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LE MONDE/VENDREDI 18 FÉVRIER 2005/17 ENTREPRISES industrie Dans un entretien au Monde, le PDG de L’Oréal, Lindsay Owen-Jones, âgé de 58 ans, annonce qu’il entend confier les rênes de l’entreprise en 2006 à jeanpaul agon, un Français de 48 ans, aujourd’hui à la tête de la filiale américaine. Il proposera en 2006 au conseil d’administration de n’être que président et que M. Agon soit directeur général. Pour lui, cette structure bicéphale ne devrait être que provisoire. PDG depuis 1988, M. Owen-Jones, de nationalité britannique, a transformé une grande entreprise française en un véritable leader mondial à la rentabilité exceptionnelle, en misant essentiellement sur la croissance interne. En 2004, L’Oréal a réalisé un bénéfice net de 3,6 milliards d’euros, en hausse de 143 %. Si certains estiment que ce modèle est menacé, M. Owen-Jones affirme qu’il n’en est rien. Lindsay Owen-Jones organise sa succession à la tête de L’Oréal Le PDG du numéro un mondial des cosmétiques annonce qu’il entend confier la direction du groupe, dans un an, à Jean-Paul Agon, dirigeant de la filiale américaine. Une transition « transparente » pour une entreprise qui annonce à nouveau d’excellents résultats financiers Lindsay Owen-Jones, qui dirige L’Oréal depuis 1988, aura 59 ans le 17 mars. « 60 ans me paraît l’âge optimal pour effectuer un transfert de responsabilité de ce type, surtout quand le candidat à la succession existe », explique-t-il. pascal sittler/rea Quelle analyse faites-vous des résultats 2004 de L’Oréal ? Pour la vingtième année consécutive, nous enregistrons une croissance à deux chiffres du bénéfice net avant impôt. Nous en tirons une certaine fierté car nous n’avons pas trouvé trace d’une entreprise comparable à la nôtre qui ait le même parcours. Cela reflète notre capacité à être une machine à innover. Nous avons conçu notre métier comme une source de progrès technique et non comme un simple produit lié à la mode. Cette croissance peut-elle être pérenne ? Cela peut paraître paradoxal mais je pense que oui. Il suffit pour cela de se projeter dans l’avenir et de regarder tout ce qui reste à faire pour satisfaire le consommateur. Quand j’ai commencé ma carrière, à la fin des années 1960, L’Oréal ne s’intéressait absolument pas aux consommatrices qui avaient atteint la soixantaine. Aujourd’hui, celles-ci sont de grandes consommatrices de nos produits. Par ailleurs, le nombre de femmes à satisfaire dans le monde, et pas seulement en Occident, est tout à fait impressionnant. Notre métier n’en est qu’à ses débuts. C’est pourquoi il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un jeune directeur s’embarque pour vingt ans de croissance extraordinaire, comme je l’ai fait moi-même. Votre succession est donc à l’ordre du jour ? En effet, j’ai décidé d’annoncer que je proposerai l’an prochain, au conseil d’administration, de séparer les fonctions de président et de directeur général. Je resterai président et je proposerai que JeanPaul Agon devienne directeur général. C’est un homme jeune, il a 48 ans, il a des qualités humaines et professionnelles exceptionnelles. C’est un fédérateur de talents et un stratège hors pair. Je fais cette annonce dès maintenant car il faut que l’entreprise et les marchés se préparent à cette succession. Cette direction bicéphale estelle amenée à durer ? Non. La séparation des fonctions peut être une solution pour une entreprise dont le capital est dispersé. Ce n’est pas notre cas. Nous avons la chance d’avoir un conseil fort et je suis favorable à une unification de la fonction de dirigeant. Pour moi, il n’y a pas d’ambiguïté. Je souhaite que JeanPaul Agon prenne totalement la responsabilité des affaires. L’Oréal ne fait qu’utiliser une possibilité offerte par la législation française. C’est donc une transition simple, classique et transparente, motivée par la conviction que j’ai l’âge juste pour passer le témoin puisque j’aurai 60 ans en 2006. De nombreux chefs d’entreprise restent pourtant en poste au-delà de 60 ans. A chacun sa solution. L’Oréal attache beaucoup d’importance à la continuité. Nous n’avons pas une année de bons résultats, nous en avons vingt. Nous ne chan- Les marques vedettes du groupe L’Oréal : créée en 1907 par Eugène Schueller ; L’Oréal Paris : numéro un mondial des cosmétiques grand public (produits vedettes : Elsève, Glam Shine) ; L’Oréal Professionnel. b Lancôme : rachetée en 1965. Produit