1 Baccalauréat 2002 – Série ES – Corrigé Défendre ses droits, est

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1 Baccalauréat 2002 – Série ES – Corrigé Défendre ses droits, est
Baccalauréat 2002 – Série ES – Corrigé
Défendre ses droits, est-ce la même chose que défendre ses intérêts ?
Corrigé complet
Pour mieux comprendre le sujet
Les notions en jeu :
La loi, la justice, la politique, la morale
Les auteurs :
S’il n’y a pas véritablement de référence incontournable sur le sujet, une bonne connaissance
d’auteurs comme Marx ou Rousseau par exemple pouvait fournir d’intéressantes pistes de
réflexion.
Les principaux pièges qu’il fallait éviter
Le principal piège du sujet réside dans l’apparente « évidence » de la réponse : il est certain
en effet que l’on défend généralement son droit dans son intérêt, et rarement contre celui-ci.
La véritable question qui se posait était donc de savoir si, lorsqu’on défend son droit, on ne
défend QUE son intérêt, ce qui est sensiblement différent. De plus, une distinction
conceptuelle entre l’intérêt général et les intérêts particuliers était absolument nécessaire pour
traiter le sujet. Comme cette distinction n’apparaît pas clairement dans l’énoncé (elle n’est
que suggérée par le pluriel de l’expression « ses intérêts »), on risquait de passer à côté et de
traiter sur le même plan deux notions dont la distinction représentait justement un enjeu
majeur du sujet.
Quelques bonnes pistes
Le sujet interroge une équivalence potentielle entre défense de ses droits et défense de ses
intérêts. Il convenait donc d’établir une distinction entre droits et intérêts pour examiner les
interactions éventuelles des deux notions, leurs convergences et divergences majeures.
L’enjeu était de mieux cerner de cette manière la véritable vocation des droits et de leur
défense : s’il est fréquent que défendre son droit soit dans son intérêt, et corresponde donc à
un certain pragmatisme, n’y a-t-il pas une manière plus abstraite de concevoir cette défense,
qui considérerait le droit non plus comme un instrument, mais comme un idéal ? Une bonne
démarche consistait par exemple à confronter la vocation universaliste du droit (la loi est la
même pour tous, elle est l’expression de la volonté générale) avec la portée individuelle de
droits subjectifs (je suis titulaire d’un certain nombre de droits qui garantissent mes intérêts).
Exemple de dissertation
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Défendre ses droits n’est pas seulement de l’ordre du discours : c’est engager, par
l’intermédiaire d’une action en justice ou d’une protestation, une action concrète, difficile et
parfois coûteuse. On imagine mal telle défense sans une motivation à la hauteur de l’énergie
qu’elle mobilise ; on imagine encore moins se battre pour un droit dont nous ne ressentons pas
la portée. On ne se bat pour préserver un droit que si l’on estime qu’une attaque portée à ce
droit nous a lésés : défendre ses droits se confond donc souvent avec la défense de ses
intérêts.
Une telle approche ne va pourtant pas sans paradoxes. Expression de la volonté générale, le
droit, ainsi que la loi qui l’exprime, a une vocation universelle. Son ambition est de défendre
l’intérêt général, et par-delà un idéal de justice, il ne saurait se réduire à la somme des intérêts
particuliers. En considérant que défendre ses droits est la même chose que défendre ses
intérêts, ne fait-on pas de l’expression d’un idéal universel l’instrument de volontés
particulières, au service de l’individu et non de la société ? En d’autres termes, n’est-ce pas se
servir du droit plutôt que le servir ?
I.
Défendre mes droits va généralement dans le sens de mes intérêts
A. Je suis, en tant que citoyen et en tant qu’homme, titulaire de droits subjectifs qui
garantissent la préservation de mes intérêts
C’est parce que les intérêts des hommes peuvent entrer en conflit, et que donc à tout moment
ceux de l’un peuvent être bafoués par les agissements d’un autre, que la société a instauré le
droit. En garantissant en effet la liberté de tous, celui-ci permet à chacun d’en jouir sans
dommage. C’est en somme ce qu’a montré Hobbes dans le Léviathan : dans l’« état de
nature », les intérêts des hommes sont opposés, et leur défense est source de conflits,
conduisant bientôt à une guerre de tous contre tous. Défendre ses intérêts passe
nécessairement dans ce contexte par la destruction de quiconque s’y oppose, et est à terme
voué à l’échec, puisqu’un combat de chaque instant n’est pas dans l’intérêt des hommes. C’est
donc bien pour pouvoir défendre efficacement leurs intérêts que les hommes ont fondé la
société, et ont inventé la loi. Passant de fait du statut de proie menacée à celui de citoyen, je
suis, dans le cadre de la société, titulaire de droits subjectifs, qui garantissent ma liberté, et
que je peux invoquer contre quiconque y contrevient. Le droit positif fait ici figure de
complément, de « bras armé » du droit naturel : ma seule condition d’homme me fait libre de
vivre selon ma volonté, mais tandis que je n’avais, dans l’état de nature, aucun recours pour
défendre mes droits, la loi m’offre, au sein de la société, les moyens de les faire valoir.
