ETHNOLOGIE EUROPEENNE - Revue des sciences sociales

Transcription

ETHNOLOGIE EUROPEENNE - Revue des sciences sociales
ETHNOLOGIE EUROPEENNE :
ENQUETES SUR LE COMMERCE A STRASBOURG
Viviana PAQUES.
Depuis une dizaine d'années on a pris l'habitude de donner le nom d'Ethnologie européenne à ce qu'on appelait, en général, le folklore européen. Il y a là
plus qu'un changement de dénomination, un changement d'esprit. Les études
folkloriques s'attachaient avant tout à la « tradition », laquelle s'était principalement maintenue dans le monde rural. Or, dans le monde contemporain, qui
s'urbanise de plus en plus, la campagne elle-même perd son caractère archaïque.
Si donc les sciences humaines veulent vraiment être les sciences de l'homme,
si elles veulent rendre compte de l'insertion de l'individu dans la société sous
ses multiples aspects, il leur est nécessaire de déborder le cadre des recherches
historisantes pour prendre en considération la situation présente.
Le folklore traditionnel sera-t-il pour autant évacué ? Certes non. Il est
encore aisé de découvrir dans la mentalité de l'homme d'aujourd'hui ainsi que
dans les structures de notre société d'innombrables survivances, dont il est utile
de faire une analyse stratigraphique. Mais après avoir repéré et classé les données
du passé, il faut analyser aussi les formes actuelles de l'activité humaine, ainsi
que les représentations qui les accompagnent, soit dans la persistance des cadres
anciens, soit dans de pures créations. Il ne s'agit donc plus seulement d'examiner,
par exemple, les aspects que peuvent prendre dans la civilisation urbaine contemporaine les vieilles cérémonies de Carnaval, mais de dépasser le stade préindustriel et d'examiner le comportement de l'homme dans les aspects essentiels
du monde actuel, le travail, la production, les échanges, le processus d'urbanisation, etc.
Evidemment le registre des recherches est immense ; toutefois il faut reconnaître que le terrain a déjà été sérieusement défriché, mais dans une perspective
sociologique. II n'est pas question pour l'ethnologue de refaire tout ce qu'ont
déjà fait les spécialistes de la sociologie industrielle, de la psychologie sociale,
de la démographie, de l'économétrie, etc. Son point de vue est tout différent.
Le sociologue part des situations de fait, réglementaires ou physiques ; il
examine leur impact sur les groupes humains qui se trouvent à l'intérieur de telles
situations et il cherche à définir les lois de leur comportement. L'ethnologue
agit en sens contraire ; il part de l'individu et cherche à connaître son point de
vue sur la situation de fait à laquelle il est soumis. En définitive les deux disciplines se recoupent et s'enrichissent, la sociologie mettant plutôt l'accent sur les
comportements globaux, l'ethnologie sur les représentations individuelles ou collectives.
Ces représentations ont-elles encore leur importance dans l'évolution actuelle
vers une société de masse ? Oui, sans aucun doute, et cela pour deux raisons
différentes.
Premièrement au stade de la prospective. On assiste actuellement à une multiplication des études prévisionnelles sur le thème : Que sera le monde de demain ?
ETHNOLOGIE EUROPÉENNE :
153
Or ce qui en ressort le plus clairement, c'est que rien de sérieux ne pourra être
réalisé si l'on ne tient pas compte de l'homme, de ses réactions, de ses préférences, de ses engagements. Et qui mieux que l'ethnologue est en état de fournir à
la science des données suffisamment précises sur la conscience de l'homme, non
pas de l'homme abstrait des philosophies classiques, mais de l'homme concret,
différent selon les latitudes et les degrés de civilisation matérielle ?
Deuxièmement, il est de plus en plus évident que notre monde est un monde
d'échanges : le temps des sociétés closes, comme disait Bergson, est révolu.
L'économie d'aujourd'hui, pour reprendre la terminologie de Colin Clark, se
caractérise par le développement du secteur tertiaire, celui des services et des
échanges, celui où la part de la personnalité individuelle a le plus d'importance.
Ce qui doit de plus en plus retenir l'attention du spécialiste en sciences
humaines, ce n'est pas tant l'homo faber que l'homo negotiator, l'homme qui
se révèle en tant que partie prenante dans un acte de commerce.
Cette étude n'est pas, pour l'ethnologue, chose nouvelle. Une abondante littérature a déjà été consacrée aux divers types de prestations dans lesquels un
groupe humain s'engage et dévoile son système de valeurs : don, contre-don,
potlatch, commerce kula, marchés, etc. Il est temps désormais de porter un
intérêt identique aux préoccupations et aux pratiques de la société européenne
contemporaine. L'intérêt et l'utilité de l'étude apparaîtront clairement si l'on
veut bien se reporter à ce qu'écrivait l'économiste américain Peter Drucker
dans « Que sera demain ? »
« Parmi les changements les plus importants et les plus visibles de la vie
économique se trouvent les nouveautés apportées dans le domaine, pourtant
ancien, de la vente : le crédit à la consommation, le préemballage, la publicité,
le lancement des marques, les succursales multiples, les supermarchés, les
ventes à marges réduites, etc. En trente ans, elles ont changé la conduite des
affaires, le comportement des consommateurs, l'aspect de nos villes, la structure
de l'économie et la répartition du revenu national. »
Une telle mutation ne s'accomplit pas sans remous ni sans douleurs. Préoccupés de ses conséquences politiques et sociales, les pouvoirs publics ont demandé
aux chercheurs d'orienter leurs travaux dans cette perspective. C'est pourquoi
l'Institut d'Ethnologie de l'Université de Strasbourg a pris l'initiative de lancer
des enquêtes sur l'agglomération bas-rhinoise afin de compléter les études déjà
amorcées dans un esprit sociologique par d'autres organismes. En dehors des
résultats positifs, espérons-le, de ces recherches, les étudiants qui les ont effectuées
sous ma direction y ont trouvé l'occasion d'appliquer concrètement sur le terrain
l'enseignement théorique qu'ils avaient reçu. Le lecteur pourra juger de leur
perspicacité et de leur application dans les pages qui vont suivre.
*
**
La situation du commerce était d'autant plus intéressante à étudier qu'en ce
moment, à Strasbourg, comme dans toute la France, le développement des
grandes surfaces semble opposer deux types de commerçants, deux conceptions
du négoce et de sa place dans la cité. La plupart de nos enquêtes, on le verra,
ont été orientées vers les petits commerçants. En effet, ceux-ci sont beaucoup
plus nombreux, leur activité est plus diluée ; leur étude exigeait un nombre
154
VIVIANA PAQUES
d'enquêteurs plus élevé, que l'Institut d'Ethnologie pouvait assez aisément
fournir car le commerce traditionnel est beaucoup plus que le grand commerce
lié à tout ce que nous avons appelé le folklore. Mais il n'était pas moins
utile d'observer, à l'état naissant, pour ainsi dire, une formule, celle des grandes
surfaces, représentée par des hommes dont l'activité est déjà très importante dans
la société d'aujourd'hui et le sera plus encore, sans doute, dans celle de demain.
Pour cette recherche, il fallait disposer d'un spécialiste de l'enquête aussi bien
journalistique que scientifique. Mlle Marie-Berthe Servier, diplômée de l'Ecole
de Journalisme de Strasbourg et de l'Institut d'Ethnologie, s'est chargée de ce
travail, de caractère ethno-psychologique, auprès des principaux responsables
des grosses entreprises de l'agglomération, présidents-directeurs généraux ou
directeurs de grands magasins, d'hypermarchés, de chaînes de supermarchés
ou de coopératives.
