ETHNOLOGIE EUROPEENNE - Revue des sciences sociales
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ETHNOLOGIE EUROPEENNE - Revue des sciences sociales
ETHNOLOGIE EUROPEENNE : ENQUETES SUR LE COMMERCE A STRASBOURG Viviana PAQUES. Depuis une dizaine d'années on a pris l'habitude de donner le nom d'Ethnologie européenne à ce qu'on appelait, en général, le folklore européen. Il y a là plus qu'un changement de dénomination, un changement d'esprit. Les études folkloriques s'attachaient avant tout à la « tradition », laquelle s'était principalement maintenue dans le monde rural. Or, dans le monde contemporain, qui s'urbanise de plus en plus, la campagne elle-même perd son caractère archaïque. Si donc les sciences humaines veulent vraiment être les sciences de l'homme, si elles veulent rendre compte de l'insertion de l'individu dans la société sous ses multiples aspects, il leur est nécessaire de déborder le cadre des recherches historisantes pour prendre en considération la situation présente. Le folklore traditionnel sera-t-il pour autant évacué ? Certes non. Il est encore aisé de découvrir dans la mentalité de l'homme d'aujourd'hui ainsi que dans les structures de notre société d'innombrables survivances, dont il est utile de faire une analyse stratigraphique. Mais après avoir repéré et classé les données du passé, il faut analyser aussi les formes actuelles de l'activité humaine, ainsi que les représentations qui les accompagnent, soit dans la persistance des cadres anciens, soit dans de pures créations. Il ne s'agit donc plus seulement d'examiner, par exemple, les aspects que peuvent prendre dans la civilisation urbaine contemporaine les vieilles cérémonies de Carnaval, mais de dépasser le stade préindustriel et d'examiner le comportement de l'homme dans les aspects essentiels du monde actuel, le travail, la production, les échanges, le processus d'urbanisation, etc. Evidemment le registre des recherches est immense ; toutefois il faut reconnaître que le terrain a déjà été sérieusement défriché, mais dans une perspective sociologique. II n'est pas question pour l'ethnologue de refaire tout ce qu'ont déjà fait les spécialistes de la sociologie industrielle, de la psychologie sociale, de la démographie, de l'économétrie, etc. Son point de vue est tout différent. Le sociologue part des situations de fait, réglementaires ou physiques ; il examine leur impact sur les groupes humains qui se trouvent à l'intérieur de telles situations et il cherche à définir les lois de leur comportement. L'ethnologue agit en sens contraire ; il part de l'individu et cherche à connaître son point de vue sur la situation de fait à laquelle il est soumis. En définitive les deux disciplines se recoupent et s'enrichissent, la sociologie mettant plutôt l'accent sur les comportements globaux, l'ethnologie sur les représentations individuelles ou collectives. Ces représentations ont-elles encore leur importance dans l'évolution actuelle vers une société de masse ? Oui, sans aucun doute, et cela pour deux raisons différentes. Premièrement au stade de la prospective. On assiste actuellement à une multiplication des études prévisionnelles sur le thème : Que sera le monde de demain ? ETHNOLOGIE EUROPÉENNE : 153 Or ce qui en ressort le plus clairement, c'est que rien de sérieux ne pourra être réalisé si l'on ne tient pas compte de l'homme, de ses réactions, de ses préférences, de ses engagements. Et qui mieux que l'ethnologue est en état de fournir à la science des données suffisamment précises sur la conscience de l'homme, non pas de l'homme abstrait des philosophies classiques, mais de l'homme concret, différent selon les latitudes et les degrés de civilisation matérielle ? Deuxièmement, il est de plus en plus évident que notre monde est un monde d'échanges : le temps des sociétés closes, comme disait Bergson, est révolu. L'économie d'aujourd'hui, pour reprendre la terminologie de Colin Clark, se caractérise par le développement du secteur tertiaire, celui des services et des échanges, celui où la part de la personnalité individuelle a le plus d'importance. Ce qui doit de plus en plus retenir l'attention du spécialiste en sciences humaines, ce n'est pas tant l'homo faber que l'homo negotiator, l'homme qui se révèle en tant que partie prenante dans un acte de commerce. Cette étude n'est pas, pour l'ethnologue, chose nouvelle. Une abondante littérature a déjà été consacrée aux divers types de prestations dans lesquels un groupe humain s'engage et dévoile son système de valeurs : don, contre-don, potlatch, commerce kula, marchés, etc. Il est temps désormais de porter un intérêt identique aux préoccupations et aux pratiques de la société européenne contemporaine. L'intérêt et l'utilité de l'étude apparaîtront clairement si l'on veut bien se reporter à ce qu'écrivait l'économiste américain Peter Drucker dans « Que sera demain ? » « Parmi les changements les plus importants et les plus visibles de la vie économique se trouvent les nouveautés apportées dans le domaine, pourtant ancien, de la vente : le crédit à la consommation, le préemballage, la publicité, le lancement des marques, les succursales multiples, les supermarchés, les ventes à marges réduites, etc. En trente ans, elles ont changé la conduite des affaires, le comportement des consommateurs, l'aspect de nos villes, la structure de l'économie et la répartition du revenu national. » Une telle mutation ne s'accomplit pas sans remous ni sans douleurs. Préoccupés de ses conséquences politiques et sociales, les pouvoirs publics ont demandé aux chercheurs d'orienter leurs travaux dans cette perspective. C'est pourquoi l'Institut d'Ethnologie de l'Université de Strasbourg a pris l'initiative de lancer des enquêtes sur l'agglomération bas-rhinoise afin de compléter les études déjà amorcées dans un esprit sociologique par d'autres organismes. En dehors des résultats positifs, espérons-le, de ces recherches, les étudiants qui les ont effectuées sous ma direction y ont trouvé l'occasion d'appliquer concrètement sur le terrain l'enseignement théorique qu'ils avaient reçu. Le lecteur pourra juger de leur perspicacité et de leur application dans les pages qui vont suivre. * ** La situation du commerce était d'autant plus intéressante à étudier qu'en ce moment, à Strasbourg, comme dans toute la France, le développement des grandes surfaces semble opposer deux types de commerçants, deux conceptions du négoce et de sa place dans la cité. La plupart de nos enquêtes, on le verra, ont été orientées vers les petits commerçants. En effet, ceux-ci sont beaucoup plus nombreux, leur activité est plus diluée ; leur étude exigeait un nombre 154 VIVIANA PAQUES d'enquêteurs plus élevé, que l'Institut d'Ethnologie pouvait assez aisément fournir car le commerce traditionnel est beaucoup plus que le grand commerce lié à tout ce que nous avons appelé le folklore. Mais il n'était pas moins utile d'observer, à l'état naissant, pour ainsi dire, une formule, celle des grandes surfaces, représentée par des hommes dont l'activité est déjà très importante dans la société d'aujourd'hui et le sera plus encore, sans doute, dans celle de demain. Pour cette recherche, il fallait disposer d'un spécialiste de l'enquête aussi bien journalistique que scientifique. Mlle Marie-Berthe Servier, diplômée de l'Ecole de Journalisme de Strasbourg et de l'Institut d'Ethnologie, s'est chargée de ce travail, de caractère ethno-psychologique, auprès des principaux responsables des grosses entreprises de l'agglomération, présidents-directeurs généraux ou directeurs de grands