Texte de son projet de thèse (format PDF)

Transcription

Texte de son projet de thèse (format PDF)
Ioana TOMA
Université "Babeş – Bolyai", Cluj-Napoca, Roumanie
Département de Littérature Comparée
Projet de recherche
La thèse de doctorat que j'envisage se veut être une approche compréhensive de la
littérature roumaine de l'après-guerre. Ce projet se sert d'une démarche qui met en œuvre des
instruments d'analyse appartenant à des domaines apparemment disjoints: l'histoire littéraire,
la littérature comparée, la sociologie, les sciences politiques. Ce choix est motivé par ma
formation initiale, celle de comparatiste, et imposé par la nature pluridisciplinaire du sujet en
soi, une sociologie de la littérature roumaine de l'après-guerre. L'intitulé de ma thèse – Champ
politique – Champ littéraire – se veut être l'expression synthétique d'une tentative de mettre en
relation la littérature roumaine pendant le régime communiste avec le contexte socio-politique
de l'époque.
Les particularités d'une littérature soumise aux contraintes du régime totalitaire exigent
une recherche organisée d'une manière concentrique autour de la question de la littérature
comme institution. Premièrement, j'essaie d'esquisser un schéma général qui met en évidence
les constantes socio-politiques et culturelles des régimes communistes. Deuxièmement, je
dirige ma recherche vers le rôle et le statut généraux des intellectuels dans la société, pour
aboutir à l'analyse de la condition de l'"intellectuel-écrivain". Troisièmement, la recherche
suivra la question de la littérature dans sa pratique non commerciale, phénomène institutionnel,
réceptacle idéologique, espace privilégié de la résistance et de la dénonciation des abus du
pouvoir. Ensuite, je me focalise sur le problème de la dissidence en tant que résultat d'un
conflit entre les différentes catégories de l'intellectualité. Cet aspect s'enchaîne sur les traits
essentiels de la littérature roumaine après 1965, la littérature de l' "obsédante décennie", qui
porte sur les stratégies de survivance de l'acte artistique. Une dernière partie de la recherche
est dédiée à l'articulation des deux types de discours: un discours de type schizoïde qui
1
reflètent les contradictions auxquelles l'"intellectuel-écrivain" est assujetti;
et un autre
discours symptomatique du refus du politique et qui se charge de contourner la censure par la
création des royaumes imaginaires.
Ce qui assure la cohérence interne d'une organisation pareille est l'articulation
permanente entre un cadre théorique général et les réalités historiques particulières dont les
homologies et les vraisemblances légitiment les présupposées initiales.
La littérature roumaine des années 60-70 sera étudiée par la mise en correspondance
des stratégies des élites intellectuelles roumaines avec l'ensemble des méthodes déployées par
les intellectuels de l'Europe de l'Est lors de la compétition entre les parties dominantes. A ce
sujet je me servirai de la notion de champ, reprise de Pierre Bourdieu, qui désigne précisément
l'existence des rapports de force entre les différents détenteurs du pouvoir et les groups
intellectuels en voie d'obtenir une légitimation. Leurs prises de position (soit dissimulées dans
les œuvres littéraires, soit exhibées dans l'action publique) seront associées avec les positons
sociales des agents culturels investis de différents catégories de "capital" convertible
(Bourdieu).
L'étude des aspects institutionnels de la littérature est d'autant plus importante qu'elle
met en valeur ces aspects en tant que prémisses fonctionnelles d'un espace compétitionnel,
devenu progressivement autonome. En tant que phénomène générique, la littérature est
devenue un champ autonome par la création de ses propres institutions. Dans la littérature
roumaine, l'institutionnalisation de la littérature a été forcée par des mesures bureaucratiques.
Par conséquent, la reproduction des positions dépend de l'acquisition des capitaux
transactionnels (par institutionnalisation).
