part 1 se passe en hiver, Part 2 au printemps, Part 3 en été et Part 4 en automne. Toutefois ce système de saisons, comme le souligne avec justesse P. Adams Sitney, « se réfère aux métaphores principales des parties, et non pas à leur complète existence visuelle.56 » C’est-à-dire que visuellement seul Part 1 se déroule explicitement en hiver, puisque la montagne y est enneigée. Dans les autres sections les indices sont bien moins évidents : dans Part 2 c’est par exemple le nouveau-né qui symboliserait le printemps, dans Part 3 c’est l’acte sexuel qui présenterait « une version érotique du mythe de la richesse de l’été57 », et dans Part 4, c’est le passage rapide de l’été à l’hiver qui suggèrerait l’automne, de manière elliptique (de plus dans cette partie le héros tombe, or comme le remarque Sitney, en anglais « fall » signifie à la fois « chute » et « automne »). Le temps du film est donc celui d’un cycle de saisons, amené à éternellement recommencer. Mais l’ensemble, du moins dans les déclarations d’intention de Brakhage, peut aussi se réduire aussi à un cycle d’une journée : « L’homme grimpe la montagne pendant la nuit et sort de l’hiver à l’aube, traverse en montant le printemps tôt le matin jusqu’au milieu de l’été à midi pile, et c’est là qu’il abat l’arbre… chute – et la chute automnale nous transporte quelque part en hiver.58 » Considéré comme tel, le film reproduit ainsi une unité de temps. Qu’il s’agisse d’une journée ou d’une année n’importe d’ailleurs que peu ici, puisque dans les deux cas il s’agit d’une unité reconstituée, symbolique, idéale. C’est un rapport au temps qui est là aussi archétypal. Dans ce film, le temps est pensé de manière conceptuelle, en tant que symbole : il est complètement artificiel, car entièrement produit au montage. C’est-à-dire que hormis pour Part 1, qui est à une seule bobine, dans les autres parties la surimpression (alliée à un rythme rapide du montage) annule la temporalité. C’est un temps liquide, un flux continu d’images composites. Ainsi Brakhage est obligé de passer par le symbole (comme celui d’une naissance) pour ancrer ces parties dans le temps : de lui-même, le spectateur peut difficilement dire à quel moment dans le temps leurs images correspondent. 56 P. Adams Sitney, op. cit., p.187. Ibid., p.187. 58 Ibid., p.185. 57 45 Dans son analyse de Dog Star Man, Sitney remarque également que les quatre dernières parties se divisent en deux groupes de deux, en ce qui concerne l’histoire. Et effectivement Part 1, qui montre l’ascension du héros et donc l’initialisation de l’histoire, s’assemble avec Part 4, qui en est sa résolution. Alors que de leur côté Part 2 joue avec Part 3 un rôle transitoire dans l’histoire, en étant successivement consacrés à la naissance du fils du Dog Star Man et à un acte sexuel. Ce sont deux poches, deux brefs mouvements dans l’intimité du héros qui coupent le film par leur individualité. La structure du film peut aussi être considérée d’une manière plus linéaire, en fonction de la lutte que mène le héros pour accomplir sa quête. Celle-ci, a priori aisée, est rendue exagérément difficile par le cinéaste. En effet, on peut constater que Brakhage fait à plusieurs reprises mourir puis renaître le Dog Star Man, à la fin et au début des parties. Cette dramatisation de l’histoire (traitée de manière non dramatique) fait référence notamment aux nombreux « serials » qu’il aimait regarder enfant, et dans lesquels le héros meurt à la fin de chaque épisode pour renaître au début du suivant. Le Dog Star Man meurt ainsi symboliquement à la fin de la première partie, les battements de son cœur ralentissant suite à une chute. Il réapparaît au début de la deuxième partie, escaladant avec vigueur, mais se retrouve à terre à la fin de ce segment. Puis à la fin de la troisième partie, l’activité de son cœur reprend en accélérant : le héros renaît pour le final. Par conséquent nous voyons que l’on peut établir plusieurs ponts entre les différentes parties, qui finalement peuvent être considérées comme les épisodes d’un film à série moderne. Cette structure particulière rappelle également la forme du poème épique, qui traditionnellement est composé de plusieurs chants distincts. Dans Dog Star Man il en est de même, puisque ce long-métrage est un assemblage de cinq courts-métrages qui rappelons-le sont conçu par Brakhage pour pouvoir fonctionner individuellement. Il systématise à cet égard les génériques à chacune des parties, ce qui renforce leur similitude avec l’aspect des chants, ceux-ci constituant chacun l’épisode d’un récit plus vaste (en effet puisque chaque chant suit une structure close, il peut être raconté de manière autonome). Dog Star Man épouse par conséquent une structure héritée de l’épopée. Il mélange également les archétypes, dans un souci d’universalisme, et offre un temps cyclique qui répond à cette poussée symboliste. Nous allons à présent nous intéresser dans le détail à chacune de ses cinq parties, et voir comment elles s’insèrent respectivement dans l’ensemble épique. 46 1. 2 – Dog Star Man: Prelude Prelude est à deux couches d’image. Des quatre courts-métrage en surimpression, c’est celui le plus long. Brakhage a réalisé dans l’ordre chacune des parties de Dog Star Man, ce qui fait que Prelude est sa première entrée dans le film. Ne sachant trop comment procéder pour monter une telle somme d’images, il expérimente une nouvelle méthode de travail, basée sur un va-et-vient entre aléatoire et rationalisation : Pendant une longue période du montage, je croisais des préoccupations surréalistes avec, par exemple, le sens qu’a John Cage de la forme déterminée par différentes opérations fortuites. Et puis je revenais et revenais sur ce matériel en le restructurant ; en arrivant à la fin à une seule bobine de la longueur du Prélude. […] L’étape suivante, une fois que j’avais la première bobine complète du film, fut de commencer la deuxième, celle qui venait en surimpression. On peut avoir trois, quatre, ou plusieurs bobines de la longueur du film complet et surimpressionner une image sur l’autre là où l’on veut. Je pris la bobine issue principalement du hasard et des opérations surréalistes et commençait à monter une deuxième bobine complémentaire de celle-ci. Dorénavant, tout ce que je montais était fait de manière hyperconsciente. Je revenais en arrière et changeait des images dans la première bobine pour en changer la forme au fur et à mesure des besoins nécessités par le développement de la deuxième bobine. La deuxième bobine partait toujours de ce qui lui préexistait sur la première pour ensuite le structurer et le transformer en quelque chose de semblable à ce qu’on se rappelle au réveil. D’un côté, il y avait cette masse incompréhensible de matériel que j’appelais la bobine du « chaos » ; de l’autre il y avait la bobine « construite » qui représentait le rêve transformé et rendu accessible à l’esprit le matin.59 Ainsi dès la composition du court-métrage, il y a un mélange entre le conscient et l’inconscient. Prelude commence par un écran noir, qui s’étend longuement. Puis des masses de couleur rouge apparaissent progressivement (photogramme C1), de plus en plus nerveusement, jusqu’à un moment de tension où un flash blanc fait basculer le film dans des images déformées de cristallisations bleutées et de voitures roulant dans la nuit (photogramme C2). En insert, des gros plans sur le visage du Dog Star Man, qui secoue rapidement la tête (photogramme C3). Pour P. Adams Sitney, cet incipit est « la formation de la conscience individuelle » du héros60. Ces images qui arrivent graduellement à la lumière, qui passent du flou au net, seraient comme la prise de conscience du monde qui l’entoure. 59 60 P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, Paris, Editions Paris Expérimental, 2001, p.23-24. P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.189. 47 Vient ensuite un magma de strates colorées, et des plans peints et grattés se mêlent à de pures textures (photogramme C4 : un gros plan sur des poils de chat). Les images petit à petit s’ordonnent, comme dans ce plan où le chien du Dog Star Man est accolé à l’astre par surimpression (photogramme C5), ce qui forme une métaphore montrant que l’étoile est la Dog Star, c’est-à-dire Sirius. Dans son interprétation de The Art of Vision, Fred Camper analyse davantage ce début de Prelude comme le récit cosmogonique d’une création ex nihilo de l’univers du Dog Star Man. Du noir originel se forment des plaques de lumière colorée, et c’est tous les éléments du monde du Dog Star Man qui apparaissent les uns après les autres : “Prelude is a film about and of the entire universe. The images range from the telescopic (the sun, moon) to the microscopic (blood vessels, cells). Brakhage shows everything that could have relevance to the central character in the film, and his view of the universe. The film is of sweeping scope, including nature, civilization, and man in one immense dream of the creation of the universe.61” Et en effet, Prelude est la partie qui brasse le plus d’éléments hétérogènes, ce qui contribue à la sensation de chaos originel. On y découvre la montagne enneigée (photogramme C6) comme les entrailles du Dog Star Man (photogramme C8) ou le tronc de l’arbre blanc mort (photogramme C11). On retrouvera en fait tous ces composants dans les autres parties du long-métrage, mais sous une forme plus développée. Ici ce sont juste des particules visuelles qui construisent l’univers du poème : Prelude introduit les motifs du film, les thèmes qui suivront. Brakhage a en effet délibérément pensé Prelude comme le point de départ qui structurerait l’intégralité de l’œuvre à venir : L’une des choses dont j’étais sûr (par mes rêves) était que le rêve qui précède le réveil est celui qui structure la journée à venir. Ce matériel onirique est une récolte du jour précédent, et par conséquent est une récolte de tous les jours précédents, c’est-à-dire qu’il contient toute la structure de chaque histoire, de chaque Homme. […] En général, dans l’histoire de l’art, les préludes sont composés de morceaux et de petits bouts du travail suivant. Mais moi je voulais composer le prélude en premier, plutôt qu’à la fin (comme c’est l’usage), afin que le reste du travail parte du prélude. Je n’avais qu’une idée vague des quatre autres parties qui auraient suivi. C’est ainsi que je réalisais que quoiqu’il arrive dans ce prélude, c’est ce qui déterminerait la suite ; et dans ce sens je voulais que le film soit, dès le début, aussi vrai qu’une naissance. Je voulais que le Prélude soit un rêve qui détermine l’œuvre à suivre, plutôt qu’une chose surréaliste inspirée par le rêve.62 61 62 Fred Camper, « The Art of Vision, a Film by Stan Brakhage », Film Culture, n°46, (automne 1967). P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p.23-24. 48 Ainsi Prelude est en fait un rêve, le rêve de Dog Star Man, c’est-à-dire le rêve qui contient le film et qui le détermine prophétiquement. Dans ce commentaire il est intéressant que Brakhage parle de « chaque histoire, de chaque Homme », car cela montre combien il était conscient du caractère intemporel, universel qu’il essayait d’insuffler à son film. Comme tout rêve Prelude présente aussi des images de bonheur, comme celle où l’on voit le Dog Star Man tenir son fils par les bras (photogramme C12). Celles-ci seront d’ailleurs les seules du film (on ne reverra plus ces images), ce qui leur confère un statut de fantasme. C’est un point idéal dans l’horizon psychique du héros, vers lequel il souhaite aller, et le reste du film expose sa tentative pour y arriver. Fonder une famille, qu’elle soit heureuse, est l’objet véritable de sa quête, le but secret de son ascension ascétique dans la montagne. Vers la fin de la partie on voit même des plans sur le Dog Star Man qui dort allongé (photogramme C13). Mais c’est encore la genèse de son univers qui domine : gros plan sur le sexe de sa femme qui sera amené à enfanter (ou, référence à l’Origine du monde de Courbet, qui enfante directement cet univers psychique : photogramme C7) ; plans de paysages triturés, qui vacillent au grès des mouvements d’une lentille anamorphique (photogramme C9) ; plans peints à la main évoquant de mystérieux déplacements moléculaires (photogramme C10) ; planète qui explose (photogramme C14). Le court-métrage se termine subitement, sur un plan superposant particules et paysage à l’aube ou au coucher de soleil (photogramme C15). Cette fin brusque, assez inattendue, peut s’interpréter comme le réveil du personnage principal : « A l’inverse de la plupart des films de Brakhage, y compris les autres parties de Dog Star Man, le Prélude n’a ni fin en apogée ni en diminuendo. La soudaineté de la conclusion peut être conçue comme une concession à la structure onirique dont Brakhage dit qu’elle a inspiré la forme de ce film.63 » Au niveau de l’histoire, Prelude raconte donc la naissance cosmique du monde du Dog Star Man. Mais c’est une naissance qui a aussi lieu dans un rêve : le film est par conséquent marqué par le sceau du fantasme, de l’illusion onirique. 63 P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.190. 49 1. 3 – Dog Star Man: Part 1 Part 1 commence par de longs plans cotonneux, presque des monochromes blancs, et comme au début de Prelude progressivement des formes apparaissent. Mais cette fois-ci c’est le début effectif du film, le début de la journée. Petit à petit, le spectateur comprend que cette première séquence introductive est un enchaînement de plans présentant la montagne du Dog Star Man. On commence par un cadrage extrêmement lointain (que l’on imagine pris du ciel du fait de la présence de nuages : photogramme D1), et l’on se rapproche à chaque coupe, en passant par le plan général (photogramme D2) jusqu’au plan rapproché final sur une chute d’eau (photogramme D3). Ce mouvement scalaire, qui va du plus large au plus serré, est celui du recentrage analytique, du passage au microscope. Le ton est donné : Part 1 est d’une précision clinique. P. Adams Sitney, dans son Cinéma visionnaire, compare cette section avec le minimalisme du théâtre Nô japonais : « Dans la tradition du vorticisme64 d’Ezra Pound, la 1ère Partie rappelle une pièce de théâtre Nô, l’exploration minutieuse et en détail d’une seule action et de ses ramifications. Brakhage décrit l’action centrale de cette partie comme un mouvement du héros deux pas en avant, un pas en arrière, qu’il met en relation avec le mouvement en avant et en arrière du sang dans le système capillaire, image finale de cette partie.65 » En effet, Part 1 décrit essentiellement une unique action, qui est l’ascension du héros dans la montagne hivernale, à la recherche de l’arbre blanc mort. C’est une montée laborieuse, que le Dog Star Man accomplit avec son chien et qui visiblement lui coûte beaucoup d’efforts (photogramme D4). Il avance lentement, péniblement, en s’aidant souvent de ses mains (photogramme D5). A un moment donné il fait même une chute importante (photogramme D10) qui le renverse sur le dos (photogramme D11). Brakhage insère alors un long gros plan sur un cœur, dont l’activité se ralentit sensiblement (photogramme D12). Il s’agit comme nous l’avons déjà expliqué du cœur du héros, qui en s’essoufflant témoigne d’une baisse dans son activité, d’une difficulté corporelle, d’une sensation d’abattement peut-être également. 64 « L’image n’est pas une idée. C’est un nœud, un essaim rayonnant, ce que je peux et dois impérativement appeler un VORTEX. Depuis ce vortex, à travers lui et en lui, les idées sans cesse se précipitent. On me demande souvent s’il peut y avoir un poème imagiste ou vorticiste qui soit un long poème. Les Japonais, auxquels on doit le haïku, ont également produit le théâtre Nô. Dans le meilleur « Nô », la pièce entière peut consister en une image, elle peut être concentrée sur une image. Son unité tient à une image, renforcée par le mouvement et la musique. » (Ezra Pound, Henri Gaudier-Brzeska par Ezra Pound (1960), trad. fr., Paris, Tristram, Editions ARPAP, 1992, p.150) 65 P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.186. 50 Mais le Dog Star Man se relève finalement et reprend sa progression, qui devient d’ailleurs de plus en plus compliquée. Le spectateur le comprend à travers l’évolution de la pente montagnarde, qui petit à petit se rapproche de la verticale, atteinte à la fin de la section (photogrammes D13 et D14). L’avancée s’est alors transformée en escalade absurde, le héros luttant désormais littéralement avec la montagne. C’est un face-à-face inégal, dû à une inclinaison très exagérée du trépied de la caméra, qui inscrit l’action dans un registre symbolique : l’ascension a pris la forme d’un combat entre le Dog Star Man et les forces cosmiques de la nature. Fred Camper voit dans cette exagération hyperbolique une représentation expressionniste de ce que ressent le personnage principal. La pente à 90 degrés serait l’expression subjective des affres du Dog Star Man. Ce point de vue est confirmé par Brakhage, dans son entretien avec Donatello Fumarola : « Le Dog Star Man dérape et glisse sur une surface qui est à peine inclinée, voire pas du tout. On sait que c’est dans son imagination. Et il s’attaque aux arbres qui le jettent de la neige. […] Son cœur se brise, il est tout déchiré à l’intérieur, ou bien c’est ce qu’il ressent.66 » Ces plans expressionnistes (créés lors de la prise de vue par un effet sur la caméra) sont en quelque sorte le pendant de toute une série de plans beaucoup plus neutres sur la montagne. En effet il y a tout un pan de Part 1 qui est comme consacré à l’observation de cette nature hivernale. Cela passe essentiellement par des gros plans sur des matières diverses comme la pierre (photogramme D6), voire même sur des textures plus immatérielles comme certaines qualités de lumière (photogramme D8). Ce dernier plan, une image de rayons lumineux passant à travers un feuillage, est d’ailleurs comparé à un plan sur un vitrail d’église (photogramme D7), comme nous l’avons observé précédemment à propos de la métaphore dans le film. Mais contrairement aux exemples alors étudiés, ici la comparaison fonctionne grâce à la figure du montage parallèle, et non pas du fait de la surimpression. Le mélange entre plans subjectifs et plans objectifs permet ainsi selon Camper de montrer les deux facettes d’un même objet : la marche du héros dans la montagne. Le spectateur peut de cette façon appréhender tous les aspects de la montagne : telle qu’elle est censée être réellement, à travers les plans documentaires, et telle qu’elle est vécue par le Dog Star Man, à travers les plans expressionnistes. “Part I analyses all its material to the fullest 66 Donatello Fumarola, op. cit., p.25. 51 possible extent. The mountain is shown in all possible forms, as is nature and the man. It is an exploration of a single action in its total context.67” Cette volonté d’explorer la montagne de manière quasi-systématique, d’en épuiser les données, se retrouve dans le rythme général du court-métrage, beaucoup plus lent que dans les autres parties du film. Or cette lenteur a une qualité analytique, puisque allonger la longueur des plans permet au spectateur de davantage assimiler leur contenu, et donc de se positionner dans une configuration où il sonde davantage les images filmiques. Le cinéaste en tire parti, et comme nous venons de le dire, multiplie les analyses du contexte montagnard. Il va même jusqu’à s’amuser à dessiner la silhouette des flocons (nous supposons que c’est un dessin : photogramme D9), afin de souligner l’existence de différentes échelles dans la réalité (la neige est habituellement vue à échelle humaine ; là elle est montrée à une échelle microscopique). Le court-métrage se termine avec un long très gros plan sur un tissu capillaire (photogramme D15). On y voit le sang circuler par mouvements d’aller-retour. Part 1, en passant de plans généraux sur la montagne à de très gros plans sur l’intérieur du corps humain, embrasse donc le spectre entier de l’univers du Dog Star Man. Brakhage, de manière presque encyclopédique, accumule les formes et les compare entre elles. Il met aussi en parallèle le métabolisme du héros et les pulsations de la nature, comme le souligne Sitney : Tout au long du film, les images d’organes internes du protagoniste (cœur, sang, tissus), postulant la partie négative du héros, se font progressivement plus fréquentes et acquièrent plus d’importance. Le plan final confirme le passage à une vue intérieure : après un très long passage au blanc, un seul plan apparaît. C’est une vue microscopique du sang dans un vaisseau capillaire, dans son mouvement naturel de flux et de reflux. Le plan final illustre ainsi la règle brakhagienne issue de son étude des altérations idiotoxiques : tout nœud d’actes imaginaires possède un fondement physiologique. Ainsi le flux du sang correspond au rythme hivernal de l’Homme de l’étoile du Chien en lutte avec la nature.68 Il est intéressant de noter l’idée que Sitney soulève ici, d’une partie négative au héros (l’intérieur de son corps). Cela sous-entendrait une partie positive, qui serait le monde extérieur. Ce concept fait écho à celui « d’œil intérieur » de Brakhage, qui concerne tout ce que l’on peut voir les yeux fermés (toute la vision qui provient donc de l’intérieur du corps). 67 68 Fred Camper, op. cit. P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.193. 52 1. 4 – Dog Star Man: Part 2 Part 2 est à deux couches d’image, ce qui ramène Dog Star Man au niveau de surimpression de Prelude. Pourtant formellement, Part 2 est assez différent de Prelude : d’une part il fonctionne davantage sur le principe de collage (et non pas sur le grattage ou la peinture), et d’autre part il a une unité plus forte, puisqu’une des deux bobines d’image est exclusivement centrée sur les premiers instants du fils de Brakhage. Il a en fait incorporé dans cette partie un petit film qu’il avait réalisé sur la naissance de son premier fils, Meat Jewel (1963)69, qui a aujourd’hui disparu dans sa forme originelle. Part 2 est donc un film sur la naissance du fils du Dog Star Man. Celle-ci est décrite en trois étapes, mais de manière extrêmement condensée et figurée. Tout d’abord dans les premières secondes du film, quelques images « subliminales » (des plans d’un ou deux photogrammes) viennent perturber l’écran noir. Sur plusieurs d’entre eux on distingue Jane Brakhage nue, allongée sur un lit (photogramme E1). Visiblement il ne s’agit pas d’un lit d’hôpital puisqu’on n’aperçoit aucun matériel médical (et qu’au contraire on discerne un téléphone posé sur une commode). Mais Jane Brakhage ayant accouché dans sa maison pour Window Water Baby Moving (1958), il se peut très bien qu’il en ait été de même cinq ans plus tard, ce qui amènerait à penser que cette image a été prise peu avant l’accouchement du garçon, certainement dans son attente. La deuxième étape de l’accouchement réside dans un pur effet de collage image par image. Cela correspond au moment où l’enfant fait son apparition dans le film (photogramme E3). Brakhage a ici découpé plusieurs photogrammes d’un gros plan sur le visage de son fils et les a recollés sur une pellicule blanche, de manière à ce que le visage se recompose progressivement dans un effet similaire à de l’animation. Cette agglomération soudaine (la séquence dure à peine quelques secondes) symbolise l’arrivée de l’enfant vers la vie (vers sa formation définitive), et son désir de sortir du ventre de sa mère. La troisième étape consiste en l’accouchement proprement dit, qui est représenté par une superposition de zooms arrières rapides sur le nouveau-né criant et se tortillant, seul sur un drap. Les deux zooms sont décalés l’un par rapport à l’autre, ce qui crée comme un effet de boucle évoquant visuellement la sortie hors du corps de la mère. Lors de la première partie de 69 P. Adams Sitney, Ibid., p.195. 53 la séquence les deux images s’entremêlent chaotiquement (photogramme E4), puis petit à petit le rythme s’apaise, et à la fin on distingue clairement le nouveau-né (photogramme E5). Un véritable catalogue des sens s’ensuit alors, Brakhage montrant au spectateur la découverte du monde par le jeune enfant (ce qui fait écho à la découverte de l’univers du Dog Star Man au début de Prelude). On rentre alors dans ce qui constitue le corps du courtmétrage, sa partie la plus importante. Elle met en place un dispositif basé sur la surimpression, que nous avons déjà évoqué à propos de la métonymie : la surimpression remplace la figure du champ-contrechamp en exposant simultanément le champ (ici l’enfant regardant) et le contrechamp (ce qu’il est censé regarder, à savoir des plans de matières). Le photogramme E6 par exemple montre l’oreille de l’enfant superposée à un plan troué de points clairs : Brakhage semble vouloir exprimer visuellement la découverte de l’ouïe. Sur le photogramme E8, une texture de vert clair se surimpressionne sur l’enfant : il commence à appréhender la matière qui l’entoure. Sur le photogramme E9 l’enfant crie alors qu’un nuage bleu violacé paraît lui rentrer dans la bouche : délibérément il y a une interaction entre le nouveau-né et le monde dans lequel il vient d’arriver. Sitney rapproche cette accumulation de sensations de la connaissance pré-verbale : « Des séries d’images plates en couleurs, souvenirs du Prélude, se surimpressionnent très rapidement sur les collages d’images de l’enfant. […] Présenté en lumière clignotante qui renforce sa texture poreuse, un rocher suggère cette sorte de connaissance pré-verbale que peut avoir un nouveau-né. Des textures visuelles de lumière passent à travers les arbres, le soleil vu à travers un voile, le sang qui se déverse et la chair d’un téton.70 » Effectivement des éléments tels qu’un voile, que du sang, ou que la poitrine maternelle sont très liés au monde supposé de la très jeune enfance, ce qui laisse à penser que Brakhage a choisi ces motifs pour ce rapport précis. Ce que Brakhage met ici en images est en fait sa thèse sur « l’untutored eye », « l’œil non éduqué » (cf. page 35). Celle-ci est développée dans Metaphors on Vision, qui rappelonsle est rédigé alors qu’il travaille sur Dog Star Man. Dans le premier texte de cet ouvrage, le plus célèbre, il appelle à un retour à l’innocence du regard : « Dès que le sens de la vue est acquis – ce qui semble être inhérent à tout œil d’enfant -, l’œil perd alors son innocence avec bien plus d’évidence qu’aucune autre faculté humaine, œil qui apprend à faire un classement de ses enregistrements, œil qui reflète le cheminement de l’individu vers l’inéluctable mort 70 Ibid., p.194. 