Elle a d'abord cherché à déterminer leurs origines et leur formation. Sur 8
personnes interrogées, 5 proviennent de familles qui appartenaient déjà au monde
du commerce, mais à des niveaux fort différents, allant du P.D.G. au chef de
rayon. Deux autres avaient des parents fonctionnaires, le huitième provient d'une
famille ouvrière. Bien que leur niveau d'instruction soit assez comparable (un
seul ne possède pas de diplôme) leur formation a été fort différente : quatre ont
commencé sur le tas et ont gravi les échelons de l'entreprise ; quatre autres ont
été chargés, dès le début de leur carrière, d'importantes responsabilités. Ce
clivage se répercute dans leur conception de l'activité directoriale : ceux qui ont
commencé à un poste mineur et ont monté jusqu'à devenir directeurs sont plus
axés vers l'idée d'une carrière à construire ; ceux qui, dès le départ, savent qu'ils
ne monteront guère plus haut mais qu'ils peuvent toujours voir plus grand, ont
le sentiment d'exercer une profession, un peu analogue à une profession libérale
ou à celle d'un haut fonctionnaire. Plus de dynamisme, voire d'agressivité chez
les premiers, plus de largeur de vues chez les seconds.
Pour compléter la description, disons que six sur huit sont d'origine alsacienne,
que six également sont de confession catholique et deux protestants (sans qu'il y
ait correspondance absolue avec l'origine géographique). Leur âge s'étale entre
29 et 63 ans, leur vie privée n'appelle aucune remarque particulière.
Pourquoi ont-ils choisi cette profession ?
Pour la majorité d'entre eux, parce qu'ils étaient d'une famille de commerçants
ou même parce que l'affaire appartenait à la famille. Ils n'ont donc eu qu'à
parfaire leur éducation théorique dans une école commerciale. « C'était dans
la famille, dit l'un, et puis aussi par plaisir. Personne ne m'a obligé à le faire et
je n'imaginais pas de faire autre chose ». Un autre : — « C'était dans la famille.
Mes grands-parents étaient trop âgés, les enfants de mon oncle étaient trop
jeunes, j'étais tout désigné. Le fait que ce soit dans la famille n'est pas
négligeable : il est extrêmement appréciable d'avoir une base ». Un troisième
dit, lui aussi :— « Atavisme familial. Il y avait un escalier devant la porte, je
l'ai pris. J'ai hésité entre la profession médicale et le commerce. C'est peut-être
mon goût pour la médecine qui fait que je m'intéresse spécialement aux problèmes
humains ».
ETHNOLOGIE EUROPÉENNE :
155
Certains autres, moins nombreux, n'ont pas opté délibérément pour le commerce : ils cherchaient un emploi quelconque et ils ont profité des circonstances.
« Il est difficile de dire pourquoi on fait quelque chose », confie un grand directeur
qui a très brillamment réussi, « j'y ai été amené par un concours de circonstances.
Bien sûr que j'aurais pu refuser. Je crois que je peux cependant donner une
explication : on choisit généralement une profession en fonction du diplôme que
l'on possède ; la distribution est, pour les gens sans diplôme, le moyen d'évoluer
rapidement. Mais peut-être faut-il aussi avoir la conviction qu'on va évoluer ».
Toutefois, les personnes qui sont venues au commerce par accident ne sont
pas moins attachées que les autres à cette profession, tout au contraire. A la
question posée aux huit personnes interrogées : — « Pourquoi faites-vous ce
métier ? » toutes ont répondu en substance : — « Par plaisir ! ». — « Je fais ce
métier parce que c'est marrant », dit un directeur, qui n'est cependant qu'un
employé d'une grande firme. « Il offre la possibilité de créer et on peut voir
les résultats immédiatement. J'ai fait tout seul les études de marché, j'ai décidé
de l'implantation. C'est moi seul qui ai décidé de tout ». Pour un autre, l'intérêt
de ce métier c'est qu'il lui a permis d'évoluer et donc de ne pas se scléroser
lorsque l'âge est venu. « Je n'aurais surtout pas aimé être fonctionnaire, parce
que dans l'administration il faut penser à la retraite et on ne peut prendre
d'initiatives. Il y a ainsi des intelligences qui se perdent tandis que dans ma
branche il est possible d'évoluer et d'en retirer une grande satisfaction personnelle. Et cela, ça compte ». « Le commerce », précise un autre, « c'est extrêmement
intéressant : on n'a pas le temps de s'ennuyer ; il faut se remuer pour pouvoir
surnager et les problèmes sont toujours nouveaux. Personnellement, j'ai peur
de la monotonie ; j'aime me battre et j'estime que je ne me bats pas encore
assez. J'aimerais avoir à travailler douze à quinze heures par jour. Une profession que l'on a librement choisie et que l'on aime, ce n'est plus du travail ».
On sent chez la plupart de ces hommes la conviction que leur métier, avec
les contacts humains et les possibilités de recyclage qu'il offre, est considéré
bien à tort comme une profession peu noble : — « Certes un magasin ce n'est
pas une cathédrale, mais c'est tout de même une occasion de construire et de
créer. Et puis, qui sait ? Les grandes surfaces commerciales ne sont-elles pas
les cathédrales de l'avenir ? »
Il ne s'ensuit pas nécessairement que les fonctions dans lesquelles le directeur
d'une grande entreprise trouve sa satisfaction personnelle constituent seulement
une expérience de caractère individualiste. Beaucoup des personnes interrogées
insistent sur l'esprit d'équipe. Cela n'est pas surprenant de la part de ce coopérateur qui déclare : — « Au travail, il faut chercher à donner satisfaction à ses
collègues, au comité d'entreprise et au personnel en cherchant à créer un esprit
d'équipe. De toutes façons, il faut s'incliner devant la majorité ». C'est peut-être
plus inattendu chez tels ou tels directeurs qui ne passent point pour être des
homme de gauche. L'un d'entre eux précise : — « Ici, on travaille en équipe, cela
veut dire que l'on cherche avec elle à atteindre les objectifs choisis. Cette équipe
de direction est jeune ; mes relations avec elle sont amicales et confiantes.
Quand elle est d'un avis opposé au mien, si elle peut me prouver qu'elle a
raison, je m'incline. S'il m'arrive de maintenir mon point de vue, je ne l'impose
pas, j'essaie de le faire comprendre ». Il ne s'agit, on le voit, que de créer
156
VIVIANA PAQUES
un esprit d'équipe entre le directeur et son staff ; le problème du personnel est
passé sous silence. Pourtant on sent chez certains le désir d'intéresser le personnel
à son travail, donc au rendement de l'entreprise, en développant de meilleures
relations entre lui et le personnel. « Je dirige en fait », dit le chef d'une
très importante maison, « quarante-sept professions différentes, ce qui fait que
je peux dire que je change de métier tous les quarts d'heure. Mais il existe un
lien commun à ces diverses activités : je dirige à travers des hommes. Il faut
donc que celui auquel je parle comprenne ce que je veux, et que moi j'évite
de le transformer en robot, en respectant sa personnalité ». A noter que dans
bien des cas les directeurs engagent les candidats-cadres non pas en fonction
de leurs diplômes et de leur qualification technique mais en examinant leurs
qualités humaines et en pratiquant une analyse graphologique.
Ce métier, donc, qui leur tient tellement à cœur, vont-ils continuer encore
longtemps à le faire ?
Ici le problème est très différent selon qu'il s'agit de salariés ou de propriétaires d'entreprises. Les salariés, nous l'avons vu, sont autant attachés à leur
profession que peuvent l'être les patrons. Seulement, c'est un travail très dur.
