Quelle place pour la sociologie dans le nouveau programme en

Transcription

Quelle place pour la sociologie dans le nouveau programme en
Quelle place pour la sociologie dans le nouveau programme
en soins infirmiers ?
Enseigner la sociologie à de futures professionnelles de santé
Aude GIRIER1
La formation des infirmières est en pleine restructuration. Les études jusqu’ici
effectuées au sein d’instituts en soins infirmiers (IFSI) se voient aujourd’hui progressivement
délocalisées vers des centres universitaires. Les futurs infirmiers diplômés d’Etat (IDE) vont
donc avoir à faire avec de nouveaux intervenants et modes pédagogiques. Le contenu même
du programme s’est vu modifié, ouvrant à une démarche novatrice tant pour les étudiants que
pour leurs formateurs. Il n’est bien sûr pas ici question de prophétiser sur l’avenir de cette
formation, mais plutôt d’analyser mon expérience pédagogique auprès des étudiants IDE.
Enseignante en sociologie, depuis une dizaine d’année, je suis à la croisée des deux
champs d’application du programme de formation puisqu’à la fois intervenante extérieure en
IFSI et enseignante à l’université en licence de sociologie, en sciences sanitaires et sociales
puis en sciences de l’éducation. De nombreuses interventions au sein de ces deux structures
m’ont fait me confronter à ces champs disciplinaires. Ma pratique professionnelle me
positionne donc à la charnière de deux mondes enseignants qui ne savent pas grand-chose les
uns des autres. Les points d’achoppement entre IFSI et université sont à ce jour encore
relativement rares. Il s’agit alors de réfléchir à la pratique d’enseignement en socioanthropologie auprès des étudiants infirmiers. Existe-t-il une manière trans-institutionnelle
pour enseigner une discipline telle que la sociologie ? En d’autres termes, peut-on enseigner
la sociologie à de futurs professionnels de santé de la même manière qu’on le fait auprès
d’étudiants inscrits en première année de licence en sciences humaines ? C’est donc sur la
méthode et non certainement le contenu que se pose ici la question ? L’intérêt d’une telle
problématique n’est pas seulement pédagogique, elle permet aussi de réfléchir aux
fondements même de la sociologie. En effet, à travers la question du comment enseigner la
sociologie à de futurs infirmiers nous nous attarderons sur la question du pourquoi. Car il
s’agit finalement d’interroger le sens de l’enseignement de la sociologie dans les études
paramédicales.
Genèse de la formation d’infirmière
La façon dont s’est construite la profession même permet de saisir les représentations
agissantes sur l’organisation des études d’infirmières. Ainsi le passage de religieuses à un
corps de métier à part entière se fait progressivement et caractérisent les nombreux
ajustements qui se font au cours du 20ème siècle. Ainsi, nous retrouvons chez l’infirmière
l’idée de don qui plonge ses racines dans la représentation classique de la femme, mère et
épouse dévouée. Jusqu’au 19ème siècle et même au delà, les congrégations vouées aux pauvres
et aux malades occupe une place majeure dans le soin. La religieuse soignante est celle qui
donne de sa personne, pour un contre don qui s’opère dans l’au-delà, le malade étant alors une
sorte de moyen d’accéder à Dieu. Le cœur de la doctrine est le renoncement, l’effacement de
soi, sans aucune formation particulière. Toutefois au tout début du 20ème siècle les prémisses
d’une professionnalisation s’opère avec une circulaire qui fait apparaitre la première
définition de l’infirmière suivi cinq ans plus tard (en 1907) de l’ouverture de la première école
1
Docteur en sociologie, Chargée de cours, Université Pierre et Marie Curie, Paris.
1
d’infirmière à la Salpêtrière. A l’image de la servante du pauvre vient très progressivement se
substituer celle de la dispensatrice de soins qualifiés pour toutes les catégories de la
population.
Au début du 20ème siècle, les premières écoles d’infirmières s’établissent alors sur le
modèle de l’internat. La formation porte autant sur la vie privée que sur la vie professionnelle.