54 par son inaptitude croissante à voir.71 » Cette innocence de la vision enfantine est donc selon lui perdue très jeune, pour des raisons culturelles : on éduque le regard à voir selon certains schémas, ce qui lui fait perdre sa « fraîcheur ». Or dans Part 2 Brakhage cherche justement à reproduire, d’une manière affichée, la vision libérée, non éduquée, d’un jeune enfant. Le nouveau-né devient donc un modèle pour le cinéaste, un paradigme quant à la vision, puisqu’il témoigne d’un regard idéal, pur, qu’il a depuis longtemps perdu. L’enfant est par conséquent l’exemple que le cinéaste appelle à suivre, lui qui souhaite revenir à une vision d’avant le verbe. Fred Camper l’explique dans son analyse de Part 2 : Brakhage voit ici à travers un « regard non éduqué ». “The primary content of the film relates to the baby's seeing. Children, for Brakhage, see with "untutored" eyes, their perceptions are simpler, less educated, and more beautiful. We see the baby squinting, opening his eyes, and in superimpositions of shots of minerals, shining with reflected light. These rocks belong on the mountain, they are from the mountain. The baby is beginning to learn to see his environment.72” D’ailleurs dans le film l’enfant ouvre de plus en plus les yeux : on passe de l’ouïe (photogrammes E7 et E11) à la vue (photogrammes E13 et E14). Corollairement de plus en plus de plans sur la nature apparaissent, sans la présence du nouveau-né en surimpression (photogrammes E10, E12 et E15). Cela laisse penser qu’enfin le dispositif du champcontrechamp peut s’installer, maintenant que l’enfant s’est habitué à la vue. Il faut préciser que certains plans évoquent aussi les sens du toucher ou du goût, comme celui du photogramme E13 qui rapproche l’enfant et le sein de sa mère (ce qui figure l’allaitement, à la fois tactile et gustatif). En montrant la naissance de son fils, Part 2 est donc une première pause dans l’ascension du Dog Star Man. Toutefois Brakhage apporte une interprétation supplémentaire qui linéarise en quelque sorte la structure du film, en renforçant la continuité entre les parties : Le moment auquel l’homme est vu à la fois grimpant et tombant est en quelque sorte récapitulé au début de la 2ème Partie. Je réintroduisais l’homme qui grimpe à la fois en négatif et en positif, en surimpression. J’avais le sentiment que ces deux aspects jumeaux de l’Homme de l’étoile du Chien pouvaient se déplacer comme en souvenir. Je réalisais que l’homme, dans sa chute et dans sa montée en négatif et en positif, était scindé en deux et s’identifiait lui-même comme enfant […] et/ou à son enfant. […] A la fin de la 2ème Partie un équilibre est atteint quand les images reviennent à l’Homme de l’étoile du Chien dans sa chute. C’était très important pour moi, également, qu’on puisse apercevoir 71 72 Stan Brakhage, « De la vision : métaphores », dans Métaphores et vision, op. cit., p.19. Fred Camper, op. cit. 55 le trépied au loin afin qu’il y ait toujours cette impression qu’il s’agit d’un cinéaste en train de se filmer… En aucun sens, il n’est possible de prendre parti ou de s’identifier, précisément parce qu’au niveau du récit dans le film, l’Homme de l’étoile du Chien est confronté à sa propre enfance par son enfant.73 Ainsi Brakhage propose de considérer Part 2 comme une sorte de parabole de l’activité du Dog Star Man, qui effectivement ouvre et clôture le court-métrage (photogramme E2). Celuici dans son calvaire se sentirait donc renvoyé à sa propre enfance, et à travers cette prise de conscience (de ses similitudes avec son fils) il ferait en quelque sorte la paix avec lui-même (serait réunifié), et donc serait prêt à de nouveau avancer. Cette exégèse nous paraît un peu forcée, mais il est par contre intéressant de constater le parallélisme entre Prelude et Part 2, dans les découvertes du Dog Star Man et de son fils de leurs univers respectifs. 1. 5 – Dog Star Man: Part 3 Part 3, à trois bobines de surimpression, a dans Dog Star Man tout du versant de Part 2. D’une part cette partie constitue un deuxième intermède avant la reprise dans Part 4 de la trame principale, et d’autre part il forme en quelque sorte l’à-côté de Part 2, puisque si Part 2 présente la naissance de l’enfant du Dog Star Man, Part 3 le montre faire l’amour avec sa femme (Brakhage remonte par conséquent la chaîne de la reproduction). Dans l’histoire de Dog Star Man, Part 3 est donc une séquence sexuelle qui s’insère entre l’arrivée de l’enfant et la résolution finale. Mais s’il a précédemment déjà filmé des couples en train de faire l’amour (dans Loving en 1957 et dans Wedlock House : An Intercourse en 1959), dans ce court-métrage Brakhage ne montre pas à proprement parler l’acte sexuel. Le spectateur à aucun moment ne voit le couple s’unir, et il ne le voit même que rarement ensemble dans le cadre : le cinéaste prend le parti de l’évocation. Dans le début du court-métrage, ce sont essentiellement des formes assez abstraites qui s’enchaînent à l’écran (photogrammes F1 et F2). Ce sont des images composites mélangeant textures en gros plan, peinture et grattage. Jane Brakhage, la femme du Dog Star Man dans le film, fait progressivement son apparition : d’abord à travers des gros plans sur son visage (photogramme F3), puis ensuite dans des plans sur certaines parties de son corps nu (photogramme F4). Des parties du corps du Dog Star Man commencent alors à émerger, et se 73 P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.186 56 mêlent par surimpression à celles de sa femme (photogramme F11). Le lien entre les corps se fait donc cinématographiquement, au montage, et n’a pas (ou très peu) lieu lors de la prise de vue. Les corps se déforment de plus en plus, littéralement, par l’effet d’une lentille anamorphique (photogramme F7). La crispation devient tangible, et le Dog Star Man semble lutter avec lui-même (photogramme F8 : il se débat solitairement). Le lait jaillit des seins, symbole d’une éjaculation (photogramme F9), mélangé à des gros plans de sexes (photogramme F10). C’est l’orgasme, instant où les corps sont le plus confondus (photogrammes F11 et F12). Puis petit à petit la tension se relâche, et l’on revient à des plans neutres sur Jane Brakhage (photogramme F13). Le court-métrage se termine comme il avait commencé, c’est-à-dire avec des images abstraites (photogrammes F14 et F15). Cette partie en fait a elle aussi été conçue autour de la technique de la surimpression, comme l’explique Brakhage dans son entretien avec P. Adams Sitney : La 3ème Partie est composée de trois bobines superposées, en forme de « Lui, Elle et Cœur ». Les images féminines essayent en vain de se transformer en images masculines et inversement. Dans la bobine « Elle » on voit des accumulations de chair en mouvement qui se séparent pour former distinctement l’image d’une femme, tiraillée par le désir d’être homme. D’une certaine façon c’est très proche de Breughel ; des pénis remplacent des seins en un éclair ; puis un pénis surgit d’un œil ; ou bien des poils d’homme prennent soudainement la forme d’un corps entier de femme. A un moment, les transformations cessent et cette chair se fait définitivement femme. Puis sur la bobine « Lui », c’est l’inverse qui se produit : une accumulation de chair masculine est torturée par son désir d’imagerie féminine ; si bien que, par exemple, des lèvres se transforment soudain en vagin. En fin de compte la forme mâle prend le dessus. Puis, bien entendu, ces deux directions dansent ensemble, superposées et l’on obtient un magma de chair homme-femme qui se divise et se mélange à lui-même, découvertes ou déformations à la Breughel, pour ainsi dire.74 Ainsi l’on voit que Brakhage a travaillé ici en séparant les trois bobines de surimpression. Comme dans Prelude et dans Part 2, le cinéaste met en place un système à partir de la surimpression, auquel il se tient sur la durée du court-métrage. Il se fixe donc des règles, mais qui sont elles aussi signifiantes, comme nous allons le voir. Donc parmi les trois bobines, une est consacrée au Dog Star Man (la bobine « Lui »), une à sa femme (la bobine « Elle »), et une à des matières organiques (la bobine « Cœur »). Le fait de prendre le Dog Star Man et sa femme comme des éléments séparés amène Brakhage à concevoir leur rapport sexuel comme une lutte individuelle, comme il l’explique dans le commentaire ci-dessus. Toutefois celui-ci est finalement plus à considérer en tant que 74 Ibid., p.186. 57 déclaration d’intention (ce qui documente sur sa manière d’appréhender le montage), car dans le court-métrage définitif le spectateur ne peut que difficilement discerner l’évolution du rapport de force entre l’homme et la femme. Sitney met justement cette confusion formelle sur le dos de la surimpression : « La surimpression parfaite empêche toute distinction entre « un niveau masculin devenant féminin » et « un niveau féminin devenant masculin ». On voit tout à la fois, un mélange épais de corps masculins et féminins, et c’est tout.75 » Cependant il ne nous semble pas important que l’on ne puisse distinguer les phases où l’un des deux corps prend le dessus sur l’autre, car ce qui compte n’est pas leur rapport de force, mais leur rapport tout court. Et ce niveau là, qui est l’essence de l’acte sexuel, est par contre bien présent puisque même dans sa confusion le plan exprime souvent une tension entre les corps. En assignant à chaque couche d’image une fonction particulière, Brakhage cherche à exprimer d’une manière cinématographique l’acte sexuel. Il le présente comme l’addition de deux corps et d’un troisième élément, la bobine « Cœur », qui souligne l’aspect profondément charnel et organique de la relation. Cette troisième bande est donc comme discursive, le cinéaste avançant à travers elle sa vision du sexe. En fait encore une fois, comme le déduit Fred Camper, Brakhage tente de proposer une représentation totale d’une action : “The "C" roll of Part III consists entirely of organs (heart, liver, etc.): Brakhage is putting the sex in the total context of their bodies. He again cannot resist seeing everything in the film in terms of the general picture. There is also handpainting on C roll: again the closed-eye vision, that which one cannot control in one's eyes when participating in the sex act. According to Brakhage, the "A" roll consists of mainly footage of himself, […]; and "B" roll consists mainly of footage of his wife […]. The superimposition of all three, and combinations of two of them, provide full treatment and expansion of those ideas.76” Cependant à la différence de Part 1, ici il n’y a pas de plans de type documentaire, ce qui cantonne la représentation du côté de la subjectivité. Brakhage opte donc pour le parti pris d’exprimer de manière extrêmement subjective l’acte sexuel. Pour cela il a recours à la peinture, comme l’indique Fred Camper, afin de traduire visuellement les visions intérieures qui peuvent lui venir quand il fait l’amour. Il appelle vision hypnagogique ce type d’images intérieures, mélant abstraction et images figuratives, et c’est en vue de la reproduire sur pellicule qu’il utilise la peinture : “I started painting on film primarily to create a corollary of what I could see with my closed-eye vision 75 76 Ibid., p.194. Fred Camper, op. cit. 58 or hypnagogic vision because there was no way I could get the camera inside my head or create a photographic equivalent of those shapes streaming across my closed eyes… I tried all kinds of things – scratching on film, even baking it – but paint mixed with chemicals created certain shapes intrinsic to the organic cells of seeing itself.77” Ainsi dans le court-métrage de nombreux plans peints retranscrivent cette apparence cellulaire, organique (photogrammes F2 et F14). Brakhage essaie aussi d’exprimer cette sensation lors de la prise de vue : par des déformations à la lentille, comme nous l’avons déjà dit, par des textures en gros plans (sur l’intérieur du corps par exemple (photogrammes F1 et F15), mais également par les éléments du décor. Ainsi on voit de nombreux plans dans cette section où le Dog Star Man et sa femme baignent dans l’eau (photogramme F5), ce qui diffuse une atmosphère matricielle : on a l’impression que les corps sont dans un cocon, qu’ils sont à l’intérieur d’un corps plus grand. Brakhage donne ici le sentiment qu’en faisant l’amour les protagonistes reviennent à un état primitif, élémentaire, où les corps sont encore indifférenciés : le couple retourne dans une sorte d’état fœtal, et c’est en passant par ce stade, dans cette apothéose de chair que constitue l’orgasme, que la fécondation peut avoir lieu, qui elle-même produira l’état fœtal de l’enfant en constitution. Il y a donc comme une sorte de boucle entre Part 2 et Part 3, chacun des deux courts-métrages se prolongeant comme circulairement dans l’autre. Part 3 est donc comme la partie négative de Part 2, en tout cas son complémentaire. Dans l’histoire générale, linéaire, de Dog Star Man, Part 3 correspondrait en fait à un rêve sexuel diurne, qui redonnerait au Dog Star Man la force nécessaire pour le final : “Part III is entirely a sexual daydream. Through sex and love, according to Brakhage, the man's heart is revived.78” 1. 6 – Dog Star Man: Part 4 Part 4, à quatre couches d’images, est un travail assez complexe formellement. L’ensemble du film semble y être récapitulé alors que le Dog Star Man découvre enfin l’objet de sa quête, l’arbre blanc mort. 77 Suranjan Ganguly, « Stan Brakhage – The 60th birthday interview », Experimental Cinema: The Film Reader, Wheeler Winston Dixon, Gwendolyn Audrey Foster (dir), Londres, Routledge, 2002, p. 147. 78 Fred Camper, op. cit. 59 Quand le court-métrage commence, le Dog Star Man se trouve allongé (photogramme G1). Il s’anime, et l’on suppose qu’il sort du rêve de Part 3. Il se lève ensuite, et semble être au sommet de la montagne car seul le ciel est visible à l’arrière plan (photogramme G2). On remarque d’ailleurs que le Dog Star Man est désormais torse nu, et que l’on se trouve en été (la lumière vive le sous-entend). Les séquences qui suivent ramassent en quelques minutes l’intégralité du film, de manière condensée : on voit une nouvelle naissance, des images de l’acte sexuel de Part 3, on retrouve la comparaison entre les arbres et l’architecture (photogrammes B10 à B15), des plans sur le soleil, etc. Mais Brakhage ajoute aussi quelques nouveaux éléments, comme par exemple la maison du héros, que l’on perçoit pour la première fois (photogramme G3). Celle-ci est une ferme, qui se trouve visiblement dans la vallée (elle est filmée en plongée et est bordée par une rivière). Ce n’est en fait qu’à partir de ce moment là que le spectateur a toutes les clés en main pour comprendre l’action du Dog Star Man, puisque logiquement elle signifie que c’est pour la chauffer que le héros coupe du bois. S’ensuit alors une séquence en trois temps où le cinéaste récapitule visuellement ce rapport : il montre d’abord un enfant en bas âge marchant à quatre pattes, superposé à un feu de bois (photogramme G4) ; puis le plan sur le feu est remplacé par un plan sur le tronc de l’arbre blanc mort (photogramme G5) ; et enfin vient un plan où l’on voit le Dog Star Man s’apprêtant à couper du bois (photogramme G6). L’enchaînement, présenté ici à rebours, est donc clair : le héros coupe du bois pour chauffer sa famille/pour avoir une famille (celle-ci étant symbolisée par l’enfant). Toutefois contrairement à ce que l’on pourrait attendre, l’abattage de l’arbre est répété exagérément et semble finalement ne mener nulle part. Le Dog Star Man donne l’impression d’agir de manière désespérée, et on le voit dégringoler contre un rocher. Il y a alors une saute dans le temps : on se retrouve en hiver, le Dog Star Man erre hagard dans la forêt enneigée. Il se retrouve ensuite devant un tas de bois (photogramme G7), qui aurait la forme d’un trône selon Brakhage79. Celui-ci installe à partir de là un dénouement similaire à celui du mythe de Cassiopée : le Dog Star Man se transforme finalement en constellation, et ainsi des plans sur la nuit étoilée clôturent l’histoire du film (photogramme G8). Cependant, si c’est de cette manière que l’histoire de Dog Star Man se termine, il n’en est pas tout à fait de même pour le film, qui se prolonge dans une ultime séquence. On voit en 79 Ainsi que l’explique Brakhage dans son entretien avec Sitney : « La hache est lancée et le personnage remplacé par le trône de Cassiopée, et l’on peut dire je suppose que finalement l’Homme de l’étoile du Chien se retrouve assis dans le ciel. » (P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.186). 60 effet réapparaître le Dog Star Man, au moment où il coupe l’arbre blanc mort (photogrammes G9 et G10). Mais dans ces images déjà vues s’intercalent soudain des gros plans sur de la pellicule vierge, qui semble s’échapper anarchiquement (photogrammes G11 et G13). La pellicule se surimpressionne par intermittence sur le héros (photogrammes G12 et G14), puis ultimement, elle se dissout progressivement en lumière pure (photogramme G15). Pour P. Adams Sitney, ce passage conclusif est à rapprocher de la poésie de Mallarmé et de Stevens (il est d’ailleurs curieux de constater que Mallarmé termine également son Coup de dés par une page reproduisant graphiquement une constellation d’étoiles) : Après les interludes des 2èmes et 3èmes Parties, la 4ème Partie qui précipite l'œuvre vers sa conclusion en cinq minutes de montage rapide sur quatre couches de film, commence par le personnage qui chute et le montre alternativement abattant l’arbre dans la chaleur du soleil estival et errant, assommé par sa chute, dans la forêt hivernale de la 1ère Partie. […] Brakhage suit alors la substitution post-romantique de la tautologie pour la libération : dans leurs poèmes les plus importants, Un coup de dés et Notes Toward a Supreme Fiction, Mallarmé et Stevens proclament avec triomphe la mort du divin avec ou sans l’homme ; à l’inverse, ils installent une téléologie de la poésie et dans leur sillage Brakhage termine son film par l’affirmation nue de son matériau et de son dispositif 80. Les images se dissolvent en lumière projetée ; la coupe de l’arbre devient une métaphore de la coupe du film. L’apothéose décrite par Brakhage (l’Homme de l’étoile du Chien s’installant sur le trône de Cassiopée au ciel) a bien lieu, mais en un éclair sur l’écran et ce n’est pas la dernière apparition du personnage. Nous le voyons à nouveau abattant l’arbre avec fureur, ce qui transforme l’image stellaire en une idée, une possibilité ou un désir. 81 Donc à la manière de Mallarmé, qui dans sa poésie toujours réfléchit sur l’acte même d’écrire un poème, Brakhage termine son œuvre en exhibant comment elle est faîte : de pellicules, de collures et de lumière. Ce sursaut final évoque formellement le début de Prelude, sauf que le noir originel est devenu lumière blanche. L’image finale de Dog Star Man est donc la pellicule vierge, mais ce n’est que parce qu’il y a eu auparavant les cinq parties du film qu’elle peut enfin prendre son sens. Car comme l’écrit Jacques Rancière à propos de la page blanche chez Mallarmé : « Le blanc qui achève le poème est le retour au silence d’où il est sorti, mais ce n’est plus le même blanc ni le même silence. C’est un silence déterminé où le hasard de la feuille quelconque a été vaincu.82 » (p.79) 80 Sitney interprète ainsi la coupe finale de l’arbre mort comme une métaphore de la coupe du monteur : « Des marques de collure, des morceaux de chutes de film et des perforations sont intercalés et surimpressionnés aux gestes réguliers du bûcheron. Comme ultime manifestation, cette image répétée plusieurs fois devient une métaphore de la colleuse du film. Ce rapport une fois établi, le film s’évapore en éclats de lumière et bandes amorces. » (P. Adams Sitney, Ibid., p.196). 81 Ibid., p.188-189. 82 Jacques Rancière, Mallarmé, Paris, Hachette Littératures, 1996, p.79. 61 2 – Un caractère épique sous-jacent Dans la partie précédente du chapitre, nous nous sommes intéressés à une analyse linéaire de l’histoire, en se penchant successivement sur chacun des courts-métrages composant Dog Star Man. Nous allons à présent prendre un peu de recul afin d’observer les liens qu’entretient ce film avec les mythes, puis avec la poésie épique. 2. 1 – Un traitement répondant de l’exagération Comme nous l’avons évoqué au début de ce chapitre, Brakhage dans Dog Star Man semble épurer au maximum l’histoire du film. Si l’on récapitule les cinq parties du film on a tout d’abord un rêve cosmogonique, sur la création de l’univers du film, puis le réveil du héros, qui commence l’ascension d’une montagne. Il connaît des difficultés, ce qui lui rappelle la naissance de son premier fils. Cela lui fait reprendre courage mais ce n’est qu’après avoir fait un rêve sexuel diurne qu’il est prêt à terminer sa quête, de l’arbre blanc mort. Il le trouve et le coupe, puis soudain se retrouve à errer dans la forêt, avant qu’il ne soit finalement transformé en une constellation d’étoiles. Cette trame est donc minimale pour un film d’une telle durée (75 minutes). Elle aurait d’ailleurs très bien pu tenir dans un unique court-métrage d’une dizaine de minutes, si celui-ci avait été centré sur l’expression claire de l’histoire. Mais, nous l’avons déjà dit, ce n’est pas le cas de Dog Star Man, qui s’applique à justement exprimer d’une manière extrêmement subjective son histoire. Ce faisant, dans ce choix et dans ce développement d’une figuration subjective de l’histoire, Brakhage en fait rentre dans le détail de l’action. Il retranscrit minutieusement ce que ressent le héros à chacune des étapes de son aventure, et dans cette description lyrique il y a comme une dilatation temporelle : chaque acte est vécu au ralenti. Car en prenant le temps de transcrire visuellement ses impressions, le cinéaste dépasse la durée normalement allouée pour la représentation d’un fait au cinéma. Il y a donc un débordement vis-à-vis de la norme temporelle, que l’on peut comparer à un ralenti. Pourtant paradoxalement, le temps dans Dog Star Man a tout de l’accéléré, puisque le spectateur est saturé d’images (à l’exception de Part 1) : le montage est extrêmement rapide, et la multiplication des bobines de surimpression augmente proportionnellement le nombre d’informations visuelles à l’écran. Par conséquent le ralenti n’a pas lieu de manière effective, mais existe que par rapport à l’écoulement exagérément lent de l’histoire. 62 Toutefois on peut remarquer que le montage débridé qu’adopte souvent Dog Star Man a sur la durée un effet aussi inverse. En effet l’état d’accélération provoque comme une intensification du temps (son écoulement devient plus marqué, plus soutenu), et comme il ne s’arrête pas (il dure plus qu’un accéléré habituel), l’impression qu’il produit sur le spectateur devient contraire : l’accumulation de temps intensifié donne une somme temporelle bien plus importante, et en en prenant conscience le temps semble s’écouler plus lentement. Cette nouvelle valeur temporelle amène une appréhension de la durée autre, qui la rallonge, ce qui confère le sentiment d’assister à une sorte de ralenti. Dog Star Man paraît donc durer plus qu’il ne le fait réellement, ce qui contribue à donner des proportions épiques aux actions qu’il narre. L’exagération dans la durée doit être significative, doit témoigner de l’immensité de la tâche à accomplir. Mais le spectateur en fait ne réalise pas vraiment que le temps est exagéré : pour lui cette longueur découle justement de la difficulté épique des faits. Ces actes a priori insignifiants, comme monter dans une montagne ou couper du bois, sont perçus comme un combat que livre le héros, parce qu’ils sont présentés de manière exagérée. Cette exagération est donc due d’une part à la longueur anormale des actions, qui deviennent obsessionnelles (il suffit de voir avec quel systématisme Brakhage revient tout au long du film sur l’image du Dog Star Man coupant l’arbre blanc mort), mais aussi à la manière dont elles sont filmées. Car le cinéaste met aussi en scène les gestes du Dog Star Man d’une manière particulièrement marquée, que l’on a pu qualifier précédemment d’expressionniste. Cela passe par exemple par l’emploi récurrent de (contre-) plongées marquées qui dramatisent le héros (photogramme G2), par des effets excessifs de la caméra (photogramme D14), par une recherche de plans visuellement spectaculaires (photogramme D3). Les actions du Dog Star Man sont donc présentées sous un aspect qui exagère leur nature première, afin d’indiquer une difficulté a priori non perceptible. En fait Brakhage crée ici de la difficulté, c’est-à-dire qu’il la fait apparaître là où elle n’était initialement pas présente. Dog Star Man met donc en œuvre une histoire simple à l’excès (réduite au strict minimum), mais aussi rendue exagérément difficile, ce qui lui ajoute une tournure épique. Nous allons maintenant voir comment Brakhage se réfère aux mythes à travers elle. 63 2. 