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PRÉSENTATION
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Dominique CARDON
En quelques années à peine, les réseaux sociaux ont conquis une place
centrale dans les usages de l’internet. Le tournant est saisissant. En 2005,
aux Etats-Unis, parmi les dix sites à plus forte audience, on comptait encore
des services de ventes en ligne et de grands portails commerciaux comme
Ebay, Amazon, Microsoft, ou AOL. Mais en 2008, ceux-ci ont disparu du
classement des dix premiers sites, au profit de Youtube, MySpace, Facebook,
Hi5, Wikipédia et Orkut 1 . La vogue du web 2.0, dont il serait vain de
chercher une définition rigoureuse au-delà d’un vague principe de
participation étendue des utilisateurs, colore aujourd’hui tous les discours sur
l’internet, à tel point qu’il semble presque impossible de proposer un service
sans lui accoler l’étiquette « 2.0 ». Les deux numéros que Réseaux consacre
aux réseaux sociaux de l’internet – après celui-ci, le numéro 154 à paraître
en avril proposera une série d’études de cas – ne porteront cependant ni sur
l’émergence d’une « idéologie » propre au web 2.0, ni sur les formats
d’innovation et les modèles économiques qui lui sont associés2. En effet,
derrière la bulle, il y a les pratiques, massives, multiformes, inattendues qui
ravivent des formes anciennes et en dessinent de nouvelles. En deçà des
effets de mode et de l’incessante prolifération de nouveaux services,
l’émergence du web 2.0 offre un espace d’interrogation original pour les
sciences sociales, si l’on admet qu’il n’est pas nécessaire d’entériner la thèse
de la grande rupture pour apercevoir certains des traits originaux des
pratiques relationnelles qui se déploient sur ces plateformes. C’est donc aux
1. Source : Technology Trends, Morgan Stanley, 20 juin 2008.
2. Sur ces questions, on pourra consulter le numéro de Communication and strategies (n° 65,
1st quarter 2007). Et BEER et BURROWS, 2007.
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Réseaux n° 152/2008
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pratiques relationnelles en tant que telles que ces numéros voudraient
s’intéresser, afin d’essayer de saisir, avec de nouvelles méthodologies et des
articulations disciplinaires renouvelées, les usages contemporains du web.
Les travaux de sciences sociales sur ces questions commencent désormais à
se déployer dans la littérature scientifique anglo-saxonne, comme en
témoigne le précieux travail éditorial du Journal of Computer-Mediated
Communication et la création de communautés scientifiques spécialisés
comme ICWSM (International Conference on Weblogs and Social Media).
En revanche, ces travaux restent encore assez rares et peu connus en France3.
Surtout, peu d’attention est consacrée à confronter les approches des
sciences sociales aux autres disciplines qui sont, elles aussi, très actives dans
l’étude et la conception des espaces relationnels de l’internet.
La plupart des articles qui composent ces deux numéros de Réseaux sont
issus d’un travail mené pendant deux ans au sein du projet AUTOGRAPH
de l’ANR 4 . Ce projet interdisciplinaire s’est attaché à construire un
questionnement rapproché entre sociologues, informaticiens, linguistes et
spécialistes de la visualisation de l’information. Deux lignes de force ont
présidé à la construction de ce numéro. La première, méthodologique,
s’attache à tisser des ponts entre les approches sociologiques, la théorie des
graphes et la visualisation de l’information. La seconde propose une série
d’explorations transverses de quelques propriétés caractéristiques des
plateformes relationnelles, en s’intéressant successivement à l’identité
numérique, aux modes de catégorisation apparus avec la folksonomy, à la
fabrication de la réputation en ligne et à la gouvernance des wikis. Ces
approches transverses seront ensuite « incarnées » à travers un ensemble
d’études de cas dans le numéro 154 de Réseaux où nous porterons attention à
Wikipédia, Second Life, Flickr et à la blogosphère politique française.
3. A l’exception notable du numéro de Médiamorphoses « 2.0 ? Culture numérique, culture
expressives » (n° 21, septembre 2007) dirigé par L. Allard et O. Blondeau.
4. Le projet AUTOGRAPH (Auto-organisation et visualisation. Conception d’outils pour la
gouvernance des grands collectifs à base coopérative – ANR 2006-2008) réunissait Orange
Labs, le LIAFA (Paris 7), le LIMSI (Paris 6), l’INRIA, l’ENST et la FING (Fondation
internet nouvelle génération).
