La Fugue du papillon
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La Fugue du papillon
Elysa Day La Fugue du papillon Société des Écrivains Sur simple demande adressée à la Société des Écrivains, 14, rue des Volontaires – 75015 Paris, vous recevrez gratuitement notre catalogue qui vous informera de nos dernières publications. Texte intégral © Société des Écrivains, 2013 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. « La vie est un mystère qu’il faut vivre, et non un problème à résoudre. » Mahatma Gandhi Sommaire Prologue .....................................................................................................9 Première partie.......................................................................................13 1. Rencontre bouleversante..................................................................15 2. Tournure agréable............................................................................27 3. Synchronicité...................................................................................37 4. Détour prémonitoire ........................................................................43 5. Quête spirituelle...............................................................................49 6. Going with the flow..........................................................................53 7. Expérience existentielle ...................................................................59 8. Absinthe...........................................................................................65 9. Désillusions .....................................................................................69 10. Coup de folie .................................................................................73 11. Rêve éveillé ...................................................................................85 12. Dispute...........................................................................................93 Deuxième partie......................................................................................99 1. Monologue.....................................................................................101 2. Errances musicales ........................................................................109 3. Rencontre avec un ange.................................................................115 4. Liberté ...........................................................................................121 5. Éducation féminine........................................................................127 6. Retraite en Alabama ......................................................................133 7. Jour de chance ...............................................................................137 8. Alea jacta est .................................................................................143 9. Solitude..........................................................................................147 10. Dernière nuit................................................................................151 Troisième partie ...................................................................................157 1. Retour ............................................................................................159 2. Renaissance ...................................................................................165 3. Réveillon de Noël ..........................................................................169 7 4. Obsession...................................................................................... 173 5. Énamourement .............................................................................. 177 6. Sauver le père................................................................................ 189 7. Jugement dernier........................................................................... 193 Épilogue ................................................................................................ 195 Remerciements ...................................................................................... 197 8 Prologue Cette histoire est la mienne. Je ne vous raconterai pas ma vie en détail depuis la date de ma naissance. Toutefois, celleci en marque le début, et les événements qui se sont succédé depuis ont eu des conséquences sur le reste de ma vie. Je n’ai jamais eu de problème avec mon prénom mais, pendant longtemps, j’ai eu honte de mon nom de famille. Je suis encore gênée de l’avouer. Aussi loin que je me souvienne, mes rapports avec mes parents ont été difficiles. Je garde cependant un souvenir agréable de mon père me caressant le dos quand j’étais petite. J’adorais cela. À un moment, l’amour paternel a fait place à la haine. Les souvenirs qui me hantent sont les disputes de mes parents, leurs querelles avec mes grands-parents, la violence déchaînée au cours de ces terribles scènes. L’histoire de ma famille, je la connais très peu. Les informations que j’ai obtenues proviennent principalement de sources externes. À l’école primaire, un garçon a révélé que mon père avait eu comme petite amie une journaliste, présentatrice du journal télévisé de RTL-TVI. J’ai été choquée d’apprendre que mon géniteur avait aimé une autre femme que ma mère, et cette annonce de la bouche d’un garçon de mon âge devant d’autres enfants a provoqué ma gêne. J’ai étudié le journalisme. Ai-je choisi ces études uniquement parce que j’aimais écrire ? Mon choix aurait-il pu se porter inconsciemment, 9 suite à cette information reçue durant l’enfance ? Le fait est que je n’ai jamais réellement exercé cette profession. Une autre révélation, qui me choqua plus récemment, sortit de la bouche de mon oncle par alliance. Parrain, comme on le nomme, me raconta un jour que mon père avait voulu annuler le mariage avec ma mère. Il insinua que c’était à cause du désaccord qui s’était déclaré entre les familles. C’était à mon informateur lui-même que ma génitrice avait confié la mission de convaincre mon père de procéder à leur union. J’ai grandi en refoulant mes pulsions, impulsions, qui parfois rejaillissaient dans une explosion de fureur. J’ai mis de côté ce qui me tenait le plus à cœur pour mener une vie à l’image de ce que la société chérit le plus : études, travail, charité, couple. Je me suis arrêtée à temps : avant le mariage et les enfants. Je distingue le déterminisme et le destin. D’une part, le déterminisme repose sur des facteurs externes : famille, classe sociale, environnement, nation…, c’est-à-dire tout ce qui ne nous appartient pas mais qui a et aura un impact sur notre vie. Je pourrais appeler l’ensemble de ces caractéristiques « identité ». Ces éléments ont de moins en moins de poids dans notre société. Pourtant, nous cherchons toujours à définir notre identité. En premier lieu en tout cas. Le destin, quant à lui, repose sur qui nous sommes vraiment, sur l’essence de l’être. J’appellerai la composante majeure de notre destin « personnalité », unique en chacun. Notre personnalité nous différencie de nos frères et sœurs qui ont pourtant, la plupart du temps, vécu leur enfance et adolescence dans les mêmes circonstances que nous. Si la personnalité est le pilier de notre destin, nous connaître est une condition préalable pour nous réaliser et accéder à l’épanouissement. Cette quête requiert du temps. Dans mon cas, j’ai redécouvert celle que je suis trente ans après ma 10 naissance. J’insiste sur le mot « redécouvrir » car mon impression est que j’en savais plus, en général et sur moi-même, enfant qu’adolescente, et plus encore que dans la vingtaine. L’éducation, la société, la communauté déforment l’individu. Je suis sortie de ma chrysalide grâce à l’énamourement. Voilà pourquoi mon histoire telle qu’elle vous est contée s’amorce avec la rencontre de l’Amour. J’ai mieux compris les mécanismes de cette expérience incroyable, de ce miracle, grâce à la lecture du livre de Francesco Alberoni, Je t’aime. Tout sur la passion amoureuse. Toutefois, chaque histoire, chaque expérience est, à mes yeux, unique, et peut contribuer à nourrir la théorie et la science de l’amour. De l’énamourement découle la renaissance. Un nouveau départ, une nouvelle vie s’offrait à moi. Je ne pus qu’accepter ce qui m’arrivait. J’éprouvai un regain d’énergie et une volonté insoupçonnée pour entreprendre ce voyage intérieur, aussi profondément que mes entrailles où je puisai la force et le courage nécessaires à repartir sur de bonnes bases, sur des fondements capables d’accueillir mon renouveau. En parallèle, cette expérience constituait l’origine à partir de laquelle je réappris à me connaître, à retrouver la petite fille qui sommeillait en la femme. Je jurai serment de fidélité à cet être que j’avais reconnu en moi et que j’avais réprimé, voire détesté, en rejetant presque tout, y compris la vie. Je vénérai la Vie pour m’avoir offert ce cadeau, car sans elle je ne vivrais rien de comparable. La vie m’avait lancé une invitation à reprendre le contrôle de mon destin et à suivre ma voie. J’embrassai la Vie comme jamais auparavant, avec une Foi intestine et inextinguible. Je m’ouvrai au monde, à moi-même et aux autres. J’étais capable de me sentir heureuse et d’avoir un impact, de réaliser ma mission et de croire en le sens de ma vie, mais surtout de me laisser porter par la vie elle-même. Je découvrais peut-être spontanément 11 ce que l’on appelle le lâcher-prise. Quoique, bien au-delà, je percevais l’expérience de la paix intérieure, ce qui me permettait enfin de faire la paix avec mes démons, y compris avec moi-même. 12 Première partie 1. Rencontre bouleversante L’histoire s’ancra à Montréal le 13 juillet 2011. Je me rendais à la soirée mensuelle du réseau social InterNations. L’événement avait lieu sur la rue Saint-Denis dans un repaire d’amateurs de whisky. Sur le mur à l’entrée, une reproduction de la couverture du septième album de Tintin. L’illustration affichait le nom du pub : L’Île Noire. Je demandai à la serveuse de m’indiquer la réunion. La jeune femme pointa la salle du fond. Quelques personnes, déjà présentes, formaient un cercle de discussion. Je saluai l’organisateur et m’insérai dans la conversation. Peu après, un homme quitta sa place au bar pour nous rejoindre. Ce fût plus précisément à moi qu’il destina son verbe. Je lui adressai la parole en anglais, mais il s’obstina à parler français. Malgré une élocution courante, son accent trahissait son origine anglophone. Très vite, nous avons poursuivi le dialogue à l’écart des autres. Je pense qu’il m’offrit une bière, peut-être deux. Je ne me souviens plus. Je me rappelle un moment avoir observé mon compagnon discutant avec des personnes familières. Vêtu d’un pantalon et d’un veston, l’homme me raconta la manière dont il avait connu InterNations. Tandis qu’il séjournait au Portugal, le concierge l’avait mis au courant d’une soirée organisée à l’hôtel. Le Portugais avait qualifié l’événement de « professionnel ». Bien que mon interlocuteur, désirant nouer des relations d’affaires, eût trouvé 15 l’activité trop sociale à son goût, il s’était présenté à la réunion de Montréal une semaine plus tard. C’est ainsi que je me remémore notre rencontre. En y repensant, je réalise combien je me suis immédiatement sentie à l’aise. Nous avons longuement parlé pour deux personnes qui ne se connaissaient pas – le courant passait bien. La situation était cocasse, mon conjoint de fait étant témoin de la scène. S’il n’avait pas été là, je serais probablement restée toute la soirée en compagnie de ce quasi inconnu. Revivant l’épisode, je me vois, sur le point de quitter les lieux, diriger le regard vers le bar et le poser sur cet homme, plongé dans une causerie avec un banquier suisse. Je considère ce bref coup d’œil inconscient comme symptomatique d’une force – l’attraction – déjà en train d’opérer. Sur moi en tout cas. Mais peut-être pas seulement… *** Le lendemain, je reçus un message sur le site d’InterNations : « Chère Élodie, un plaisir de vous rencontrer hier soir. Salutations, David ». Je reçus également une requête sur LinkedIn. Je lui suggérai de prendre contact avec Mélanie que j’avais rencontrée le 14 juillet à l’Union française. Celle-ci avait besoin d’un travail et David cherchait justement quelqu’un avec ses compétences. Une semaine plus tard, je transférai par e-mail une invitation à un événement organisé par une association belgobretonne pour la fête nationale belge, le 21 juillet. David me répondit qu’il était intéressé mais qu’il ne serait pas en ville à cette date. Il ajouta : — Nous pourrions nous rencontrer la semaine prochaine. — Bien sûr. On se tient au courant. *** 16 Un soir, tandis que je préparais avec Charles et Stéphanie un week-end dans une réserve algonquienne à l’occasion d’un rassemblement spirituel, mon téléphone sonna. À l’autre bout retentit la voix de David. Il me proposa de déjeuner le surlendemain. Dans la matinée du 4 août, je rencontrais Marie, écrivaine française, devant le monument George-Étienne Cartier au pied du mont Royal. En gravissant la montagne, je lui racontais la séance d’information de Primerica à laquelle j’avais assisté la veille. Marie me mit en garde contre le modus operandi de la société : outre la structure pyramidale, la prospection auprès d’amis lui semblait douteuse. Il faisait chaud et humide ce jour-là. Mon jean me collait à la peau. J’étais loquace et j’oubliai dans le feu de l’action de surveiller ma montre. Heureusement, Marie me chaperonna jusqu’à l’arrêt de bus. Je descendis à proximité de l’adresse donnée par David. Tandis que j’attendais au pied de la tour, je reçus l’appel de David qui me pria de monter. Dans l’entrée, je rencontrai l’un de ses collègues m’invitant à patienter. Je feuilletais quelques magazines d’entreprise lorsque David apparut. Nous sortîmes déjeuner dans un restaurant japonais et partageâmes un plat de sushis tout en discutant de sujets variés. À la fin du repas, je visitai les toilettes où une question me vint en tête. Après avoir rejoint David, je la lui posai : — À quoi ressemble ta vie privée ? L’interrogation déclencha un esclaffement, pas tant à cause de sa nature indiscrète que du moment où je l’avais formulée : — You’re asking this at the end of the meeting, when I have to go back to work.1 1 — Tu me demandes ça au moment où je dois retourner travailler. 17 Nous convînmes de reporter la réponse : « to be continued. »2 David m’accompagna au métro. Je fouillai dans mon sac, sortis l’un des sachets de semences que je distribuais pour la campagne de souveraineté alimentaire d’Oxfam Québec et lui tendis. J’appris ainsi qu’il avait un jardin, alors que je l’imaginais habiter un appartement du centre-ville. Pour me dire au revoir, il m’embrassa sur la joue. Je perçus une affection singulière dans son geste. *** Plus d’une semaine s’écoula. J’envoyai un e-mail apportant des nouvelles. J’étais dans les Cantons-de-l’Est chez des amis propriétaires d’un gîte à Orford. Je me rappelais que David m’avait dit qu’il voyagerait. Je conclus par la salutation amicale : « Let’s keep in touch. »3 Nous n’avions pu nous voir avant son voyage. Il m’avait dit qu’il resterait joignable durant son séjour à l’étranger et avait émis la possibilité de se téléphoner. J’avais trouvé cette suggestion farfelue. *** Deux semaines plus tard, j’envoyai un e-mail : — Are you back in the country?4 — Oui, enfin. David m’appela le lendemain pour se fixer rendez-vous. Le vendredi soir me semblait possible, entre un entretien 2 « À suivre. » « On se tient au courant. » 4 — Es-tu rentré ? 3 18 d’embauche en fin d’après-midi et un vernissage en début de soirée. La réunion eut lieu dans un bar du Vieux-Montréal, L’Assommoir, que j’avais découvert le soir de la fête nationale française. J’arrivai avec un peu de retard. David était assis à une table près de l’entrée. Il portait un jean et un chandail bleu marine, tenue décontractée du vendredi. Quant à moi, j’avais revêtu une robe en lin noire, tenue de circonstance pour un vernissage. Charles avait trouvé que je m’apprêtais avec zèle pour ce cinq à sept en la compagnie d’un autre homme. David me fit remarquer : — Tu aurais pu choisir un endroit avec terrasse. — C’est vrai. Je n’y ai pas pensé. C’est une magnifique soirée. Nous reprîmes la conversation où elle avait été interrompue plus d’un mois auparavant. Sur un ton naturel, David m’annonça qu’il était marié avec deux enfants. Je ne m’y attendais pas. Je lui avouai d’ailleurs avoir cru qu’il était gay. Nous abordâmes les difficultés que traversaient nos relations. À propos de mon couple, je résumai ainsi : la crise des trois ans. Après lui avoir fait part de mon affection – « I like you »5 –, je voulus savoir ce qu’il ressentait pour moi. — Well, it’s the first time that I smile today.6 — Quelle a été ta première impression en me rencontrant ? — Extrêmement intelligente. — Vraiment ? — Et toi, quelle a été ta première impression ? — Peut-être ton côté gentleman. 5 6 « Je t’aime bien. » — Eh bien, c’est la première fois que je souris aujourd’hui. 19 Je n’avais rien trouvé d’autre à dire. Nous conclûmes qu’il y avait une connexion entre nous. Parmi les bribes de conversation, je me rappelle avoir demandé : — Tu ne savais pas que j’étais avec quelqu’un ? — Je pensais bien qu’une fille comme toi avait quelqu’un. J’ai dû oublier. Je ripostai avec un air de défiance : — Tu as dû penser un jour que ta femme était la femme de ta vie ! Charles et moi sommes venus au Québec ensemble. Nous prenons soin l’un de l’autre. Avec le recul, je considère ma réaction comme un mécanisme de défense : la raison vise à lutter contre une attirance irrésistible, et sournoise car l’on n’en devient conscient qu’après-coup… Une fois qu’il est trop tard. Je déclarai d’ailleurs un peu plus tard : — J’aimerais que l’on puisse partir sur une autre planète… En sortant dans la rue, je plaisantai à moitié : — Je pourrais être comme Julia Roberts dans le film. — Lequel ? Il y en a plusieurs. Est-ce que j’ai dit que je faisais allusion au film avec Richard Gere ? Cela partait d’un bon sentiment. Je voulais apporter de la fraîcheur dans la vie d’un homme que j’aimais bien et que je sentais malheureux. Je murmurai : — Je suis déjà en train de tromper Charles. Il s’approcha de moi et posa ses mains sur mes épaules en guise d’au revoir. J’interprétai son geste comme un élan d’affection. En le quittant, j’étais en même temps sur un nuage et six pieds sous terre. Mes jambes vacillaient. Je flottais entre deux eaux : enchantement et culpabilité. Déboussolée, géographi- 20 quement et émotionnellement, je cherchais mon chemin. Après être sortie du métro Laurier, je foulai l’avenue du même nom jusqu’à « la Main »7 que je parcourus dans les deux sens, ne parvenant à localiser du premier coup le numéro. Je finis par m’arrêter devant la galerie où m’attendaient Charles et Adrien. Après avoir quitté le vernissage, nous allâmes manger au Centre social espagnol avant de nous diriger vers la rue SaintDenis. Adrien voulait déguster du whisky. L’Île Noire me vint à l’idée. Peu après notre arrivée, je me rendis aux toilettes, où j’emportai mon sac, et vis le message que j’avais reçu sur mon téléphone : « How is your vernissage going? I want to speak with you again soon. »8 Je répondis que nous étions au pub L’Île Noire, faisant allusion au lieu de notre première rencontre. *** Deux jours plus tard, le 11 septembre, j’envoyai un e-mail précisant que c’était l’anniversaire de Mélanie. Je lui dis qu’il lui avait fait un beau cadeau en lui offrant un emploi. Il me répondit qu’il savait que c’était son anniversaire et qu’il avait pensé que ce serait encore mieux qu’elle commence un nouveau travail ce jour-là. *** Dans mes nombreux moments libres, je commençai un blog destiné à partager avec David mes pensées sur l’amour platonique. Il me fit remarquer à la fois la justesse et le paradoxe du titre : « Platonic Eros ». Je l’informai d’un article 7 8 (rue principale) : Boulevard Saint-Laurent. « Comment se passe ton vernissage ? Je veux te reparler bientôt. » 21 que j’avais lu dans « La Presse » sur une compilation de correspondances entre deux écrivains suite à leur « coup de foudre » littéraire à Monaco : Kim Thúy au Québec, Pascal Janovjak en Palestine. Il répondit que cette histoire l’intéressait beaucoup. *** Nous nous rencontrâmes le 14 septembre au pub Old Dublin pour déjeuner et continuâmes à explorer nos affres intérieures et exprimer nos sentiments mutuels. David me dit qu’il me trouvait très ouverte d’esprit. Vexée, je lui fis remarquer qu’il m’avait d’abord dit « extrêmement intelligente ». Il répliqua que l’intelligence équivalait pour lui à l’ouverture d’esprit. À la sortie du pub, David me demanda dans quelle direction j’allais. — Aux locaux du « Journal des Alternatives », sur l’avenue du Parc. Nous marchâmes jusqu’à un carrefour où il m’indiqua la route à suivre : — L’avenue du Parc prolonge la rue de Bleury. Après avoir pris congé de lui, je vis sur mon téléphone un message de Charles qui voulait savoir comment se passait mon rendez-vous. Je l’appelai. Il s’étonna qu’un déjeuner professionnel puisse durer si longtemps. J’esquivai, tout en pensant que ces deux heures avaient passé bien vite. J’arrivai au bureau du journal où je me présentai à l’équipe de la rédaction francophone, constituée d’étudiantes bénévoles. Après la rencontre, je marchai en direction du mont Royal et m’assis sur l’un des bancs. J’écrivis dans mon carnet ce que je ressentais. J’étais coupée en deux : une part de moi se sentait fautive, l’autre moitié traversée par un torrent d’émotions plus intenses les unes que les autres. 22 Je joue avec le feu et risque de me brûler les ailes. Je suis dans ma bulle pendant ces moments d’insouciance. De bonheur ? Le monde autour de nous n’existe que pour nous amuser. Puis, quand nous nous quittons et que je pars de mon côté, le quotidien ressurgit de plein fouet. Je retombe sur terre. Rattrapée par la vie. Ma tête me dit une chose, mais mon cœur m’en dit une autre. Dilemme. Je suis comme coupée en deux, écartelée entre problème de conscience et tentation d’aimer un homme qui ne m’appartient pas. Et la mort dans l’âme de tromper un homme qui est tout pour moi. Et pourtant l’état dans lequel je baigne est si bon et délectable que je ne parviens pas à y renoncer. L’Amour est-il plus fort que tout ? Ou est-ce l’idée d’être amoureuse qui me plaît plus que tout ? Je ne suis plus la même. Ou, en tout cas, j’éprouve des sensations que je n’avais plus ressenties depuis longtemps. Ce n’est pas qu’intellectuel. J’ai l’impression de planer. J’aime la manière dont il fait me sentir. Il a rallumé une flamme qui était éteinte. Par expérience, ce sentiment peut s’essouffler, je pense. Ce que je préfère, c’est l’état (d’euphorie) dans lequel je suis. *** Quand Charles me vit sur l’avenue du Mont-Royal, il me trouva rayonnante, ce qui ne manqua pas de l’alerter. Je ne lui cachai pas que je me sentais amoureuse. Était-ce un tort ? Charles avait vu les choses survenir et m’avait mise en garde. Il était trop tard. Nous dénichâmes une terrasse sur la rue Saint-Denis. La conversation prit une tournure dramatique. Cependant, ce soir-là, nous rencontrâmes des amis pour pla- 23 nifier un week-end à Boston. Mon esprit était ailleurs durant toute la soirée. *** Les jours suivants se déroulèrent dans la confusion. J’avais besoin de parler à des amies susceptibles de comprendre la situation. Dans leurs discours, la raison l’emportait sur les sentiments, ce qui ne me satisfaisait pas. Leurs réactions provoquèrent même en moi une révolte : La crainte de se brûler les ailes comme si cela ne valait pas la peine de s’approcher du soleil, tel Icare, et de prendre des risques pour atteindre son idéal. Si je tombe et m’écrase, cela me donnera-t-il encore plus la volonté de voler ? Je continuais à échanger des e-mails avec David, tout en recherchant sur Internet des informations sur les sujets prédominants de cette expérience et en écrivant des poèmes. David m’avait encouragée à partager mes écrits avec lui. Il me donnait l’impression de me comprendre mieux que quiconque. Était-il déjà passé par là ? Vivait-il l’expérience en symbiose avec moi ? Il me téléphona au cours du week-end suivant. Je lui racontai l’épisode qui s’était produit après notre déjeuner. Il me dit que cela aurait été plus simple s’il avait été gay. Il nuança cependant en disant que nous ne nous connaissions pas depuis longtemps. *** Lundi, je commençai à travailler dans un bureau de conseils à l’exportation. Ce travail était bénévole, mais j’estimais que cela pouvait m’apporter une expérience utile et déboucher sur une rémunération. 24 Dans le courant de la semaine, je proposai à David de repartir sur de bonnes bases, professionnelles. Parmi nos sujets de conversation, nous avions partagé plusieurs idées d’affaires. Au fil des jours suivants, nous communiquâmes sur des projets d’entreprise par e-mail. Le week-end, je partais avec Charles à Jones Falls où se tenait une réunion d’alumni de l’université de Bristol. David connaissait bien l’endroit qu’il qualifia comme l’un des plus pittoresques de l’Ontario. Il me conseilla d’aller à Kingston si j’avais le temps. J’en déduisis que c’était là qu’il avait étudié, ce qu’il confirma. Il ajouta que c’était près du lieu où il avait grandi. À mon retour de Jones Falls, j’envoyai à David un e-mail disant que nous n’avions pas eu le temps d’aller à Kingston et que la propriétaire de la maison d’hôtes nous avait conseillé de visiter la ville en été. Or, l’automne pointait déjà le bout de son nez. J’aurais voulu au moins traverser la ville. Au lieu de cela, Charles et moi étions rentrés à Montréal pour effectuer des achats à Ikea. Je racontai brièvement mon week-end à David, expliquant que nous avions rencontré des Britanniques charmants qui avaient été diplômés dans les années cinquante-soixante. La plupart s’étaient installés au Canada, dans l’Ontario principalement, après un mariage avec une personne de nationalité canadienne. Je décrivis brièvement les activités, dont une visite de la station biologique de Queens University, dont je savais, après avoir vérifié son profil LinkedIn, qu’il était diplômé. 25 2. Tournure agréable David et moi avions du mal à trouver du temps libre pour planifier un rendez-vous qui nous convienne à tous les deux, étant donné son emploi du temps chargé et mes soirées souvent occupées par des activités de réseautage. Entre deux rencontres, j’écrivais des poèmes et mon blog que je partageais avec lui. Il semblait particulièrement intéressé par mes écrits. Dans l’un des poèmes, j’évoquais un thème profond, celui d’âme sœur. Il était devenu mon confident avec lequel je partageais mes émotions les plus intimes. Paradoxalement, ces sentiments lui étaient destinés. Lorsque j’avais une inquiétude, il parvenait à trouver les mots justes, ce qui à la fois me surprenait et m’impressionnait. Un soir, à la sortie du bureau, je l’appelai et lui demandai s’il avait déjà ressenti le vide. — Have you ever experienced emptiness?9 Il ne comprit pas immédiatement ce que je voulais dire et rectifia avec tact : — The void, you mean…10 J’enchaînai : — Oui, le néant… le vide. Il déclara que le meilleur moyen de l’éviter est de se connaître et de trouver ce que l’on veut faire dans la vie. 9 — As-tu déjà ressenti le vide ? — Le néant, tu veux dire… 10 27 J’entendis soudain des voix d’enfants à l’autre bout du fil. Étrangement, le fait d’imaginer David, probablement en train de travailler, et ses enfants jouant ou se querellant à côté de lui m’attendrit. Je perçus l’image d’un père attentionné. L’amour – la passion ? – que je ressentais pour lui libérait mon potentiel créatif. J’étais submergée par les pensées et les idées. J’éprouvais un regain d’énergie mentale et physique. Cet homme avait déclenché en moi un changement profond, existentiel, et une vague d’émotions ardentes. Je nourrissais l’espoir que cette expérience m’apprenne quelque chose sur moi et la vie en général. Un soir, j’allai avec Charles et des amis dans un restaurant de Chinatown. À la fin du repas, le serveur apporta un fortune cookie à chacun. Mon biscuit contenait le message « May your life take a pleasant turn »11. La pertinence de cette prédiction me frappa à tel point que je conservai le message précieusement dans mon portefeuille. Au cours de la première semaine d’octobre, David et moi échangeâmes plus d’e-mails qu’à l’habitude. Outre ces échanges, nous communiquâmes sur Skype et par téléphone. Les propos devenaient plus suggestifs, excitants, au point de susciter en moi le désir de faire l’amour. *** Nous avions rendez-vous le mercredi 5 octobre après le travail au Philémon Bar. J’arrivai la première. David me rejoignit et s’assit sur le tabouret en face de moi. Je lui montrai la Une du quotidien « Métro » annonçant un dossier « Spécial Sexe ». La toile de coïncidences qui s’était tissée autour de 11 « Puisse votre vie prendre une tournure agréable. » 28 moi depuis ma rencontre avec David inspira un article que j’avais écrit sur mon blog : Ce matin, en allant prendre le métro, j’ai eu une surprise en voyant la couverture du journal Métro que m’avait tendu comme chaque matin le préposé. La Une annonçait un « Spécial Sexe ». Ceci ne m’aurait allumée si je n’avais pas prévu ce soir même un rendez-vous spécial. Une foule de coïncidences se sont produites ces derniers temps et je ne les conterai pas en cette instance. Quoique, la dernière en date, liée à la découverte de ce matin, vaut la peine d’être mentionnée. Cette trouvaille m’inspira une phrase que j’écrivis dans mon carnet : « Le destin : Tout concourt à vous entraîner dans sa direction. » Aujourd’hui, pour la première fois depuis que je travaille en ces lieux, j’ai décidé de me retirer dans la salle de réunion dans le but de trouver une meilleure concentration. Après avoir fini de manger, je suis retournée à ma place et quelle ne fut ma surprise de constater, accroché sur le mur, un cadre citant ces mots : DESTINY “Destiny is no matter of chance. It is a matter of choice.”12 W. J. Bryan Le dicton est sans doute vrai. Tout comme le destin, l’amour est un concours de circonstances, mais également une question de choix. Tout un programme ! 