2 - Un film en relation avec le mythe En simplifiant l’histoire du film, Brakhage essaie de l’élaguer le plus possible de ses spécificités, afin de le rendre en contre-partie plus universel. Ce désir d’aboutir à l’essence d’une histoire, en quelque sorte, et à rapprocher d’une volonté de donner au film un caractère mythique. Brakhage s’est ainsi fortement inspiré de mythes antiques pour élaborer Dog Star Man : nous avons déjà cité celui de Cassiopée, mais l’on retrouve de même des références au mythe des quatre âges (dans le choix de structurer son film en quatre saisons) ou encore à celui d’Adam et Eve83. La tonalité du film s’en ressent, qui souvent est proche de la fable ou de la légende, comme le souligne Jane Brakhage : “What I like about Dog Star Man is that it seems like a legend or a fairy tale. Like every man struggling to achieve greatness, like any fairy tale hero setting out to slay the dragon or in this case chopping down the dead white tree, symbol of the dying civilisation. I like it because it is mythic.84” Jane Brakhage compare donc le Dog Star Man avec un héros de conte de fée, et voit dans l’arbre blanc mort qu’il découpe le symbole de notre civilisation mourante. Il est très intéressant ici d’apercevoir à quel point ce film entraîne l’exégèse, l’interprétation de son histoire. L’œuvre semble indiquer au spectateur qu’elle recèle un sens caché, et elle l’encourage à le découvrir. Il en est de même pour le mythe, qui par définition est un récit à interpréter, comme l’explique Paul Ricoeur : « Il faudra donc tenir les mythes pour des allégories, c’est-à-dire pour un langage indirect ou d’authentiques vérités physiques et morales sont dissimulées.85 » Le mythe présente donc une histoire qui est une parabole, qui produit un discours de façon détournée : « Le mythe est une forme de discours qui élève une prétention au sens et à la vérité.86 » Cette prétention à la vérité se retrouve dans Dog Star Man, et ce sous deux formes. D’une part il y a dans le film toute la série de plans que l’on a précédemment caractérisés comme « scientifiques » (les images d’astres ou d’organes), que l’on peut même étendre, puisque de nombreux autres plans leurs sont comparables (ce sont souvent des gros plans sur des matériaux naturels, au cadrage fixe : photogrammes D6 et D8). Ces images constituent une observation du monde du Dog Star Man, une tentative pour le pénétrer. 83 P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p.25. Jane Wodening, « Interview with Jane Wodening », Stan Brakhage - Film Exhibition in Japan - Official Catalog, Brakhage Eyes Organizing Committee, 2003. 85 Paul Ricoeur, « Mythe – L’Interprétation philosophique », Encyclopedia Universalis, corpus 15, Encyclopædia Universalis S.A., 2002, p.815. 86 Ibid., p.815. 84 64 A celles-ci on peut rajouter tout le processus analytique qui est en œuvre dans le film. Ce sont par exemple les métaphores, et en particulier celles qui délibérément mettent en place un discours critique, comme celui comparant nature et architecture (photogrammes B10 à B15). Mais ce sont aussi les dispositifs de certains des courts-métrages, comme ceux de Part 2 et de Part 3, qui aspirent à représenter d’une manière globale, totale une scène (à en épuiser analytiquement les possibilités). Le film dissèque par conséquent l’univers du Dog Star Man, et ce faisant reproduit une des qualités du mythe, qui est de transmettre de la connaissance sur le monde. Le mythe est une forme de sagesse, c’est un héritage des temps immémoriaux et en ce sens il est la transmission d’un savoir ancestral à travers les civilisations. Mais comme l’écrit Ricoeur, avant d’être une communication la sagesse est un désir de comprendre le monde : « Avant de distribuer à l’homme des conseils, la sagesse représente une tentative d’exploration de l’univers afin d’en assumer et d’en maîtriser l’immense diversité.87 » Or dans le film il y a pareillement cette perspective d’une investigation du monde. C’est le plus flagrant dans Part 1, qui montre l’examen que Brakhage fait de la montagne du Dog Star Man. Mais Brakhage pousse son exploration du réel au delà du monde qui l’entoure, et va jusqu’à s’intéresser à l’inspection du médium cinématographique. En effet le cinéaste, dans ce film, dresse une encyclopédie de techniques cinématographiques (que ce soit au tournage ou en « post-production »), et surtout il questionne son art, part à la recherche de son essence. Cela passe par exemple par l’effet de « flicker » (de clignotement), qui exhibe le nombre d’images projetées par seconde, ou encore par la conclusion du film, qui déconstruit l’étape du montage. En ceci Dog Star Man anticipe aussi d’autres œuvres futures, puisque l’intérêt qu’on y devine pour la lumière (photogrammes D8 et G15) sera par exemple plus amplement développé dans The Text of Light (1974). Néanmoins cette recherche des propriétés intrinsèques du médium cinématographique dépasse largement le cadre de Brakhage, car c’est une caractéristique que l’on peut appliquer à la majorité des films du mouvement « underground » : il en est de même pour Tom Tom the Piper’s Son de Ken Jacobs (1969) ou pour The Flicker (1966) de Tony Conrad (mais l’on peut aussi élargir cette réflexion à la peinture, car c’est l’un des principes du modernisme pictural que d’aller vers l’essence de son médium88). 87 88 Ibid., p.819. Harold Rosenberg, La Dé-définition de l’Art (trad. fr.), Nîmes, Editions Jaqueline Chambon, 1992, p.66. 65 Cette recherche de type analytique est donc productrice de savoir, et de ce fait contribue à introduire une sagesse dans Dog Star Man. Celle-ci, par principe, appelle une communication avec autrui, afin de lui transmettre ses enseignements. La sagesse a donc un caractère social, ce qui est d’ailleurs inhérent au mythe : le récit mythique a souvent figure de paradigme, c’est-à-dire qu’il se donne comme un modèle à suivre pour la société. C’est l’aspect éthique que peut avoir la connaissance, comme le signale Paul Ricoeur : « C’est dans la mesure où le monde apparaît comme un sens menacé que la sagesse a une portée éthique : connaître le monde, c’est être capable d’y vivre en y affrontant l’absurdité.89 » Il y a également dans Dog Star Man une dimension éthique, qui réside en fait dans les valeurs que le film communique. Nous les détaillerons dans la partie suivante sur l’interprétation de l’histoire. Enfin comme dans de nombreux mythes, Dog Star Man raconte la création du monde. Doublement voire triplement même, puisqu’en plus du début de Prelude on peut considérer Part 2 comme étant également la naissance d’un univers, et Part 3 comme étant sa cause (c’est donc un épisode encore antérieur à cette naissance). Par conséquent l’acte fondateur de Dog Star Man, qui revient avec insistance, est la genèse de l’univers, et c’est autour de cette béance organique que s’érige l’ensemble de l’histoire. Car la figure du nouveau-né amène le film à reproduire la situation fondatrice de la genèse. La naissance de l’univers n’est donc plus cantonné à un temps primordial, mais devient réitérée. Il y a une descendance littérale qui se forme, c’est-à-dire que chaque naissance renvoie à la naissance originelle, à la naissance mythique. Ricoeur explique qu’il est ainsi du mythe de reproduire rituellement, pour ainsi dire, l’idée de la naissance du monde : « Tout récit de régénération plongera ainsi dans la puissance du mythe à la faveur de cette parenté profonde : tout ce qui commence en ce monde est le commencement d’un monde. Nous ne comprenons la création que par la recréation, mais, en retour, toute création a la solennité de ce qui a commencé une fois, in illo tempore. Tout le pouvoir figuratif et imaginatif, tout l’exemplarisme rituel et toute l’affectivité profonde du sacré sont alors déplacés vers la nouvelle création.90 » Dans Dog Star Man l’introduction de Prelude trace donc une marque primordiale, qui est l’exemple fondateur auquel les naissances ultérieures se réfèrent. 89 90 Ibid., p.819. Ibid., p.818. 66 2. 3 - Interprétation mythique de l’histoire Comme nous venons de le constater ce film partage donc un certain nombre de points communs avec le mythe, ce qui va nous permettre à présent d’envisager son histoire en tant que telle. 2. 3. A – Un mythe familial Une des propriétés du mythe, nous l’avons vu, est d’avoir une portée éthique vis-à-vis de la société. Dans Dog Star Man cependant, aucun message de caractère moral ne parait être véhiculé. Pourtant, dans une interview donnée à la fin de sa vie, Brakhage suggère que ce film a pu avoir une implication sociale : « Quelque chose est en train de rouler sur lui-même, qui ne sera plus jamais pareil. Petit à petit, lentement, s’accusent le décalage et le changement. Nous ne vivrons pas assez longtemps pour voir grand-chose, mais Dog Star Man en parle beaucoup, parce que c’est une épopée basée sur l’individuel : c’est une épopée personnelle.91 » Il semblerait que Brakhage fasse ici allusion à sa théorie du « plan sur 400 ans » (“the 400 year plan”), qui schématiquement est une croyance en la capacité de l’art de changer à long terme les attitudes sociales92. Il continue plus loin : « Prelude n’était sorti que depuis six mois et voilà que je commençais à voir partout des garçons porter des cheveux longs. Je ne veux pas dire que c’était la seule cause, c’est comme si je me demandais encore lequel des deux, entre la poule et l’œuf, est arrivé le premier, mais Dog Star Man était de son temps, avec ses cheveux longs. Ensuite, ils ont commencé à avoir envie d’escalader les montagnes sans vouloir réellement atteindre le sommet. Pas de compétition, pas de machisme, rien de tout cela, seulement escalader une montagne pour ramasser du bois et chauffer son foyer. Toute une éthique s’est construite sur ce genre de choses, et non pas sur le fait de partir conquérir de nouvelles terres, ou de couper les têtes de ceux qui ne croient pas au même dieu.93 » Pour Brakhage donc, Dog Star Man est dans son temps, voire même un peu en avance. A ce titre le film n’est donc non pas un mythe fondateur, puisque sa distribution confidentielle l’empêche de toucher un public suffisant pour éventuellement lancer une mode, mais est 91 Donatello Fumarola, op. cit., p. 25. Donato Totaro résume ainsi cette idée : « The 400 year plan can briefly be summarised by a belief in art's long term ability to change social attitudes over short term, quick-fix social action: slow change over fast change. » (Donato Totaro, « The 400 Year Plan », (page consultée le 1 septembre 2007), [En ligne], Adresse URL : http://www.horschamp.qc.ca/new_offscreen/donato_brakhage.html). 93 Ibid., p.25. 92 67 plutôt un mythe anticipateur. C’est-à-dire que c’est une œuvre qui annonce, avec quelques années d’avance, les changements sociaux profonds que connurent les Etats-Unis dans la seconde moitié des années 60. Ceux-ci étaient certains déjà présents lors de la réalisation du film, mais d’une manière infiniment plus marginale que lorsque arrive le mouvement hippie. Ce modèle éthique, qui selon Brakhage a été par la suite reproduit massivement par la jeunesse américaine, est comme il l’explique celui-là même que le Dog Star Man suit dans le film : grimper dans la montagne, chercher du bois pour la cheminée, entretenir naturellement sa famille, … bref, vivre à la campagne, y fonder un foyer et essayer de se débrouiller par soimême. Soit en d’autres termes, c’est essayer de vivre en dehors de la civilisation, comme le relève Brakhage dans une autre interview : “Dog Star Man was the attempt to make the epic of the Big Daddy, to make the visual epic of having a family, of raising it, of raising such a family in a natural setting, a wild, crazy place up in the mountains somewhere, of removal from society, from civilization even at times.94” Mais ce qui est intéressant c’est que cette façon de vivre, celle que suit le Dog Star Man, n’est en fait rien d’autre que celle que menait Brakhage et sa famille à l’époque. En effet le couple à la fin des années 1950 décide de se mettre à l’écart socialement, et ainsi ils s’isolent dans les montagnes du Colorado (celles du film). Ils mènent alors une vie difficile, que l’on peut apercevoir dans certains documentaires d’époque sur le cinéaste comme Brakhage on Film95, en essayant de subvenir à leurs besoins d’une manière autonome, par un élevage modeste, etc. Partant de ce constat, de ce parallélisme entre le modèle de vie représenté dans Dog Star Man et celui que le couple était réellement en train d’adopter, et qui n’était pas évident pour eux, il semble que le film soit comme l’expression conjuratoire de leur vie quotidienne. En effet inscrire leur quotidien en histoire, le transformer en mythe, leur permet de se fixer un jalon esthétique qui guide leur existence, car comme l’écrit Ricoeur, « vivre selon un mythe, c’est cesser d’exister seulement dans la vie quotidienne ; le récitatif et le rite amorcent la sorte d’intériorisation émotionnelle qui engendre ce qu’on peut appeler le noyau mytho-poétique de l’existence humaine.96 » Brakhage en était d’ailleurs tout à fait conscient, et l’on peut rapprocher son besoin d’une « distance métaphorique » de ce que Ricoeur appelle « le noyau mytho-poétique de 94 Bruce Kawin, op. cit., quatrième partie. Arnold Gassan, Carlos Steegmiller, Brakhage on Film, 1965. 96 Paul Ricoeur, op. cit., p.818. 95 68 l’existence humaine » : “By focusing on the particularities of our daily life I could provide for Jane and the children and myself an alternative to the structures of traditional family living. […] Dog Star Man is a good example – a myth which deals with the breadwinner – myself – being photographed by the wife, Jane (for the most part), climbing a mountain to chop down a tree, to bring home some firewood… That’s the human story, spread out, all the way to the stars and down to the microscopy of the man’s vascular system, with everything in between metaphoring various historical stages in this brief climb of a mountain. We needed that metaphorical distance.97” Dans cette auto-mise à distance, expression métaphorique de son propre quotidien, le couple se fixe comme psychanalytiquement un point de repère. Le film est un miroir réfléchissant leur propre vie, mais d’une manière déformée. En effet c’est une vie mythique que Dog Star Man véhicule, qui d’une certaine façon est là aussi l’essence de ce qu’à pu être leur réelle vie quotidienne. Par conséquent celle-ci est un matériau à partir duquel Brakhage travaille, au même titre que le médium cinématographique par exemple, et c’est certainement en la travaillant, en y réfléchissant, qu’il a pu trouver cette distance dont il avoue avoir eu besoin. L’histoire de Dog Star Man, nous venons de le voir, reflète sous une forme mythique le mode de vie que choisirent les Brakhage au tournant des années 1960. Le film a donc un caractère social (puisque ce mode de vie est en plein dans l’actualité de l’époque), et de ce fait possède une dimension éthique qui est généralement contenue dans les mythes. Le message de l’histoire est par conséquent d’ordre moral, et réside dans l’affirmation de valeurs comme la famille ou le retour vers la nature. Brakhage montre ici une nostalgie envers la structure familiale traditionnelle, qui reflète certainement les manques qu’il connut durant son enfance (cf. annexe A) : “As an orphan and as a multiply-abandonned child I respected the values of family living. […] And if those films inspire me today it is because there is a fair and honest representation of that image in them.98 ” On peut donc dire, à ce titre, que l’histoire de Dog Star Man s’apparente à un mythe familial. 97 98 Suranjan Ganguly, op. cit., p. 145. Ibid., p. 145. 69 2. 3. B – Un mythe cinématographique En affirmant les valeurs de la famille (et du retour à la nature), le film se place sous le signe de la perpétuation (d’un schéma traditionnel), et donc de la (sa) répétition. Cette réitération d’un modèle venant du passé fait écho à l’idée de boucle, qui est présente de plusieurs manières différentes dans Dog Star Man. Par exemple il y a le fait que l’histoire se déroule à travers un cycle d’une année/d’une journée qui est potentiellement répétable à l’infini, puisque à la fin on revient au départ (l’histoire se termine comme elle commence, c’est-à-dire dans la neige). Il y a également dans le film la naissance du fils du Dog Star Man, ce qui introduit l’idée de lignée, mais aussi d’éternel recommencement (puisque chaque naissance renvoie à la précédente, et d’une certaine manière reproduit la naissance originelle, c’est-à-dire celle de l’univers comme nous l’avons vu précédemment). L’histoire du film s’inscrit donc dans une boucle : la quête du héros a vocation à se reproduire. Pourtant à la fin de Part 4, Brakhage semble vouloir faire sortir l’œuvre de son destin circulaire. Cela se passe en deux temps. Il rompt une première fois la répétition à laquelle se destinait le Dog Star Man en le déplaçant brusquement dans un autre espace/temps et en le transformant en constellation (photogrammes G7 et G8). Mais dans le film cela se passe trop rapidement, et le spectateur ne peut pas vraiment comprendre cette issue sans avoir analysé l’histoire. Nous pensons que Brakhage a eu conscience de cette lacune (due à l’opacité formelle rendant l’histoire obscure), et que c’est du fait de celle-ci qu’il rompt une deuxième fois le film, en le concluant par sa mise à nue technique (photogrammes G9 à G15). L’issue trouvée par Brakhage pour terminer son œuvre est donc un saut de la diégèse vers l’acte filmique du montage. Il y a ainsi une sortie hors de l’histoire : jusque là le sujet du film était la quête du Dog Star Man, mais c’est désormais Dog Star Man en tant que matière filmique qui passe explicitement au premier plan. Cette rupture avec la boucle de l’histoire rappelle la prophétie dans les mythes, telle que la définit Paul Ricoeur : « La prophétie est d’abord la tradition brisée, l’épuisement de l’histoire passée du salut, la « nullification » de l’advenu ; c’est sur la base de cette invalidation du passé qu’est proclamé l’irruption de nouveaux actes hors de l’aire de salut des actes libérateurs récités par la confession narrative. Telle est la prophétie, le contraire du récit.99 » De même dans Dog Star Man, le récit aménage un temps de la tradition, voué à 99 Paul Ricoeur, op. cit., p.819. 70 éternellement se ressasser, et s’il y a une première « aire de salut » proposée par l’histoire, c’est bel et bien « l’irruption de nouveaux actes », extérieurs à celle-ci, qui en la « nullifiant » permettent la résolution du long-métrage. La prophétie est donc cinématographique, puisque cette histoire au caractère mythique se solutionne dans le retour au matériau filmique. Par conséquent la prophétie est ici l’affirmation de l’auteur, en tant qu’elle souligne son rôle de démiurge. Son individualité est mise en valeur : dans la séquence finale c’est clairement le Dog Star Man, c’est-à-dire Brakhage, qui fabrique le film. L’individu est isolé dans la création, et donc ce final est aussi une sortie hors de la famille : revendiquer sa personnalité marque une extraction hors du groupe, hors de la cellule familiale, hors de la tradition aussi. Le film se termine donc prophétiquement, en montrant sous une forme symbolique l’auteur en train de réaliser son œuvre. En effet on peut considérer Dog Star Man comme un film de montage (il est clair qu’il a été « écrit » lors de cette étape), ce qui fait que l’image finale (qui déconstruit métaphoriquement les gestes du monteur) peut être comprise comme la monstration de la réalisation du film. Brakhage montre donc au spectateur comment a été fait ce qu’il est en train de voir, ce qui constitue une mise en abîme que l’on peut comparer au passage de l’Homme à la caméra (1928) où Dziga Vertov montre une monteuse assembler les images qui viennent de défiler à l’écran. Dans le film soviétique, ces images explicatrices ont vocation à faire des émules : c’est un film programmatique, dans un certain sens didactique, qui appelle à la création filmique. Il en est de même avec cette fin de Dog Star Man, mais sous une forme plus allusive. Le film se termine par conséquent en une invite à d’autres films, non encore réalisés. Car après avoir montré le héros couper symboliquement de la pellicule, la séquence finale se conclue par la transformation progressive de ces photogrammes en blanc pur, qui représente la lumière à la base de toute image cinématographique. Brakhage continue donc de remonter le courant, mais il se retrouve ici sur un point de rupture, qui ne cache derrière lui que le néant originel (le non-accompli). Or celui-ci est effectivement la véritable dernière image puisque le film se termine sur quelques secondes d’écran noir (précédant l’ultime générique). Ce blanc puis ce noir pur, qui renvoie au noir du début de Prelude, ont donc une valeur signifiante en ce sens qu’ils représentent l’aboutissement du processus déconstructif : de la diégèse on est passé au film en tant que pellicule, puis de là on est allé à la lumière. Le noir, encore antérieur, serait par conséquent l’idée même de film. Il s’agirait du stade où le film n’est qu’un projet, n’est qu’une virtualité. Ainsi a posteriori les images qui émergent du 71 noir originel de Prelude sont des possibilités de film, des virtualités choisies parmi d’autres écartées (ce qui est effectivement le cas puisque Brakhage a commencé à monter ce courtmétrage selon le principe des opérations fortuites). La naissance du héros est donc aussi le récit de la naissance d’un film, ce qui fait que pour nous Dog Star Man est avant tout un mythe cinématographique, c’est-à-dire une histoire sur le cinéma. En effet Dog Star Man, et nous l’avons constaté tout au long de notre raisonnement, développe une réflexion sur les propriétés du médium filmique (sur sa nature, sur son fonctionnement, etc.). Le cinéaste de plus met le film en abîme, et il le positionne tant qu’œuvre d’avant-garde, c’est-à-dire qu’il tente de le situer à la pointe du cinéma « expérimental » de l’époque (en se mettant à peindre sur la pellicule, en y collant des matériaux, en expérimentant diversement, Brakhage montre qu’il se place dans la course à l’innovation esthétique). Mais dans Dog Star Man Brakhage réfléchit aussi sur l’Histoire du cinéma, sur tout son pan « classique » : il emploie certains mécanismes de sa « grammaire » (mais sous une forme déformée et donc de ce fait analytique), comme par exemple la figure du champcontrechamp. Rien que le fait d’avoir une histoire rend historiquement le film tributaire du cinéma de fiction, même si Brakhage ne s’en rend pas compte au moment de sa réalisation. En revanche il en sera conscient plus tard, comme il le confie à Suranjan Ganguly en 1993 : I underestimated the historical flypaper I was stuck in. I didn’t realize until much later how people in their daily living imitate the narrative-dramatic materials that infiltrate their lives through the radio, TV, newspapers and, certainly, the movies. We went to the movies at least once a week and to plays, and I read a great deal to the children and they naturally acted out these things in their games… It was ironic that I who was an anomaly because I was working independently outside the studio system created for myself a situation that was akin to that of a studio. To that extent my work was tied to the whole history of cinema when I thought that wasn’t the case. The films weren’t free to grow aesthetically but dragged down by their subject matter. Despite all the evolutions of my film grammar and my inclusion of hypnagogic and dream vision, they were still tied to the more traditional dramatic-narrative framework. Moreover, while shooting I would ask Jane and the children to keep quiet or be still, very basic things, but that pushed everything back toward drama. And then, although they were used to being photographed, they knew, like most people, when their picture was being taken, and that became a factor in what they did before the camera.100 Ainsi comme le souligne Brakhage, rien que le fait de filmer un acteur le renvoie directement, en tant que cinéphile, à l’Histoire du cinéma. Cela se ressent très bien dans Dog Star Man : 100 Suranjan Ganguly, op. cit., p.141. 72 d’une part le héros est filmé d’une manière qui épouse souvent des angles dramatisant, mais surtout il y a la performance d’acteur de Brakhage, qui joue délibérément un rôle (on sent qu’il incarne un personnage fictif), ce qui lie le film au cinéma de fiction. L’histoire du film est donc lisible comme un mythe cinématographique. Son monde est déréalisé par les multiples couches de surimpression, ce qui le rend purement filmique, et le récit est une virtualité, un rêve cinématographique. En retournant au noir initial Brakhage laisse supposer un nouveau commencement, ultérieur, celui d’un autre film à venir. L’œuvre installe donc une eschatologie cinématographique : le mythe se résout dans un appel à la création filmique. 2. 