magasins, d'hypermarchés, de chaînes de supermarchés ou de coopératives. Elle a d'abord cherché à déterminer leurs origines et leur formation. Sur 8 personnes interrogées, 5 proviennent de familles qui appartenaient déjà au monde du commerce, mais à des niveaux fort différents, allant du P.D.G. au chef de rayon. Deux autres avaient des parents fonctionnaires, le huitième provient d'une famille ouvrière. Bien que leur niveau d'instruction soit assez comparable (un seul ne possède pas de diplôme) leur formation a été fort différente : quatre ont commencé sur le tas et ont gravi les échelons de l'entreprise ; quatre autres ont été chargés, dès le début de leur carrière, d'importantes responsabilités. Ce clivage se répercute dans leur conception de l'activité directoriale : ceux qui ont commencé à un poste mineur et ont monté jusqu'à devenir directeurs sont plus axés vers l'idée d'une carrière à construire ; ceux qui, dès le départ, savent qu'ils ne monteront guère plus haut mais qu'ils peuvent toujours voir plus grand, ont le sentiment d'exercer une profession, un peu analogue à une profession libérale ou à celle d'un haut fonctionnaire. Plus de dynamisme, voire d'agressivité chez les premiers, plus de largeur de vues chez les seconds. Pour compléter la description, disons que six sur huit sont d'origine alsacienne, que six également sont de confession catholique et deux protestants (sans qu'il y ait correspondance absolue avec l'origine géographique). Leur âge s'étale entre 29 et 63 ans, leur vie privée n'appelle aucune remarque particulière. Pourquoi ont-ils choisi cette profession ? Pour la majorité d'entre eux, parce qu'ils étaient d'une famille de commerçants ou même parce que l'affaire appartenait à la famille. Ils n'ont donc eu qu'à parfaire leur éducation théorique dans une école commerciale. « C'était dans la famille, dit l'un, et puis aussi par plaisir. Personne ne m'a obligé à le faire et je n'imaginais pas de faire autre chose ». Un autre : — « C'était dans la famille. Mes grands-parents étaient trop âgés, les enfants de mon oncle étaient trop jeunes, j'étais tout désigné. Le fait que ce soit dans la famille n'est pas négligeable : il est extrêmement appréciable d'avoir une base ». Un troisième dit, lui aussi :— « Atavisme familial. Il y avait un escalier devant la porte, je l'ai pris. J'ai hésité entre la profession médicale et le commerce. C'est peut-être mon goût pour la médecine qui fait que je m'intéresse spécialement aux problèmes humains ». ETHNOLOGIE EUROPÉENNE : 155 Certains autres, moins nombreux, n'ont pas opté délibérément pour le commerce : ils cherchaient un emploi quelconque et ils ont profité des circonstances. « Il est difficile de dire pourquoi on fait quelque chose », confie un grand directeur qui a très brillamment réussi, « j'y ai été amené par un concours de circonstances. Bien sûr que j'aurais pu refuser. Je crois que je peux cependant donner une explication : on choisit généralement une profession en fonction du diplôme que l'on possède ; la distribution est, pour les gens sans diplôme, le moyen d'évoluer rapidement. Mais peut-être faut-il aussi avoir la conviction qu'on va évoluer ». Toutefois, les personnes qui sont venues au commerce par accident ne sont pas moins attachées que les autres à cette profession, tout au contraire. A la question posée aux huit personnes interrogées : — « Pourquoi faites-vous ce métier ? » toutes ont répondu en substance : — « Par plaisir ! ». — « Je fais ce métier parce que c'est marrant », dit un directeur, qui n'est cependant qu'un employé d'une grande firme. « Il offre la possibilité de créer et on peut voir les résultats immédiatement. J'ai fait tout seul les études de marché, j'ai décidé de l'implantation. C'est moi seul qui ai décidé de tout ». Pour un autre, l'intérêt de ce métier c'est qu'il lui a permis d'évoluer et donc de ne pas se scléroser lorsque l'âge est venu. « Je n'aurais surtout pas aimé être fonctionnaire, parce que dans l'administration il faut penser à la retraite et on ne peut prendre d'initiatives. Il y a ainsi des intelligences qui se perdent tandis que dans ma branche il est possible d'évoluer et d'en retirer une grande satisfaction personnelle. Et cela, ça compte ». « Le commerce », précise un autre, « c'est extrêmement intéressant : on n'a pas le temps de s'ennuyer ; il faut se remuer pour pouvoir surnager et les problèmes sont toujours nouveaux. Personnellement, j'ai peur de la monotonie ; j'aime me battre et j'estime que je ne me bats pas encore assez. J'aimerais avoir à travailler douze à quinze heures par jour. Une profession que l'on a librement choisie et que l'on aime, ce n'est plus du travail ». On sent chez la plupart de ces hommes la conviction que leur métier, avec les contacts humains et les possibilités de recyclage qu'il offre, est considéré bien à tort comme une profession peu noble : — « Certes un magasin ce n'est pas une cathédrale, mais c'est tout de même une occasion de construire et de créer. Et puis, qui sait ? Les grandes surfaces commerciales ne sont-elles pas les cathédrales de l'avenir ? » Il ne s'ensuit pas nécessairement que les fonctions dans lesquelles le directeur d'une grande entreprise trouve sa satisfaction personnelle constituent seulement une expérience de caractère individualiste. Beaucoup des personnes interrogées insistent sur l'esprit d'équipe. Cela n'est pas surprenant de la part de ce coopérateur qui déclare : — « Au travail, il faut chercher à donner satisfaction à ses collègues, au comité d'entreprise et au personnel en cherchant à créer un esprit d'équipe. De toutes façons, il faut s'incliner devant la majorité ». C'est peut-être plus inattendu chez tels ou tels directeurs qui ne passent point pour être des homme de gauche. L'un d'entre eux précise : — « Ici, on travaille en équipe, cela veut dire que l'on cherche avec elle à atteindre les objectifs choisis. Cette équipe de direction est jeune ; mes relations avec elle sont amicales et confiantes. Quand elle est d'un avis opposé au mien, si elle peut me prouver qu'elle a raison, je m'incline. S'il m'arrive de maintenir mon point de vue, je ne l'impose pas, j'essaie de le faire comprendre ». Il ne s'agit, on le voit, que de créer 156 VIVIANA PAQUES un esprit d'équipe entre le directeur et son staff ; le problème du personnel est passé sous silence. Pourtant on sent chez certains le désir d'intéresser le personnel à son travail, donc au rendement de l'entreprise, en développant de meilleures relations entre lui et le personnel. « Je dirige en fait », dit le chef d'une très importante maison, « quarante-sept professions différentes, ce qui fait que je peux dire que je change de métier tous les quarts d'heure. Mais il existe un lien commun à ces diverses activités : je dirige à travers des hommes. Il faut donc que celui auquel je parle comprenne ce que je veux, et que moi j'évite de le transformer en robot, en respectant sa personnalité ». A noter que dans bien des cas les directeurs engagent les candidats-cadres non pas en fonction de leurs diplômes et de leur qualification technique mais en examinant leurs qualités humaines et en pratiquant une analyse graphologique. Ce métier, donc, qui leur tient tellement à cœur, vont-ils continuer encore longtemps à le faire ? Ici le problème est très différent selon qu'il s'agit de salariés ou de propriétaires d'entreprises. Les salariés, nous l'avons vu, sont autant attachés à leur profession que peuvent l'être les patrons. Seulement, c'est un travail très dur. « On ne peut pas faire ce métier pendant trente ans ». Il use vite son homme et, de