12 DESTIN : « Le destin n’est pas une question de chance. C’est une question de choix. » 29 En dégustant une bière, David et moi parlâmes de tout et de rien. À un moment, David me lança sur un air taquin : « Have you ever imagined how it would be to kiss? »13. Sa question m’interloqua. Je me souviens m’être penchée pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Nos lèvres se touchèrent et il me dit : « we kissed »14. Son ton insinuait que l’acte était accidentel, mais mon impression était qu’il l’avait provoqué. Nos mains se joignirent. J’étais troublée – par l’attraction ? Nous nous embrassâmes au-dessus de la table qui nous séparait, puis je l’invitai à s’asseoir à côté de moi. Les baisers étaient passionnés. Je l’invitai à se déplacer à l’écart. Nous continuâmes à flirter. Des éclats de voix retentissaient autour de nous. Bien que l’intimité manquât pour succomber à la passion, les effusions étaient transcendantes. Nous sortîmes et marchâmes sur Notre-Dame Ouest. Je vis deux garçons qui fumaient et m’approchai d’eux pour obtenir une cigarette. Ils venaient de San Francisco et cherchaient un bar où passer la fin de soirée. Après ce bref interlude, David et moi partîmes en direction du Vieux-Port. La nuit était douce. Nous interrompîmes notre marche à plusieurs reprises pour nous enlacer. Je lui montrai mon édifice favori dans le quartier, voire dans toute la ville. Finalement, nous avons dû nous résoudre à rentrer. David m’accompagna jusqu’à la station de métro Placed’Armes. En chemin, son téléphone portable sonna à deux reprises. Il identifia la sonnerie : « Home… »15 Le sentiment lié à cette soirée était parfait. David et moi avions abordé notre enfance. Comme moi, ses parents 13 « T’es-tu jamais imaginé ce que cela ferait de s’embrasser ? » « Nous nous sommes embrassés » 15 « La maison… » 14 30 s’étaient disputés et, comme moi, il s’était interposé entre eux. Il n’était pas l’aîné, mais le deuxième de trois garçons, tandis que j’étais l’aînée de trois filles. Comme moi, il était le mouton noir de la fratrie : « black sheep ». *** Deux jours plus tard, le 7 octobre 2011, je décidai sur un coup de cœur – en apprenant l’événement dans le journal – d’assister au concert de Portishead, groupe originaire de la ville du même nom en Angleterre, près de Bristol, où j’avais étudié un Master. Le soir même, j’écrivis un e-mail à David : While at the concert on the Jacques Cartier Quay, I remembered our evening and although I don’t remember how you hugged me – if you touched my hair – and kissed me, I have a good feeling memory. Even though we haven’t known each other for long, the feeling is right. I understand if you have your own life*. It’s fine… Because I love you. *Freedom is key.16 *** 16 Pendant le concert sur le quai Jacques-Cartier, je me suis souvenue de notre soirée et, bien que j’aie oublié comment tu m’enlaçais — si tu as touché mes cheveux — et m’embrassais, j’en garde un agréable souvenir. Même si nous nous connaissons depuis peu, la sensation est parfaite. Je comprends que tu aies ta vie.* Ce n’est pas grave… Parce que je t’aime. *La liberté est primordiale. 31 Le 8 octobre, j’écrivis ceci : We met these two guys in the Vieux-Montréal. They said they were from San Francisco. It only rang a bell to me later when I connected the dots. The next morning I learnt in the Metro newspaper of Steve Jobs’ death, I had “ideas” about music and life on my walk to the office, then I read – or was it before? – that Steve Jobs created Apple in San Francisco.17 *** Dans le courant du mois d’octobre, Charles et moi hébergeâmes Léna, que j’avais rencontrée au Cambodge au cours d’une excursion sur le Tonlé Sap (« grand lac ») près de Siem Reap. La Française sexagénaire séjournait une semaine à Montréal après un voyage en kayak le long de la côte des États-Unis au Nouveau-Brunswick. *** Un matin, tandis que je me préparais pour aller au bureau, les paroles d’une chanson me vinrent en tête. J’allumai mon ordinateur pour rédiger : Je suis une artiste dans l’âme Et je fais semblant tous les matins de partir au travail Alors que ma raison de vivre me tenaille Et quand l’inspiration devient obsession… Je m’rappelle les mots de ma mère 17 Nous avons rencontré ces deux gars dans le Vieux-Montréal. Ils ont dit qu’ils étaient de San Francisco. Ça a fait tilt seulement plus tard. Le lendemain matin, j’apprenais dans le journal « Métro » la mort de Steve Jobs, j’ai eu des « idées » concernant la musique et la vie en allant au bureau, puis j’ai lu — ou était-ce avant ? — que Steve Jobs avait créé Apple à San Francisco. 32 « Tu devrais être rentière » Alors que ce que je souhaite C’est être entière Entièrement vouée à mon art Alors que ce que je veux C’est être entière Entièrement dévouée à mon âme Je suis une artiste qui s’ignore Et je fais semblant tous les jours d’être sociale Alors que ma raison de vivre me tenaille Et quand l’inspiration devient obsession… Je m’rappelle qu’ils disent que je suis tête en l’air Alors que ce que je souhaite C’est vivre de lumière Alors que ce que je veux C’est être une star Célèbrement vouée à mon art Je suis une enfant prodigue Qui en fait voir à sa famille Alors que ma raison de vivre me tenaille Et quand l’inspiration devient obsession… Je m’rappelle les paroles de ma grand-mère « Tu es une bohémienne » Alors que ce que je souhaite C’est avoir des ailes Alors que ce que je veux C’est voler vers d’autres cieux Alors que ce que je souhaite C’est vivre de lumière Alors que ce que je veux C’est être une star Starmaniaque vouée à mon art Je suis une artiste qui se nie 33 Et je fais semblant tous les soirs de rentrer chez moi Alors que ma raison de vivre me tenaille Et quand l’inspiration devient obsession… Je m’rappelle les mots de ma mère « On ne vit pas d’amour et d’eau fraîche » Alors que ce que je souhaite C’est vivre de ma passion Alors que ce que je veux C’est être passionnée Passionnément vouée à mon art Je suis une artiste qui se gâte Et je fais semblant tous les soirs de rentrer chez moi Alors que ma raison de vivre me tenaille Et quand l’inspiration devient obsession… Je m’rappelle ce qu’ils disent : Que je suis pas organisée Alors que ce que je souhaite C’est être rebelle Alors que ce que je veux C’est rêver Rêveusement vouée à mon art Je suis une artiste qui se meurt Et je fais semblant de vivre comme eux Alors que ma raison de vivre me tenaille Et quand l’inspiration devient obsession… Je m’rappelle ce qu’ils disent : Que je suis folle Alors que ce que je souhaite C’est vivre de mes émotions Alors que ce que je veux C’est être heureuse Heureusement dévouée à la vie 34 J’arrivai en retard au travail. Un autre jour, tandis que j’approchais du bureau, je me rendis compte que j’avais oublié mon ordinateur à la maison. Mon collègue mexicain trouva que c’en était trop et me congédia. *** Le 25 octobre, j’assistai à un événement visant à promouvoir les relations commerciales entre l’Europe et le Canada. David fit son apparition vers midi. Nous nous assîmes à la même table pour manger pendant que Pierre-Marc Johnson prononçait son discours. Le négociateur en chef du Québec s’exprimait sur les impacts de l’Accord Économique et Commercial entre le Canada et l’Union européenne. Nous quittâmes la conférence et fîmes un bout de chemin ensemble. — Où vas-tu ? — Dans la même direction que toi. — Sérieusement ? — Chez Benetton. — Ce n’est pas une adresse. — Je ne connais pas l’adresse, mais je sais où ça se trouve. — C’est au Centre Eaton. — Il y en a un autre sur la rue Sainte-Catherine Ouest. Je sais où c’est. Sur le point de nous quitter, je lui lançai : — Je prévois d’aller à San Francisco à la fin du mois de novembre pour assister à une conférence sur les applications mobiles. — You should stay one week at least.18 — Do you want to get rid of me?19 18 — Tu devrais au moins rester une semaine. 35 — No… There is a trade show in San Francisco at the end of the month.20 Si tu veux, je peux y aller. Je ne réagis pas immédiatement. Ce n’est que plus tard que j’allais y repenser. 19 20 — Tu veux te débarrasser de moi ? — Non… Il y a un salon à San Francisco à la fin du mois. 36 3. Synchronicité La pomme fut le fil conducteur de mon histoire avec David. Les coïncidences – ou, devrais-je dire, les synchronicités – survinrent de plus en plus au fil du temps, me confortant sur la voie à suivre. Le dimanche 18 septembre, je me rendis avec Charles au Jardin botanique. C’était une magnifique journée. Nous découvrîmes le site en courant. Au cours de l’après-midi, alors que j’étais sur mon ordinateur, je communiquai avec David. Il était à son bureau et exprima l’envie de prendre un expresso. Je déclinai son invitation car je me sentais inspirée pour écrire. Je lui racontai ce que j’avais fait dans la matinée et que j’avais été interpellée par une sculpture représentant des amoureux enlacés sur un banc. Assise à côté d’eux, une femme feignait de les ignorer. *** Plus d’une semaine passa. Tandis que j’attendais David à la sortie du bureau, mon attention se porta sur la statue au pied de l’immeuble. Elle représentait une fille et un garçon assis sur un banc. Celui-ci, tenant une pomme, murmurait à l’oreille de celle-là. Il s’agissait de la même sculptrice qui avait produit l’œuvre du Jardin botanique. Léa Vivot avait dédié Le Banc du secret aux citoyens du monde. *** 37 Le 14 octobre, je rencontrai Rosy dont c’était l’anniversaire. Elle m’emmena au Ceramic Café sur la rue Saint-Denis. Rosy, qui avait l’habitude de s’offrir un cadeau à elle-même, choisit de peindre un saladier. Sachant que l’anniversaire de David approchait, je décidai de me lancer dans l’entreprise de lui concocter un cadeau. J’examinai les céramiques posées sur les étagères. Je n’eus plus aucune hésitation en voyant une pomme, qui se révéla une tirelire. Nous nous assîmes à une table où une serveuse nous apporta le matériel. Je m’affairai à rendre l’objet à l’image de la pomme du Banc du secret et j’ajoutai une touche belge, clin d’œil à Magritte : « Ceci n’est pas une pomme ». *** Sans cesse inspirée par la pomme, j’écrivis le 26 octobre sur mon blog un article intitulé « La Pomme/The Apple », résumé dans un e-mail envoyé à David : Je me suis aperçue à la maison que la pomme Air Canada que j’ai prise hier avait été emballée le 22 octobre ! (Cf. mon e-mail précédent intitulé « Prénoms »). J’ai fait une recherche sur la pomme et j’ai compilé des informations dans un post sur le blog. Non seulement, la pomme est le fruit défendu mais elle est aussi très présente à ce moment de l’année car c’est la période de récolte. La pomme occupe aussi une place centrale dans les jeux traditionnels d’Halloween (qui ne serait autre que l’héritière de la fête Samhain). “Apples were peeled, the peel tossed over the shoulder, and its shape examined to see if it formed the first letter of the 38 future spouse’s name.” [Gaelic folklore (Scotland and Ireland)]21 J’avais collecté la pomme offerte par Air Canada à l’occasion de l’événement sur les relations commerciales entre l’Europe et le Canada. L’allusion aux prénoms venait du fait que le 22 octobre était ma fête, le jour de la sainte Élodie. En outre, je fis une autre découverte, plutôt surprenante, que je partageai avec David : Dans les pays celtiques (par exemple dans l’ancien calendrier irlandais) et en Scandinavie, l’hiver débute le 1er novembre, à la Toussaint ou Samain. Il se termine lors de la Chandeleur ou Imbolc, le 1er ou 2 février. Chez les Celtes, on fêtait Imbolc le 1er février. Ce rite en l’honneur de la déesse Brigit, célébrait la purification et la fertilité au sortir de l’hiver. Les paysans portaient des flambeaux et parcouraient les champs en procession, priant la déesse de purifier la terre avant les semailles. Cette information ne m’aurait frappée si nos dates de naissance respectives n’avaient été le premier février et le premier novembre. *** À la fin d’octobre, j’entrepris les préparatifs de mon voyage. Cette visite à San Francisco ne découlait pas seulement de mon idée d’application musicale pour téléphones portables. Ce projet résonnait également en écho à un article de mon nouveau blog « Entre Ciels et Terre ». Le texte évoquait mon intention d’effectuer un pèlerinage en l’honneur de Steve Jobs. 21 « Les pommes étaient pelées, l’épluchure était jetée par-dessus l’épaule, et sa forme examinée pour voir si elle formait la première lettre du nom du futur époux ou de la future épouse. » [Folklore gaélique (Écosse et Irlande)] 39 Sur les traces de Steve Jobs Bien que Steve Jobs, le Père de la Pomme, soit mort le 5 octobre 2011, il continuera encore longtemps à inspirer les aficionados d’Apple, les entrepreneurs dans l’âme, la génération Y, mais surtout à éveiller le génie qui sommeille. Je ne connaissais pas Steve Jobs avant de venir au Canada. Je n’en avais jamais entendu parler. Je suis contente de l’avoir découvert avant, même si peu avant, qu’il ne s’en aille. Suite à l’annonce de son décès, je me suis lancée dans un projet ambitieux : marcher sur les traces de Steve, du berceau d’Apple à San Francisco à la Silicon Valley, siège de l’entreprise, en passant par Palo Alto, où il résidait. Une sorte de pèlerinage en somme, même si je ne sais pas encore très bien comment le concrétiser. Je me suis naturellement d’abord demandé « pourquoi le nom d’Apple (pomme) ? » Défiant les diverses explications improbables, ma théorie est la suivante : La pomme de Newton aurait pu inspirer Steve Jobs. Newton a reçu une pomme sur la tête – ça n’arrive pas à tout le monde, n’est-ce pas ? – lui faisant ainsi comprendre la loi de la gravitation universelle. Eurêka ! Archimède trouva quant à lui la solution qu’il cherchait dans son bain. En ce qui me concerne, une chose est sûre, mes idées viennent d’elles-mêmes sans que je les provoque, à tout moment de la journée et n’importe où : aussi bien dans la rue que dans la salle de bain. Je vois entre Steve Jobs et moi des points communs : la musique, le goût du risque et le perfectionnisme, mais je pense que la ressemblance va au-delà. Il va sans dire que David avait contribué à la concrétisation de mon projet. Je pris le courage d’exprimer à David ma volonté dans un e-mail : 40 I hope I’ll meet you in SF (and before then). I like to think this trip to SF is another twist of fate or the encounter of our two wills to travel together to another planet. (I am less ecstatic than I was when I say this now because I have more to lose than I had originally thought.) Really, writing is not good enough anymore.22 Je reçus en réponse qu’il ne pourrait se rendre au salon de San Francisco car ses affaires l’appelaient ailleurs. J’étais déçue mais, reprenant le dessus, je poursuivis dans mon élan de frénésie poétique : I forgot to tell you… you are the best Dream I ever had… It must be the most complicated and inaccessible. You asked me what I like in the Unknown… It is challenging and thrilling. And let me add this… One never knows how and when the Unknown will end… It is a synonym of Life in that sense.23 *** La pomme me suivit à San Francisco ou, plus justement, me précéda. Le 26 novembre, alors que j’errais dans les rues du quartier chinois, mon regard se posa sur un banc en bois devant un magasin d’objets décoratifs. Une pomme demeurait sur le 22 J’espère te rencontrer à SF (et avant cela). J’aime penser que ce voyage à SF est un autre coup du sort ou la rencontre de nos deux volontés de voyager ensemble sur une autre planète (je suis moins extatique en disant cela car j’ai plus à perdre que je ne le pensais initialement.) Vraiment, l’écriture ne suffit plus. 23 J’ai oublié de te dire… Tu es le meilleur Rêve que j’ai jamais eu… Ce doit être le plus compliqué et inaccessible. Tu m’as demandé ce que j’aime dans l’Inconnu… C’est stimulant et exaltant. Et laisse-moi ajouter ceci… On ne sait jamais comment ni quand l’Inconnu va se terminer… C’est un synonyme de la Vie en ce sens. 41 banc, comme par enchantement. Je la photographiai et j’écrivis le lendemain cette petite histoire : A bench with an apple. No one there. There could have sat lovers who were visiting the city of San Francisco together. 24 Il lui aurait murmuré à l’oreille. « Je t’aime » peut-être. Elle lui aurait tendu la pomme. Ils auraient échangé un long baiser avant de repartir. This is just a dream not come real. One must accept that things do not go according to plans. That is part of life, as much as life can bring unexpected presents. I feel I could write and I need you to continue. PS: I didn’t make up the bench and apple. There’s a photo on FB in my album “A Belgian in San Francisco”. I’m in the Croissant Café eating brunch before taking the train to Palo Alto (where Steve Jobs lived). 25 *** Le goût de la vie, comme une pomme, est doux et acidulé. The Big Apple, surnom de la ville de New York, évoque bien la vie qui se croque comme une pomme. Avant de partir pour San Francisco, j’étais loin de penser que mes pérégrinations me mèneraient jusqu’à cette mégapole. 24 Un banc avec une pomme. Sans personne. Là, auraient pu s’asseoir des amants en train de visiter ensemble la ville de San Francisco. 25 Ce n’est qu’un rêve irréalisé. Il faut accepter que les choses n’aillent pas comme on veut. Il en est ainsi de la vie, de même que la vie peut apporter des cadeaux inattendus. Je me sens capable d’écrire et j’ai besoin de toi pour continuer. PS : Je n’ai pas inventé le banc avec la pomme. Il y a une photo sur FB dans mon album « A Belgian in San Francisco ». Je suis au Croissant Café en train de manger avant de prendre le train pour Palo Alto (où Steve Jobs vivait). 42 4. Détour prémonitoire Je me mis en tête de prendre le vol pour San Francisco au départ de Boston, ce qui était moins cher que l’avion à partir de Montréal, mais ce fut sans compter le coût de l’hébergement et du trajet aller-retour en bus entre Montréal et Boston. Je réalisai mon erreur et communiquai ceci à David au moment de la préparation de mon voyage : I made a mistake to book the flight from Boston, which entails a bus journey the day before and after my air journey and finding an accommodation in Boston. I sent requests on CouchSurfing for Boston and SF but it seems members are more interested in surfing than hosting – what I understand perfectly. I don’t feel comfortable to stay with strangers anyway!26 *** Je passai un week-end à Boston avec Charles et deux autres couples à la mi-novembre et décidai de réserver une nuit à l’aller et au retour dans la même auberge de jeunesse. Dans 26 J’ai commis une erreur en réservant le vol à partir de Boston, ce qui implique un trajet en bus le jour avant et après mon voyage aérien et de trouver un logement à Boston. J’ai envoyé des requêtes sur CouchSurfing pour Boston et SF mais il semble que les membres ont plus envie de surfer qu’héberger — ce que je comprends parfaitement. Je ne me sens pas à l’aise de rester avec des étrangers de toute façon ! 43 la foulée, j’entrepris de trouver un logement à San Francisco pour la durée de mon séjour. Au cours de mes recherches sur Internet, je tombai sur le site Internet Airbnb, grâce auquel je réservai une chambre dans un appartement occupé par les deux cofondateurs d’une start-up. Le fait d’être éloignée de Montréal pendant un long weekend ne m’empêcha pas de penser beaucoup à David, surtout durant le trajet en voiture. Hi David. We arrived safely in Boston. The trip is enjoyable but I’ll be happy to return to Montreal. The first night in the youth hostel wasn’t so restful. Hopefully, we’ll sleep better tonight. We’re going out for a pub crawl led by the youth hostel. So far, I am not so charmed by Boston but so was I for Montreal. It’s not only about a place’s soul. It has a lot to do with oneself and relationships with people. Enjoy your weekend.27 Ce week-end se déroula étrangement. Je dormis dans le même lit que Charles dans une chambre avec les autres. Ce qui n’empêcha pas, un soir, qu’une dispute éclate entre nous 27 Salut David, Nous sommes bien arrivés à Boston. Le voyage est agréable mais je serai contente de rentrer à Montréal. La première nuit à l’auberge de jeunesse n’a pas été très reposante. J’espère que nous dormirons mieux ce soir. Nous sortons faire la tournée des bars avec l’auberge. Jusqu’à présent, je ne suis pas tellement charmée par Boston mais c’était pareil pour Montréal. Il ne s’agit pas tant de l’âme d’un lieu. Cela a beaucoup à voir avec soi-même et les relations avec les gens. Bon week-end. 44 dans un bar. Je réagis brutalement à la jalousie de mon conjoint, que je jugeais excessive. Mon obsession envers David se poursuivait. Sur la route du retour vers Montréal, je me surpris également à penser à un garçon, connu huit ans plus tôt à Bristol. Mathieu et moi nous étions rencontrés à l’hôtel où je travaillais comme barmaid. Nous étions sortis à plusieurs reprises. J’avais vécu avec le Français un vrai amour platonique, à moins qu’il ne s’agît d’une réelle amitié, même temporaire. Sans doute n’étais-je pas attirée par lui. De toute évidence, il n’avait pas déclenché en moi la passion. L’alchimie avait dû manquer entre nous. Ou était-ce le fait qu’il avait une petite amie et que j’étais amoureuse d’un garçon ténébreux qui eut été déterminant ? *** La nuit suivant le retour à Montréal, j’étais incapable de trouver le sommeil. Je sortis du lit et j’écrivis à David. I have a purpose I feel lighter Far from how I was some time ago When everything was dark, when the Void came Light has come through the days Here is what I’ve just written (not sure the last sentence makes sense) and wanted to share with you.28 28 J’ai un but Je me sens plus légère Loin de celle que j’étais il y a quelque temps Quand tout était sombre, quand le Vide est venu La lumière a transpercé les jours Voici ce que je viens d’écrire (pas sûre que la dernière phrase ait un sens) et que je voulais partager avec toi. 45 *** Une semaine plus tard arriva le jour J. En ce 23 novembre, la première neige recouvrait Montréal. Conséquence de cette intempérie, j’attendis au moins deux heures que le bus se pointe à la gare. Le voyage commençait péniblement. Pour ajouter au contretemps, la puanteur des toilettes imprégnait tout l’habitacle. À la frontière avec les États-Unis, le conducteur pria les passagers de descendre avec leurs effets personnels. Au cours de l’attente dans le bâtiment, j’échangeai quelques mots avec un jeune homme. Je lui confiai que, des deux douaniers, la femme avait l’air la plus commode. Après qu’il m’eut rejoint dans le bus, il me dit que j’avais vu juste. Français marié à une Américaine, Fabrice allait passer le congé de Thanksgiving près de Boston, où sa femme, travaillant ce jour-là, le retrouverait. Il me raconta qu’il vivait à Chicago et qu’il avait des difficultés à obtenir du travail. Il avait pourtant suivi des études aux États-Unis. En parallèle, il s’adonnait à la photographie professionnelle et avait réalisé un reportage sur une troupe d’artistes polonais. Débarquée à Boston, je pris le T pour me rendre à l’auberge de jeunesse. Je dînai dans un pub distant de deux rues. Je ne jouis que d’un repos minimal, à cause du vacarme s’invitant de la rue et du froid qui régnait dans le dortoir. *** Le lendemain, je me levai très tôt, pris ma douche et descendis à la salle à manger. J’entendis deux hommes parler de nutrition. Plus tard au cours de la matinée, tandis que je me servais de l’eau à la cuisine, je rencontrai le plus bavard des deux. Peter venait de Toronto. Le Canadien avait décidé de passer le congé aux États-Unis. Je lui dis que j’étais en route 46 pour San Francisco où se tenait une conférence. Il pensait que je me rendais au Trade Show dans le secteur minier. Je répondis que mon événement concernait les applications mobiles. Il se montra intéressé par le sujet. Dans l’après-midi, je quittai l’auberge pour me rendre à l’aéroport international Logan. La dame que je rencontrai dans le tram m’accompagna jusqu’à la navette. Elle allait voir sa fille et ses petits-enfants en Floride. En apprenant que je voyageais seule, elle me conta son histoire. Elle était arrivée d’Italie à l’âge de vingt ans et me dit : « Travel is the best education. »29 L’Italie lui manqua au début, mais elle m’expliqua que si elle retournait dans son pays natal, son pays d’adoption, à son tour, lui manquerait : « This is home. »30 *** À bord du vol vers Atlanta, un jeune homme noir s’assit à mes côtés. Étudiant en pharmacie à Boston, il rentrait chez lui pour Thanksgiving. Bien qu’il avait prévu de ne rester que deux jours sur place, il n’avait pas hésité à faire le voyage pour passer cette fête en famille. Nous parlâmes des relations entre hommes et femmes. Cette conversation, intéressante au début, finit par m’irriter. Il croyait tout savoir. Nous nous entendîmes sur un point : « Experience is the best teacher »31. *** Le vol d’Atlanta à San Francisco se déroula en solitaire. À mon arrivée à l’aéroport international de San Francisco, 29 « Le voyage est la meilleure éducation. » « C’est chez moi. » 31 « L’expérience est le meilleur enseignant. » 30 47 j’attendis mes hôtes, qui m’avaient promis de venir me chercher. Il était presque minuit. Finalement, mes colocataires pour la semaine firent leur apparition. Je fis la connaissance de Dan et de son épouse dans la voiture. Dans l’ascenseur de l’immeuble, je rencontrai le cousin de Dan, franco-colombien, et sa petite amie, ainsi que Nick, colocataire et associé de Dan, et l’amie de ce dernier, actrice à Los Angeles. Ils me proposèrent de manger de la dinde, accompagnée d’un verre de vin. Nous ponctuâmes la soirée par une partie de poker. 48 5. Quête spirituelle Le lendemain, je m’accordai une grasse matinée. Liz me proposa de l’accompagner au supermarché où je fis des courses pour la semaine. Dans l’après-midi, je résolus de rester dans les environs et d’explorer Burlingame, en périphérie de San Francisco. Tout au long de mon séjour californien, je rédigeai plusieurs articles de blog, à la manière d’un carnet de voyage consignant mes pensées et expériences. A tourist in Burlingame Je suis à San Francisco (enfin, en banlieue, dans une ville qui s’appelle Burlingame). Faisant le lien avec l’article précédent (How do you get wise? And how to be a free thinker?32), je suis venue seule ici, non seulement pour assister à la conférence sur les applications mobiles APPNATION, mais aussi pour une raison personnelle, qui se révèle – chose plutôt surprenante en Californie – spirituelle. An experience that allows me to know who I am and teaching me about life’s many possibilities, outside the box.33 Les États-Unis sont encore une nouvelle expérience par rapport au Québec. Une créature étrange pour la Belge que je suis. Heureusement ai-je vécu en Angleterre pendant un an 32 Comment devient-on sage ? Et comment être un libre penseur ? Une expérience me permettant de savoir qui je suis et m’apprenant les nombreuses possibilités de la vie, hors des sentiers battus. 