4 – Une forme proche de l’épopée Dans le premier chapitre de ce mémoire, nous avons montré les liens qui existent entre Dog Star Man et la poésie littéraire. Nous avons notamment constaté que ce film était particulièrement voisin de la poésie moderne, pour des raisons aussi bien d’approche que de forme. Nous nous sommes ensuite penchés sur le caractère post-lyrique du long-métrage, et plus spécialement en ce qui concerne son énonciation, qui mélange « je » et « il ». Car il est une propriété de la modernité poétique de brasser sous un même poème des genres traditionnellement distincts. Goethe (cité par Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov) en dénombre trois principaux : « Il n’y a que trois authentiques formes naturelles de la poésie : celle qui raconte clairement ; celle de l’émotion exaltée ; et celle préoccupée du subjectif : épopée, poésie lyrique, drame.101 » Ducrot et Todorov commentent ensuite cette citation : « On peut interpréter cette formule comme se référant aux trois protagonistes de l’énonciation : il (épopée), je (poésie lyrique), tu (drame).102 » Par conséquent si l’on se réfère au film, dès l’énonciation Dog Star Man mélange les genres de l’épopée et de la poésie lyrique. Mais dans ce présent chapitre, en s’intéressant à l’histoire, nous nous sommes de plus aperçu que la forme du mythe était très présente dans le film. Or celle-ci nous rapproche 101 Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Editions du Seuil, 1972, p.199. 102 Ibid., p.199. 73 encore davantage de l’épopée, car chez les antiques l’épopée est la forme choisie pour raconter les mythes. La figure de référence en est Homère, comme l’explique Michèle Aquien : « Le mot épique désigne un long récit en vers (puis éventuellement en prose) à la gloire d’un héros ou de hauts faits, mêlant histoire et légende : l’exemple originel en est l’épopée homérique de L’Iliade et de l’Odyssée.103 » Ainsi dans Dog Star Man, si l’on se reporte à la définition ci-dessus, on peut constater qu’on retrouve plusieurs caractéristiques de l’épopée : - La durée du film (75 minutes) n’a au premier abord rien d’extraordinaire, mais ce n’est que relativement à son contenu, saturé d’informations comme nous l’avons vu, que l’on peut la considérer comme anormalement longue (ses équivalents sont rares dans le cinéma « expérimental », pourtant riche en personnalités patientes et ambitieuses) ; - L’épopée est traditionnellement consacrée à la gloire d’un héros, ce qui est ici le cas avec le Dog Star Man, qui est quasiment l’unique personnage du film (le seul en tout cas qui joue un rôle devant la caméra) ; - Sa quête a également un caractère épique bien qu’elle soit paradoxalement simple, car elle est traitée cinématographiquement de façon exagérée ; - Et enfin le récit, en prenant l’apparence d’un mythe moderne, mêle effectivement histoire et légende (puisque la vie quotidienne des Brakhage est racontée sous une forme figurée, proche du conte de fée). Dog Star Man contient donc plusieurs éléments symptomatiques de l’épopée. Au regard de l’ensemble de l’œuvre de Brakhage, ces traits formels sont un reliquat de ses premiers films, ses productions les plus narratives. Ceux-ci, que l’on étiquette habituellement de psychodrame comme nous l’avons dit, étaient en effet déjà souvent centrés sur un unique personnage, qui en outre symbolisait le cinéaste. Ses actions étaient également dramatisées de manière expressionniste, ce qui indique déjà un lien avec l’épique (celui-ci y est transposé à un niveau subjectif). De plus Brakhage y utilisait essentiellement le symbole pour avancer dans l’histoire, ce qui là aussi montre une prédisposition pour la forme de la légende, du mythe. En revanche la longueur de Dog Star Man dépasse largement tout ce qu’avait pu réaliser Brakhage au préalable, ce qui montre que ce film est une radicalisation esthétique des 103 Michèle Aquien, « Epique», dans Dictionnaire de poésie, de Baudelaire à nos jours, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p.243. 74 précédents psychodrames. En fait, il semble que ce long-métrage soit un développement jusqu’à l’extrême des premiers courts-métrages du cinéaste, jusqu’à leur négation même, puisque le film se termine par une sortie hors de l’histoire. C’est comme si par ce geste Brakhage préfigurait les prochains mouvements de son œuvre, qui de plus en plus s’engage hors de la narration. 75 Chapitre III L’impulsion autobiographique Le premier chapitre a été consacré à démontrer les analogies qui relient Dog Star Man et la poésie littéraire, et en particulier avec le genre lyrique, et le deuxième s’est plus penché sur sa relation avec la poésie épique. Nous avons constaté que dans les deux cas, ces caractéristiques esthétiques étaient déjà présentes dans les œuvres antérieures de Stan Brakhage. Mais nous avons dit en introduction que ce film annonçait aussi de nouvelles orientations stylistiques, et dans ce dernier chapitre nous allons davantage nous intéresser aux notions que le cinéaste introduit avec cette oeuvre. Nous verrons ainsi comment par un mélange de subjectivité et de plans au caractère documentaire il rentre dans le genre de l’autoportrait. 1 – Vers l’expression de la vision intérieure Un des discours principaux de Métaphores et vision est de déplorer le rôle secondaire attribué habituellement à la perception visuelle par rapport à la pensée verbale. En effet Brakhage constate que dans notre société occidentale, par tradition, on sépare la vision de la pensée. La tendance culturelle veut qu’on les considère comme deux phénomènes distincts, bien que complémentaires. Mais on ne les positionne toutefois pas au même niveau : la pensée est tenue pour une action plus noble que la vue. Généralement donc, le regard est relégué au second plan. Brakhage s’oppose à cette conception dominante, et une bonne part des textes de l’ouvrage est une argumentation en faveur de la vision. Pour lui, celle-ci non seulement n’est pas inférieure à la pensée verbale, mais elle est elle-même productrice de pensée (elles ne sont donc pas séparées mais liées). Nous allons à présent voir comment il prolonge cette démonstration dans Dog Star Man, de manière purement visuelle. Nous nous 76 appuierons pour cela essentiellement sur un essai de William C. Wees, qui interroge le rapport à la vision chez Brakhage104. 1. 1 – Du « Je » à la représentation physiologique du regard Dans Métaphores et vision, Brakhage encourage de la sorte à laisser l’œil s’aventurer librement, sans être asservi par la domination de l’esprit, programmée socialement (il parle d’utiliser « un jeu dont les cartes ne seraient pas biseautées ») : De nouveau mon œil se dirige sans mot vers l’extérieur, s’intéresse à ces vibrations « indescriptibles », « fruits de l’imagination », […] pari perdu d’avance, qui voudrait déjouer les relations (qui ont fait leurs preuves) entre rétine et cerveau, rompre cette chaîne d’associations, de complicités entre l’œil et l’esprit, enfin utiliser un jeu dont les cartes ne seraient pas biseautées comme elles l’étaient au commencement, donnant une nouvelle chance à l’œil intérieur, cette fois destiné à l’exploration plutôt qu’à la célébration d’un vainqueur désigné d’avance.105 Pour revaloriser la vision, le cinéaste appelle ainsi à laisser l’œil explorer le réel, à s’intéresser à ses vibrations infinies, à revenir à un commencement, c’est-à-dire à regarder sans avoir d’interprétations préconçues envers les phénomènes visuels. Une telle conception du rapport visuel avec le monde amène Brakhage à adopter une posture bien particulière en ce qui concerne le filmage. Car le fait qu’il souhaite que l’on se mette dans une situation de vision libérée de tout a priori suppose ce double mouvement dont nous avons déjà parlé à propos de la réception spectatorielle du film : cela implique d’une part que l’on soit à l’écoute du réel, c’est-à-dire que l’on soit prêt à en recevoir quelque chose de nouveau, d’imprévu, mais aussi d’autre part que l’on aille vers lui, que l’on provoque sa découverte, ce qui signifie que l’on essaye de le voir sous un angle non conditionné culturellement. Appliqué au filmage, ce double mouvement indique que le cinéaste se place dans une configuration d’échange continu avec le réel. Filmer devient clairement une réponse au réel, construite de manière intuitive, corporelle, sensible. Comme l’écrit Willem De Greef, « filmer pour Brakhage n’est plus une question de représenter quelque chose, mais plutôt de répondre à quelque chose par toute sa sensibilité ; ou plus exactement, par la dialectique entre sa propre sensibilité et la sensibilité particulière de l’appareillage cinématographique.106 » 104 William C. Wees, « Donner la vue au médium : Stan Brakhage », Trafic, n°42, (été 2002), p.39-64. Stan Brakhage, « Mon œil », dans Métaphores et vision, op. cit., p.30-31. 106 Willem De Greef, op. cit. 105 77 La précision qu’émet De Greef est très importante, car elle rappelle que cet échange avec le réel a également sa réplique dans la relation de Brakhage avec sa caméra. Car ce rapport répond similairement d’un double mouvement, qui est un va-et-vient entre les possibilités techniques du matériel et le désir esthétique du cinéaste. Celui-ci, nous l’avons dit, essaie de ne faire qu’un avec sa machine, de la transformer en son excroissance, mais l’opération reste à un niveau virtuel : ce n’est qu’une attitude pour aborder le matériel, dans la pratique la lutte persiste avec les restrictions techniques, et elle se joue par aller-retours (c’est le principe du « feedback », du retour de force). La volonté de fusionner avec la caméra est comme nous l’avons expliqué liée à l’expression d’une forme subjective. Cependant, elle répond aussi à cet appel de Brakhage de voir « avec et non pas à travers l’œil.107 » En effet le cinéaste ne considère alors plus la caméra comme une fenêtre sur le monde, mais comme l’équivalent de l’œil. Ceci n’apporte en soi rien de nouveau par rapport à ce que nous avons dit sur la caméra subjective, mais cela a pour corollaire un parallèle intéressant entre l’œil et la machine. Les deux sont mis côte à côte dans le processus de vision, et Brakhage compare leurs fonctionnements respectifs : puisque l’œil et la machine produisent ce qui est vu, « les équivalents cinématographiques de la vision ne peuvent être dissociés des matériaux et des processus de réalisation des films, pas plus que la vision humaine ne peut être séparée du système visuel corporel.108 » Comme le souligne ici William C. Wees, la caméra est donc assimilée au système corporel producteur de la vision. Nous allons à présent observer comment Brakhage exploite cette idée pour essayer de reproduire les mécanismes physiques du regard, et ainsi de « voir avec plutôt qu’à travers la machine.109 » Repartons des plans de type hyper-subjectif. Dans le photogramme H1 par exemple, l’ image tremble et est décadrée, ce qui sous-entend que la caméra est tenue à la main, sans trépied. Techniquement le cadre reproduit les caractéristiques d’un plan subjectif : le spectateur se projette dans l’individu virtuel que suppose le point de vue de la caméra, qui serait ici allongé sur la neige et qui regarderait le chien venir à lui. Mais dans la suite de la séquence la main du Dog Star Man émerge du cadre (photogramme H2), s’en allant caresser le chien, ce qui à partir de ce moment signifie clairement que le cadre de la caméra est censé être le champ de vision du héros. Il y a ainsi un saut qualitatif que nous pouvons souligner en 107 Stan Brakhage, Manuel pour prendre et donner les films, Paris, Editions Paris Expérimental, 2003, p.22. William C. Wees, op. cit., p.46. 109 Stan Brakhage, Ibid., p.23. 108 78 parlant ici d’hyper-subjectivité. C’est-à-dire que dans ce régime, encore plus qu’avec un plan subjectif traditionnel, le spectateur a conscience qu’il est projeté dans les yeux du personnage diégétique. Mais l’hyper-subjectivité n’est pas une fin pour Brakhage, mais un moyen : c’est le premier procédé qu’il a trouvé (il l’utilise pour la première fois en 1954, rappelons-le, dans Desistfilm), pour retranscrire la dynamique de la perception visuelle. Cette technique est essentiellement basée sur un filmage nerveux et erratique, aux aguets pourrait-on dire, qui est censé reproduire à la caméra les mouvements irréguliers du regard. En effet dans le quotidien notre vision n’est jamais fixe, mais procède par sauts d’attention. Comme le note William C. Wees à propos de Desistfilm, « capturant et libérant les points d’intérêt les uns après les autres, la caméra se déplace comme les yeux, lorsqu’ils passent d’un détail à un autre d’une scène inconnue.110 » Dans Dog Star Man cette dimension est toutefois atténuée par la raréfaction des plans séquences, et l’on assiste guère à ces déplacements d’un détail à un autre. Il n’empêche que cela reste parfois le cas, dans des plans plus brefs, comme par exemple dans celui du photogramme H3, qui est un filet accompagnant le mouvement rapide de la hache du Dog Star Man. Ici le sens de l’image est évident : le héros comme le spectateur suit du regard la lame qui va s’abattre contre le tronc d’un arbre. Un tel mouvement de caméra est donc typique de la façon dont les yeux détaillent une scène : « plutôt que de glisser doucement d’un point à un autre, ils effectuent une série de brefs sauts, de saccades.111 » En recréant l’instabilité du regard, Brakhage indique que la vue est inextricablement liée à la sensation du mouvement. Et ici nous revenons à l’idée de « feedback » : en procédant par aller-retour, la vision implique une interaction avec le réel, et donc un déplacement dans l’espace. Car le mouvement est bien corporel : c’est la tête qui bouge, voire l’ensemble du corps, pour répondre spatialement au processus de vision. Ainsi la caméra hyper-subjective vaut encore une fois pour le corps, elle le remplace virtuellement, car ses mouvements imitent ceux que l’on effectue naturellement (mais que l’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma). Dans les plans subjectifs de Brakhage le voir est donc instinctif, sa spontanéité signifiant qu’il reproduit « en direct » les changements d’attention de l’opérateur, et son mouvement témoigne de l’importance du corps dans l’acte de vision. En fait le corps est ici placé au centre du dispositif, car comme l’écrit William C. Wees, « sa caméra tenue à la main 110 111 William C. Wees, op. cit., p.47. Ibid., p.47. 79 exprime l’intégration, par le corps, du sens tactile, cinétique et visuel.112 » Le cinéaste fusionne les sens, afin de revenir à une pureté primale du regard. Ce geste montre une volonté de voir une scène avant de la rationaliser, c’est-à-dire d’exprimer de manière littérale la vision. Le projet de Brakhage est ici, avec ce « Je » hyper-subjectif, de présenter sous une forme littérale les « aventures de l’œil ». Mais dans Dog Star Man le cinéaste va plus loin. En effet cette forme hyper-subjective provient comme nous l’avons vu d’œuvres comme Desistfilm ou Anticipation of the Night, et elle se cantonne à reproduire les mouvements physiques du regard. Dans Dog Star Man Brakhage dépasse ce stade : il tente de reproduire son mécanisme même. Cela passe entre autres par la technique du clignotement, dont William C. Wees fait remonter sa première utilisation à Loving. Dans ce film apparaît en effet une « séquence de clignotements, cadres vides et images flottantes du sol et d’une branche de pin.113 » Or traditionnellement la technique du « flicker », nous l’avons dit, s’attache à déconstruire le mécanisme de l’appareil cinématographique. C’est par exemple le cas dans Arnulf Rainer (1958) de Peter Kubelka, où la succession de plein (écran blanc, saturation sonore) et de vide (écran noir, silence) exhibe l’essence du cinéma. Mais chez Brakhage le clignotement prend souvent un sens différent, légèrement à côté : les photogrammes H4 H5 et H6 sont ainsi extrait d’une courte séquence de « flicker », mais visiblement ils ne semblent pas faire référence à l’appareillage cinématographique. En revanche ils s’insèrent dans la réflexion en cours dans le film sur la vision. Il semblerait donc que le clignotement soit rattaché ici à l’acte de voir, et plus précisément au clignotement de l’œil, qui temporise la vision « avec des pauses intervenant tous les 1/10 à 3/10 de seconde.114 » Ainsi avec cet effet, le cinéaste prend en compte la physiologie de la vision : c’est un saut qualitatif supplémentaire, par rapport à son unique traduction. Mais là encore le parallélisme persiste entre le corps et la machine, puisque le clignotement répond dans les deux cas à « l’énergie pulsative requise pour l’acte créateur de la vision.115 » Toutefois dans Dog Star Man l’effet de « flicker » prend encore une dimension supplémentaire. Celle-ci est due à l’aspect souvent monochrome des images clignotantes, qui la plupart du temps sont des flashes de plans peints sur- ou sous-exposés (ce qui atténue les détails) (photogramme H4). William C. Wees, en s’appuyant sur une description de Dan Clark, considère ainsi le final de Part 4 comme la succession extrêmement rapide d’une « liste 112 Ibid., p.49. Ibid., p.50. 114 Ibid., p.47. 115 Ibid., p.50. 113 80 d’impressions visuelles (flashes, blanc/noir/orange, orange/noir/bleu/noir et ainsi de suite).116 » Cet enchaînement de flashes colorés renverrait en fait au processus de la perception visuelle : Ces impressions de lumière et de couleurs changeantes, unies au rythme nerveux et rapide du montage, nous permettent d’expérimenter de nos yeux l’intensité, le surgissement, l’apparition de l’énergie que Brakhage communique à la lumière se déplaçant en phase. Tel est le renouveau visuel, et voir le film de cette façon, c’est le connaître sur un mode sensoriel, avec la même immédiateté que le système nerveux quand il reconnaît que quelque chose est chaud.117 Il faut préciser que William C. Wees se trompe quant à la fin de Dog Star Man, puisque le film ne se termine pas dans une telle alternance de lumières colorées (en ce qui concerne la version « Criterion » il est difficile de parler uniquement de couleurs pures, dans la séquence finale, tant ces images monochromatiques sont associés à des plans figuratifs). Cette erreur est à mettre sur le dos de la description de Dan Clark, qui a très certainement transcrit la séquence en suivant ses propres impressions, durant la projection, et non en étudiant le film de près, à la table de montage. Cependant cela ne change rien à la véracité de l’observation, car l’on peut trouver des séquences équivalentes ailleurs dans le film : ce qui importe est l’idée que ce type de clignotement puisse reproduire physiologiquement la captation des sensations par le système nerveux. Dans Dog Star Man on peut donc voir comment Brakhage, en partant d’une énonciation subjective, aboutit à la représentation du mécanisme de la vision. Ce cheminement le conduit ainsi du « ce qui est vu » au « comment c’est vu » 118. C’est-à-dire que de plus en plus, le cinéaste semble abandonner la fiction pour son rapprocher d’une expression davantage littérale de la vision. Nous allons maintenant observer comment il développe cette évolution à travers la technique de la peinture sur pellicule. 116 Ibid., p.43. Ibid., p.45. 118 Ibid., p.51. 117 81 1. 2 – Phénomènes visuels produits les yeux fermés Toutes les considérations que nous venons d’aborder sur le regard ne concernent que ce que l’on pourrait appeler la vision extérieure. Celle-ci correspond aux images produites par l’œil quand il absorbe de la lumière. Mais pour Brakhage il existe aussi une vision intérieure, qui elle découle de la « lumière » produite de manière interne par le système visuel. En effet il se rend compte que la vision est loin de s’arrêter lorsque l’on ferme les paupières, que des images continuent à se former. Il écrit ainsi dans Métaphores et vision : « Lorsque mon œil est happé, frictionné violemment, il devient l’instrument de myriades d’étoiles et hérite de visions à chaque illumination que ces pressions lui font créer.119 » Cette formulation poétique décrit un phénomène physique bien précis : quand on se frotte les yeux une sorte de bruit visuel apparaît, auquel on a donné le nom de phosphène. Celui-ci est une sensation lumineuse, résultant de l’excitation des récepteurs rétiniens par un agent autre que la lumière. Les phosphènes sont donc des formes « abstraites » (bien que paradoxalement très concrètes), et Brakhage va commencer à s’intéresser à ces phénomènes, à en prendre conscience, au début des années 1960, plus ou moins durant la réalisation de Dog Star Man (on voit par exemple ce genre d’images dans Thigh Line Lyre Triangular, réalisé en 1961). Avant ces travaux, la vision que l’on peut avoir les yeux fermés n’a été que peu représentée au cinéma : il y a bien eu des films abstraits assez proches de ce qu’a pu faire Brakhage (comme certains films de Len Lye ou de Norman McLaren), mais à notre connaissance aucun de ces cinéastes n’a pensé leurs créations comme des équivalents de phosphènes. Ceux-ci étaient davantage attirés par la valeur plastique de leurs images. Chez Brakhage la démarche est assez différente, car délibérément il cherche à reproduire ces phénomènes internes, qui font partie de la vision au même titre que les mouvements saccadés de l’œil. Pour fabriquer ces images, le cinéaste utilise en premier lieu la peinture sur pellicule. Il découvre d’ailleurs cette technique en faisant Dog Star Man. Il la développera fortement par la suite, la dernière période de son œuvre étant quasi-exclusivement faite de films peints. Mais à ce moment là il travaille encore photogramme par photogramme (plus tard il en dupliquera par le biais de la tireuse optique), en utilisant essentiellement de l’acrylique, appliquée au pinceau (il travaillera ensuite en peignant avec les doigts, à l’encre de Chine, avec des 119 Stan Brakhage, « Mon œil », dans Métaphores et vision, op. cit., p. 28. 82 marqueurs, etc.)120. Les photogrammes H7 H8 et H9 donnent une idée des résultats qu’il obtient dans ce film. On peut constater que ces images ont toutes en commun une matière un peu granuleuse. Cette qualité de texture, qu’il faut imaginer extraite du flux filmique (rapide et constant), constitue en quelque sorte la base de la vision intérieure. Cependant dans Dog Star Man, film hybride, on peut recenser également d’autres types d’images reproduisant le bruit visuel. En effet Brakhage expérimente, et mélange différentes techniques. Il y a par exemple celle du grattage (photogramme H10), qui est récurrente dans le long-métrage. Mais il y a aussi une forme de grattage plus subtile, qui joue avec les divers niveaux de la couche de l’émulsion : en grattant plus ou moins en profondeur, on peut faire ressortir les couleurs différentes contenues dans la pellicule (photogrammeH11). Et enfin, le cinéaste applique aussi des matières externes, comme dans le photogramme H12, qu’il enduit d’une sorte de moisissure121. Dans tous les cas les photogrammes se fondent dans un mouvement similaire à celui des phosphènes, tout en conservant une singularité formelle, comme le décrit William C. Wees : Les grains peuvent couler de façon égale sur l’écran ou tourbillonner, s’élever en une foule tumultueuse, comme un nuage de moucherons, ou une eau limoneuse bloquée tournant sur elle-même. Ils peuvent produire des vagues d’une texture lumière-couleur informe ou s’agglomérer en motifs et formes reconnaissables, bien que fortement mutables. Quelle que soit leur forme, ils sont censés être les équivalents de ce que chacun peut expérimenter comme les flashes d’un motif rythmique des terminaisons nerveuses de l’œil qui constituent les formes granuleuses de la vision les yeux fermés.122 Ainsi la picturalité réelle de ces images, leur valeur plastique, n’est jamais gratuite, mais est orchestrée par le souci de retranscrire sur le plan filmique « les formes granuleuses de la vision les yeux fermés ». Par conséquent comme l’effet de « flicker », qui reproduit la pulsation du clignement des yeux, ces images inspirées des phosphènes attirent l’attention sur les processus internes du système visuel. Dans les deux cas le principe mis en œuvre est d’utiliser le message filmique (les images qui défilent), qui représente la vue, afin de rendre le spectateur conscient du 120 Suranjan Ganguly, op. cit., p.147. Brakhage décrit sa technique dans A Moving Picture Giving And Taking Book : « La 2ème Partie de Dog Star Man a demandé la superposition de matérieaux (même du mica, qui fait monter la température et éjecte des cristaux comme autant d’explosions internes) et des morceaux de pellicule troués plaqués entre une très fine couche d’amorce transparente et un ruban adhésif, le tout attaqué avec des produits chimiques, de la colle Elmer, Nu-Skin, etc., selon le morceau, et (la plupart du temps) chauffé au fer à souder qui donne à l’ensemble une structure cristalline prédéterminée. » (Stan Brakhage, Manuel pour prendre et donner les films, op. cit., p.15). 122 William C. Wees, op. cit., p.54. 121 83 médium, qui vaut pour la vision. Comme Brakhage l’explique dans une interview vidéo, en peignant sur la pellicule il cherche à reproduire la « musique visuelle » du système nerveux : “I wanted to create a nervous system feedback of visual music. And I began that without knowing quite what I was doing in Dog Star Man, when I painted on film.123” Le cinéaste étend donc son étude de la vision par la peinture sur pellicule, qui lui permet de répertorier les phosphènes dans son catalogue des diverses modalités du voir. A travers la représentation du bruit visuel, il s’approche toujours plus d’une transcription littérale de la vision. En effet tous ces plans peints ne sont rien d’autre pour Brakhage qu’une tentative de fabrication « d’équivalents de ce qu’il voit comme il le voit.124 » C’est-à-dire que ces plans tendent vers une transcription littérale des phénomènes visuels internes, mais qui est aussi inexacte puisque ceux-ci ne peuvent être photographiés. Une représentation objective est donc techniquement impossible, et de ce fait le cinéaste tente d’y remédier en se substituant à cette machine qui n’existe pas, qui pourrait capturer les visions qui défilent lorsque les yeux sont clos (la réussite de sa démarche étant vérifiable par chacun, puisqu’il suffit de comparer les images du film avec celles qui apparaissent lorsqu’on ferme les yeux et que l’on appuie dessus). 