On pourra lire ici - Maison de la Poésie

Transcription

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AYIN
LE TRAIN ETAIT PRESQUE VIDE.
Un train, comme je déteste, divisé en compartiments avec des banquettes en cuir
exhalant quand on s’y assoit les remugles des milliers et milliers de sandwiches jambonbeurre, des mètres cubes de chips que les millions d’hommes et de femmes ont engloutis
depuis leur mise en service, il y a peut-être quarante ans, dans un souci vain de ne pas faire de
miettes, pas de bruit de mastication, pas de bouches énormes en travail à offrir comme
paysage aux voisins d’en face, qui font tout pour ne pas voir ce labeur intime de manducation.
Dans ce wagon à la lumière jaune, vieille comme l’après-guerre, j’entrais, posais mon tsouras
sur le porte-bagages au-dessus de la tête. Un long voyage dans cet antique fourgon qui laisse
les oreilles des voyageurs dans l’intimité rythmique des roues d’acier frappées à chaque
changement de rail. La valise bien calée sur le siège voisin. La rame, désertée plutôt que
déserte. Qui se déplace seul au plus profond du mois de février, la nuit tombée ? De temps à
autre, un militaire en civil, quelques jeunes désœuvrés, un ou deux Arabes en quête du coin
fumeur. Six heures devant moi. Sans dormir, sans vraiment veiller. Sans ma table de travail,
sans personne. J’avale quelques barres de chocolat. Je sors mon ipod, branche le casque et le
fixe à mes oreilles. J’aime ce compagnon blanc. Dans la mémoire du petit disque dur, une
série de différentes interprétations de my funny Valentine.
Je pleure facilement. J’ai cette faculté de pleurer n’importe où, n’importe quand. Mais,
si je parle de ce voyage, c’est que pendant six heures, je pleurai, sans arrêt. Je pleurais
doucement, je sanglotais, j’écrasais des larmes chaudes, j’étouffais des cris, je repleurais
simplement, épongeant de mes manches des quantités de larmes inimaginables. Parfois je
cessais quelques instants, me disant que la crise était peut-être finie. Je retrouvais une
respiration régulière. Puis une plage nouvelle de ma série de my funny Valentine venait buter à
mes oreilles, et de nouveau des pleurs fournis, les pleurs parfois avec un sourire aux lèvres,
parfois avec une mine de détresse absolue.
Le compartiment était vide. J’avais six heures pour pleurer tranquillement.
Je ne savais pas pourquoi je pleurais. Je ne savais pas si je pleurais de joie ou de
malheur. Souvent dans la rue, je pleure de joie, quand je croise quelque chose de trop beau.
Une démarche trop bien rythmée, une nuque parfaitement dessinée, une gorge abyssale, un
chien méditant, une fleur prenant racine sur l’asphalte. Ces pleurs-là je les reconnais. Mais
ceux-là, d’où venaient-ils ? Je me levais pour voir le paysage, surtout quand on devine la mer,
dans le noir, dans les trames de vitesses. La mer que je ne voyais pas me faisait pleurer. La
musique s’arrêtait. Et j’appuyais la touche repeat. Jamais je n’avais vécu cela. Une vraie
Madeleine. On m’appelle sur mon portable. J’expédie la conversation. Qui m’empêche de
pleurer ? Lais-se-moi-pleu-rer-en-paix. J’ai dû, durant ces six heures, maigrir d’un bon kilo,
plutôt, d’un bon litre. L’eau est un minéral pesant. My funny Valentine, sweet comic
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Valentine, you make me smile with my heart. You looks are laughable, unphotographable. Yet
you're my favorite work of art. Is your figure less than Greek, is your mouth a little bit weak,
when you open it to speak, are you smart? Don't change a hair for me, not if you care for me,
stay little valentine stay… Each day is Valentine's day.
Les mois ont passé. Je n’ai parlé à personne de ce voyage lacrymal. En parlerais-je, on
me dirait versé dans la sensiblerie, l’autosatisfaction, la complaisance. Ma vie pourtant n’est
plus la même depuis ces six heures passées dans la pénombre de ce compartiment. Lyon,
Valence, Marseille, Toulon, Saint Raphaël, Antibes et enfin Nice, avec leurs gares blafardes,
leurs no man’s lands de castines, avec leurs annonces à la voix douce et précise d’une femme
qui ont remplacé les accents rocailleux des chefs de gare de notre enfance. Je me suis toujours
demandé quelle était la dame qui se cachait derrière cette voix, mille fois répétée. Le marron
des banquettes, le jaune des loupiotes du wagon, le blanc de mon ipod, sont restés depuis
comme un souvenir de grand bonheur et de grande détresse. Je n’arrive pas comprendre si je
pleurais des larmes amères ou sucrées.