Certaines écoles de l’époque vont jusqu’à demander un certificat de bonnes mœurs pour
pouvoir accéder à la formation, qui assure un ensemble de savoirs allant de la santé jusqu’aux
principes moraux, à la nourriture, à l’habillement, aux états d’âme… C’est finalement un
modèle d’éducation totale2. On est alors bien loin de la soignante d’aujourd’hui et de sa
formation technique et médicale. Considérons cependant que l’infirmière apparait comme une
auxiliaire qui va progressivement s’imposer comme indispensable à de nombreux soins.
Toutefois, il faudra attendre après la première guerre mondiale (1922) le décret qui crée le
brevet de capacité professionnelle qui permet de porter le titre d’infirmière. On ne parle pas
encore de Soins infirmiers, mais de soins donnés par des infirmières qui ont alors un rôle
purement d'exécutantes : soumission et obéissance aux médecins sont absolument requises
pour exercer ce métier fortement marqué par le modèle religieux. Le diplôme d’infirmier en
tant que tel n’apparaitra qu’en 1938 avec l’ambition de dépasser le savoir pratique, clinique,
quasi artisanal pour laisser place à des cours médicaux, plus scientifiques, plus techniques.
L’une des conséquences sera toutefois de limiter le travail de l’infirmière à une fonction
curative à l’hôpital3. Car pendant longtemps les études théoriques sont restées occultées par la
pratique qui occupait la majorité du temps dans la formation. Certainement que la
transformation du travail effectué, en terme de « stage », a permis de se détacher de la
pratique au profit de savoirs plus théoriques. Les cours jusqu’ici assurés par des médecins
vont peu à peu être pris en charge par des cadres infirmiers formés à partir de 1951.
Aujourd’hui les études d’infirmières sont essentiellement le fait d’ancien(ne)s infirmièr(e)s
qui quittent les services pour enseigner les soins infirmiers. 1972, le baccalauréat est requis
pour suivre des études d’IDE puis enfin la loi de 1978 dote les infirmières d’un "rôle propre"
donc d’une relative autonomie dans les soins. Elles exécutent quand elles mettent en œuvre
des soins médicalement prescrits mais elles assurent aussi des actes qui relèvent de leur
propre rôle. Dans cette période où Anselm STRAUSS (1985) remarque qu’il y a de plus en
plus besoin d’intermédiaire dans un contexte médical multidisciplinaire émerge la notion de
« Soins Infirmiers » comme discipline à part entière, avec l’existence d’un diagnostic
infirmier comme support et témoin de la zone spécifique du rôle propre. La capacité à prendre
des responsabilités et à effectuer des taches de façon autonome devient un critère de
recrutement au sein des IFSI et pour l’obtention du diplôme.
L’identité professionnelle peut alors se renouveler autour de compétences clairement
définies, compétences qu’elles participeront à définir dés les années 80. Le nouveau
programme de formation de mars 1992, unifie la formation réunissant en une seule filière
générale la préparation au diplôme, la formation d’infirmier de service psychiatrique ayant
disparue. Mais surtout, on assiste à « un renforcement des sciences sociales dans la formation
des infirmiers en vue d’améliorer la relation thérapeutique entre le soignant et le soigné »4.
2
Au sens goffmanien du terme c’est-à-dire qui tente de régir les temps dans un même espace de l’individu dans
ces dimensions professionnelles, personnelles, voire affectives. Ce concept est né d’une étude d’Erving Goffman
sur les malades mentaux et leur prise en charge, mais ce que l’on constate ici, c’est que finalement le personnel
encadrant était lui-même soumis à la même organisation totalitaire.
3
Les changements de l’époque dissocieront notamment les études d’infirmière de celles assistante sociale. A
l’une le sanitaire à l’autre le social.
4
Arrêté du 23 mars 1992.
