Au souffle des dix paroles - Eglise protestante de Bruxelles
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Au souffle des dix paroles - Eglise protestante de Bruxelles
Au souffle des dix paroles Marc 12, 28~34 / Marc 10, 17~24 / Exode 20, 1~17 « Shema Israel, Adonaï e’had – Kxa hwhy larsy ems » « Écoute, Israël, le Seigneur est un ! » Premiers mots de la confession de foi juive que Jésus reprend à la demande d’un scribe. Le scribe, spécialiste de l’Écriture sainte puisque sa fonction, à l’époque, est de recopier méticuleusement le texte qui forme les rouleaux de la Loi lue dans les synagogues et au Temple de Jérusalem. Autant dire qu’il la connaît jusqu’en ses moindres détails, jusqu’au plus petit shewa ; en hébreu, les deux points situés sous une consonne qui permettent de la vocaliser... le plus insignifiant des signes de l’alphabet hébreu. Jésus poursuit par le commandement qui contient tous les autres : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, tu aimeras ton prochain ». Deux tables de la Loi condensée ici en deux paroles d’amour. Le scribe ne peut que reconnaître la justesse de la réponse de Jésus. Deux tables de la Loi donnée par le Saint-béni-soit-Il à Moïse pour dix paroles qui y sont gravées. Dix paroles – décalogue – pour dix commandements que Moïse rapporte du haut de la montagne sacrée au milieu du peuple. Et un homme riche qui se précipite au-devant de Jésus avec cette question pour lui existentielle : « Que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ? » Existentielle, car à ses yeux, la question qu’il pose est celle de son existence au ciel de Dieu. Autrement dit : « Maître, dis-moi comment j’existe-en-ciel ? » Et Jésus de lui réciter les commandements descendus du ciel de Dieu et gravés de son doigt dans la pierre. L’homme connaît la Loi et la respecte... au pied de la lettre. Jésus, un scribe, un homme riche, Moïse en arrière-fond, des paroles et des commandements, une Loi écrite et une interpellation : « Écoute ! » Que comprendre de tout cela ? Quelle logique par-derrière – si seulement il y en a une ? Pour compliquer ce qui peut paraître limpide de prime abord, j’ajoute un veau d’or et une histoire rabbinique : Lorsque Moïse descend de l’Horeb, de la Montagne sacrée, avec les deux tables de pierre où sont gravées les dix paroles données par le Saint-béni-soit-Il, il découvre le peuple qui s’est forgé une image de Dieu en un taurillon d’or fondu – le veau d’or. De colère, il jette à terre les deux tables qui se brisent. Question : Pourquoi a-t-il jeté les tables de pierre ? Réponse des rabbins : Parce que, soudainement, lorsque Moïse a vu le peuple en adoration devant une idole, les pierres sont devenues trop lourdes à porter, et il les a lâchées. C’étaient les dix paroles de Dieu inscrites par lui qui rendaient légères les deux tables. Lorsque Dieu a vu ce peuple à la nuque rétive se détourner de ses propres paroles, il les a reprises. Elles se sont envolées et sont retournées en lui. Les pierres creusées sont redevenues pleines et lourdes – si lourdes que Moïse a dû lâcher prise. Elles n’avaient plus en elle ce vide tracé par le doigt de Dieu pour y inscrire ses dix paroles. En la matière, c’est bien le vide laissé-là en traces qui donnait sens et rendait les tables portables. Mais en les ignorant, le peuple a comblé le vide par la matière de leur transgression : du métal fondu. Et le peuple d’entrer en matière. Le retrait laissé par Dieu – le retrait de Dieu – lui était à proprement parlé insupportable. Et Moïse a lâché prise, et les tables sont tombées et se sont brisées. Passage de l’oralité des « Dix paroles » à l’écriture des « Dix commandements ». Passage d’une Loi qui s’écrit en creux à une écriture en plein, mais sans délier, écriture appesantie d’ajouts par les hommes. Loi plombée en vanité des vanités. C’est précisément à une telle problématique que Jésus est confronté dans ces deux rencontres. Tout d’abord, le scribe. Voici un spécialiste de la Loi écrite que, par sa fonction, il continue de recopier religieusement par des Au souffle des dix paroles Page 1 lettres en plein, tracées avec de l’encre. Une encre si lourde de traditions et d’interprétations sclérosantes que Jésus n’a de cesse de dénoncer la caste des scribes, les tenants d’une Loi mortifère qui empêche toute vie de s’épanouir, qui ferme à tous les portes du ciel. Alors, quand le scribe pose à Jésus la question du plus grand des commandements, Jésus lui fait quitter le scripturaire pour l’emmener sur le terrain de l’oralité : « Écoute Israël ! » Jésus ouvre l’espace. Là où l’écrit ajoute du poids, Jésus met en avant l’espace aérien de la parole et de l’écoute. Et le scribe y pénètre avec spontanéité – et, qui sait, peut-être avec joie – en reprenant à son compte les paroles de Jésus. Lui, le spécialiste du trop-plein de l’écriture, entre dans l’apesanteur de la parole. Il laisse de côté la Loi écrite (les Commandements) au profit de la Loi orale (les