Un an plus tard pour une longue course en ville, je pris de nouveau ma machine à
musique, en plaçais le petit casque immaculé sur mes oreilles. Je choisis sur la liste de lecture
cette anthologie de Funny Valentine. Quelques mètres plus tard, de nouveau, en pleine rue,
dans le froid de l’hiver revenu, je pleurais, sans pouvoir contenir le barrage des eaux de mon
œil. Les maîtres du Talmud et de nombreux commentateurs bibliques, pensent que l’œil est le
reflet de l’âme, c’est pourquoi la lettre Ayin occupe une si belle place dans l’alphabet sacré.
Curieusement l’œil et la source sont synonymes en hébreu. Mes yeux étaient devenus une
source, tache reflétant le bleu du ciel dans mes déserts. Cette vision s’appliquait tout à fait à
mes yeux inondés. Mais dans une matérialité qu’ils n’envisageaient pas. Mes yeux raz-demarée disaient, avec du liquide, des rougeurs sur la cornée, des cils collés les uns aux autres,
des irritations du canal lacrymal, quelques choses de mon âme, que j’ignorais. My funny
Valentine, sweet comic Valentine, you make me smile with my heart. You looks are laughable,
unphotographable. Yet you're my favorite work of art. Is your figure less than Greek, is your
mouth a little bit weak, when you open it to speak, are you smart? Don't change a hair for me,
not if you care for me, stay little valentine stay… Each day is Valentine's day.
Tout en traversant une artère, soudain je compris pourquoi je m’écoulais comme ça.
Un regard s’imposa à moi. Des yeux finement plissés dont j’ignore même la couleur. Le
regard d’une des élèves avec qui j’avais passé une semaine à enseigner les pleins et les déliés
de la calligraphie hébraïque. Elle était arrivée en retard, je déjeunais avec les stagiaires quand
elle ouvrit la haute porte du salon. Je lui donnais le dos puis, me tournais pour l’accueillir. Je
découvris son regard. Ce regard dès que je l’eus croisé m’avait laissé exsangue.
Tout au long de ces quelques jours dans sa proximité, je m’interrogeais au pourquoi du
regard. Je ne comprenais pas en quoi son regard se distinguait à ce point de milliers d’autres
aperçus dans ma vie. Au repas, tandis qu’elle discutait avec ses voisines, je me plongeais dans
la contemplation de ce visage éclairé. Pendant les heures de cours, je guettais comme un
chasseur le moment où elle levait les yeux pour me poser une question. Ce moment fragile où
l’on abandonne la concentration de l’écriture pour se remettre au monde, où tout en refaisant
surface, les yeux conservent une trace de cette immersion dans l’univers des lettres, comme le
temps 0 de la création. La beauté réelle des yeux n’explique pas tout. Je dis que je ne me
souviens en rien de la couleur de son iris. Je serais incapable, comme dans les bons romans de
décrire les petites paillettes, les nuances de la pupille, la teinte de la cornée. Dans ces bons
romans, le narrateur consacre au moins un paragraphe à décrire les yeux de l’héroïne. Je ne
pourrais absolument rien en dire, et surtout par en faire un dessin aux traits limités.
NOSTALGIE. Les yeux de Tina me frappaient de nostalgie. J’aime l’étymologie de ce
mot, la souffrance du retour. Seuls les Grecs voyageurs pouvaient inventer un tel vocable. Je
connais par cœur les douleurs de la nostalgie, elles m’assassinent souvent le soir, dans les
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instants avant de plonger le sommeil. Mais le regard de Tina, comme cet air de Funny
Valentine, éveillait une autre nostalgie. Je savais que le retour qui me faisait doucement
souffrir n’était en rien lié à des images de mon enfance, à des images des gens aimés, adorés
qui sont partis pour l’Hadès. La chaleureuse nostalgie de son regard. La profonde nostalgie de
Dieu. Seul Dieu était là. Je ne vois rien d’autre que Dieu. Dans ce wagon, je pleurais car tout
en moi se demandait comment vivre sans ce regard ?
comment vivre sans ce regard ?
Pourquoi l’amour nous donne le sentiment fulgurant d’avoir toujours connu l’aimée ?
D’avoir toujours eu en soi le visage adoré ? Cette conviction de n’avoir vécu toutes ces
années que pour la rencontrer, comme si tous les événements qui précédaient cette
intersection n’étaient que de fades préliminaires. La nostalgie avivée par ses yeux découle en
partie aussi de la connaissance profonde d’avoir dorloté l’être aimé durant l’éternité. L’é-terni-té. Par le regard de Tina, l’éternité m’était rendue. Ne plus jamais avoir accès à son regard
était perdre cette porte vers l’infini.
Comment avais-je été assez lâche pour ne pas poser mes lèvres sur ses yeux, ne pas
simplement tenir de ma main droite sa joue pour lui dire au revoir, fixer ainsi et à jamais mon
allégeance. Tina, tout ceci ne t’appartient pas. Tu ne le sais même pas. Pas plus que ne
t’appartiennent les secrètes mitoses des cellules de ton corps, pas plus que ne t’appartiennent
les mouvements cryptés de tes viscères. Je ne veux pas dire que Dieu s’exprime par cette
fenêtre du regard, nous ne serions que des marionnettes, des êtres séparés, des métaphores
faciles. Dieu ne s’exprime pas, il est. Dieu ne s’incarne pas, il est le corps. Dieu ne parle pas,
il est la parole. De la plus grasse insulte à la plus belle poésie.