2
Etat des lieux
Ainsi depuis presque 20 ans les sciences humaines sont enseignées aux étudiants en
soins infirmiers. Les objectifs sont clairement de compléter l’apport technique d’une approche
culturelle. En cela, l’approche globale de la personne non plus seulement comme porteuse
d’une pathologie mais comme sujet dans la relation, apportant son histoire et ses empreintes
socio-culturelles est essentielle. L’infirmier se doit d’être polyvalent, mobilisant des savoirs
pluridisciplinaires. Ceci dit, la façon même dont chaque IFSI peut s’approprier le programme
fait coexister de nombreuses variantes. Ainsi tel IFSI sera reconnu comme distillant un savoir
plus psychologique que sociologique, tel autre au contraire s’arrêtera sur la dimension
anthropologique. Cela dépend d’une part, de la formation des formateurs qui ont plus ou
moins de connaissances en la matière et visualisent ainsi de façon relative ce qui est entendu
par sciences humaines, d‘autre part, des ressources dont-ils disposent pour faire intervenir des
enseignants. On voit surtout la suprématie de la psychologie qui a su s’imposer comme la
science humaine par excellence. Pour preuve, les différents manuels des maisons d’éditions
spécialisées dans le paramédical, offrent unanimement des ouvrages en psychologie, voire en
psychologie sociale mais la sociologie n’y occupe qu’une piètre part, quand elle est présente.
Quoiqu’il en soit notons que les études paramédicales accordent une place
relativement restreinte aux sciences humaines. Dans le programme qui prévalait jusqu’ici, la
formation de 4515 heures comprenait 160 de psychologie, sociologie, psychosociologie ou
d’anthropologie. Si la quantité ne laisse pas augurer de la qualité, il n’en reste pas moins que
cela est révélateur de l’importance accordée à ces disciplines. Elles apparaissent au mieux
périphériques, au pire tout à fait facultatives. D’ailleurs, dans la pratique, une négociation
s’établit rapidement entre formateurs, intervenants et étudiants pour donner un statut
obligatoire ou non à ces cours. Avec l’expérience, j’ai souvent obtenu que les premiers cours
soient obligatoires afin de donner un aperçu de ce que la sociologie peut apporter. C’est déjà
révéler comment une stratégie de séduction doit être rapidement mise en œuvre pour capter
l’auditoire. Et malgré le programme qui stipule, bien logiquement d’ailleurs, que les premiers
cours doivent aborder les théories et courants de la pensée sociologique et anthropologique, il
est nécessaire de dépasser rapidement ce niveau épistémologique pour introduire des concepts
plus opératoires tels que les représentations de la santé et des maladies dans notre société
contemporaine.
Enseigner les sciences humaines auprès de futur(e)s infirmièr(e)s consistait donc à
faire preuve d’un grand pragmatisme tout en tentant d’inscrire ces réflexions dans un cadre
plus théorique. Dés lors que l’on s’éloignait un peu trop de l’objet concret, de la situation
initiale, le risque de réduire le discours à d’ineptes logorrhées était fort. Même si la mise à
distance de la relation soignante est in fine l’un des objectifs fondamental de la formation en
sciences humaines auprès de ces futures professionnelles, le moyen d‘y parvenir ne consistait
pas d‘un point de vue pédagogique à s‘éloigner de la mise en situation.
La sociologie parmi d’autres
Nombreux sont les étudiants qui se présentent au jury d’admission en IFSI en
soulignant le caractère humain de la profession, en annonçant que l’une de leur motivation
première est le contact avec l’autre. Que ce soit pure stratégie de séduction ou conviction
intime, la représentation de l’infirmière demeure en effet celle d’une personne à l’écoute de
l’Homme, humanisant la relation de soins hospitaliers. Force est de constater que la première
intervention de sociologie soulève pourtant comme interrogation centrale la question de son
utilité. Ainsi, enseigner la sociologie doit être un moment de plaisir, pour l’enseignant certes,
3
mais surtout pour les enseignés qui, s’ils ne sont pas persuadés de l’intérêt de l’intervention
doivent pour le moins considérer qu’ils passent un bon moment. En ce qui concerne les
retombées certaines, il faut entendre par là que le contenu des interventions est souvent (pas
toujours) évalué. Parfois, les questions de sciences humaines comptaient dans leurs
évaluations entre 1 et 3 points sur 20. Alors les questions dites de cours (et non de réflexion
on l’entendra dans la répartition même des points dévolus à cette discipline, l’étudiant ne
pouvait pas consacrer trop de temps à une question notée sur si peu de point) se devaient
d’être simples et surtout soulignées lors de l’intervention elle-même.