« On ne peut pas faire ce métier pendant trente ans ». Il use vite son homme
et, de fait, il est rare qu'un directeur d'hypermarché ait beaucoup plus de
quarante ans. Ensuite, que se passera-t-il ? Certes, on peut toujours espérer
une mutation dans un poste plus paisible ou au siège social. On peut aussi
s'attendre à être brusquement muté sans trop d'explication « dans l'intérêt du
service ». On peut même être remercié purement et simplement. Il n'en va pas
de même dans une entreprise familiale. Le problème alors, sauf cas assez
improbable de faillite, ce n'est pas de conserver son gagne-pain, mais d'assurer
la perpétuation de la firme. Aucune des personnes interrogées ne songeait
à abandonner volontairement son poste, mais « nous sommes tous mortels. Je
conduis trop vite et beaucoup de mes amis sont morts dans des accidents de
voiture. Il me faut donc penser à ma succession dans l'entreprise. Evidemment
un de mes collaborateurs me succédera. Je m'identifie certes à mon affaire, mais
il faut qu'elle puisse tourner sans moi. J'ai donc eu très vite à former celui qui
me remplacera un jour ». Même son de cloche chez un autre directeur : — « Je
n'ai nulle intention d'abandonner mon poste, mais... Du reste, il m'arrive fréquemment de m'absenter et il faut bien que la maison tourne en mon absence.
J'ai donc dû normalement songer à ma succession ».
La remarque la plus notable, c'est que personne n'a paru songer à transmettre
le poste à l'un de ses enfants. Naturellement les enfants hériteront, mais le père
n'a pas l'air de croire qu'ils pourraient prendre sa suite à la tête de l'affaire. Souvent même il n'y tient pas, ambitionnant pour ses descendants une position plus
honorifique ou une occupation moins astreignante. Mais on sent aussi, très
fort chez ces hommes d'affaires, la conviction qu'il serait vain et peut-être injuste de remettre la direction d'une entreprise, qui fut l'œuvre de leur vie, entre
les mains d'héritiers qui pourraient n'avoir ni le goût ni le talent de la bien gérer.
Pour prendre leur suite, ils font plus confiance au management qu'à l'héritage.
Il convient de voir maintenant comment ces fortes personnalités, si attachées
à leurs affaires ou à leur profession, conçoivent leur insertion dans la société et
d'abord, quels rapports elles entretiennent avec les autres commerçants.
ETHNOLOGIE EUROPÉENNE :
157
Ce qui frappe, c'est que ces rapports sont extrêmement lâches. Les directeurs
de grandes surfaces ont tendance à se considérer à l'image d'un commandant de
navire : tout ce qui intéresse la marche du bâtiment les touche de près, le reste
leur est indifférent. Ils peuvent avoir des relations professionnelles avec des
collègues, mais elles vont très rarement jusqu'à la création de liens amicaux.
Même quand ils font partie de la Chambre de Commerce, surtout par tradition
familiale, ils ne cherchent pas à y jouer un rôle important. A vrai dire, ils
doutent de l'utilité de cette « vieille dame » ; quelques-uns seulement envisageraient d'y participer plus activement si elle était quelque peu rénovée, « par
exemple dans le sens des idées du CID-UNATT » ; ils prévoient même pour un
avenir proche des conflits assez sérieux entre les diverses tendances.
Ils ne sont guère plus intéressés par l'appartenance aux syndicats professionnels.
Les directeurs d'établissements relevant de chaînes nationales laissent ce soin
à la maison-mère ou à la Fédération nationale (pour les coopératives). L'un
d'entre eux cependant, vice-président du syndicat national, estime que l'action
du syndicat est utile pour défendre les positions du commerce auprès du gouvernement ; un autre se montre beaucoup plus réservé : — « Etre syndiqué c'est
afficher une façon de penser définie par d'autres. Quoi qu'on choisisse, on est
toujours condamné par l'autre bord ».
Naturellement ils sont bien obligés de tenir compte des organisations syndicales représentées dans leur personnel ; d'ailleurs comme leurs entreprises ont plus
de cinquante employés, ils ont à présider le comité paritaire. On peut distinguer
alors trois types d'attitude :
Pour les uns, ce n'est qu'une formalité. — « Je vois les délégués une fois par
mois, comme le veut le règlement. Cela se passe sans heurt et cela n'avance à
rien ».
Une autre catégorie accepte honnêtement le fait syndical : — « Je reçois les
délégués personnellement dès qu'ils le demandent. Nous avons de bons rapports.
De leur côté ils revendiquent, de mon côté je me défends. Il faut d'ailleurs
souvent défendre les gens malgré eux, mais il convient de partir de l'idée
que ces gens, dont le métier est de revendiquer, sont valables. Quand on admet
le jeu, on doit en admettre les règles ». Donc on joue le jeu, qui est maintenant
entré dans l'ordre des choses, on essaie d'en tirer le meilleur parti, sans envisager
de rechercher avec les syndicats une politique constructive.
La troisième catégorie récuse au fond le fait syndical et adopte une attitude
qu'elle estime « humaniste ». « Voir les délégués du personnel, cela sert à établir
un lien entre la direction de l'affaire et le personnel. En effet ce n'est pas très
facile de bien connaître ses problèmes ; grâce aux discussions avec les délégués,
il est plus aisé de trouver les moyens de leur donner satisfaction ». Cette opinion
est corroborée par un autre directeur, fort sensible aux problèmes humains.
« Dans ce métier on travaille avec des hommes, pas avec des techniques. J'emploie le principe que j'ai baptisé le retour de flammes : on vous rend ce que
vous donnez. Donc pour recevoir quelque chose de positif, il faut donner quelque chose de positif. On peut tout obtenir des gens en leur montrant qu'on les
prend pour des êtres humains. Et cela, je ne l'ai pas appris à l'Université ».
Cette attitude n'est d'ailleurs pas exempte d'arrières-pensées. En pratiquant
158
VIVIANA PAQUES
à l'égard du personnel la politique de la porte ouverte, ce chef d'entreprise pense
éviter les revendications syndicales. Effectivement il n'y a que peu d'ouvriers
syndiqués, semble-t-il, dans la maison et le personnel ne s'est jamais livré à
des grèves ou à d'autres revendications violentes (mais cela semble être à
Strasbourg un cas à peu près général). Plusieurs des personnes interrogées
en tirent cette conclusion : le syndicalisme n'est qu'une réponse à un mauvais
patronat ; avec un bon, il est sans utilité. Lorsqu'on essaie de rendre les gens
heureux, on les amène à aimer leur travail et ils en comprennent les nécessités
autant que les joies. « Il est horrible que quelqu'un dise : — « je vais au boulot » ;
il faut l'amener à penser : — « je vais à Mon boulot ». Vous dites que c'est une
conception paternaliste? Peut-être, mais elle est justifiée par les résultats ».
Si les relations avec les organisations professionnelles et syndicales sont le
plus souvent considérées un peu comme un mal nécessaire, les relations avec les
pouvoirs publics sont, elles, considérées comme utiles. Elles sont fréquentes, particulièrement avec le cabinet du préfet, pour régler les problèmes de police, de
circulation, etc. Mais elles ne vont guère plus loin. L'administration, même lorsque
les fonctionnaires sont accueillants et cordiaux, demeure lente et vétilleuse et
ne s'adapte pas à l'évolution rapide du commerce. Du reste, décentralisation
et régionalisme ne sont que de vains mots. « En France on est toujours considéré
comme un sujet, sujet de Napoléon ou de de Gaulle, pas comme un citoyen ».
En somme les rapports avec l'administration locale se bornent à une collaboration d'ordre professionnel immédiat. Ils ne se sont pas transformés en liens
amicaux. Les chefs d'entreprises commerciales ne participent guère non plus à
l'élaboration d'une politique constructive à l'échelon régional.
