Edward E. COHEN - La définition de la prostitution à Athènes

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Edward E. COHEN - La définition de la prostitution à Athènes
La définition de la prostitution à Athènes 1
Edward E. COHEN
Philadelphie
Les langues modernes utilisent à tort le mot «prostitution» (et ses équivalents
étrangers) pour englober une multitude de significations différentes correspondant à
divers arrangements physiques, commerciaux et sociaux.2 Malgré les recherches des
savants pour différencier le commerce sexuel des autres arrangements à caractère
érotique, en s’appuyant sur des critères tels que le paiement, la promiscuité,
l’attachement émotionnel (ou l’indifférence), la ligne de démarcation — si tant est
qu’elle existe — entre la prostitution moderne et les autres formes d’échange sexuel
reste floue : le mariage lui-même a parfois été qualifié de « prostitution légale ». 3
Finalement et par frustration, certains affirment que « la signification de “prostitution”
est évidente » (Pateman [1988] 195).
La compréhension instinctive de ces termes est esclue par le nombre limité et la
nature de nos sources, par notre connaissance imparfaite des institutions économiques et
sociales d’Athènes et par l’absence d’informateurs qui pourraient nous éclairer sur les
nuances de l’usage et les contextes comportementaux. Bien que ces difficultés
génériques limitent notre compréhension de la plupart des institutions helléniques, la
« prostitution athénienne » représente un défi exégétique encore plus grand, lié à la
complexité inhabituelle (relevée par des sources anciennes) des attitudes des Athéniens
vis-à-vis du sexe et du commerce. Du point de vue sexuel, selon le bref résumé de
Platon, « les conventions érotiques dans les autres poleis sont facilement
compréhensibles et clairement définies, mais à Athènes elles sont poikilos » — c’est à
1
C’est un honneur pour moi d’offrir cette contribution en hommage à Joseph Mélèze Modrzejewski.
Hommage au grand professeur d’histoire ancienne à Paris et grand maître renommé pour sa contribution à
la recherche scientifique à l’échelle internationale. Et hommage aussi et surtout à l’ami sage, et toujours
accueillant.
2
Voir par ex. MCGINN 2004 : 7-9, 1998: 17-18; SHRAGE 1994: 99-119.
3
Cf. Hésiode, Travaux 373-75.
117
dire complexes, compliquées, multiples (Platon, Symposium 182a7-9). Sur le plan
commercial, Athènes était une mégapole dynamique et prospère (en fait, au quatrième
siècle, c’était le cœur commercial de l’Est méditerranéen), entretenant néanmoins une
tradition conservatrice qui s’opposait à toute activité lucrative, 1 y compris liée au sexe.
Xénophon par exemple juge la commercialisation de l’éros aussi répugnante que la
facturation de l’enseignement. Mais Athènes n’ était pas d’un seul tenant et ces opinions
là coexistaient avec la réalité d’une « ville (qui) vivait entièrement de transactions
financières » (Humphreys [1978] 148), produisant une culture « pleine d’ambivalences,
d’ambiguïtés et de conflits »,2 dans laquelle les lois destinées à dissuader le « citoyen »
de la prostitution côtoyaient le commerce courant et légal de sexe auprès de
prostitué(e)s « citoyen(ne)s ».3 La vie commerciale à Athènes était le théâtre d’une
« multiplicité de récits » (Dougherty [1996] 251), reflétant les contrastes, les
contradictions et les déviances non intégrées qui ont rendu «évidente» la définition ou
l’explication de quelques institutions athéniennes. 4
Un aspect de la prostitution à Athènes apparaît cependant évident : le fait (mais
pas la signification) du double usage de pernanai (et des termes apparentés) et de
hetairein (et des termes apparentés) pour désigner ce que nos sociétés occidentales
modernes considèrent comme le concept unique, quoique impossible à définir, de
«prostitution». Cette double appellation grecque reflète la tendance hellénique à
comprendre et organiser les phénomènes non pas, comme nous le faisons, au moyen
d’une définition centrée sur un objet spécifique considéré à part, mais via le contraste et
de préférence via l’antithèse. Alors que la pensée occidentale se fonde généralement sur
un large spectre de possibilités et cherche à distinguer une multitude d’entités
légèrement différentes,5 le grec ancien ne supposait pas un mélange de formes séparées
mais seulement une opposition équilibrée, des alternatives complémentaires s’opposant
mutuellement pour constituer la totalité de l’univers cognitif. Pour les penseurs
modernes, les opposés s’excluent mutuellement : pour les Grecs en revanche, les
antithèses sont complémentaires (et donc tendent à se recouper). Les institutions
commerciales grecques puisent par conséquent leur signification dans les liens étroits
qu’elles entretiennent avec leurs opposés supposés. Ainsi l’intérêt (tokos, littéralement
1
“[T]he trade of Athens, its monetary commercialism, its naval policy, and its democratic tendencies . . .