1. 3 – La vision hypnagogique Comme nous venons de le voir, la vision intérieure génère des motifs visuels colorés et granuleux, assez comparables finalement à certains tableaux de l’expressionnisme abstrait (nous pensons à Pollock bien sûr, mais aussi à certaines toiles de Willem de Kooning ou d’Arshile Gorky). Cependant, par le biais de la vision hypnagogique que nous allons maintenant brièvement présenter, Brakhage intègre aussi des motifs plus reconnaissables. En effet la vision hypnagogique est un autre type de vision que l’on peut avoir les yeux fermés. Elle correspond à des images produites lorsqu’on est dans un état proche du sommeil, entre la conscience et l’inconscience. William C. Wees la définit avec clarté : L’hypnagogie est reconnue depuis longtemps comme la perception expérimentée au cours de l’endormissement, du réveil, à chaque instant où la conscience dirigée se 123 Colin Still, « Brakhage on Brakhage II », By Brakhage : An Anthology, The Criterion Collection (DVD #184), 2003, extrait situé de 6’10’’ à 6’20’’. 124 William C. Wees, op. cit., p.41. 84 désengage du commerce actif ordinaire avec le monde extérieur. De tels états mentaux produisent des images visuelles allant de formes et de motifs semblables aux phosphènes à des visages, des silhouettes, des scènes distinctes. De quelque façon qu’elle se manifeste, la vision hypnagogique s’origine dans le circuit neurologique de notre cerveau. Selon une théorie récente, elle commence dans ce qu’on appelle le cerveau primitif, les systèmes limbiques et reptilien dont les fonctions précédèrent les formulations logiques et linguistiques imposées à la pensée par un cortex cérébral plus récent (en termes d’évolution).125 Il est donc intéressant de voir que ces images proviendraient d’une partie « primitive » du cerveau, en tout cas qu’elles sont produites par son circuit neurologique. Ce sont donc des images engendrées par le corps, qui ne viennent pas de l’extérieur (elles font par conséquent partie de la vision intérieure). Dans Dog Star Man on peut repérer un certain nombre de séquences qui sont comparables à ce type vision. Prenons par exemple les photogrammes H13, H14 et H15, tirés d’une séquence au début de Part 3. Le premier photogramme montre une sphère granuleuse bleutée, dans la partie haut gauche de l’image, qui se dissout au niveau de son extrémité inférieure dans la main de Jane Brakhage, caressant son ventre. Il y a ici une superposition d’un plan peint et d’un plan figuratif. Dans le deuxième photogramme, ce sont trois images figuratives qui sont surimpressionnées. Il y a encore le plan sur la main, qui se prolonge, mais en haut à gauche c’est désormais un plan sur l’intérieur d’un corps qui remplace la texture bleutée. Néanmoins c’est la troisième image qui domine visuellement, qui est un gros plan teinté en vert sur le visage de Jane Brakhage regardant la caméra. Enfin le dernier photogramme montre un très gros plan cette fois du visage de Jane Brakhage (on distingue son œil gauche et son nez), sur lequel sont surimpressionnés des masses de couleurs verte et violette. Dans l’évolution de la séquence, on passe donc dans un mélange d’images concrètes et de motifs abstraits de l’évocation du corps de la femme du Dog Star Man à sa pénétration. L’appoint de formes colorées permet à Brakhage de déplacer la scène vers un onirisme supposé matérialiser un état d’ivresse sexuelle. Par conséquent ici encore, le cinéaste travaille sur des sensations très concrètes. Brakhage engage donc un mouvement qui va de l’intérieur (la vision qu’il reçoit les yeux fermés) vers l’extérieur (sa transposition sur pellicule). Ainsi toutes ces images a priori abstraites, dont recèle Dog Star Man, ne sont rien d’autre qu’une tentative de reproduction sur pellicule de phénomènes visuels réels. A ce titre la démarche prend donc un aspect documentaire, qui est d’ailleurs revendiqué par Brakhage : « Je pense réellement que mes 125 Ibid., p.54. 85 films sont des documentaires. Tous. Ce sont des tentatives pour aboutir à une représentation aussi précise que possible de la vision. Je ne fantasme jamais. Je n’ai jamais rien inventé pour le plaisir de fabriquer une image intéressante. Je me bats toujours très dur pour avoir sur la pellicule un équivalent, aussi fidèle que possible, de ce que je vois.126 » Cette déclaration tirée d’un séminaire de 1972 semble certes exagérée, notamment par rapport à Dog Star Man qui intègre une part de fiction importante, mais elle est en revanche tout à fait exacte en ce qui concerne des œuvres ultérieures comme The Text of Light, qui étudie avec rigueur la réfraction de la lumière dans le verre d’un cendrier. L’aspect documentariste de Brakhage, qui s’attelle dans son œuvre à étudier l’acte de voir, peut être considéré participant d’une dynamique éducative. En effet le cinéaste fait figure de chercheur, puisqu’il étudie un terrain non défriché cinématographiquement et qu’il communique ses résultats par ses films. Ainsi il présente des phénomènes naturels, réels, mais que le public n’a pas l’habitude de voir. Il éduque donc le spectateur, en lui montrant diverses formes de vision auxquelles celui-ci ne fait ordinairement pas attention. En les pointant du doigt, Brakhage espère modifier la manière que l’on a de regarder le quotidien, afin de faire prendre conscience de sa beauté naturelle. Cette prétention éducative, qui paradoxalement consiste à encourager le retour à un regard non éduqué, renferme donc une dimension sociale dont il se réclame lui-même : « Je veux vraiment aider les gens à voir, si tant est que j’aie une fonction sociale claire en tant qu’artiste.127 » Dog Star Man comme nous venons de le voir, en prolongeant et en développant un intérêt déjà présent pour l’acte de regarder, met donc en place de manière quasiment programmatique toute une série de film à venir sur la vision. Ceux-ci s’engagent à retranscrire les phénomènes visuels de la manière la plus littérale possible, et ce faisant contribuent à rapprocher l’œuvre de Brakhage du côté du documentaire. 2 - L'amorce du « home movie » Dans le film on retrouve cet aspect documentaire à travers une série de points, que nous allons aborder, qui annoncent la voie du « home movie » (du film de famille) dans laquelle Brakhage s’aventure dès 1964 avec la réalisation des premiers courts-métrages de la 126 127 Ibid., p.41. Ibid., p.42. 86 série Songs. Le genre du « home movie » est caractérisé par une pratique amateur du cinéma, avec l’utilisation d’une technique minimale, et se concentre (initialement) sur l’entourage du cinéaste. Nous allons examiner comment la recherche cinématographique de Brakhage l’amène à rejoindre ces principes. 2. 1 – Le réel présent de manière spectrale Dog Star Man nous l’avons dit est un film épuré, dont l’action se déroule pour l’essentiel dans une montagne. Toutefois à plusieurs reprises le réel perce brièvement l’œuvre, c’est-à-dire que du flux diégétique émergent des images qui manifestement n’ont rien à voir avec l’histoire (cela se passe en particulier dans Prelude et dans Part 4, qui sont les deux sections les plus générales du film, en tout cas celles qui sont le moins centrées sur un thème unique). Ces images en effet sont visiblement hors de l’histoire du Dog Star Man : ce sont pour la plupart de courts plans sur une « empreinte » de la civilisation urbaine, ce qui a priori ne semble pas dans le propos du film. Car celui-ci met en place un univers précisément non datable, qui en cela relève du mythe, basé sur une élimination de tout élément civilisateur (de tout indice pouvant contribuer à recréer la société dans laquelle le film a été tourné). Pourtant donc, Brakhage insère quelques plans qui contredisent cette démarche, ou plutôt qui la mettent en perspective. Les plus évidents sont les plans sur les voitures de nuit, dont nous avons déjà parlé dans le deuxième chapitre (photogramme I1). Ceux-ci sont récurrents dans Prelude (ils sont notamment présents dans l’introduction), et montrent des phares de voiture aller et venir rapidement dans une rue nocturne. Ce sont des images très figurales (des formes lumineuses qui se déplacent sur du noir), mais des images aussi très concrètes, puisque le spectateur reconnaît aussitôt qu’il s’agit là d’automobiles. Dans la même série on trouve aussi quelques images plus directement sur la ville, comme un plan où l’on distingue la devanture d’un magasin (photogramme I2). On peut lire sur le néon « Cleaners Laundry », ce qui nous permet de deviner qu’il s’agit de la boutique d’un teinturier. Ensuite il y a par exemple des plans sur une maison de ville (photogramme I3). Elle est éclairée à l’intérieur comme à l’extérieur, ce qui signifie qu’elle est habitée. Apparemment c’est une maison pavillonnaire, qui ne présente rien de vraiment particulier. Sauf peut-être justement de marquer le caractère typique de cette résidence de banlieue, ce qui documente le spectateur sur sa qualité architecturale. Tous ces plans ont donc le même statut dans le film. Ce sont des images en marge de la quête du Dog Star Man, sur des éléments urbains, filmées d’une manière assez anonyme. Il 87 n’y a aucun individu dans leurs champs, mais à chaque fois des témoignages sur l’activité humaine. Leur point de vue quelconque leur confère une qualité documentaire, bien que celleci soit tempérée voire annulée par la subjectivité du montage. Néanmoins comparativement au reste du film ces plans constituent une saillie du réel, c’est-à-dire qu’en étant extérieurs à l’univers clos du long-métrage ce sont des manifestations de la société, de sa vie communautaire. Ce sont des plans de coupe très brefs sur le monde social, qui est comme un corps étranger englobant le microcosme des Brakhage, que le cinéaste essaierait de repousser le plus possible sans toutefois pouvoir/vouloir l’effacer définitivement. Dans Part 4 on voit apparaître une image qui est un peu sur le même registre, bien que très différente dans la façon dont elle est utilisée. C’est un plan où l’on voit une main tenir une baguette, et la pointer sur le tableau d’une salle de classe, alternativement vers le haut ou vers le bas (photogramme I4). Cette scène n’a là aussi a priori aucun lien avec l’histoire du film. Mais il ne s’agit pas non plus de plan de coupe, car à celle-ci est surimpressionnée diverses autres images, comme un plan général sur la montagne en contre-plongée ou un plan en plongée sur la ferme du Dog Star Man. En effet, contrairement à la première série de plans, ici l’enjeu n’est pas illustratif, mais didactique : ce qui intéresse Brakhage dans ce plan c’est l’action de pointer quelque chose, de l’indiquer. Il utilise donc le plan dans cette perspective, car en l’associant avec la montagne et la ferme il clarifie la topographie, par la vertu du montage parallèle (étudié précédemment). C’est-à-dire qu’il situe les espaces sur un ton explicatif, professoral : en haut il y a le Dog Star Man, dans la montagne, et en bas se trouve sa maison. Par conséquent le monde extérieur, communautaire, est ici utilisé par Brakhage pour son discours, alors que dans les plans précédents il ne semblait pas avoir d’implications avec ce qui l’entoure. Plus en rapport avec le premier type d’images, il y a dans Part 4 deux plans subliminaux assez étonnants. Ils durent effectivement seulement trois ou quatre photogrammes chacun, ce qui est trop rapide pour que l’on puisse discerner leur contenu à vitesse normale (on ne peut donc les percevoir qu’au ralenti ou en visionnant le film image par image). Les deux plans se suivent. Le premier (photogramme I5) montre Stan Brakhage habillé en costume de ville, allongé sur un rocher ensoleillé et tenant une petite boîte, comme une cellule pour mesurer l’éclairage de la scène. Ses cheveux sont coupés courts, il semble assez élégant : c’est clairement le cinéaste et non l’acteur (le Dog Star Man) qui est ici à l’image. Le plan suivant (photogramme I6), encore plus éphémère et plus brouillé, montre cette fois sa femme, Jane Brakhage. L’image semble avoir été prise au même moment (les 88 paramètres sont identiques), et tout comme son mari elle est habillée de ce qu’on suppose être sa tenue quotidienne. Donc encore plus que ceux que l’on a observé ci-dessus, ces deux plans sont totalement, radicalement hors de la diégèse. Ils font l’effet d’un anachronisme, d’une anomalie allant à l’encontre de ce que l’on croyait être la logique des choses. Ce sont deux étrangetés extraites du contexte, mais qui ne sont pas placées là par hasard. On peut tout d’abord les interpréter comme un moyen de justement recontextualiser le film : en s’insérant sous son apparence quotidienne, Brakhage montre qui est réellement derrière ce long-métrage, qui en est l’auteur. En quelque sorte, c’est un plan sur les coulisses de l’œuvre, qui permet au spectateur attentif de mieux resituer son élaboration. Ainsi ce plan est un effet de signature : ces quelques photogrammes sont une trace attestant de l’identité véritable de l’auteur. Mais à ceux-ci Brakhage accole ceux sur sa femme. Peut-on dire qu’elle est la co-auteur du film ? Nous ne le pensons pas, cependant il est certain que son rôle a été de premier ordre et qu’elle a contribué activement au processus créatif128. Brakhage lui rend donc ici hommage en la citant, en ne l’oubliant pas, en la mettant une fois de plus à ses côtés. Mais ces deux plans sont également le témoignage du tournage du film : ceux-ci ayant été pris au même endroit et au même moment, cela sous-entend que pour filmer ces images le couple s’est donné à tour de rôle la caméra. Or on peut généraliser cette situation à l’ensemble du film, puisque nombreux sont les plans où le mari filme sa femme (souvent nue), et encore plus nombreux sont ceux où c’est elle qui le filme (la plupart des plans où l’on voit le héros). Il y a de cette façon dans Dog Star Man cette dimension d’un couple qui se filme mutuellement, alternativement. De plus on peut dire qu’en s’insérant tel quel, l’espace d’une demi-seconde, le cinéaste signifie que le Dog Star Man est égal à Stan Brakhage, et que sa femme est égale à Jane Brakhage : il y a là une clarification des rôles, qui contribue à confronter la fiction et la vie réelle. C’est littéralement une figure de montage parallèle, puisqu’il compare deux univers diégétiques différents (la réalité et la fiction) en les rapprochant au montage. Cette remarque 128 En fait Brakhage évalue différemment l’influence de sa femme sur Dog Star Man selon l’époque à laquelle il émet son jugement. Ainsi dans Pour présenter Stan Brakhage, son entretien avec P. Adams. Sitney de 1963, il déclare à propos du montage de Part 1 : « En premier lieu, je devais laisser de la place à Jane pour qu’elle s’assoie à côté de moi et assiste à chaque étape du montage, de manière à ce que je sois, du point de vue émotif, totalement réceptif à tout ce qu’elle disait et faisait. » (op. cit., p.28). En revanche, dans son interview avec Bruce Kawin en avril 2002, il dit du rôle de sa femme durant les tournages : “And that’s been a little bit overplayed. I mean, she did do some photography now and again, but basically that would be simply my saying would you please hold this or do this, or take this picture when I say so, or whatever. And she was a helpmate in that sense to the work.” (Bruce Kawin, op. cit., quatrième partie). 89 va dans le sens de notre hypothèse précédente d’un parallélisme entre le mode de vie présenté dans le film et celui choisi par les Brakhage à la fin des années 1950. Enfin, on peut noter une dernière série d’images extérieures à la diégèse. Là aussi nous sommes dans un montage au caractère subliminal, puisque c’est un travail image par image en accéléré et par flashes. Les photogrammes en question se trouvent au tout début de Part 2, qui rappelons-le traite de la naissance du fils du Dog Star Man. Et donc les premières images qui émergent de l’écran noir initiant le court-métrage sont quelques poignées de photogrammes composites, qui sont des combinaisons faites par le collage de pellicules différentes. On voit par exemple furtivement apparaître Jane Brakhage, sortant de la gauche de l’écran pour aller dans son centre, vêtue d’une robe et fumant une cigarette (photogrammes I7 à I9). Cette image fait écho au photogramme I5, en présentant également Jane Brakhage non en tant qu’actrice mais telle qu’elle paraît être dans son quotidien (sur les photogrammes elle semble ne pas prêter d’attention à la caméra, et de plus elle est habillée alors que dans le reste du film elle est nue). Ces photogrammes resituent donc en quelque sorte la mère sous son aspect habituel. Ensuite viennent quelques plans, puis une brève séquence particulièrement intéressante : on voit deux petites filles jouant à la balle en bas à droite de l’écran (photogramme I10), puis la même image à laquelle Brakhage rajoute un plan où on les voit jouer sous un autre angle (photogramme I11), et enfin toujours la première image mais avec cette fois un plan sur Jane Brakhage allongée nue (certainement avant un accouchement) (photogramme I12). Les deux jeunes filles sont en fait les deux premières enfants de Brakhage, ce qui signifie que dans cette introduction de Part 2 c’est l’ensemble de sa famille qu’il présente. Les deux filles comme la mère sont citées, elles sont donc prises en compte par le film. Leurs jeux précèdent l’accouchement à venir : par conséquent cela sous-entend qu’elles sont les grandes sœurs du nouveau-né. Ainsi celui-ci est replacé dans la diachronie familiale, c’est-à-dire qu’il y a là encore une recontextualisation : Brakhage montre ici d’abord le contexte réel, puis ensuite la fiction. Mais la fiction en ressort aussi affectée, puisque le nouveau-né vaut désormais pour ses deux autres grandes sœurs (ce n’est plus un enfant unique mais le dernier d’une famille déjà constituée). Par conséquent ces plans encore une fois témoignent qu’une vie familiale bien réelle est derrière ce film. Tout est fait pour indiquer qu’elle en constitue le verso, ce qui en contrepartie ancre l’idée de famille au cœur de l’œuvre. 90 Donc, comme nous venons de le voir, le réel, en tant qu’élément extérieur à la fiction, est présent en filigrane dans Dog Star Man. En cela il hante le film, puisque tel un spectre il résiste à l’oubli (on ne peut l’effacer) et donne un sens au présent (le présent étant ici la fiction). Ces plans créent donc un effet documentaire, en fixant définitivement le film au quotidien de son auteur. 2. 2 – Un amateurisme revendiqué Comme nous venons de le voir, Brakhage puise donc dans sa vie familiale quotidienne pour construire son film (il filme sa femme, ses enfants jouer, etc.). Il s’inspire de celle-ci, et le film est en une expression métaphorique (sous la forme d’un mythe). La famille est donc au centre de Dog Star Man, ce qui annonce la problématique typique des « home movies » : filmer son entourage (en ce sens on peut dire que Dog Star Man est un film de famille métaphorique). Mais au-delà de la cellule familiale, c’est toute la nature qui l’entoure que Brakhage filme : sa matière première est ce qui l’avoisine. Il va dans la montagne qui est à côté de chez lui, il filme ce qui est à proximité. En fait le cinéaste utilise tout ce à quoi il peut avoir accès : le plus simple quotidien, comme sa femme qui allaite (photogramme I13) ou comme un panoramique sur la montagne pris lors d’un trajet en voiture (photogramme I14) ; ou le hors de l’ordinaire, l’imprédictible, comme ces plans sur la forêt qui vient de brûler (photogramme I15). Brakhage tire partie des accidents de la nature, de ce qu’il ne pouvait prévoir, c’est-àdire qu’il modèle son film selon les surprises que lui apporte la vie quotidienne. Son processus créatif est tout entier tourné sur l’écoute du quotidien : plutôt que de l’aménager selon ses désirs esthétiques, c’est l’inverse qu’il fait, soit d’adapter son œuvre filmique à ce dont recèle l’ordinaire. Cette pratique finalement découle du fait qu’il travaille seul : puisqu’il n’a que peu de moyens, il cherche à tirer partie de sa précarité, à en faire un atout plutôt qu’une entrave. Il assume donc sa condition technique limitée et essaie de la mettre à son profit en abordant des questions habituellement évacuées au cinéma, comme l’étude de la vision par exemple. Le contrecoup est qu’il doit travailler de manière totalement artisanale. C’est une réalisation solitaire (ou éventuellement à deux avec sa femme), ce qui l’oblige à revenir à des conditions de production primitives. Les effets qu’il obtient sont rudimentaires, en ce sens 91 qu’ils laissent visible la trace de la manipulation technique (voir à ce propos les photogrammes de collages tirés de Part 2). Mais Brakhage là aussi assume ses limitations matérielles : il va dans leur direction en accentuant la rudesse de certains traits, ce qui souligne la matérialité de la pellicule (photogramme I8). Cette technique artisanale correspond aussi chez le cinéaste à un respect cinéphilique vis-à-vis de l’oeuvre de George Méliès, et de ses premiers effets rudimentaires (il lui a d’ailleurs consacré un chapitre de son Film Biographies129). Brakhage a donc un statut de cinéaste artisan. Cela correspond chez lui a une pratique du cinéma qui se veut celle d’un amateur. En effet pour lui cet état n’est absolument pas péjoratif, mais équivaut bien au contraire à une liberté artistique accrue. L’amateur est celui qui ne doit rien à qui que ce soit, qui crée pour son plaisir personnel. Certes Brakhage n’est pas un simple dilettante, mais au départ c’est le même désir qui l’anime : prolonger sa vie quotidienne dans la création. Car c’est en ceci que le statut d’amateur diffère complètement de celui du professionnel : n’ayant pas les obligations contractuelles de ce-dernier, l’amateur peut créer à son gré. Chez Brakhage l’art est désintéressé (il ne gagne pas d’argent avec ses films), et surtout viscéral : il crée car il en a besoin dans sa vie (sa production gigantesque en témoigne), car il considère l’art comme une extension de son existence. Willem De Greef aboutit de la sorte à cette idée, en partant du constat que le filmage chez Brakhage relève d’un acte performatif : « Comme chez Brakhage, le filmage n’est rien de plus qu’une action, il en découle non seulement qu’il devient indissociable de sa biographie, mais aussi qu’il n’existe plus de moment spécifique à la création ou au travail artistique, parce que l’acte artistique est devenu un moment même de la vie.130 » Ainsi il souligne que le caractère performatif du tournage, mais que l’on peut aussi étendre au montage et à la post-production (la peinture ou les grattages relevant de même de la performance), démarque la personnalité de l’auteur, et ce faisant contribue à en dresser la biographie. Brakhage part donc de son quotidien le plus proche pour bâtir Dog Star Man. Il filme ce qui l’entoure, utilise ce dont il a à sa disposition, et tente d’aller le plus loin possible avec ce peu de moyens. Cette démarche, comme le souligne Bart Testa dans Brakhage de Jim Sheden, a eu une influence importante sur de nombreux cinéastes expérimentaux : “When 129 130 Stan Brakhage, Film Biographies, Netzahualcoyotl Historical Society, Turtle Island Publisher, 1977. Willem De Greef, op. cit. 92 Brakhage made Dog Star Man, it’s a major accomplishment for his career, but it’s also a major moment in the experimental film. This is the film that shows you could create an entire cosmology for experimental film-making. […] A whole method of making. A whole commitment to making. A whole surrender to the process of making art, that you could take materials that seem very ordinary.131” Brakhage ainsi ouvre une voie, qui est de partir de l’ordinaire le plus simple pour construire une oeuvre artistiquement complexe et ambitieuse. 2. 3 – Une œuvre autobiographique Comme nous venons de le constater, Dog Star Man est un film qui accumule les références à la vie de son auteur : celui-ci est l’acteur principal, la matière filmique est tirée de son quotidien, l’histoire en est la métaphore, et les partis pris esthétiques mettent fortement en avant sa personnalité, jusqu’à la silhouetter. Ce film a donc visiblement de forts liens avec l’autobiographie. Nous allons à présent succinctement étudier jusqu’à quel point l’on peut pousser ce rapprochement, et pour cela nous nous appuierons sur l’essai Autoportraits de Raymond Bellour132, qui compare le genre littéraire de l’autobiographie avec certaines œuvres vidéos et cinématographiques. Tout d’abord Bellour remarque que l’autobiographie est en soi un genre pluriel, protéiforme, qu’il est « suffisamment incertain pour être constamment à la frontière de plusieurs autres genres et toucher ainsi à l’essence de l’acte d’écriture.133 » Cette remarque est intéressante pour notre argumentation car Dog Star Man est de même une oeuvre hybride, à la croisée des genres filmiques. Or ce brassage là aussi, en confrontant ces particularités, aboutit à une réflexion sur l’essence du médium. La notion fondamentale de l’autobiographie serait l’écriture de l’intime (soit « le personnel, le privé134 » précise Bellour). Dans la classification qu’il met en place, deux manières d’aborder cinématographiquement cette idée sont présentées : soit un cinéaste peut en faire directement le propos de son film, soit ce sont les conditions de production et de tournage qui peuvent faire surgir l’intime. Dans le cas de Brakhage les deux conditions sont 131 Jim Shedden, Brakhage, Zeitgeist Films, 1999, extrait situé à 17’30’’. Raymond Bellour, « Autoportraits », dans L'Entre-images, Paris, La Différence, 2002 (nouvelle édition), p.271-337. 