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Nouvelles articulations disciplinaires
Le réseau des réseaux est aujourd’hui le support d’activités coopératives à
grande échelle, organisées au sein de « communautés » massivement
interactives comme Wikipedia, les collectifs de développeurs de logiciels
libres, les plateformes de blogs, les joueurs en réseaux ou les plateformes
relationnelles (Facebook, MySpace, etc.). Le développement de ces grands
collectifs en ligne s’accompagne de formes de régulation originales dans
lesquelles les principes d’auto-organisation tiennent une place importante.
En effet, les technologies cognitives (ou intellectuelles) de l’internet jouent
un rôle décisif aussi bien dans la définition des propriétés formelles de ces
communautés (dispersion géographique, hétérogénéité des formes
d’engagement, volume des échanges, historique des contributions, etc.) que
dans les modes de régulation de la coopération qui s’y exercent
(décentralisation, gouvernance par les procédures, gestion des apprentissages
collectifs et de la mémoire du groupe, règlement des conflits au consensus,
etc.). La croissance de ces ensembles coopératifs sur internet invite à
développer une approche interdisciplinaire réunissant sociologues et
informaticiens, afin de décrire leurs propriétés relationnelles et
organisationnelles. A cet égard, l’algorithmique des graphes offre des outils
originaux et ouvre des pistes de recherche prometteuses 5 . En effet, si la
théorie des graphes a accompagné dès le début la mise en place des grands
courants de l’analyse des réseaux sociaux, ce sont surtout les outils de
l’analyse statistique qui se sont rapidement imposés. Or, après plus de trente
ans de recherche, les algorithmes sur les graphes ont atteint un niveau de
technicité qui les rend extrêmement performants sur de très grosses bases de
données, efficacité à laquelle s’ajoutent de nouvelles perspectives nées de
l’étude des propriétés spécifiques des grands réseaux d’interactions.
Ces recherches sont également décisives pour le développement des
innovations de services dans l’univers du web 2.0. Celles-ci prennent appui
sur un écosystème original mêlant chercheurs, start-up et industriels des
secteurs de l’informatique et des télécoms6. De très nombreuses thématiques
concernant la forme et la structure des réseaux sociaux de l’internet, le
search relationnel, la folksonomy, les algorithmes de recommandation ou les
problématiques de design de l’information ont pris naissance dans ce
contexte. Aussi, pour ouvrir ce numéro, nous a-t-il semblé important de
5. CARDON et PRIEUR, 2007.
6. Sur le développement de l’écosystème des barcamps, cf. AGUITON et CARDON, 2008.
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Réseaux n° 152/2008
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revenir sur les paradigmes interprétatifs, les méthodes et les techniques de
visualisation. Dans l’article qu’il consacre à l’émergence des analyses
relationnelles en sociologie, Pascal Cristofoli montre dans quel contexte
intellectuel et méthodologique s’est opérée une articulation entre la théorie
des graphes, les analyses sociologiques des relations sociales et le gisement
de données offert par internet. Mais il souligne aussi les difficultés et les
chausse-trappes d’un usage non réfléchi des algorithmes de la théorie des
graphes en sociologie. Nathalie Henry et Jean-Daniel Fekete explorent, pour
leur part, les débats relatifs à la visualisation des réseaux sociaux. C’est en
effet à un espace disciplinaire nouveau, la visualisation de l’information
(infoviz), que doit s’ouvrir la sociologie pour parvenir à interroger et rendre
compte des données qu’internet fait apparaître sous forme de traces de
navigation et de flux d’échanges. Les auteurs montrent la diversité des
modes de visualisation d’un réseau en confrontant notamment les
représentations sous forme de nœuds-liens aux représentations matricielles.