were hated by the oligarchic parties of Athens” (Popper 1950: 173).
2
D. COHEN 1991: 21. Cf. LARMOUR et al. 1998: 27.
3
Eschine 1.19-20, 27-33, 40, 46, 73, 119, 154, 195 and 3.175-76 ; Andocide 1.74; Démosthène 15.32,
21.103, 22.29-31, 59.27.
4
Cf. BOURDIEU 1977: 98.
5
Voir LEVI-STRAUSS et ERIBON 1991: 112.
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le « rendement ») est soit « maritime » (nautikos), soit « foncier » (eggeios) : il n’y a
pas d’autre alternative. Là où les lois anglo-américaines distinguent simplement les
« biens immeubles » des «biens meubles» – ce qui n’empêche pas qu’un bien puisse
avoir certaines caractéristiques des deux catégories (« aménagements »), les grecs
considérent qu’un bien est soit « visible » (phanera ousia), soit invisible (aphanês
ousia) : même la distinction entre biens immobiliers et biens mobiliers s’exprime via
l’antithèse.1 Dans ce cadrre, il n’est donc pas surprenant de constater que toutes les
formes de commerce sexuel étaient comprises au sein de l’antithèse entre pernanai
(« vendre ») et les termes apparentés et hetairein (« être le compagnon / la compagne »)
et les termes apparentés.2
La plupart des savants modernes ont reconnu l’importance fondamentale de ce
dualisme pour comprendre la prostitution grecque mais tous ont ignoré le contexte
économique de cette prostitution et les procédés cognitifs d’antithèse dont usaient les
Athéniens pour décrire cette activité. Au lieu de quoi ils ont systématiquement cherché à
distinguer l’hetairos (-a) du pornos (-ê) en identifiant de manière impressionniste les
caractéristiques apparemment propres à un terme ou à l’autre.3 Ainsi certains savants
affirment qu’ «en général», la clé est la promiscuité : un pornos est un homme « qui
vend sans arrêt son corps à d’autres hommes, alors qu’un hetairos a une relation plus
durable avec son partenaire » (MacDowell [2000] 14) ; une hetaira s’engageait dans des
relations qui n’étaient «pas simplement occasionnelles». Selon d’autres commentateurs,
le « comportement affectif » identifierait le pornos (-ê) comme un(e) « prostitué(e)
ordinaire » tandis que l’hetairos (-a) serait « plus proche de l’amant(e) que du (de la)
prostitué(e) ». Cependant, pour la plupart des chercheurs, le critére de différenciation
n’est ni la promiscuité ni l’affectif, mais le « statut » : selon eux, le rang social distingue
l’hetairos (-a) de luxe du pornos (-ê) de rue ou de maison close. En fait, la littérature
grecque regorge d’histoires de femmes brillantes et séduisantes qui auraient grandement
contribué à la civilisation et à la politique athéniennes, tout en subvenant parfaitement à
leurs besoins en offrant des services sexuels à d’importants dirigeants masculins. 4
Pourtant, de nombreux savants rejettent catégoriquement le concept même de
prostitué(e) de status élevé (qu’ils considèrent comme une simple légende et une version
1
Voir Harpocrate s.v.: ajfanh;" oujsiva kai; fanerav ; Lysias Fr. 79; Démosthène 5.8.