33 49 et demi (en 2003, 2004-2005). Il y a tant à voir et à découvrir ! Le monde est fascinant. Ma première impression des USA, en étant à Boston pour la deuxième fois, est celle d’une société à deux vitesses : d’un côté, le modèle Walmart, bon marché ; de l’autre… Je ne le connais pas encore celui-là. Cela ressemble probablement à Wall Street. San Francisco me montrera peut-être une autre facette des États-Unis. La comparaison entre monde anglosaxon et francophonie est aussi pertinente. Je ne peux m’empêcher de penser au roman Globalia de Jean-Christophe Rufin : terrorisme, endoctrinement, honte de vieillir… Les chocs en Amérique du Nord sont aussi vivaces qu’en Afrique. Ils se confrontent à un trop-plein d’idées reçues, d’acquis accumulés tout au long d’une vie. Entre l’Europe et l’Amérique du Nord, il y a un océan de la taille d’un continent (même si l’Europe a été américanisée). Je me suis promenée cet après-midi à Burlingame. C’est calme. Les gens sont polis. Il y a de gros arbres le long des routes, et des palmiers. Les maisons reflètent la Californie. Un côté Midi de la France. Il y a déjà des décorations de Noël, alors que subsistent citrouilles et épouvantails d’Halloween. J’ai croisé un monsieur et son petit-fils. Je pense que l’homme m’a confondue avec quelqu’un d’autre (encore un sosie ?) car il m’a demandé si j’étais allée travailler – chose étonnante pour lui en ce jour de congé, lendemain de Thanksgiving. Je lui ai répondu que j’étais une touriste. Les passants étaient peut-être surpris de me voir prendre des photos. Je ne suis pas certaine que ce soit courant dans les rues de cette banlieue de San Francisco. *** 50 Le deuxième jour, je pris à nouveau mon temps avant de m’aventurer au dehors. Je montai dans le train à destination de San Francisco et descendis au croisement de Fourth Street et King Street. Je parcourus la ville à pied, au gré du vent. Après avoir profité de la connexion Wi-Fi du Washington Square pour envoyer quelques e-mails, en mangeant mon sandwich, je dénichai le point culminant naturel de la ville et gravis une colline où se dresse Coit Tower. Le site me fit immanquablement penser à Cabot Tower à Bristol, perchée sur Brandon Hill. Je descendis par l’autre versant, curieuse de voir où l’escarpement me mènerait. Entre jardins luxuriants et maisons ravissantes, je suivis un chemin sinueux. J’atteignis une place gardée par un château : le Julius’ Castle. Un coup de klaxon me sortit de ma rêverie. Je vis une voiture vert bouteille et m’approchai. Le conducteur me proposa une visite gratuite de la ville. Je montai devant, un couple se trouvant à l’arrière. Nous traversâmes les divers quartiers de San Francisco avant de marquer un arrêt sur la plage en face du Golden Gate Bridge et de l’île d’Alcatraz où gît la prison du même nom. Notre guide me raconta une anecdote à propos d’une maison bleue qui avait inspiré une chanson. Le chanteur français, à son retour de France, fut plongé dans la consternation lorsqu’il découvrit que la maison avait été peinte en vert. Il décida de la remettre dans son état initial. Je ne parvins pas à identifier le titre de la chanson. Je ne trouvai la réponse à cette énigme que bien plus tard : il s’agissait bien sûr de « San Francisco » de Maxime Le Forestier. Après plus de deux heures, Mister Toad34 déposa ses passagers au Fisherman’s Wharf. Peu inspirée par les lieux, je décidai de quitter le quai touristique pour de nouveaux dé34 Monsieur Crapaud 51 cors. Je me dirigeai vers le quartier des affaires. Plus loin sur ma route, un homme m’invita à visiter une exposition à l’intérieur d’un prestigieux édifice, appartenant à l’Église de scientologie. Je pensai : « pourquoi pas ; après tout, j’apprendrai peut-être quelque chose sur ce courant religieux ». J’avais entendu dire que c’était une secte et que Tom Cruise et Nicole Kidman étaient des adeptes. Je fis le tour de la salle, survolant les panneaux d’informations et les témoignages vidéographiques. Mon hôte recueillit mon avis à la sortie. Je ne me gênai pas pour lui exprimer ma réticence à suivre un dogme ou une religion. Le prosélyte, ne se décourageant pas – l’Église l’ayant aidé à surmonter des moments difficiles – m’offrit deux DVD : Scientology. An Overview35 et Dianetics. An Introduction36. 35 36 Scientologie. Un Aperçu. Dianétique. Une Introduction. 52 6. Going with the flow37 Je consacrai le troisième jour à la visite de Palo Alto, où Steve Jobs avait résidé. Liz m’avertit qu’il fallait une voiture pour voir la maison du défunt, éloignée du centre-ville. Elle y était allée avec Dan juste après le décès du grand homme. Ils avaient été témoins des cadeaux déposés devant chez lui. « Même des pommes ! » s’exclama-t-elle. Elle s’était étonnée que l’habitation ne soit pas plus grande et souligna avec pétillement qu’un verger ornait l’entrée de la villa. La voie ferrée se trouvait à quelques centaines de pas de l’appartement. En attendant le train, je me mis à décrire mon expérience sur le carnet qui ne me quitte jamais. J’essaye de me laisser porter par le vent, tel un ballon flottant dans l’air. Je me sens légère tel l’oiseau volant dans le ciel. Je m’enivre de l’embrun. Je ressens une sensation de déjà-vu. Mais laquelle ? Le fond de l’air est frais, mais le soleil me caresse le dos. Je me laisse aussi envahir par la musique de mon iPod. [Yaël Naïm, New Soul38] We live in a beautiful world39. [Coldplay] Mais qu’en faisons-nous ? Nous émerveillons-nous encore ? 37 Se laisser porter Âme neuve 39 Nous vivons dans un monde magnifique 38 53 Des arbres, du ciel, des oiseaux, de la pluie, du beau temps. Jusqu’où ira la bêtise humaine ? Le progrès est-il encore bon ? Nous en voulons toujours plus. La preuve : pourquoi suis-je venue ici ? Comment ? Nous voulons tout voir, tout contrôler, tout réinventer. Mais le plus ironique est que tout nous échappe, même notre stupidité. [Télépopmusik, Trishika] Bien sûr des évolutions sont utiles, mais cela nous rend-il plus heureux ? Le bonheur n’est-ce pas plutôt tous ces petits moments partagés entre nous ? Loin du matérialisme ambiant. Même si les technologies nous permettent de communiquer à distance, nous aident-elles à mieux communiquer pour autant ? Read in the train on the seat in front of me: Bush lied Thousands died40 Rien ni personne ne l’a arrêté. Ni le Congrès, ni les médias, ni l’opinion publique. Au moins la guerre du Golfe avait-elle été plus subtilement orchestrée et l’opinion publique manipulée pour un prétexte de solidarité. *** 40 Lu dans le train sur le siège en face de moi : Bush a menti Des milliers sont morts 54 Sur quoi reposent nos vies si elles ne tiennent plus qu’à un réseau sans fil ? Un nuage de poussière ? Un écran de fumée. Une jeune femme organisait une veillée sur la Lytton Plazza pour sensibiliser les gens au cancer du poumon. D’après l’information d’une affiche, 80 pour cent des diagnostics du cancer du poumon concernent des non-fumeurs. Il n’y a pas assez de prévention des maladies. Les gens qui ont beaucoup d’argent pourraient donner plus de fonds à ces causes. What if Mrs Coit did donate money for medical research? Instead of building a tower to beautify the city of San Francisco. Of course everyone is free to choose what to do, all the more with their money.41 La sphère publique est en train de se détériorer. La société en train de se paupériser. Nous sommes tous responsables. Nous vivons dans un monde superficiel, consumériste, de plus en plus virtuel pour satisfaire tous nos désirs. Pour la première fois, j’ai proposé à un mendiant de parler avec lui, chose que je n’aurais jamais faite si je n’avais été seule. L’empathie n’existe que par l’expérience. 41 Que ce serait-il passé si Mme Coit avait versé de l’argent pour la recherche médicale ? Au lieu de faire construire une tour pour embellir la ville de San Francisco. Bien sûr, chacun est libre de choisir quoi faire, qui plus est avec son argent. 55 J’aimerais donner la parole à ceux qui ne sont pas écoutés. Ce doit être le devoir d’un(e) journaliste. C’est ainsi que je le conçois. Les pouvoirs, comme on les appelle – politique, médiatique, juridique – sont éloignés des gens. Qu’en est-il du pouvoir économique ? Celui-ci dépend des gens ! So thanks to Steve Jobs for taking me to Palo Alto. And thanks to DJ for triggering in me passion.42 À qui profite le progrès ? Les meilleures technologies ne profitent-elles qu’aux plus aisés ? L’économie est devenue business. L’information, censée être un contre-pouvoir, est devenue médias. La science est devenue progrès. La politique est devenue politique politicienne, puis pouvoir fantoche. Par-dessus tout, le citoyen est devenu consommateur. *** Le même jour, je découvris, émerveillée, Stanford University. Steve Jobs y avait donné son célèbre discours à la cérémonie de remise des diplômes. Il s’était exprimé sur sa vie, notamment sur le thème « Connecting the dots looking backwards »43. Pensant qu’il fallait prendre le bus pour se rendre à l’université, j’attendis qu’une navette se pointe à la gare de Palo Alto. En vain. Je trouvai finalement le chemin, franchi le prestigieux portail gardé par un dieu armé d’une plume et marchai sur le trottoir longeant la route où circu42 Donc merci à Steve Jobs de m’avoir emmenée à Palo Alto. Et merci à DJ d’avoir déclenché en moi la passion. 43 « Faire le lien en regardant en arrière » 56 laient des voitures. Des palmiers bordaient l’allée. Une plaine verdoyante égayait un arboretum. Des panneaux directionnels jalonnaient le trajet. Attirée par l’annonce du jardin de sculptures de Rodin, je pris la direction du Cantor Arts Center. L’exposition « Rodin & America » présentait les œuvres d’artistes influencés par Rodin. L’entrée du musée était gratuite, mais l’heure de fermeture approchait. J’appréciai particulièrement la section consacrée à l’art africain. Je sortis du musée à la tombée de la nuit. Je flânai dans le jardin de Rodin à travers la pénombre quand, attirée par l’illumination d’une tour, je m’élançai au cœur du campus. Les vitraux de l’église Stanford Memorial Church resplendissaient dans le crépuscule. Jane Stanford dédia l’édifice à son défunt mari, Leland Stanford. Beau témoignage d’amour en corolles de grès rose. L’université Stanford m’envoûta tant que je rechignais à la quitter. Peu soucieuse de l’horaire des trains, je me laissai bercer par les flots et couchai sur le papier les fruits de mon inspiration, aux accents poétiques. Stanford à la tombée de la nuit It just feels like you want to be with the person you love. I’ve never thought a university could be so romantic.44 Les arbres Les roses Les bâtiments flamboyants Les lumières éparses Les sculptures de bronze ornant les jardins Le crépitement des fontaines Les coups de carillon I could stay here forever45 44 On a seulement envie d’être avec la personne aimée. Je n’ai jamais pensé qu’une université puisse être aussi romantique. 57 Sensation d’éternité La tour Hoover Tower comme un phare dans la nuit Le lieu est un ravissement complet, me ramenant dans l’enfance. Apaisant Il faut dire que c’est dimanche soir et les vacances. La brume du soir Je suis transportée. *** Tandis que je marchai vers la sortie, je fus à nouveau envahie d’une vague de pensées. It would not have been the same if I hadn’t traveled alone. I would not have been with myself. I would not have dialogued with me and put my thoughts on paper. Of course, I wouldn’t write like that if I didn’t hope there would be people to read me. I felt so free.46 L’instant present Carpe Diem [Jamiroquai, Corner of the Earth47] 45 Je pourrais rester ici pour toujours Ça n’aurait pas été pareil si je n’avais pas voyagé seule. Je n’aurais pas été avec moi-même. Je n’aurais pas dialogué avec moi-même et couché mes pensées sur papier. Bien sûr, je n’écrirais pas ainsi si je n’espérais pas qu’il y ait des gens pour me lire. Je me sentais tellement libre. 47 Un coin de la Terre. 46 58 7. Expérience existentielle Le matin du quatrième jour, je pris le temps, en déjeunant, de chatter avec Pascal, Réunionnais vivant à Bristol. Mon ami me fit partager son expérience avec le mouvement Occupy. Son compte rendu suscita mon envie de rendre visite à Occupy San Francisco. Je trouvai sur Internet l’emplacement du campement et me lançai dans l’aventure. Un article, publié sur mon blog à la fin de la journée, résume mon expérience. Les Indignés de San Francisco J’ai démarré ma journée, un peu tard, en me posant cette question : What’s the meaning of life? Quel est le sens de la vie ? J’ai rejoint le campement Occupy SF au 10 Market Street près du port de San Francisco. Arrivée sur les lieux, je ne savais pas très bien comment m’y prendre. À l’entrée, j’avais vu sur le tableau des activités qu’il y aurait une réunion des facilitateurs à 16 heures. Je me suis faufilée entre les tentes, marchant sur des tapis et des carpettes. L’endroit n’était pas des plus décents. Une tente rose abritait une réunion et je ne voulais pas déranger. Quelques informations, pas toujours compréhensibles, étaient affichées. Heureusement, des gens m’ont abordée et je me suis vite sentie plus à l’aise. L’un des premiers hommes à qui j’ai par- 59 lé est forgeron dans une autre région. Il a décidé de ne pas avoir de logement. Pour lui, un abri devrait être fourni par l’État. Il trouve que c’est ridicule de payer pour cela. Je crois qu’il possède un lopin de terre. Il n’a pas souhaité que je le prenne en photo. Un autre m’a dit qu’il a arrêté son voyage ici et a proposé de partager sa tente avec d’autres. Un vendeur de téléphones m’a montré l’une des parcelles de terre que les occupants cultivent. Au début, les réunions m’ont semblé désorganisées, d’autant que l’occupation a commencé le 17 septembre 2011. Cela fait donc plus de trois mois. Les participants avaient du mal à s’accorder, même sur les sujets des discussions. Ils étaient mal préparés. Toutefois, au fur et à mesure des conversations, j’ai capturé une image plus positive : ils essayaient de s’organiser vaille que vaille et d’être cohérents. Il y avait des gens de tous horizons, certains au tempérament plus agressif, d’autres pacifique. Un homme plus âgé que la moyenne a expliqué qu’il s’était rendu dans plusieurs Occupy et qu’il fallait persévérer car les problèmes surgissent souvent au départ et qu’il est possible de les surmonter. Apparemment, la semaine dernière avait été difficile. Il y avait eu des problèmes à cause de ceux qui abusent de l’alcool et des drogues et commettent des actes illégaux. Quelques altercations se sont produites avec la police. J’ai remarqué chez certains un comportement dénotant une envie de reconnaissance. De là également la difficulté de s’entendre, même si des règles ont été fixées, tels que le tour de parole et le respect. C’est une dynamique de politique qui se joue même s’ils mettent l’accent sur le consensus. Cela me fait penser au film « The Beach », où malgré les meilleures intentions, les protagonistes échouent à créer une commu- 60 nauté car l’une d’eux prend le pouvoir sur les autres et impose sa domination. Au cours de la réunion, un « native American » a prôné le modèle amérindien, évoquant l’importance d’un leader et demandant d’accorder plus de valeur à la famille. L’un des points de discussion fut d’ailleurs : « doit-on instaurer la diversité dans les comités de liaison ? ». Ces comités, d’après ce que j’ai compris, servent à faire le lien entre la communauté et la municipalité. La réunion a abordé la question de l’éviction du campement, le maire ayant proposé de le déplacer à un autre endroit. Des pour et contre ont émergé. Une jeune femme a expliqué que, bien que ne campant pas, elle est très solidaire du mouvement. Elle a lié la requête du maire au fait qu’en janvier aura lieu un feu d’artifice au port et que cela ferait mauvais genre d’avoir un campement juste à côté des festivités. Plus d’humanité ! J’ai demandé à l’un d’entre eux, qui semblait averti, ce qu’ils voulaient obtenir. Il m’a répondu qu’ils veulent que soient garantis les droits humains fondamentaux tels que l’accès à la santé et à l’éducation. Il a comparé les ÉtatsUnis à l’Europe et a cité l’exemple de San Francisco qui, bien que ville riche, compte de nombreux sans-abri. Les Américains ont investi beaucoup d’espoirs dans leur président, mais Obama les a déçus. Cet homme a expliqué que, pour gagner les élections, il faut beaucoup d’argent, donc les politiques ont besoin des riches. J’en conclus que les premiers rendent service aux seconds qui le leur rendent bien. Il a déclaré, en outre, que les prisons sont pleines de pauvres et qu’ici, on ne soigne pas les malades mentaux, on les laisse plutôt dans la rue. Il a ajouté qu’il accueille le capitalisme, mais qu’affirmer que le business va tout régler (“business 61 will take care of everything”) est un leurre car les gens d’affaires s’intéressent uniquement au profit (“what interests business is only profit”). Il aurait souhaité que les États-Unis deviennent plus comme l’Europe, mais c’est le contraire qui se produit : l’Europe se rapproche de nous (“Europe comes to us”). Avant la fin de la réunion, un jeune homme a pris la parole pour se présenter. Il se prénomme Arthur et vient de la Provence en France. Nous avons passé un moment ensemble à bavarder. Il m’a dit qu’il est arrivé il y a un mois avec un visa de touriste. Il a un peu travaillé pour une agence de voyage qui organise des tours à vélo. Il réparait les vélos et a pris un vélo à son tour pour descendre bientôt la côte californienne, peut-être jusqu’au Mexique. Arthur m’a raconté qu’il a laissé son appart et son matériel de sport en France pour vivre une nouvelle expérience et améliorer son anglais. Vers 19 heures, j’ai pris congé de ces personnes avec qui j’avais sympathisé. J’avais froid depuis longtemps. La nourriture servie n’était que du riz rationné. Heureusement que j’avais apporté un sandwich. Je retire de cette expérience un regain de foi en l’humanité. Cette communauté dont la vision est définie par ses membres avec des mots simples comme « love », « peace », « solidarity », « liberty », « history », « revolution », concerne l’humanité. Que l’on soit optimiste ou pessimiste, tout le monde – à part quelques exceptions près – se préoccupe de l’humanité et de son avenir. Nous sommes aussi nombreux à aspirer à un monde meilleur, plus juste, plus égalitaire. Je préconise de faire son devoir de citoyen : s’informer, voter, mais aussi essayer de ne pas être indifférent et agir chacun à son échelle. Pour moi, les gens dans la rue sont le reflet de notre société, le signe qu’elle se déprécie. On laisse 62 des gens tomber. Il est difficile de savoir ce qu’être sans-abri signifie sans jamais l’avoir vécu. J’ai vu l’envers du décor de San Francisco : ses démunis. En empruntant Market Street pour rentrer, j’ai croisé un nombre choquant de clochards sur le trottoir bordé de grands magasins. Dans notre société de surconsommation, trop de gens n’ont pas les moyens d’assouvir les besoins primaires comme manger. Je prédis que la situation ne fera qu’empirer si le dédain des plus riches, le 1 % de la population, et l’apathie générale des 99 % restants continuent d’exister. Nous sommes à un moment critique de l’histoire. Nous avons le pouvoir d’écrire une nouvelle page. Ensemble, on est plus forts. 63 8. Absinthe Le 30 novembre 2011 marqua le premier jour de la conférence sur les applications mobiles, APPNATION III. Je dormis peu car je savais que je devais me lever tôt. Nick me conduisit à la gare Millbrae, où je pris le BART. Après être descendue à 16th Street Mission, je me dirigeai vers le Design Center Concourse avec un plan de la ville. Je passai devant un bâtiment en briques rouges arborant l’enseigne Adobe. Arrivée à la conférence, je repérai d’abord les lieux avant de m’acheter un café. Au moment où je m’apprêtai à descendre les escaliers pour rejoindre le centre de la salle, je croisai un groupe dont la conversation sur les motifs de participation à l’événement attira mon attention. Je m’immisçai dans le cercle des trois hommes. Nous procédâmes aux présentations, cartes de visite glissant d’une main à l’autre. Je me retrouvai seule avec l’un des hommes café au lait. Ce dernier, informé que j’habitais Montréal, me raconta qu’il avait fréquenté une école canadienne dans son pays d’origine, Haïti. Il me proposa de l’accompagner à un concert symphonique en soirée. Nous convînmes de nous retrouver à l’extérieur après la clôture du programme. La journée se déroula tranquillement. Après le lancement de la conférence sur la grande scène, j’assistai à quelques présentations. Je compris vite que l’intérêt de ce genre d’événement résidait dans la mise en relation des protagonistes. Je visitai plusieurs stands où les exposants présentaient 65 leurs applications et je collectai les cartes d’autres participants. J’eus l’occasion de parler avec le Directeur des Communications de Nuance, qui me laissa une bonne impression. Il ponctua notre bref échange par cette phrase : « do not tell me your idea »48. Ce qui en dit long sur l’inimitié en affaires. *** Le soir, je retrouvai Sam à la sortie du Design Center Concourse. Celui-ci héla plusieurs taxis avant que l’un ne s’arrête. Je trouvai surréel de monter dans la même voiture que ce quasi-inconnu. Après la course, nous parcourûmes à pied Hayes Street à la recherche d’un restaurant à notre goût. Le nom d’un établissement conquit mon intérêt : Absinthe. J’insistai pour y entrer. Nous pénétrâmes l’atmosphère intime du restaurant. Une dame blonde, plutôt froide, nous plaça. Une fois assis, un homme aux lunettes rondes vint prendre notre commande. Son arrogance me froissa. Après avoir consulté le menu, je suggérai d’entamer le repas par un verre d’absinthe, liqueur que je croyais prohibée. Sam interrogea le serveur quant à la détection de ce spiritueux dans le sang et reçut une réponse rassurante. Intriguée par sa question, je voulus en connaître la raison. Mon commensal m’expliqua que certaines compagnies demandent aux consultants d’effectuer un test de drogues afin de prouver leur aptitude au travail. Nous échangeâmes des tranches de nos vies. Le consultant en informatique, résidant de New York, travaillait à San Francisco. Sam me parla de ses problèmes avec sa femme, qui se désintéressait de lui. Il arrivait qu’il rencontre des fil48 « Ne me parlez pas de votre idée. » 66 les, mais il l’aimait encore et espérait qu’elle lui témoigne plus d’attention. Il se réveillait parfois la nuit, espérant avoir reçu un message de sa part. Il s’inquiétait également pour ses enfants, en particulier l’aîné, « un garçon doué ». Il pensait que son fils devait ressentir le climat tendu entre ses parents. Je lui suggérai de recourir à une thérapie de couple, mais Sam répondit que le thérapeute leur conseillerait sans doute de se séparer. Je trouvai cette réponse d’un cynisme déconcertant. Après le repas, succulent, nous marchâmes en direction du San Francisco Symphony. Dans le hall d’entrée, nous échangeâmes quelques mots avec une femme d’origine israélienne. Celle-ci nous fit part de son plaisir de voyager en solitaire. Elle prenait des vacances un mois par an sans son mari et aimait découvrir l’Europe. Son époux la rejoignit à l’ouverture de la salle. Sam avait réservé deux places parmi les meilleures. Il me fit remarquer que nous étions entourés de la crème de San Francisco : des quinquagénaires, voire sexagénaires. Je lui confiai mon opinion concernant la tenue vestimentaire des Américains, en comparant avec le raffinement européen, surtout français. Nous nous laissâmes entraîner par la magie des chants de Noël. Le tintement des cloches fit son impression. Après le spectacle, nous admirâmes les édifices illuminés en nous rendant à l’hôtel Hilton, où Sam m’invita à prendre un dernier verre. Nous poursuivîmes nos confidences en sirotant une coupe de champagne. Sam insista pour que j’admire les décorations dans le hall. Enfin, mon nouvel ami me raccompagna à la gare. À bord du train, je me sentais légère. L’absinthe me procurait un effet aphrodisiaque. J’envoyai à David cette question avec mon téléphone portable : 67 « Do you know why the expression in vino veritas? Any explanation? »49 Il m’envoya, en guise de réponse, le message suivant : « The truth is revealed between the parties when wine has been imbibed. »50 Je renchéris : « Truth does apply to facts, like in law. Feelings are not so much about truth. Does wine reveal feelings too? »51 Je reçus un éloquent « Yes ». Je conclus : « I got the answer. I drank absinthe tonight. »52 49 « Sais-tu pourquoi l’expression in vino veritas ? As-tu une explication ? » 50 « La vérité est révélée entre les parties lorsque le vin a été imbibé. » 51 « La vérité s’applique aux faits, comme en droit. Les sentiments ne concernent pas tant la vérité. Le vin révèle-t-il aussi les sentiments ? » 52 « Je le savais déjà. J’ai bu de l’absinthe ce soir. » 68 9. Désillusions Au cours du deuxième jour d’APPNATION, je rencontrai un Français, fondateur d’une start-up. Clément occupait un stand dans la section appelée « The Garage » pour promouvoir sa plateforme liée au cloud et aux applications. Il me confiait n’avoir aucun regret d’avoir quitté la France pour tenter sa chance dans la Silicon Valley. Nous abordâmes un sujet on ne peut plus sérieux : la politique. Clément me fit part de ses convictions libertariennes et s’attela à m’expliquer la base de ce courant politique. Au cœur de ce mouvement, la liberté de l’être humain et la conception que tout homme a un bon fond. Partant de cette prémisse, la pensée libertarienne préconise la limitation du rôle de l’État aux matières strictement nécessaires, telle la sécurité, mais pour le reste, comme l’enseignement, la gestion par le secteur privé. Cela suppose que les citoyens soient aptes à prendre des décisions par euxmêmes dans leur intérêt. Hormis cet entretien à connotation politique, je profitai du second jour de la conférence pour explorer tous les stands et séminaires sans m’intéresser à l’une ou l’autre activité du programme. À l’heure du déjeuner, je m’assis à la table d’un quinquagénaire de Washington DC. Nous échangeâmes notre opinion sur la conférence et le secteur des applications mobiles et fûmes d’accord sur le point que les applications actuelles sont loin d’être révolutionnaires, mais que le plus extraordinaire reste à venir. 69 L’après-midi, je marquai une pause auprès d’un exposant d’ethnie asiatique, qui parlait très bien le français. À son stand nous rejoignit un développeur d’applications mobiles basé à New York. Excité d’apprendre que je vivais à Montréal, il me présenta son collègue, originaire de cette ville. Ce dernier se prénommait David et était anglophone. Je m’entretins brièvement avec lui et son directeur, d’origine cubaine, dont l’impertinence me piqua. Avant la clôture de l’événement, j’assistai à la session « 10 Good Minutes : Why SIRI and Speech-Recognition Apps Will Change Man-Machine Interaction Forever »53. Gary Morgenthaler de la firme d’investissement Morgenthaler et Paul Ricci, PDG de Nuance Communications, discutaient de la nouvelle interaction entre l’humain et la machine, en se focalisant sur la technologie Siri disponible sur l’iPhone 4S. Sur la scène principale, les deux hommes étaient assis face à l’audience, tandis que Kara Swisher leur posait des questions et réagissait à leurs commentaires sur un ton frisant l’insolence. De toute évidence, la journaliste ne partageait pas leur engouement pour l’intrusion des technologies dans les rapports humains. Le visage de Morgenthaler reflétait un caractère affable. Il affirmait que Siri allait révolutionner le monde et la relation que les humains entretiennent avec les machines. À la fin de la séance, je me précipitai vers la sortie de la scène et interpellai Morgenthaler : « Will there be a platform to develop mobile applications with Siri? »54. Celuici prétexta un appel urgent. Un garçon, qui attendait derrière moi, insinua que Morgenthaler ne voulait pas nous parler. 53 « 10 bonnes minutes : pourquoi SIRI et les apps de reconnaissance vocale changeront l’interaction homme-machine pour toujours » 54 « Y aura-t-il une plateforme pour développer des applications mobiles avec Siri ? » 70 Outrée, je concluais que les puissants de ce monde veulent tout bonnement garder les nouvelles technologies entre eux au lieu de les démocratiser. L’observation du Hackaton avait confirmé un peu plus tôt l’autre hypothèse que ce genre d’événement sert à mettre en relation des génies développeurs avec des capitalistes, et que les seconds exploitent d’une certaine manière les premiers qui déploient leurs talents dans des conditions de travail grotesques. Arriva justement la remise des prix du Hackaton. Là encore, les projets présentés étaient plutôt décevants. Finalement, je me mis en tête de retrouver le groupe rencontré auparavant. Je retrouvai les trois collaborateurs. Le plus sympathique d’entre eux, le premier que j’avais rencontré, m’apprit qu’il était égyptien. Je lui racontai mes désillusions par rapport à la mascarade derrière l’événement. L’Égyptien me dit que je ressemblais à une fille qu’il connaissait, qui pense que tout le monde est gentil. Candide… Le Cubain était pour sa part très cynique. Quant à David, il me posa quelques questions sur ma vie à Montréal, mais ne s’attarda pas vraiment à mieux me connaître. Un homme, sosie de Moby, rejoignit notre table. Apparemment, le Cubain et lui envisageaient de conclure des affaires ensemble. Ils passèrent en revue les bons restaurants de San Francisco. J’annonçai à l’Égyptien que je me rendais aux toilettes. Lorsque je retournai à la table, je vis que le groupe avait disparu. Je fus déçue, mais, quelques instants plus tard, me ressaisis : il n’y avait plus rien d’autre à faire que partir. Je marchais dans les rues de San Francisco à la recherche d’une station de métro. Je grognais et j’avais l’impression de 71 tourner en rond. Je pensai à David et lui envoyai ce message : « I’m down. Do you care? »55. Celui-ci était sur le point de dormir. Il proposa de m’appeler. Je lui expliquai les déceptions que j’avais vécues à la fin d’APPNATION. Je m’exclamai que c’était un monde de requins. Je finis par trouver le métro, descendis par l’escalator et me retirai dans une alcôve poursuivre la conversation. J’évoquai mon inquiétude de me faire manipuler. Il me répondit que j’étais capable de décerner les bonnes des mauvaises personnes. Rassurée, je lui dis : — I’m obsessed with you.56 Notre appel me rasséréna. 55 56 « Je suis déprimée. Est-ce que ça t’importe ? » — Tu m’obsèdes. 