La Philosophie Gout de Vivre

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La Philosophie Gout de Vivre
psycologies.com
6 novembre 2013
LA PHILOSOPHIE M'A DONNÉ
LE GOÛT DE VIVRE
PSYCHOLOGIES.COM
Anne Laure Gannac
La philosophie ne guérit pas
mais elle peut rendre heureux,
assure André ComteSponville. Une mère
dépressive, un père
autoritaire… Enfant
malheureux, il nous raconte
comment il a appris à aimer la
vie grâce à Montaigne et à
Épicure. Il nous a reçu chez lui,
à la campagne, où il cultive
son jardin en bon épicurien.
Interview réalisé par Anne Laure Gannac
Psychologies : Vivre de la philosophie entre Paris et la campagne, est-ce la vie dont vous rêviez, enfant ?"
André Comte-Sponville : Ayant grandi à Paris, la province en général et la campagne en particulier
m’ont toujours fait rêver, en effet. Écrire aussi. Mais mon rêve d’enfant était plutôt d’être romancier.
J’adorais lire. Par exemple Alexandre Dumas, que j’ai aimé passionnément."
Pourquoi, alors, avoir choisi d’écrire des livres de philosophie ?
A.C.-S. : D’abord parce que, quand j’ai découvert la philosophie, en terminale, cela m’a
immédiatement fasciné. Moi qui, jusque-là, n’avais été qu’un élève médiocre, j’obtenais soudain des
notes hors normes ! Et puis parce que j’ai perdu peu à peu le goût de la fiction. À quoi bon inventer
des histoires ? Le réel m’intéresse davantage ! Enfin, quand je me suis mis à écrire, après l’agrégation, je
me suis rendu compte que mes textes littéraires étaient d’une tristesse à pleurer, alors que mes textes
philosophiques se révélaient plutôt toniques, dynamiques, joyeux. J’ai choisi d’aller non seulement là
où j’avais le plus de talent et de facilités, c’est-à-dire du côté de la pensée et non de l’imagination, mais
aussi du côté de la joie et de la lumière."
Comment expliquez-vous cette tristesse dans vos écrits plus personnels ?
A.C.-S. : Ma mère était dépressive, elle a fait plusieurs tentatives de suicide, y compris pendant mon
enfance, avant d’en mourir des années plus tard. Et je l’aimais passionnément. J’ai donc appris à aimer
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dans sa souffrance, ce qui explique sans doute que ma sensibilité soit plutôt du côté de l’angoisse et de
la mélancolie. Puis j’ai découvert la philosophie comme étant le contraire de ma mère."
C’est-à-dire ?
A.C.-S. : Quand mon frère m’a appelé pour me dire que notre mère s’était suicidée – j’avais 30 ans
passés –, ma première réaction a été de me dire que tout était faux en elle, sauf le malheur. C’était un
personnage très aimant mais un peu artificiel, snob, dans la représentation. Ses joies avaient toujours
quelque chose de factice. Il n’y a que lorsqu’elle pleurait qu’elle était dans une vérité totale. J’avais
donc le sentiment que la vérité se trouvait du côté de la tristesse, et la joie du côté de l’illusion. J’ai
ensuite découvert la philosophie, spécialement la philosophie grecque, et plus encore Épicure. Et j’ai
vu que, à l’opposé, l’illusion rendait triste, et que la vérité libérait et rendait joyeux. D’une certaine
façon, la philosophie a été ma « bonne mère », au sens de Melanie Klein1."
Et votre père ?
A.C.-S. : C’était l’inverse de ma mère, il ne mentait jamais, mais n’avait jamais un mot affectueux. Le
premier compliment que j’ai entendu de lui, c’est lorsque je lui ai appris que j’étais reçu à Normale
sup : j’avais 20 ans ! Il n’était pas violent, mais dur. À eux deux, mes parents constituaient un tableau
assez effrayant pour un gamin : la vérité était sans amour, et l’amour sans vérité ! Cela étant, mon père
s’est révélé structurant : si ma mère était difficile à aimer, lui était facile à haïr. Et, pour un adolescent,
ce n’est pas plus mal. « On ne se pose qu’en s’opposant », disait Fichte (philosophe allemand (1762-1814)
ndlr). Puis notre relation s’est apaisée. Ma mère l’a quitté, il s’est remarié : je l’ai vu se transformer sous
l’effet de l’amour. Odieux avec ma mère, il apparaissait désormais comme un mari doux, attentionné.
J’ai compris qu’il n’était pas seul responsable du malheur de ma mère. Et j’ai enfin pu avoir avec lui des
relations affectueuses, jusqu’à sa mort, il y a quelques années."
Êtes-vous allé vers la philosophie en quête d’une vie plus heureuse ?