fait, il est rare qu'un directeur d'hypermarché ait beaucoup plus de quarante ans. Ensuite, que se passera-t-il ? Certes, on peut toujours espérer une mutation dans un poste plus paisible ou au siège social. On peut aussi s'attendre à être brusquement muté sans trop d'explication « dans l'intérêt du service ». On peut même être remercié purement et simplement. Il n'en va pas de même dans une entreprise familiale. Le problème alors, sauf cas assez improbable de faillite, ce n'est pas de conserver son gagne-pain, mais d'assurer la perpétuation de la firme. Aucune des personnes interrogées ne songeait à abandonner volontairement son poste, mais « nous sommes tous mortels. Je conduis trop vite et beaucoup de mes amis sont morts dans des accidents de voiture. Il me faut donc penser à ma succession dans l'entreprise. Evidemment un de mes collaborateurs me succédera. Je m'identifie certes à mon affaire, mais il faut qu'elle puisse tourner sans moi. J'ai donc eu très vite à former celui qui me remplacera un jour ». Même son de cloche chez un autre directeur : — « Je n'ai nulle intention d'abandonner mon poste, mais... Du reste, il m'arrive fréquemment de m'absenter et il faut bien que la maison tourne en mon absence. J'ai donc dû normalement songer à ma succession ». La remarque la plus notable, c'est que personne n'a paru songer à transmettre le poste à l'un de ses enfants. Naturellement les enfants hériteront, mais le père n'a pas l'air de croire qu'ils pourraient prendre sa suite à la tête de l'affaire. Souvent même il n'y tient pas, ambitionnant pour ses descendants une position plus honorifique ou une occupation moins astreignante. Mais on sent aussi, très fort chez ces hommes d'affaires, la conviction qu'il serait vain et peut-être injuste de remettre la direction d'une entreprise, qui fut l'œuvre de leur vie, entre les mains d'héritiers qui pourraient n'avoir ni le goût ni le talent de la bien gérer. Pour prendre leur suite, ils font plus confiance au management qu'à l'héritage. Il convient de voir maintenant comment ces fortes personnalités, si attachées à leurs affaires ou à leur profession, conçoivent leur insertion dans la société et d'abord, quels rapports elles entretiennent avec les autres commerçants. ETHNOLOGIE EUROPÉENNE : 157 Ce qui frappe, c'est que ces rapports sont extrêmement lâches. Les directeurs de grandes surfaces ont tendance à se considérer à l'image d'un commandant de navire : tout ce qui intéresse la marche du bâtiment les touche de près, le reste leur est indifférent. Ils peuvent avoir des relations professionnelles avec des collègues, mais elles vont très rarement jusqu'à la création de liens amicaux. Même quand ils font partie de la Chambre de Commerce, surtout par tradition familiale, ils ne cherchent pas à y jouer un rôle important. A vrai dire, ils doutent de l'utilité de cette « vieille dame » ; quelques-uns seulement envisageraient d'y participer plus activement si elle était quelque peu rénovée, « par exemple dans le sens des idées du CID-UNATT » ; ils prévoient même pour un avenir proche des conflits assez sérieux entre les diverses tendances. Ils ne sont guère plus intéressés par l'appartenance aux syndicats professionnels. Les directeurs d'établissements relevant de chaînes nationales laissent ce soin à la maison-mère ou à la Fédération nationale (pour les coopératives). L'un d'entre eux cependant, vice-président du syndicat national, estime que l'action du syndicat est utile pour défendre les positions du commerce auprès du gouvernement ; un autre se montre beaucoup plus réservé : — « Etre syndiqué c'est afficher une façon de penser définie par d'autres. Quoi qu'on choisisse, on est toujours condamné par l'autre bord ». Naturellement ils sont bien obligés de tenir compte des organisations syndicales représentées dans leur personnel ; d'ailleurs comme leurs entreprises ont plus de cinquante employés, ils ont à présider le comité paritaire. On peut distinguer alors trois types d'attitude : Pour les uns, ce n'est qu'une formalité. — « Je vois les délégués une fois par mois, comme le veut le règlement. Cela se passe sans heurt et cela n'avance à rien ». Une autre catégorie accepte honnêtement le fait syndical : — « Je reçois les délégués personnellement dès qu'ils le demandent. Nous avons de bons rapports. De leur côté ils revendiquent, de mon côté je me défends. Il faut d'ailleurs souvent défendre les gens malgré eux, mais il convient de partir de l'idée que ces gens, dont le métier est de revendiquer, sont valables. Quand on admet le jeu, on doit en admettre les règles ». Donc on joue le jeu, qui est maintenant entré dans l'ordre des choses, on essaie d'en tirer le meilleur parti, sans envisager de rechercher avec les syndicats une politique constructive. La troisième catégorie récuse au fond le fait syndical et adopte une attitude qu'elle estime « humaniste ». « Voir les délégués du personnel, cela sert à établir un lien entre la direction de l'affaire et le personnel. En effet ce n'est pas très facile de bien connaître ses problèmes ; grâce aux discussions avec les délégués, il est plus aisé de trouver les moyens de leur donner satisfaction ». Cette opinion est corroborée par un autre directeur, fort sensible aux problèmes humains. « Dans ce métier on travaille avec des hommes, pas avec des techniques. J'emploie le principe que j'ai baptisé le retour de flammes : on vous rend ce que vous donnez. Donc pour recevoir quelque chose de positif, il faut donner quelque chose de positif. On peut tout obtenir des gens en leur montrant qu'on les prend pour des êtres humains. Et cela, je ne l'ai pas appris à l'Université ». Cette attitude n'est d'ailleurs pas exempte d'arrières-pensées. En pratiquant 158 VIVIANA PAQUES à l'égard du personnel la politique de la porte ouverte, ce chef d'entreprise pense éviter les revendications syndicales. Effectivement il n'y a que peu d'ouvriers syndiqués, semble-t-il, dans la maison et le personnel ne s'est jamais livré à des grèves ou à d'autres revendications violentes (mais cela semble être à Strasbourg un cas à peu près général). Plusieurs des personnes interrogées en tirent cette conclusion : le syndicalisme n'est qu'une réponse à un mauvais patronat ; avec un bon, il est sans utilité. Lorsqu'on essaie de rendre les gens heureux, on les amène à aimer leur travail et ils en comprennent les nécessités autant que les joies. « Il est horrible que quelqu'un dise : — « je vais au boulot » ; il faut l'amener à penser : — « je vais à Mon boulot ». Vous dites que c'est une conception paternaliste? Peut-être, mais elle est justifiée par les résultats ». Si les relations avec les organisations professionnelles et syndicales sont le plus souvent considérées un peu comme un mal nécessaire, les relations avec les pouvoirs publics sont, elles, considérées comme utiles. Elles sont fréquentes, particulièrement avec le cabinet du préfet, pour régler les problèmes de police, de circulation, etc. Mais elles ne vont guère plus loin. L'administration, même lorsque les fonctionnaires sont accueillants et cordiaux, demeure lente et vétilleuse et ne s'adapte pas à l'évolution rapide du commerce. Du reste, décentralisation et régionalisme ne sont que de vains mots. « En France on est toujours considéré comme un sujet, sujet de Napoléon ou de de Gaulle, pas comme un citoyen ». En somme les rapports avec l'administration locale se bornent à une collaboration d'ordre professionnel immédiat. Ils ne se sont pas transformés en liens amicaux. Les chefs d'entreprises commerciales ne participent guère non plus à l'élaboration