B. Par le recours à la justice, je suis fondé à défendre mes intérêts bafoués
La loi fonctionne donc comme garantie de mes libertés fondamentales, et je suis fondé à
l’invoquer quand mes intérêts sont lésés. C’est bien la nécessité de défendre ses intérêts qui
justifie en effet l’existence du pouvoir judiciaire et d’un système de sanctions pénalisant tout
acte propre à entraver les intérêts d’autrui. Car si la loi avait vocation à n’être jamais bafouée,
elle n’aurait finalement pas de raison d’être, et encore moins d’être assortie d’un pouvoir
contraignant. En somme, la loi n’est là que pour être invoquée si les droits qu’elle exprime ne
sont pas respectés ; elle est toujours l’instrument d’une défense, et la justice cesse d’être un
idéal inaccessible pour devenir un recours efficace, qui n’énumère des principes que pour
mieux agir en faveur des citoyens lésés. Pour ainsi dire, je ne ressens pas l’utilité de la loi tant
qu’on me permet de vivre en paix, de jouir des biens que je possède, de protéger ma famille.
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Ma relation à la loi s’inscrit au contraire dans le cadre d’une défense, d’une contestation : ce
n’est qu’en voulant protéger mes intérêts que je prends conscience de mes droits, et les
défends du même coup.
Titulaires de droits naturels inhérents à leur condition même, les hommes disposent, dans le
cadre de la société, de droits subjectifs qui garantissent leurs intérêts et leur permettent de les
défendre. Pour autant, s’il est dans l’intérêt de chacun de défendre ses droits, ne fait-on, en
défendant ses droits, que préserver ses intérêts ? N’est-ce pas proposer une vision réductrice
de la justice que d’en faire l’instrument exclusif de volontés particulières ?
II.
Toutefois, la vocation du droit est universelle, et ne saurait se réduire à la
préservation des intérêts particuliers
A. Mes droits ne sont qu’une modalité du Droit, à vocation générale
Si ma relation pratique à la justice est généralement guidée par la conscience que j’ai d’avoir
subi un préjudice, on ne saurait pour autant réduire la loi à un simple instrument des volontés
particulières et des aspirations personnelles. Bien au contraire, la loi est avant tout
l’expression de la volonté générale. Rousseau a ainsi montré dans Du contrat social qu’il
s’agissait là du critère même de légitimité du droit positif. Dans un état de droit, ce sont tous
les membres de la société qui, institués en « peuple » par le « pacte social », sont titulaires du
pouvoir législatif, celui de faire la loi. Générale par son origine, la loi l’est aussi dans sa
portée, puisqu’elle s’adresse à tous de la même façon, dans une impartialité totale, sans
considération de l’identité de ceux qui doivent s’y soumettre. Là encore, cette universalité est
la condition de la justice : c’est parce que le droit est le même pour tous et s’applique à tous
indifféremment qu’il peut être admis dans un état de droit : le contraire rétablirait des rapports
de forces semblables dans leur nature à ceux qui régissent l’« état de nature » tel que nous
l’avons envisagé. Expression de la volonté générale, et défendant bien au-delà un idéal
universel de justice, le droit ne préserve donc les intérêts particuliers qu’en tant que parties de
l’intérêt général, qu’ils ne doivent pas contredire. De la même façon, mes droits subjectifs
sont avant tout des modalités d’un Droit universel qui les englobe et les surpasse.
B. Utiliser le droit comme levier de préservation de mes privilèges, c’est nier l’idéal de
justice qu’il incarne
Si la défense de mes intérêts ne peut passer, pour être efficace et légitime, que par
l’invocation de mes droits subjectifs, défendre mes droits ne saurait en revanche se réduire à
un moyen de préserver mes privilèges personnels. Ce serait en effet faire de l’idéal de justice
incarné par la loi l’instrument de passions individuelles ainsi qu’une force conservatrice d’une
organisation sociale marquée par des rapports de pouvoir fondamentalement inégalitaires.