133 Ibid., p.278. 134 Ibid., p.279. 132 93 remplies, bien que le fait de raconter sa vie soit un sujet pour l’instant encore en creux dans Dog Star Man (il ne passera au premier plan qu’à partir des courts-métrages de la série Songs). Bellour cite ensuite Elizabeth Bruss : « Trois paramètres définissent à ses yeux l’autobiographie littéraire classique : la valeur de vérité (qui engage l’auteur à dire vrai, tant au niveau de la véracité des sources qu’à celui de la sincérité des intentions) ; la valeur d’acte (qui reconnaît dans l’auteur un sujet responsable d’une démarche censée illustrer son caractère) ; la valeur d’identité (qui rassemble dans une seule et même personne l’auteur, le narrateur et le protagoniste).135 » Regardons s’il est possible d’appliquer ces trois critères à Dog Star Man. Au premier abord, « la valeur de vérité » semble difficilement pouvoir faire sens ici, puisque le film se présente comme un poème à la fois épique et lyrique (ce qui signifie qu’il y a et fiction et subjectivité). Mais comme nous venons de le voir ci-dessus, le film propose aussi des ancrages dans le quotidien qui mettent en perspective le mythe avec la vie ordinaire bien réelle. Et de plus, nous pouvons rajouter que si l’histoire est fictive, le mode d’énonciation quant à lui relève non pas de la fiction, mais de la poésie lyrique comme nous l’avons constaté dans le premier chapitre. Or comme l’écrit Käte Hamburger, « nous éprouvons le poème comme énoncé de réalité, au même titre qu’un récit vécu qui nous serait communiqué par voies orale ou écrite.136 » C’est-à-dire que le spectateur de Dog Star Man ne se pose pas du tout la question de savoir si les images sont « vraies » ou « fausses », car il n’y a pas un enjeu d’identification : il les considère uniquement pour ce qu’elles sont, à savoir des images poétiques et lyriques, et en tant que tel il les accepte comme un énoncé de réalité (toutefois on peut émettre un bémol en ce qui concerne Part 1, qui est peut-être plus proche de la poésie épique que lyrique, du fait de la plus grande clarté de son histoire et qu’elle ne soit pas en surimpression). Par conséquent, on peut considérer que « la valeur de vérité » s’applique dans ce film. « La valeur d’acte » en revanche est plus évidente dans le film, puisque la multiplication des plans hyper-subjectifs (dans ses divers types de manifestation) prouve au spectateur que l’auteur se livre à l’écran. Cela est d’autant plus vrai avec « la valeur d’identité », puisque ici il est flagrant que le cinéaste, le narrateur et l’acteur sont une seule et même personne. 135 136 Ibid., p.281. Käte Hamburger, op. cit., p.236. 94 Les trois conditions dégagées par Elizabeth Bruss sont donc remplies, ce qui nous permet d’affirmer le caractère autobiographique de Dog Star Man. En effet le film répond bien à la définition de ce genre littéraire que propose Raymond Bellour: « […] devient autobiographique tout texte (et non pas seulement un récit) dans lequel ressort l’intention de l’auteur, secrète ou avouée, de raconter sa vie, exposer ses pensées, peindre ses sentiments.137 » Ici l’intention de raconter sa vie est à moitié secrète, celle d’exposer ses pensées est avouée mais présentée sous une forme hermétique ; en revanche la peinture des sentiments est explicite et est transmise immédiatement au spectateur. Cependant pour Bellour, un cinéaste comme Brakhage dissémine trop l’autobiographie comme récit, traite ses témoignages sous une forme trop détruite, ce qui fait que le spectateur ne peut retracer d’une manière suffisamment lisible la vie de l’auteur. Il propose donc d’appliquer à ce genre de film la notion voisine « d’autoportrait », qui selon lui répond plus convenablement à ces formes qui sont trop poétique pour le genre de l’autobiographie, plus conformiste par définition. 3 – Un autoportrait cinématographique La dernière partie du chapitre sera ainsi consacrée à l’étude du rapport entre Dog Star Man et le genre de l’autoportrait. Celui-ci est l’objet d’une importante étude de Michel Beaujour, Miroirs d’encre138, que nous utiliserons comme référence dans notre cheminement. Nous nous appuierons sur certaines caractéristiques qui y sont dégagées, que nous tenterons d’appliquer au film afin de voir en quoi il tient plus de l’autoportrait que de l’autobiographie (ce qui nous permettra d’affiner notre analyse de ses particularités). 3. 1 – L’absence de toute linéarité L’autoportrait, dont Beaujour fait remonter la figure princeps au livre X des Confessions de Saint Augustin, se distingue tout d’abord de l’autobiographie par « l’absence d’un récit suivi.139 » Il est non « chrono-logique140 », et en cela « diffère radicalement des 137 Raymond Bellour, op. cit., p.280. Michel Beaujour, Miroirs d’encre – Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Editions du Seuil, 1980. 139 Ibid., p.8. 138 95 innombrables autobiographies qui commenceront fatalement au récit de naissance, et suivront ensuite dans l’ordre chronologique.141 » Dog Star Man de même ne respecte pas une avancée linéaire. La matière autobiographique qui y est contenue est répartie de manière morcelée dans les cinq parties du long-métrage. Il y a là d’ailleurs un double morcellement, puisque d’une part l’histoire est scindée en cinq chants dont le lien chronologique n’est pas évident, et d’autre part l’histoire elle-même est une autobiographie métaphorique, ce qui signifie qu’elle ne respecte que d’une manière fluctuante la chronologie des faits autobiographiques réels. En fait l’autobiographie dans Dog Star Man se cache derrière un masque (disons le « mythe » du Dog Star Man) qui trouble les données premières en les opacifiant et en distribuant de fausses pistes. Mais précisons : ce que nous entendons par « données premières » ce sont les évènements tels qu’ils se sont passés réellement dans la vie de Stan Brakhage. C’est tout ce que nous avons reconstitué à partir d’éléments comme les plans extra-diégétiques, comme les interprétations des symboles, comme l’observation des expressions subjectives. C’est-à-dire que comme nous venons de le signaler, l’autobiographie dans ce film est à reconstituer. Elle est présentée au spectateur sous la forme d’un puzzle, qui serait lui-même éparpillé dans l’énigme de l’histoire (puisque le récit mythique est également morcelé). Nous sommes donc face à l’emboîtement de deux histoires : le « récit suivi » autobiographique originel est camouflé dans sa version fictionalisée, et de plus chacune des deux histoires est présentée par le cinéaste de façon fractionnée, non linéaire. Le spectateur est devant un jeu de piste complexe, proche de l’hermétisme, qu’il ne peut résoudre que par l’analyse. Brakhage emploie donc une méthode déconstructive pour transmettre son autobiographie, qui est basée sur un éclatement des faits réels. Il procède en fait littéralement par prélèvements, car c’est au compte goutte qu’il livre des informations sur sa vie : même quand le spectateur a recollé les morceaux disséminés de son autobiographie réelle, celle-ci reste fragmentaire. Ce ne sont finalement que des allusions (sur son mode de vie, sur sa famille, sur sa personnalité), et il faut les compléter par l’imagination. Le cinéaste donc dès le départ ne cherche pas à raconter l’intégralité de sa vie, mais juste à l’évoquer, et peut-être surtout, à la transmettre. Il sélectionne par conséquent certains points qu’il juge particulièrement significatifs, comme la naissance de son fils, et passe à la trappe le reste. Sauf que la sélection s’est probablement faite malgré lui, à son insu pourrait-on dire : nous ne 140 141 Ibid., p.8. Ibid., p.8. 96 pensons pas qu’il a choisi tel évènement à la place de tel autre parmi une somme de rushes accumulés sur sa vie familiale, mais plutôt qu’il l’a filmé de manière non systématique, sur le tas, selon ce qu’il jugeait intéressant. En d’autres termes, il n’a certainement pas sélectionné au montage tel événement qu’il aurait pu trouver plus symbolique qu’un autre (nous pensons ici aux quelques images du début de Part 2 : photogrammes I7 à I12), mais a monté avec ce qu’il avait sous la main. Ce qui signifie que pour Dog Star Man il n’avait a priori pas vraiment prévu la dimension autobiographique du film. Celle-ci en effet est trop marginale dans l’œuvre : il ne l’a vraisemblablement pas planifié, c’est-à-dire qu’elle s’est imposée d’ellemême, qu’elle a émergée intuitivement, que les centres d’intérêts de Brakhage l’ont amené à la croiser. Car à l’image du reste du film, c’est lors de la période de montage que l’autobiographie s’est affirmée dans le film (il suffit de considérer les quelques photogrammes étudiés précédemment, insérés subliminalement), pour la simple raison que Dog Star Man est un film de montage (nous l’avons déjà démontré). Ce qui veut dire qu’il est construit de manière découpée, selon une logique non linéaire mais plutôt thématique (ou éventuellement formelle). En cela il rejoint l’autoportrait littéraire, qui comme l’écrit Beaujour subordonne habituellement sa « narration à un déploiement logique, assemblage ou bricolage d’éléments sous des rubriques que nous appellerons provisoirement thématiques. […] Leiris donne à l’ordre thématique la place principale, mettant la chronologie au second plan, diminuant ainsi sa traditionnelle fonction explicative.142 » L’autoportrait est par nature une œuvre de montage, de collage, ce qui va à l’encontre de la chronologie traditionnelle de l’autobiographie. Il n’y a donc pas la recherche du retraçage de l’évolution d’une vie. L’enjeu d’un autoportrait est autre. Le fait de penser l’œuvre sous forme de thèmes, ce que fait par exemple Brakhage lorsqu’il construit Part 3 en assemblant trois bobines consacrées respectivement à « Lui, Elle et Cœur143 », conduit donc à l’élaborer selon le principe de l’analogie plutôt que de la narration. Comme l’écrit Beaujour, l’autoportrait est fait de superpositions, de correspondances (ce qui est tout à fait le cas dans Dog Star Man, avec ses jeux multiples d’analogie formelle) : Celui-ci [l’autoportrait] tente de constituer sa cohérence grâce à un système de rappels, de reprises, de superpositions ou de correspondances entre des éléments homologues et substituables, de telle sorte que sa principale apparence est celle du discontinu, de la 142 143 Ibid., p.8. P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p. 186. 97 juxtaposition anachronique, du montage, qui s’oppose à la syntagmatique d’une narration, fût-elle très brouillée, puisque le brouillage du récit invite toujours à en « construire » la chronologie.144 Beaujour confirme ici ce que nous avons dit plus haut, à savoir que le brouillage de l’autobiographie poussait à son décodage, à sa reconstitution. Ainsi contrairement à l’autobiographie traditionnelle, qui elle respecte l’avancement du curriculum vitae de l’auteur, l’autoportrait ne présente pas de clôture temporelle. Son mode est l’analogie, le montage, ce qui l’amène à perpétuellement faire des sautes dans le temps. Dans Dog Star Man il y a de la sorte un va-et-vient permanent de motifs, ce qui tisse des liens visuels entre les différents courts-métrages (par exemple des images de sexe tirées de Part 3 apparaissent en flash dans Part 1, ce qui crée comme un flash-forward, etc.). La conséquence de cette construction répondant de l’analogie est que le film ne se donne pas comme clos. Les correspondances diverses détruisent petit à petit l’idée utopique d’une somme totalisante, puisqu’il semble que de nouveaux rapports peuvent indéfiniment se former. L’autobiographie dans le film est ainsi profondément incomplète, car trouée et en perpétuel devenir. Par conséquent comme nous venons de le voir, l’enjeu autobiographique du film n’est visiblement pas de faire le récit de la vie de Brakhage. Il semble plutôt vouloir la communiquer, c’est-à-dire non pas l’expliquer mais la faire sentir. Comme le déduit Beaujour, « la formule opératoire de l’autoportrait est donc : Je ne vous raconterai pas ce que j’ai fait, mais je vais vous dire qui je suis.145 » 3. 2 – Le choix de l’exil Nous avons vu que Brakhage, dans sa pratique de cinéaste, recherchait l’amateurisme, dans ce que le terme a de plus noble. C’est-à-dire qu’il crée dans la plus grande liberté, sans aucunes pressions extérieures, de façon à ce que l’art devienne un prolongement de sa vie quotidienne. Cette caractéristique est peut-être à rapprocher de l’oisiveté, qui selon Beaujour est intrinsèque à l’écriture de l’autoportrait146. En effet l’autoportrait naît d’une situation de 144 Michel Beaujour, op. cit., p.9. Ibid., p.9. 146 Ibid., p.13. 145 98 retraite, où l’écrivain peut à sa guise se laisser aller à « l’écrivaillerie ». Certes on ne peut pas dire que Brakhage soit oisif, car la réalisation d’un tel film lui a demandé plusieurs années d’un travail minutieux. Mais finalement qu’est-ce que l’essence de cette situation d’oisiveté dans laquelle se met l’écrivain, si ce n’est l’ouverture à une disponibilité, à l’improvisation ? Or là on retrouve ce trait chez Brakhage, au tournage comme au montage d’ailleurs, puisque comme il le confie à P. Adams Sitney il faisait souvent plusieurs tentatives avant de monter définitivement une séquence : « Lentement, anxieusement et laborieusement j’essayai une chose, puis une autre, et la défaisais pour en essayer une autre.147 » Brakhage se met donc dans une situation d’expérimentation, de disponibilité, où il laisse aller librement sa pensée. Néanmoins en conservant dans son film l’idée de fiction, via l’histoire du Dog Star Man, il se fixe malgré tout une ligne directrice. On peut donc estimer que ce n’est qu’à partir des Songs, c’est-à-dire avec ses premiers « home movies », qu’il atteindra un vrai désœuvrement, c’est-àdire une totale liberté. Cependant on peut aussi considérer l’histoire comme un prétexte, comme un alibi, qui permettrait au cinéaste de s’exiler. Car nous l’avons dit, l’histoire du Dog Star Man se situe dans un temps mythique, c’est-à-dire dans une époque non situable, ce qui induit pour Brakhage d’essayer d’éliminer toute trace caractéristique d’une société. Il n’y arrive pas complètement ou ne veut peut-être pas y arriver, comme nous l’avons constaté dans la deuxième partie de ce chapitre, mais d’une manière générale Dog Star Man est un film qui se situe en dehors de la société. Et en effet l’histoire se déroule dans une montagne à la nature sauvage (elle agresse souvent le héros), dont la seule trace de civilisation est la ferme en contrebas. Rien qu’au niveau de la topographie, le film se trouve à l’extérieur de toute société : le Dog Star Man est donc dans une situation d’exil. Cet exil est en fait littéralement une sortie hors de l’Histoire. Le temps du récit est non datable, et la circularité ambiante (l’histoire se passe sur une boucle temporelle d’un an/d’une journée et la répétition de certains motifs visuels crée une sensation de cycle) déplace la diégèse dans une sorte de bulle virtuelle. Le monde du film fait penser à un univers idéalement vierge, primordial, presque d’avant l’homme. D’ailleurs il n’y a qu’un homme et qu’une femme : ce peuvent être Adam et Eve, c’est-à-dire le premier couple sur Terre (c’est en tout cas le premier couple dans le monde du Dog Star Man). Nous sommes donc dans un temps du mythe, sur lequel le cours de l’Histoire n’a pas d’emprise. C’est un temps utopique, 147 P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p. 29. 99 qui là aussi est peut-être propre à l’autoportrait, comme le précise Michel Beaujour : « On voit pourquoi l’autoportrait s’apparente si étroitement à l’utopie : il partage avec elle un fantasme de communauté mythique étrangère à l’histoire, de société sans histoire.148 » Ce fantasme d’une communauté étrangère à l’Histoire (car ici il y a communauté, même si elle réduit à une unique famille) est en effet le propre des utopies, et elle montre encore une fois le lien du film avec le mouvement hippie (qui ambitionne à ce même idéal communautaire). Dog Star Man témoigne donc de cette volonté qu’a Brakhage de s’exiler hors de la société et de l’Histoire (ce qu’il essaye plus ou moins de faire à cette époque). A travers ce geste il fait vœu de solitude, mais c’est une solitude biaisée, car postulée temporaire : Brakhage fait son film pour qu’il soit vu (on a même constaté qu’il avait une visée sociale), ce qui fait qu’il aspire à retourner dans la société. C’est donc un exil transitoire, ou plutôt intérieur comme le dit Beaujour : « L’exil de l’autoportrait est un exil intérieur. Non pas loin du monde, hors de la cité, mais seulement en retrait.149 » Et c’est là que l’on peut faire réintervenir ces quelques photogrammes de la vie réelle qui dérangent le film : par leur biais le cinéaste montre qu’en dernière instance c’est le réel qui prévaut. La fiction n’est qu’un mythe, qu’une projection du quotidien, qu’une parabole. Mais ce lieu hors de l’histoire (la montagne du Dog Star Man), correspond aussi à la virtualité de l’image cinématographique, qui ne reproduit qu’illusoirement le réel. C’est-à-dire que l’illusion de ce lieu utopique (non situable, non datable) répond à l’illusion du médium filmique. Cette montagne est un fantasme purement cinématographique. C’est une Idée de montagne qui ne s’incarne que durant la projection de l’œuvre. Donc finalement dans cette virtualité mise en abîme, le seul référent auquel on peut s’accrocher, la seule marque tangible de réel est la matérialité de la pellicule qui défile. Il en est de même pour l’autoportrait, comme l’écrit Beaujour : « Le propre des lieux de l’autoportrait est d’être aussi retiré que ceux de l’Utopie, coupés de tout référent réel ou accessible. Le seul lieu réel auquel se réfère l’Utopie et l’autoportrait, c’est le texte, le livre dans sa matérialité, et le langage : le livre est leur seul corps (et leur tombeau).150 » Similairement, l’univers du Dog Star Man disparaît lorsque se termine la projection. 148 Michel Beaujour, op. cit., p.22. Ibid., p.23. 150 Ibid., p.23. 149 100 3. 3 – Un portrait par le détour Néanmoins la montagne a beau être une Idée, un archétype151 (et donc non pas une singularité dans le monde réel), elle reste à un niveau d’immuabilité par rapport au Dog Star Man (qui rappelons-le est lui aussi archétypal). Le héros n’est que de passage sur ce lieu, d’ailleurs à la fin du film il disparaît, se transformant en constellation. Le film justement, du moins du point de vue de son histoire, fonctionne sur l’idée de passage à travers des lieux, de traversée. Le Dog Star Man, durant la plus grande partie du film (c’est-à-dire durant Part 1) ne fait que marcher, que gravir la montagne. Il passe d’un cadre à l’autre, péniblement, et ce faisant accumule les espaces : son ascension est une addition (une collection) de lieux différents, de plans différents. C’est une attitude encyclopédique typique de l’autoportrait, que relève Raymond Bellour : « Le sujet de l’autoportrait est un sujet de type encyclopédique. Il opère un parcours des lieux (au propre comme au figuré) dont se constitue la culture et par lesquels il est ainsi constitué lui-même. […] Les lieux sont permanents, les images provisoires. L’autoportrait […] serait d’abord une déambulation imaginaire au long d’un système de lieux, dépositaire d’images-souvenirs.152 » Ainsi d’une part ce passage d’un lieu à l’autre signifie la formation d’une culture (selon le schéma de l’encyclopédie), et d’autre part il est la modalité permettant la remémoration. Et en effet dans Dog Star Man, tous les souvenirs ne sont que des à-côtés de la montée : le rêve de Prelude a lieu avant que le héros n’engage sa marche, et les parenthèses de Part 2 et Part 3 (mi-rêves, mi-souvenirs) se déroulent en pleine ascension. Les lieux sont donc les vecteurs de la réminiscence (le rêve fonctionnant aussi sur le souvenir), comme de la création du savoir. Cette double qualité, de culture et de remémoration, est la dynamique qui nourrit l’écriture de l’autoportrait. L’écrivain, homme de culture, déroule une succession de faits autobiographiques dont la formulation est produite par la rencontre entre souvenir et savoir. L’écriture autobiographique de l’autoportrait est référencée culturellement (en ce sens elle est une démonstration de connaissances), ce qui signifie qu’elle-même découle souvent d’une érudition. Cependant comme l’écrit Michel Beaujour, la contrepartie est que l’autoportrait n’est souvent que le pur produit de son époque : « Ces codes riches et contraignants [le code 151 Il est par ailleurs intéressant de voir comment la montagne symbolise la mère (alors que le soleil nous l’avons vu est un symbole masculin) : elle englobe le héros, signifie son bonheur s’il arrive à la surmonter, et peut-être même engendre son fils puisque dans Part 2 ce sont des plans de celle-ci que Brakhage associe au nouveau-né. C’est une montagne personnifiée, mythique, d’une grande similitude avec Gaïa. 152 Raymond Bellour, op. cit., p.288-289. 101 moral de son époque ou de sa classe, les bienséances, les conventions psychologiques et culturelles] génèrent aisément le discours qu’ils canalisent.153 » L’autoportrait serait donc une forme particulièrement déterminée culturellement. Beaujour continue plus loin : « C’est elle [la tradition culturelle] qui lui fournit les catégories toutes faites qui lui permettent de ventiler les miettes de son discours, de souvenirs et de fantasmes.154 » Pareillement dans Dog Star Man, un certain nombre de codes conditionnent et stimulent « l’écriture » du film, notamment en ce qui concerne tout son côté symbolique. Mais Brakhage réussit globalement à s’en sortir en récusant les conventions discursives du cinéma. En effet, « expérimenter » lui permet d’échapper aux sentiers battus, et de rejoindre peut-être un Antonin Artaud, qui « s’entête à vouloir saisir directement son esprit à bras le corps.155 » Or il s’agit bien ici de « saisir son esprit ». Brakhage se dépeint de manière indirecte, contrairement à ce qu’aurait pu donner une autobiographie traditionnelle, car ce dont il est question c’est plus de sa personnalité que de sa biographie. D’après Beaujour tel se construit l’autoportrait, par le détour : L’autoportraitiste ne « se décrit » nullement comme le peintre « représente » le visage et le corps qu’il perçoit dans son miroir : il est forcé à un détour qui peut paraître nier le projet de « se peindre », pour autant que l’autoportrait naisse jamais d’un tel « projet » : X par lui même. Cela est improbable. L’autoportrait est d’abord un objet trouvé auquel l’écrivain confère une fin d’autoportrait en cours d’élaboration.156 C’est donc de manière indirecte que l’autoportraitiste se décrit, ce qui signifie que sa finalité n’est pas de raconter sa vie. Ainsi dans Dog Star Man c’est dans l’entrecroisement des thématiques, des différents niveaux filmiques, que semble se dessiner la silhouette du cinéaste. Mais le procédé ne peut aboutir que sur une incomplétude, répétons-le, qui correspond à ce sentiment paradoxal d’inachèvement, d’une œuvre encore en élaboration, alors que d’un point de vue esthétique (formel, structurel) le film est tout à fait achevé. Car ce n’est qu’en terme d’histoire, de discours, d’autoportrait que le long-métrage, en fonctionnant sur un mode analogique, propose une ouverture qu’il n’est lui-même pas capable de refermer. D’où cet accent d’effort, de souffrance, de désespoir qui entoure le Dog Star Man (il grimace souvent, et le montage s’effectue dans la douleur), car il sait sa cause perdue : jamais il ne pourra 153 Michel Beaujour, op. cit., p.10. Ibid., p.10. 155 Ibid., p.10. 156 Ibid., p.10. 154 102 terminer son film, si ce n’est en constatant son échec (ce qui à notre avis est le véritable sens du final de Part 4). Malgré tout Dog Star Man réussit peut-être l’essentiel, qui est d’atteindre une universalité en partant du plus intime. Pour Beaujour ce mouvement, qui est d’aller de l’individuel vers le général, est inhérent à l’autoportrait: Ainsi tout autoportrait (à la différence de l’autobiographie, confinée, même lorsqu’elle a recours à un mythe comme celui des quatre âges, a la durée d’une mémoire individuelle et à des lieux individualisés) cesse-t-il pour l’essentiel, c’est-à-dire pour tout ce qui n’est pas anecdotique en lui, d’être individuel. La machine d’écriture, le système des lieux, les figures mises en scène, tout tend à la généralisation, […] du moins est-ce un type de mémoire à la fois très archaïque et très moderne par quoi les événements d’une vie individuelle sont éclipsés par la remémoration de toute une culture, apportant ainsi un paradoxal oubli de soi.157 Tel est le succès de Brakhage, d’arriver à s’éclipser tout en étant le centre névralgique de son film. 157 Ibid., p.26. 