Serait-ce parce qu'ils sont profondément hostiles à tout ce qui peut prendre
une couleur politique ? Ce n'est pas sûr. La réponse la plus générale, au fond,
n'en est pas une : « Je n'ai pas le temps ». Certains prennent une position plus
nette : « La politique est incompatible avec le commerce. » « Je ne fais pas de
politique », répond une des personnes interrogées, « car ce serait me lier à un
parti. Or mes revenus proviennent de l'ensemble de la population ; je ne peux pas
courir le risque de m'en aliéner une partie en prenant une couleur politique ».
Pour d'autres, appartenir à une assemblée élue, c'est se classer comme un notable ;
or « je ne suis pas un notable, je suis un cadre ». Ces réponses ne sont pas
véritablement satisfaisantes. Si la politique ne les intéressait pas du tout, ils
n'aimeraient pas autant en parler. Du reste, quelques-uns d'entre eux ont déjà
été — autrefois — conseillers généraux, mais ils ne se sentaient guère à l'aise
en s'occupant de problèmes mineurs au sein d'une assemblée sans grand pouvoir.
Il semble bien que ces hommes qui brassent d'énormes affaires, qui parcourent
le monde, qui passent leur week-end à New York, ont un point de vue qui
dépasse largement les limites d'une circonscription. « Qu'est-ce que Strasbourg
pour moi ? » demande l'un d'eux, qui n'est pas d'origine alsacienne, « un simple
point de vente ». Donc ne pouvant ou ne voulant pas se chercher un destin
national, ils disent adieu sans regret apparent au monde politique et se limitent
au monde des affaires qui leur apporte, il faut le reconnaître, de grandes satisfactions.
Cette enquête, qui demanderait d'ailleurs à être poussée sur de nombreux
points (et qui le sera sans doute car les pouvoirs publics s'y intéressent) a déjà
ETHNOLOGIE EUROPÉENNE :
159
permis de mettre en lumière certaines caractéristiques du grand commerçant
strasbourgeois (amour du métier, individualisme, apolitisme, etc.) que nous
allons retrouver, toutes choses égales, dans les recherches menées dans le
monde des petits commerçants. Seulement le climat en sera bien différent :
à l'optimisme et à la satisfaction vont succéder l'insatisfaction, le pessimisme
et parfois la colère.
*
**
M. Jean-Claude GOEPP s'est livré à quelques enquêtes sur les petits commerçants de Strasbourg, particulièrement sur les commerces d'habillement et de
droguerie. Son propos n'était nullement économique, mais ethno-psychologique :
il voulait savoir quelle idée ces gens se faisaient de la société et de la place qu'ils y
tenaient. Il s'est placé résolument dans la perspective de la recherche ethnologique : pour fragmentaires que soient les renseignements qu'un petit commerçant
peut donner sur la société en général, ils n'en sont pas moins précieux : en 1972,
leur valeur est d'autant plus grande que bientôt ils risqueront de ne plus
apparaître que comme des vestiges incompréhensibles d'une civilisation disparue.
Car c'est bien d'une civilisation qu'il s'agit dans la vaste mise en question
qu'introduisent les formes modernes du commerce. La boutique est au centre
de la vie quotidienne du XIX e siècle. Elle l'est restée jusqu'au milieu du XX e .
Elle risque de ne plus l'être après. C'est pourquoi une enquête chez les petits
commerçants s'imposait,
I. — La Concurrence.
Ses premières observations ont porté sur la conception de la concurrence.
Comme le remarquent certains commerçants, il y a un certain potentiel d'achat
qui se répartit sur l'ensemble de la ville, « chaque point de vente est un concurrent », dans quelque secteur que ce soit. Le commerçant qui réalise une affaire
nuit par la même occasion à un autre commerçant.
Or ce qui est étonnant, c'est l'absence d'une règle de concurrence dans ce
milieu. Les armes dont disposent les petits commerçants concernent toujours
leur personnalité en particulier. Ils en parlent comme de qualités strictement personnelles, rarement comme d'un moyen commercial. La prospérité est ainsi
attribuée à la politesse, à la gentillesse, au respect du client. Tout ce qui pourrait
être propre au commerce est écarté de la définition possible d'une concurrence.
Pour faire la conquête de la clientèle, tout entre en jeu, sauf ce qu'on pourrait
attendre.
Certains épiciers déclarent que leur commerce est facile, car on peut l'exercer
sans connaissances spéciales. Ce sont donc uniquement les qualités humaines
qui peuvent attirer le client.
Mais ce dernier les reconnaît-il ? Il a souvent tendance à affirmer que les
commerçants sont des voleurs, entendant par là qu'ils vendent trop cher.
Le point de vue des commerçants est plus nuancé : vendre trop cher, bien
sûr, mais aussi vendre trop bon marché, comme prétendent le faire les grandes
surfaces, c'est aussi fausser les règles de la concurrence, donc voler.
Au fond, les petites commerçants redoutent et récusent la concurrence. Ils
sont beaucoup plus partisans, en paroles du moins, de la solidarité, mais on
160
VIVIANA PAQUES
s'aperçoit, dans les faits, qu'ils ne prennent guère d'initiatives en matière d'actions
collectives. Il s'agirait plutôt pour eux d'une solidarité passive qui les opposerait
à ce qui est « anti-commerçant », d'une part les grandes surfaces, d'autre part les
clients.
Quels seraient alors les substituts de la concurrence ?
On peut en distinguer trois. En premier lieu, l'idée d'une sorte de rente de
situation. Le plus souhaitable serait que les clients viennent spontanément dans
les magasins « bien placés ». Voici ce qu'exprime très clairement un commerçant
interrogé : — « Les magasins les plus prospères sont ceux du centre ; ils sont fréquentés en permanence Lorsqu'il pleut. Il n'est plus nécessaire d'avoir des prix
compétitifs, un service après-vente convenable. On peut « se foutre » du client ;
tout le monde y vient sans que la concurrence intervienne ».
En second lieu le petit commerçant reste très attaché à l'idée du « juste prix ».
Pour un bon nombre de commerçants, le client ne devrait pas avoir le choix
ni pour les produits, ni pour les points de vente ; ou du moins déplore-t-on que
maintenant le client soit informé sur les prix. Pour certains, le comble c'est
d'inviter l'acheteur à se débattre. Autant l'information est nuisible quand elle
concerne les prix, autant on la juge insuffisante en ce qui concerne les heures
d'ouverture : — « les gens viennent les jours de fermeture et lorsque le magasin est
ouvert, ils ne sont plus là ».
Jamais les prix ne devraient intervenir : un épicier a honte de vendre plus
cher, tellement il trouve normal que tout le monde vende au même prix. On
retrouve sans doute là un phénomène que les théologiens ont appelé celui du
juste prix. Un droguiste aussi l'invoque : il a imaginé tout un système de fixation
des prix par les fournisseurs. Dans l'habillement, cette conception du juste prix
n'apparaît pas. Or le milieu est de confession israélite en très grande majorité :
coïncidence intéressante, si l'on songe que la boutique de vêtements est réputée
faire des marges bénéficiaires énormes.
Cette idée du juste prix s'accompagne d'un vif désir de stabilité, laquelle ne
peut en définitive être obtenue que par un système autoritaire de répartition.
Le rêve du petit commerçant c'est la tranquillité. La manière dont il voudrait
l'obtenir correspond étroitement à ses aspirations : loin de lutter, de s'adapter
aux prix de gros, il demande l'intervention de l'Etat, qui peut agir par les taxes ;
il demande des réunions avec les ministres. L'action violente du CID-UNATI
n'est pas une fin en soi, elle est une tactique pour contraindre le gouvernement
à la discussion. L'essentiel est que chacun vive ; comme le commerce devra
toujours exister, à quoi bon se massacrer ? Autant se mettre d'accord sur les
impôts, sur les prix, sur les qualités, etc. Tout étant fixé, un fonctionnement
normal devrait permettre une répartition égale des clients entre tous les commerçants. Même les gros seraient acceptés dans le partage, à condition que les
chaînes ne s'étendent pas davantage.