vedette : parfum Trésor. b Garnier : rachetée en 1965. Produits vedettes : shampooing Fructis, Ambre solaire. b Maybelline (Gemey) : racheté en 1996, numéro un mondial du maquillage. b Vichy : rachetée en 1980. Produit vedette : crème anti-âge Novadiol. Et aussi Biotherm, rachetée en 1970, et La Roche-Posay, rachetée en 1989. b Giorgio Armani : achat de la licence en 1985. Produit vedette : Acqua di Gio, parfum masculin. b Une carrière menée à 200 à l’heure par le patron le mieux payé de France IL AFFECTE de s’effacer derrière les prestigieuses marques maison et les vedettes qu’il a recrutées pour vanter leurs mérites dans les publicités, mais au fond la vraie portrait S’il reconnaît un droit à l’erreur, il pratique le management par le stress star de L’Oréal, c’est lui. Lindsay Owen-Jones, qui fêtera ses 59 ans le 17 mars, est devenu au fil du temps l’actif le plus rentable de cette entreprise de tous les superlatifs : la plus admirée, la plus profitable, ayant l’actionnaire le plus riche – Liliane Bettencourt, 81 ans, première fortune de France – et le patron le mieux payé… Etonnant destin, pour ce littéraire, natif du Pays de Galles, fils d’un officier de marine, que d’être devenu l’incarnation de l’empire de la beauté à la française fondé par Eugène Schueller en 1907, et dont il fera le numéro un mondial des cosmétiques. Avec son visage de jeune premier buriné par le vent, sur son voilier le Magic-Carpet, ou au volant de ses bolides, le PDG est pourtant une véritable contre-publicité pour les produits cosmétiques qu’il vend, censés offrir aux femmes – et de plus en plus aux hommes – un élixir de jeunesse. Son élixir à lui, c’est le cours de Bourse. Le plus gros salaire de France – 6 millions d’euros en 2003 – est d’abord la sanction d’une performance annuelle devenue banale à force d’être répétiti- geons pas de dirigeant du jour au lendemain, nous préparons les successions. Par ailleurs, notre métier véhicule une part de rêve. L’image et la communication sont des éléments importants. Il est donc normal que l’ultime responsabilité relève d’un homme jeune. 60 ans me paraît l’âge optimal pour effectuer un transfert de responsabilité de ce type, surtout quand le candidat à la succession existe. Est-ce un hasard si votre successeur est un homme, français de surcroît ? L’Oréal est une entreprise multi- ve : une croissance des profits « à deux chiffres » (supérieure à 10 %). Il n’aura pas manqué le rendez-vous en 2004, offrant même à L’Oréal pour sa vingtième année de forte croissance – la seizième pour M. Owen-Jones – une hausse à trois chiffres, de 143 %, de son résultat net, à 3,6 milliards d’euros ! Une performance unique dans les annales du capitalisme français, mais dont le patron ne tire ni gloire ni fausse modestie. « Quitte à être critiqué, je préfère l’être parce que je suis le premier de la classe », confiait-il, en 2002 à l’hebdomadaire Le Point. Lorsqu’il succède à François Dalle, en 1988, peu, à l’extérieur, connaissent ce quadragénaire diplômé d’Oxford et de l’Insead, l’école des affaires internationales de Fontainebleau. Tout juste saiton que ce sportif, passionné de rugby et de course automobile – il a joué en juniors dans le XV de Liverpool et courra Le Mans à trois reprises, en 1994, 1995 et 1996 –, a déjà passé près de deux décennies dans la maison. parcours obligé Entré à L’Oréal en 1969, comme attaché de direction, M. OwenJones a mené sa carrière comme ses voitures, à 200 à l’heure. A 28 ans, le jeune cadre est déjà directeur général d’une filiale, Lascad. Il enchaîne ensuite le parcours obligé de tout « L’Oréalien » de haut niveau : direction marketing France, puis patron de plusieurs filiales internationales, dont la Cosmair à New York, avant d’accéder à la vice-présidence du groupe en 1984, à 38 ans. Sa nomination au poste suprême, quatre ans plus tard, à seulement 42 ans, ne surprend pas : Et aussi Cacharel (Anaïs Anaïs, Loulou) ; Ralph Lauren (Polo). b Helena Rubinstein : rachetée en 1989. La marque la plus haut de gamme du groupe. b Autres marques : Redken (produits de coloration), SoftSheen Carson (produits capillaires), Matrix (coloration), Kiehl’s (cosmétiques), Shu Uemura (cosmétiques)... culturelle, multi-convictions… La seule chose que nous demandons à nos collaborateurs est d’être de fidèles « L’Oréaliens ». Mon successeur aurait pu être une femme, asiatique. Il se trouve que c’est un Français, brillant. Il a été responsable de toutes nos activités