Pernanai : Voir BENVENISTE 1969: 1.133, 1973: 112; CHANTRAINE [1968-70] 1999: 888 (povrnh
« franchement different [et plus péjorative] de eJtaivra »). Hetairein, CHANTRAINE [1968-70] 1999: 38081.
2
3
Les termes masculins : hetairos, pornos. Les termes féminins : hetaira, pornê. Au pluriel : hetairoi,
pornoi, hetairai, pornai.
4
Voir, par ex., Platon, Men. 236b5; Xénophon. Oik. 3.14 ff.; Plutarque. Per. 24 ; Alciphron 4.19 ;
Athénée, Livre 13. Cf. BRULÉ 2001 : 230-31 ; MOSSÉ 1983: 63-66; DIMAKIS 1988 ; HENRY 1985 passim.
119
romancée de l’Histoire) : l’« hetaira raffinée » a été « fabriquée par l’esprit masculin »
(Keuls [1985] 199). Selon ces savants, hetaira et pornê sont simplement deux mots
utilisés par les Grecs pour designer une unique forme d’exploitation. Et pour ceux qui,
dans la mouvance d’Hesiod, considèrent le mariage comme l’équivalent fonctionnel de
la prostitution, l’hetaira est une « Ersatzfrau » (Reinsberg [1989] 87), équivalente à une
épouse dont le mariage serait nul. Même les partisans d’une différenciation claire entre
hetaira et pornê admittent que « la distinction » entre les deux termes « n’est pas
toujours très nette » (MacDowell [2000] 14).
Il semble en effet que les auteurs comiques mélange ces deux catégories.
Anaxilas qualifie ainsi sans distinction les mêmes femmes d’hetairai et de pornai,
tandis qu’Aristophane réunit le groupe des hetairai et des pornai.1 La législation
athénienne interdisant la participation des prostitués masculins à la vie politique ne
distingue ni ne définit les deux termes, mais les considère comme un binôme et la loi
s’applique ainsi explicitement et sans différentiation aux pornoi et aux hetairoi (Eschine
1.29). Lors des présentations devant la Cour, une même personne est parfois désignée
indifféremment par les deux termes au sein d’une même plaidoirie (Eschine 1.50-51).
Le seul mot hetaira englobe parfois tous les aspects de la prostitution féminine (de la
dépendance la plus dégradante à la plus superbe indépendance),2 tandis que le mot
pornê sert parfois à qualifier une femme clairement engagée dans une relation à long
terme.3 Ces incohérences montrent l’inutilité de rechercher les caractéristiques
distinctives inhérentes à chaque terme, ce qui nourrit le désespoir des savants souhaitant
établir des distinctions significatives dans l’usage réel de mots apparaissant comme
souvent interchangeables. 4
A l’inverse, l’analyse discursive moderne évite une approche purement
philologique et se concentre plutôt sur la nature antithétique des deux termes pour
trouver la distinction (selon les mots de Kurke paraphrasant Davidson) «constitué
suivant l’axe don / commerce, identifié par l’hetaira et la pornê respectivement». Mais
cette approche soulève également des difficultés évidentes. Dover, par exemple, conclut
dans son étude détaillée de la «moralité populaire» que pour les Grecs «la soumission
en reconnaissance de dons, de services ou d’une aide n’est pas d’une nature très
différente à la soumission en échange d’un tarif convenu ([1973] [1984] 152). C’est
peut-être pourquoi l’hetaira de Kurke est parfois caméléon : «la pression et les
1
Anax. Fr. 22 (K-A), 1, 22, 31. Aristophane, Ploutos 149-55.