Conclusion :
Que reste-il de la concurrence ? Etrangement, le commerce que se représentent
les petits commerçants, ressemble beaucoup à une fonction publique. II n'est
pas question pour eux de renoncer à leur liberté, mais leur rôle se limiterait
ETHNOLOGIE EUROPÉENNE :
161
à une répartition des biens dans des circonscriptions rarement transgressées ; leur
profit serait fixé d'avance s'ils étaient épiciers ou droguistes, non pas s'ils
étaient habilleurs. Jamais la concurrence ne viendrait troubler leur tranquillité.
II. — La clientèle.
Il état intéressant de voir comment le petit commerçant se situait par rapport
à ce qui est est au fond sa justification et sa raison de vivre, à savoir
la clientèle. Ce qui apparaît immédiatement, c'est que le commerçant ne la
conçoit jamais comme un tout, qu'il y distingue toujours deux aspects. Mais
ces aspects peuvent varier.
Pour les uns il y avait une clientèle d'avant-guerre (représentée encore par
des personnes âgées) qui était une « bonne » clientèle, fidèle et régulière, et puis
il y a la clientèle d'aujourd'hui, qui est jeune, pressée, apte à choisir entre
plusieurs commerçants, en fonction des prix plus que de la qualité.
Pour les autres il y a la clientèle « intéressante », celle qui a des moyens,
qui apprécie la qualité du service rendu, qui ne réagit guère à la publicité ; elle
est formée essentiellement de « cadres » déjà âgés et de paysans. A côté d'elle,
il y a les « emmerdeurs » qui vont généralement dans les grands magasins
et ne viennent dans les petits que pour acheter une pomme ou une paire de
chaussettes, en ayant toujours peur d'être volés. Les clients du premier type
sont fréquemment appelés des « amis », mais il faut noter que les marchands
de vêtements apprécient assez peu que leurs vrais amis viennent se fournir
chez eux : il seraient contraints de leur accorder des conditions trop généreuses.
Enfin — cas assez spécial à l'Alsace — il y a une clientèle étrangère et une
clientèle française. La première est sympathique : les Allemands, en effet sont
bien pourvus d'argent, décontractés, apolitiques. Les Français, au contraire, sont
« fauchés », donc « regardants », contractés, et ils discutent de politique. Quant
aux « Arabes » ils sont assommants avec leur manie de marchander.
En somme le petit commerçant est résolument hostile au libre choix du consommateur. Le vendeur assimile l'âge d'or avec le temps où l'acheteur n'hésite
pas entre deux magasins. C'est par cette idée qu'une liaison commerciale contraignante que l'on retrouve les traces des structures traditionnelles des échanges.
Que l'on se souvienne du potlatch : donner, recevoir, rendre, sont des obligations
inéluctables : elles contribuent à rappeler et à fortifier un choix antérieur, mais
en même temps elles sont devenues rituelles, et repoussent la notion de choix dans
le passé. On a élu son allié une fois pour toutes ; il n'est pas question, lors de
chaque échange d'une remise en question de la légitimité de l'élu à recevoir ou
à donner ; d'après le petit commerçant, les liens qui devraient unir vendeurs et
acheteurs sont réductibles à tous les liens d'hommes à hommes qui se réalisent
par transmission d'objets.
III. — La société.
Lorsque le petit commerçant cherche à définir sa place dans la société, il se
situe toujours, implicitement ou explicitement, par rapport aux salariés. Il est
vrai que beaucoup de gens ont choisi le petit commerce pour quitter ou pour
éviter la condition salariale. Ils attendaient de gros avantages de ce qu'ils
considéraient comme une promotion sociale. Actuellement, ils sont déçus. « Ce
162
VIVIANA PAQUES
sont les hauts salaires qui font monter les prix », « les salariés ne sont pas
assez imposés et nous trop », « les salariés ont trop d'avantages sociaux », sont des
phrases qu'on entend continuellement. Le salarié est regardé comme un homme
voué à un rang inférieur ; or il dispose d'avantages qui lui font transgresser
l'ordre social traditionnel. Ces avantages, il ne les mérite pas, car il « bosse »
et c'est un scandale qu'on puisse gagner autant en « bossant » qu'en exerçant
une activité plus noble, celle du commerce.
L'enquête n'a guère permis de saisir la pensée des commerçants sur la vie
sociale et familiale à un niveau plus large. Quant aux rapports entre l'individu,
l'Etat et les corps constitués, ils se caractérisent surtout par la méfiance et la
hargne. Cette acrimonie ne se fonde pas spécialement sur les raisonnements,
mais sur le sentiment que la vieille société dans laquelle ils tenaient un rôle
apprécié est en voie de désagrégation. Aussi sont-ils très favorables aux mouvements conservateurs ; beaucoup partagent les vues du CID-UNATI sans toujours
approuver les méthodes qu'il emploie.
En résumé, ces petits commerçants, pour la plupart âgés, s'accomodent mal du
rythme et des habitudes du monde contemporain, auquel ils ne songent guère
à s'adapter.
*
**
M. Clément GILLME a fait porter son enquête essentiellement sur le monde
ouvrier. Il n'y a relevé aucune animosité à l'égard du petit commerçant. « Il
travaille comme moi ; chacun recherche ses intérêts personnels ». Toutefois
les ouvriers, surtout les ménagères, qui font la plupart des achats alimentaires,
trouvent que les prix dans les grandes surfaces sont plus avantageux, et c'est
là pour elles l'argument décisif. Toutefois l'attraction des grandes surfaces se
manifeste aussi sur d'autres plans.
— La liberté des achats. « On ne subit aucune contrainte, on est libre de se
promener, de s'arrêter, de regarder, de toucher, de comparer, sans que personne
n'intervienne. Généralement tout est à portée de la main, avec une gamme plus
ou moins variée de qualités différentes ».
— La présentation. Elle incite à l'achat et le client ouvrier y est souvent
très sensible ; elle peut même lui faire abandonner un magasin pour un autre.
« Nous n'allons plus à Carrefour bien que ce soit plus proche que Bagg car toute
la marchandise y reste en boîte. On a l'impression d'un dépôt peu accueillant
bien plus que d'un magasin. Nous-mêmes, nous avons l'impression de perdre ici
toute personnalité pour devenir un outil de consommation, sans plus ».
— L'ambiance. Certains ouvriers reconnaissent qu'ils viennent au Bagg par
plaisir, pour passer le temps. « Nous, on vient draguer. C'est bien, ici. C'est un lieu
où on ne s'ennuie pas. On y voit du monde, il y a de la musique, on y rencontre
parfois des copains, des connaissances et de plus, quand on en a marre, on peut
aller boire un pot en attendant que la clientèle se renouvelle. On y vient
presque tous les soirs, mais on n'achète rien ».
— Le groupement des achats. C'est un gros avantage car il constitue un gain
de temps certain. Il peut aussi s'accompagner d'une économie, car on profite
évidemment des ventes promotionnelles. « Et puis ensuite, rien ne nous empêche
de nous promener quelques instants ou d'aller boire un pot ».
ETHNOLOGIE EUROPÉENNE :
163
On voit par ces quelques citations combien le reproche souvent fait aux grandes
surfaces de n'être que des « usines à vendre » tombe à faux lorsqu'il s'agit de
la clientèle ouvrière de l'agglomération strasbourgeoise. Pour elle, au contraire,
l'hypermarché, c'est un lieu de rencontre, de contact humain, où elle retrouve
le caractère traditionnel du marché, beaucoup plus que dans les petites boutiques
où les relations personnelles se réduisent à des conversations assez peu enrichissantes avec le patron.