en Asie. Si le groupe connaît à nouveau, en 2004, des résultats à deux chiffres, c’est grâce au travail que Jean-Paul Agon a effectué en Asie. Par ailleurs, il a surmonté brillamment l’épreuve américaine. Les Etats-Unis sont sans doute le marché le plus compétitif au monde. Comme pour moi, il y a vingt-cinq ans, celui qui réussit aux Etats-Unis acquiert une légitimité incontestable vis-à-vis de tous les autres. Cette nomination n’est donc pas une surprise. Nous ne sommes pas une entreprise américaine. La succession n’est pas une course de chevaux sur lesquels on parie et qui se termine avec un gagnant et des perdants qui quittent l’entreprise. Nous imaginons les successions longtemps à l’avance. Nous proposons un parcours qui permet aux candidats de saisir les opportunités et, naturellement, l’un d’eux émerge. Ce changement intervient alors qu’en 2004 les deux principaux actionnaires, la famille Bettencourt et Nestlé, ont modifié leur pacte d’actionnaires. C’est donc une nouvelle ère pour L’Oréal. C’est une nouvelle période. J’avais à cœur – c’est d’ailleurs mon devoir – de régler aussi tous les problèmes. En 2004, nous avons effectivement clarifié notre actionnariat et nous avons pris du recul vis-à-vis de la pharmacie à l’occasion de la fusion entre Sanofi et Aventis. Un PDG consciencieux tient à laisser une situation propre et claire à la fin de son mandat. C’est une fierté comme une autre. Justement, de quoi êtes-vous le plus fier ? Du développement international de l’entreprise bien sûr, mais aussi du modèle humain qu’elle constitue. Durant ces vingt ans, il n’y a pas eu de restructuration ni de drame social. Même si on travaille énormément chez L’Oréal et si la concurrence y est frénétique, Jean-Paul Agon, un pur « L’Oréalien » Agé de 48 ans, Jean-Paul Agon, qui est appelé à succéder à Lindsay Owen-Jones, a rejoint L’Oréal en 1978, à la sortie d’HEC. Après trois années aux ventes et au marketing, il prend la direction du marché grec en 1981. De retour en France, il dirige la branche grand public et, en 1989, prend la tête de Biotherm. Nouvelles promotions : en 1994, il part diriger la filiale allemande ; en 1997, L’Oréal lui confie la direction de toutes les activités en Asie, zone stratégique pour le développement du groupe. L’épreuve est un succès et, en 2001, Jean-Paul Agon devient PDG de la filiale américaine, antichambre du pouvoir suprême. L’Oréal a réussi à être un modèle harmonieux, un modèle humain et pas seulement économique. Si je n’ai qu’une fierté, c’est celle-là. Certains de vos administrateurs changent également. Estce une coïncidence ? Oui. Nous regrettons beaucoup le départ de François Dalle, qui, à 87 ans, n’a pas voulu être renommé administrateur. C’est un moment historique. En revanche, nous allons accueillir de nouveaux administrateurs dont Louis Schweitzer [PDG de Renault], ce qui me fait particulièrement plaisir. Propos recueillis par Frédéric Lemaître Vingt ans de croissance ininterrompue Le groupe mise sur l’internationalisation mais la concurrence s’accroît François Dalle, lui, était devenu PDG, en 1957, à 39 ans. Au royaume de la beauté, la jeunesse est reine… Son retrait dès le couperet fatidique des 60 ans peut en revanche étonner dans un paysage patronal français où la tentation est plutôt de jouer les prolongations. Certes, « OJ », comme on surnomme le patron au siège historique de Clichy (Hauts-de-Seine), prendra soin, comme son prédécesseur, de passer le témoin en douceur à son dauphin désigné, JeanPaul Agon. On peut lui faire confiance pour continuer à peser sur les choix stratégiques de la maison, de son poste de futur président du conseil d’administration. Au grand dam de ceux qui le redoutent, au moins aussi nombreux que ceux qui l’admirent. S’il reconnaît un « droit à l’erreur » – il raconte volontiers les siennes, lors de ses premiers pas de manager –, M. Owen-Jones n’a aucune tolérance pour la médiocrité. Sa théorie de la « saine inquiétude » qu’il faut instiller dans l’esprit des salariés se traduit surtout par un management par le stress devenu l’une des caractéristiques du personnage. Mais le PDG, sacré « Manager de l’année » en 2002 par Le Nouvel Economiste, n’a cure des états d’âme de ses troupes, parmi les mieux payées de France, elles aussi. Lui qui répète volontiers qu’il n’est après tout « qu’un salarié » a su habilement naviguer entre deux actionnaires de poids : Mme Bettencourt (27,5 % du capital) et Nestlé (26,4 %), qui