Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne*

Transcription

Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne*
à lire / LNA#65
Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne *
Par Charlotte MEURIN
Bibliothécaire
Je suis montée dans le Train de nuit pour Lisbonne de Pascal Mercier. Et maintenant que j’y suis embarquée, j’ai décidé de
ne plus en descendre. Nulle escale. La succession des chapitres nous entraîne à ne pas suspendre la lecture, à la poursuivre
comme l’on court derrière l’autobus en marche espérant encore y grimper et éviter l’attente à l’arrêt. Pourtant, il serait
dommage de ne pas l’interrompre tant la profondeur de la réflexion, esquissée tout en douceur, nous invite à penser. Je
lève les yeux de la page à peine parcourue, je pose le livre gardé ouvert à l’envers, face retournée. L’oiseau de papier aux
ailes déployées vient ainsi s’écraser sur mes genoux. Je prends la prose.
R
aimund Gregorius, professeur de latin à Berne, savant
érudit, amoureux des langues et des mots, mène une
vie rangée. Personnage régulier, il ne pourrait être qualifié
d’ordinaire, car rien chez cet homme n’inspire la banalité
ni l’ennui, tant son être tout entier est habité par une vitalité spirituelle. Émerveillement de la poésie latine, grecque
et hébraïque. Enthousiaste passeur de savoirs, Gregorius
envoûte son auditoire chaque fois qu’il convoque ses poètes
acolytes. « Mundus », surnom dont l’ont affublé ses collègues
et ses élèves au Lycée, ressuscite les langues mortes en en
révélant leur caractère géniteur et leur force créatrice. Tel le
théoricien et linguiste Humboldt, il nous rappelle combien
les langues participent à la construction du monde. « Mundus »
incarne la vie de l’esprit. Son intelligence va de pair avec sa
modestie tandis que son charme, ravageur, déjoue les codes
de la mode et se moque des dictats vestimentaires. Il enfile
les mêmes costumes depuis toujours, imperturbable gardien
du monde des « Anciens ». Le désintérêt total qu’il exprime,
ou plutôt n’exprime pas, pour l’argent qu’il gagne et qu’il
ne dépense ni ne place (au grand dam de sa banque), suscite
grandeur et sympathie. Un homme sincère et délicat que
rien ne semble pouvoir détourner de sa précieuse routine.
Pourtant, les premières lignes du roman nous disent déjà
tout de la vérité à venir : « Ce jour commença à la manière
d’innombrables autres, pourtant, après lui, rien ne devait
plus être comme avant dans la vie de Raimund Gregorius. »
Deux éléments servent de trame au récit : Une femme sur
un pont, agrippée au parapet, dont le texte éclaire la lucide
intention, « elle va sauter », et la découverte d’un poète portugais, Amadeu Inacio de Almeida Prado, à travers un livre
inconnu : Orfèvre des mots, Lisboa, 1975. Il n’en fallut pas
plus à Gregorius pour prendre le train pour Lisbonne et
commencer une quête aussi personnelle qu’intellectuelle.
Quatre chapitres ponctuent le roman : « Le départ » ; « La
rencontre » ; « La tentative » ; « Le Retour ». Ulysse vogue
non loin de là. « La vie n’est pas ce que nous vivons, elle est ce
que nous imaginons vivre ». Laissez-nous donc, nous aussi,
imaginer ce que serait notre vie si un jour nous tournions les
talons, ouvrions la porte et la fermions derrière nous pour
prendre une route inconnue, incertaine, tout motivés que
nous serions par l’infaillible foi et croyance d’être jusqu’ici
passés à côté de l’essentiel, endormis que nous sommes dans
le lit de l’habitude, revêtus de nos coutumes côtelées de
velours. Calderon n’a-t-il pas écrit La vie est un songe 1 dans
l’espoir de faire naître le doute entre ce qui est réel et ce qui
est rêvé ? Ne souhaitait-il pas assombrir la frontière qui, distinctement, sépare l’historique et le fictif ? Ne rêvons-nous
donc jamais ce que nous pourrions vivre un jour ? « S’il est
vrai que nous ne pouvons vivre qu’une seule partie de ce qui
est en nous, qu’advient-il du reste ? » Voilà encore une question posée en filigrane dans les marges du récit. Découvrir
qui est cet autre, cet inconnu, cet étranger pour, finalement,
tenter de se connaître un peu mieux soi-même. Dialectique
de l’identité ou Soi-même comme un autre 2, l’essai de Paul
Ricœur s’invite dans mon esprit et accompagne ma lecture.
Je retiens aussi ce magnifique passage sur la disparition et
l’absence qui, écrit Mercier, était si insupportable qu’elle en
devenait visible et palpable, pesante et bruyante.
L’auteur n’est ni lisboète ni employé des chemins de fer
mais un professeur de philosophie d’origine suisse et vivant
à Berlin. Un Européen qui aime nous faire voyager en
faisant de l’existence un trésor difficile à conserver tant la
force du vécu cristallise sans cesse nos émotions et forge,
dans la contemplation, ses bijoux les plus précieux. * Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, traduit de l’allemand par Nicole
Casanova, Paris, éd. 10-18, 2008.
Pedro Calderon de la Barca, La vie est un songe, trad., introd. et notes par
Bernard Sesé, Paris, éd. Flammarion, 1996.
1 2 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, éd. Seuil, 1996.
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