103 Conclusion Dans le premier chapitre de cette étude, nous avons démontré que Dog Star Man s’inscrivait dans le sillon de la poésie littéraire moderne. Il partage avec celle-ci des caractéristiques esthétiques (propension au trope, liberté de la forme) comme conceptuelles (choix de l’hermétisme, positionnement post-romantique). Dans le second chapitre nous nous sommes intéressés à l’histoire, et avons dégagé lors de son analyse sa parenté avec le mythe. Enfin dans le dernier chapitre, nous nous sommes penchés sur la qualité documentaire du film, ce qui nous amené à constater sa ressemblance avec le genre littéraire de l’autoportrait. Ses résultats nous ont permis de répondre en partie à la problématique que nous nous étions fixée en introduction, qui était de chercher en quoi ce film constitue un tournant dans l’œuvre de Brakhage, en quoi il marque l’entrée du cinéaste dans sa période de maturité. En effet nous avons de la sorte pu voir que d’une part Dog Star Man, tant au niveau du mythe que de son lyrisme, se situait dans le prolongement des premiers courts-métrages de Brakhage, et que d’autre part, en amorçant un travail sur la vision les yeux fermés et sur le film de famille, il annonçait les deux grandes directions que prit par la suite le cinéaste. Dog Star Man est donc un film capital dans l’œuvre de Brakhage : il est arrivé à un niveau de maîtrise technique et à un degré théorique qui attestent de la fin de ses années « d’apprentissage ». Ainsi avec ce long-métrage, il accomplit la mission qu’il s’était lui-même lancé dans Metaphors on Vision : Les artistes se doivent de perpétuer la tradition de la vision et de la visualisation à travers les âges. Actuellement, rares sont ceux qui s’attachent à faire l’analyse de la perception visuelle en profondeur et qui ont su transformer leurs inspirations en expériences filmiques. Ceux-là ont créé un nouveau langage que l’invention de l’image/mouvement rendait alors possible ; ils ont su innover dans un domaine qui, avant eux, ne répondait qu’à la conjuration des terreurs ancestrales. Leur sujet est essentiellement le traitement par l’image – de la naissance, du sexe, de la mort et de la quête de Dieu.158 158 Stan Brakhage, « De la vision : métaphores », dans Métaphores et vision, op. cit., p.20. 104 Et effectivement il semble que ces quatre thèmes soient le cœur de Dog Star Man : la naissance et le sexe sont les sujets respectifs de Part 2 et de Part 3 ; la mort est toujours latente dans le long-métrage (elle est particulièrement visible dans la lutte que livre le héros, qui souvent le met à terre et le touche au cœur) ; et en ce qui concerne la quête de Dieu, il n’y a qu’à constater la similitude entre l’action du héros et la Passion du Christ (dans les deux cas ils affrontent le martyre pour leurs semblables). Le rôle important que peuvent jouer ces thèmes dans le film indique un trait essentiel de l’évolution du cinéaste : Dog Star Man est construit sur des idées, de la même manière que les courts-métrages qui le précédent, alors que les films qui suivent seront construits sur des actes. Cela veut dire qu’après Dog Star Man, Brakhage se rapproche nettement du réel : par exemple le thème de la mort est ici traité de façon symbolique, alors que dans un film comme The Act of Seeing with One’s Own Eyes le cinéaste la prend à même le corps, en filmant des autopsies. Brakhage développe cette idée dans une interview avec Richard Grossinger : “That’s just like The Art of Vision has to do with an idea, much more than these new films [The Pittsburgh Trilogy (1971)], and that’s why critics can write about the Dog Star Man or The Art of Vision, because it’s premised on ideas, which are different than acts. […] From Songs I become very concerned with event as something totally distinct from drama.159” On peut se demander pourquoi Brakhage attendra plus de vingt ans avant de refaire un film dramatique (il y reviendra en 1987 avec Faustfilm). On peut supposer qu’il ait eu le sentiment après Dog Star Man d’être arrivé à un sommet, et d’avoir en quelque sorte épuisé cette question. En outre le film lui offrait de nouvelles pistes de recherche, dans une direction radicalement opposée. Cet effet de rupture se retrouve aussi au niveau esthétique. En effet Dog Star Man, en terme de montage, marque une acmé dans l’œuvre de Brakhage. Lorsque la surimpression culmine en quatre bobines, le cinéaste atteint un point de saturation visuelle qu’il ne reproduira plus par la suite. Au contraire après ce long-métrage, il accordera au montage un rôle de moins en moins important, celui-ci se réduisant souvent au simple choix des plans. David James attribue la raison de ce changement à l’acquisition en 1964 d’une caméra 8 mm : “Though the Songs often contain similar work on the exposed film [as Dog Star Man], in general the move to 8 mm coincided with an increasing reliance on shooting alone, such that 159 Stan Brakhage, Brakhage Scrapbook: Collected Writings 1964-1980, New York, Documentext, 1982, p.199. 105 in the late sixties Brakhage’s control over the camera and especially over single-framing was so supple that the editing process became largely a matter of selection.160” Toutefois nous pouvons aussi considérer cette évolution comme le corollaire de sa décision de s’intéresser aux actes plutôt qu’aux idées, puisque le montage est du côté de la virtualité alors que le filmage est du côté du réel. C’est par conséquent en toute logique qu’il a fait basculer sa pratique cinématographique du côté du filmage. 160 David James, op. cit., p.41. 106 Bibliographie 1 – A propos de Stan Brakhage - Brakhage (Stan), Brakhage Scrapbook: Collected Writings 1964-1980, New York, Documentext, 1982. - Brakhage (Stan), Conférence au Centre Pompidou, 11 septembre 1993, Document vidéo disponible au centre d’archive « Light Cone » (Paris). - Brakhage (Stan), Essential Brakhage – Selected Writings on Filmmaking, New York, Documentext, 2001. - Brakhage (Stan), Film Biographies, Netzahualcoyotl Historical Society, Turtle Island Publisher, 1977. - Brakhage (Stan), Manuel pour prendre et donner les films, Paris, Editions Paris Expérimental, 2003. - Brakhage (Stan), Métaphores et vision (1963), trad. fr., Paris, Editions du Centre Pompidou, 1998. - Brakhage (Stan), « Stan Brakhage at the Cinémathèque Québecoise », (page consultée le 24 août 2007), [En ligne], Adresse URL : http://www.horschamp.qc.ca/new_offscreen/brakhage_montreal.html. - Camper (Fred), « The Art of Vision, a Film by Stan Brakhage », Film Culture, n°46, (automne 1967). - Clark (Dan), « Brakhage », Film-Makers’ Cinematheque Series, n°2, New York, 1966. - De Greef (Willem), « Stan Brakhage. 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Ainsi ce texte est avant tout une articulation d’appels de note. Stanley Brakhage est né le 14 janvier 1933 dans un orphelinat de Kansas City (Missouri). Le 4 février, il est adopté par Ludwig et Clara Brakhage, un couple qui espère sauver un mariage cahotant en ayant un fils. Cela n’est malheureusement pas le cas et ils se séparent alors que l’enfant n’a que six ans. Après le divorce, Stanley et sa mère déménagent pour Denver (Colorado), où il passe le reste de son enfance jusqu’au lycée. Durant sa jeunesse il voit de nombreux films, car l’envoyer au cinéma est pour sa mère moins onéreux que de le faire garder par un baby-sitter161. De 4 à 13 ans il apprend à chanter et à faire du piano (il est soprano dans la chorale de la cathédrale St. John à Denver et participe à quelques enregistrements sur disques et à la radio). Il est asthmatique dès un an et développe rapidement de nombreuses maladies (certainement la somatisation d’une enfance difficile, voire hostile et oppressante)162. L’asthme, entre autres, le suivra une bonne partie de sa vie163. 161 “Like for instance during the war, the Second World War, as I was a kid, I was given money to go to movies because it was cheaper than paying babysitters. So movies were my mother’s way to inexpensively board me out across a day, like three double features with hot dogs in between, and so on. Among those were newsreel movies. […] They weren’t babysitters; they were family. They were my family across the given day. They were also my culture; they were my church. And I felt them that way.” (Bruce Kawin, Interview with Stan Brakhage, op. cit., première partie). 162 “Someone asked me recently, Why have you struggled so hard to end up so different from your neighbors… or something… who do you think you are? I said quite truly, To save my life! I knew they were trying to kill me and so when I first knew this I developed asthma at one year old. Which gave my mother a lot of other things to do. She was trying to use me because she had adopted me to save the marriage; and I’d failed. So she had for her efforts a child constantly wheezing. Then I moved to protect my skin surface – I was very fat, so I was again buffered against all this use as much as possible. Then I developed sinus trouble which shut off the nose. Ear aches, glasses. Get the picture? By the time I was six… I escaped sports because I developed a hernia. The problem was that life wasn’t worth living with all these tactics. So the next thing to do was get it all together and stop all this disease. In this society I think, for many, illness has been the only way to get through. And it may be one reason I have this back problem at this moment. Because the pressure is very heavy on me at this time. […] 110 Au lycée, à la South High School de Denver, lui et ses amis forment une sorte de club, qu’ils baptisent les « Gadflies » (les « taons » : les casses pieds). Plusieurs d’entre eux, dont le réalisateur Larry Jordan, le compositeur James Tenney et l’acteur Robert Benson seront plus tard des artistes reconnus. Desistfilm, réalisé en 1954, témoigne de l’atmosphère d’alors et de leur esprit d’indépendance (certes aussi un peu naïf). Artistiquement, la première ambition de Brakhage est de devenir poète, comme il l’explique dans un interview : « Dans ma vie, la correspondance la plus riche aura probablement été celle que j’ai eu avec les poètes. Compositeurs, musiciens, peintres, cinéastes, personnes de théâtre, acteurs... J’ai été en relation avec des gens de tous les arts, parfois même avec des architectes. Mais les poètes auront été les plus importants, certainement parce que je voulais en être un depuis l’âge de neuf ans. Je me souviens clairement qu’à dix ans je pensais être un poète, et du reste je faisais tout pour le devenir. J’ai découvert Pound grâce à des amis du lycée164. Ils me prêtèrent son livre Cantos un peu comme une blague, en pensant « voilà un livre qu’il ne sera pas capable de lire. » Et effectivement je le trouvai difficile : au départ je n’étais peut-être capable que de comprendre It has been – what I’m trying to say is that is has been a desperate struggle to keep alive. And to keep alive to me meant that I had to be personal, which is all that I could be. […] And I think came to be able to make that [art] because I had, was so locked in, that I was exploding with things. With feelings and thoughts that I wanted to get out.” (Stan Brakhage, «The Seen », dans Brakhage Scrapbook: Collected Writings 1964-1980, op. cit., p.209-210). 163 Il raconte ainsi à propos du tournage d’Anticipation of the Night: « Depuis des mois, j’étais de plus en plus malade, atteint de malaises névrotiques de plus en plus nombreux, dont certains, comme l’asthme, font partie de l’histoire de ma vie, et d’autres étaient complètement nouveaux. A cette époque, l’annulaire et l’auriculaire de ma main gauche, c’est-à-dire celui du mariage et celui de la mort, étaient complètement déformés par l’arthrite ; je ne pouvais plus les bouger et j’étais presque impotent (à l’âge de 26 ans, imagine un peu) ; j’allai d’échec en échec dans toutes mes relations affectives, dans mes désirs de sortir de moi-même, sauf dans mes relations au cinéma. » (P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p.3). 164 Il développe ailleurs cette anecdote : “When I was going trough school I was always carrying a poetry book – I was very interested in poetry and still am – and so I got a bad reputation as a kid carrying books when he didn’t have to. When I had my sixteenth birthday party, a bunch of my friends as a joke got together – well first of all they were going to buy me a birthday present – and what else but a book. While they were downtown looking for a present, they found a book that was so absurd and ridiculous and impossible that even I would be defeated at trying to read it. They were doubling over with laughter at the thought of giving me this book that would truly defeat me. And sure enough came this all wrapped in tissue paper, and I was delighted because I loved books and they were sensible enough to give me a book; and I opened the paper and there was a strange book indeed. First of all it seemed to be English, but at least a third of it was in other languages; and it made references to the gods. Just to get thru some of the courses at school I can remember writing on my arm in indelible ink, Mercury, Zeus, Jupiter and having little definition of what all these were. It annoyed me to have references to a whole pack of gods from elsewhere; the final incredible thing was that this gift book was filled with Chinese. This of course was Ezra Pound’s Cantos, which is, if I must choose one book, the single most important book in my life.” (Stan Brakhage, «Poetry and film », dans Essential Brakhage, op. cit., p.128). 111 une phrase sur cinq (avec tous ces mots étrangers et toutes ces tournures complexes), mais j’ai persisté, et d’ailleurs je persiste toujours.165 » Alors qu’il est toujours lycéen il voit Orphée de Jean Cocteau, un film qui le marque intensément et qui lui fait prendre conscience du potentiel poétique du cinéma166. Il est aussi très influencé par Eisenstein, qu’il lit avec assiduité à la bibliothèque municipale167. Il tourne alors son premier film, en récupérant par le biais de l’armée du matériel non utilisé168. Après des études secondaires rapidement avortées (en 1951 il quitte au bout de deux mois l’université de Dartmouth, pour cause de dépression), il fait un détour chez son père qui accepte de lui donner le reste de l’argent destiné à son éducation pour qu’il puisse s’acheter du matériel cinématographique. Il revient un temps à Denver, puis décide faire le grand saut et part en Californie poursuivre ses études, en s’orientant définitivement dans le cinéma. Il y intègre la California School of Fine Art, à San Francisco, mais n’y reste que peu car la section cinématographique vient de fermer suite au départ de l’enseignant pour lequel il était venu, le cinéaste Sidney Peterson. Néanmoins Brakhage rentre rapidement en contact avec le milieu artistique de San Francisco. Jean-Michel Bouhours le raconte dans l’avantpropos de Métaphores et vision : « Débarquant en Californie en 1953, Brakhage est hébergé par le poète Robert Duncan et se trouve immédiatement en relation avec des membres de la San Francisco Renaissance : Robert Duncan et Robert Creeley, transfuges du Black Mountain College – cette université transdisciplinaire de Caroline du Nord où passèrent nombres 165 Colin Still, Brakhage On Brakhage II, op. cit., extrait (traduit) tiré de 0’00’’ à 1’20’’. “I first realized (senior year of high school in Denver, Colorado) that “the movies” MIGHT / (possibly) be an Art Form, during my third or fourth viewing of Cocteau’s Orpheus, followed similarly that summer of 1949 by sub-titled screenings of Beauty and the Beast of Cocteau, then De Sica and Rossellini features, Dreyer’s Day of Wrath, in several Denver neighbourhood movie houses. […] But I must confess that (excepting only Eisenstein and Cocteau) I was not, in my youth, particularly affected by cinema’s “Europeans” – only, rather, INdirectly affected trough my U.S. contemporaries… and, of that, only finally deeply by N.Y.C.’s Marie Menken and Joseph Cornell. This is perhaps because I, early on, developed an aversion to Surrealism – finding it an altogether inadequate (highly symbolic) envisionment of dreaming. What DID rivet my attention (and must be particularly distinguished) was Jean-Isidore Isou’s Venom and Eternity: as a creative polemic it has no peer in the history of cinema.” (Stan Brakhage, « Inspirations », dans Essential Brakhage, op. cit., p.208-209). 167 “Meanwhile, there was one copy of Jay Leyda’s Eisenstein in the Denver Public Library. I checked that out and was reading and re-reading and re-reading it, and thinking and brooding and being loving.” (Bruce Kawin, op. cit., première partie). 168 “We got some war-surplus out-dated Dupont gun-camera film in fifty foot spools. And we had to sit in the dark with pencils and unreel it onto spools and make a splice in the dark so we could get hundred foot rolls. And we then borrowed several cameras; also, we rented a camera for a couple of weekends. By the time, two years later, we got a sound track on it, I suppose Interim had cost something like five hundred dollars. This is how I made that first film; it seemed to me too expensive.” (Stan Brakhage, « Eight Questions », dans Essential Brakhage, op. cit., p.118). 166 112 d’artistes et non des moindres, et dont Charles Olson fut le recteur de 1951 à 1956 – auxquels se joignent des poètes de la Beat Generation (Allen Ginsberg, Philip Lamantia, Jack Kerouak). A leur contact, le cinéaste se met à écrire ses premiers poèmes en prose, puissamment métaphoriques.169 » P. Adams Sitney relate dans la suite de Métaphores et vision la même arrivée à San Francisco, un peu différemment : « Un concours de circonstances fortuit a conduit Brakhage à louer, en 1953, un appartement jusque-là occupé par le cinéaste et poète James Broughton170 situé dans la maison de San Francisco de Robert Duncan, lui-même illustre poète charismatique. A cette époque, Duncan se consacrait intensément à l’étude des œuvres de Gertrude Stein ; il a même délibérément copié le style de Stein pour écrire son propre livre Writing Writing. L’influence de Duncan se manifeste dans la plupart des premières œuvres poétiques de Brakhage consacrées au cinéma. A l’époque où Brakhage et Duncan étaient en contact permanent, le poète a écrit Poetry before Language. On peut y lire : « Je veux décrire la Poésie, telle qu’elle était avant les mots ou les signes, avant la beauté, l’éternité ou le sens. La Poésie ne permettrait pas au cerveau de falsifier ce qu’elle était en lui donnant un mot ou un sens… Les organes du corps ne se contentaient pas de communiquer, mais, ensemble, faisaient des choses. L’acte était une danse, son résultat la Danse, la Poésie. Au cours de cette sorte de danse, l’œil et la main ont dansé ensemble. Ainsi la main a pu voir les cailloux et les bâtons, et l’œil a su les toucher. »171 » Ce fantasme de revenir à un langage originel, d’avant le verbe, se retrouvera dans toute la suite de l’œuvre de Brakhage et notamment au tournant des années 1960, que ce soit dans ses films ou dans son écrit théorique majeur, Metaphors on Vision (1963). Durant cette période il retourne plusieurs fois à Denver, où il monte avec des amis une petite troupe de théâtre qui joue des pièces de Tchékhov, Wedekind ou Strindberg, et qui lui fournit les acteurs de ses deux films suivants : Unglassed Windows Cast a Terrible Reflection (1953) et Desistfilm (1954)172. L’influence du théâtre se fait d’ailleurs ressentir dans ses premiers courts-métrages, essentiellement des psychodrames, comme par exemple dans Reflections on Black (1955). 169 Stan Brakhage, « Avant-propos », dans Métaphores et vision, op. cit., p.4-5. « C’est en fréquentant le milieu artistique de San Francisco qu’il fera la connaissance de Broughton – qui lui prêtera sa chambre pendant un voyage en Europe – et de Peterson, qui lui fait cadeau de sa lentille déformante utilisée dans The Lead Shoes. » (Dominique Noguez, op. cit., p.98). 171 Stan Brakhage, « Introduction rétrospective : 1996 », dans Métaphores et vision, op. cit., p.11. 172 “When I began my third film I had no money at all. I still wasn’t convinced that I was a filmmaker. Like Jean Cocteau, I was a poet who also made films. That was how I thought of myself: I was Denver’s Jean Cocteau.” (Stan Brakhage, « Eight Questions », dans Essential Brakhage, op. cit., p.119). 170 113 Fin 1954 il part pour New York, où il est hébergé par Maya Deren173. C’est une période de grandes difficultés économiques174. Il y fait la rencontre de nombreux artistes, dont John Cage, Edgard Varèse ou Joseph Cornell. Ce dernier lui commande en 1955 un film sur une ligne de métro aérienne, amenée à disparaître. En résulte Wonder Ring, qui fait date dans la carrière de Brakhage puisque c’est son premier film non dramatique, exclusivement formel175. Fin 1955 il décide d’aller tenter sa chance à Hollywood, mais ne réussit pas à percer dans le milieu de l’industrie cinématographique176. Il abandonne et retourne finalement à Denver durant l’été 1956. Il y tourne l’année suivante Anticipation of the Night, un film qui marque une évolution stylistique importante177. Il rencontre durant le tournage Jane Collom, avec laquelle il se marie le 28 décembre 1957. Celle-ci prend immédiatement une place considérable dans le processus créatif de Brakhage178. 173 “Well, Maya Deren picked up stray cats, and I was certainly the strayest cat that she could find at that time. And she would immediately take you up to her apartment and give you a coat. […] So I edited. I was then editing films in her crazy apartment with her wild voodoo cats yowling and screeching about.” (Bruce Kawin, op. cit., seconde partie). 174 « Brakhage m’a dit une fois que quand il est venu à New York en 1955, il était si pauvre qu’il ramassait des restes de sandwichs dans les poubelles. » (Jonas Mekas, Entretiens avec Jonas Mekas, Paris, Editions Paris Expérimental, 2006, p.13). 175 « Cet exercice imposé, qui est son premier film sans fiction, sans personnages, où toute l’importance, comme chez Cornell, est accordée à ce qu’il y a de formes, de lueurs, d’hiéroglyphes visuels dans un paysage (ici urbain), va marquer dans son œuvre un tournant essentiel. » (Dominique Noguez, op. cit., p.100) 176 “In fall 1956, when he was twenty-three, Brakhage came to Hollywood hoping to work with Charles Laughton, then slated to direct The Naked and the Dead. By the time he arrived, Laughton had been replaced on that project, but Brakhage did obtain an interview with the president of MCA and was offered a salaried position to train under Hitchcock as a director for the Alfred Hitchcock Presents television series. Two incidents aborted this apprenticeship and conclusively turned Brakhage from the industry to the amateur cinema […]. Instead he took odd jobs with commercial filmmaking house, where he perfected his technical skills to satisfy himself that the idiosyncrasies of his personal films could not be attributed to incompetence. In return for room and board he worked as a projectionist and janitor for Raymond Rohauer at the Coronet, the city’s leading art theatre, and also as a sometime lecturer for programs of experimental films there, including one of his own.” (David James, « Amateurs in the Industry Town: Stan Brakhage and Andy Warhol in Los Angeles », dans Stan Brakhage - Filmmaker, Philadelphie, Temple University Press, 2005, p.83-84). 177 « Tout ceci culmine dans un chef-d’œuvre qui se détache et fait date non seulement dans l’œuvre personnelle de Brakhage, mais dans l’histoire entière du cinéma « expérimental » : Anticipation of the Night. En une quarantaine de minutes, ce film développe splendidement les caractéristiques apparues dans les films précédents : absence ou presque de « personnage », retournement du psychologisme des sketches narratifs en subjectivisme intégral, sensualisme visuel, fluidité des mouvements et du montage, passion pour la couleur. » (Dominique Noguez, op. cit., p.102). 178 James Tenney décrit ainsi leur rapport avec l’art : “The relationship of Stan and Jane, in that work, in the first decade or so, was very much a collaborative one. It seemed to mo that they were constructing a kind of a world of their own, in which the idea of making art was very much attached to dailyness, daily life. And there were clearly an idea that making art was very much like making babies. And vice versa. That this creative energy could manifest itself in many ways. And that they would be creating a world in which their art and their non art… more seamless. There were no division… between.” (Jim Shedden, op. cit., extrait situé à 12’00”). 114 Ils déménagent alors à Princeton, dans le New Jersey. C’est une période financièrement difficile pour Brakhage, qui survit en réalisant divers travaux alimentaires179. En 1958 ils ont leur premier enfant (quatre suivront), dont Brakhage filme la naissance dans Window Water Baby Moving. Ils retournent au Colorado en 1959, et après être passés d’une maison à l’autre ils s’installent en 1964 à Lump Gulch, une ville de montagne à 9000 pieds d’altitude où ils resteront jusqu’à leur divorce, dans le milieu des années 80. Leur situation se stabilise, mais les problèmes d’argent persistent180. 179 “Like Blanche, I was dependent upon the kindness of strangers. Someone would give me a job and I could manage to pull it through. I was never funky about it or mean spirited. I always tried to do the best job that I possible could. And I usually failed in some way or other, but somehow managed to keep going. And meantime, there would be little scraps that would be left over that nobody wanted that I could take home and make a little film out of, like Desistfilm or like any of these films. […] Yeah, commercials. In Denver, everywhere I lived, wherever I could get a job I’d do a commercial. People took pity on me in some way. I think it was in some cases just a total incompetence of this creature that they’d say, oh, for God’s sake, give him a break, you know.” (Bruce Kawin, op. cit., deuxième partie). 180 « D’une lettre de Stan Brakhage, datée d’octobre 1964 : Mais à présent le maudit problème d’argent nous assaille de toute part, un mauvais vent s’attaque à notre maison ici – toutes les possibilités sont à envisager maintenant pour notre survie, me forçant à prendre en considération la solution des tournées de conférences (quand, en réalité, les conférences ne font que reculer un peu les échéances), n’importe quoi pour n’avoir pas encore à déménager avec toute la famille, fatigué comme je suis, comme nous sommes tous, de déménager, déménager, nous trimballer ici et là à travers le paysage dévasté et infernal de ce pays. » (Jonas Mekas, CinéJournal – Un nouveau cinéma américain (1959-1971), trad. fr., Paris, Edition Paris Expérimental, 1992, p.155). 