Pour Raymond Bréchet
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Pour Raymond Bréchet
1 Pour Raymond Bréchet «Je suis venu mettre le feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé.» Sitôt ces paroles du Seigneur entendues, voilà que se dresse devant moi Raymond, dans sa stature de feu et d’impatience: le feu de l’amour du Christ, l’impatience, jusqu’à l’angoisse, de le porter partout, dans les cœurs et dans la société. «Le Saint Esprit est devenu feu dévorant en même temps que source d’amour et de paix … Une question me ronge: comment annoncer Jésus-Christ aujourd’hui à ceux qui l’ont oublié ou rayé de leur vie, à ceux qui l’ignorent, les nouveaux païens?» écrit-il dans un testament spirituel à ses frères et amis. Homme de feu, plus pyromane que pompier, Raymond n’a cessé d’allumer des foyers partout sur son passage, dispensant inlassablement une parole ardente, par la prédication ou l’écrit, encourageant, aidant, secourant jour et nuit, présent chaque fois que la détresse et la misère physique ou morale n’avaient plus d’autre recours que la compassion du Christ. A l’image du Christ, hanté par l’heure sa Passion - ce baptême anxieusement attendu dont parlait l’Evangile - Raymond a vécu dans l’urgence du don total, se dépensant jusqu’à l’extrême. Ami des plus pauvres comme des plus riches, à l’aise auprès de ceux qui souffrent ou qui sont susceptibles d’alléger la souffrance des autres, il ne s’est épargné aucune peine, n’a refusé aucune démarche lorsqu’il s’agissait de prendre sa part de la détresse des autres pour leur permettre de faire l’expérience de la compassion du Christ. Ordonné en 1949, il fut d’abord vicaire au Noirmont dans les FranchesMontagnes de 1949 à 1952: «trois ans de bonheur», écrit-il, «où j’appris appris à donner le catéchisme, à visiter les malades, à accompagner les mourants, à bénir les mariages» et à faire l’aumônier de la jeunesse. Entré dans la Compagnie de Jésus en 1952, il fut d’abord vicaire à la Mission française de Bâle, avant de rejoindre les Pères Nicod et Stalder qui lançaient la revue Choisir à Fribourg puis à Genève. Le voici journaliste, «non sans peines», reconnaît-il. C’était l’époque du Bon Pape Jean XXIII, le temps du concile Vatican II et des grandes ouvertures. Rédacteur en chef de Choisir de 1971 à 1976, aumônier de la communauté œcuménique des personnes handicapées du canton de Genève à partir de 1978, «le plus beau ministère de ma vie» dit-il, puis exorciste officiel pour le canton de Genève, Raymond a vécu avec intensité et fidélité les grands défis de l’Eglise de son temps. 2 Toujours en mouvement, infatigable, en alerte permanente, sans répit, il faisait feu de tout bois lorsqu’il devinait de nouvelles possibilités d’annoncer un Christ qui accueille, qui réconcilie et pacifie. Prisonnier d’aucun schémas, il a exploré tous les chemins imaginables, avec une curiosité insatiable et une créativité débordante, fréquentant tous les milieux, passant avec une aisance surprenante d’un extrême à l’autre, au point de déconcerter les témoins raisonnables et calculateurs, qui ne voyaient que l’extérieur. Ceux qui le connaissent plus intimement savent bien que cette activité tous azimuts me manquait pas de cohérence. Un fil conducteur reliait les extrêmes apparemment les plus opposés, le désir de voir brûler le feu de l’amour du Christ dans les cœurs et dans la société. Le journalisme au service des avancées du concile Vatican II; l’œcuménisme sur le terrain, dans les relations amicales avec les Eglises réformées et leurs principaux responsables, comme au niveau de la recherche théologique, au sein du Groupe des Dombes, dont il fut un membre actif; le dialogue avec les Francs-Maçons de la loge Union et Travail; sa passion pleine d’inquiétude pour le destin d’Israël; le mouvement charismatique et ses nouvelles fondations; les groupes de prière; les retraites de guérison; les lieux de pèlerinages; les soirées Nazareth pour la recomposition des familles; les messes des ancêtres pour se libérer de l’héritage d’une généalogie handicapante; le ministère compliqué de l’exorciste, tous ces engagements trouvaient leur cohérence dans le feu intérieur qui le dévorait. Artiste de tempérament, jamais enfermé dans des schémas a priori ou des règlements étroits, il se montrait libre de toute contrainte institutionnelle lorsqu’il s’agissait d’aider, de secourir, de trouver des solutions et de rassurer, de permettre à des personnes marginalisées ou en détresse d’expérimenter la compassion du Christ. L’aimable et rusé frondeur incarnait alors ce que l’Eglise a de plus précieux, l’amour et la liberté. Il réconciliait et faisait aimer celle qu’il servait avec une fidélité sans faille. Angoissé par l’urgence du salut, le sien et celui des autres, fasciné par le caractère apocalyptique des événements historiques dont il était témoin, le missionnaire populaire au verbe quelque peu théâtral se réveillait. Cet homme droit, qui disait ce qu’il pense sans détours et de façon un peu abrupte, pouvait alors paraître excessif. Je l’ai connu très humble, capable de reconnaître ses limites et de chercher fréquemment conseil auprès d’autres, jusqu’à maîtriser peu à peu la violence qui l’habitait et la convertir en énergie pour le service des plus délaissés. 3 La Bible nous enseigne que la parole d’un prophète tient sa force de ce qu’elle est une parole vécue, qu’elle n’est efficace que dans la mesure où elle s’enracine dans une expérience personnelle. Si Raymond était convainquant, s’il touchait les cœurs, c’est bien parce que lui-même avait fait dans sa propre chair l’expérience à laquelle il conviait les autres, celle de l’abandon et e la confiance. Quelques confidences, lâchées aux heures sombres, m’ont appris que l’apôtre des cabossés de la vie savait d’expérience ce que signifie être cabossé et qu’il avait dû aussi apprivoiser son ombre. Le feu qui l’animait s’alimentait dans une fréquentation assidue de la Parole de Dieu constamment lue, consultée et approfondie, l’évangile en grec toujours à portée de main, vieille habitude gardée de ses études romaines, couronnées par un doctorat sur l’Evangile de Jean. La Parole l’introduisait plus avant dans le cœur ouvert du Christ. «La paix de Dieu m’envahit. Marie me conduit dans la nuit de la foi vers son Fils. Jésus m’ouvre son cœur transpercé. C’est là que je loge» écrit-il dans le testament déjà évoqué. Et c’est là qu’il se cache aujourd’hui. Si nous avons perdu un compagnon plein d’humanité et de convivialité, qui tenait une grande place dans notre communauté, et dont l’humour et la gaité animaient notre vie, si votre conseiller et votre ami vous a été enlevé, tous nous connaissons désormais l’adresse de son logis. Lui-même nous en a montré le chemin. Il ne tient qu’à nous de lui emboîter le pas. Pierre Emonet SJ, Genève