72 10. Coup de folie Le 2 décembre 2011, pendant le voyage du retour vers Boston, je communiquai avec David par SMS. « On the plane departing soon to Milwaukee ☺ »57 « I’m already on the next plane to Boston. I like flying. I wish I could plug my computer to write more easily. It’s kind of quiet tonight. »58 Je reçus en guise de réponse : « Safe flight. I’m walking the streets of downtown Toronto. »59 J’interprétai cette phrase de manière erronée, pensant qu’il parlait du lendemain, d’où ma réplique décalée : « You’re lucky. I’ll be on the bus back to Mtl. Life took its turn on me. Does this sentence make sense? »60 Pour toute réaction, je reçus une rafale d’étranges messages : V B B 57 « Dans l’avion partant bientôt pour Milwaukee ☺ » « Je suis déjà à bord du prochain vol vers Boston. J’aime voler. Je souhaiterais brancher mon ordinateur pour écrire plus aisément. C’est assez tranquille ce soir. » 59 « Bon voyage. Je marche dans les rues du centre-ville de Toronto. » 60 « Tu as de la chance. Je serai dans le bus du retour à Mtl. La vie a pris un virage en moi. Est-ce que cette phrase a du sens ? » 58 73 V V BB B V V B Tandis que ces lettres se succédaient sur l’écran de mon cellulaire, d’autres pensées émergèrent : « What I mean is that I cannot go back to where I was. »61 Le flot de lettres se poursuivit : V V V V V V Il m’était difficile de caser un message dans le flux continuel. « What I received from you now looks like an enigma… »62 Les consonnes continuèrent à déferler sur mon écran de téléphone portable. V V G V V V V 61 62 « Je veux dire que je ne peux pas retourner d’où je viens. » « Ce que je viens de recevoir de toi ressemble à une énigme… » 74 V Je tentais de placer une interrogation : « Are you sending me emoticons? I’m only getting letters like V, B and G. »63 Plusieurs autres bulles se succédèrent encore : treize V, un G, un V, un message vide, dix V, un B, quarante-quatre V et, finalement, quatre V. Quatre-vingt-dix-neuf messages texte en tout avaient inondé ma boîte de réception. Peu de temps après, une pensée m’assaillit et j’envoyai cet e-mail : Do you think it’s crazy to want to meet you in Toronto? Of course, it is but you see I figured it out that we’ve only one life… The difficulty is my lap top battery is dying and booking a flight to Toronto on my phone isn’t easy. So what do you think of booking the first flight so I walk the streets of TRT with you? I hope you say yes. 64 En retour, je reçus l’e-mail suivant : Tonight? That’s crazy… but fun (although I don’t know how much fun I’d be). You’d have to go via Toronto City Centre (Billy Bishop).65 63 « Es-tu en train de m’envoyer des émoticônes ? Je reçois seulement des lettres comme V, B et G. » 64 Penses-tu que ce soit fou de vouloir te rencontrer à Toronto ? Bien sûr que oui, mais, tu vois, je me suis dit que nous n’avons qu’une vie… Le problème, c’est que la batterie de mon ordinateur est en train de s’éteindre et réserver un vol pour Toronto sur mon téléphone n’est pas facile. Que penses-tu donc de réserver le premier vol afin que je marche dans les rues de TRT avec toi ? J’espère que tu dises oui. 75 Je m’adressai au steward. L’homme noir enjoué nota sur un bout de papier trois sites Internet pour dénicher des vols moins chers. Un autre e-mail de David arriva. — Where are you now? You want me to find a flight for you????66 — I’m on the plane arriving to Boston at 9.52 PM. There seems to be no flight before tomorrow. Don’t try to analyse the situation. That’s what I meant: book me a one-way flight to Toronto pls. It’s expensive, I know. It’s a one-life experience!67 — No flights left tonight on Air Canada and Porter to Toronto City Centre. Only 1 left to go to Pearson (which is 35 minutes away) and leaving Montreal at 10:30.68 Devant la complexité de la situation, je lançai : — Only a woman can handle this. We’re landing soon.69 Au moment de sortir de l’avion, mon regard se porta sur le tatouage d’un passager, dont le bras arborait le mot « Free65 Ce soir ? C’est dingue… mais amusant (bien que je ne sois pas sûr d’être drôle). Tu devras passer par Toronto City Centre (Billy Bishop). 66 — Où es-tu ? Tu veux que je te trouve un vol ???? 67 — Je suis dans l’avion arrivant à Boston à 21 h 52. Il semble qu’il n’y ait aucun vol avant demain. N’essaye pas d’analyser la situation. C’est ce que je voulais dire : réserve-moi un aller simple pour Toronto STP. C’est cher, je sais. C’est l’expérience d’une seule vie ! 68 — Plus de vol ce soir sur Air Canada et Porter vers Toronto City Centre. Seulement 1 allant à Pearson (qui est à 35 minutes) et quittant Montréal à 22 h 30. 69 — Seule une femme est capable de gérer la situation. Nous atterrissons bientôt. 76 dom »70. J’avais remarqué plus tôt le bel homme, accompagné de sa femme et de ses deux enfants, assis quelques rangées devant moi. Tandis que je me tenais debout dans l’allée, il vit mon iPhone et s’exclama : — Broken screen!71 — I’m not the only one in this case. — I know. I already had four and they all got the screen broken.72 Je lui montrai les drôles de messages que j’avais reçus. — Did this ever happen to you? — Never.73 Je le consultai : — How do you think this is possible? — Someone must be making a joke.74 Son hypothèse atténua ma joie, seulement un bref instant, puisque j’imaginais une autre explication, moins rationnelle celle-là. *** Au moment de reprendre mon sac à dos, l’inconnu au tatouage me lança : — Nice bag! — Thanks. Do you know how to go to Toronto at this time? 70 « Liberté » — Écran fêlé ! 72 — Je ne suis pas la seule dans ce cas. — Je sais. J’en ai déjà eu quatre et ils ont tous eu l’écran cassé. 73 — Cela vous est-il déjà arrivé ? — Jamais. 74 — Comment croyez-vous que ce soit possible ? — Quelqu’un doit vous faire une blague. 71 77 — No idea. — OK. Good night.75 *** Je décidai de vérifier les vols dans la zone des départs. Je traversai le hall et me plantai devant le panneau d’affichage. Décontenancée, mais loin de renoncer, je tentai le tout pour le tout en m’adressant à deux femmes qui bavardaient à un comptoir : — Is there still a flight for Toronto before tomorrow? — No. Come back tomorrow early and present yourself at the Porter check-in point.76 *** Plus tard, à l’auberge de jeunesse, je réservai en ligne le premier vol du samedi 3 décembre et rédigeai ces lignes à l’attention de David : There are limits to last-minute traveling. I am taking a Porter flight tomorrow at 9:00 AM. I hope to see you tomorrow.77 *** 75 — Chouette sac ! — Merci. Pouvez-vous me dire comment aller à Toronto à cette heure ? — Aucune idée. — OK. Bonne nuit. 76 — Y a-t-il encore un vol pour Toronto avant demain ? — Non. Revenez tôt demain et présentez-vous à l’enregistrement chez Porter. 77 Il y a des limites au voyage de dernière minute. Je prends un vol Porter demain à 9 heures. J’espère te voir demain. 78 Je lessivai des vêtements avant de sortir manger. Vu l’heure tardive, je consultai le réceptionniste. L’homme me recommanda le restaurant Nebo où il avait travaillé. Quand j’atteignis le lieu indiqué, un serveur m’annonça que la cuisine était fermée. Il me dirigea vers Hanover Street, mentionnant que le Pompeii Café serait sûrement ouvert. Après avoir demandé la direction à deux jeunes hommes, j’arrivai sur Hanover Street. Comment avions-nous pu ignorer cette rue, bordée de bars et restaurants, durant notre weekend ? Le Pompeii Café s’avéra animé. Un homme au crâne blanc me plaça à une table près de la porte d’entrée. L’accueil fut loin d’être chaleureux. Un serveur vint me donner le menu. Son attitude frisait la médiocrité. Devant les prix excessifs, je commandai un calzone ricotta et une bière. Deux jeunes hommes, assis à une table vers l’arrière, captèrent mon attention. Je tendis l’oreille pour décerner si leur accent était français. Je passai devant eux en allant aux toilettes. À mon retour dans la salle, je priai l’homme pour changer de place. Celui-ci m’envoya paître. Vexée, je retournai m’asseoir, bien que j’eusse préféré partir. Le serveur m’apporta mon plat. La présentation était vulgaire et la nourriture de faible qualité. Énervée, je feignis d’être chroniqueuse d’un guide touristique et pris quelques notes sur mon carnet. Je poussai la comédie en l’interrogeant sur l’adresse exacte et les heures d’ouverture. Je crois qu’il ne comprit pas mon amertume. Je poussai plus loin le jeu en lui posant la question suivante : — Do you do money laundry?78 Plutôt surpris, il me questionna : — Who are you? 78 — Faites-vous du blanchiment d’argent ? 79 — I’m from everywhere.79 Il me ficha la paix. À la table d’à côté, un homme et une femme avaient l’air de se disputer. J’envoyai à David le message suivant : Je crois que je suis en train d’assister à une rupture dans un resto. Ça ne m’étonne pas vu le type de resto ;-) Je demandai un doggy bag pour emporter les restes, que je ne voulais pas gaspiller, malgré tout. Après quelques pas sur le trottoir, je croisai un homme en train de fumer. Je l’abordai. Il se présenta comme le manager du restaurant Lucca. Lui racontant mon expérience au Pompeii Café, je ne m’attendais pas à ce qu’il compatisse autant. — The Pompeii Café does business with students who spend their parents’ money.80 Je m’aperçus soudain que j’avais oublié le doggy bag sur la table. Ce fut la cerise sur le gâteau. Je jubilai. *** Après une nuit courte, je pris mon petit déjeuner avant de partir pour l’aéroport. Je contai au réceptionniste ma mésaventure au Pompeii Café. L’homme me trouva épanouie. Il m’invita à le contacter à mon prochain passage à Boston, promettant de me montrer le meilleur de la ville. La conversation me retarda. Je pris le métro, puis la navette pour l’aéroport. Je n’osais pas presser le chauffeur mais finis par l’avertir que j’étais en retard. L’homme noir voulut connaître l’heure de mon vol et 79 — Qui êtes-vous ? — Je suis de partout. 80 — Le Pompeii Café fait des affaires avec les étudiants qui dépensent l’argent de leurs parents. 80 me dit que j’aurais dû le prévenir plus tôt. Bizarrement, il demanda si j’allais au Portugal. J’arrivai au guichet d’enregistrement au moment de l’embarquement. Je craignis que mon plan ne s’effondre à cause d’un stupide contretemps. L’hôtesse, compréhensive et très professionnelle, tâcha de savoir si mon sac serait sur le même vol ou le prochain. Cela m’était égal. Voyant le pendentif en croix qu’elle portait au bout d’une chaîne en or, je la remerciai en employant l’expression fréquemment entendue en Afrique : « Bless you »81. Je franchis le contrôle de sécurité et remarquai que je n’étais pas seule à embarquer en dernière minute. J’échangeai un moment de complicité avec une femme élégante me devançant. La galeriste me tendit sa carte en m’invitant à passer la voir à Toronto. *** À bord du ferry qui me transportait de l’aéroport à la ville, je fis la connaissance d’une étudiante en gynécologieobstétrique. Dans le bus vers le centre-ville, nous rencontrâmes un Hollandais effectuant une thèse de doctorat en écologie à Québec. Bert se moqua de la mentalité des gens de la capitale nationale auprès de la future doctoresse, qui en était originaire. Celle-ci, peu rancunière, nous indiqua une rue où trouver un café sympa. En marchant, Bert m’expliqua que Queen Street était considérée comme l’une des rues les plus branchées de Toronto. Notre attention se porta au même moment sur l’enseigne « Café Crêpe ». Nous nous installâmes à une table et commandâmes chacun une crêpe et un café. Je partageai mon impression que les 81 « Soyez bénie. » 81 gens de Toronto sont moins sympathiques que les Américains. En tout cas, au premier abord. Ce fut l’objet d’une boutade de la part de Bert qui constata que la serveuse devenait plus aimable au fur et à mesure que le pourboire approchait. Nous échangeâmes nos expériences intimes comme le feraient deux amis de longue date. Je lui racontai ce qui m’avait amenée à Toronto. Après avoir écouté mon histoire, Bert me surnomma : « The girl who broke free from herself »82. Nous évoquâmes la musique québécoise que je connaissais peu. Je citai l’artiste Lynda Lemay que j’appréciais. Bert vanta l’artiste québécois Bernard Adamus, dont je sauvegardai l’album sur ma clé USB. Après que Bert eut été reparti à l’aéroport prendre sa correspondance, je demandai à l’une des serveuses de m’indiquer une auberge de jeunesse dans les environs. Il y en avait justement une près du parking où elle avait l’habitude de stationner. Le Canadiana Backpackers Inn se trouvait à quelques mètres. La réceptionniste m’attribua une chambre à l’étage. Je traversai la salle à manger, montai les escaliers et longeai le couloir avant d’atteindre la chambre 33. Je pénétrai dans la pièce où se trouvaient trois lits superposés. J’adressai la parole à une fille assise en dessous du lit que j’allais occuper. Elle leva à peine les yeux de son ordinateur portable. Elle n’avait pas l’air bavarde. Elle venait d’Allemagne. — What are you doing here? — Nothing.83 82 « La fille qui se libéra d’elle-même » — Que fais-tu ici ? — Rien. 83 82 Sa réponse lui valut ma sympathie. J’imaginai que ce « rien » renfermait un secret digne d’intérêt. Peut-être avaitelle fugué. À cause de ses parents ou suite à un chagrin d’amour. Après avoir fait mon lit, j’essayai de dormir sans succès. Mes autres compagnes de chambre, asiatiques, firent leur apparition sans beaucoup de discrétion. J’échangeai quelques mots avec elles, puis j’essayai de me reposer tout en écoutant la musique de mon iPod. *** Deux heures avant mon rendez-vous avec David, je me levai pour me préparer. Je me dirigeai vers la salle de bain pour me laver. Sous la douche, je m’épilai les jambes avec mon rasoir de voyage. Je me séchai, puis j’appliquai de la crème hydratante sur le corps et le visage. Je revêtis des sousvêtements et bas noirs, un sous-pull et une minirobe pourpre, avant de chausser mes bottes en cuir noir. Je me séchai les cheveux et me maquillai légèrement. Une fois prête, je descendis au rez-de-chaussée. 83 11. Rêve éveillé Mon cellulaire ne fonctionnant plus, j’essayai de joindre David avec le téléphone de l’auberge. Sans succès. Je communiquai donc par e-mail. — Can I walk to the Eaton Centre? Is it where we’re meeting? — Be there in 20 minutes or meet me at the Delta Chelsea lobby (Gerrard + Yonge). — Well, I’m leaving now to Eaton.84 J’étais nerveuse et j’avais hâte de sortir marcher vers le lieu dit. Je me mis en route sans attendre et ne vis pas le message que David m’envoya : — OK. I’ll be there in 15’.85 Après cinq à dix minutes de marche, j’atteignis le centre Eaton. N’y voyant pas David à l’entrée, je décidai de me rendre au Delta Chelsea. Je m’égarai et demandai mon chemin à plusieurs personnes. Ne trouvant pas David dans le lobby de l’hôtel, je décrochai l’un des téléphones pour appeler sa chambre. La standardiste m’annonça qu’il n’y avait aucune réponse. 84 — Est-ce que je peux marcher jusqu’au Centre Eaton ? Est-ce là que nous avons rendez-vous ? — Sois là dans 20 minutes ou rencontre-moi dans le hall du Delta Chelsea (Gerrard + Yonge). — Bien, je pars maintenant pour Eaton. 85 — OK. J’y serai dans 15’. 85 Désemparée, je commençai à penser sérieusement que David avait résolu de m’éviter. Troublée par l’invraisemblance de la situation, je ne laissais toutefois pas tomber. Je tentai une dernière chance, réussissant à me connecter à Internet avec mon cellulaire. — I’m at the Delta Chelsea sitting near the Christmas tree on the red sofa. — OK. Leaving the Eaton Centre for the 3rd time. Be there in 7-8 minutes.86 Entre-temps, j’entamai la conversation avec une dame assise sur le sofa d’en face. Elle avait travaillé à Bruxelles et avait beaucoup apprécié la Belgique. Au moment où elle me demandait ce qui m’amenait à Toronto, je reconnus David derrière moi. Je me retournai vers la femme et prononçai : « Him »87. Synchronisme parfait. Pour la première fois, je voyais David porter des lunettes, accentuant son caractère intellectuel. Nous marchâmes sur Elm Street, jonchée de restaurants. David m’emmena au Barberian’s Steak House. Le gérant nous annonça que l’établissement était complet. Je demandai à l’homme s’il pouvait nous recommander un autre restaurant. Il conseilla The Queen and Beaver non loin de là. Le gérant m’offrit une bouteille d’épices pour s’excuser, ce qui déclencha une boutade de la part de David. Je remarquai au cours de la soirée l’aisance avec laquelle il interagissait avec les gens. Je me sentais inférieure mais, à ma décharge, je ne connaissais pas la ville comme lui et l’anglais n’était pas ma langue maternelle. 86 — Je suis au Delta Chelsea assise sur le sofa rouge près du sapin de Noël. — OK. Je quitte le Centre Eaton pour la 3e fois. Je serai là dans 7-8 minutes. 87 « Lui » 86 Nous nous rendîmes au Queen and Beaver, pub élégant. L’endroit était chaleureux. Les tableaux rendaient hommage à la couronne d’Angleterre. La serveuse nous conduisit à notre table et énuméra le menu du jour. Elle s’adressa à mon commensal avec un air aguicheur. Je ne manquai pas d’exprimer à David mon agacement. Je lui confiai que les plats annoncés sur l’ardoise ne m’inspiraient guère. Il remarqua avec une pointe de sarcasme qu’ayant vécu à Bristol, je devais être habituée à ce genre de gastronomie. Je rétorquai que je n’avais pas mangé dans des restaurants aussi chics. Je lui parlai, en revanche, du restaurant portugais près de la maison où mes colocataires et moi avions mangé à plusieurs reprises. À vrai dire, je n’avais pas beaucoup d’appétit. Après un rapide survol du menu, je prononçai mon choix : « lamb »88. David leva des yeux ébahis : « C’est aussi mon choix. ». Je lui montrai les messages étranges que j’avais reçus dans l’avion. — Je sais. C’est la première fois que ça m’arrive. — Comment cela a-t-il pu se produire ? — Mon BlackBerry était dans la poche de mon manteau. Tu n’as quand même pas décidé de me rejoindre pour cela ? Je ne me souviens plus de la réponse que je lui ai donnée. En mon for intérieur, je savais que ces messages, comme envoyés du ciel, avaient enclenché ma prise de décision. La conversation était naturelle et fluide, comme toujours. À un moment, constatant que l’assiette en face de moi était vide, je demandai : — Tu as déjà fini de manger ? — Tu parles plus que moi. 88 « agneau » 87 Nous bûmes une dernière bière. Dans un exposé sur les États-Unis et le libertarianisme, je sortis une pièce de monnaie sur laquelle était inscrite la devise « Liberty »89, ce que signifiait pour moi cette nation. Par mégarde, je fis tomber la pièce dans mon verre, ce qui fit rire David. Il enchaîna avec la démonstration d’un jeu auquel s’adonnent les jeunes pour se soûler. La pièce au fond de mon verre ne m’empêcha pas de boire. Je demandai quelle reine représentait le tableau derrière lui. Il me répondit : « Victoria ». J’aurais dû le savoir. Je lui dis que je la trouvais laide, contrairement à Elisabeth, jeune sur le tableau auquel je tournais le dos. Avant de partir, je récupérai la pièce au fond du verre en le vidant. Nous allâmes à l’hôtel. David m’invita au bar. Je choisis un tabouret face à l’écran diffusant un match de hockey. Nos corps s’effleurèrent au fil de la conversation. Troublée, je renversai un peu de whisky-Coca sur moi et, par la même occasion, sur le pantalon de David, qui s’esclaffa de ma maladresse. Il se ressaisit et lança : — There are many secrets in my room. — I could stay here to watch the hockey.90 Je retardai de peu l’heure fatidique. Sans plus attendre, nous quittâmes le bar. Dans l’ascenseur, je fis remarquer le « X » sur le tableau digital. David consulta la personne qui se trouvait avec nous : — This is between the floors?91 L’inconnu acquiesça. Nous parcourûmes le corridor jusqu’au fond. David fit glisser le badge dans la fente. Au premier coup d’œil à 89 « Liberté » — Il y a beaucoup de secrets dans ma chambre. — Je pourrais rester ici regarder le hockey. 91 « C’est entre les étages ? » 90 88 l’intérieur, je m’étonnai de l’ordre qui régnait. La porte se referma sur nos secrets pour ne se rouvrir qu’au petit matin. *** Nous fûmes réveillés à l’aube. David prit une douche et se rasa pendant que je méditais, assise sur le lit. Je finis par m’habiller. Compulsivement, je m’emparai des flacons de toilette de l’hôtel et les fourrai dans mon sac à main. David se précipita dans la salle de bain pour y vérifier les serviettes de bain. Il était d’humeur taquine. J’ouvris la porte coulissante et je sortis sur le balcon avec mon appareil photos. Le lever de soleil était apocalyptique. Je lui montrai l’écran, demandant si Toronto était reconnaissable. Il fit semblant de poser pour la photo. Nous nous gargarisâmes du caractère cocasse de la situation. Nous descendîmes déjeuner. David m’indiqua avec une pointe d’humour le restaurant, insinuant que je me dirigeais vers le bar. Après nous être servis au buffet, nous prîmes place à une table. Je parlais encore plus que la veille et j’abordais des sujets plutôt personnels. Nous souffrions tous les deux de maux d’estomac. David se rendit aux toilettes. Quand il eut disparu, je me surpris en train d’attendre impatiemment qu’il réapparaisse. Dans la nuit, je lui avais déclaré que j’avais l’impression que nous étions faits l’un pour l’autre. Après avoir quitté l’hôtel, nous marchâmes côte à côte. Il assistait à un cours de leadership… Un dimanche. — Je peux te poser une question ? — Cette histoire reste entre nous, si c’est ce que tu veux savoir. — Il ne s’agit pas de ça. Que feras-tu si tu es enceinte ? — Ce sera le plus beau cadeau, rebondis-je. — Tu es folle. Il faudra prendre plus de précautions à l’avenir. 89 Il me dit que j’étais encore plus folle qu’il ne pensait car, selon lui, il n’avait pas de temps à me consacrer. Il ajoutait qu’il finirait par me décevoir. Tandis que nous approchions du « carrefour de l’au revoir », la pluie commença à tomber. Je m’exclamai : « Tears of God »92. David sourit. Il m’indiqua de prendre à gauche pour rentrer à l’auberge de jeunesse tandis qu’il partirait à droite. Je prononçai le mot « hug »93, le serrant dans mes bras, et pivotai de mon côté. Je m’éloignai sans me retourner, me rappelant le mythe d’Orphée et d’Eurydice. Quelques mètres plus loin, je vis une statue représentant une femme enceinte, causant avec une femme en train d’allaiter. Deux enfants jouaient à leurs pieds. Je les photographiai et découvris qu’il s’agissait du Hospital for Sick Children. Allant contre la volonté de David, je décidai de rebrousser chemin et de visiter la partie haute de la ville. Je traversai Queen’s Park, où m’apostrophèrent deux femmes. Celles-ci, chinoises, avaient déposé sur le sol une banderole avec l’inscription « Falun Dafa is Good »94. Armée de mon appareil photos, je mitraillai les monuments, y compris la statue de la reine Victoria, et tous les signes que je croisais. Je parcourus les rues bordant le parc. À un moment, je m’arrêtai devant une pancarte accrochée au poteau d’un feu de signalisation : « You’ll miss me when I’m gone »95. Après avoir visité les environs du parc, en me laissant porter, j’arrivai sur le campus de l’université de Toronto. Le cadran sur une façade affichait 8 h 50. Me sentant légère et 92 « Larmes de Dieu » « câlin » 94 « Falun Dafa est bon » 95 « Je te manquerai quand je serai partie » 93 90 d’humeur lyrique, je m’assis sur un banc en retrait pour écrire. Thank you God.96 Pour l’avoir mis sur ma route. Pour le meilleur et pour le pire. Tout était écrit et tout sera écrit. Last night was almost like a dream. It’s not. It’s intangible, impalpable.97 Cela ne fait pas longtemps que l’on se connaît. Et pourtant, ça semble une éternité. Je ne vais que survoler Toronto. Avec un nom pareil, on ne peut pas rester en place. On ne peut que se laisser porter par le vent. *** J’estimai qu’il était temps de rentrer, mais, avant, je m’assignai une mission. Je voulus laisser un mot à David. Je croyais que son cours se terminait à midi. Je tentai d’identifier le bâtiment où il se trouvait, mais je me dis qu’il valait mieux retourner au Chelsea, 33, rue Gerrard. J’essayai de me rappeler le numéro de la chambre où il avait laissé ses bagages. Je me souvins lui avoir dit que le numéro ressemblait à l’année de ma naissance. J’écrivis dans mon carnet : « I don’t know when but we will meet again. At least I hope. »98 Je détachai le feuillet et le glissai sous la porte de la chambre 1881. Le cœur en fête, je m’en allai après avoir ramassé une carte d’affaires de l’hôtel sur un présentoir. 96 Merci Dieu. La nuit dernière était presque comme un rêve. Ça n’en est pas un. C’est intangible, impalpable. 98 « Je ne sais pas quand mais nous nous reverrons. Du moins, je l’espère. » 97 91 12. Dispute Dans le courant de l’après-midi, je m’assis dans la salle commune de l’auberge de jeunesse avec mon lap top. Mon attention se porta sur une Belge discutant avec une Japonaise. Je m’immisçai dans la conversation. La Bruxelloise, qui effectuait un séjour linguistique aux États-Unis, était loquace. Elle m’exprima son contentement de rencontrer une compatriote. Sa famille lui manquait. En fin d’après-midi, je reçus un e-mail de Charles insinuant qu’il savait que j’étais à Toronto avec David. L’une des phrases parues sur mon blog lui avait mis la puce à l’oreille : « L’Amour joue un rôle. De là l’importance de ne pas se couper des autres, de ne pas lutter contre ses sentiments, de se laisser porter par l’élan du cœur, la Passion. » Pourtant, cette phrase s’intégrait dans un texte rédigé durant le vol San Francisco-Milwaukee, bien avant l’échange de messages avec David et ma décision de le rejoindre. Je transférai l’e-mail de Charles à David. Un échange s’ensuivit, dans lequel David semblait peiné et ennuyé. Nous décidâmes de nous rencontrer à l’hôtel avant son départ pour l’aéroport. *** En chemin, je me sentais à la fois vacillante et prête à affronter mon destin. Je n’avais d’autre choix, à vrai dire, que celui de faire face à la réalité. 93 J’arrivai en avance. Je ne tenais pas en place. Je changeai plusieurs fois de guet. David me rejoignit dans le lobby tandis que je me tenais au centre, où nous nous étions retrouvés la veille. Il avait récupéré ses bagages. Avait-il trouvé le message que j’avais glissé sous sa porte ? Je n’avais pas pensé, en tout cas, le revoir de sitôt. J’avais élaboré un scénario et j’entamai le dialogue en prononçant ces mots : — Je connais le chef d’accusation, mais je sais quoi dire pour ma défense. Au lieu de cela, devant l’expression sérieuse de David, je prononçai une autre phrase, préparée également : — Tu te fais l’avocat de Charles ? Il n’avait pas vraiment envie de rire. David manifesta son désir de s’écarter du monde alentour, « des gens de Toronto ». Nous sortîmes. Un chauffeur de taxi nous interrompit. David le pria de patienter. David parlait en anglais. Je m’exprimais en français. Il voulut savoir si j’avais d’autres attentes par rapport à notre relation. Je répondis « aucune ». Je ne sais pas si je feignais ou disais la vérité. J’aurais pu lui dire : « Tes enfants sont une excuse pour ne pas prendre de décision. » Toutefois, cela ne m’a pas effleuré l’esprit. Au lieu de cela, je lui dis : « Je comprends que tu as des responsabilités, notamment envers tes enfants. » David me dit avec un air de compassion que je n’avais pas l’air bien. — Ça va. C’est normal que tu partes de ton côté, moi du mien. J’ai prévu d’aller au cinéma. 94 À un moment de la conversation, il s’approcha de moi, esquissa le geste de me serrer dans ses bras et me dit : « Thank you »99. — When are you going back to Montreal?100 — C’est déjà la troisième fois que tu me poses la question. Je t’ai dit que je ne savais pas. I’m going to the cinema.101 En m’éloignant, je sentis le sol se dérober sous mes pas. Je passai devant une vitrine représentant des scènes de Noël avec des poupées. Je m’attardai avec émotion devant la vitre. Je regagnai le quartier de l’auberge. Je ne me rappelle plus m’être sentie aussi échouée, comme une épave au fond de l’eau se laisse entraîner par le courant. J’allai au cinéma comme prévu. Qu’avais-je à faire de mieux ? Je vis le pire film de ma vie : The Descendants avec George Clooney. Mon état n’y était peut-être pas étranger. Mon monde intérieur s’était écroulé, avec moi engloutie dessous. Plus tard, dans la soirée, j’envoyai cet e-mail : Here is what I think from an honest point of view: I had a great night with you. Something today messed it all. I hope you realize that these things happen. Anyway, I knew you are unwilling to change the way you are living (and I am aware of your responsibilities). I am upset because we separated upon a delicate discussion. I am in love with you but the situation is complicated and you are enigmatic. 99 « Merci » — Quand rentres-tu à Montréal ? 101 Je vais au cinéma. 