rêve de croquer un jour le géant mondial des cosmétiques. Succéder à Lindsay OwenJones s’annonce déjà comme un sacré défi pour Jean-Paul Agon. Pascal Galinier CHAQUE ANNÉE, le PDG de L’Oréal, qui aime tant les défis, fait le même pari : annoncer une croissance à deux chiffres de son résultat d’exploitation. Cette année, Lindsay OwenJones, a encore gagné. Il a annoncé, jeudi 17 février, un résultat d’exploitation en hausse de 10,1 % à 2,1 milliards d’euros en 2004 et un bénéfice net en progression de 143 % ! Mais l’affaire sera sans doute moins aisée pour son successeur, JeanPaul Agon. La croissance de la rentabilité se révèle au fil des ans être davantage le fruit d’une performance de gestion que d’une progression de l’activité. Depuis deux ans déjà, les ventes des produits cosmétiques et de maquillage ralentissent nettement. Lindsay Owen-Jones, qui pariait en 2003 sur une croissance organique supérieure à 7,1 % pour l’année 2004, a finalement annoncé une hausse du chiffre d’affaires de 6,2 % à périmètre comparable. Cette croissance, en données courantes, s’est élevée à 3,6 % à 14,53 milliards d’euros. La force de l’euro n’est pas la seule raison de cette modeste performance. Les analystes financiers sont de plus en plus nombreux à tabler sur la fin de la croissance à deux chiffres en 2005. L’alarme a commencé il y a deux ans. En 2004, en Europe, l’activité de L’Oréal n’a progressé que de 1,1 % à 7,31 milliards d’euros. A l’instar des fabricants alimentaires, le numéro un mondial des cosmétiques – détenu à 27,5 % par la famille du fondateur, et à 26,4 % par Nestlé – souffre sur ses terres d’origine. La concurrence accrue des produits à nom d’enseignes et le terrain gagné par les chaînes de magasins à bas prix handicapent sérieusement ses ventes sur un marché devenu mature. SUCCÈS EN BOURSE Action L'Oréal, en euros, à Paris Le 16 février 57,60 100 80 60 40 20 0 1985 1990 1995 2000 05 Source : Bloomberg « OJ » – le surnom de Lindsay Owen-Jones – a toujours estimé que le succès de L’Oréal se ferait grâce à l’innovation produit. Son groupe est la première entreprise en terme d’innovation – 500 nouveaux brevets sont déposés chaque année, et 4 % du chiffre d’affaires annuel sont consacrés à la recherche et au développement. Mais les consommatrices se laissent moins facilement convaincre. progression en asie Les produits vendus en grandes surfaces progressent moins vite, comme les marques de luxe vendues en parfumeries et les colorations chez les coiffeurs. Seule la branche cosmétique active (avec des produits comme la crème amincissante Lyposyne, le soin antiacné Normaderm ou les compléments alimentaires Innéo) attirent de nouvelles consommatrices. Pour poursuivre l’amélioration de ses résultats, M. Owen-Jones avait érigé en système la réduction permanente des coûts. Pour la première fois cette année, une coupe franche (7,2 %) a été effectuée dans la publicité. Ce qui inquiète certains observateurs. Sous la houlette de « OJ », L’Oréal a, depuis 1988, acquis la stature de « world company ». C’est ce qui, jusqu’ici, a préservé le groupe des à-coups de la conjoncture internationale. Le secret se trouve dans l’équilibre entre les différentes zones géographiques et les familles de produits. L’Oréal – qui dispose historiquement d’un imposant trésor – s’est tourné en vingt ans vers le reste du monde pour y trouver de nouveaux relais de croissance. Poursuivant son internationalisation démarrée avec François Dalle, PDG de 1957 à 1988, L’Oréal s’est installé en Chine en achetant la marque populaire de crèmes Mininurse (en décembre 2003), Yue Sai et celle de maquillage Shu Uemura au Japon. Résultat, l’activité de L’Oréal progresse en Asie de 19,3 % en 2004. L’Oréal est aussi allé chasser sur les terres de Procter & Gamble pour vendre ses propres produits capillaires aux Américains. Le virage vers des marques destinées aux peaux typées (noires, métisses et asiatiques) ou des natures de cheveux spécifiques, a aussi été pris. L’acquisition de Softsheen et de Carson a, il y a deux ans, permis à L’Oréal d’entrer sur le marché des cosmétiques ethniques au Etats-Unis, qui devrait atteindre 117 milliards de dollars de ventes d’ici trois ans. Mais la fusion, en septembre, de Gillette avec Procter & Gamble, qui renforce le poids de l’américain dans les shampooings, ne va pas lui simplifier la tâche. Les ventes réalisées dans cette partie du monde par L’Oréal ont déjà diminué de 0,3 % en 2004. Florence Amalou