Démosthène 59.122. Cf. KAPPARIS 1999 422-23.
3
Lysias 4.19 ; Démosthène 59.30.
4
Voir KAPPARIS 1999: 408; DAVIDSON 1997: 74; FLEMMING 1999: 47.
2
120
angoisses des participants masculins la transforment quelquefois en pornê » ([1997]
145-46), et dans certains contextes, Kurke est même contraint de considérer «hetaira et
pornê comme des termes interchangeables ».
Néanmoins et en fin de compte, la prostitution, qu’elle soit unitaire, binaire ou
autre, définissable ou non, commerce ou don, implique toujours un paiement en échange
de sexe. C’est pourquoi, dans mon prochain livre, j’ai l’intention d’étudier le contexte
de travail dans lequel les Athénien(ne)s fournissaient des services érotique. Mon point
de vue est le suivant : puisque les Grecs ne distinguaient pas de manière cohérente
pernanai (et les termes apparentés) de hetairein (et les termes apparentés), le choix d’un
auteur d’utiliser l’un ou l’autre de ces deux groupes ne reflète pas une distinction
objective et cohérente entre les deux agglomérats. Mais plutôt, puisque pornos (et les
termes apparentés semble être péjoratif1 et qu’hetairos paraît euphémique2 – ce qui
reflète au moins partiellement leurs fonctions économiques différentes, l’usage réel
correspond au souhait du locuteur de caractériser une personne dans un contexte
immédiat.3
Bibliographie
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BOURDIEU, P. 1977. Outline of a Theory of Practice. Tr. Richard Nice. Cambridge.
BRULÉ, P. 2001. Les Femmes grecques à l’époque classique. Paris.
CHANTRAINE, P. 1968-70. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. 2 vols. Paris.
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Cambridge.
DAVIDSON, J. 1997. Courtesans and Fishcakes: The Consuming Passions of Classical Athens. London.
DIMAKIS, P. 1988. « Orateurs et hétaïres dans l’Athènes classique. », Éros et droit en Grèce classique,
43-54. Paris.
FLEMMING, R. 1999. « Quae corpore quaestum facit: The Sexual Economy of Female Prostitution in the
Roman Empire. » Journal of Roman Studies : 38-61.
HENRY, M. 1985. Menander’s Courtesans and the Greek Comic Tradition. Frankfurt.
HUMPHREYS S. 1978. Anthropology and the Greeks. London.
KAPPARIS, K. 1999. Apollodoros “Against Neaira” [D.59]. Berlin.
KEULS, E. 1985. The Reign of the Phallus: Sexual Politics in Ancient Athens. New York.
1
“The more disgraceful and slanderous of the two terms” (Miner 2003: 20, n. 3).
Voir PIRENNE-DELFORGE 1994: 283, n. 49 ; McClure 2003 : 13.
3
Cet article s’insère dans un travail de recherche plus ample sur la prostitution athénienne. Je voudrais
remercier mon ami Pierre-Emmanual Jobard pour son aide dans la mise au point du texte français de cet
article.
2
121
LARMOUR, D., P. MILLER and C. PLATTER. 1998. « Situating The History of Sexuality. » In: Rethinking
Sexuality: Foucault and Classical Antiquity, edited by D. Larmour, P. Miller and C. Platter, pp. 3-41.
Princeton.
LEVI-STRAUSS, C. and D. ERIBON. 1991. Conversations with Claude Lévi-Strauss. Translation of "De
près et de loin". Chicago.
MACDOWELL, D. 2000. « Athenian Laws about Homosexuality. » Revue internationale des droits de
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MCCLURE, L. 2003. Courtesans at Table: Gender and Greek Literary Culture in Athenaeus. London.
MCGINN, T. 1998. Prostitution, Sexuality and the Law in Ancient Rome. Oxford.
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REINSBERG, C. 1989. Ehe, Hetärentum und Knabenliebe im antiken Griechenland. Munich.
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