Former de futurs professionnels inscrit leurs attentes dans une démarche fortement
utilitariste. On peut présumer que ces étudiants souhaitent connaitre les techniques de soins,
les données paramédicales qui les rapprochera du monde professionnel. D’ailleurs, pour
répondre à cette demande, les formateurs de l’IFSI font intervenir les premiers stages tôt dans
leur formation, les confrontant aux réalités du terrain dés le deuxième, troisième mois5 de leur
formation. Les sciences humaines, quant à elles, sont pensées comme « transversales » par
l’ensemble des formateurs. Elles traversent l’ensemble de la formation durant les 3 années,
plus ou moins en cohérence avec le reste des enseignements. L’ensemble des instituts était
jusqu’alors organisés en année (c’est à dire avec des formateurs de 1ère, de 2ème et de 3ème
année). Soit ils se consacrent à une promotion et suivent leurs étudiants en montant chaque
année et renouvelle le cycle tous les trois ans, soit ils restent plusieurs années de suite
responsable de la 1ère année par exemple. L’intervenant extérieur a ainsi affaire avec un des
formateurs qui organise l’année dans laquelle il s’agit d’intervenir. A cette organisation, on
peut y associer des compétences spécifiques. Au fil du temps, se sont dégagés des
compétences liées à leurs expériences en service ou à des intérêts plus particuliers. Toujours
est-il que des formateurs prennent en charge des modules ou des interventions spécifiques
parce que spécialisés dans ce domaine. Certains instituts sont alors organisés avec quelques
formateurs « responsables » des sciences humaines. Ils sont de fait mes interlocuteurs
privilégiés quelque soit l’année de formation dans laquelle j’interviens. Ces responsables se
dégagent par leur intérêt particulier pour la sociologie, l‘anthropologie ou la psychologie.
Ainsi, il n’est pas rare qu’ils fassent part de leurs connaissances sociologiques et demandent
des approfondissements dans nos discussions.
Alors, certains instituts souhaitent positionner les interventions en sciences humaines
au sein du déroulé de la formation, une logique de cohérence venant complexifié le choix de
la date d‘intervention. Ainsi lors du module infectieux, on tentera de positionner
l’intervention en sociologie sur la gestion des risques par exemple. La prise de date de
l’intervention tiendra compte d’une telle volonté, on m’enverra un planning m’indiquant quels
sont les autres enseignements reçus par les étudiants pour me situer dans quel cadre
j’interviens. Mais une telle volonté n’est pas systématique, la sociologie pouvait arriver ainsi
en fonction de mes disponibilités, de celles du planning à gérer… sans faire nécessairement
de lien explicite avec le module en cours.
C’est pourquoi le temps précédant chaque intervention est apparu très précieux.
Chaque IFSI possède une salle de repos où les formateurs m’accueillaient. Au début, ce rituel
semblait marqué la différence de statut des formateurs de l’IFSI et des intervenants extérieurs
qui devaient être reçus, accueillis de façon déférente. Lorsque le formateur ayant pris la date
d’intervention ne pouvait être présent, il mandatait un de ces collègues. Toutefois, je
constatais rapidement que ce moment permettait d’échanger de nombreuses et précieuses
informations. Plusieurs registres pouvaient être abordés. Les formateurs pouvait indiquer
5
Cette organisation dépend des décisions des formateurs de chaque IFSI mais globalement tous s’accordent à
dire que le premier stage doit être effectué le plus tôt possible dans le but de poser d’emblée un principe de
réalité à partir duquel les connaissances pourront s’organiser.
4
l’état d’esprit des étudiants « ils sont dissipés en ce moment, ils partent bientôt en stage et cela
les excitent particulièrement » mais aussi informer sur les attentes en termes de contenu du
genre « ils ont eu l’intervention d’une diététicienne ce matin car ils sont dans le module
hémato » et moi d’intervenir sur la chronicité des maladies d’aujourd’hui. Dés lors, les
exemples choisis introduiront plutôt des cas de diabètes plutôt que ceux de séropositivité.
Enseigner suppose sa part d’improvisation.