C’est ainsi que Marx a pu dénoncer le droit à la propriété privée tel qu’il a été proclamé par
les sociétés capitalistes : selon lui, cette construction juridique instituée par la bourgeoisie
dominante a pour seule ambition d’ériger au rang de loi un privilège de classe, de protéger les
intérêts des plus riches au détriment du prolétariat. Le droit se confond ici avec l’intérêt
particulier, et en résulte une société inégalitaire, où la justice s’efface au profit du pouvoir, où
la loi ne garantit pas la liberté de tous, mais les prérogatives de certains. On comprend alors
que faire l’amalgame entre droit et intérêt n’est pas seulement immoral, mais bien
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préjudiciable au droit : ce serait confondre intérêt général et intérêt particulier, et nier du
même coup la vocation universaliste, et juste, du droit.
En défendant mes droits, je défends donc avant tout l’intérêt général, qui est le véritable
objectif de la loi. Mais s’il est vrai que les intérêts particuliers peuvent contrevenir parfois à
l’intérêt général, peut-on concevoir que défendre mes droits soit parfois contraire à mon
intérêt personnel ? En quel sens ai-je encore intérêt à défendre mes droits ?
III.
En tant que citoyen, je dois défendre mes droits pour servir l’intérêt général de la
communauté
A. Il faut distinguer l’individu du citoyen
On ne peut résoudre cet apparent paradoxe qu’à la faveur d’une distinction conceptuelle
fondamentale : celle de l’intérêt général et de l’intérêt particulier, et par là même, de
l’individu et du citoyen. Là encore, c’est Rousseau qui nous livre, dans le livre second du
Contrat social, les modalités de cette distinction. Pour lui, un membre d’une société politique
est titulaire d’un double statut : celui d’individu et celui de citoyen. En tant qu’individu,
l’homme est une entité singulière, tendant vers un intérêt particulier et animée de passions. En
tant que citoyen, en revanche, l’homme s’inscrit directement dans un devenir collectif. Il est
« membre » d’un « corps social » unique, il n’existe que comme partie indissociable d’un tout
qu’est la communauté politique. Sa volonté s’exprime solidairement de celle du peuple ; elle
veut ce que veut la volonté générale, son intérêt est celui de tous. Pour Rousseau, seul le
citoyen a son mot à dire dans la société politique : ce sont donc ses intérêts qui seront
préservés. En ce sens, le droit ne doit se préoccuper que de l’intérêt général, parce que la
société est au service des citoyens. Or le citoyen n’efface jamais totalement l’individu en
l’homme : il se peut que l’intérêt particulier resurgisse en chacun. En ce cas, le droit devra
défendre l’intérêt général. Ainsi, mes droits peuvent contrevenir à mes aspirations
individuelles. Mais en ce qu’ils protègent mon statut le plus important, celui de citoyen, ils ne
sont qu’en apparence contradictoires avec ma liberté. Défendre ses droits, c’est alors défendre
l’intérêt général, et par son biais l’intérêt de citoyens, parfois contre celui des individus qui le
menacent.
B. La défense du droit est au service d’un intérêt supérieur, et s’apparente donc à un
devoir
Parce qu’en tant que membre de la cité, je suis avant tout citoyen, alors défendre mes droits,
défendre le droit, devient véritablement un devoir, non seulement moral, en ce qu’il permet de
préserver l’idéal de Justice, mais politique, en ce qu’il préserve l’intérêt de la communauté.
Aussi peut-on voir des hommes le défendre au détriment même de leur intérêt. On conçoit
ainsi que l’on puisse mourir, être emprisonné, chassé, torturé, puni parce que l’on défend ses
droits, et manifestement l’intérêt n’entre pas ici directement en considération. Dans une
optique pragmatique, on a plus souvent intérêt à subir qu’à résister. Pourtant la stratégie n’est
pas tout, et il faut bien se résoudre à se battre non pas seulement pour soi et les siens, mais
pour l’humanité dans son ensemble. La défense du droit est bien au service d’un intérêt
supérieur, qu’on ne saurait longtemps ignorer.
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L’opportunité qu’offre la société de défendre ses droits est sans doute la garantie la plus
efficiente de la liberté des citoyens. On ne saurait d’ailleurs imaginer de société sans conflit, si
des droits subjectifs n’existaient pas pour garantir les intérêts de ses membres. Pour autant, si
la justice est utile à chacun, elle doit être respectée en retour. Ainsi, puisque tout citoyen lésé
a droit à la justice comme recours, il convient de ne pas oublier que tout droit est assorti
d’obligations correspondantes. Nul doute alors que si défendre ses intérêts est un droit,
défendre le droit est également un devoir, au service d’un intérêt supérieur, celui de la société
et des hommes.
© SosPhilo - 2002
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