d'une politique constructive à l'échelon régional. Serait-ce parce qu'ils sont profondément hostiles à tout ce qui peut prendre une couleur politique ? Ce n'est pas sûr. La réponse la plus générale, au fond, n'en est pas une : « Je n'ai pas le temps ». Certains prennent une position plus nette : « La politique est incompatible avec le commerce. » « Je ne fais pas de politique », répond une des personnes interrogées, « car ce serait me lier à un parti. Or mes revenus proviennent de l'ensemble de la population ; je ne peux pas courir le risque de m'en aliéner une partie en prenant une couleur politique ». Pour d'autres, appartenir à une assemblée élue, c'est se classer comme un notable ; or « je ne suis pas un notable, je suis un cadre ». Ces réponses ne sont pas véritablement satisfaisantes. Si la politique ne les intéressait pas du tout, ils n'aimeraient pas autant en parler. Du reste, quelques-uns d'entre eux ont déjà été — autrefois — conseillers généraux, mais ils ne se sentaient guère à l'aise en s'occupant de problèmes mineurs au sein d'une assemblée sans grand pouvoir. Il semble bien que ces hommes qui brassent d'énormes affaires, qui parcourent le monde, qui passent leur week-end à New York, ont un point de vue qui dépasse largement les limites d'une circonscription. « Qu'est-ce que Strasbourg pour moi ? » demande l'un d'eux, qui n'est pas d'origine alsacienne, « un simple point de vente ». Donc ne pouvant ou ne voulant pas se chercher un destin national, ils disent adieu sans regret apparent au monde politique et se limitent au monde des affaires qui leur apporte, il faut le reconnaître, de grandes satisfactions. Cette enquête, qui demanderait d'ailleurs à être poussée sur de nombreux points (et qui le sera sans doute car les pouvoirs publics s'y intéressent) a déjà ETHNOLOGIE EUROPÉENNE : 159 permis de mettre en lumière certaines caractéristiques du grand commerçant strasbourgeois (amour du métier, individualisme, apolitisme, etc.) que nous allons retrouver, toutes choses égales, dans les recherches menées dans le monde des petits commerçants. Seulement le climat en sera bien différent : à l'optimisme et à la satisfaction vont succéder l'insatisfaction, le pessimisme et parfois la colère. * ** M. Jean-Claude GOEPP s'est livré à quelques enquêtes sur les petits commerçants de Strasbourg, particulièrement sur les commerces d'habillement et de droguerie. Son propos n'était nullement économique, mais ethno-psychologique : il voulait savoir quelle idée ces gens se faisaient de la société et de la place qu'ils y tenaient. Il s'est placé résolument dans la perspective de la recherche ethnologique : pour fragmentaires que soient les renseignements qu'un petit commerçant peut donner sur la société en général, ils n'en sont pas moins précieux : en 1972, leur valeur est d'autant plus grande que bientôt ils risqueront de ne plus apparaître que comme des vestiges incompréhensibles d'une civilisation disparue. Car c'est bien d'une civilisation qu'il s'agit dans la vaste mise en question qu'introduisent les formes modernes du commerce. La boutique est au centre de la vie quotidienne du XIX e siècle. Elle l'est restée jusqu'au milieu du XX e . Elle risque de ne plus l'être après. C'est pourquoi une enquête chez les petits commerçants s'imposait, I. — La Concurrence. Ses premières observations ont porté sur la conception de la concurrence. Comme le remarquent certains commerçants, il y a un certain potentiel d'achat qui se répartit sur l'ensemble de la ville, « chaque point de vente est un concurrent », dans quelque secteur que ce soit. Le commerçant qui réalise une affaire nuit par la même occasion à un autre commerçant. Or ce qui est étonnant, c'est l'absence d'une règle de concurrence dans ce milieu. Les armes dont disposent les petits commerçants concernent toujours leur personnalité en particulier. Ils en parlent comme de qualités strictement personnelles, rarement comme d'un moyen commercial. La prospérité est ainsi attribuée à la politesse, à la gentillesse, au respect du client. Tout ce qui pourrait être propre au commerce est écarté de la définition possible d'une concurrence. Pour faire la conquête de la clientèle, tout entre en jeu, sauf ce qu'on pourrait attendre. Certains épiciers déclarent que leur commerce est facile, car on peut l'exercer sans connaissances spéciales. Ce sont donc uniquement les qualités humaines qui peuvent attirer le client. Mais ce dernier les reconnaît-il ? Il a souvent tendance à affirmer que les commerçants sont des voleurs, entendant par là qu'ils vendent trop cher. Le point de vue des commerçants est plus nuancé : vendre trop cher, bien sûr, mais aussi vendre trop bon marché, comme prétendent le faire les grandes surfaces, c'est aussi fausser les règles de la concurrence, donc voler. Au fond, les petites commerçants redoutent et récusent la concurrence. Ils sont beaucoup plus partisans, en paroles du moins, de la solidarité, mais on 160 VIVIANA PAQUES s'aperçoit, dans les faits, qu'ils ne prennent guère d'initiatives en matière d'actions collectives. Il s'agirait plutôt pour eux d'une solidarité passive qui les opposerait à ce qui est « anti-commerçant », d'une part les grandes surfaces, d'autre part les clients. Quels seraient alors les substituts de la concurrence ? On peut en distinguer trois. En premier lieu, l'idée d'une sorte de rente de situation. Le plus souhaitable serait que les clients viennent spontanément dans les magasins « bien placés ». Voici ce qu'exprime très clairement un commerçant interrogé : — « Les magasins les plus prospères sont ceux du centre ; ils sont fréquentés en permanence Lorsqu'il pleut. Il n'est plus nécessaire d'avoir des prix compétitifs, un service après-vente convenable. On peut « se foutre » du client ; tout le monde y vient sans que la concurrence intervienne ». En second lieu le petit commerçant reste très attaché à l'idée du « juste prix ». Pour un bon nombre de commerçants, le client ne devrait pas avoir le choix ni pour les produits, ni pour les points de vente ; ou du moins déplore-t-on que maintenant le client soit informé sur les prix. Pour certains, le comble c'est d'inviter l'acheteur à se débattre. Autant l'information est nuisible quand elle concerne les prix, autant on la juge insuffisante en ce qui concerne les heures d'ouverture : — « les gens viennent les jours de fermeture et lorsque le magasin est ouvert, ils ne sont plus là ». Jamais les prix ne devraient intervenir : un épicier a honte de vendre plus cher, tellement il trouve normal que tout le monde vende au même prix. On retrouve sans doute là un phénomène que les théologiens ont appelé celui du juste prix. Un droguiste aussi l'invoque : il a imaginé tout un système de fixation des prix par les fournisseurs. Dans l'habillement, cette conception du juste prix n'apparaît pas. Or le milieu est de confession israélite en très grande majorité : coïncidence intéressante, si l'on songe que la boutique de vêtements est réputée faire des marges bénéficiaires énormes. Cette idée du juste prix s'accompagne d'un vif désir de stabilité, laquelle ne peut en définitive être obtenue que par un système autoritaire de répartition. Le rêve du petit commerçant c'est la tranquillité. La manière dont il voudrait l'obtenir correspond étroitement à ses aspirations : loin de lutter, de s'adapter aux prix de gros, il demande l'intervention de l'Etat, qui peut agir par les taxes ; il demande des réunions avec les ministres. L'action violente du CID-UNATI n'est pas une fin en soi, elle est une tactique pour contraindre le gouvernement