Paroles). De questionneur, il devient répétiteur ; de celui qui met en question, il peut devenir celui qui a du répondant. Alors certainement, par cet allègement, il n’est pas loin du Royaume de Dieu. Quelque part, il est proche du ciel puisqu’il laisse résonner en lui les paroles qui en sont venues. « Dieu est abîme, et pourtant ne se montre Que si l’on gravit les cimes éternelles »1. L’homme riche. Lui n’est pas dans la même disposition. Jésus le sent tout de suite. Qui est cet homme qui court vers lui comme si sa vie en dépendait, qui se jette à ses pieds en signe d’adoration et qui lui pose la question du « je » : « Que dois-je faire pour hériter ? » Cet homme n’a pas compris l’esprit de la Loi : Le Seigneur est un ! Voilà celui qu’il faut adorer en esprit et en vérité. Pas Jésus ! Dieu seul est bon... à adorer. Alors Jésus lui renvoie la Loi dans toute sa littéralité, la Loi à la lettre, mais pas toute la Loi... juste la seconde table puisque la première, il l’a déjà brisée par son attitude. Les commandements, il les respecte à la lettre depuis son plus jeune âge. Il y est même enfermé. Les lettres de la Loi sont pour lui comme les boulets du prisonnier qui ne peut s’en défaire. La Loi n’est pas la porte du ciel, mais elle a la lourdeur d’une porte de prison. Son être, tout son être est lesté du poids de la Loi qui lui fait plier les genoux devant Jésus. « Va – lui dit-il – et vends... » Vends, souffle, respire... écoute et vends tout ce que tu as... écoute le vent de la parole... Kxa hwhy larsy ems... tout ce que tu possèdes t’alourdit, que veux-tu hériter en plus ! Allège-toi... laisse-toi aller au souffle des Dix paroles... retrouve la trace originelle laissée en creux par le doigt de Dieu sur le palimpseste de ton existence... laisse-toi emplir par ce vide et tu seras riche, tellement plus riche qu’avec tout tes biens... Mais il ne peut, et s’en va tout triste. Il a tellement de biens qu’il ne peut être bien... De l’avoir à l’être, de la lourdeur de l’écrit qui se possède ne serait-ce qu’à travers un livre, au souffle de la parole qui ne peut que se retenir... « Chrétien, où cours-tu donc ? Le ciel est en toi-même ; Pourquoi l’aller chercher à la porte d’un autre ? »2 « Le Maître dit au disciple : la parole est vie, la parole c’est la vie !... Peut-être le temps est-il venu d’un retour à la parole, d’un retour aux mots voyageurs ; aux mots qui font circuler la joie d’être dans la légèreté et la fraîcheur d’une aube porteuse de l’espoir renouvelé d’un jour encore plus haut, encore plus libre... »3 1 Angelus Silesius (Livre V, 29) idem (Livre I, 298) 3 Marc-Alain Ouaknin, Sept roses plus tard, éd. Fata Morgana 1999, p. 9 2 Au souffle des dix paroles Page 2 Le scribe dont Jésus se méfie est près du ciel, et l’homme qu’il aime en est si loin... et moi qui suis-je ?... Et moi, où suis-je ? Le proverbe rappelle que les paroles s’envolent là où les écrits persistent. Brévité des unes et permanences des autres ; légèreté des unes et lourdeurs des autres. En écoutant Jésus, je me dis que je suis heureux d’avoir choisi une religion de la Parole et non du Livre. Dans l’histoire de la pensée, il existe trois hommes, au moins, qui n’ont rien écrit, mais dont les paroles comptent encore dans la vie de l’humanité : Bouddha, Socrate et Jésus. Ce sont leurs disciples qui ont retranscrit leurs propos. Ce sont aussi leurs disciples qui, heureusement et malheureusement à la fois, ont enfermé leurs mots-aériens dans des livres-pièges, et il faut tout un travail d’ouverture pour retrouver la force de l’oralité originelle. Qu’est-il plus facile : de dire ou d’écrire « Je t’aime » à quelqu’un ou quelqu’une ? Pour ma part, dire. Dire oblige au face à face, à la rencontre sans intermédiaire autre que du souffle au souffle, pas de rempart pour se protéger. La parole est une mise à nu, l’acceptation d’une extrême faiblesse. Finalement, n’est-elle pas à l’image de la vie : vibrante, pouvant porter loin ou rester à l’intime, forte et fragile en même temps, pouvant résister à tant d’épreuves ou s’éteindre d’un seul coup ? Et puis la parole appelle le silence. Se taire pour écouter l’autre. Entrer dans son propre silence pour entendre la parole de l’autre. Tais-toi, écoute… Shema… « Pourquoi le buisson brûle sans être consumé ?... » – demande le disciple. Pourquoi je me consume sans être brûlé ? – répond le Maître. « … L’homme est légèreté métaphysique. Au-delà de lui-même il Danse remettant en question la pesanteur, les honneurs, la lourdeur, l’insoutenable lourdeur de l’être qui conduit à mal-dire le monde et soi-même. »4 Les gens autour du scribe n’osent plus poser de questions à Jésus, et autour de l’homme riche on est effrayé par sa parole. Et moi, entre ces deux mutismes, lequel vais-je choisir ? Aucun, mais le silence où tout peut se dire où tout s’entend, où tout est su de la plénitude. bruneau joussellin bruxelles-musée, le 19 octobre 2014 4 idem, p. 65 Au souffle des dix paroles Page 3