A.C.-S. : Non, pas au départ. Mon professeur de terminale était très marqué par la phénoménologie
française : Sartre, Merleau-Ponty… La philosophie me semblait une activité essentiellement
intellectuelle. C’est durant mes années de fac que, étudiant de près les Grecs, j’ai développé cet intérêt
existentiel pour la philosophie comme art de vivre, comme outil pour être heureux dans la vérité, et
non pas dans l’illusion. Ce que l’on appelle la sagesse."
Mais ce n’était pas à la mode à l’époque.
A.C.-S. : En effet ! Les intellectuels du moment étaient Derrida, Althusser, qui furent mes maîtres
rue d’Ulm, mais aussi Foucault, Deleuze… Des gens pleins de talent et de culture, très impressionnants
pour le jeune homme que j’étais, mais dont l’oeuvre me laissait circonspect. Par exemple, lorsque j’ai
entrepris de lire Les Mots et les Choses de Foucault ((Gallimard,“Tel”, 1990)), livre culte dans les
années 1970, j’ai bien vu que c’était très savant, mais aussi, pour moi, très ennuyeux. Sous le coup de
cette déception, j’ai repris les Pensées de Pascal ((Le Livre de poche, “Classiques de poche”, 2008)),
que j’avais lues à 16 ou 17 ans, quand j’étais croyant, et que, devenu athée, j’ai eu envie de relire. Et cela
m’a fasciné ! Voyant que je me délectais de Pascal, mais aussi d’Épicure, de Montaigne ou de Spinoza,
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Melanie Klein (1882-1960), psychanalyste pour enfants, a inspiré Donald W. Winnicott (1896-1971), le célèbre
pédiatre et psychanalyste britannique, qui a repris et fait connaître sa notion de « mère suffisamment bonne ».
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alors que mes contemporains m’ennuyaient, il a bien fallu que j’en tire une conclusion : j’ai entrepris de
philosopher à l’ancienne. Tant pis pour la modernité ! Les Anciens et les Classiques m’importaient
davantage. En 1984, lorsque mon premier livre a paru, un journaliste m’a demandé : « Êtes-vous un
nouveau philosophe ? » Je lui ai répondu du tac au tac : « Non, je suis un ancien philosophe ! »"
En référence au courant des « nouveaux philosophes », lancé dans les années 1970 par Bernard-Henri Lévy, André
Glucksmann, Jean-Paul Dollé, Christian Jambet, entre autres.#
Pour être philosophe, ne faut-il pas être moderne ?
A.C.-S. : Il faut être de son temps, bien sûr et, d’ailleurs, on n’a pas le choix. Mais la notion d’avant
garde m’a toujours laissé réticent. En philosophie comme en art ou en littérature. Je partageais cela
avec Lévi-Strauss, qui m’a honoré de son amitié : ni lui ni moi n’aimions notre époque. Entendonsnous bien : je suis très heureux de vivre aujourd’hui. Mais pour ce qui est des créations de l’esprit,
notre siècle est loin d’être aussi grand que l’Antiquité, le XVIIe, le XVIIIe…"
Vous voulez dire qu’il n’y aurait plus rien de nouveau à attendre de la pensée et de la
création ?
A.C.-S. : Du nouveau, si. Mais il n’y a aucune raison pour que nous vivions dix siècles d’exception de
suite. Nul art sculptural n’a fait mieux que l’Antiquité grecque ; et qui fera mieux que le XVIIIe siècle
en musique ou que le XIXe en poésie ? Le XXe siècle a été exceptionnel en sciences, considérable en
politique ; malgré les horreurs, il n’y avait jamais eu de tels progrès des droits de l’homme dans le
monde. Mais on ne peut pas gagner sur tous les tableaux."
À quoi servent les philosophes d’aujourd’hui, alors ?
A.C.-S. : On ne fera jamais mieux qu’Aristote ou que Kant en philosophie, jamais mieux que Bach ou
que Beethoven en musique. Ce n’est pas une raison pour refaire – à supposer que l’on en soit capable –
ce qu’ils ont fait ! À quoi bon, puisque cela existe déjà ? Je ne crois pas plus au passéisme qu’à l’avantgardisme. Il n’y a de progrès ni en art ni en philosophie. Aucun musicien ne dira : « Ce que je fais, c’est
mieux que Bach », ou bien il passera pour fou. Et aucun philosophe ne dira : « Ce que j’écris est mieux
qu’Aristote. » En revanche, ce que l’on attend de lui, c’est que, tout en s’inscrivant dans la tradition, il
nous présente une philosophie pour aujourd’hui, marquée par les problématiques et la sensibilité de
son temps. De façon immodeste, je dirais que c’est ce que je fais. Je ne suis pas stoïcien, épicurien ou
spinoziste. En m’appuyant sur ces philosophes, j’essaie de proposer une sagesse pour notre temps, qui
aide à vivre notre époque."