à la discussion. L'essentiel est que chacun vive ; comme le commerce devra toujours exister, à quoi bon se massacrer ? Autant se mettre d'accord sur les impôts, sur les prix, sur les qualités, etc. Tout étant fixé, un fonctionnement normal devrait permettre une répartition égale des clients entre tous les commerçants. Même les gros seraient acceptés dans le partage, à condition que les chaînes ne s'étendent pas davantage. Conclusion : Que reste-il de la concurrence ? Etrangement, le commerce que se représentent les petits commerçants, ressemble beaucoup à une fonction publique. II n'est pas question pour eux de renoncer à leur liberté, mais leur rôle se limiterait ETHNOLOGIE EUROPÉENNE : 161 à une répartition des biens dans des circonscriptions rarement transgressées ; leur profit serait fixé d'avance s'ils étaient épiciers ou droguistes, non pas s'ils étaient habilleurs. Jamais la concurrence ne viendrait troubler leur tranquillité. II. — La clientèle. Il état intéressant de voir comment le petit commerçant se situait par rapport à ce qui est est au fond sa justification et sa raison de vivre, à savoir la clientèle. Ce qui apparaît immédiatement, c'est que le commerçant ne la conçoit jamais comme un tout, qu'il y distingue toujours deux aspects. Mais ces aspects peuvent varier. Pour les uns il y avait une clientèle d'avant-guerre (représentée encore par des personnes âgées) qui était une « bonne » clientèle, fidèle et régulière, et puis il y a la clientèle d'aujourd'hui, qui est jeune, pressée, apte à choisir entre plusieurs commerçants, en fonction des prix plus que de la qualité. Pour les autres il y a la clientèle « intéressante », celle qui a des moyens, qui apprécie la qualité du service rendu, qui ne réagit guère à la publicité ; elle est formée essentiellement de « cadres » déjà âgés et de paysans. A côté d'elle, il y a les « emmerdeurs » qui vont généralement dans les grands magasins et ne viennent dans les petits que pour acheter une pomme ou une paire de chaussettes, en ayant toujours peur d'être volés. Les clients du premier type sont fréquemment appelés des « amis », mais il faut noter que les marchands de vêtements apprécient assez peu que leurs vrais amis viennent se fournir chez eux : il seraient contraints de leur accorder des conditions trop généreuses. Enfin — cas assez spécial à l'Alsace — il y a une clientèle étrangère et une clientèle française. La première est sympathique : les Allemands, en effet sont bien pourvus d'argent, décontractés, apolitiques. Les Français, au contraire, sont « fauchés », donc « regardants », contractés, et ils discutent de politique. Quant aux « Arabes » ils sont assommants avec leur manie de marchander. En somme le petit commerçant est résolument hostile au libre choix du consommateur. Le vendeur assimile l'âge d'or avec le temps où l'acheteur n'hésite pas entre deux magasins. C'est par cette idée qu'une liaison commerciale contraignante que l'on retrouve les traces des structures traditionnelles des échanges. Que l'on se souvienne du potlatch : donner, recevoir, rendre, sont des obligations inéluctables : elles contribuent à rappeler et à fortifier un choix antérieur, mais en même temps elles sont devenues rituelles, et repoussent la notion de choix dans le passé. On a élu son allié une fois pour toutes ; il n'est pas question, lors de chaque échange d'une remise en question de la légitimité de l'élu à recevoir ou à donner ; d'après le petit commerçant, les liens qui devraient unir vendeurs et acheteurs sont réductibles à tous les liens d'hommes à hommes qui se réalisent par transmission d'objets. III. — La société. Lorsque le petit commerçant cherche à définir sa place dans la société, il se situe toujours, implicitement ou explicitement, par rapport aux salariés. Il est vrai que beaucoup de gens ont choisi le petit commerce pour quitter ou pour éviter la condition salariale. Ils attendaient de gros avantages de ce qu'ils considéraient comme une promotion sociale. Actuellement, ils sont déçus. « Ce 162 VIVIANA PAQUES sont les hauts salaires qui font monter les prix », « les salariés ne sont pas assez imposés et nous trop », « les salariés ont trop d'avantages sociaux », sont des phrases qu'on entend continuellement. Le salarié est regardé comme un homme voué à un rang inférieur ; or il dispose d'avantages qui lui font transgresser l'ordre social traditionnel. Ces avantages, il ne les mérite pas, car il « bosse » et c'est un scandale qu'on puisse gagner autant en « bossant » qu'en exerçant une activité plus noble, celle du commerce. L'enquête n'a guère permis de saisir la pensée des commerçants sur la vie sociale et familiale à un niveau plus large. Quant aux rapports entre l'individu, l'Etat et les corps constitués, ils se caractérisent surtout par la méfiance et la hargne. Cette acrimonie ne se fonde pas spécialement sur les raisonnements, mais sur le sentiment que la vieille société dans laquelle ils tenaient un rôle apprécié est en voie de désagrégation. Aussi sont-ils très favorables aux mouvements conservateurs ; beaucoup partagent les vues du CID-UNATI sans toujours approuver les méthodes qu'il emploie. En résumé, ces petits commerçants, pour la plupart âgés, s'accomodent mal du rythme et des habitudes du monde contemporain, auquel ils ne songent guère à s'adapter. * ** M. Clément GILLME a fait porter son enquête essentiellement sur le monde ouvrier. Il n'y a relevé aucune animosité à l'égard du petit commerçant. « Il travaille comme moi ; chacun recherche ses intérêts personnels ». Toutefois les ouvriers, surtout les ménagères, qui font la plupart des achats alimentaires, trouvent que les prix dans les grandes surfaces sont plus avantageux, et c'est là pour elles l'argument décisif. Toutefois l'attraction des grandes surfaces se manifeste aussi sur d'autres plans. — La liberté des achats. « On ne subit aucune contrainte, on est libre de se promener, de s'arrêter, de regarder, de toucher, de comparer, sans que personne n'intervienne. Généralement tout est à portée de la main, avec une gamme plus ou moins variée de qualités différentes ». — La présentation. Elle incite à l'achat et le client ouvrier y est souvent très sensible ; elle peut même lui faire abandonner un magasin pour un autre. « Nous n'allons plus à Carrefour bien que ce soit plus proche que Bagg car toute la marchandise y reste en boîte. On a l'impression d'un dépôt peu accueillant bien plus que d'un magasin. Nous-mêmes, nous avons l'impression de perdre ici toute personnalité pour devenir un outil de consommation, sans plus ». — L'ambiance. Certains ouvriers reconnaissent qu'ils viennent au Bagg par plaisir, pour passer le temps. « Nous, on vient draguer. C'est bien, ici. C'est un lieu où on ne s'ennuie pas. On y voit du monde, il y a de la musique, on y rencontre parfois des copains, des connaissances et de plus, quand on en a marre, on peut aller boire un pot en attendant que la clientèle se renouvelle. On y vient presque tous les soirs, mais on n'achète rien ». — Le groupement des achats. C'est un gros avantage car il constitue un gain de temps certain. Il peut aussi s'accompagner d'une économie, car on profite évidemment des ventes promotionnelles. « Et puis ensuite, rien ne nous empêche de nous promener quelques instants ou d'aller boire un pot ». ETHNOLOGIE EUROPÉENNE : 163 On voit par ces quelques citations combien le reproche souvent fait aux grandes surfaces de n'être que des « usines à vendre » tombe à faux lorsqu'il s'agit de la clientèle ouvrière de l'agglomération strasbourgeoise. Pour elle, au contraire, l'hypermarché, c'est