Une maïeutique socratique
Les sciences humaines sont alors appréhender au mieux comme un moyen de saisir
des données sur le fonctionnement des individus. On n’échappe que difficilement à l’exigence
culturaliste qui consisterait à présenter l’ensemble des religions, des cultures territoriales
comme ultra déterminantes des pratiques. Savoir que le coté droit chez les musulmans est
sacré, que la religion juive implique de nombreux jeuns, que la religion catholique a interdit la
crémation jusqu’en 1963, qu’au contraire les hindouistes considèrent que faire bruler son
corps est le dernier don de soi6… permet ponctuellement une prise en charge adaptée. Les
guides pratiques d’Isabelle LEVY7 sont alors une référence à laquelle renvoyer les étudiants.
Néanmoins, aussi utiles qu‘ils puissent être, ces guides ne sont pas suffisants.
Enseigner la sociologie auprès de futurs soignants suppose donc que l’on ait
conscience des enjeux que cela sous tend. Il s’agit dés lors justement de dépasser l’approche
pragmatique pour atteindre une réflexion plus globale sur la relation soignant-soigné. Deux
possibilités s’offrent alors au sociologue. La première consisterait à présenter les cultures, les
croyances et les croyants. Il faudrait rappeler alors que les personnes originaires d’Afrique
noire proviennent essentiellement d’Afrique de l’ouest, qu’il existe au Mali de nombreuses
ethnies, que la France rassemble essentiellement des musulmans malékites et non des
hanbalites… On le devine cela demanderait un temps dont on ne dispose pas et si tant est
qu’on puisse le faire, cela réduirait certainement l’individu à une religion qu’il faudrait
ensuite croiser avec son origine territoriale, puis sa génération, puis son genre… D’autant plus
que la sociologie a justement cela d’intéressant qu’elle interroge la façon dont les individus
investissent les normes dans leurs pratiques. Autrement, il suffirait de lire les textes sacrés,
juridiques … et de penser que les individus appliqueront à la lettre les obligations.
Alors intervient la seconde possibilité pour contourner le « piège culturaliste ».
Puisque c’est notamment l’objet des sciences humaines que de restituer son humanité aux
pratiques, puisque la sociologie consiste à repérer les écarts, les détournements entre le
légitime, l’officiel, le dire et l’illégitime, l’officieux, le faire, puisque la sociologie possède
des méthodes spécifiques, interactives et analytiques, on peut l‘enseigner de façon réflexive.
On s’en doute si cela n’est pas à un moment ou un autre développé lors de la formation, la
pratique professionnelle s’en trouvera déformée longtemps. De la même façon, on retrouve
cela lors des soutenances de Travail de Fin d’Etude (TFE). L’un des critères de validation
reste la capacité de l’étudiante à s’ouvrir à la critique, à entendre les contre arguments
éventuels du jury. En d’autres termes, si l’étudiante reste arcboutée sur ses positions, si le
mécanisme de réparation n’est pas dépassé, si l’enjeu s’inscrit dans l’émotion et que l’on
n’arrive pas à atteindre une forme d’objectivité, on ne peut considéré la formation comme
aboutie. Et en ce sens la sociologie participe à cet aboutissement là.
6
On remarquera bien sur que la culture est ici réduite à des données religieuses. Il s’agit en effet de montrer le
fréquent glissement qui s’opère, à considérer que la religion est, ce qui en France pose le plus de problèmes dans
les rapports interculturels.
7
Soins, cultures et croyances : guide pratique des rites, cultures et religions à l‘usage des personnels de santé et
des acteurs sociaux, Estem, 2008 (2° édition)
5
On voit également la difficulté de l’épreuve réflexive, et le risque de tomber dans des
diatribes dénonciatrices. Soulever les incohérences, les creux qui résident entre ce que l’on dit
faire et ce que l’on fait et même ce que l’on pense faire est là tout le travail du sociologue. Les
étudiants peuvent facilement entendre cela et leur retour de stage est en effet marqué par la
surprise de découvrir l’écart qui existe entre ce qu’on leur apprend et les pratiques en service.
Alors l’approche sociologique aurait pour objectif de restituer en effet la pratique telle qu’elle
est, ou telle qu’elle sera pour ces futures professionnelles. Finalement, l’exercice sociologique
consiste dans ce cas à se projeter dans le soin avec sa dimension humaine et pratique et non
plus dans une dimension théorique prescrite8.