Cette clientèle apprécie beaucoup également les facilités de parking et le
discount sur l'essence, ainsi que les possibilités de crédit. En revanche, elle se
préoccupe assez peu des livraisons à domicile, préférant emporter elle-même la
marchandise. Elle n'utilise guère non plus le service après-vente car, pour les
achats qui doivent durer, elle préfère recourir à un véritable spécialiste.
Les avantages des grandes surfaces, ainsi largement reconnus, n'empêchent
pas cependant un certain nombre de critiques, surtout de la part de la clientèle
d'un certain âge. « Les gens touchent à tout ; ils peuvent laisser tomber des
objets qui auront des vices cachés... Les légumes et les salades trop manipulés
s'abîment très vite ». Mais on a l'impression que ces critiques, pour ainsi dire
techniques, ne sont que des prétextes. Au fond, bien des ouvriers trouvent les
grandes surfaces antisociales et inhumaines. « Ces grandes surfaces vont bouffer
les petits. Je préfère soutenir un petit et, de toutes façons, je n'ai pas le temps
de courir là-bas chaque fois que j'ai besoin de quelque chose... On a l'impression
de quelque chose d'incontrôlé par la masse des produits et par la grandeur
de ces magasins où l'on matraque le client à coups de musique, de publicité,
d'organisation des achalandages (sic), autant de facteurs qui lui enlèvent un
brin de liberté. Ce qui est grave, les gens ne s'en rendent pas compte ». L'auteur
de cette déclaration exprime-t-il des impressions effectivement ressenties ou récitet-il le formulaire d'une propagande opposée à celle des hypermarchés ? Il est
difficile de le préciser.
*
**
Mlle Monique TRINCOT avait décidé d'entreprendre une enquête générale
sur le commerce à Strasbourg, démarche ambitieuse qui dépassait évidemment
ses forces et qu'elle n'a pu mener à bien, faute de temps. Toutefois on peut
relever dans s e s enquêtes tantôt des notations qui recoupent et corroborent les
recherches de ses camarades, tantôt des impressions personnelles assez nouvelles.
Elle a été particulièrement sensible à l'attitude individualiste des commerçants
dans leurs réactions à l'égard des grandes surfaces : absence de conscience
politique ou de conscience de classe, refus de s'intéresser à la vie de la cité,
désir de se débrouiller tout seul : « Avec du courage et de l'astuce on peut faire
encore de bonnes affaires ». Et c'est évidemment le cas pour certains commerces
spécialisés : galeries de peinture, parfumeries, salons de coiffure, magasins de
chaussures ou de mode. Elle a noté aussi qu'à côté des habituelles lamentations
sur la mort du petit commerce dévoré par les grandes surfaces, on voyait apparaître un sentiment nouveau qu'elle appelle « la tentation de l'Amérique ». De
même qu'on voit se développer là-bas, à côté des « supermarkets » des « convenience-stores » de faible dimension, pourquoi n'y aurait-il pas aussi en France
un « tandem » entre les grandes surfaces, déspécialisées et déshumanisées, et de
164
V1V1ANA PAQUES
petites boutiques conformes à la tradition française ? Cette idée semble avoir été
répandue par une militante du CID-UNATI (qui ignore sans doute que la grande
majorité des « convenience-stores » ne sont pas gérés par des indépendants).
La partie la plus développée de l'enquête concerne le Centre Commercial
de l'Esplanade. De l'avis à peu près unanime des commerçants et des clients, ce
Centre est un échec total. D'une part parce qu'il est incomplet : très peu de
magasins étant effectivement ouverts, le Centre ne forme pas un ensemble suffisamment autonome. Ne trouvant pas dans un même lieu tout ce qu'elle désire, la
clientèle préfère retourner au centre-ville.
Ensuite, il ne s'agit pas d'un véritable Centre mais de la simple juxtaposition
de commerçants indépendants : chacun choisit en toute liberté ses horaires et
ses prix, d'où une absence de coordination qui rebute la clientèle.
Enfin la présence de nombreux locaux non-commerciaux, banques, par exemple, et même vétérinaire, n'apporte au Centre aucun élément d'animation. Une
telle réalisation est trop morne, trop peu attirante pour concurrencer le centreville, malgré tous les problèmes qui s'y posent. Les petits commerçants restent
cependant assez favorables à la formule, en laquelle ils peuvent voir une espérance de survie, et ils souhaitent la voir reprise dans des conditions meilleures. Il ne
semble pas cependant que tous les commerçants installés dans le Centre Esplanade regrettent d'avoir pris cette initiative. Si ceux qui vendent surtout des
produits sont déçus, ceux qui offrent des services s'estiment dans une position
plus rentable. C'est évidemment dans cette voie qu'est appelé à s'orienter le petit
commerce.
*
**
Il était tentant de faire mener des enquêtes ethnologiques sur le milieu strasbourgeois par des Africains. Moins habitués que nous à certaines formes de vie
sociale, ils pouvaient être sensibles à des détails que nous ne percevons plus
guère en raison de la force de l'habitude. Deux ecclésiastiques africains en poste
à Strasbourg se sont livrés à des recherches dont les résultats sans être bouleversants nous incitent cependant à la réflexion.
M. l'abbé BOISSY s'est particulièrement intéressé à la Paroisse Saint-Maurice,
secteur sociologiquement complexe, à la fois aisé et pauvre, et son travail
Ta conduit à une véritable apologie du petit commerce. Les réponses qu'il a
relevées sont d'autant plus intéressantes qu'il les a accueillies sans les discuter,
étant peu familiarisé avec l'économie et la législation de notre pays. Là, où un
Européen aurait été même involontairement conduit à négliger ou à redresser
certaines affirmations qui constituent matériellement des contre-vérités flagrantes, l'Africain n'a considéré ces déclarations que comme des témoignages,
aussi valables que d'autres, sur la pensée de ses interlocuteurs. D'où l'intérêt
psychologique de son enquête, même lorsque le contenu en est banal.
Le principal avantage du petit commerce, pour la clientèle, c'est qu'on y est
connu. « Si le riche, écrit M. Boissy, effectue le gros de ses achats une fois par
semaine dans un supermarché, il garde de très étroites relations avec la Boucherie, la Boulangerie-Pâtisserie, l'Epicerie, la Blanchisserie de son quartier, où
on le connaît et le respecte. On l'accueille par son nom et on s'empresse à le
servir et à bien le servir, ce qui change de l'anonymat et de la presse à la caisse
ETHNOLOGIE EUROPÉENNE :
165
des supermarchés. 11 peut en outre demander conseil sur l'utilisation de tel ou
tel produit, et c'est un spécialiste qui lui répondra. S'il est mécontent il peut faire
valoir ses griefs et le commerçant dont la devise est « le client avant tout »
l'écoutera avec bienveillance et cherchera à lui donner satisfaction.
Le pauvre, lui, est encore plus lié à son commerçant ; là encore point d'anonymat. On cause, on papote, on parle de soi, de sa famille, de son chien même et
quand on sort de la boutique, on a le juste sentiment d'avoir été traité en homme
et non point en objet. Chacun est donc satisfait, le client, mais aussi le marchand
à qui l'on pardonne volontiers ses quelques erreurs de pesée ou d'addition.