un lieu de rencontre, de contact humain, où elle retrouve le caractère traditionnel du marché, beaucoup plus que dans les petites boutiques où les relations personnelles se réduisent à des conversations assez peu enrichissantes avec le patron. Cette clientèle apprécie beaucoup également les facilités de parking et le discount sur l'essence, ainsi que les possibilités de crédit. En revanche, elle se préoccupe assez peu des livraisons à domicile, préférant emporter elle-même la marchandise. Elle n'utilise guère non plus le service après-vente car, pour les achats qui doivent durer, elle préfère recourir à un véritable spécialiste. Les avantages des grandes surfaces, ainsi largement reconnus, n'empêchent pas cependant un certain nombre de critiques, surtout de la part de la clientèle d'un certain âge. « Les gens touchent à tout ; ils peuvent laisser tomber des objets qui auront des vices cachés... Les légumes et les salades trop manipulés s'abîment très vite ». Mais on a l'impression que ces critiques, pour ainsi dire techniques, ne sont que des prétextes. Au fond, bien des ouvriers trouvent les grandes surfaces antisociales et inhumaines. « Ces grandes surfaces vont bouffer les petits. Je préfère soutenir un petit et, de toutes façons, je n'ai pas le temps de courir là-bas chaque fois que j'ai besoin de quelque chose... On a l'impression de quelque chose d'incontrôlé par la masse des produits et par la grandeur de ces magasins où l'on matraque le client à coups de musique, de publicité, d'organisation des achalandages (sic), autant de facteurs qui lui enlèvent un brin de liberté. Ce qui est grave, les gens ne s'en rendent pas compte ». L'auteur de cette déclaration exprime-t-il des impressions effectivement ressenties ou récitet-il le formulaire d'une propagande opposée à celle des hypermarchés ? Il est difficile de le préciser. * ** Mlle Monique TRINCOT avait décidé d'entreprendre une enquête générale sur le commerce à Strasbourg, démarche ambitieuse qui dépassait évidemment ses forces et qu'elle n'a pu mener à bien, faute de temps. Toutefois on peut relever dans s e s enquêtes tantôt des notations qui recoupent et corroborent les recherches de ses camarades, tantôt des impressions personnelles assez nouvelles. Elle a été particulièrement sensible à l'attitude individualiste des commerçants dans leurs réactions à l'égard des grandes surfaces : absence de conscience politique ou de conscience de classe, refus de s'intéresser à la vie de la cité, désir de se débrouiller tout seul : « Avec du courage et de l'astuce on peut faire encore de bonnes affaires ». Et c'est évidemment le cas pour certains commerces spécialisés : galeries de peinture, parfumeries, salons de coiffure, magasins de chaussures ou de mode. Elle a noté aussi qu'à côté des habituelles lamentations sur la mort du petit commerce dévoré par les grandes surfaces, on voyait apparaître un sentiment nouveau qu'elle appelle « la tentation de l'Amérique ». De même qu'on voit se développer là-bas, à côté des « supermarkets » des « convenience-stores » de faible dimension, pourquoi n'y aurait-il pas aussi en France un « tandem » entre les grandes surfaces, déspécialisées et déshumanisées, et de 164 V1V1ANA PAQUES petites boutiques conformes à la tradition française ? Cette idée semble avoir été répandue par une militante du CID-UNATI (qui ignore sans doute que la grande majorité des « convenience-stores » ne sont pas gérés par des indépendants). La partie la plus développée de l'enquête concerne le Centre Commercial de l'Esplanade. De l'avis à peu près unanime des commerçants et des clients, ce Centre est un échec total. D'une part parce qu'il est incomplet : très peu de magasins étant effectivement ouverts, le Centre ne forme pas un ensemble suffisamment autonome. Ne trouvant pas dans un même lieu tout ce qu'elle désire, la clientèle préfère retourner au centre-ville. Ensuite, il ne s'agit pas d'un véritable Centre mais de la simple juxtaposition de commerçants indépendants : chacun choisit en toute liberté ses horaires et ses prix, d'où une absence de coordination qui rebute la clientèle. Enfin la présence de nombreux locaux non-commerciaux, banques, par exemple, et même vétérinaire, n'apporte au Centre aucun élément d'animation. Une telle réalisation est trop morne, trop peu attirante pour concurrencer le centreville, malgré tous les problèmes qui s'y posent. Les petits commerçants restent cependant assez favorables à la formule, en laquelle ils peuvent voir une espérance de survie, et ils souhaitent la voir reprise dans des conditions meilleures. Il ne semble pas cependant que tous les commerçants installés dans le Centre Esplanade regrettent d'avoir pris cette initiative. Si ceux qui vendent surtout des produits sont déçus, ceux qui offrent des services s'estiment dans une position plus rentable. C'est évidemment dans cette voie qu'est appelé à s'orienter le petit commerce. * ** Il était tentant de faire mener des enquêtes ethnologiques sur le milieu strasbourgeois par des Africains. Moins habitués que nous à certaines formes de vie sociale, ils pouvaient être sensibles à des détails que nous ne percevons plus guère en raison de la force de l'habitude. Deux ecclésiastiques africains en poste à Strasbourg se sont livrés à des recherches dont les résultats sans être bouleversants nous incitent cependant à la réflexion. M. l'abbé BOISSY s'est particulièrement intéressé à la Paroisse Saint-Maurice, secteur sociologiquement complexe, à la fois aisé et pauvre, et son travail Ta conduit à une véritable apologie du petit commerce. Les réponses qu'il a relevées sont d'autant plus intéressantes qu'il les a accueillies sans les discuter, étant peu familiarisé avec l'économie et la législation de notre pays. Là, où un Européen aurait été même involontairement conduit à négliger ou à redresser certaines affirmations qui constituent matériellement des contre-vérités flagrantes, l'Africain n'a considéré ces déclarations que comme des témoignages, aussi valables que d'autres, sur la pensée de ses interlocuteurs. D'où l'intérêt psychologique de son enquête, même lorsque le contenu en est banal. Le principal avantage du petit commerce, pour la clientèle, c'est qu'on y est connu. « Si le riche, écrit M. Boissy, effectue le gros de ses achats une fois par semaine dans un supermarché, il garde de très étroites relations avec la Boucherie, la Boulangerie-Pâtisserie, l'Epicerie, la Blanchisserie de son quartier, où on le connaît et le respecte. On l'accueille par son nom et on s'empresse à le servir et à bien le servir, ce qui change de l'anonymat et de la presse à la caisse ETHNOLOGIE EUROPÉENNE : 165 des supermarchés. 