La réalisation de recherches empiriques associant sociologues et
informaticiens dans l’exploration de structures relationnelles significatives
n’en est encore qu’à ses balbutiements. De fait, elle soulève de nombreuses
questions relatives d’abord à la capacité à extraire des corpus de données de
qualité des sites web. La diversité des formats de données et des structures de
site rend parfois difficile l’extraction des informations et surtout dégrade leur
qualité. Sur ce terrain, l’analyse des données de réseaux sociaux sur les blogs
et les nouvelles applications du web 2.0 débutent à peine. Il reste ensuite à
interroger les conditions nécessaires pour produire une certaine forme
d’intelligibilité des résultats obtenus par les algorithmes issus de la théorie des
graphes. Selon leur conception, ceux-ci peuvent donner des résultats
sensiblement différents et proposer des représentations parfois très contrastées
de la structure organisationnelle et thématique des grands réseaux
d’interactions. Cette variabilité vient utilement souligner le caractère
« construit » des modèles algorithmiques, ceux-ci enfermant toujours une
vision du réseau et une conception particulière des manières de créer une
proximité entre ses nœuds. Mais elle invite surtout à développer des outils de
représentation qui soient directement réinsérables dans l’expérience-même des
usagers (sous forme de services de visualisation interactifs par exemple), afin
de produire une validation ou une invalidation des représentations proposées
par les acteurs. En ce sens, l’interprétation sociologique de l’activité collective
sur internet peut bénéficier du travail avec les informaticiens pour instaurer
une forme originale et appliquée de boucle herméneutique avec les usagers.
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La force des coopérations faibles
Le développement des usages du web 2.0 tient au fait que les utilisateurs ont
tendance à élargir leur cercle relationnel bien au-delà de ce qu’il était
possible d’extrapoler de leurs pratiques de sociabilité dans la vie ordinaire.
Les fonctionnalités de commentaires, de blogrolls, de désignation d’amis et,
plus largement, de mise en réseau constituent l’essence même des services
du web 2.0. Alors que les blogs ou les premiers social media comme
Friendster faisaient apparaître de courtes listes d’amis ou de liens référencés
dans le blogroll avec une dizaine ou une vingtaine de membres, les usagers
de MySpace ou de Flickr ont considérablement élargi le cercle des contacts,
certains participants affichant des listes de plusieurs milliers d’« amis ».
Aussi faut-il être attentif à la variété et à la diversité des liens qui peuvent
être observés sur ces différentes plateformes. L’attache avec la personne
dont on enregistre le blog dans son blogroll n’a pas le même sens que celle
que l’on noue avec la personne avec qui on échange dans les commentaires7.
Les petits blogrolls de Skyblog n’ont pas la même signification que les listes
extensives d’amis de MySpace8 ou que les réseaux relationnels construits
par une appartenance institutionnelle commune (université, entreprise, etc.)
sur Facebook. Chaque plateforme produit des architectures relationnelles qui
présentent des caractéristiques spécifiques au regard de l’origine, du nombre
de contacts, de la fréquence des échanges et des caractéristiques
sociodémographiques des liens qu’elle encourage. C’est ce paysage
multiforme que l’article de Dominique Cardon propose de cartographier
dans ce numéro, en confrontant les formes d’expression de l’identité à la
visibilité qu’accordent les plateformes du web 2.0 à ceux qui s’y investissent.
L’une des évolutions qui caractérise le web 2.0 tient, en effet, à la
transformation de la nature des liens et du statut des personnes liées. Tout se
passe comme si, à une sociabilité restreinte de contacts, souvent connus dans
la vie réelle et avec lesquels on entretient des liens forts et proches, se
substituait une pratique de mise en contact beaucoup plus légère et lâche. Sur
Flickr, MySpace ou Bebo, on devient aussi amis avec des personnes que l’on
connaît à peine, avec lesquelles on a échangé quelques mots électroniques,
voire même avec lesquelles on n’a jamais interagi. Si le web 2.0 se caractérise
par sa dimension relationnelle, il faut aussi reconnaître que les liens
proliférants qui s’y multiplient n’ont pas la même densité, la même centralité
7. ALI-HASAN et ADAMIC, 2006.
8. BOYD, 2004.
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et les mêmes obligations que les relations sociales, amicales notamment, qui
s’observent dans les sociabilités réelles9. Dans les mondes virtuels, comme
Second Life, les avatars tissent entre eux des liens selon des règles de
comportement qui dérogent parfois fortement aux normes sociales ordinaires.