L'un des traits fondamentaux de la littérature en tant qu'institution est l'existence des
instances de consécration qui agissent sur les novices intellectuels de la même manière que
dans un rite d'initiation. Dans un régime communiste, les variables du système cérémoniel de
2
l'institution de la littérature changent sans pourtant entraîner une dissolution des anciens
tabous et aussi sans annuler l'existence d'un générateur de compétition. La littérature survie en
se spécialisant sur certains genres qui, par leur caractère d'évasion ou indirectement critique,
nous rappellent de la revendication de l'autonomie du littéraire, dans sa posture d'alternative au
discours dominant.
De ce point de vue, la littérature roumaine de la période totalitaire, montre ses
ressemblances avec les autres littératures du bloc communiste, en ce qui concerne l'écrivain en
tant qu'agent d'opposition. En même temps elle relève ses particularités enracinées dans une
histoire qui, au niveau des méthodes étatiques d'accomplir la modernisation, semble se
dérouler sans rupture lors de l'instauration du communisme. Au déchirement constitutif entre
une vocation générique et une condition génétique (G. Konrad) et à la révolte générale des
années 60 contre la prolétarisation, l'intellectuel roumain ajoute son héritage d'une modernité
pleine de contradictions. Les réminiscences de cette modernité, marquée par des discours
ethnocentriques et des mesures de défense du patrimoine national, se manifestent dans son
dernier avatar, à savoir le communisme nationaliste.
En outre, l'interdépendance politique – culture propre à la modernisation plutôt
institutionnelle qu'économique, rend compte de la marginalisation de la catégorie de
l'intellectuel critique. Par contre, elle est bien présente dans les courants révisionnistes d'autres
pays communistes. Faute d'une doctrine constructive d'une tierce voie, les intellectuels
roumains mènent leur combat en se retirant dans des univers fictionnels caractérisés par un
message indéterminé. Cette indétermination foncière à laquelle l'écrivain se dédie au "monde
inspiré" par dénégation d'un "monde marchand" inadéquat (Nathalie Heinich) est augmentée
par un double état d'exceptionnalité: naturelle dans sa qualité de garant d'originalité et imposée
par l'exclusion politique. Elle joue aussi le rôle d'un discours neutre qui évite le conflit ouvert
et rend possible, au sein du group dominant, la coexistence des différentes positions.
3
La compétition pour la représentativité culturelle engage donc les écrivains à se
prévaloir de leur vocation charismatique dans une compétition morale et professionnelle. Au
niveau des œuvres, les prises de position sont celles d'une mise en intrigue des complexes
éthiques et existentielles. La réalité sociale est dissimulée dans des codifications de type
philosophique et dans l'analyse allusive de la déviance maladive. Le thème du marasme
psychologique engendre une écriture dont le message est difficile à décrypter, à cause des
intrications narratives de type formel, et du choix des chrono-topoi (Bakhtine) inédites.
L'autonomie de la littérature ne sera pas visible dans la constitution d'un champ propre,
mais elle sera revendiquée par un discours focalisé sur le processus de création. De même, ce
caractère autocentré se révèle dans l'investissement téléologique et providentiel d'un
personnage histrion qui est toujours en quête de vérité et de sa propre identité. Je poursuivrai
donc la question éthique privilégiée par les intellectuels de l'Europe de l'Est. A son tour, le
phénomène culturel roumain la retrouve dans la praxis littéraire.
Je rapporterai en permanence la littérature roumaine des années 60-70 à un ensemble
de règles fonctionnelles de l'institution littéraire et aux données empiriques socio historiques
du ex-bloc communiste. On s'appuie sur la nature fondamentalement relationnelle et
compétitionnelle du champ littéraire, structuré autour de la démystification de l'acte créateur
qui s'intègre dans le circuit des biens symboliques.
Objet de nombreux débats, la faible résistance des intellectuels roumains sera étudiée
d'une manière compréhensive. De plus, la recherche sera extrapolée au niveau de la
comparaison entre les stratégies des intellectuels roumains et les pratiques homologues des
écrivains polonais, hongrois ou russes. De cette manière j'espère aboutir à une conciliation
entre la littérature comparée et la sociologie de la littérature, en ouvrant de nouvelles
perspectives vers des recherches théoriques ultérieures.