L’objet principal de l’enseignement de la sociologie apparait ainsi dans l’être social.
Le soigné sera donc à prendre dans sa dimension sociale, mais pour reconnaitre tout cela un
détour qui n’en est pas un est primordial, celui de reconnaitre le soignant également comme
un être social. Cela n’est pas sans faire violence et de nombreuses précautions oratoires sont
nécessaires. Mais la formation est une transformation, alors il leur faut apprendre à se
connaitre, à reconnaitre que ce qu’ils pensaient parfois être une conviction la plus intime, un
sentiment le plus personnel peut être ancré dans des sphères sociales objectives. Alors
enseigner la sociologie c’est un peu sonder l’inconscient collectif. Ainsi avant de vouloir faire
entendre aux étudiantes la dimension sociale de leur existence, de leur façon de concevoir le
soin, le rapport au corps…une sorte de mise à nue est efficace. L’intervenant se raconte, non
pas dans un rapport narcissique, mais révélant des mécanismes personnels comme le reflet
d’une personnalité sociale. En permanence, j’exige des allers-retours entre une proposition
bien pensante (celle de l’égalité de tous face au soin par exemple) et une réflexion sur la façon
dont chacun peut se projeter dans cette égalité. L’idée ici est que pour atteindre ce but, on ne
peut se contenter de connaissances tout à fait théoriques sur le fonctionnement de la prise en
charge des patients, sur l’organisation institutionnelle ou sur les mécanismes d’exclusion.
Selon ma pédagogie, on se doit de réfléchir à la façon dont soi, parfois au plus intime de ses
recoins, on pense cette égalité mais aussi cette inégalité. Ce que cette pensée a de personnel
est gardée en chaque étudiant (la taille des promotions d’une centaine de personnes n’offre
certainement pas des conditions d’ouverture aussi intime mais surtout le caractère
volontairement didactique de mes interventions a pour but de faire en sorte que d’aucuns ne
s’expose pas dangereusement au reste du groupe.). Se prendre pour objet n’est pas sans risque
et une des autres difficultés résulte dans l’imposition de l’évidence. Si l’on part d’une
représentation commune, le risque est fort qu’elle s’impose comme une norme, et non plus
comme une représentation puisque le propre d’une représentation est de s’ignorer elle-même.
Le travail d’enseignement consiste alors d’abord à montrer que cette perception agit dans le
soin. La première étape consiste donc à se mettre d’accord sur le fait que la façon dont on
pense l’égalité et l’inégalité, ou encore la maladie et la santé… va intervenir dans la prise en
charge du patient. C’est lors d’une seconde étape que la question du comment se construit
cette perception permettra de noter son caractère social. Un des exemples les plus parlant est
l’approche symptomatique que l’on a en Occident de la maladie. Faire dire aux étudiantes
qu’en France notre mode d’approche passe par le symptôme n’est guère compliqué. Il suffit
de rappeler que les entretiens médicaux commencent souvent par « - Qu’est-ce qui vous
amène aujourd’hui ? - Docteur j’ai mal ici… ». Alors oui, les étudiantes conviendront avec
évidence que la médecine occidentale s’intéresse aux symptômes. A partir de là on peut
opérer ce que Durkheim appelait en son temps une rupture épistémologique nécessaire à la
connaissance sociologique. Ce qui devient intéressant et bien plus difficile, c’est de les
amener à penser que cela pourrait être différent, que cette approche est une approche parmi
8
Voir à ce sujet le travail de Pascale Molinier qui analyse l’écart entre la tache et l’activité, en posant la question
de la naturalisation des compétences.