Surtout, sur certaines plateformes, comme MySpace étudié dans ce numéro,
les personnes se lient aussi entre elles par leurs productions (textes, photos,
vidéos), ce qui contribue à dessiner un espace relationnel hétérogène, puisque
sont mis en réseau des individus, mais aussi des œuvres, des personnages
fictifs ou des goûts. Jean-Samuel Beuscart montre ainsi comment, dans le
domaine musical, les logiques de réputation se construisent sur le fonds d’un
intense travail relationnel permettant de constituer, pas à pas, un public. Mais
son enquête permet aussi de nuancer les fables enthousiastes narrant la gloire
internationale de groupes inconnus « découverts » sur MySpace. Le capital de
notoriété que parviennent à se constituer au terme d’un coûteux travail
relationnel les artistes de MySpace offrent surtout des opportunités
professionnelles sur une multiplicité de scènes locales.
Il est cependant inutile de conclure de l’existence de ces « liens faibles », une
dilution des relations sociales dans une socialité évanescente et « liquide »10.
Il est sans doute plus pertinent d’interpréter la logique sociale dans laquelle
s’inscrit la recherche de liens faibles comme un changement significatif dans
la manière dont les sociétés individualistes développent des formes originales
de curiosité et d’opportunisme où les raisons de se lier et de coopérer ne sont
pas préalables à la mise en relation, mais apparaissent comme une
conséquence émergente de l’expressivité personnelle11. En effet, la réussite
des grandes plateformes du web 2.0, comme celle de Wikipédia, procède
d’une articulation originale entre individualisme et solidarité. Beaucoup des
activités menées sur ces plateformes ressortissent à des logiques
d’individuation témoignant d’un désir d’expression et de singularisation. De la
sorte, les utilisateurs ne sont pas initialement animés par un plan d’action
coopératif, ni même souvent par le souci d’user de ces plateformes pour
échanger et dialoguer. Les bloggeurs souhaitent parler d’eux, les usagers de
Flickr, YouTube ou DailyMotion veulent montrer leurs productions, les
wikipédistes écrivent sur les sujets qui les intéressent et les concernent. Le
développement de l’autoproduction numérique épouse, tout en les renforçant
et les fabriquant, de nombreux traits des dynamiques d’individualisation des
9. LICOPPE, 2002 ; CARDON, SMOREDA et BEAUDOUIN, 2005.
10. BAUMAN, 2004.
11. AGUITON et CARDON, 2007.
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sociétés contemporaines : l’accroissement du capital culturel, le désir
d’authenticité, l’exploration identitaire par simulation de rôle, la quête de
réputation et de notoriété, l’affaiblissement de la frontière entre amateur et
professionnel, etc. Ces formes d’individualisation ne sont pourtant en rien des
marques d’isolement ou de séparation. Elles se déploient dans un contexte
hautement relationnel. Les personnes construisent leur identité en s’engageant
dans des espaces qui leur permettent de chercher la reconnaissance des
autres12. Aussi les plateformes du web relationnel sont-elles particulièrement
adaptées à cette nouvelle forme de production de l’individualité dans laquelle
les capacités expressives des personnes, leur manière d’être, de se décrire et de
se dire, de révéler leur capacité et leur créativité servent à sélectionner,
communiquer et partager avec d’autres individualités.
Cette articulation entre renforcement de l’individualisation et recherche
relationnelle apparaît de manière particulièrement évidente avec les blogs13.
Ceux-ci se présentent certes comme des outils de publication, permettant aux
individus d’exhiber leur différence, mais ils sont aussi et surtout des outils de
communication permettant de créer autour de soi un réseau avec d’autres. Les
bloggeurs se racontent pour engager une conversation. Des travaux statistiques
récents ont montré que les blogs qui n’étaient pas commentés, étaient très vite
abandonnés14 et que leur durée de vie était étroitement corrélée au nombre et à
la densité des commentaires qu’ils suscitent15 . L’intensité de l’engagement
individuel se trouve ainsi fortement corrélée à la réalisation d’activités
coopératives, lesquelles apparaissent généralement et opportunément comme
une conséquence ex post de l’implication personnelle. Beaucoup de bloggeurs
interviewés racontent, par exemple, qu’ils ne se rendaient pas compte en
ouvrant leur blog qu’ils allaient passer plus de temps à répondre à leur
commentateurs qu’à écrire des posts. Une étude sur les motivations de neuf
wikipédiens montre qu’ils ont commencé à écrire pour des raisons
essentiellement personnelles16 et que leurs motivations se sont modifiées avec
l’élargissement de leur pratique de Wikipédia. Au début, ils souhaitaient écrire
ou corriger les articles portant sur les sujets qu’ils connaissaient, par intérêt
personnel pour les sujets concernés. Mais progressivement, ils se sont mis à
prendre en charge des activités collectives : surveiller les articles auxquels ils