Les principales conclusions de l'enquête sont les suivantes :
a) le commerçant aime et connaît son métier, mais il est conscient de ses
étiquettes ;
— La montée incessante des prix qui oblige à changer constamment les
(étiquettes) ;
— Les changements constants d'emballage qui, s'ils gagnent en esthétique,
en pratique, désorientent le client ;
— La nécessité pour les boulangers-pâtissiers et bouchers d'être toujours levés
avant tout le monde pour préparer la marchandise ;
— L'obligation d'écouter souvent le client « causeur » alors que le temps
presse et que les clients attendent ;
— Les pertes énormes chez les charcutiers, pâtissiers, pour les articles restés
longtemps en vitrine, malgré le papier d'aluminium et les frigorifiques ;
— L'impossibilité souvent dans les quartiers populaires de refuser le crédit à
de pauvres diables qui ont faim, et qui ont le droit de vivre, sans toujours
être certains que tout votre dû vous sera rendu.
b) Les petits commerçants semblent n'avoir pas encore une conscience claire
de classe :
Bien entendu ils sont tous commerçants, mais dans une même rue leurs relations ne vont pas au-delà du bonjour courtois. Ils ne semblent guère s'intéresser
à l'action de Gérard Nicoud, et ne souhaitent pas que leurs enfants prennent leur
succession dans le magasin. Le commerce n'est plus désormais pour eux qu'un
tremplin pour accéder aux autres classes sociales, aux professions libérales en
particulier.
c) Les petits commerçants ont conscience de leur utilité.
Ils ne vous le disent pas explicitement, mais on s'en rend vite compte. Le petit
commerçant sent plus ou moins confusément que s'il n'existait pas, quelque
chose ne tournerait pas rond dans la société, et que de ce fait il faudrait les
inventer.
Les bons vieux de la Krutenau auraient bien de la peine s'ils ne trouvaient çà
et là un commerçant, de préférence une belle commerçante, pour piquer un brin
de causette de temps en temps.
d) Les petits commerçants ont conscience d'être exploités :
Au-delà de la patente et de cette redoutable T.V.A. que les commerçants, malgré
tout, acceptent puisque comme dit l'un d'eux « c'est normal que nous payions
des impôts comme tout le monde », ce qui semble le plus les effrayer sans qu'ils
arrivent à vous en définir clairement les contours, c'est la politique européenne
166
VIVIANA PAQUES
du gouvernement. Est-ce le fruit d'une conviction personnelle née d'une même
réflexion sur le problème, ou bien le résultat d'une intoxication graduelle mais
efficace à travers les moyens de communication de masses, une chose en tous
cas est certaine, c'est que le petit commerçant sent que la politique du Marché
Commun fera moins son affaire que celle des commerçants moyens et surtout
celle du grand commerce capitaliste.
Les commerçants n'hésitent pas non plus à accuser les démarcheurs et représentants de profiter de leur manque d'instruction pour leur imposer des conditions désavantageuses.
e) Les petits commerçants sont pessimistes sur leur avenir, dans la société.
Ils ne croient pas à l'utilité des actions collectives, ils ne croient pas non plus
à l'efficacité des organisations professionnelles.
Tout cela à leurs yeux « c'est de la politique », et la politique ne les attire
pas. Ils ne croient pas pouvoir intéresser à leur sort ni l'Etat, ni la municipalité.
Aussi déclarent-ils presque tous, que le petit commerce est condamné et qu'ils
prendraient volontiers leur retraite s'ils pouvaient le faire dans des conditions
financières décentes. En réalité ils en seraient bien fâchés, car le commerce est
pour eux une véritable vocation et leur malaise actuel provient de ce que notre
société ne lui fait plus une place suffisante. Si l'on battait le rappel pour la
remise en place du monde d'hier ils répondraient tous « Présent ! ».
*
**
Un autre Africain, le Père Edouard MATADI, a fait porter son enquête sur les
rapports entre les ecclésiastiques et le commerce.
Naturellement l'ecclésiastique, qu'il soit séculier ou membre d'une congrégation est, à bien des égards, un consommateur comme les autres. Ses habitudes
de penser et ses conditions de vie l'amènent cependant dans certains cas à prendre
une attitude particulière.
D'abord, qu'il achète pour son compte ou pour une communauté, il n'est pas,
en général, très argenté ; aussi se préoccupe-t-il tout particulièrement des prix.
Dans cette perspective, il aurait tendance à délaisser les petites boutiques, généralement plus onéreuses que les grandes surfaces.
« J'ai constaté une différence de 1 F sur une tranche de jambon, c'est tout de
même appréciable ». Ils apprécient aussi dans les grandes surfaces un certain
anonymat et la pratique du libre-service qui supprime toute distinction raciale
(la religieuse qui s'occupe des Nord-Africains s'est vu refuser l'entrée d'un petit
magasin parce qu'elle était accompagnée d' « étrangers », ce qui ne fut pas
le cas au Magmod).
En revanche, la petite boutique présente aussi bien des avantages. Le client
ecclésiastique tient avant tout à la qualité de la marchandise ; aussi va-t-il de
préférence dans les magasins spécialisés, de bonne réputation. « Ce n'est pas
dans un supermarché que je trouverai un costume bien confectionné, un bon
appareil de radio ou de photo ». De plus, le supermarché est un lieu de tentation :
si sceptique et méfiant que l'on soit à l'égard de la publicité, on à peine à
résister à l'étalage flatteur de tant de produits dont on n'a pas un besoin réel,
ainsi qu'à la présentation alléchante d'articles de qualité douteuse. Comme le
disait avec humour un curé de paroisse : « Decipimur aspectu recti ».
ETHNOLOGIE EUROPÉENNE :
167
Un autre avantage de la petite boutique, c'est qu'on peut y entretenir des
rapports humains. Certes les ecclésiastiques ne croient pas que ce soit là un
endroit privilégié pour y déployer une activité pastorale, mais ils peuvent
espérer au moins des rapports amicaux avec les commerçants, rapports qui, par
la suite éventuellement, leur permettraient d'apporter au commerçant une aide
spirituelle.
En tant que simples clients ils sont extrêmement sensibles à la gentillesse de
l'accueil, contrastant avec la froideur des hypermarchés, et ils apprécient le
fait qu'ils peuvent parler d'autre chose que des produits : « On peut s'entretenir
avec le commerçant sur n'importe quoi ». Cela peut conduire à engager une
discussion instructive qui nous fera connaître les problèmes existant entre le
produit et la vie du commerçant.
Mais le commerçant, comme tous les gens le disent, est-il « un voleur ? »
Dans leur grande majorité, les ecclésiastiques interrogés ne le pensent pas.
Certes, il a pu leur arriver parfois d'être « roulés » ; cependant un prêtre américain, qui voyage beaucoup, tient à affirmer « les prix à Strasbourg ne sont pas
plus élevés qu'ailleurs, ils sont honnêtes, raisonnables, répondent aux nécessités
de la vie et à la qualité des articles ». Ces commerçants, même honnêtes, sont-ils
responsables de la hausse des prix ? Non, ils se bornent à répercuter et ils ne
peuvent pas faire autrement — les hausses qui interviennent aux trop nombreux
stades de la distribution avant d'en parvenir au commerce de détail. D'ailleurs
la méfiance à l'égard des commerçants conduirait à conclure qu'on peut voler,
en compensation, celui qui nous a déjà volés. Aucun ecclésiastique ne peut
approuver cette formule. Le gain du commerçant est, en principe, légitime ; si
le client le trouve trop élevé, qu'il aille se servir ailleurs. Une des personnalités interrogées conclut : « On ne peut pas voler, pas même l'Etat ».
Se fondant sur le droit canon, les ecclésiastiques ne discutent pas la légitimité
de la fonction commerciale dans la cité. C'est elle qui permet à l'homme de vivre :
aucune personne ne possède tout et l'échange des biens est la loi de la vie en
société. Quant au bénéfice que le commerçant entend retirer de sa fonction, c'est
une affaire entre lui et sa conscience ; d'ailleurs ses possibilités d'action sont
étroitement limitées par les conditions de l'économie et par le contrôle de l'Etat.
Si le commerce est légitime, un clerc peut-il l'exercer ? L'enquêteur note avec
amusement que presque tous ses interlocuteurs semblaient ignorer l'existence du
canon 142 qui interdit aux clercs de faire du négoce.