6
d’autres. Socialisées en France donc objet de cette forme de médecine dés le plus jeune âge,
formées dans ce modèle symptomatique de la médecine comment penser même qu’il existe
d’autres modèles puisque celui-ci s’impose comme évident. Si déjà la brèche est ouverte un
grand pas est fait. Accepter que cela puisse être différent permet ensuite, bien en aval,
d’entendre d’autres modes d’approches. Et alors on pourra introduire l’idée que d’autres
médecines s’inscrivent dans une démarche étiologique. La maladie n’apparait plus comme un
ensemble de symptômes auxquels s’atteler mais comme un processus de causalité à repérer. A
la question du « comment êtes vous malade » vient se substituer la question du « pourquoi
êtes vous malade ? ». Le recours a des médecines alternatives, à des marabouts, à des
rebouteux, à des guérisseurs… peut alors être envisagé. Il s’agit de reconnaitre que le
symptôme est finalement aussi du registre de la croyance au même titre que celui du mauvais
œil.
L’enseignement de la sociologie procède d’une démarche d’auto analyse. Se prendre
pour objet de connaissance permet de positionner l’autre dans son altérité et de le rencontrer
lors du soin. Se connaitre finalement pour connaitre l’Autre.
Pour une science contributive
On l’aura compris, enseigner la sociologie c’est leur faire faire de la sociologie. Et là
on ne peut que regretter en termes d’heures la réduction du temps imparti aux sciences
humaines dans le nouveau programme. Ainsi les heures d’enseignement représentent pour la
sociologie et l'anthropologie 25 heures de cours magistraux, 10 heures de travaux dirigés et 15
heures de travaux pratiques sur les 4200 heures d'enseignement théoriques et cliniques.
Certes, l’unité d’enseignement 1.1 psychologie, sociologie, anthropologie du premier
semestre comprend 40 heures de CM, 15 de TD et 20 de TP. Cependant, à la lecture des
éléments de contenu, tous s’accordent pour considérer que seules quelques heures peuvent
être consacrées à la psychologie sociale et que le reste concerne des enseignements de
psychologie clinique, cognitive et analytique. De plus, la sociologie et l’anthropologie
apparaissent dorénavant condensées au second semestre. A ce titre on peut regretter cette
concentration en début de formation, là où la maturité des étudiants étaient justement un atout
majeur. A en croire les réflexions, notamment lors d’interventions auprès de cadre de santé
(c’est-à-dire auprès de professionnels soignant ayant le diplôme d’infirmier souhaitant devenir
cadres) l’utilité de l’enseignement de la socio-anthropologie leur apparait bien plus pertinente
après quelques années d’exercice professionnel, une maturité étant requise pour saisir les
enjeux socio-anthropologiques de la pratique infirmière. Toutefois, les sciences humaines
dans ce nouveau programme s’intègrent au reste de la formation et n’apparaissent plus
comme juxtaposées de façon superfétatoire. Avec le nouveau programme, les sciences
humaines deviennent contributives. Nous ne sommes plus dans des théories à appliquer bon
gré mal gré, mais dans un ensemble de concepts qui se référent à 10 compétences énoncées.
Les sciences humaines sont essentiellement reliées à la compétence 6 : « Communiquer et
conduire une relation dans un contexte de soins. ». Seule la compétence 4 : « mettre en œuvre
des actions à visée diagnostique et thérapeutique » est également concernée par
l'enseignement des sciences humaines. De même, au delà de l'approche en terme de
compétences, on peut constater que les savoirs associés aux sciences humaines sont prérequis pour les second, troisième et cinquième semestres. Outre l’U.E. 2.6 « Processus
psychopathologiques » - on peut ici sans prendre trop de risque supposer que le pré-requis
s’inscrit dans le champ du psychologique - il reste finalement les U.E. 4.2 « Soins
relationnels », 4.7 « Soins palliatifs et de fin de vie » et 5.3 « Communication et conduite de
projet. » qui nécessite des apports socio-anthropologiques. Dans les faits, j’ai été sollicitée sur
les soins de confort et de bien-être (U.E.4.1 S1) notamment autour du concept d’intimité, sur
7
les soins relationnels (U.E. 4.2 S2) à propos des formes de communication verbales et non
verbales.