100 95 I am not expecting something from you. The way it had been so far was fine with me. I even thought that your “business” would match my desire for liberty. The incident of this afternoon trickles down from the way I have been dealing with the situation emotionally. I may say, even if this doesn’t concern you, that this problem emerges from the choice I have made prior to meeting you. I totally misconducted in my relation with C. I have been in a transition for about two years. I would like to believe that this is my time to aspire to a better life. We could say it is possible to make it happen. My heart tells me somehow that these things happen naturally. I may be too confident or wrong. It is impossible to know the truth regarding such issues. I really wish you well.102 102 Voici ce que je pense d’un point de vue honnête : J’ai passé une nuit formidable avec toi. Quelque chose aujourd’hui a tout gâché. J’espère que tu réalises que cela arrive. Je savais de toute façon que tu ne veux pas changer ta manière de vivre (et je suis consciente de tes responsabilités). Je suis contrariée parce que nous nous sommes séparés sur une discussion délicate. Je suis amoureuse de toi mais la situation est compliquée et tu es énigmatique. Je n’attends rien de toi. Les choses me convenaient jusqu’à présent. Je pensais même que ton « business » conviendrait à mon désir de liberté. L’incident de cet après-midi découle de la manière dont j’ai géré la situation émotionnellement. Je pourrais dire, même si cela ne te concerne pas, que ce problème émerge du choix que j’ai fait avant de te rencontrer. Je me suis totalement méconduite dans ma relation avec C. J’ai été dans une transition depuis environ deux ans. J’aimerais croire que mon heure est venue d’aspirer à une vie meilleure. On pourrait dire qu’il est possible de provoquer la chance. Mon cœur me dit en quelque sorte que ces choses se font naturellement. 96 Je suis peut-être trop confiante ou j’ai tort. Il est impossible de connaître la vérité à ce sujet. Je te souhaite vraiment du bien. 97 Deuxième partie 1. Monologue Je réservai le bus pour New York. Les noces étaient consommées avec Toronto, qui avait meurtri mon cœur. Trop de souvenirs, qui plus est délicats vers la fin, restaient attachés à cette ville. Le 5 décembre au matin, je me rendis au Coach Terminal. La compagnie Greyhound me réconcilia avec les voyages en autocar. Je branchai mon lap top et écrivis durant le trajet. I hope you are OK. I am on my way to The Big Apple. The theme I found for this trip is John J. Fitz Gerald, who popularised the nickname of NYC. I will also probably Occupy Wall Street. They are looking for French translators.103 Je rédigeai un article que je publiai sur mon blog et diffusai par e-mail à mon groupe de contacts de Montréal. Peut-on réussir en suivant son cœur et qu’est-ce que le succès ? 103 J’espère que tu vas bien. Je suis en route pour La Grande Pomme. Le thème que j’ai trouvé pour ce voyage est John J. Fitz Gerald, qui a popularisé le surnom de NYC. Je vais aussi probablement occuper Wall Street. Ils cherchent des traducteurs français. 101 Un ami m’a dit que la plus grande réussite, c’est d’être capable de garder ses amis. Ceci veut-il dire que le succès équivaut à l’amitié ? C’est une question importante dans un monde où « le temps, c’est de l’argent ». Le temps est devenu un attribut pour faire de l’argent, ce qui se traduit en travail. Le temps qui reste à profiter de sa vie personnelle est rare, résultant en choix difficiles concernant le temps partagé entre famille, amis et hobbies. En parallèle, l’argent est devenu une mesure de succès et de bonheur. L’argent fut à l’origine utilisé pour remplacer le troc qui se révéla impraticable tandis que les biens échangés étaient substantiellement différents. Le premier critère utilisé pour fixer la valeur de ces biens fut le temps requis pour la production de chaque bien. Les choses se compliquèrent au fur et à mesure que le commerce grandissait internationalement. Le temps ne devait plus être le seul élément pris en considération : s’ajoutèrent, entre autres composantes, le coût du transport et les salaires (après l’abolition de l’esclavage). Avec la croissance de l’économie, l’offre se diversifia en produits mais aussi en services. Finalement, nous vivons dans un monde où l’argent a remplacé le temps. Nous avons plus d’argent mais moins ou pas de temps. Paradoxalement, nous aimerions avoir plus de temps pour dépenser plus d’argent. Avec si peu de temps, le boom d’Internet et des technologies dérivées émergea au bon moment, facilitant les transactions et interactions et épargnant un temps précieux. L’inconvénient que je perçois dans un monde semblable, où l’argent gouverne et est au centre de nos vies, c’est que l’argent influence de plus en plus nos choix. Par exemple, j’ai rencontré un homme, né à Maurice et vivant à Montréal, qui a voyagé dans une autre ville pour participer à une étude 102 pharmaceutique. Il a testé des médicaments pour l’épilepsie pour voir comment il réagirait. Il a dit qu’il faisait seulement cela pour l’argent afin de réaliser son rêve d’aller à Hawaii. Tandis que certaines personnes, comme moi, peuvent voir dans de telles expériences une façon d’aider la recherche à progresser et soigner des gens – bien que les compagnies pharmaceutiques fassent des affaires –, il voit uniquement l’argent en retour. Je me demande quel est l’impact de l’argent en ce qu’il est lié à chacun de nos actes, à quelques exceptions près. L’argent indique-t-il combien nous apprécions quelqu’un ? Je ne pense pas que les riches aiment plus que les pauvres. L’argent peut-il acheter les rêves ? La réponse est évidemment « non », mais nous lions généralement l’argent et ce qu’il peut acheter avec nos désirs et comment ils peuvent être satisfaits. Par conséquent, l’argent est devenu le moteur principal de nos vies. D’instrument d’échange, l’argent a évolué pour devenir un moyen de jugement, jouant un rôle significatif dans la manière dont nous menons nos vies. L’homme aspire encore à être heureux, signifiant également être riche. Pour atteindre ce but, les gens se reposent sur Dieu, les drogues au sens large, l’argent, les technologies, etc. Je voudrais revenir à l’affirmation de mon ami en concluant que garder ses amis dans ce monde qui est le nôtre est ce qu’il y a de plus difficile, et si quelqu’un y réussit, il/elle doit être, en effet, exceptionnel(le). J’envoyai cet autre e-mail à David : In case you didn’t notice, this article is dedicated to you. I know you don’t like to attract interest. You don’t deserve it, right? I am getting to know myself better and I think we have the following in common: 103 - Perfectionism (lack of self-esteem). This has a lot to do with the education received at home, school, etc. - Independence - Philosopher - Hypercritical (cf. first point) I said you were enigmatic. Unfortunately for you I love enigmas of that kind. This has been the subject of my life ever since.104 Une réminiscence musicale, donc sensible, liée à mon vécu à Bristol se manifesta. Je téléchargeai l’album O de Damien Rice. Some find it depressing, but I don’t: it’s melancholic. I just downloaded the album and saw it was released in Ireland on February 1, 2002. My relatives are getting worried about me and it pisses me off.105 104 Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, cet article t’est dédié. Je sais que tu n’aimes pas susciter l’intérêt. Tu ne le mérites pas, pas vrai ? J’apprends à mieux me connaître et je pense que nous avons ceci en commun : - Perfectionnisme (manque d’estime de soi). Cela dépend beaucoup de l’éducation reçue à la maison, l’école, etc. - Indépendance - Philosophe - Hypercritique (cf. premier point) J’ai dit que tu étais énigmatique. Malheureusement pour toi, j’aime les énigmes de ce genre. Cela a été le sujet de ma vie depuis lors. 105 Certains trouvent que c’est déprimant, mais pas moi : c’est mélancolique. 104 Tout en écoutant les morceaux, je partageai mes pensées avec David : En écoutant la chanson Amie, je pourrais ajouter une qualité que nous partageons : Sensibilité Et je te comprends. Je suis contente de parler avec des gens qui me comprennent. Je pense que j’en ai rencontré quelques-uns ces derniers mois, dont toi. Désolée de te déranger. J’ai beaucoup de temps pour faire des recherches. Bien que j’aie déjà lu l’article Wikipédia sur la mélancolie, ceci semble pertinent dans ce contexte : « Une gravure allégorique célèbre d’Albrecht Dürer s’intitule Melencolia I. Cette gravure représente la mélancolie comme l’état d’attendre que l’inspiration frappe, et pas nécessairement comme une affliction dépressive. » Es-tu un mélancolique ? Tu ne vas pas répondre à cette question. Je suis certainement une mélancolique. Cela aide de savoir qu’il y a plein de personnes talentueuses qui le sont : des artistes, des politiciens… Je pense à Abraham Lincoln. Mais c’est encore plus utile de rencontrer des personnes semblables. Il y a un meilleur mot que « compliqué » pour nous décrire, suggéré par mon thérapeute, qui est « complexe ». Celui-ci a une connotation plus positive. Je ne pense pas que les thérapeutes savent quoi que ce soit au sujet des gens comme nous. Ils ne vivent pas avec la mé- Je viens de télécharger l’album et j’ai vu qu’il était sorti en Irlande le 1er février 2002. Mes parents s’inquiètent pour moi et cela me fait chier. 105 lancolie et, personnellement, je ne suis pas bonne avec les thérapeutes. J’ai commencé à ressentir le mal de vivre adolescente. Je vis mieux maintenant, je pense. Il y a aussi d’autres concepts et ressources utiles : résilience (Boris Cyrulnik), douance (Guy Corneau, blog de Suzanne LaBrie). Quand je m’élève très haut, je m’attends toujours à tomber très bas. La dernière fois, c’était quand j’ai rencontré C. au Liberia (mars 2008). Comme je te l’ai dit, j’étais euphorique, extrêmement heureuse. Je me suis précipitée pour vivre sur la plantation avec lui parce que j’étais inspirée pour écrire (inspirée par l’assassinat sur la plantation et l’amour). Puis, j’ai succombé au doute, j’ai arrêté d’écrire quelque temps et j’ai été dans l’impasse par la suite. Vivre au Cambodge m’a aidée à me concentrer sur la découverte d’un nouveau pays et de nouvelles cultures (khmère et phnong). La mélancolie est probablement la raison pour laquelle je bouge constamment, plutôt que la raison que je t’ai donnée auparavant, qui était de m’éloigner de ma famille. Ce serait bien si je pouvais transformer cela en un moteur pour avancer dans ma vie. Si je peux ajouter quelque chose : Lars von Trier a réalisé le film Melancholia. *** Je fis la connaissance de Troy qui se rendait chez lui à Buffalo. Nous entretînmes une conversation philosophique en passant le contrôle de la douane. Cette rencontre m’inspira un post de blog. Les humains selon Troy, étudiant en philosophie J’ai parlé avec Troy, étudiant américain en philosophie et français, que j’ai rencontré dans le bus. Je lui ai demandé s’il pense que les hommes sont bons ou mauvais dans 106 l’ensemble. Il a expliqué qu’il croit en l’évolution et que, selon cette conception, il considère que les êtres humains ont gardé des mécanismes primitifs, tels que ceux liés à la survie, comme voler et tuer, alors qu’il les juge obsolètes dans des sociétés avancées comme la nôtre. Cela soulève beaucoup de réflexions… *** Salut. Je suis encore dans le bus. J’ai dormi un peu et, quand je me suis réveillée, j’ai éprouvé du doute. Je suis allée aux toilettes et, de retour dans le bus, j’ai commencé à me sentir claustrophobe. D’autant plus avec ces gens autour de moi, comme ces deux voisins dont la musique bruyante me tape sur les nerfs. Je sens que Montréal me manque, mais ce qui est probable, c’est que j’ai peur d’aller trop loin, vers l’inconnu, et je me sens seule. Personne à qui parler ;-) Je doute de m’être déjà sentie chez moi quelque part. Je suis sûre que je serai mieux une fois que j’arriverai à NY. Je l’espère. Oui, ces sentiments sont aussi bons et je vais jouir de la liberté. J’espère que ton estomac va mieux. David, je suis inquiète pour toi. J’apprécierais de savoir si tu es OK concernant la discussion que nous avons eue avant ton départ hier. Ça me semble il y a bien longtemps. Depuis que j’ai commencé à voyager, chaque jour semble différent et j’ai remarqué que j’ai perdu la notion habituelle du temps. Hier semble si lointain et la semaine dernière paraît plus longue que d’habitude. L’intensité est tellement 107 plus forte que lorsque j’étais à Montréal. Ces sept mois me semblent vides en comparaison à cette semaine. Je vis au jour le jour. Je ne sais pas encore où je vais dormir mais je sais que ce n’est pas un problème. À Toronto, j’ai facilement trouvé une auberge en interrogeant les personnes locales. Je vais écrire à présent (L’Histoire de O – je rigole). Autre chose que j’ai remarquée, je ne me suis jamais réveillée aussi tôt en allant me coucher aussi tard. J’en conclus que je m’ennuyais beaucoup avant. Le plus gros problème auquel je puisse penser dans mon voyage est le fait que mon permis de travail est seulement valide au Canada et que je vais dans une autre direction ! Une femme de Paris m’a demandé si je travaillerais au black. Comme j’y ai pensé par la suite, je l’ai déjà fait, en réalité depuis que j’ai quitté la Belgique, c’est ce que j’ai fait. Je t’aime encore. C’est difficile d’arrêter. Pas sûre que ce soit ce que tu veux. 108 2. Errances musicales Débarqués au croisement de 7th Avenue et 28th Street, les passagers attendirent de récupérer leurs bagages en soute. Une jeune femme, aperçue dans les toilettes au cours d’un arrêt, se tenait près de moi. Je lui demandai si elle pouvait m’indiquer un endroit où loger. Elle me répondit qu’elle avait réservé dans une auberge de jeunesse et que je pouvais l’accompagner. Nous fîmes un détour par un distributeur d’argent car elle voulait acheter un billet pour le concert de Lady Gaga. Après qu’elle se fut renseignée sur le prix des places en vente au guichet, elle décida de se rabattre sur le commerce en ligne, malgré l’insécurité de ce mode d’achat. Nous pénétrâmes dans une bouche de métro. J’appris que ma compagne allemande travaillait dans une ferme de l’Ontario où elle était logée, nourrie et blanchie dans le cadre d’un programme intitulé Farmstay. Nous arrivâmes au Hostelling International sur Amsterdam Avenue. Je déposai mes affaires dans la chambre 331 avant de partir à la découverte des lieux. Tout en arpentant les différents étages de l’immeuble, je pensais à David et marquai une pause dans l’intimité lumineuse de la salle de projection pour lui faire part de mes sentiments. Soul I know you don’t want to listen to your heart. But what’s your soul saying? Mine is very expressive since I met you. 109 Although I’d like to be more rational, I see signs (the last being the number 33) that make me think things are meant to happen. It doesn’t really matter. I just hope I can see you again with serenity.106 Je partageai avec lui des chansons berçant des fragments de mémoire associés à une époque particulière de ma vie. Robbie Williams’ Angels: a meaningful song I heard that song on the radio when I was in Ireland in February 1997 and when I heard it again afterwards, it always brought me back to that period of my life. I bought Robbie Williams’ best of when I was in Belgium on my own. The message of this song is GREAT and relevant107. Frozen, Madonna This is another song I heard on the radio while in Ireland. The clip is great. I must have made a mistake about the year I was in Ireland because it is said this title was released as a single on Feb. 23, 1998. (Wikipedia) 106 Âme Je sais que tu ne veux pas écouter ton cœur. Mais que te dit ton âme ? La mienne est très expressive depuis que je t’ai rencontré. Bien que j’aimerais être plus rationnelle, je vois des signes (le dernier étant le nombre 33) qui me font penser que les choses sont censées arriver. Ça n’a pas beaucoup d’importance. J’espère simplement que je puisse encore te voir en toute sérénité. 107 Angels de Robbie Williams : une chanson pleine de sens J’entendais cette chanson à la radio lorsque j’étais en Irlande en février 1997 et quand je l’ai réentendue par la suite, cela m’a toujours ramenée à cette période de ma vie. J’ai acheté le Best of de Robbie Williams lorsque j’étais seule en Belgique. Le message de cette chanson est GÉNIAL et pertinent. 110 Indeed, I had just turned 17.108 More music of 1998 In that same period, there was also Céline Dion, My Heart Will Go on Near, far Wherever you are I believe that the heart will go on These songs were also playing around that time Truly Madly Deeply by Savage Garden. Clip filmed in Paris. Torn by Natalie Imbruglia. I hope this one will never be my destiny. There was another song I’d like to remember. I am sure I will at some point.109 *** 108 Frozen, Madonna Ceci est une autre chanson que j’entendais à la radio en Irlande. Le clip est génial. J’ai dû commettre une erreur à propos de l’année de mon séjour en Irlande parce qu’il est dit que ce titre est sorti comme single le 23 février 1998. (Wikipédia) En effet, je venais juste d’avoir 17 ans. 109 Plus de musique de 1998 Durant cette même période, il y avait également Céline Dion, My Heart Will Go on « Près, loin Où que tu sois Je crois que le cœur continue de battre » Ces chansons passaient également en ces temps-là Truly Madly Deeply de Savage Garden. Clip filmé à Paris. Torn de Natalie Imbruglia. J’espère que ceci ne sera jamais ma destinée. Il y avait une autre chanson dont j’aimerais me souvenir. Je suis sûre que ça va me revenir à un moment. 111 Last song Here we go: Lighthouse family, High110 Now my favorite film :-) Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain This film for me is about soulmate love and destiny. I’m connecting the dots, looking backwards, as Steve Jobs told students in a conference at Stanford Uni. I also remembered today when I was at the marché JeanTalon an encounter with a so-called philosopher. He told me that I looked “en carence”. I wasn’t feeling well. He asked me which month in the year I was born. He told me that because I am a February born, thus in winter, I am the opposite of the summer and I lack sun.111 *** You’re not responsible for what happens Actually my life changed since I started letting myself go with the music (could be the wind too). Now I am living one day at a time. 110 Dernière chanson La voici : Lighthouse family, High 111 Maintenant mon film favori :-) Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain Ce film pour moi parle de l’amour entre âmes sœurs et du destin. Je fais le lien, en regardant en arrière, comme Steve Jobs l’a dit aux étudiants lors de la conférence à Stanford Uni. Je me suis aussi souvenue aujourd’hui d’une rencontre au marché JeanTalon avec un soi-disant philosophe. Il m’a dit que j’avais l’air « en carence ». Je ne me sentais pas bien. Il m’a demandé quel mois de l’année j’étais née. Il m’a dit que parce que je suis née en février, donc en hiver, je suis l’opposée de l’été et que je manque de soleil. 112 Wind of Change, Scorpions112 *** Précision Ma vie a changé lorsque j’ai commencé à me laisser porter par la musique, et surtout par la personne que je suis en réalité. *** Writing is hard work, especially in a youth hostel where people are here to have fun, mingle and be noisy. But overall it is a good environment. I get to know people. The Chinese guy at the cafeteria is friendly. I just met a guy who’s giving a course on goal setting and a group of French teenagers from Valenciennes (near my native town). I keep moving to find quietness but it’s OK. The hostel is neat and I’m kind of back to earlier years.113 112 Tu n’es pas responsable de ce qui se passe En réalité ma vie a changé depuis que j’ai commencé à me laisser porter par la musique (ça pourrait être le vent également). Maintenant, je vis un jour à la fois. Wind of Change, Scorpions 113 Écrire est un travail difficile, en particulier dans une auberge de jeunesse où les gens sont ici pour s’amuser, se fréquenter et faire du bruit. Mais, dans l’ensemble, c’est un bon environnement. Je fais des connaissances. Le gars chinois de la cafétéria est sympa. Je viens de rencontrer un homme qui donne un cours sur l’établissement d’objectifs et un groupe d’adolescents français de Valenciennes (proche de ma ville natale). Je continue à me déplacer pour trouver la tranquillité mais ça va. L’auberge est propre et je vis comme un retour dans le passé. 113 3. Rencontre avec un ange Assise sur mon lit, le regard fixant l’ordinateur posé sur mes cuisses, j’entendis des voix s’approcher. Une femme entra la première, escortée par un homme. Ils ne remarquèrent pas mon « hello » discret. Quand j’eus fini d’envoyer des e-mails et de rédiger des articles pour mon blog, je me dirigeai vers la dame, en train de ranger. — How are you? — Fine. And you.114 Mon interlocutrice me dit qu’elle venait de « Miami, Florida ». Je me présentai à mon tour. — Je suis belge et je vis à Montréal, Québec, depuis sept mois. — Quelle est ta profession ? Je ne sus quoi répondre dans un premier temps. — J’écris. — Qu’écris-tu ? — J’ai commencé un roman, mais je n’étais pas prête à l’époque. — Quel âge as-tu ? — 30 ans. — Tu es prête maintenant. 114 — Comment allez-vous ? — Bien. Et vous ? 115 Je lui expliquai que j’étais venue à Montréal avec mon compagnon, avec qui j’avais vécu trois ans, et que je l’avais laissé pour voyager. — Quel âge a-t-il ? — 33 ans. — Il est encore jeune. Après un bref silence, elle affirma : « Ne t’encombre pas d’un homme qui t’attire vers le bas. Tu as besoin d’un homme qui a de l’argent. » Elle me raconta qu’elle avait eu la chance de voyager, de faire du bateau, de s’amuser et que tout ce qu’elle avait attendu des hommes, c’était de l’aventure. « Ni argent, ni sexe, car ces derniers sont présents dans toute relation. » Je l’interrogeai pour savoir si, à son âge, elle ne regrettait rien de sa vie et si elle vivait seule actuellement. — Je fais ce qui me plaît, aujourd’hui encore. Je m’assis sur le lit en face d’elle. Elle me montra comment elle se maquillait le visage sans fard. Elle préleva du rouge sur ses lèvres et l’appliqua du bout des doigts sur les pommettes et le front. Ses ongles rubis avaient été vernis avec soin. Elle trouvait que nous étions pareilles, elle et moi, et compara son visage et le mien. Elle remercia nos parents de nous avoir donné de beaux yeux. Elle poursuivit en expliquant qu’elle préférait que ses cheveux soient plus courts, qu’il convient de dégager le visage quand il est beau, qu’elle aime tout de même quand les cheveux sont un peu longs dans la nuque, comme moi. Je justifiai ceci par le fait que j’ai un long visage. Elle acquiesça. — Mon visage est plus court, mais tes lèvres sont plus pleines. C’est ce que les hommes aiment. Elle continua de m’examiner et me dit sur un ton paternaliste : 116 — Tu ne dois pas avoir peur d’être sexy. Elle se mit en tête de m’enseigner l’art de la séduction. Elle mima le sourire à adresser aux hommes en les saluant. Je lui dis que les femmes heureuses attirent le regard des hommes. — Ce n’est qu’en étant heureux soi-même que l’on peut rendre les autres heureux. — Tu as raison. Lorsqu’elle remarqua que j’avais un nez européen, je rétorquai sur le vif : — Juif ! — Es-tu juive ? — Non, en principe. — Je suis juive, me lança-t-elle. Cette information alluma un point d’interrogation. — Connaissez-vous le déficit en facteur XI ? — Are you oversexed?115 Ce mot me laissa perplexe. — C’est pour rire… Comment sais-tu que tu es atteinte de cette pathologie ? — Je l’ai appris à la suite d’une opération. — Quel genre de chirurgie ? Après un bref instant d’hésitation, je lui révélai : — Liposuccion. — Où ça ? s’étonna-t-elle. — Les fesses et les cuisses. Elle répliqua : — Attention ! Il ne va plus rien te rester… C’est quoi cette maladie ? — Une légère hémophilie, répondis-je. J’ajoutai : 115 — Es-tu obsédée par le sexe ? 117 — On ne peut pas prévoir quand ça arrive. Le médecin a mentionné que cette anomalie prévaut chez les juifs. Je questionnai ma nouvelle compagne de chambre sur son âge. — Je suis probablement plus vieille que tu ne penses, me dit-elle, me mettant au défi de deviner. Craignant de la vexer, j’affirmai mon respect à l’égard des personnes âgées et exprimai l’estime que je leur voue. Je lui donnai dans les soixante-dix ans, ce qu’elle confirma. — Comment vous appelez-vous ? — Barbara Abraham. Barbara voulut savoir si j’avais des frères et sœurs. — Deux sœurs. — Quelle est leur profession ? — L’une est psychologue et l’autre est pharmacienne. — Elles ont une bonne éducation. Est-ce qu’elles te ressemblent ? — Nous sommes très différentes. — Elles ne sont pas jolies ? — Non… Elles le sont. — Quelle belle famille ! s’exclama-t-elle. Je dis que mes parents se disputaient dans mon enfance, parfois violemment, et que mes sœurs n’avaient pas été aussi affectées que moi. — Es-tu la deuxième ? — La première. Ma cadette a quatre ans et demi de moins que moi. Barbara m’expliqua que mes sœurs étaient encore des bébés alors que j’étais assez grande pour être témoin des disputes de mes parents. Elle me raconta qu’elle avait vu son père rentrer à la maison et frapper sa mère dans la tête et le ventre. Elle me conseilla de laisser ce bagage derrière moi. 118 Les larmes me montèrent aux yeux. Je porte encore ce fardeau. Nous quittâmes la chambre. Dans l’ascenseur, Barbara s’adressa à une fille qui descendait avec nous : — D’où viens-tu ? — De Russie. — La Russie est mon pays d’origine ! En sortant au rez-de-chaussée, Barbara me questionna : — As-tu des enfants ? — Non. — Tu es libre comme un écrivain… J’ai justement rencontré une dame charmante, qui a une galerie, dont le mari est écrivain. Nous parcourûmes le sous-sol où se trouvait la cuisine, grande et moderne. Barbara tria la nourriture qu’elle avait apportée, tout en continuant à me parler. Elle adressa un sourire enjôleur accompagné d’un « hello » à un homme qui passait, et me jaugea avec malice : — Tu m’as vu faire ? — Oui. Je vous trouve gentille. Elle murmura : — Je voulais te faire passer un message. Il y a certainement beaucoup de garçons sympathiques dans cette auberge. — Beaucoup d’entre eux sont trop jeunes, répondis-je. Je devrais attendre d’être plus vieille pour m’intéresser à eux. — Il ne faut pas attendre. Barbara conclut que nous avions le même sens de l’humour. — J’ai rencontré un ange, lui confiai-je. — Je suis tout simplement entrée dans la chambre au bon moment. *** 119 I met an angel. I met a seventy-year old lady, Barbara Abraham. She is Jewish and she is a lot different from all the people I know. She walked in my room, 331 (at Hostelling International), at the right time…116 116 J’ai rencontré un ange. J’ai rencontré une dame de soixante-dix ans, Barbara Abraham. Elle est juive et est très différente de toutes les personnes que je connais. Elle est entrée dans ma chambre, numéro 331 (au Hostelling International), au bon moment… 120 4. Liberté Barbara makes me think. Although we’re different, she’s much more experienced and self-confident. I went out with kids tonight (clubbing led by the hostel). I got bored even if I attracted some attention, and came back alone to the hostel. People in the metro smell alcohol! I have not visited the city yet. I was kind of working and the weather was bad but tomorrow I may take part in the city tour and on Friday I’m going with B. to Christie’s. 117 *** Soulmates and Dreams I feel better today. I had a good dream even though I don’t remember it. I am aware that I am not like Barbara, who only use men. I believe in win-win relations. Seriously, I have to tell you this: 117 Barbara me fait réfléchir. Bien que nous soyons différentes, elle est beaucoup plus expérimentée et sûre d’elle. Je suis sortie en boîte avec des jeunes ce soir (sortie organisée par l’auberge). Je me suis ennuyée même si j’ai attiré quelque attention, et je suis rentrée seule à l’auberge. Les gens dans le métro sentent l’alcool ! Je n’ai pas encore visité la ville. J’étais comme occupée à travailler et le temps était mauvais mais demain je vais peut-être prendre part au tour de la ville et vendredi, je vais avec B. chez Christie’s. 121 I think we met for a good reason which is to help each other accomplish our dreams in this world. That’s what soulmates are for. Yes, we can. In the shower, I also found a conclusion to the story I’m writing – a surnatural one – which would surprise you. James Brown, I Feel Good Compare with this song, a great tune yet alarmist: TLC, Waterfalls118 *** Tandis que j’achetais à la cafétéria de l’auberge un muffin et une banane, je revis l’homme avec qui j’avais dansé la veille. — Comment as-tu trouvé la soirée d’hier ? — Pas terrible. Beaucoup de gens très jeunes. — Je trouve aussi. — Quel âge me donnez-vous ? — Trente ans ? — Non, quarante. 