Ne trouvez-vous pas que nous sommes allés trop loin dans cette tendance à faire de la
philosophie un outil pour mieux vivre, voire un outil thérapeutique ?
A.C.-S. : Sans doute. Cela tient à une confusion entre philosophie et thérapie. La thérapie vise la
santé ; la philosophie vise la sagesse : le maximum de bonheur dans le maximum de lucidité. Le
bonheur est le but de la philosophie, mais il n’est pas sa norme. Sa norme, c’est la vérité. Qu’est-ce que
cela veut dire ? Qu’il s’agit de penser une idée non pas parce qu’elle me fait du bien ou parce qu’elle
m’aide à vivre, mais parce qu’elle me paraît vraie. Mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie.
Simplement, une fois que vous êtes face à une idée qui vous paraît vraie, le but du philosophe, comme
de tout homme, c’est d’essayer d’en faire un bonheur."
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La thérapie non plus n’entend pas se satisfaire d’une « fausse joie ». Au contraire : la
psychanalyse, par exemple, est censée nous aider à nous débarrasser des masques de
l’illusion…
A.C.-S. : C’est vrai. Et quoi qu’en pense mon ami Michel Onfray (auteur du Crépuscule d’une idole,
l’affabulation freudienne (Grasset, 2010) ndlr), c’est ce que j’aime chez Freud. « La vérité et encore la
vérité » : telle est, disait- il, la seule règle de la psychanalyse. La différence, c’est que la psychanalyse, en
tant que thérapie, est censée soigner des troubles, des symptômes… Bref, son but est la santé, alors
que la philosophie n’a jamais guéri personne ! « La psychanalyse ne sert pas à être heureux, écrit Freud.
Elle sert à passer d’une souffrance névrotique à un malheur banal. » C’est ce qui peut justifier une
thérapie, quand on souffre d’une névrose, mais cela pose aussi la question de savoir ce que l’on fait
lorsque l’on n’est pas malade ou une fois que l’on est guéri, bref quand on se retrouve dans le « malheur
banal ». Ma réponse, c’est qu’on fait de la philosophie ! Parce qu’il faut bien apprendre à vivre. La
philosophie commence là où la psychothérapie s’arrête."
Avez-vous suivi une psychothérapie ?
A.C.-S. : J’ai passé deux ans sur un divan, à raison de deux séances par semaine, il y a une vingtaine
d’années. D’abord pour satisfaire une vieille curiosité, mi-narcissique mi-théorique, portant à la fois
sur moi-même et sur la psychanalyse. Je connais peu de philosophes, en tout cas de ma génération, qui
n’aient pas eu envie d’essayer. Mais c’était aussi pour tenter de comprendre ce qui se passait de difficile
dans mon couple d’alors. Ces deux années m’ont aidé à y voir plus clair sur moi-même, sans doute aussi
sur la psychanalyse… et à m’intéresser de moins en moins à l’un et à l’autre ! Au bout de deux ans, je
commençais à m’ennuyer. Ou peut-être ne souffrais-je pas assez pour avoir besoin d’une thérapie. Tant
mieux !"
L’idée de la mort vous préoccupe-t-elle ?
A.C.-S. : La mienne, de moins en moins. La santé de mes enfants m’importe bien plus ! Il faut dire
que le premier, une petite fille, est mort à 6 semaines. J’en suis resté définitivement fragilisé."
Face à un tel malheur, vous êtes-vous tourné vers la philosophie ?
A.C.-S. : Non. Face au malheur, il n’y a que les cris et les larmes. L’urgence n’est plus de philosopher,
mais de tenir et de combattre. La philosophie sert davantage dans les moments où tout va à peu près
bien. Lorsque l’on se dit : « J’ai tout pour être heureux », et qu’il nous faut bien constater que cela ne
suffit pas pour l’être."
C’est donc la philosophie qui vous a réellement donné le goût de vivre…
A.C.-S. : En tout cas, elle l’a sensiblement renforcé ! Pour tout vous dire, je trouve que la vie a
souvent un goût amer. Mais j’aime la bière et le tabac : je suis bien placé pour savoir que l’amertume
peut être voluptueuse. La philosophie n’a pas supprimé toute amertume de ma vie, c’est impossible,
mais elle m’a aidé à la déguster mieux. C’est son but. La sagesse, ce n’est pas d’aimer le bonheur – pas
besoin de philosopher pour cela ! –, mais d’aimer la vie telle qu’elle est, heureuse ou malheureuse,
amère ou douce, et d’autant plus précieuse qu’elle est fragile."
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