11 peut en outre demander conseil sur l'utilisation de tel ou tel produit, et c'est un spécialiste qui lui répondra. S'il est mécontent il peut faire valoir ses griefs et le commerçant dont la devise est « le client avant tout » l'écoutera avec bienveillance et cherchera à lui donner satisfaction. Le pauvre, lui, est encore plus lié à son commerçant ; là encore point d'anonymat. On cause, on papote, on parle de soi, de sa famille, de son chien même et quand on sort de la boutique, on a le juste sentiment d'avoir été traité en homme et non point en objet. Chacun est donc satisfait, le client, mais aussi le marchand à qui l'on pardonne volontiers ses quelques erreurs de pesée ou d'addition. Les principales conclusions de l'enquête sont les suivantes : a) le commerçant aime et connaît son métier, mais il est conscient de ses étiquettes ; — La montée incessante des prix qui oblige à changer constamment les (étiquettes) ; — Les changements constants d'emballage qui, s'ils gagnent en esthétique, en pratique, désorientent le client ; — La nécessité pour les boulangers-pâtissiers et bouchers d'être toujours levés avant tout le monde pour préparer la marchandise ; — L'obligation d'écouter souvent le client « causeur » alors que le temps presse et que les clients attendent ; — Les pertes énormes chez les charcutiers, pâtissiers, pour les articles restés longtemps en vitrine, malgré le papier d'aluminium et les frigorifiques ; — L'impossibilité souvent dans les quartiers populaires de refuser le crédit à de pauvres diables qui ont faim, et qui ont le droit de vivre, sans toujours être certains que tout votre dû vous sera rendu. b) Les petits commerçants semblent n'avoir pas encore une conscience claire de classe : Bien entendu ils sont tous commerçants, mais dans une même rue leurs relations ne vont pas au-delà du bonjour courtois. Ils ne semblent guère s'intéresser à l'action de Gérard Nicoud, et ne souhaitent pas que leurs enfants prennent leur succession dans le magasin. Le commerce n'est plus désormais pour eux qu'un tremplin pour accéder aux autres classes sociales, aux professions libérales en particulier. c) Les petits commerçants ont conscience de leur utilité. Ils ne vous le disent pas explicitement, mais on s'en rend vite compte. Le petit commerçant sent plus ou moins confusément que s'il n'existait pas, quelque chose ne tournerait pas rond dans la société, et que de ce fait il faudrait les inventer. Les bons vieux de la Krutenau auraient bien de la peine s'ils ne trouvaient çà et là un commerçant, de préférence une belle commerçante, pour piquer un brin de causette de temps en temps. d) Les petits commerçants ont conscience d'être exploités : Au-delà de la patente et de cette redoutable T.V.A. que les commerçants, malgré tout, acceptent puisque comme dit l'un d'eux « c'est normal que nous payions des impôts comme tout le monde », ce qui semble le plus les effrayer sans qu'ils arrivent à vous en définir clairement les contours, c'est la politique européenne 166 VIVIANA PAQUES du gouvernement. Est-ce le fruit d'une conviction personnelle née d'une même réflexion sur le problème, ou bien le résultat d'une intoxication graduelle mais efficace à travers les moyens de communication de masses, une chose en tous cas est certaine, c'est que le petit commerçant sent que la politique du Marché Commun fera moins son affaire que celle des commerçants moyens et surtout celle du grand commerce capitaliste. Les commerçants n'hésitent pas non plus à accuser les démarcheurs et représentants de profiter de leur manque d'instruction pour leur imposer des conditions désavantageuses. e) Les petits commerçants sont pessimistes sur leur avenir, dans la société. Ils ne croient pas à l'utilité des actions collectives, ils ne croient pas non plus à l'efficacité des organisations professionnelles. Tout cela à leurs yeux « c'est de la politique », et la politique ne les attire pas. Ils ne croient pas pouvoir intéresser à leur sort ni l'Etat, ni la municipalité. Aussi déclarent-ils presque tous, que le petit commerce est condamné et qu'ils prendraient volontiers leur retraite s'ils pouvaient le faire dans des conditions financières décentes. En réalité ils en seraient bien fâchés, car le commerce est pour eux une véritable vocation et leur malaise actuel provient de ce que notre société ne lui fait plus une place suffisante. Si l'on battait le rappel pour la remise en place du monde d'hier ils répondraient tous « Présent ! ». * ** Un autre Africain, le Père Edouard MATADI, a fait porter son enquête sur les rapports entre les ecclésiastiques et le commerce. Naturellement l'ecclésiastique, qu'il soit séculier ou membre d'une congrégation est, à bien des égards, un consommateur comme les autres. Ses habitudes de penser et ses conditions de vie l'amènent cependant dans certains cas à prendre une attitude particulière. D'abord, qu'il achète pour son compte ou pour une communauté, il n'est pas, en général, très argenté ; aussi se préoccupe-t-il tout particulièrement des prix. Dans cette perspective, il aurait tendance à délaisser les petites boutiques, généralement plus onéreuses que les grandes surfaces. « J'ai constaté une différence de 1 F sur une tranche de jambon, c'est tout de même appréciable ». Ils apprécient aussi dans les grandes surfaces un certain anonymat et la pratique du libre-service qui supprime toute distinction raciale (la religieuse qui s'occupe des Nord-Africains s'est vu refuser l'entrée d'un petit magasin parce qu'elle était accompagnée d' « étrangers », ce qui ne fut pas le cas au Magmod). En revanche, la petite boutique présente aussi bien des avantages. Le client ecclésiastique tient avant tout à la qualité de la marchandise ; aussi va-t-il de préférence dans les magasins spécialisés, de bonne réputation. « Ce n'est pas dans un supermarché que je trouverai un costume bien confectionné, un bon appareil de radio ou de photo ». De plus, le supermarché est un lieu de tentation : si sceptique et méfiant que l'on soit à l'égard de la publicité, on à peine à résister à l'étalage flatteur de tant de produits dont on n'a pas un besoin réel, ainsi qu'à la présentation alléchante d'articles de qualité douteuse. Comme le disait avec humour un curé de paroisse : « Decipimur aspectu recti ». ETHNOLOGIE EUROPÉENNE : 167 Un autre avantage de la petite boutique, c'est qu'on peut y entretenir des rapports humains. Certes les ecclésiastiques ne croient pas que ce soit là un endroit privilégié pour y déployer une activité pastorale, mais ils peuvent espérer au moins des rapports amicaux avec les commerçants, rapports qui, par la suite éventuellement, leur permettraient d'apporter au commerçant une aide spirituelle. En tant que simples clients ils sont extrêmement sensibles à la gentillesse de l'accueil, contrastant avec la froideur des hypermarchés, et ils apprécient le fait qu'ils peuvent parler d'autre chose que des produits : « On peut s'entretenir avec le commerçant sur n'importe quoi ». Cela peut conduire à engager une discussion instructive qui nous fera connaître les problèmes existant entre le produit et la vie du commerçant. Mais le commerçant, comme tous les gens le disent, est-il « un voleur ? » Dans leur grande majorité, les ecclésiastiques interrogés ne le pensent pas. Certes, il a pu leur arriver parfois d'être « roulés » ; cependant un prêtre américain, qui voyage beaucoup, tient à affirmer « les prix à Strasbourg ne sont pas plus élevés qu'ailleurs, ils sont honnêtes, raisonnables, répondent aux nécessités de la vie et à la qualité des articles ». Ces commerçants, même honnêtes, sont-ils responsables de la hausse des prix ? Non, ils se bornent à répercuter et ils ne peuvent pas faire autrement — les hausses qui interviennent aux trop nombreux stades de la distribution avant d'en parvenir au commerce de détail. D'ailleurs la méfiance à l'égard des commerçants conduirait à conclure qu'on peut voler, en compensation, celui qui nous a déjà volés. Aucun ecclésiastique ne peut approuver cette formule. Le gain du commerçant est, en principe, légitime ; si le client le trouve trop élevé, qu'il aille se servir ailleurs. Une des personnalités interrogées conclut : « On ne peut pas voler, pas même l'Etat ». Se fondant sur le droit canon, les ecclésiastiques ne discutent pas la légitimité de la fonction commerciale dans la cité. C'est elle qui permet à l'homme de vivre : aucune personne ne possède tout et l'échange des biens est la loi de la vie en société. Quant