Dans ce regard, je comprenais que Dieu est le par-trop-visible. Les mystiques avares
de leur mystère l’ont toujours nommé l’Invisible. Foutaises ! Dieu est le trop-visible.
Tellement visible qu’il nous aveugle. Ce regard me disait l’incontournable, l’inévitable
expérience du divin. Comment ne pas se jeter à chaque instant au sol frappé de stupeur ?
Comment ne pas pleurer toutes les vagues de l’univers, quand, au coin de la rue, au fond d’un
métro crasseux de New York, au bord d’une plage lumineuse de Grèce, dans son propre lit,
Dieu est là qui nous regarde des mêmes yeux avec lesquels nous le regardons.
Les inventeurs de l’alphabet quand ils imposèrent aux lettres leurs formes, choisirent
d’emprunter directement la morphologie du Ayin aux hiéroglyphes égyptiens : un œil
simplement stylisé. Plus tard en phénicien, cet œil ne conserva que les lignes d’un cercle
parfait. La boucle était bouclée. L’Orient et l’Occident dans cette lettre se rencontrent. Le
signe puissant de l’unité perdue et retrouvée de la quête ultime du Zen, et ce disque sémitique
nous interrogent. Dans les fameux neuf tableaux de la Bouverie, le cercle apparaît quand le
chercheur et le bœuf ne font plus qu’un.
Un simple cercle tracé au pinceau couvre la feuille.
Un rond tout bête qui demande des années de pratique pour le calligraphier. Ce rond
au cours des ans permet d’évaluer à la qualité de son trait où l’on en est de sa vie, de son
intimité avec l’un. Croiser le disque d’un regard, c’est prendre le risque de ressentir sans
protection cette unité, s’est oser s’abîmer dans l’autre. C’est se montrer capable d’aimer d’un
amour fou durant quelques secondes une étrangère dans la rue. C’est accepter de mourir à ce
regard. De se séparer de lui aussitôt, tout en sachant que l’on passe irrémédiablement à côté
de la vie.
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Comment ne pas voir dans ce regard réduit à l’essentiel l’autre étymologie de Ayin, la
source ou le puits ? Cette forme lovée sur elle-même est la margelle d’un puits. Pourquoi les
puits inquiètent-ils tant ? Certainement pas à cause de la peur de tomber dans l’abîme. Même
quand ils sont puissamment grillagés, ils indisposent. Ils effraient car ils sont comme le
regard, le reflet d’un monde innommable, inouï. Nombreuses sont les légendes de par le
monde qui nous parle des puits dans lesquels les gens se voient eux-mêmes, mais habités
d’une inquiétante étrangeté. Dans l’eau fuligineuse du puits le même est un autre. On ne
regarde pas au fond du puits sans inquiétude, les dragons, les goules y habitent. Cet œil est un
accès aux mondes souterrains où nous savons que nous ne survivrions pas, de même que nous
sentons profondément que nous ne survivrions pas à la vérité de notre être et à celle de l’autre.
Le puits est ce regard insupportable perdu dans le désert. Dans la Bible comme dans les
Évangiles, les femmes se tiennent près des puits. Rachel offre de l’eau à Jacob qui tombe
aussitôt amoureux d’elle, Jésus, y rencontre la samaritaine. Les femmes donnent l’accès à
l’eau des puits. Les femmes sont aussi ce puits.
Quelques mois après cette marche dans les rues de ma ville, me revenait un souvenir
de ces jours passés au Château. Comment avais-je pu oublier ce moment ? Avant de partir,
mes élèves me demandèrent de dédicacer mes livres. Tina me présenta une de mes méthodes,
je la saisis calmement, la pliai pour ne pas que le rabat se ferme sur la main. J’amorçais ma
plume et avec concentration traçais avec sérieux et joie une belle ligne de lettres avec des
nuances de couleurs. À cette heure, j’osai faire ce que jamais de ma vie, je n’avais osé faire,
déclarer mon amour à une femme. Je lui déclarai mon amour en hébreu dans le texte : d’un
seul de tes regards tu m’as ravi le cœur. Je lançais cette bouteille à la mer qu’elle ne pourrait
ni lire ni comprendre. Curieusement, comme pour se protéger d’un serment d’amour pas
encore mûr, elle ne me demanda pas la traduction de ce passage du Cantique de cantiques.
Pourtant une intime conviction me chuchoter à l’oreille qu’un jour viendrait où je lui traduirai
cette phrase.
Aujourd’hui assis sur le divan de sa grande maison à Namur, les pieds nus sur son
tapis, je finis ce texte commencé il y a sept mois et j’attends Tina pour aller me promener à
ses côtés, mon bras sur ses hanches le long de la Meuse, le fleuve qui désormais est témoin de
ma vie.
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