12. SINGLY, 2003.
13. NARDI, SCHIANO et GUMBRECHT, 2004 ; CARDON et DELAUNAY, 2006.
14. MISHNE et GLANCE, 2006.
15. LENTO et al., 2006.
16. BRYANT, FORTE et BRUCKMAN, 2005.
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Réseaux n° 152/2008
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avaient contribué, corriger d’autres articles, prendre en charge l’iconographie
ou la gestion d’un portail thématique, s’occuper des droits d’auteur, etc.
L’encyclopédie leur apparaît alors comme un bien commun17.
La manière dont se transforme progressivement l’intérêt individuel de
l’utilisateur en une préoccupation collective ne suppose par un
investissement altruiste fort, pas davantage qu’il ne requiert une mobilisation
générale et collective des participants. De fait, les plateformes d’interaction
montrent toutes qu’une minorité agissante de participants engagés dans des
activités hautement relationnelles suffit à donner sens aux services collectifs
proposés. C’est le cas par exemple sur Flickr, où seulement 19 % des inscrits
utilisent réellement les fonctionnalités coopératives permettant de gérer des
contacts, de placer des photos dans des groupes thématiques ou de
commenter les photos des autres. Les activités de cette petite minorité
d’utilisateurs suffisent à donner une forme organisée et collectivement
ordonnée à l’ensemble de la base thématique des photos : ils taggent les
photos, confrontent les goûts, créent des albums thématiques avec les photos
des autres, etc. 18 Certes, les usages de Flickr sont extrêmement divers.
Certains utilisent le site, de façon purement individuelle, pour stocker leurs
photos. D’autres, sans déposer de photos, l’investissent pour échanger et se
rencontrer, un peu à la manière de MySpace. D’autres encore développent
des pratiques communautaires autour de la photographie. Mais le bénéfice
que ce troisième groupe d’usagers apporte à l’ensemble des participants ne
pourrait exercer ces effets si la plupart des participants n’acceptaient de
rendre publiques leurs photographies. Comme le montre l’article de Maxime
Crepel qui propose une typologie des différentes pratiques de tagging sur
Flickr, le développement des folksonomies constitue une parfaite illustration
de cette dynamique. En lieu et place d’un système de classification uniforme,
centralisé et vertical, la folksonomy propose un compromis original entre une
pratique individuelle de repérage et de classification ressemblant à l’usage
des bookmarks et une mise en commun des tags produit par les utilisateurs19.
La conséquence de cette dynamique est aussi que les formes collectives qui
peuvent s’observer sur les sites du web 2.0 se présentent d’abord et
essentiellement sous des traits auto-organisés. Ce ne sont pas les initiateurs
ou les détenteurs des plateformes qui décident des formes d’organisation
17. LEVREL, 2006.
18. PRIEUR et al., 2007.
19. MARLOW, NAAMAN, BOYD et DAVIS, 2006 ; AURAY, 2007.
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collective entre participants. Ces derniers inventent, partagent et font
respecter eux-mêmes les règles d’engagement collectif auxquelles ils se
plient. Ce sont les propriétaires des îles de Second Life, les initiateurs des
groupes de Flickr, les administrateurs de Wikipédia, etc., qui régulent les
activités du sous-espace dans lequel ils sont impliqués, en prônant la plupart
du temps des principes relativement horizontaux et ouverts. L’autoorganisation constitue en effet un trait essentiel des nouvelles formes
collectives qui émergent de l’agrégation des liens faibles20. Dans une étude
originale de la dynamique d’évolution des pratiques sur les wikis, Camille
Roth, Dario Taraborelli et Nigel Gilbert offrent une démonstration
quantitative du rôle de l’ouverture et de l’auto-organisation dans la réussite
des espaces contributifs sur internet.
Rappelons pour conclure que les dimensions transverses abordées dans ce
numéro trouveront une autre forme d’expression dans le n° 154 (à paraître
en avril) qui cherchera à explorer ces différentes thématiques à travers un
ensemble d’étude de cas.
20. BENKLER, 2006.
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