Mis en présence du texte, ils l'approuvent en principe, tout en reconnaissant
qu'il devrait être permis à des clercs de commercer pour faire vivre des communautés religieuses ou des missions (d'ailleurs ils le font). C'est l'esprit seul qui
compte, et il devrait être licite pour le clerc de se livrer à des activités lucratives
du moment qu'il n'y recherche pas un bénéfice personnel. Dans le monde
actuel le prêtre ne peut vivre seulement de l'autel ou de la charité et il n'y a pas
de différence morale entre le travail manuel et intellectuel (permis ou mieux
recommandé) et d'autre part l'activité commerciale honnête, qui ne saurait être
confondue avec l'usure.
*
**
Le contenu de certaines de ces enquêtes peut sembler assez pauvre, ce n'est
168
VIVIANA PAQUES
pas toujours la faute des enquêteurs. Il faut tenir compte des réticences fréquentes
de leurs interlocuteurs, et aussi de leurs difficultés à s'exprimer sur des sujets
qui font souvent la trame de leur existence, mais qu'ils ne songent guère à élucider.
M. Patrick BARRAS a recueilli, sans y changer un mot, les réponses à ses questions. Les résultats sont assez significatifs :
Question : La situation du commerce en Alsace vous paraît-elle meilleure ou
pire que le reste de la France ?
Réponse : — « Les Alsaciens sont les victimes. Nous avons payé des cotisations
pour les rentes d'individualité dès le début, alors qu'on ne les payait pas dans
le restant de la France ?
J'aurais mieux fait de rester à Draguignan. On n'est pas en France, en Alsace.
Pourquoi y a-t-il des lois différentes ? Ici on paye même les curés. Il faudrait une
seule et même loi. On paye plus d'impôts qu'à l'intérieur (de la France). L'Alsace
et le Bade ou l'Alsace libre ce serait le paradis. Peu de concurrence de l'étranger,
en Allemagne le prix des télévisions est plus bas ».
Question : — « Que pensez-vous des organisations professionnelles ? »
Réponse : — « C'est de la merde. La corporation est encore pire que la Chambre
des Métiers, 80 F à payer alors que les grands magasins ne payent pas. Je n'ai
pas voté.
Je pense rien du tout, ça m'a jamais intéressé ! Il faut payer les impôts quand
même ! On n'a pas gagné des millions parce que les impôts sont trop hauts pour
les petits commerçants, surtout la patente.
C'est pas mal. Nicoud se défend très bien. La Chambre des Métiers c'est bien,
c'est avec le syndicat des horlogers qui est obligatoire (le CID-UNATI c'est bien,
il a la mesure) il ne peut pas faire grand-chose. La compagnie d'assurances
(M.A.A.F. ?) c'est formidable.
C'est bon pour extraire de l'argent de notre poche, 350 F, par an. La Fédération
peut rien faire. Ils m'ont dit hier, nous on peut rien faire, ça vient du plan
national, Ministère de l'Agriculture. Ils bloquent les prix d'achat, pas de vente,
eux peuvent faire ce qu'ils veulent, ce sont tous des juifs, ils ont tous des grandes
fermes ! »
Question : — « Quelle est à votre avis l'avenir du petit commerce ? »
Réponses : — « Il est question que la profession disparaisse ! Les grands magasins nous remplaceront, on achètera ça partout. C'est parce que les produits sont
conditionnés. On a besoin du petit commerçant pour réclamer et trouver ce qu'on
ne trouve pas ailleurs, les réparations ! Ils n'osent pas réclamer dans les grands
magasins. Les petites vieilles viennent discuter le coup 3/4 d'heure à 1 heure,
c'est le confessionnal ! Les groupements des gros commerçants Pechiney et
Progil vendent plus cher en gros à nous détaillants que ne l'achète le client des
grands magasins.
Si le commerce continue comme çà, ça va. On tâchera de changer quand ce
sera trop risqué. Il y a une limite des grandes surfaces qui va être atteinte, même
les grandes surfaces ont du mal ! Les grandes surfaces vendent moins cher au
détail que le prix de gros. On voudrait des prix fixes ! Que les règles du jeu
soient les mêmes pour tous !
ETHNOLOGIE EUROPÉENNE :
169
C'est une saloperie d'ordre (sau Ordnung) qui mène de toute façon à la
faillite ! La démocratie mène à l'anarchie. Sous Hitler c'était plus juste ! Je suis
pas pour Hitler ! Il y avait de l'ordre. L'industrie commence à stagner, ça va
changer !
On n'est pas soutenu par l'Etat ! Qu'est-ce qui nous aide à payer, c'est tout !
Y font rien du tout ! J'ai jamais eu à faire à la Mairie. Y cherchent la patente,
tant que ça leur plaît quoi. Ils ont un peu diminué, mais il y a deux ans qu'estce qu'on payait comme patente !
Les petits commerçants sont en train de crever. Je vais vous expliquer par un
exemple : la viande de veau, le plafond moyen d'achat est fixé à 11 F actuellement, on nous vend les veaux à 13F, parce que nos grands patrons, les éleveurs,
font les prix ! Les grands bouchers achètent 100 à 280 porcs par semaine et
paient 5,11 F le kilo, nous on paye 5,90 F. Et ils vendent plus cher que nous !
Les Kirn, Klein... ils ont une clientèle spéciale, standing, snobisme, si moi j'achète
chez Kirn, je suis comme eux ! On a des patentes à crever ! La Mairie c'est des
voleurs, 2.750 F par an c'est exagéré. L'année dernière c'était 3.500 F ; j'ai
réclamé, tandis que les grands ouvrent deux SUMA (Porte de France et Esplanade) avant Noël ! Pourquoi le Maire permet ça ? »
Et pour terminer, cette déclaration qui semble fort bien résumer l'état d'esprit
de la majorité des petits commerçants :
— « Je ne suis pas pour les grands magasins, sauf pour l'alimentation. Les
magasins vendent de la camelote qu'on ne peut pas réparer ! Il y aura toujours
des petits magasins pour la réparation ! Nous-même nous allons pas dans les
grands magasins vendent de la camelote qu'on ne peut pas réparer ! Il y aura
*
**
Comme on a pu s'en rendre compte, ces enquêtes sont de portée diverse et
d'intérêt inégal. Il faut les considérer comme un premier travail de défrichement,
mais cet essai n'est pas négligeable. Sur le plan pédagogique il a montré aux
étudiants que la tâche principale de l'ethnologue ce n'était pas d'établir à tête
reposée un bon questionnaire, mais de faire parler les gens sur des sujets que
souvent ils n'aiment pas à aborder devant des étrangers et dont ils n'ont pas
toujours une claire conscience. C'est une excellente préparation au travail qui
les attend sur le terrain de leurs futures recherches, dans des conditions matérielles sans doute plus difficiles encore.
Sur le plan de l'information générale, ces enquête permettront aux lecteurs
— aux pouvoirs publics en particulier — de mieux apprécier les conditions
psychologiques dans lesquelles se posent les problèmes actuels de la distribution :
opposition ou collaboration entre grandes surfaces et petit commerce, réactions
des petits boutiquiers aux mesures administratives et fiscales, anxiété devant
l'avenir et la cessation d'activité, difficultés pour remodeler le nouveau visage
de la cité, etc. Sans prétendre apporter des vérités de caractère général, car les
enquêtes n'ont pas pu être assez poussées et l'échantillon, pour des raisons
matérielles, était trop réduit, j'estime que le travail des étudiants de l'Institut
d'Ethnologie fournira d'intéressants éléments de réflexion à tous ceux que préoccupe la modernisation du commerce en France et spécialement en Alsace.