4
Bibliographie:
A. Ouvrages théoriques:
1. Bourdieu, Pierre, La distinction: critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979
2. Macherey, Pierre, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Editions F. Maspero, 1966
3. Zima, Pierre, Manuel de sociocritique, Paris – Montreal, L'Harmattan, 2000
4. Dubois, Jacques, L'institution de la littérature: introduction à une sociologie, Brussels, Editions
Labor, 1978
5. Dirks, Paul, Sociologie de la littérature, Paris, Armand Colin, 2000
6. Lafarge, Claude, La valeur littéraire: Figuration littéraire et usages sociaux des fictions, Paris,
Fayard, 1983
7. Castoridis, Cornelius, L'institution imaginaire de la société, Paris, Editions du Seuil, 1975
8. Casanova, Pascale, La République mondiale des lettres, Paris, Editions du Seuil, 1999
9. Hamon, Philippe, Texte et idéologie: valeurs, hiérarchie et évaluation dans l'œuvre littéraire, Paris,
PUF, 1984
10. Qu'est-ce qu'une littérature nationale? Approches pour une théorie interculturelle du champ
littéraire, sous la direction de Michel Espagne, Michael Werner, Paris, Editions de la Maison des
Sciences de l'Homme, 1994
11. Robert, Marthe, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1988
B. Ouvrages appliqués
1. Thiesse, Anne-Marie, Ecrire la France: le mouvement littéraire régionaliste de langue française
entre la Belle-Epoque et la Libération, Paris, PUF, 1991
2. Sapiro, Gisèle, La Guerre des écrivains: 1940-1953, Paris, Fayard, 1999
3. Viala, Alain, Naissance de l'écrivain. Sociologie de la littérature à l'âge classique, Paris, Editions
de Minuit, 1985
4. Charle, Cristophe, Les Intellectuels en Europe au XIX ème siècle, Paris, Editions du Seuil, 1996
5. Said, Edward, Des intellectuels et du pouvoir, trad. de l'anglais par Paul Chemla et revue par
Dominique Eddé, Paris, Editions du Seuil, 1996
C. Le phénomène communiste. L'Europe de l'Est
1. Kagarlitsky, Boris, Les Intellectuels el l'Etat soviétique de 1917 à nos jours, traduit de l'anglais par
Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, PUF, 1993
2. Trznadel, Iacek, La Honte. Les Intellectuels polonais face au communisme, traduit du polonais par
Maria Rodowicz-Heninger, Paris, Les Editions du Cerf, 1992
3. Angenot, Marc, La Critique au service de la révolution, Leuven, Peters, 2000
4. Monnerot, Jules, Sociologie du communisme: échec d'une tentative religieuse au XXème siècle,
Paris, Galimmard, 1963
5. Rupnik, Jacques, L'Autre Europe: Crise et fin du communisme, Editions Odile Jacob, 1998
6. Verdes-Leroux, Jeannine, Le Réveil des somnambules, les intellectuels et la culture (1956-1968),
Paris, Fayard, Minuit, 1987
7. Havel, Vaclav, Essais politiques, textes réunis par Roger Errera et Jean Vladislav, préface de Jean
Vladislav, Paris, Editions Calmann-Lévy, 1991
8. Parrau, Alain, Ecrire les camps, Paris, Editions Belin, 1995
9. Michnik, Adam, Penser la Pologne: morale et politique de la résistance, préface de Leszek
Kolakovsky, Paris, Editions de la Découverte, Maspero, 1983
10. Chiama, Jean, Jean-Fraçois Soulet, Histoire de la dissidence. Oppositions et révoltes en URSS et
dans les démocraties populaires de la mort de Staline à nos jours, Paris, Editions du Seuil, 1982
11. Boukovski, Vladimir, URSS: de l'utopie au désastre, traduit du russe et de l'anglais par Louis
Martinez, Paris, Robert Laffont, 1990
5