118 Âmes Sœurs et Rêves Je me sens mieux aujourd’hui. J’ai fait un beau rêve même si je ne m’en souviens pas. Je suis consciente que je ne suis pas comme Barbara, qui utilise seulement les hommes. Je crois aux relations gagnant-gagnant. Sérieusement, il faut que je te dise ceci : Je pense que nous nous sommes rencontrés pour une bonne raison qui est de s’entraider à accomplir nos rêves dans ce monde. C’est le rôle des âmes sœurs. Oui, nous le pouvons. Sous la douche, j’ai également trouvé une conclusion à l’histoire que j’écris — surnaturelle — qui te surprendrait. James Brown, I Feel Good Compare avec cette chanson, un air génial, bien qu’alarmiste : TLC, Waterfalls 122 — J’en ai trente. Si vous voulez, venez-vous asseoir avec moi. Je m’assis à une table. L’homme me rejoint au bout de quelques minutes. Malgré son piètre anglais, nous entretînmes une conversation intéressante. Je lui dis que j’étais en train d’écrire une histoire. Il me raconta qu’il travaillait comme technicien pour un bureau d’ingénierie belgo-italien. L’Italien avait décidé de vivre le plus simplement possible. Il parla de son hobby, la peinture. Il reproduisait des œuvres connues, dont celles de Munch. Il me décrivit une toile chère à son cœur, contenant une horloge. — Le temps est fastidieux, me fit-il comprendre en pointant sa montre. — Les gens courent après le temps et l’argent, dis-je, au détriment de leurs vies. Nous nous accordâmes sur le fait que nous sommes esclaves de l’argent au détriment du temps. Il continua à me dépeindre le tableau en mélangeant anglais et italien : la campagne, du blé, un arbre, une petite maison, des nuages. Ceux-là ne se préoccupent pas du temps. Dans le ciel, il y a des hirondelles. Selon l’adage, elles annoncent le printemps. Il avait choisi de dessiner trois hirondelles. — Pourquoi ? — Les hirondelles sont le symbole de la liberté et le nombre 3 représente l’amour. Je lui demandai si deux fois 3 – 33 – avait pour lui une signification, mais il ne saisit pas mon allusion. J’évoquai Magritte, peintre belge, dont l’une des œuvres m’inspire la liberté. Dans celle-ci, une colombe revient dans la nuit où l’attend un nid : l’oiseau d’un bleu céleste, parsemé de nuages blancs, déploie le printemps. Il me fit comprendre qu’il avait beaucoup travaillé de ses mains et qu’il aimait cuisiner. « L’acte de cuisiner est un 123 don », me confia-t-il. Malicieusement, je lui proposai de me mitonner un repas. J’admis que je n’étais pas bonne épouse, faisant allusion à mon absence de derrière les fourneaux. Il voulut savoir si j’avais été mariée. Je lui expliquai brièvement la situation. — Quel est votre programme pour ce soir ? — Je ne sais pas. — Nous pourrions nous voir, enchaîna-t-il. — Nous verrons bien si nous nous rencontrons à nouveau. Nous échangeâmes nos adresses e-mail. Avant de le quitter pour retourner à ma chambre, je lui confiai que j’allais m’inspirer de notre conversation. Il eut l’air content. *** Barbara is in NYC for a lawsuit. We are both in the room. I’m trying to write my encounter with an Italian who explained me a painting he made about liberty and Barbara is rehearsing her speech. From what I understand she was accused to have kidnapped a girl, maybe her daughter. Crazy!119 *** 119 Barbara est à NYC pour comparaître en cour. Nous sommes toutes les deux dans la chambre. J’essaye d’écrire sur ma rencontre avec un Italien qui m’a expliqué une peinture qu’il a réalisée sur la liberté et Barbara est en train de répéter son discours. D’après ce que je comprends, elle a été accusée d’avoir kidnappé une fille, peut-être sa fille. C’est fou ! 124 Dans l’après-midi, je participai à la visite guidée de Manhattan. Je m’amusai beaucoup et sympathisai avec le guide et d’autres touristes. Au cours d’un arrêt à la Julliard School, j’aperçus à travers la vitre du premier étage une danseuse en train de virevolter. Cette vision me rappela mon enfance. Revenant du cours de danse, le samedi, encore vêtue de mon tutu et portant mes chaussons, je dansais devant la série télé « Fame ». Maman avait poussé la table du salon. La maison sentait le parfum frais du détergent. Nous explorâmes Central Park et marquâmes un arrêt à Bow Bridge, surplombant le lac, pour contempler les tours où se niche le penthouse de Madonna. J’interrogeai le guide, né à Israël : — Pourquoi surnomme-t-on New York « The Big Apple » ? — Il y a beaucoup d’explications. À mon sens, New York est à la fois douce et acidulée, comme une pomme. Une chanson de Damien Rice titilla mon oreille. Ravie, je montrai mon pouce levé au chanteur grattant sa guitare. Nous traversâmes plus tard le jardin intérieur Sculpture Garden, où une grosse pomme attira mon attention. Ce kaléidoscope d’images juxtaposées s’intitulait A Day in The Big Apple – 1001 de Billy The Artist. Plus loin, à l’extérieur du MoMA, Museum of Modern Art, une banderole rouge et blanc annonçait une exposition sur Diego Rivera, peintre mexicain et époux de Frida Kahlo. Nous foulâmes plusieurs places, dont la Sony Plaza, l’Urban Plaza et la Rockefeller Plaza. Une patinoire en plein air se blottissait entre les édifices. Un avion passa au-dessus de nos têtes, réveillant le souvenir des attentats du 11 septembre. Les anges lumineux claironnaient l’approche des fêtes. Les slogans des magasins rappelaient le détournement com- 125 mercial de Noël. J’admirai la façade de style art déco de Sephora, ornée de volutes et dorures. Le guide pointa notre attention vers l’antre des bijoutiers, Jewelers on Fifth. Le vendeur de cigares Montecristo ajoutait à l’ensemble un arôme exotique. Le ciel azur éblouissait. Malgré la timidité du soleil couchant, la lumière douce flirtait avec les immeubles, caressait les édifices chatoyants. Au Grand Central Terminal, la pomme du magasin Apple resplendissait dans la pénombre du hall de gare. Nous ponctuâmes la visite à l’Empire State Building à la tombée de la nuit. Seul un homme de mon âge entreprit avec moi l’ascension. Je fis sa connaissance dans la file. L’Allemand avait pris un congé prolongé pour voyager aux États-Unis et en Amérique latine. Nous fîmes les pitres pour la photo. De la cime du plus célèbre gratte-ciel, la vue plongeant sur New York était grandiose. La pleine lune ajoutait une lueur féerique à l’éclairage urbain. Parodie de cinéma. Après notre descente, Thomas et moi nous mîmes en quête d’un restaurant. Au cours de notre marche dans le quartier chinois, nous marquâmes un arrêt devant un étal de durians. Le gros fruit à carapace épineuse me rappela le Cambodge. Je fis découvrir à mon nouvel ami cette saveur du sud-est asiatique, nous mettant l’eau à la bouche pour le dîner. 126 5. Éducation féminine Quand je fis irruption dans la cuisine de l’auberge le lendemain matin, Barbara était en pleine conversation avec le jeune homme séduisant que j’avais croisé le premier jour. J’avais besoin d’aide pour utiliser la machine à lessiver, mais il était occupé au téléphone. J’ouvris la porte du frigidaire et m’emparai de la moitié restante d’un bagel au fromage à la crème, puis j’allai m’asseoir dans la salle à manger. Un peu plus tard, Barbara vint vers moi. — Désirez-vous la moitié d’une banane avec votre petit déjeuner, madame ? — Volontiers. Je la suivis dans la cuisine. — Je suis lente ce matin, me dit-elle. — Vous n’en avez pas l’air. Vous étiez déjà en bonne compagnie. — Je suis rapide avec les hommes, plaisanta-t-elle. — Je ne le trouve pas sympathique. — C’est ton interprétation. Je le trouve sympathique. C’est lui qui est venu vers moi. Je lui ai demandé d’où il venait et il a engagé la conversation. — D’où vient-il ? — D’Espagne. — Il me semblait bien que son anglais venait de là. Barbara fit griller des tranches de pain aux raisins qu’elle avait apportées avec elle. Elle était mécontente du comporte- 127 ment des gens. Elle prétendait qu’on lui avait volé des pommes dans la chambre et qu’elle avait retrouvé son pain congelé en haut du frigidaire, alors qu’un membre du personnel lui avait dit que ses aliments seraient placés dans le bas. — Avez-vous mis des étiquettes sur votre nourriture ? — Ce n’est pas la peine, les gens voleront malgré tout. Tu ne portes pas de rouge à lèvres ? — Non. Seulement quand je sors. — Et bien nous sortons ce soir. Quel âge as-tu ? Je m’étonnais de cette question, car elle me l’avait déjà posée la veille, mais je pensai qu’elle avait dû oublier à cause de son âge avancé. — Trente ans. — Tu devrais mettre du rouge à lèvres. Les hommes adorent ça. — Quelle couleur m’irait à votre avis ? — Le mien est trop rose. Je pense que quelque chose de plus orangé t’irait bien. — Je vous montrerai le rouge à lèvres que j’ai. Vous me direz ce que vous en pensez. Barbara me demanda d’acheter deux billets en ligne pour l’exposition d’Elizabeth Taylor chez Christie’s. *** Barbara is trying to make my education. She wants to go with me at Christie’s Elizabeth Taylor exhibition and make me meet millionaires. She’s fun.120 *** 120 Barbara essaye de faire mon éducation. Elle veut que nous allions à l’exposition sur Elizabeth Taylor chez Christie’s et me faire rencontrer des millionnaires. Elle est drôle. 128 I’m thinking of you or should I say I’m feeling you. Going soon with Barbara to Christie’s. I’m taking care of that old lady who’s still young in her mind. I wish I had a grandma like her. However being friends is better. X 121 *** Barbara s’adressa à un employé du Hostelling International afin de s’assurer que l’itinéraire de l’auberge au Rockefeller Center comporterait le moins de marche possible. J’encourageai ma compagne à emmener son déambulateur – au lieu qu’elle tienne mon bras durant toute l’après-midi. Elle m’avait expliqué qu’elle marchait très bien, mais qu’elle perdait parfois l’équilibre quand il y avait des obstacles à franchir, telles que des marches et des dénivellations. Dans le bus qui nous emmenait dans le centre-ville, Barbara aborda un homme, accompagné d’un jeune garçon. Mon amie me raconta plus tard que le père était un comédien juif. D’après leur style débraillé, jugea-t-elle, son fils et lui vivaient seuls et elle déplora l’absence d’une femme pour s’occuper d’eux. *** La première partie de l’exposition était consacrée aux tenues vestimentaires et aux accessoires. Une ribambelle de 121 Je pense à toi ou, devrais-je dire, je te sens. Je pars bientôt avec Barbara chez Christie’s. Je prends soin de cette vieille dame qui est encore jeune dans son esprit. Je voudrais avoir une grandmère comme elle. Cependant, c’est mieux que nous soyons amies. X 129 mannequins en plastique exhibait des costumes colorés, parfois bariolés. Barbara loua l’aura d’Elizabeth Taylor et sa beauté naturelle. Elle remarqua que je disposais d’un charme similaire mais que je n’en tirais pas suffisamment parti. Elle trouva également une ressemblance entre nos accents. La deuxième partie de l’exposition présentait les meubles et objets décoratifs. La personnalité de la star transparaissait à travers la collection, pouvant se résumer en deux mots : éclectisme et extravagance. Une photo de Michael Jackson dédicacée illustrait l’intensité affective des deux amis. Un écran diffusait des vidéos retraçant les moments phares de l’actrice et activiste : la remise des Oscars et le discours au Congrès pour le financement de la lutte contre le Sida. Vint ensuite la dernière salle arborant la panoplie de bijoux portés par la célébrité, dont le fameux diamant offert par son cinquième mari : la pierre majestueuse, symbole de l’amour inépuisable de Richard Burton, d’une valeur de 33 carats. *** Dans le bus du retour, Barbara me parla de ses conflits familiaux. D’après elle, son beau-fils avait influencé sa fille. Ils lui interdisaient de s’approcher de leurs deux enfants par voie judiciaire. Barbara était déçue de l’issue de la séance du tribunal. Elle maudissait la juge et son avocate. Elle ne pourrait pas voir ses petits-enfants avec qui elle avait prévu d’aller au Children’s Center. Barbara avait quitté New York après son divorce – son mari s’étant révélé homosexuel – en emmenant sa fille « pour la protéger et lui donner la meilleure éducation ». Je compris que la mère avait placé beaucoup d’ambitions sur ses enfants. Sa fille était médecin, mariée à un autre médecin, mais son fils n’était pas devenu dentiste comme elle le prédestinait. De 130 plus, elle avait désapprouvé le mariage de ce dernier avec une femme qu’elle jugeait ne pas être assez bien pour lui. Finalement, ni l’un ni l’autre de ses enfants ne lui adressait encore la parole. Je confiai à mon amie mon incapacité à garder un emploi. Celle-ci conclut : — All you’ve done so far was academic. It’s time to do something more creative.122 122 — Tout ce que tu as fait jusqu’à présent était académique. Il est temps de faire quelque chose de plus créatif. 131 6. Retraite en Alabama Durant mon séjour à New York, je reçus un e-mail surprenant de Sam, me proposant de l’accompagner à Birmingham en Alabama où il se rendait une semaine pour le travail. Je m’attelai, avant de me prononcer, à lever toute ambiguïté. Sounds good but I have a question: do you have any expectations towards me apart from the friendship? When you answer this frankly I will get back to you about this proposition. 123 *** Sam m’avait réservé un vol tôt le matin du lundi 12 décembre. Comme il n’y avait plus de chambre disponible dans les auberges de jeunesse des environs, je décidai de ne pas dormir la nuit précédente. Je passai l’après-midi en compagnie de Dean, Sud-Africain blanc dont les parents avaient immigré en Australie. Le soir, je pris part au pub crawl organisé par le Hostelling International. L’attitude d’un Irlandais, résidant en Suisse, m’irrita et je préférai quitter le troisième bar pour rentrer à l’auberge de jeunesse. Je passai le reste de 123 Ça a l’air bien, mais j’ai une question : attends-tu de moi autre chose que notre amitié ? Quand tu y auras répondu franchement, je reviendrai vers toi concernant cette proposition. 133 la soirée dans la New York Room du Hostelling International dominée par la couleur rouge. Vers 3 h 30, je partis avec tout mon barda en direction de Broadway Street où j’attendis le bus qui – heureusement ! – arriva avec quelques minutes de retard. Je descendis au premier terminal de l’aéroport La Guardia dans la précipitation. J’appris d’un jeune homme, descendu au même arrêt, que le terminal de la compagnie Delta se trouvait beaucoup plus loin. Je marchai jusqu’au terminal D, maudissant mon incapacité et déstabilisée par un sentiment de doute suscité par l’aventure insolite vers laquelle j’avançais. Enfin, j’atteignis l’aire d’enregistrement. Sam vint à ma rencontre et s’occupa des formalités. J’étais exténuée et déprimée. Nous mangeâmes un petit déjeuner très matinal avant l’embarquement. Peu de temps après avoir pris place à bord de l’avion, je sombrai dans un sommeil assez profond pour faire abstraction du bruit des enfants derrière moi. Je dormis durant presque tout le trajet. Après ce court repos dans les airs, je me sentais revigorée. Nous traversâmes l’aéroport de Memphis, berceau du blues, et montâmes à bord du second vol pour Birmingham. *** Sam m’accompagna à l’hôtel avant de partir vers son lieu de travail à une heure de route de Birmingham. Je pris un bain, tant attendu et relaxant, et ne sortis de l’hôtel que pour manger un plat grec dans un établissement voisin. Au mur de celui-ci, un papyrus dévoilait l’origine égyptienne du propriétaire. J’emportai le reste de hummus et de pain libanais en guise de souper. Entre-temps, je dévorais le livre que j’avais trouvé sur l’étagère de l’hôtel : The Secret Language of Birthdays. Your Complete Personology Guide for Each Day of the Year de Gary Goldschneider et Joost Elffers. 134 Je m’attardai longuement sur la description des personnes nées le 1er février et le 1er novembre. La description de la personnalité des personnes nées un 1er février me ressemblait de manière frappante, particulièrement de par leur complexité. Elle me surprenait toutefois à certains égards, comme le côté terre à terre et réaliste, alors que je croyais être tête en l’air. Je me demandai si certains traits cités pour David n’étaient pas plus proches de mon caractère, et vice-versa. 135 7. Jour de chance Je savourai la nuit passée seule dans la chambre d’hôtel et le réveil avec moi-même. Cela me changeait de l’auberge de jeunesse. Une fois prête, je descendis au lobby, avec mes bagages car j’avais décidé de rejoindre Sam près du lac Guntersville. Je replaçai le livre sur l’étagère du lobby. Je me présentai à la réception. La réceptionniste crut que j’étais française. En apprenant mon origine, elle me dit que sa meilleure amie était belge, du côté flamand du pays. Megan avait passé deux ans en Espagne et voulait vivre en Europe, plus précisément aux Pays-Bas. Elle étudiait le néerlandais. Le bistro de l’hôtel étant fermé, elle me conseilla d’aller manger à la cafétéria de l’hôpital universitaire. *** Je croisai dans le corridor des bénévoles pour une collecte de sang. À l’une des femmes qui m’interpella, je dis que j’avais vécu en Afrique et que, pour cette raison, je ne pouvais sans doute pas donner. La femme fit signe à sa collègue de nous rejoindre afin qu’elle s’entretienne avec moi. La dame, vêtue d’un costume de Noël, voulut savoir si j’avais vécu en Europe et à quand remontait la dernière fois. — De septembre 2010 à avril 2011. — Avez-vous été en Europe de 1980 à 1996 ? — Oui. L’Américaine m’expliqua qu’en Grande-Bretagne les bœufs avaient été nourris avec des farines animales et que 137 j’avais certainement consommé de la viande contaminée. Elle conclut que le paludisme est une maladie à court terme, contrairement à la vache folle, qui a des conséquences à long terme. Je ne m’attendais pas à une telle sentence et, médusée, j’emportai une nouvelle aussi inquiétante que celle-là. Je commandai un café et un sandwich en guise de breakfast au Starbucks. Je m’assis à une table avec mon brunch. Des gens, probablement employés de l’hôpital pour la plupart, allaient et venaient. Je me levai pour obtenir un verre d’eau. La caissière voulut savoir si mon café était assez chaud. Je saisis la pertinence de sa question quand, à la première gorgée, le breuvage se révéla anormalement tiède. *** En me dirigeant vers la sortie, je croisai une porte sur laquelle était inscrit « lieu de culte ». Ma curiosité me poussa à l’intérieur. J’étais seule dans la pénombre de la pièce, baignée de sérénité. Je fis rapidement le tour. Soudain, mon regard s’arrêta sur une bible posée près de l’entrée. Je saisis le livre et l’ouvris au marque-page, inséré à l’endroit du Psaume 33. Sing joyfully to the LORD, you righteous; it is fitting for the upright to praise him. Praise the LORD with the harp; make music to him on the ten-stringed lyre. Sing to him a new song; play skillfully, and shout for joy. For the word of the LORD is right and true; he is faithful in all he does. The LORD loves righteousness and justice; the earth is full of his unfailing love. By the word of the LORD the heavens were made, their starry host by the breath of his mouth. He gathers the waters of the sea into jars; 138 he puts the deep into storehouses. Let all the earth fear the LORD; let all the people of the world revere him. For he spoke, and it came to be; he commanded, and it stood firm. The LORD foils the plans of the nations; he thwarts the purposes of the peoples. But the plans of the LORD stand firm forever, the purposes of his heart through all generations. Blessed is the nation whose God is the LORD, the people he chose for his inheritance. From heaven the LORD looks down and sees all mankind; from his dwelling place he watches all who live on earth he who forms the hearts of all, who considers everything they do. No king is saved by the size of his army; no warrior escapes by his great strength. A horse is a vain hope for deliverance; despite all its great strength it cannot save. But the eyes of the LORD are on those who fear him, on those whose hope is in his unfailing love, to deliver them from death and keep them alive in famine. We wait in hope for the LORD; he is our help and our shield. In him our hearts rejoice, for we trust in his holy name. May your unfailing love be with us, LORD, 139 even as we put our hope in you. 124 124 Justes, réjouissez-vous en l’Éternel ! La louange sied aux hommes droits. Célébrez l’Éternel avec la harpe, Célébrez-le sur le luth à dix cordes. Chantez-lui un cantique nouveau ! Faites retentir vos instruments et vos voix ! Car la parole de l’Éternel est droite, Et toutes ses œuvres s’accomplissent avec fidélité ; Il aime la justice et la droiture ; La bonté de l’Éternel remplit la terre. Les cieux ont été faits par la parole de l’Éternel, Et toute leur armée par le souffle de sa bouche. Il amoncelle en un tas les eaux de la mer, Il met dans des réservoirs les abîmes. Que toute la terre craigne l’Éternel ! Que tous les habitants du monde tremblent devant lui ! Car il dit, et la chose arrive ; Il ordonne, et elle existe. L’Éternel renverse les desseins des nations, Il anéantit les projets des peuples ; Les desseins de l’Éternel subsistent à toujours, Et les projets de son cœur, de génération en génération. Heureuse la nation dont l’Éternel est le Dieu ! Heureux le peuple qu’il choisit pour son héritage ! L’Éternel regarde du haut des cieux, Il voit tous les fils de l’homme ; Du lieu de sa demeure il observe Tous les habitants de la terre, Lui qui forme leur cœur à tous, Qui est attentif à toutes leurs actions. Ce n’est pas une grande armée qui sauve le roi, Ce n’est pas une grande force qui délivre le héros ; Le cheval est impuissant pour assurer le salut, Et toute sa vigueur ne donne pas la délivrance. Voici, l’œil de l’Éternel est sur ceux qui le craignent, Sur ceux qui espèrent en sa bonté, Afin d’arracher leur âme à la mort Et de les faire vivre au milieu de la famine. Notre âme espère en l’Éternel ; Il est notre secours et notre bouclier. Car notre cœur met en lui sa joie, Car nous avons confiance en son saint nom. Éternel ! Que ta grâce soit sur nous, Comme nous espérons en toi ! 140 Je trouvai également une définition des Nombres au début de la Bible Thompson et consultai celle correspondant au Nombre 33 : Stages in Israel’s Journey125. Je m’agenouillai sur l’un des sièges de génuflexion et formulai une prière avant de quitter les lieux. Je partis à la découverte de la ville en me laissant guider par mon intuition. J’amarrai devant la vitrine d’un magasin de musique. Une guitare capta mon attention, la lettre epsilon me portant à croire qu’elle était pour moi. Au moment de franchir la porte, je lus sur une pancarte « No public toilets here »126. J’entrai et j’interrogeai l’homme derrière le comptoir : — If I buy a guitar, may I use your toilets?127 — Sure. We just want to avoid attracting crazy people.128 J’allai aux toilettes au fond du magasin, puis je revins vers le vendeur. — Are there many crazy people here? I think it’s fine to be crazy.129 Le caissier me sourit et appela son collègue noir à la rescousse. Je lui dis que j’étais débutante. Nous allâmes tester la guitare, de la marque Epiphone, dans la salle acoustique. Les parois de la pièce étaient couvertes de bois. J’essayai l’instrument sur un tabouret devant un miroir. J’achetai également un accordeur, une housse légère, des cordes de rechange, ainsi qu’un tutoriel. 125 Étapes du voyage d’Israël. « Pas de toilettes publiques ici » 127 — Si j’achète une guitare, puis-je utiliser vos toilettes ? 128 — Bien sûr. Nous voulons juste éviter d’attirer les fous. 129 — Y a-t-il beaucoup de fous ici ? Je trouve que c’est bien d’être fou. 126 141 Au moment de payer, le lecteur de code-barres ne détecta pas le prix de l’instrument. Je m’exclamai que c’était mon jour de chance, la date étant le 13. Ma remarque fit sourire le vendeur. Ce n’était pas un jour de chance pour tous : j’appris plus tard une mauvaise nouvelle de Belgique : un homme de 33 ans avait tiré sur la foule dans le centre de Liège, faisant cinq morts et 100 blessés. Je parcourus la ville pendant quelques heures. Le temps était ensoleillé et chaud pour le mois de décembre. Je rentrai à l’hôtel où je retrouvai la réceptionniste. Nous comparâmes le temps du Sud avec celui du Canada et de la Belgique. Megan regretta que les Américains ne soient pas plus appréciés dans le reste du monde. Les gens ne savent pas de quoi ils parlent. Ils s’en tiennent avant tout aux préjugés. *** Le chauffeur que Sam m’avait envoyé me conduisit à Guntersville, à une heure de route de Birmingham. Nous passâmes prendre Sam sur son lieu de travail avant d’aller à l’hôtel. Les deux jours suivants, je restai tranquillement au Best Western pour écrire et gratter ma guitare. La vue sur le lac, bien que plutôt banale, me revigora. La veille de notre départ, Sam et moi passâmes la soirée à Birmingham. Nous découvrîmes The Fish Market où les étals de poissons frais et aquariums côtoient les condiments et bouteilles de vin, alignés sur des étagères, ainsi que des aliments d’épicerie fine. En mangeant, Sam et moi savourâmes le concert de jazz donné par un guitariste blanc, un saxophoniste noir et une chanteuse noire. 142 8. Alea jacta est Dans l’avion nous ramenant d’Alabama à New York, je me remémorai un épisode du dîner au Best Western. Le fils de la Chef était venu nous saluer. Le Suisse allemand charmeur se plaisait en Alabama, où il avait oublié son français. Pendant la conversation, je remarquai les dés ornant sa ceinture. — What’s the number indicated on the dice? — Seven. — Alea jacta est. — Exactly. — Do you have a cigarette? — Certainly. I have got some in my car. Would you like to come with me?130 Sa mère nous interrompit : — What are you doing with my son?131 Je restai abasourdie. Le jeune homme s’absenta un instant avant de revenir avec une cigarette. 130 — Quel est le chiffre indiqué sur les dés ? — Sept. — Alea jacta est. — Exact. — As-tu une cigarette ? — Bien sûr. J’en ai dans ma voiture. Voudrais-tu m’y accompagner ? 131 — Que voulez-vous à mon fils ? 143 L’image de ces dés attira une pensée jumelle. Je me souvins d’un conte que j’avais écrit des années plus tôt. J’avais 21 ans et j’étais étudiante en journalisme. J’avais offert ces quelques pages, reliées grossièrement, à mon petit ami de l’époque pour son anniversaire. Ce souvenir m’inspira les lignes suivantes : Once upon a time I wrote a fairy tale. It was about some kind of angel, in the shape of a girl, who appeared in the life of a business man. She showed up in his office, like coming out of the blue. She only explained to him, to his astonishment and incredulity, that she had come to make him happy. Will you let me make you happy? It was in December 2002, I believe, when I offered this tale to my ex-boyfriend for his birthday. A tale completely unrelated to who he was. I don’t even think he appreciated. And now, we are in December 2011, nine years later. I am currently living this fairy tale. I know things in your life are the most complicated, as it seems. I wish to believe love will solve all our problems. However we live, unconditional love can make us happy. Whatever you do, love will make things good for you. Please, say yes to my request to make you happy.132 132 Il était une fois un conte de fée que j’écrivis. Il s’agissait d’une sorte d’ange, dans la peau d’une fille, surgissant dans la vie d’un homme d’affaires. Elle apparut dans son bureau, comme venue de nulle part. Elle lui expliqua simplement, face à son étonnement et incrédulité, qu’elle venait pour le rendre heureux. Me laisseras-tu te rendre heureux ? C’était en décembre 2002, je crois, lorsque j’offris ce conte à mon excopain pour son anniversaire. Un conte complètement étranger à ce qu’il était. Je ne pense même pas qu’il ait apprécié. Et maintenant, nous sommes en décembre 2011, neuf ans plus tard. Je suis en train de vivre ce conte de fée. 144 En relisant ces lignes, je nuançai : En fait, tout ça c’est dans ma tête. Que je t’aime et que mes sentiments ne soient pas réciproques, ce n’est pas ça le plus important. Je t’ai rencontré pour une raison. Ce qui est important, c’est que ce soit arrivé et c’est la plus belle chose qui me soit arrivée. Je suis portée à croire que notre rencontre n’est pas le simple fruit du hasard, que notre histoire était écrite, même avant de t’avoir rencontré, il y a presque dix années, peutêtre même plus tôt. Cela fait peut-être trente ans que je t’attends et je ne suis pas prête de laisser tomber. Je me sens incomprise. Est-ce que tu me comprends ou non ? Tu me sembles si loin, distant, non seulement géographiquement, ce qui n’est rien comparé à la barrière émotionnelle, à la fermeture affective que tu t’infliges. Pourquoi ? Pour quelles raisons ? Les blessures sont inévitables, cependant se priver de vivre les sentiments du registre humain me semble malsain, pour ne pas dire malfaisant. Si je ne te sers pas à secourir ton mariage, que notre rencontre serve au moins à quelque chose. Je te supplie d’accorder une chance à l’Amour. Ton bien-être physique et mental en dépend. Ne me laisse pas me battre seule contre un Je sais que ta vie est des plus compliquées, semble-t-il. Je souhaite croire que l’amour résoudra tous nos problèmes. Quelle que soit la manière dont nous vivons, l’amour inconditionnel peut nous rendre heureux. Quoi que tu fasses, l’amour fera bien les choses pour toi. S’il te plaît, dis oui à ma requête de te rendre heureux. 145 géant imaginaire. Tu es David, toi seul peux vaincre Goliath. Je ne peux me résoudre à la sentence de « lost cause »133. J’espère seulement que ma volonté ne te laisse pas de marbre, qu’elle insuffle ne serait-ce qu’un peu d’espoir dans ton sang glacé. Non, je ne peux me résigner à une image négative de toi, car tu m’as montré tes qualités, des qualités qui m’inspirent et me rassurent sur ton fond humain. De toute façon, l’amour est plus fort que la raison. Ne te laisse pas abattre car je sais qu’ensemble nous pouvons réaliser de belles choses, que nous pouvons nous épanouir et viser « haut », en tout cas aspirer à nos idéaux et rêver d’une vie meilleure. J’aurais pu me souvenir plus tôt de ce conte, quand, le 2 décembre, à bord de l’avion, avant le décollage pour Boston, j’avais envoyé à Jérémy un texto lui souhaitant bon anniversaire. J’ignorais alors tout de la décision, que j’allais prendre brusquement, de partir à Toronto pour rencontrer David. À l’approche de l’atterrissage à New York, j’assistai à un magnifique lever de soleil. Un drapeau jaune, orangé et rosé se hissait à l’horizon, telle une auréole, au-dessus d’un océan anthracite moutonneux. 