115 Annexe B (Biographie n°2) Cette deuxième annexe est la traduction, jusqu’à The Art of Vision, d’une biographie anglaise parue dans le catalogue Stan Brakhage – An American Independent Filmmaker181. - 1950 : Au lycée. Membre des « Gadflies », un groupe d’amis qui lisent et discutent de musique, de théâtre ou d’autres écrits de l’avant-garde internationale. - 1951 : Eté : Devient bachelier. Automne : Etudiant au Darmouth College pendant un semestre. - 1952 : Termine son premier film : Interim (25 min, n&b, bande-son de James Tenney). - 1953 : Printemps : Etudiant à l’Institute of Fine Art de San Francisco, en classe avec le photographe Minor White. Eté : Se rend à Central City (Colorado) et tourne Unglassed Windows Cast A Terrible Reflection (35 min, n&b) dans la ville fantôme de Nevadaville. Dirige la compagnie de théâtre « Yellow Door » (qui comprend Larry Jordan, réalisateur de Trumpet (1954-1956) et de One Romantic Adventure of Edward (1952-1964), dans lesquels il apparaît en tant qu’acteur). Monte des pièces de Maeterlinck, de Wedekind, de Tchekhov. Automne : Habite à San Francisco, dans le sous-sol de la maison du poète Robert Duncan et du peintre Jess Colins. Rencontre Zukofsky, Rexroth, Patchen, Mc Clure et d’autres poètes. The Boy and the Sea (2min, n&b), aujourd’hui perdu, est le premier film photographié par Brakhage lui-même. Hiver : Fait l’acquisition d’une caméra 16mm ainsi que du matériel de montage et de projection, retourne à Denver et tourne Desistfilm (terminé en 1954, 7min, n&b, sonore). 181 Simon Field, « An American Chronology », dans Stan Brakhage – An American Independent Film-maker, Arts Council of Great Britain, 1979. 116 - 1954 : Printemps et été : A San Francisco. Filme The Extraordinary Child (10 min, n&b) et In Between, avec Jess Colins en acteur et Prepared Piano de John Cage en bande-son (terminé en 1955, 10 min). The Way To Shadow Garden (10 min, n&b, bande-son de Brakhage) est filmé dans le soussol de Duncan et de Collins. Automne et hiver : Part à New York. Rencontre et étudie avec les compositeurs John Cage et Edgar Varèse. Projections dans le loft du Living Theatre. Se lie d’amitié avec les cinéastes Willard Maas et Marie Menken (il devient membre de leur « Gryphon Group »), ainsi qu’avec Maya Deren. Tourne Reflections on Black (terminé en 1955, 12 min, n&b, bande-son de Brakhage). Reçoit la commande de Joseph Cornell d’aller filmer le métro new-yorkais El, de la troisième avenue. En résulte The Wonder Ring de Brakhage et Gnir Rednow de Cornell (terminés en 1955, 6 min). De la même manière, il tourne la matière première de Centuries of June de Cornell. Reçoit l’Award of Creative Film Foundation, un prix mis en place par Maya Deren pour récompenser les cinéastes « expérimentaux » et leur offrir un peu d’argent. - 1955 : Printemps : Retour à Denver. Tourne Zone Moment (3min, aujourd’hui perdu). Automne : Se rend à Los Angeles. Travaille au Coronet, le cinéma de Raymond Rohauer. Il y fait le ménage et parfois présente les séances, en échange d’un hébergement et d’un accès à la collection de films de Rohauer. Tourne Flesh of Morning (terminé en 1956, 22 min, n&b, sonore). Hiver : Commence à tourner Nightcats (terminé en 1956, 8 min). - 1956 : Eté : Retourne à Denver. Automne : Tourne Daybreak à New York et Whiteye à Bennington (Vermont) (terminé en 1957, 8 min assemblés, n&b, sonore). - 1957 : Printemps : A Denver. Réalise Loving, avec Carolee Schneeman et James Tenney (6 min). Eté et automne : Tourne Anticipation of the Night (terminé en 1958, 40 min). 28 décembre : Marrie Jane Collom à Central City. Tourne Wedlock House : An Intercourse (terminé en 1959, 11 min, n&b). Travail publicitaire : Martin Missil Quaterly Reports. - 1958 : Printemps : A New York. Eté : Va à Princeton (New Jersey) ; tourne Cats Cradle à Bennington (Vermont) (terminé en 1959, 5 min). 117 Automne et hiver : Tourne des plans pour Window Water Baby Moving (terminé en 1959, 12 min) et pour Sirius Remembered (terminé en 1959, 12 min). Se rend deux fois en Europe. La première pour le festival de cinéma expérimental de Bruxelles - Knokke-le-Zoute, où il obtient le prix du jury pour l’ensemble de son travail. La deuxième pour un travail alimentaire à Genève. Passe par Paris, y tourne The Dead (terminé en 1960, 11 min). Réalise Opening (30 sec) pour G.E. Television Theatre. - 1959 : Automne : Part à Boulder Canyon (Colorado). Commence à travailler sur Dog Star Man et fait deux films pour l’Etat du Colorado : The Colorado Legend et The Ballad of the Colorado Ute. Parmi les travaux alimentaires réalisés cette année, contribution à un film 35mm sur Pittsburgh sous le pseudonyme de James Stanley (y participent également Len Lye, Gene Smith, Stan Vanderbeek, Weegee). - 1960 : Printemps : Va à Lafayette (Colorado) et y tourne la matière de Black Vision (terminé en 1965, 3 min, n&b, sonore). Automne : Part à Crisman (Colorado), pour deux ans. Tourne Films by Stan Brakhage : An Avaant-Garde Home Movies (terminé en 1961, 5min) et Thigh Line Lyre Triangular (terminé en 1961, 5min). Termine également le projet alimentaire Mr. Tomkins Inside Himself, un film éducatif scientifique, réalisé en collaboration avec George Gamow, qui sera en partie réutilisé dans Dog Star Man. - 1961 : Termine Prelude : Dog Star Man (25 min). Projections au Province-town Playhouse et au Charles Theatre, à New York. Filmwise I (montage de P. Adams Sitney) est consacré à son travail. Y collaborent Maas, Boultenhouse, Tyler, Landow et Sitney. - 1962 : Tourne Blue Moses, avec l’acteur Robert Benson (11 min, n&b, sonore). Automne : A San Francisco, termine Dog Star Man: Part 1 (35 min) et Silent Sound Sense Stars Subtonick And Sender (2min, n&b, aujourd’hui perdu). Reçoit le quatrième Independent Film Award de Film Culture pour Prelude : Dog Star Man et pour The Dead. - 1963 : Printemps : Retourne à Boulder Canyon. Termine Dog Star Man : Part 2 (7 min), qui incorpore le non abouti Meat Jewel et Oh Life – A Woe Story – The A Test News (5 min, n&b). Commence à travailler sur Mothlight (3 min). 118 Eté : A Denver. Tourne Fire Of Waters (terminé - avec une bande-son - en 1965, 10 min, n&b). Automne : Se rend à Custer (South Dakota) pour travailler pour Naumon’s Films (il y fait des films sur le mont Rushmore, sur Sitting Bull, et participe à la prise de vue d’un film sur Korzcak Ziolkowski). Continue Dog Star Man, dont Part 3 (terminé en 1964, 11 min). Commence à rassembler du matériel pour Scenes From Under Childhood. Film Culture 29 publie une longue correspondance sur le son et le cinéma entre Brakhage, Tenney et Markopoulos. Film Culture 30 est consacré à ses écrits regroupés dans Metaphors on Vision. Le festival de Knokke-le-Zoute présente six de ses films en compétition. Reçoit la bourse Avon Foundation Grant. C’est la dernière année où il a à participer à des films « alimentaires ». Désormais il gagnera sa vie en faisant des conférences, en enseignant, en louant ses films et en touchant des subventions. - 1964 : Printemps : A New Yok. Achète un « 4-gang synchroniser » et travaille sur les peintures à la main de Dog Star Man : Part 4 (5 min). Retourne à Boulder Canyon après s’être fait volé à New York son matériel 16mm de montage et de projection. Achète une caméra 8 mm ainsi que du matériel de montage182 et commence les Songs, avec Song 1 (4 min). 1 juillet : déménage à Rollinsville (Colorado), où il restera jusqu’à son divorce. Réalise cette année de nombreux films en 8mm : Songs 2 and 3 (7min), Song 4 (5 min), Song 5 (6 min), Songs 6 and 7 (6 min) et Song 8 (5 min). Film Culture 35 comporte sa longue lettre On Splicing, plus tard publiée dans A Moving Picture Giving And Taking Book. - 1965: Termine The Art of Vision, le développement de Dog Star Man (270 min). 182 Brakhage raconte dans une lettre à Jonas Mekas son acquisition d’un matériel 8 mm : « Hier, je suis sorti avec mes derniers trente dollars en poche avec l’intention de remplacer la visionneuse-colleuse qui nous a été volée dans la voiture à New York le dernier soir pendant que nous étions tous en train de visionner des films ; et je suis rentré avec, à la place, un équipement complet de 8mm acquis pour exactement 30 dollars à une vente aux enchères qui tombait à pic à Boulder. Impossible de trouver le moindre élément de matériel de montage 16mm, à quelque prix que ce soit, dans tout Boulder, mais je suis rentré avec ce qui sert à me remettre en tête plusieurs déclarations que j’ai faites ces derniers mois : je rencontrerai mes amis dans des salles à manger au moyen de films de famille en 8mm, je peux être autonome et refaire des projections jusqu’à l’accomplissement de la vision amateur, à savoir de l’engagement conduisant au mariage, à savoir de l’amour avec lequel on doit vivre, à savoir de l’amour intérieur. » (Jonas Mekas, Ciné-Journal, op. cit., p.134-135). 119 Annexe C (Elaboration de Dog Star Man) 1 – Origine de Dog Star Man Dans son entretien avec Bruce Kawin, en avril 2002, Brakhage raconte l’anecdote qui lui a inspiré l’idée du Dog Star Man. Lorsqu’ils découvrent Dog Star Man, les gens pensent généralement : « Oh, une épopée, qu’est-ce que j’y connais moi aux épopées, comment pourrais-je comprendre quelque chose comme ceci? Et puis ces références à Homère, à Pound, à tous ces autres auteurs… » Or ce qu’il faut bien comprendre à propos de Dog Star Man, c’est qu’il provient de quelque chose de très simple : chaque soir, en rentrant du lycée, je m’arrêtais dans un drugstore pour acheter un coca au chocolat. Et dans ce drugstore se trouvait une pile de petits livres de poche, dans laquelle je farfouillais. J’y ai par exemple déniché Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce, mais je pouvais très bien tomber la semaine suivante sur un Faith Baldwin ou un Edna Ferber183. Et un jour, parmi ce petit stock, j’ai trouvé un livre intitulé Dog Star Man. Sur la couverture on y voyait un cow-boy l’air pas content, torse nu (dans le style des peintures de Thomas Hart Benton), assis sur un lit avec une femme en jupon rose, une guitare à la main. Et j’ai pensé « Oh, ça ça peut ressembler à du Steinbeck ». Je l’ai ensuite ouvert, j’ai commencé à le lire, et j’étais horrifié par la pauvreté de cette prose de romans de gare. Je trouvais ça affreux et je me suis dit qu’il était terrible qu’un livre avec un aussi beau titre soit à ce point mauvais. Et c’est de là que vient Dog Star Man (L’Homme de l’étoile du Chien).184 Ecrivains américains de romans populaires, à « l’eau de rose », de la première moitié du XXème siècle. “See, you have to know about Dog Star Man, and anyone that’s approaching it and thinks: oh, an epic, what do I know about epics and how can I understand this? And it’ll have all these references to Homer and Pound and to all these people. People really need to know what the origin of Dog Star Man actually is. And that it is: on the way home from high school, there was a drugstore where I used to stop every day and get a chocolate Coke. And in that drugstore was a rack of little paperbacks which included some nice Signets and so on, from which I plucked and read Portrait of the Artist as a Young Man by James Joyce, among other examples. But I might just as well the next week have plucked Faith Baldwin or Edna Ferber, or whatever… 183 184 120 2 - Genèse du film Brakhage commence vraisemblablement à travailler sur un projet intitulé Dog Star Man dès le milieu des années 50, comme en témoigne une première ébauche de scénario datée de 1954, publiée dans Métaphores et vision et écrite à Denver185. A cette époque il vit entre cette ville et San Francisco, tout porte donc à croire qu’il rédigea ce premier jet lors d’un séjour chez sa mère (certainement l’espace d’un week-end ou d’une soirée, étant donné la brièveté du texte). Il écrit l’année suivante une nouvelle version du scénario alors qu’il se trouve à Central City (là aussi dans le Colorado), intitulée « version définitive » dans Métaphores et vision186. Cette fois-ci le scénario est plus abouti. C’est visiblement le fruit d’une recherche plus longue : Brakhage a dû laisser l’embryon de film évoluer en lui et gagner en complexité. Entre les deux versions du scénario quasiment rien ne persiste, si ce n’est un titre similaire. Il semble donc que le cinéaste ait continué à travailler une idée, à la remanier de fond en comble, comme si du reste il la cherchait encore. Brakhage commence à travailler sur le film que l’on connaît à partir de 1959, alors qu’il retourne au Colorado (précisément à Boulder Canyon). L’année précédente il a tourné Sirius Remembered (1959) qui est sans aucuns doutes déterminant dans la mise en place définitive du projet187. Ce film montre la décomposition progressive, dans la forêt, du cadavre du chien des Brakhage. De plus de part son titre, le court-métrage introduit dans l’œuvre du cinéaste le nom de Sirius (l’étoile principale de la constellation du Grand Chien). Sirius Remembered amène ainsi Brakhage à relier trois éléments essentiels de Dog Star Man : la forêt, le chien et la Dog Star, alias Sirius188. On that rack one day was a book called Dog Star Man. And that rack showed a kind of unhappy looking cowboy with his shirt off, sort of Thomas Hart Benton aesthetic of painting, sitting on a bed with a woman in her pink slip and him with his guitar in hand. And I thought, oh, this looks a little like John Steinbeck or something... And I opened it up and started reading it, and I was horrified at the tawdriness of the pulp prose. It was just awful and I thought how terrible that book with such a beautiful title would have such a lousy writing and such a bad story. And that’s where Dog Star Man comes from.” (Bruce Kawin, op. cit., troisième partie). 185 Stan Brakhage, « His Story/History », dans Métaphores et vision, op. cit., p.69-70. 186 Ibid., p.70-73. 187 Brakhage l’explique à P. Adams Sitney : « Il y a des thèmes qui reviennent en permanence dans chacune de mes oeuvres, mais certains sont plus facilement repérables que d’autres dans Sirius Remembered. Un exemple serait l’arbre. La caméra passe alternativement du cadavre à l’arbre. Je ne comprenais pas alors pourquoi je faisais ça, mais maintenant je vois que j’étais en train de semer les premières graines de mon attirance pour l’image de l’arbre blanc, thème qui domine Dog Star Man ». (P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p.14). 188 “Shortly after we left Princeton New Jersey we went back to Colorado and I began Dog Star Man. Dog Star Man of course is deeply connected to Sirius, for the Dog Star is Sirius and sits with Orion in the heavens to guide him. Something in this beginning of Sirius Remembered evolves into this epic you will be seeing across the whole spate of programs here. This is something I never lost sight of because by that time we had another dog, 121 Le tournage de Dog Star Man est fait rapidement, en l’espace de quelques mois189. Il filme seul ou avec sa femme, dans la montagne, aux alentours de chez lui. Il n’utilise pas de scénarios pour le guider dans le tournage (du moins il n’a pas écrit l’équivalent des deux scénarios de 1954 et 1955), ce qui l’amène à improviser sur place190. Toutes les images de Dog Star Man ne sont toutefois pas issues de ce premier tournage. Brakhage ajoute des plans de provenances diverses : des images qu’il avait tourné pour d’anciens projets191 ou pour des films de commande, des plans filmés dans un observatoire, etc. Plus largement il se débrouille et expérimente avec tout ce qu’il peut avoir sous la main (il peint à même la pellicule ou fait diverses expériences de collages), Brakhage n’hésitant pas à réajuster sa démarche artistique selon les modifications qui s’opèrent dans sa vie192. the ‘brown dog,’ who we picked up at the dog pound and drove crazy over the next few months as the star of this film [Dog Star Man].” (Stan Brakhage, « Stan Brakhage at the Cinémathèque Québecoise », (page consultée le 24 août 2007), [En ligne], Adresse URL : http://www.horschamp.qc.ca/new_offscreen/brakhage_montreal.html). 189 Jane Brakhage évoque le tournage du film dans une interview de 2002 : “I think it was 1959 or 1960 that we filmed Dog Star Man. When he was making a documentary for the State of Colorado, they let him use a camera, which we used for shooting Dog Star Man. […] We photographed it at the place behind Silver Spruce, West Boulder. However, Boulder Canyon is perhaps a better way to say because there are lots of driving shots taken in Boulder Canyon.” (Jane Wodening, op. cit.). 190 Brakhage en discute avec P. Adams Sitney : « Quand je me mis au montage de The Dead, j’avais tourné la plus grande partie du matériel de Dog Star Man. Avec Jane, nous sommes allés sur la montagne où elle a filmé toutes les images de moi et, sans que j’ai besoin de lui dire comment faire, elle trouva facilement et rapidement la forme qui m’intéressait. Ce que nous avions en commun était tellement fort que nous n’avions pas besoin de nous donner des instructions. Elle était là et moi je pouvais gesticuler frénétiquement et elle attrapait mon image tout de suite filmant d’une manière qui s’accordait tout à fait à la mienne. Tu dis que tu avais tourné tout Dog Star Man. Tu veux dire la 1ère Partie et le Prélude ? Non. Je veux dire tout le matériel pour Dog Star Man. […] A l’époque, j’étais convaincu d’avoir tout ce qui me serait utile pour ce que j’imaginais être un travail de près de quatre heures et demi. Maintenant, j’en suis moins sûr. Je ne suis même pas sûr de pouvoir finir ce film. Avant tout, à chaque fois que je devais être filmé de loin, c’est Jane qui devait le faire. Puis, parfois, elle sortait avec la caméra pour filmer des choses dont je pensais qu’elle pourrait les filmer mieux et avec plus d’inspiration que moi. Un jour que j’étais malade et que je ne pouvais pas sortir pour filmer le coucher de soleil et que je sentais que c’était important pour le film, Jane courut dehors le filmer et me ramena bien plus que ce que j’espérais. C’est ainsi que je lui laissais toujours plus de possibilités d’ajouter sa vision à la mienne pour un résultat plus complet. » (P. Adams Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p.18-19). 191 Le photogramme C4 par exemple semble provenir des rushes de Cat’s Cradle (1959). 192 « J’ai toujours veillé à ce que la progression de Dog Star Man soit en harmonie avec les changements dans notre vie. En travaillant au film, je n’ai jamais laissé une idée empiéter sur mon mode de vie présent. Je n’ai jamais construit ou permis que ne s’installe autour de moi une tour d’ivoire pour poursuivre l’idée originale de Dog Star Man au détriment des changements inhérents à l’œuvre en fonction de la vie que nous menions. » (P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire, op. cit., p.188). 122 Le montage est l’étape la plus fastidieuse de la création de Dog Star Man193. Encore plus que pour le tournage, la présence et l’avis de sa femme sont particulièrement importants pour le cinéaste194. Brakhage profite également de la possibilité que lui offrait un travail dans un laboratoire de développer à moindre coût toute la pellicule qu’il souhaite, ce qui lui permet d’imprimer la somme considérable de rushes qu’il vient de tourner195. Le film fut présenté au public progressivement, au fur et à mesure de l’accomplissement de ses différentes parties : - En 1961 Brakhage projette pour la première fois Prelude à New York. - En 1962, Part 1 est terminé. Film Culture décerne son Independent Film Award à Prelude. - En 1963, Part 2 est terminé. Prelude est présenté au festival de Knokke le Zoute. - En 1964, Part 3 et Part 4 sont terminés. Part 2 et Part 3 sont présentés à New York (c’est durant ce séjour que Brakhage se fait voler l’ensemble de son matériel 16 mm). - En 1965 : première de Dog Star Man dans son intégralité. The Art of Vision est terminé. 193 « Parfois, alors que je travaillais sur le montage de Prelude, je m’endormais l’après-midi. J’étais franchement découragé. On était très pauvre, avec deux enfants et peu d’argent ; j’essayais désespérément de garder mon travail pour une chaîne de télévision pédagogique à Denver, mais je n’arrivais pas à joindre les deux bouts. Tout était si difficile, même de trouver de l’argent pour manger et payer le loyer, sans compter le reste : c’était difficile et j’étais constamment écrasé de fatigue. Je travaillais et puis je tombais de sommeil jusqu’au moment de me lever et de retourner au travail. Je m’endormais parfois en fin d’après-midi jusqu’à sept heures du matin, et au moment d’aller au boulot je tombais sous l’emprise d’un sentiment de malheur et d’impuissance. » (Donatello Fumarola, op. cit., p.22-23). 194 Il le raconte ainsi à Sitney : « Jane et moi avons travaillé ensemble au montage de ce film, comme aucun autre film. […] Une fois que j’avais avancé dans une certaine direction en faisant plusieurs collures, Jane et moi regardions ensemble le film et nous commencions à parler à fond des différents niveaux du film. C’était une copie de travail que vous regardiez ? Non, l’original. Je travaille toujours avec l’original. Je n’ai pas les moyens de me payer une copie de travail ; ainsi, je me suis habitué à travailler dans ces conditions. Jane et moi parlions pendant des heures de, mettons, dix collures. C’était comme si nous étions engagés dans une direction qui contenait nos intérêts les plus profonds à tous les deux. Parfois je prenais une direction qui me semblait en relation parfaite avec ce que je ressentais ; et toutes les collures fonctionnaient d’une manière profondément énigmatique, qui satisfaisait à mes préoccupations métaphysiques. Mais cette direction ne contenait pas sa vision à elle. A l’inverse, parfois je me laissais trop influencer par ce qu’elle disait ; et je prenais une direction qui la satisfaisait elle, mais qui ne contenait pas ma vision. Nous ne faisions aucuns compromis jusqu’à ce que nous trouvions la voie unique et juste qui contenait la vision totale et permettait d’aboutir à quelque chose de nouveau. A cause de cette procédure lente, laborieuse et tourmentée, nous avons mis un an et demi pour finir le montage de la 1ère Partie. » (P. Adams, Sitney, Pour présenter Stan Brakhage, op. cit., p.28-29). 195 “So you see, each film comes in a different way. Dog Star Man (of which you’ll see the Prelude tonight) was made while I had a job at a lab that agreed to process my film at cost while I was on the job. They never realized that I was to put through six thousand feet in two months’ time. Also at this studio we had high speed cameras. So we had super equipment, and all that footage at a very minimal cost. And so it goes.” (Stan Brakhage, « Eight Questions », dans Essential Brakhage, op. cit., p.119). 123 3 – Compte-rendu de la première de Prelude Jonas Mekas consacre deux pages de son Ciné-Journal à la première de Prelude196. 26 octobre 1961 SUR STAN BRAKHAGE C’est la semaine Stan Brakhage – deux soirées consacrées à ses films ayant lieu au Provincetown Playhouse et une au Charles Theatre. Brakhage était présent pour « expliquer » son œuvre. Il a laissé ses collines pour venir à New York montrer ce qu’il a fait dans son exil ; il a vécu à Denver (Colorado) les quatre ou cinq dernières années. Depuis sa première projection au vieux Living Theatre (dans le nord de la ville), il y a sept ou huit saisons, le nom de Brakhage a été étroitement lié au cinéma d’avant-garde en Amérique. Il en a toujours été le participant le plus controversé ; son nom a été utilisé et est encore utilisé par beaucoup pour dénoncer le mouvement du cinéma expérimental en son entier. Il y a seulement quelques numéros, le Film Quaterly le dénonçait violemment comme un amateur et un charlatan. Les garçons du New York Film Bulletin ne l’ont pas décrit en meilleurs termes. Même ceux qui avaient l’habitude d’encenser ses premières œuvres, critiques aussi bien qu’amis, se sont retournés contre ses dernières tentatives, regrettant la « perte » d’un artiste « de talent ». Après avoir eu la chance de voir la plupart des films récents de Brakhage, je me sens prêt à confier au papier mes propres impressions, réactions et déclarations sur son œuvre. Pour rendre furieux les critiques « Nouvelle Vague », je commencerai par déclarer que Brakhage est l’un des quatre ou cinq ciné-artistes les plus authentiques oeuvrant dans le monde, et peut-être le cinéaste le plus original en Amérique aujourd’hui. Je dirai ensuite que les trois derniers films de Brakhage, Anticipation of the Night, The Dead et Prelude sont parmi les plus beaux films faits ces dernières années, une tête au moins audessus de tout ce qui est provenu depuis de n’importe quelle Nouvelle ou Vieille Vague. […] Il n’y a qu’un ou deux autres ciné-artistes oeuvrant aujourd’hui (et vous serez surpris d’entendre leurs noms) qui puissent transformer la réalité en art avec autant de succès que Brakhage. Un paysage, un visage, une tache de lumière – tout se transforme sous son œil en quelque chose d’autre, en l’essence de soi-même, au service de sa vision personnelle. […] Dans Prelude, le nouveau Brakhage atteint vraiment son sommet et donne au cinéma moderne un de ses authentiques et incontestables chefs-d’œuvre, un film qui est un poème, une pensée métaphysique, une symphonie visuelle, je ne sais comment dire – c’est au-delà de la description avec des mots, c’est du pur cinéma. Après avoir vu Prelude, quelqu’un s’est exclamé : « Maintenant toutes les Nouvelles Vagues peuvent se carapater dans les collines et y rester ! ». 196 Jonas Mekas, Ciné-Journal, op. cit., p.48-49. 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133
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