au bénéfice que le commerçant entend retirer de sa fonction, c'est une affaire entre lui et sa conscience ; d'ailleurs ses possibilités d'action sont étroitement limitées par les conditions de l'économie et par le contrôle de l'Etat. Si le commerce est légitime, un clerc peut-il l'exercer ? L'enquêteur note avec amusement que presque tous ses interlocuteurs semblaient ignorer l'existence du canon 142 qui interdit aux clercs de faire du négoce. Mis en présence du texte, ils l'approuvent en principe, tout en reconnaissant qu'il devrait être permis à des clercs de commercer pour faire vivre des communautés religieuses ou des missions (d'ailleurs ils le font). C'est l'esprit seul qui compte, et il devrait être licite pour le clerc de se livrer à des activités lucratives du moment qu'il n'y recherche pas un bénéfice personnel. Dans le monde actuel le prêtre ne peut vivre seulement de l'autel ou de la charité et il n'y a pas de différence morale entre le travail manuel et intellectuel (permis ou mieux recommandé) et d'autre part l'activité commerciale honnête, qui ne saurait être confondue avec l'usure. * ** Le contenu de certaines de ces enquêtes peut sembler assez pauvre, ce n'est 168 VIVIANA PAQUES pas toujours la faute des enquêteurs. Il faut tenir compte des réticences fréquentes de leurs interlocuteurs, et aussi de leurs difficultés à s'exprimer sur des sujets qui font souvent la trame de leur existence, mais qu'ils ne songent guère à élucider. M. Patrick BARRAS a recueilli, sans y changer un mot, les réponses à ses questions. Les résultats sont assez significatifs : Question : La situation du commerce en Alsace vous paraît-elle meilleure ou pire que le reste de la France ? Réponse : — « Les Alsaciens sont les victimes. Nous avons payé des cotisations pour les rentes d'individualité dès le début, alors qu'on ne les payait pas dans le restant de la France ? J'aurais mieux fait de rester à Draguignan. On n'est pas en France, en Alsace. Pourquoi y a-t-il des lois différentes ? Ici on paye même les curés. Il faudrait une seule et même loi. On paye plus d'impôts qu'à l'intérieur (de la France). L'Alsace et le Bade ou l'Alsace libre ce serait le paradis. Peu de concurrence de l'étranger, en Allemagne le prix des télévisions est plus bas ». Question : — « Que pensez-vous des organisations professionnelles ? » Réponse : — « C'est de la merde. La corporation est encore pire que la Chambre des Métiers, 80 F à payer alors que les grands magasins ne payent pas. Je n'ai pas voté. Je pense rien du tout, ça m'a jamais intéressé ! Il faut payer les impôts quand même ! On n'a pas gagné des millions parce que les impôts sont trop hauts pour les petits commerçants, surtout la patente. C'est pas mal. Nicoud se défend très bien. La Chambre des Métiers c'est bien, c'est avec le syndicat des horlogers qui est obligatoire (le CID-UNATI c'est bien, il a la mesure) il ne peut pas faire grand-chose. La compagnie d'assurances (M.A.A.F. ?) c'est formidable. C'est bon pour extraire de l'argent de notre poche, 350 F, par an. La Fédération peut rien faire. Ils m'ont dit hier, nous on peut rien faire, ça vient du plan national, Ministère de l'Agriculture. Ils bloquent les prix d'achat, pas de vente, eux peuvent faire ce qu'ils veulent, ce sont tous des juifs, ils ont tous des grandes fermes ! » Question : — « Quelle est à votre avis l'avenir du petit commerce ? » Réponses : — « Il est question que la profession disparaisse ! Les grands magasins nous remplaceront, on achètera ça partout. C'est parce que les produits sont conditionnés. On a besoin du petit commerçant pour réclamer et trouver ce qu'on ne trouve pas ailleurs, les réparations ! Ils n'osent pas réclamer dans les grands magasins. Les petites vieilles viennent discuter le coup 3/4 d'heure à 1 heure, c'est le confessionnal ! Les groupements des gros commerçants Pechiney et Progil vendent plus cher en gros à nous détaillants que ne l'achète le client des grands magasins. Si le commerce continue comme çà, ça va. On tâchera de changer quand ce sera trop risqué. Il y a une limite des grandes surfaces qui va être atteinte, même les grandes surfaces ont du mal ! Les grandes surfaces vendent moins cher au détail que le prix de gros. On voudrait des prix fixes ! Que les règles du jeu soient les mêmes pour tous ! ETHNOLOGIE EUROPÉENNE : 169 C'est une saloperie d'ordre (sau Ordnung) qui mène de toute façon à la faillite ! La démocratie mène à l'anarchie. Sous Hitler c'était plus juste ! Je suis pas pour Hitler ! Il y avait de l'ordre. L'industrie commence à stagner, ça va changer ! On n'est pas soutenu par l'Etat ! Qu'est-ce qui nous aide à payer, c'est tout ! Y font rien du tout ! J'ai jamais eu à faire à la Mairie. Y cherchent la patente, tant que ça leur plaît quoi. Ils ont un peu diminué, mais il y a deux ans qu'estce qu'on payait comme patente ! Les petits commerçants sont en train de crever. Je vais vous expliquer par un exemple : la viande de veau, le plafond moyen d'achat est fixé à 11 F actuellement, on nous vend les veaux à 13F, parce que nos grands patrons, les éleveurs, font les prix ! Les grands bouchers achètent 100 à 280 porcs par semaine et paient 5,11 F le kilo, nous on paye 5,90 F. Et ils vendent plus cher que nous ! Les Kirn, Klein... ils ont une clientèle spéciale, standing, snobisme, si moi j'achète chez Kirn, je suis comme eux ! On a des patentes à crever ! La Mairie c'est des voleurs, 2.750 F par an c'est exagéré. L'année dernière c'était 3.500 F ; j'ai réclamé, tandis que les grands ouvrent deux SUMA (Porte de France et Esplanade) avant Noël ! Pourquoi le Maire permet ça ? » Et pour terminer, cette déclaration qui semble fort bien résumer l'état d'esprit de la majorité des petits commerçants : — « Je ne suis pas pour les grands magasins, sauf pour l'alimentation. Les magasins vendent de la camelote qu'on ne peut pas réparer ! Il y aura toujours des petits magasins pour la réparation ! Nous-même nous allons pas dans les grands magasins vendent de la camelote qu'on ne peut pas réparer ! Il y aura * ** Comme on a pu s'en rendre compte, ces enquêtes sont de portée diverse et d'intérêt inégal. Il faut les considérer comme un premier travail de défrichement, mais cet essai n'est pas négligeable. Sur le plan pédagogique il a montré aux étudiants que la tâche principale de l'ethnologue ce n'était pas d'établir à tête reposée un bon questionnaire, mais de faire parler les gens sur des sujets que souvent ils n'aiment pas à aborder devant des étrangers et dont ils n'ont pas toujours une claire conscience. C'est une excellente préparation au travail qui les attend sur le terrain de leurs futures recherches, dans des conditions matérielles sans doute plus difficiles encore. Sur le plan de l'information générale, ces enquête permettront aux lecteurs — aux pouvoirs publics en particulier — de mieux apprécier les conditions psychologiques dans lesquelles se posent les problèmes actuels de la distribution : opposition ou collaboration entre grandes surfaces et petit commerce, réactions des petits boutiquiers aux mesures administratives et fiscales, anxiété devant l'avenir et la cessation d'activité, difficultés pour remodeler le nouveau visage de la cité, etc. Sans prétendre apporter des vérités de caractère général, car les enquêtes n'ont pas pu être assez poussées et l'échantillon, pour des raisons matérielles, était trop réduit, j'estime que le travail des étudiants de l'Institut d'Ethnologie fournira d'intéressants éléments de réflexion à tous ceux que préoccupe la modernisation du commerce en France et spécialement en Alsace.