133 « cause perdue » 146 9. Solitude De retour à New York, je me rendis à l’auberge de jeunesse Jazz on the Park, aux abords de Central Park. Il ne restait que deux chambres disponibles. J’optai pour la privée sur les conseils de la réceptionniste. Ayant été prévenue que tout était réservé pour le lendemain, j’allai au Hostelling International m’informer pour la nuit suivante. Là aussi, l’auberge était complète, mais un désistement n’était pas exclu. En sortant, j’aperçus l’établissement Busters de l’autre côté de la rue. Ce restaurant de quartier accueillait surtout des habitués. Je pris place à une table proche de la fenêtre et commandai. Quelques instants passèrent. Une élégante rousse rejoignit une femme pianotant sur son iPad. La voyageuse, probablement quinquagénaire, narra les préparatifs d’un safari avec son mari, tandis que l’autre raconta ses déboires professionnels dans le milieu du cinéma. Je me présentai. Fay était écrivaine et traductrice. Outre l’anglais, elle parlait le français et le russe. Nous échangeâmes nos coordonnées. Son amie m’incita à goûter le gâteau au chocolat, cuisiné par le chef, un homme dont l’amabilité contribuait certainement à la fidélité de sa clientèle. *** Plus tard, tandis que je contemplais l’opportunité d’une sieste, la réceptionniste à l’auberge frappa à la porte et s’excusa de m’avoir donné la mauvaise chambre. Je trouvais 147 en effet que cette chambre n’avait rien à voir avec celle que sa collègue m’avait promise, mais j’étais trop fatiguée pour contester. La jeune femme me conduisit à une chambre plus guindée. Je me reposai avant de prendre une douche. Après m’être habillée, je m’attardai sur un élément du décor. Au-dessus de la tête de lit, sur le mur en briques, se dressait un cadre représentant plusieurs portraits miniatures de la Joconde. Y étaient insérés, çà et là, des détails grossissants. Le contour des images ressemblait à des billets de banque contenant une suite de 0 et de 1. Ce tableau évoqua dans mon esprit le roman de Dan Brown, Da Vinci Code. Mes idées commencèrent par s’affoler. Je crus que j’allais devenir folle. Paniquée, je sortis de la chambre avec mon ordinateur, descendis au rez-de-chaussée et m’assis dans la pièce commune pour écrire à David. Hey. Can you help me make sense of what is happening to me? I have the impression that I am losing control. I am panicking. I haven’t drunk or taken any drugs. I didn’t sleep much last night… I’m staying alone in a room tonight in NYC. I think I will go to Times Square at the BXL Café. Have you ever experienced such sensation? I’m scared to lose my mind, but I will do anything not to and only me can. I feel at a point of no-return. It’s risky and at the same time irresistible because it is more meaningful than the dull life I used to have. If you can help me at some point, your help would be welcome even though I understand that you are intrinsically related to the situation. 148 I understand that this is caused by my imagination and it makes me think of the film A Beautiful Mind. I think I need some help, someone who understands what I’m going through. Do you?134 Tentant de me ressaisir, je résolus de sortir pour me calmer. Je partis en direction du métro. Petit à petit, je commençai à retrouver pied. Je débarquai de la rame de métro à Times Square. Je tournai plusieurs fois en rond pour tenter de retrouver en vain le bar belge BXL. La foule m’oppressait. Mon regard finit par croiser le pub irlandais où j’avais bu deux Irish coffee avec Dean. Soulagée, je poussai la porte et pris place au comptoir où je revis le charmant barman bulgare à qui je commandai un Irish coffee. Je lui demandai de m’expliquer à nouveau le chemin pour aller au 134 Salut. Peux-tu m’aider à comprendre ce qui m’arrive ? J’ai l’impression de perdre le contrôle. Je suis prise de panique. Je n’ai pas bu d’alcool, ni pris de drogue. Je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière… Je reste seule ce soir dans une chambre à NYC. Je pense que je vais aller à Times Square au BXL Café. As-tu jamais éprouvé une telle sensation ? J’ai peur de perdre la tête, mais je vais tout faire pour que cela n’arrive pas et moi seule en est capable. Je me sens à un point de non-retour. C’est risqué et en même temps irrésistible parce que cela a plus de sens que la vie terne que je menais. Si tu pouvais m’aider à un certain moment, ton aide sera la bienvenue, même si je comprends que tu es intrinsèquement lié à la situation. Je comprends que ceci est causé par mon imagination et cela me fait penser au film A Beautiful Mind. Je pense que j’ai besoin d’aide, de quelqu’un qui comprenne ce que je traverse. Est-ce ton cas ? 149 BXL. Il me donna en prime un message à remettre au gérant dans lequel il exprimait ses salutations. *** Je ne rencontrai pas le gérant belge mais j’échangeai quelques mots avec le serveur français à qui je donnai le bout de papier. Je me régalai de moules-frites et bus deux Leffe – la seconde suite à un malentendu avec la serveuse. Je trouvais la soirée morose. J’aurais aimé rencontrer du monde. Je passai aux toilettes où étaient diffusées des chansons flamandes, dont j’essayais de saisir les paroles. Finalement, je rentrai à l’auberge, sans aucune idée de ce que le lendemain m’apporterait. 150 10. Dernière nuit Thanks for trying to understand :-) I must be a pain in the ass. I infer you haven’t experienced this yourself. I must admit that I am also probably unconsciously trying to attract (your) attention as I have a memory of doing something bizarre as a child at school to attract the attention of my teacher. I am better today. It wasn’t fun last night but at least I stopped thinking too much (thanks to the ugly noise). I have a few reasonable plans in mind, including going back to Mtl (this coming week). I may have some work for one month or so. I also have some ideas to share with you about the chicken and wine, including a concept from Birmingham, similar to something a Basque told me about. Love from the crazy girl in NYC.135 135 Merci d’essayer de me comprendre :-) Je dois être une casse-*** J’en déduis que tu n’as pas vécu une telle expérience. Je dois admettre que je cherche aussi probablement inconsciemment à attirer l’attention (la tienne). Je me souviens, lorsque j’étais enfant, d’avoir fait quelque chose de bizarre pour capter l’intérêt de mon institutrice. Je me sens mieux aujourd’hui. Ce n’était pas amusant hier soir, mais j’ai au moins arrêté de trop penser (grâce au bruit épouvantable). J’ai quelques projets raisonnables en tête, dont celui de revenir à Mtl (cette semaine). J’ai peut-être du travail pour un mois ou deux. 151 *** Pendant que je prenais mon petit déjeuner dans la salle à manger, Jazz, qui travaillait à l’auberge – Jazz on the Park ! – en échange d’une couche, s’assit pour me parler. Le Londonien s’apprêtait à rentrer chez lui. Je l’informai qu’il était impossible de trouver une chambre pour le soir même et que j’envisageai de retourner à Montréal. Jazz me vanta les mérites du voyage en train entre New York et la ville québécoise. *** Après avoir quitté l’auberge, je me mis à la recherche d’un logement dans les environs. Je traînai mes bagages jusqu’à la rue bordant Central Park. Une femme me proposa son aide. Ayant eu de sérieux problèmes de logement par le passé, elle me mit en garde contre les locations illégales et m’expliqua que de nombreux hôtels avaient dû fermer leurs portes. J’échangeai mes coordonnées avec celle qui se révéla être une cinéaste d’origine italienne. Après de vaines tentatives pour prolonger mon séjour à New York, je me résignai à réserver sur Internet le train pour Montréal. *** Je déposai mon sac à dos à la gare Penn Station et partis en direction d’Union Square. Un prof d’arts, à qui j’avais parlé dans la rame de métro, m’avait conseillé ce lieu hauteJ’ai également quelques idées à partager avec toi au sujet de volaille et de vin, y compris un concept de Birmingham, semblable à quelque chose dont m’a parlé un Basque. Amoureusement de la folle à NYC. 152 ment concentré en artistes. Je visitai le quartier tout en poursuivant ma recherche d’une chambre pour la nuit. Découragée par les prix, je laissai finalement tomber la quête d’un lit et résolus de passer la nuit à la gare. Il devait y avoir une salle d’attente. Au pire, je dormirais pendant le voyage. *** Je dînai dans une sorte de buffet de gare. En mangeant mes spaghettis, je regardais par la fenêtre les gens aller et venir. J’aurais volontiers donné la moitié de mon assiette à un clochard. Le nom de la rue retint mon attention. J’écrivis dans mon carnet. « This is where the journey ends: on 33rd Street (West). It started on 33rd Gerrard Street. »136 *** J’eus l’idée de clore mon voyage avec l’envoi de cartes postales à David, Charles, mes parents et grands-parents. Cela me sembla opportun après avoir vu, en traversant la rue, que la Poste se trouvait juste en face de la gare. J’achetai des cartes et des timbres au drugstore. Je rédigeai mes cartes dans le hall du Post Office en commençant par inscrire en haut à gauche la date du jour : le 17 décembre 2012. À David, j’écrivis une phrase laconique : « I love you so much for what you made me achieve. »137 Après une brève hésitation, j’adressai l’enveloppe à son bureau. *** 136 « C’est ici que se termine mon voyage : sur la 33e Rue (Ouest). Il commença au 33, rue Gerrard. » 137 « Je t’aime tellement pour ce que tu m’as permis d’accomplir. » 153 Je me mis à la recherche d’un cinéma et arrivai à Madison Square Garden où m’avait conduite l’Allemande le premier soir. Un agent de sécurité m’indiqua le cinéma le plus proche. Face à une affiche peu attrayante, je questionnai la vendeuse : — Which film do you recommend to see? — Sherlock Holmes: A Game of Shadows is supposed to be good.138 Je m’assis à côté d’un adolescent obèse. Le volume du son pendant les spots publicitaires était fort, à la limite du supportable. Peu après le début du film, une carte fut lancée au milieu d’une scène d’action. La carte révéla à l’écran le nombre 33. Après le film, je passai aux toilettes, avant de sortir dans la rue. Je marchai sur le trottoir, tirant mon bagage à roulettes d’une main et portant ma guitare, lorsqu’un jeune homme m’interpela : — Which instrument is it?139 Il pointait la housse dans mon dos. — A guitar. — I give guitar lessons. — I should take some.140 Koen, blond aux yeux bleus, avait quitté la Norvège pour tenter sa chance dans la musique aux États-Unis. Il composait et était déjà connu dans son pays natal. Mon interlocuteur ayant faim, nous nous mîmes à la recherche d’un endroit où 138 — Quel film recommandez-vous ? — Il paraît que Sherlock Holmes : Jeu d’ombres est bon. 139 — De quel instrument s’agit-il ? 140 — Une guitare. — Je donne des cours de guitare. — J’en aurais bien besoin. 154 manger. Comme il était tard, de nombreux établissements étaient fermés. Nous finîmes par trouver un pub qui servait encore de la nourriture. Koen commanda un hamburger-frites et un coca tandis que je pris une Guinness. — Tu ne bois pas d’alcool ? — Je n’ai pas l’âge légal. Koen m’impressionna par son audace et sa débrouillardise. Il savait ce qu’il voulait et s’en donnait les moyens. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour décrocher un emploi et nouer des relations. Il était arrivé à New York le 22 octobre, soit moins de deux mois auparavant, et avait déjà obtenu un contrat de mannequinat. Il avait été repéré à Union Square. Sans doute son apparence androgyne avait fait mouche. Il avait aussi rencontré des personnes intéressantes dans l’industrie de la musique. De nouvelles pistes s’offraient déjà à lui. Koen me parla des techniques de séduction masculine qu’il avait apprises dans les livres. — Tell me a princess of fairy tales. — Snow White. — I would say to you: Snow White, you are the most beautiful. And everything I’d say afterwards will never be as strong as this first compliment. — I have experienced that.141 La perspicacité de Koen me fascina. À un moment, je vis clairement qu’il me draguait. Je sortis du pub en commettant un acte de grivèlerie. Ce qui provoqua notre amusement. Un 141 — Cite-moi une princesse de contes de fées. — Blanche Neige. — Je te dirais : Blanche Neige, tu es la plus belle. Et tout ce que je te dirais ensuite ne sera plus jamais aussi fort que ce premier compliment. — Je l’ai vécu. 155 peu plus loin dans la rue, je jouai une farce en sonnant à la porte d’une voyante, avant de prendre la fuite. Koen me proposa d’aller chez lui. Dans le métro, une femme soûle l’aborda sous prétexte de chercher son chemin. Il lui dit de monter dans la même rame que nous. Elle me félicita pour la gentillesse de mon fils. Son comportement fit rire les autres passagers. Elle insista plusieurs fois sur le fait que mon fils était exceptionnellement serviable. Son compagnon affichait un sourire gêné. Koen m’emmena dans son appartement. Ses colocataires dormaient. Nous nous glissâmes dans sa chambre. Assez petite, celle-ci ressemblait à une chambre d’étudiant. Nous prîmes place sur le lit. Koen démarra un film, dont il avait composé la bande sonore. Il avait caché son travail à ses parents car il s’agissait de pornographie. Nous regardâmes le début de ce film amateur, n’ayant rien à envier aux œuvres du genre. Au bout d’un moment, je suggérai d’arrêter le film et rabattis l’écran d’ordinateur. Koen était assis derrière moi, une jambe de part et d’autre. Nous nous embrassâmes. En touchant son buste, je me rendis compte qu’il était presque imberbe. J’avais l’impression d’être un imposteur tant il était de loin l’homme le plus fin que j’avais caressé jusqu’alors. Nous nous étreignîmes jusqu’à ce que mon réveil retentisse. Je demandai l’âge de mon ami. Il avait 17 ans. Quand je lui dis que j’en avais 30, bientôt 31, il exprima sa satisfaction : « That’s great. I thought you were only 25. »142 142 « C’est génial. Je pensais que tu n’avais que 25 ans. » 156 Troisième partie 1. Retour Dimanche 18 décembre, je montai à bord du train Adirondack pour Montréal. Au cours du voyage, qui dura dix heures, je fis la connaissance de Joseph, Égyptien doctorant en génie des matériaux à l’université de Philadelphie. Nous sympathisâmes et parlâmes pendant presque tout le trajet, excepté le temps que je dormis pour récupérer un peu de ma nuit blanche. Le train arriva comme prévu le soir à Montréal. Charles m’attendait à la Gare Centrale. Je lui avais proposé de venir m’accueillir s’il le souhaitait. Je voulais que l’on se retrouve en bons termes. Je n’étais pas très heureuse de rentrer. Je craignais de ne pas pouvoir me réhabituer à Montréal après le mode de vie que j’avais suivi durant mon séjour, particulièrement à New York. À côté de la Grosse Pomme, Montréal me semblait mortelle. Les rues étaient vides et silencieuses, très loin du tapage des rues frémissantes et grouillantes de NYC. Il faisait plus froid aussi. Je crois que ce dont j’avais le plus peur, c’était de redevenir comme avant, de retrouver ma vie terne et morose et de sombrer dans la déprime, voire la dépression. Je m’autorisai à récupérer mon manque de sommeil le lendemain, puis me mis doucement à la recherche d’un logement. Mes pensées étaient toujours autant occupées par le souvenir de David. Je savais qu’il rentrerait d’Europe au cours de la semaine. 159 *** Je le rencontrai… Je tendis devant lui les deux poings serrés en l’invitant à choisir. Ne lui laissant pas le temps de se prononcer, je m’exclamai : « celui-ci est pour toi, celui-ci est pour moi. » Il s’agissait de deux fortune cookies rapportés du Chinatown de New York. Le mien énonçait : « You have an active mind and a keen imagination. »143 Le sien disait : « The physician heals, nature makes well. »144 — Comment se fait-il que tu en aies deux ? — J’ai toujours pris quelque chose pour toi durant mon voyage : deux Irish coffee, deux Leffe blonde, deux fortune cookies… Son visage esquissa un sourire, qui s’évanouit ensuite lorsqu’il prononça : — Did I raise your expectations? — No, you didn’t. My expectations rose anyway. It’s not your fault.145 En vérité, cette réunion ne se produisit que dans mon imagination. J’aurais encore pu lui poser cette question : — What do you want for Christmas? Do you want me to leave you alone? Get out of your life?146 *** 143 « Vous avez un esprit actif et une imagination vive. » « Le médecin soigne, la nature fait bien les choses. » 145 — Est-ce que je t’ai fait espérer ? — Non. Je me suis fait moi-même des idées. Ce n’est pas ta faute. 146 — Que veux-tu pour Noël ? Que je te laisse tranquille ? Que je sorte de ta vie ? 144 160 Le jour marquant officiellement le début de l’hiver, le 21 décembre 2011, la carte postale, que j’avais envoyée avant mon départ de New York, arriva au bureau de David. J’appris sa réception par SMS. David me remerciait, mais souligna que la carte avait été ouverte par une collègue. J’en fus stupéfaite. Quoique cette éventualité m’eût effleuré l’esprit au moment d’écrire l’adresse. Je lui envoyai en retour un SMS lui demandant comment quelqu’un d’autre avait pu ouvrir une enveloppe portant son nom. Il répondit que sa collègue l’avait tout simplement ouverte. — Qui ? — My assistant.147 — Mélanie ? — Non. — Suzanne ? J’espère qu’elle ne sera pas jalouse. Je n’obtins plus de réponse. Je pensais que cette mésaventure serait prétexte à annuler notre réunion. Je ne reçus pas de confirmation pour notre rendez-vous du lendemain. Je n’envoyai pas non plus de message à ce sujet. J’acceptais la situation. J’embrassais la peine, sans pleurs, juste avec une sérénité du cœur ou de l’âme. Seule la tête était embrouillée… Ironiquement… David m’avait dit qu’il ne voulait que penser avec la tête, que son cœur était fermé. Ne serait-ce là pas une erreur de sa part ? En tout cas, ma tête à moi me servait moins bien que le reste. D’ailleurs, les doutes venaient toujours de cette partie de moi et me desservaient au plus haut point, car c’est à partir de ces doutes que je sabordais toute entreprise. David se trompait-il en voulant s’empêcher de ressentir ? En tout cas, lui était convaincu que de là viendrait son salut. 147 — Mon assistante. 161 Sauf qu’il m’avait dit ne pas être heureux dans sa vie en général. Que penser en outre, si la description de son jour d’anniversaire était correcte, celle-ci voulant que les personnes nées ce jour-là soient avant tout guidées par les sentiments ? Je pouvais peut-être en déduire qu’il avait été blessé par le passé. Dans son amour ? Dans son amourpropre ? Par ses parents ? Chose plutôt commune. Il m’avait également dit qu’il manquait de confiance en lui et que c’est pour cela qu’il avait poursuivi sans relâche son éducation. Il apprenait aussi deux langues supplémentaires. Le travail était pour lui le moteur de son existence. À ce rythme-là, peut-on encore concevoir que le travail c’est la santé ? Finalement, je lui envoyai un e-mail lui souhaitant qu’il passe un bon Noël en famille, car en fin de compte « la famille est tout ce qu’il nous reste quand tout va mal ». Mais qu’en était-il de la sienne ? Était-il vrai, comme il me l’avait confié, qu’il y avait des problèmes dans son couple. Était-il responsable ? Pourquoi déversais-je tant de bonté envers cet homme ? Quel intérêt se dissimulait sous cette émergence d’affection ? Pourquoi voulais-je l’aider, même contre son gré ? Quelle raison se cachait sous tant d’attention ? L’amour ? La passion ? Je ne voyais pas comment ces deux mots, même combinés, pouvaient satisfaire une explication à une situation de nature aussi complexe. La nature elle-même était-elle source de tant d’acharnement de ma part ? Avais-je encore quelque chose à me prouver ? Ce qui est sûr, c’est que David lui-même ne croyait pas sérieusement à la sincérité ou à la pureté de mes sentiments. Peut-être avait-il raison… J’imaginais que je lui lançais sans cesse des perches qu’il aurait préféré ne pas recevoir. Il devait finir par se lasser, voire se sentir obligé de répondre à mes « avances ». En fin 162 de compte, Noël et la famille étaient des arguments perspicaces pour attirer son attention. Quel type de personne se jouait en moi ? Poursuivais-je une mission ? Qu’attendais-je de cette relation ? De toute évidence, je ne pouvais formuler aucune explication. Les choses avaient pris une telle tournure que je ne pouvais plus être impartiale, ni à mes yeux ni aux siens. Avais-je tout perdu ? L’ami, l’amour, l’amant ? Ces trois mots m’effrayaient car ils résumaient tout ce qu’il y a de plus important pour tout être humain normalement constitué. David était-il tout cela à la fois ? Bien sûr que non, puisqu’il était si loin à présent. Je ne lui envoyai pas la chanson que je voulais partager avec lui initialement, Have Yourself a Merry Little Christmas de Judy Garland : Next year all our troubles will be miles away Someday soon, we all will be together If the Fates allow Until then, we’ll have to muddle through somehow So have yourself a merry little Christmas now.148 148 L’année prochaine, tous nos problèmes seront loin Un jour prochain, nous serons tous réunis Si le Destin le permet D’ici-là, nous devrons nous débrouiller Alors passe un joyeux petit Noël. 163 2. Renaissance Je me réveillai tard. J’étais en train de prendre mon petit déjeuner quand je reçus un appel de David. J’entendis le vent souffler autour de lui. Il n’avait pas le temps de me voir. Il venait de rentrer du Portugal et Noël était à nos portes. Le travail ne semblait jamais cesser pour lui. Je plaisantai en disant qu’il n’était pas toujours bon de monter dans la hiérarchie. J’énumérai mon programme d’activités pour les prochains jours. Il remarqua que j’étais occupée. Je déclarai qu’être occupé empêchait de réfléchir. Quant à lui, il me confia qu’il pourrait prendre une semaine de vacances pour réfléchir. Je lui dis que s’il tombait malade, il devrait prendre des congés forcés. Il me donna raison. J’avais rendez-vous avec Aurélie pour déjeuner au Grand Comptoir. En me rendant là-bas, je pensais que peut-être j’avais paru à David trop occupée. Je lui envoyai un message pour lui dire que je serai dans les environs de son bureau dans l’après-midi, insinuant que nous pourrions nous voir. Durant notre conversation en mangeant, Aurélie conclut que je vivais une renaissance. Je trouvai le terme juste. *** Après le déjeuner, en me laissant porter sur la rue Sherbrooke, j’arrivai devant le pavillon Claire et Marc Bourgie du Musée des Beaux-Arts, devant lequel la statue d’un homme ailé me fit penser à Icare. L’entrée était gratuite. Je visitai les différents niveaux et m’intéressai aux peintures et sculptures. 165 À un moment, je marquai une pause, m’assis et couchai dans mon carnet : 17 ans, l’âge déterminant où le théâtre se joue pour la prochaine décennie. À 17 ans, osez être vous-même et vous montrer aux autres tel que vous êtes. Sinon, vous vous perdriez pour ne vous retrouver que longtemps plus tard. En route pour reprendre le métro, je descendis l’avenue McGill College. Je croisai le banc avec les enfants et la pomme. La pomme d’un rouge éclatant ressortait du décor sombre et enneigé. Instant de complicité figé pour l’éternité. En comparaison, mon attachement à David me semblait saugrenu. Qu’aurions-nous à partager ? Nos vies, surtout la sienne, étaient déjà tracées. Bien que plusieurs éléments aient semblé nous associer, des différences essentielles existaient, telles que la nationalité, la langue, l’âge, le choix de carrière et de vie. *** Trois jours plus tard, tandis que je me préparais dans la salle de bain, je remontai le temps. Je me souvins avoir relu un journal intime que j’avais rédigé en 1995-1996. Je l’avais retrouvé dans ma chambre et emporté avec moi durant un trajet en voiture vers une destination de vacances avec Charles. Je savais exactement ce que je voulais être alors. L’âge critique n’était plus dix-sept ans. L’âge critique pour moi devint quatorze ans. Non quinze : quand on a quinze ans, on s’intéresse déjà trop aux garçons. En tout cas, c’était mon cas. Encore moins dix-sept : à dix-sept ans, on est déjà trop attiré par toutes les expériences de la vie, voire de la mort. Me vint en tête la chanson d’une compilation que Jérémy m’avait concoctée : Femme X de Karin Clercq. « Être personne ça me dérange ». J’eus l’idée d’écrire un scénario pour un long-métrage qui raconterait le passage de l’enfance à 166 l’adolescence, ensuite à l’âge adulte, puis le retour à la petite fille qui sommeille en la femme, et mettrait en lumière l’importance de réaliser ses rêves. Selon la phrase consacrée, il n’est jamais trop tard. *** Il neigea toute la journée. Je restai à la maison et je vaquai à une variété d’occupations : le ménage, l’écriture et la lecture. Charles était parti pour deux jours en Estrie. Je pris conscience que je me sentais bien seule. L’appartement revêtait une nouvelle dimension. Je me sentais chez moi. Cela ne durerait pas longtemps car j’avais visité un appartement, dont une chambre se libérait, dans le Mile End, et je m’apprêtais à y emménager début janvier. 167 3. Réveillon de Noël Je suis seule et pourtant je me sens bien. Je pense à l’histoire de la naissance de Jésus-Christ, quand les rois mages suivent l’étoile jusqu’à Bethléem – neigeait-il ? – et qu’ils arrivent à l’étable où le petit enfant repose dans la paille – la crèche de Noël. Ici, rien ne montre que c’est Noël : ni sapin, ni boules, un peu de chants de Noël ce matin, sinon rien. Juste moi et la musique mélancolique de Damien Rice. Plus tôt dans la journée, je me la suis coulée douce. J’ai pris mon petit déjeuner dans l’après-midi. J’ai traîné en pyjama devant mon ordi. J’ai reçu un appel vidéo de ma famille via Skype. C’était avant que je ne prenne ma douche. Après m’être habillée, je suis sortie faire des courses pour les deux repas du lendemain. J’ai acheté des choses qui ne demandent aucune préparation. C’était juste avant la fermeture du supermarché. J’avais faim. J’ai ouvert le congélateur et j’ai eu la surprise de trouver un restant de saumon accompagné de poireaux que j’ai réchauffé dans une poêle. J’ai mangé en compagnie de ma famille grâce à Internet. Dommage que les nouvelles technologies ne permettent pas encore de goûter aux saveurs à distance ! Je prévois de sortir bientôt. J’irai peut-être à l’église et voir les feux d’artifice. *** 169 J’écoutai Cannonball de Damien Rice. Cette chanson évoque les peines de cœur, l’amour et ses conséquences néfastes. Je l’envoyai à David. Pour lui prouver que je comprenais ce qu’il ressentait ? J’écoutai également la chanson de Simple Plan Jet Lag et regardai le clip sur YouTube. Sur Wikipédia, il est dit que la vidéo a été tournée à l’aéroport international Pearson et dans une chambre du Sheraton Gateway à Toronto. *** Je sortis à la station de métro Place-des-Arts et passai devant la Place Phillips. Je marchai au hasard dans les rues couvertes de neige. Les églises croisées en chemin étaient fermées. J’arrivai ensuite dans la rue Cathcart où se trouve le Old Dublin. En descendant, puis en suivant le boulevard René-Lévesque, j’atteignis finalement la basilique Saint Patrick où se tenait la veillée de Noël. Je pénétrai le lieu saint vers la fin de la messe. L’église était remplie de monde. Je repérai une place libre à côté d’un homme. Peu de temps après que je me sois assise, il m’interrogea sur le numéro de la rangée : — 28? — 283. — 283? — Yes. J’avais déjà relevé ce détail avant qu’il ne me pose la question. *** Après la veillée, je foulai la côte du Beaver Hall dans le Quartier international. Je descendis jusqu’au Square Victoria où se dresse la statue de la Reine. Accablée par le froid, je 170 finis par m’engouffrer dans le métro de style art nouveau, réplique du métro parisien. Je changeai de ligne à la station Berri-UQAM. En descendant l’escalator, j’aperçus deux affiches publicitaires de la compagnie aérienne WestJet assurant des vols entre Montréal et Toronto. Ceci me rappela le clip de Simple Plan. En attendant sur la plateforme, mes yeux se posèrent sur un cadre publicitaire annonçant les « Grands Salons Marions-Nous ». À un mètre de là, un autre tableau présentait de la lingerie affriolante pour promouvoir le Salon de l’amour et de la séduction. Je trouvai la scène absurde et j’optai dans ma tête pour le second. Sur le chemin de la station Frontenac à la maison, j’eus l’idée d’écrire à David l’e-mail suivant : I was wondering if we would see each other again because I have a simple plan. It may not be the most appropriate question, coming from Saint Patrick’s Basilica, but God and I are reconciled. Glory to the new-born King: Peace on earth, and mercy mild, God and sinners reconciled.149 149 Je me demandais si nous allions nous voir à nouveau parce que j’ai une idée. Ce n’est peut-être pas la question la plus appropriée, en revenant de la basilique Saint-Patrick, mais Dieu et moi sommes réconciliés. Gloire au Roi nouveau-né : Paix sur terre, et miséricorde, Dieu et les pécheurs réconciliés. 171 4. Obsession J’aime un homme hors d’atteinte, dont la vie est totalement indépendante de la mienne. Je pense à sa vie, à son mariage, à son couple. Que puisje faire ? Rien car cet homme ne m’appartient pas. Je dois donc être capable de lâcher prise, ce que je parviens à faire assez bien la majeure partie de la journée. J’oscille entre nostalgie et concentration, pour être rattrapée – vers la fin de la journée ? – par l’obsession. Aujourd’hui, Boxing Day, j’ai fait des recherches sur Internet. Je me suis levée tard, une fois encore. J’aurais pu me rendre dans les magasins pour acheter des chaussures et accessoires pour compléter ma tenue pour le réveillon du Nouvel An. Au lieu de cela, je me suis retrouvée scotchée devant l’ordinateur. J’ai envoyé quelques e-mails et regardé un documentaire sur YouTube au sujet du 21 décembre 2012, date sur laquelle plusieurs prophéties s’accordent pour prédire l’apocalypse. Qu’est-ce que l’apocalypse ? L’apocalypse ne serait pas la fin du monde, mais une transformation : un nouveau monde, éclipsant l’ancien. Je me souviens du tsunami qui s’est produit le 26 décembre 2004. À l’époque, j’étudiais mon Master en Développement International à l’université de Bristol. Je louais une chambre au rez-de-chaussée d’une maison située sur Saint Michael’s Hill. Au mur de ma chambre, j’avais accroché une reproduction de l’estampe de Hokusai, The Great Wave, que je m’étais procurée dans une vente en même 173 temps qu’un portrait d’Audrey Hepburn. La coïncidence m’avait surprise. *** En soirée, je proposai à Charles une promenade au VieuxPort. Au moment de sortir, j’eus l’idée d’aller d’abord au mont Royal avec la voiture qu’il avait louée pour quelques jours. Du parking nous marchâmes sur les sentiers enneigés jusqu’au Belvédère où la vue surplombe le sud de la ville. L’atmosphère enveloppant notre marche sur la neige à travers les bois était sereine. Avant de regagner la voiture, j’insistai pour aller voir le cimetière. Je l’avais entraperçu le jour de Noël en rentrant en voiture avec ma voisine et son ami. Nous avions emprunté la route du mont Royal. La beauté du paysage m’avait époustouflée. Nous reprîmes la voiture et traversâmes la ville immaculée. Je découvrais un nouveau charme à Montréal et trouvais la ville plus belle l’hiver. Nous descendîmes au Vieux-Port et marchâmes en direction de Notre-Dame Ouest. La ville était paisible. Après avoir mangé une pizza à la Gare Union sur la rue McGill, nous longeâmes les quais pour regagner la voiture. Nous posâmes devant l’arbre paré de guirlandes lumineuses, près du musée Pointe-à-Callières, tandis qu’un couple passant par là nous photographiait. Plus loin, nous franchîmes la passerelle vers les terrasses Bonsecours, où des gens patinaient au son de la musique classique. Nous allâmes jusqu’à la tour de l’horloge. Tandis que je lisais le panneau touristique, Charles me fit remarquer l’inscription « I ♥ David », tracée dans la couche de neige coiffant un muret. Ce message fut la cerise sur le gâteau : j’avais beaucoup pensé à David durant la soirée, pensant même le croiser quelque part, depuis le mont Royal, où un jour il m’avait proposé 174 de me déposer, jusqu’à la patinoire, en passant par le restaurant et les rues du Vieux-Montréal. *** Comment venir à bout de cette obsession ? Je ne m’y prends sans doute pas bien. Le problème est que je ne suis pas encore prête à m’en sortir. La seule chose qui pourrait m’exorciser serait de subir de plein fouet un comportement nauséabond de sa part, ce qui n’est pas encore arrivé. Je m’accroche encore à ce rêve, même si la réalité me talonne. Je ne fuis pas la réalité. Je m’en accommode. Jusqu’à quel prix ? J’ai envisagé plusieurs scénarios tels que celui d’être la maîtresse – ce qui n’est ni d’actualité ni attrayant. Je ne me résous pas non plus à devenir la prochaine compagne. Hier, en étant avec d’autres personnes, dont des couples, je me suis rendu compte que je préfère être seule pour l’instant. J’aurais voulu être l’amie, complice, aimante et amante. On pourrait dire que la relation a mal commencé. C’est la faute des circonstances. De toute façon, je nage dans une réelle incertitude, ne sachant pas ce qu’il pense, ce qu’il ressent, ce qu’il vit. Même si je le rencontrais, je n’aurais aucune réponse. Seul le temps le dira, comme un graffiti près de La Baie l’énonce : « Time Will Tell… ». *** En faisant le ménage, je m’imaginai ce dialogue : — Personne ne me comprend. — Moi non plus. Tu es si patiente. — J’ai exercé ma patience pendant deux ans. J’ai attendu 30 ans pour te trouver. Ce n’est pas maintenant que je vais abandonner. — Que comptes-tu faire maintenant que tu m’as trouvé ? 175 — Profiter de toi jusqu’à la fin de mes jours. — Je ne serai pas souvent là. Je ne serai peut-être même pas là pour ton anniversaire. — Dommage, j’aurais voulu aller au restaurant Verseau. De toute façon, on peut très bien reporter. — Je ne suis pas sûr de vouloir des enfants quand j’aurai 55 ans. — J’ai bientôt 31 ans. Ça n’attendra peut-être pas jusquelà. Je ne suis pas contre l’adoption. — Je ne suis pas encore arrivé là où tu en es. — Pas grave. Je serai ton éclaireur. Combien de temps crois-tu qu’il te faille ? Un an ? Je n’avais pas de réponse toute faite à cette dernière question. *** En prenant mon bain, je lus un peu, mais je n’étais pas tout à fait concentrée. Je m’imaginai faire l’amour avec lui. Je le désirais tant. Un autre dialogue me vint en tête : — J’ai tout avoué à ma femme. — Qu’est-ce qu’elle a dit ? — Qu’elle m’aimait. — Tu la crois ? — Elle est jalouse. — Jalousie ne veut pas dire amour. J’espère que tu es assez intelligent pour le savoir. — Elle a dit qu’il fallait rester ensemble pour les enfants. — Les enfants ont besoin d’un père. Tu ne penses pas qu’ils sentent que tu es malheureux ? Moi, j’arrivais à prévoir les crises de mon père car je savais quand il allait mal. — Je ressentais la même chose avec mes parents. 176 5. Énamourement Je me souviens de l’une des rares confidences avec ma mère. Un jour, alors que maman et moi étions en voiture – je devais déjà avoir la vingtaine, je l’interrogeai : — Comment sait-on que l’on a trouvé l’homme de sa vie ? — On le sait, c’est tout. Je ne sais pas si un seul homme est fait pour moi. En tout cas, je reconnaissais pour David un amour peu banal, voire exceptionnel. J’avais d’ailleurs partagé avec lui ce poème, envoyé par e-mail le 19 novembre : A little poem for you I wrote this “poem” on October 22 after I had sent you the text message in which I said I like the cold, that I find romantic to be outside in the cold (if it was with you). I was sitting on a bench at the Old Port waiting for C. to arrive. Then, we went to that place in front of Hotel Nelligan. I preferred not to change a word and thought I would share it with you earlier… I guess today’s feelings brought me back in time and I am sending it to you at last (don’t laugh). My world turns around you My thoughts lean towards you My night rest relies on dreams of you My morning awakening brings you back on my mind My daily activities make me feel your absence My past is brightened by your encounter My present is cherished like a gift 177 The future is uncertain But full of hope [Last sentence censured] I am curious to know if someone before has ever written something like that to you (not for you because you could not know).150 David me fit remarquer que j’avais omis la dernière phrase. I knew (of course) you would mention the last sentence. It’s quite easy to figure out what it is. If not, then I will give a bit of suspense… until I become talkative again.151 150 Un petit poème pour toi J’ai écrit ce « poème » le 22 octobre après t’avoir envoyé le texto dans lequel je disais que j’aime le froid, que je trouve romantique d’être dehors dans le froid (si c’était avec toi). J’étais assise sur un banc au Vieux-Port en train d’attendre que C. arrive. Ensuite, nous sommes allés à cet endroit en face de l’Hôtel Nelligan. J’ai préféré ne changer aucun mot et je pensais que je le partagerais avec toi plus tôt… J’imagine que les sentiments d’aujourd’hui m’ont ramenée dans le temps et je te l’envoie finalement (ne ris pas). Mon monde tourne autour de toi Mes pensées s’inclinent vers toi Mon repos nocturne s’appuie sur des rêves de toi Mon réveil matinal te ramène à mon esprit Mes activités quotidiennes me font sentir ton absence Mon passé est éclairé par notre rencontre Mon présent est chéri comme un cadeau Le futur est incertain Mais plein d’espoir [Dernière phrase censurée] Je suis curieuse de savoir si quelqu’un, auparavant, a jamais écrit quelque chose de tel (à toi non pour toi car tu pourrais ne pas le savoir). 151 Je savais (bien sûr) que tu mentionnerais la dernière phrase. C’est assez facile d’imaginer ce dont il s’agit. Sinon, je laisserai un peu de suspense… jusqu’à ce que je redevienne bavarde. 178 Le 6 décembre, tandis que j’étais à New York, j’avais révélé à David par e-mail le poème au complet : Finally, the last sentence of the poem My world turns around you My thoughts lean towards you My night rest relies on dreams of you My morning awakening brings you back on my mind My daily activities make me feel your absence My past is brightened by your encounter My present is cherished like a gift The future is uncertain But full of hope You’ll belong to my heart forever152 *** Je n’avais obtenu aucune réponse et n’avais plus revu David depuis notre discussion à Toronto avant son départ pour l’aéroport. Je continuais à lui écrire de temps à autre, tantôt un e-mail, tantôt un SMS. Je comprenais qu’il devait se sentir à la fois coupable et responsable envers sa famille. Sans pouvoir prédire l’issue de cette tragédie, ni même savoir ce que je voulais qu’elle soit, je m’en remettais au Temps, me rappe152 Finalement, la dernière phrase du poème Mon monde tourne autour de toi Mes pensées s’inclinent vers toi Mon repos nocturne s’appuie sur des rêves de toi Mon réveil matinal te ramène à mon esprit Mes activités quotidiennes me font sentir ton absence Mon passé est éclairé par notre rencontre Mon présent est chéri comme un cadeau Le futur est incertain Mais plein d’espoir Tu appartiendras à mon cœur pour toujours 179 lant ces mots de Mariane, ma prof d’allemand, voisine et amie : « Le temps est notre allié le plus précieux. » Time will tell…153 *** Le 28 décembre au soir, j’arrivai par hasard devant la vitrine d’une librairie dans laquelle certains livres attirèrent mon intérêt. Je poussai la porte d’entrée et me mis à fouiller dans les rayons de psychologie et d’ésotérisme. Je ressortis avec quatre livres, dont Je t’aime de Francesco Alberoni. L’auteur s’était attelé à élaborer une science de l’amour et à expliquer à travers son ouvrage le phénomène de l’énamourement. L’énamourement transfigure le monde, c’est une expérience sublime. C’est un acte de folie, mais aussi la découverte de sa propre vérité, de son propre destin. La vie, la naissance, c’est le point central et essentiel de l’énamourement. (…) C’est un réveil, une vision, un étonnement. (…) c’est dans cet univers merveilleux que l’individu naissant sent qu’il possède un endroit créé pour lui et qu’il a un but et un destin.154 Nous devenons amoureux quand nous sommes prêts à nous transformer, quand nous sommes prêts à abandonner une expérience déjà faite et usée, et que nous avons l’élan vital nécessaire pour accomplir une nouvelle exploration, pour changer de vie. Quand nous sommes prêts à exploiter une capacité que nous n’avions pas exploitée, à explorer des mondes que nous n’avions pas encore explorés, à réaliser des 153 154 L’avenir le dira… Francesco Alberoni, Je t’aime. Tout sur la passion amoureuse. 180 rêves et des désirs auxquels nous avions renoncé. Nous devenons amoureux quand nous sommes profondément insatisfaits du présent et que nous avons assez d’énergie intérieure pour entamer une nouvelle étape de notre expérience. L’énamourement suppose un malaise dans le présent, la lente accumulation d’une tension, beaucoup d’énergie vitale et, enfin, un facteur déclenchant, un stimulant approprié. En termes sociologiques, cela suppose la crise des rapports entre le sujet et sa communauté, puis quelque chose qui pousse le sujet vers un nouveau type de vie, jusqu’à un seuil, à un point de rupture, d’où il se lance vers le nouveau.155 J’acquiesçai : (…) une vie longue et intense a peu de chance d’être caractérisée par un seul et unique amour. Un amour vient donc des profondeurs de l’être et regarde vers le futur. Il exige cependant que le sujet l’accepte, plus qu’il le veuille. Dans le conflit entre le processus d’énamourement et les résistances du sujet, il y a des sauts, des reculs discontinus et des prises de conscience soudaines. Il [l’individu] a subi une mutation intérieure, la metanoia dont parle saint Paul, la mort-re-naissance. L’individu amoureux est un mort re-né. Sans cette expérience de renaissance, il n’y a pas de vrai énamourement.156 Un passage du livre me rappela ce que j’avais écrit au cours du voyage de San Francisco à Boston, le 2 décembre, la veille de ma virée à Toronto : The difference with almost all relations, if not all experiences in the past, including love, is that the common denominator I define for those is Death, whereas I see Life as predominant in my relation to you. It is difficult not to ana155 156 Idem Idem 181 lyse and imagine that everything that happened before led me on the path to you.157 Puisque nous sommes re-nés, nous construisons notre nouvelle identité. Nous retournons dans notre passé pour comprendre tout ce qui nous est arrivé, pour juger de ce que nous avons accompli. Pour comprendre ce qui nous a éloignés de la bonne voie, et comment nous avons trouvé le véritable amour. C’est l’historicisation. (…) Les amoureux accomplissent ensemble ce processus, chacun racontant sa propre vie. Ils se confient leurs faiblesses et leurs erreurs. Ils découvrent aussi les signes et les présages de l’amour qui les unit aujourd’hui.158 *** Le 29 décembre, jour de la saint David, je parlai à une amie de longue date qui vit à Bruxelles. Elle me raconta avoir rencontré à La Salsa un homme dans la quarantaine avec qui elle était sortie. Celui-ci lui avait avoué qu’il allait bientôt se marier. Je fus surprise que cet homme trompe sa femme avant même de l’avoir épousée. Amélie m’expliqua qu’il avait eu avec elle un enfant, âgé maintenant de six mois, et qu’il se mariait pour cette raison. *** 157 La différence avec presque toutes les relations, sinon toutes les expériences dans le passé, y compris l’amour, c’est que le dénominateur commun que je définis pour celles-là est la Mort, tandis que je vois la Vie comme prédominant dans ma relation à toi. Il est difficile de ne pas analyser et d’imaginer que tout ce qui s’est produit avant m’a amenée sur la voie vers toi. 158 Francesco Alberoni, Je t’aime. Tout sur la passion amoureuse. 182 En fin d’après-midi, on sonna à la porte. Martin, mon ancien propriétaire, venait dire au revoir et me demanda si je savais qu’il partait. Je lui répondis par l’affirmative sur un ton embarrassé. Je lui annonçai que j’allais aussi bientôt déménager. Il n’en fut pas étonné. *** J’allai rencontrer une amie curieuse de savoir comment s’était passé mon périple. En me rendant au métro, j’eus une pensée que je m’empressai d’écrire : Il y a au moins deux manières de « tomber » amoureux de quelqu’un ; celui que l’on apprend à aimer et celui que l’on reconnaît. Aimer celui-là, c’est encore une autre histoire. Dans le même ordre d’idée, je me rappelai l’un de mes monologues sur les âmes sœurs : Everyone dreams of meeting his/her soulmate. Right? When you meet him/her, don’t think this is going to get any easier than how your life has been in the past, since you were born.159 *** En attendant le métro, je m’imaginai en train de parler avec David : — Tu as changé de bague. — C’est le cadeau de Noël d’une amie. — Que veut-dire le poisson ? Tu penses que c’est un signe ? — Je le saurai peut-être un jour. 159 Tout le monde rêve de rencontrer l’âme sœur. Pas vrai ? Quand vous la rencontrez, ne pensez pas que cela sera en rien plus facile que l’a été votre vie par le passé, depuis que vous êtes né. 183 Dans la rame de métro, mes yeux se posèrent sur une affiche appelant à s’investir dans une campagne pour la persévérance scolaire. Cela déclencha en moi un scepticisme et entraîna cette pensée : La seule chose en laquelle je crois, c’est l’amour et sa puissance (qui peut déplacer des montagnes). *** Je retrouvai Stéphanie à la station Mont-Royal. Nous allâmes au salon de thé Orienthé. Ironie du sort : c’est là même, sur la terrasse, en été, que j’avais avoué à Charles être tombée amoureuse de David. Nous prîmes place sur les canapés du salon. Tout en dégustant du thé, je lui narrai les moments forts de mon voyage. Nous parlâmes aussi beaucoup des relations humaines, en particulier parentales et entre hommes et femmes. — Comment te sens-tu ? — C’est comme si tout remontait à la surface. Tout ce que j’avais enfoui, oublié, surtout de manière inconsciente. — Que comptes-tu faire ? — C’est la plus belle chose qui me soit arrivée. Parfois, ça fait mal, mais je compte vivre toutes les émotions, de la joie à la tristesse, et mener à terme mes projets. Nous avions faim toutes les deux et grignotâmes une pâtisserie. — C’est bizarre. Je tombe toujours amoureuse de gars que j’ai envie d’aider. Je suis une Samaritaine. — Un psy dirait sûrement ceci… Mon amie pausa et reprit : — Tu veux sans doute aider le père. Comme tu n’as pas pu aider ton père, tu essayes de l’aider à travers les autres hommes. Je lançai à un moment : 184 — Je pense qu’il y a des femmes qui ne demandent pas mieux que leur homme aille voir ailleurs. Mon amie acquiesça. — J’étais en train de devenir une femme comme celles-là, dis-je, d’un ton navré. *** Peu de temps après mon retour à la maison, je perçus un changement dans mon état d’esprit. Je me sentais plus posée. Résignée ? Je n’avais pas de nouvelle de David et j’avais l’impression qu’il me menait en bateau. Je tentai une dernière fois d’initier un dialogue. Je lui envoyai un SMS. Évidemment, je ne reçus aucune réponse. Il était presque 23 heures. Je commençai à penser qu’il essayait de détourner mon attention et avait mis en œuvre le filtrage de mes messages et emails. Je me dis que je devais peut-être essayer de l’appeler le lendemain… À quoi bon ? Il semblait muré dans son silence. Avec moi en tout cas. J’envisageai de mettre les choses à plat. I don’t know if you’ll receive or read this e-mail. Tonight I noticed a change in my state of mind. I am not getting any reaction from you. I am even wondering if you are not trying to “noyer le poisson”. As you may know I wanted to help you, even though I don’t have a clue on how to do it. I had more things I wanted to tell you and share with you. Of course, I understand your situation but I think there are always solutions. I guess it is too easy for me to say that now (as I am not depressed). The point is that I have discovered that another way of living is possible and I am not to give up on this. 185 I just hope that this happens to you as well someday. Maybe it has already in the past. Or maybe I am just trying to have a good conscience. At least, I’d like you to know that I care about you, especially about your health. And I may not be the best remedy. I would appreciate if you say now if you want me or not in your life. xox160 Je n’en restai pas là. Did I say anything that scared you? I realise that sometimes I say things that do not hold in the future and also tend to act unsafely. For instance, I don’t want to have a baby. I also want you to know that when my psy tried to sleep with me – I am proud of me – I told him that he had taught 160 Je ne sais pas si tu recevras ou liras cet e-mail. Ce soir, j’ai remarqué un changement dans mon état d’esprit. Je n’obtiens aucune réaction de ta part. Je me demande même si tu n’es pas en train d’essayer de « noyer le poisson ». Comme tu le sais peut-être, je voulais t’aider, même si je n’ai aucune idée sur la manière de le faire. Il y avait plus de choses que je voulais te raconter et partager avec toi. Bien sûr, je comprends ta situation mais je pense qu’il y a toujours des solutions. Je suppose que c’est trop facile pour moi de dire cela maintenant (puisque je ne suis pas déprimée). L’important est que j’ai découvert qu’une autre façon de vivre est possible et je ne suis pas prête de renoncer à cela. J’espère juste que cela t’arrivera également un jour. Peut-être que ça a déjà eu lieu par le passé. Ou peut-être suis-je simplement en train d’essayer de me donner bonne conscience. Au moins, j’aimerais que tu saches que je me soucie de toi, en particulier pour ta santé. Et je ne suis peut-être pas le meilleur remède. J’apprécierais que tu dises maintenant si tu veux de moi ou non dans ta vie. xox 186 me to say “no” and that I was now saying “no” to him. That was hilarious! I don’t want to lose our “friendship”. I don’t know what word to use. Perhaps you have a better one.161 161 Ai-je dit quelque chose qui t’a effrayé ? Je réalise que parfois je dis des choses qui ne tiennent pas dans l’avenir et que j’ai également tendance à agir dangereusement. Par exemple, je ne veux pas avoir d’enfant. Je veux aussi que tu saches que quand mon psy a essayé de coucher avec moi — je suis fière de moi — je lui ai dit qu’il m’avait appris à dire « non » et que, maintenant, c’était à lui que je disais « non ». C’était hilarant ! Je ne veux pas perdre notre « amitié ». Je ne sais pas quel nom donner. Peut-être en as-tu un meilleur. 187 6. Sauver le père Le soir du 30 décembre, je reçus un message de David. Je compris, contre mon gré, que je ne pouvais rien faire pour lui. Voici ce qu’au bout d’un moment je lui envoyai par SMS : Je comprends que je suis un schéma destructeur et que je dois apprendre à faire le deuil de mon père. Je ne l’ai pas aidé et voilà que j’essaye d’aider les autres hommes sans pouvoir y arriver, ni même me rendre heureuse. Toute cette culpabilité me pourrit la vie. Le fait de toujours se remettre en question doit changer sans tomber dans l’autre extrême. Je m’endormis sur mes préoccupations. Quand je me réveillai le lendemain, je retrouvai l’énergie de la guerrière. Je me sentais capable de déplacer des montagnes par la force de l’amour. J’écoutais des chansons sur YouTube, dont Balavoine et Jean-Jacques Goldman, et je les partageais sur Facebook. Soudain, une impulsion me poussa à écrire à mon père : Libération Bonjour Papa. Je voulais te dire que le voyage que j’ai entrepris récemment m’a ouvert les yeux. Je regrette ce qui s’est passé entre nous. Ce n’est la faute de personne car les dés étaient pipés. Les parents lèguent leurs peines à leurs enfants, inconsciemment ou pas, et continuellement. 189 J’ai toujours su qu’entre nous existait un lien plus fort que tout. Tu es mon père. Je veux faire la paix avec toi et je suis en train de pacifier notre relation, mais réconciliation ne veut pas dire oublier. Malheureusement, le mal est toujours en moi, prêt à resurgir. C’est pour ça que je suis loin et que je ne me sens plus bien au bout d’une semaine passée à la maison. Ce qui ne m’empêche pas de t’aimer à distance. Tu seras toujours avec moi, papa. Je t’aime. *** Paix Papa, Je connais tes qualités et je sais que j’ai hérité certains de tes défauts. Ta vie, ton enfance, n’a pas été comme elle aurait dû être. Maman et toi n’auriez jamais dû vous installer près de vos familles respectives. En tout cas, moi je n’aurais pu le supporter. Je vous suis reconnaissante de m’avoir donné la vie et d’avoir donné naissance à mes deux sœurs. Je suis contente de te dire tout ça aujourd’hui, car je sais que le Nouvel An n’est pas une partie de plaisir, ni pour toi, ni pour moi. Je pense que j’ai toujours senti quand tu allais mal, mais les choses de la vie ont transformé cet amour paternel en rancune. Pendant trop longtemps. Je voulais te dire aussi que j’ai apprécié quand tu as dit à l’hôpital que tu avais frappé maman. C’était courageux de ta part. Je sais aussi que j’ai hérité d’une de tes forces : la volonté. 190 J’espère que tu vas bien, que tu puisses être heureux et que tu parviennes à faire la paix avec toi-même et avec ceux qui t’ont blessé. Je t’aime Papa. La veille, je m’étais dit que Papa aurait pu venir me rendre visite seul à Montréal, que nous aurions pu passer des moments privilégiés entre père et fille. Montréal En fait, Papa, je ne sais pas si je te connais vraiment. J’aimerais bien essayer de mieux te connaître. Peut-être que tu viennes un jour me rendre visite à Montréal. Rien que toi et moi. *** Et toi, penses-tu vraiment me connaître ? *** Pourquoi je ne te connais pas ? Parce que j’ai eu peur de toi. Pourquoi ? À cause d’elle. Ma grand-mère a façonné l’image que j’ai de mon père. Elle n’en est pas elle-même responsable. Elle-même a hérité de maux dont elle souffre, qu’elle ne peut pas guérir. Je ne sais même pas si mon père va me comprendre. *** La victoire de l’amour Mon père a été gardé hors de ma portée d’une manière perverse. Il a été tué. Il ressuscite à présent sous un jour qui le replace dans mon cœur, à la place qu’il n’aurait jamais dû perdre. 191 7. Jugement dernier Après avoir déversé les larmes de mon cœur, je décidai de me faire couler un bain. J’emportai avec moi le livre de Francesco Alberoni. Je lus péniblement. Mes pensées étaient ailleurs. L’auteur italien, citant les déceptions amoureuses de Goethe et de Nietzsche, tira une conclusion : Pour guérir d’un énamourement déçu, la thérapie efficace consiste à continuer le processus de transformation déjà commencé. À accélérer le changement par l’exploration de nouvelles voies. Et surtout, à s’engager dans une grande tâche qui exige de l’énergie et de la créativité. C’est seulement ainsi que les forces libérées par l’état naissant ont la possibilité d’être canalisées dans un nouveau projet. Et la douleur, la colère, la volonté de vengeance deviennent des pouvoirs constructifs.162 *** Charles entra dans la salle de bain. Il voulait savoir comment j’allais. Je lui proposai de me rejoindre dans le bain. Il ôta ses vêtements et vint s’asseoir derrière moi. Je continuai à lire, certains passages à voix haute. Soudain, je fus prise d’un remords et je me tournai pour m’asseoir en face de lui. 162 Francesco Alberoni, Je t’aime. Tout sur la passion amoureuse. 193 — Comment te sens-tu ? — Dans ce bain ? — Maintenant. Présentement. — Bien. — Es-tu prêt à entendre ce que j’ai à te dire même si cela est difficile ? — Je pense que oui. — Nous sommes dans ce bain, nus. Nous sommes nousmêmes. Il faut que je te dise quelque chose. Mais enlève d’abord ta chaîne et ta chevalière. Charles passa sa chaîne autour de la tête et la posa sur le couvercle de la cuvette, à côté de sa chevalière. — Je t’ai menti. Je suis allée retrouver David à Toronto à mon retour de San Francisco. J’expliquai le déroulement des événements. Charles réagit avec la dignité des hommes bons et accepta la vérité. Toutefois, il digéra mal le fait que j’aie trahi sa confiance en envoyant son e-mail à un autre, dévoilant par-là ses sentiments profonds. Je lui dis que je l’avais fait sans réfléchir et que j’avais compris la leçon. Je nuançai cependant en disant que les gens jouent un rôle, en se faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas. Au cours du « baptême », rite d’initiation, à l’Université libre de Bruxelles, les comitards, comme on appelle les bizuteurs, reportent sur les bleus – les bizutés – ce qu’eux-mêmes ont subi. C’est probablement ainsi que ma grand-mère a agi et, sans le savoir, gâché nos vies. J’urinai dans le bain comme je le faisais enfant. Je m’allongeai sur le torse de Charles et conclus paisiblement avec ces mots : « Un jour ou l’autre, les masques doivent tomber. Ce jourlà s’appelle le jugement dernier. » 194 Épilogue Selon moi, Dieu n’est pas cette entité sacrée qui juge nos actes au seuil de notre mort, à l’image, véhiculée par la croyance populaire, d’une figure paternelle pesant le bien et le mal sur une balance. En lieu et place, chacun, soi-même, se trouve confronté à sa propre vie, à ses actions et inactions, à ses bonnes et mauvaises conduites. Nous serons seuls face à nous-mêmes, comme quand nous nous regardons dans le miroir, à évaluer ce que nous laissons derrière nous. Comme l’exprime Francis Cabrel dans sa chanson Des roses et des orties. 195 Remerciements Tout d’abord, je remercie les personnages, dont les noms ont été modifiés. Merci à la vie pour ce qu’elle m’a permis de vivre. Merci à ma famille, en particulier mes parents et mes sœurs, pour leur soutien et amour inconditionnels. Merci à mon fils, Raphaël, dont la seule présence me procure la force de déplacer des montagnes. Merci à Leonardo de m’encourager dans mes projets de création. Merci à Noël dont le manuscrit a été une grande source de perfectionnement. Merci à Bob qui m’a accueillie dans son chalet au bord de l’eau et a bercé son filleul pendant la finalisation du manuscrit. Merci à Lupita pour sa gentillesse et sa générosité indéfectibles. Un remerciement spécial à ma brillante relectrice, Micheline, et à Catherine pour avoir ajouté la cerise sur le gâteau. Et merci aux lecteurs de nourrir ce roman de leur imagination. 197 Cet ouvrage a été édité par la Société des Écrivains, 14, rue des Volontaires – 75015 Paris Tél. : 01 53 69 65 33 – Fax : 01 53 69 65 27 300 St-Sacrement, # 415 Montréal (Qc) H2Y 1X4 Tél. : 514 279 5578 www.societedesecrivains.com [email protected] Imprimé au Québec Tous droits réservés pour tous pays. Dépôt légal. Toutes les recherches ont été entreprises afin d’identifier les ayants droit. Les erreurs ou omissions éventuelles signalées à l’éditeur seront rectifiées lors des prochaines éditions.