Toutefois un véritable travail pour permettre à chacun de s’approprier les concepts, les
valeurs sous-tendues par leur utilisation doit donc être entrepris en amont. Ce n’est qu’à cette
condition que nous entrainerons les étudiants vers la forme d’objectivation recherchée dans la
formation de ces futures professionnelles. Dans la logique de l’évolution de leur métier, et de
la personne dans la société serais-je tentée d’ajouter, on voit ici s’exercer l’exigence de
l’autonomie sur le programme même de formation. Jusqu’ici on attendait que les étudiants
prennent progressivement leur autonomie - ce qui d’ailleurs ne se faisait pleinement qu’une
fois le diplôme obtenu - dorénavant, le programme de leur formation repose sur 3 principes :
comprendre - agir - transférer. L’étudiant doit alors acquérir des savoirs et savoir-faire, les
mobiliser dans l’action et transposer ses acquis dans de nouvelles situations. Finalement, aux
étudiants de réussir à compiler un ensemble qui prenne du sens pour eux lors de leur
formation pour les investir dans leur pratique et son analyse. Aux formateurs de réussir à leur
donner des outils nécessaires à cette autonomie. Se pose d’emblée la question de
l’enseignement des méthodes.
Dans certains IFSI toute la panoplie méthodologique qu’offre la sociologie est
rassemblée. Les méthodes de questionnaires et d’entretien sont toutes les deux abordées. Mais
la visée est souvent double. Leur apprendre à construire un questionnaire dans un objectif de
santé publique et leur permettre de recueillir des informations sanitaires. Comment lire un
texte, y repérer les concepts, se les approprier suffisamment pour pouvoir les réutiliser. Leur
faire lire des sociologues semble compliqué et les décourager d’emblée par la longueur même
du texte. On choisit alors des textes tirés de revues professionnelles, mettant en scène des cas
concrets, posant une problématique plutôt pragmatique. C’est à partir de ce corpus que l’on
dépasse l’étude de cas pour repérer quels sont les concepts permettant de comprendre et
d’analyser la situation. D’autres supports sont privilégiés, comme le film fiction ou
documentaire, le roman…Au travail de lecture, de repérage de concepts opératoires doit
s’associer le travail de récolte de données. Jusqu’ici force est de constater que les étudiants
sont vite déstabilisés lorsqu’ils s’agit de s’asseoir, d’observer et de noter. Ils se raccrochent
rapidement à de pseudo entretiens, comme si l’observation en soi ne suffisait pas, n’était pas
fiable, comme si seules les personnes elles-mêmes pouvaient leur livrer une vérité. Leur
enseigner la sociologie consiste alors à les placer en situation de recherche. Penser une
question de départ, construire une hypothèse et se confronter au terrain pour la confirmer ou
l’infirmer, tout cela nécessite un accompagnement jusqu’ici mené par les formateurs.
Pourtant, force est de constater que c’est là qu’en tant que sociologue l’écart est le plus grand.
Les attentes entre les données méthodologiques et ce que les étudiants en font lors de leur
travail de fin d’étude sont tout à fait décalées. Le nouveau programme propose alors un travail
de recherche exploratoire, correspondant en cela aux attentes universitaires en fin de licence.
Si auparavant les étudiants tentaient d’appliquer des méthodes qui relevaient souvent de
sociologues plus aguerris, aujourd’hui, il s’agit d’initiation à la méthode de recherche.
En guise de conclusion
Le nouveau programme accorde donc aux sciences humaines une dimension si ce n’est
centrale, majeure. Leur enseignement permet aux étudiants de concevoir qu’il soit attribué
aux acteurs sociaux (aux patients, aux professionnelles de santé) des pratiques en dehors de la
justification que l’acteur en donne lui-même. La position sociale de l’individu est alors
mobilisée pour accéder à ses pratiques en dehors d’éléments plus individuels, personnels,
intimes. Si déjà cette démarche est saisie, les sciences humaines auront contribuées à former
les IDE.
8
Le travail d’infirmier sollicite le corps, sans cesse mis en scène. L’apprentissage d’une
hexis professionnelle se fait souvent lors des travaux pratiques et se dit à travers les gestes
techniques. Pourtant, comment trouver la bonne place lorsque l’on entre dans une chambre, la
bonne distance pour parler au patient, la bonne attitude pour transmettre son empathie sans
pour autant tomber dans le mélo drame ? Tout cela s’apprend (à leur corps défendant ?) et
finalement les méthodes de sociologie viennent bousculer ses non dits.
Cependant, en terme de pédagogie, force est de constater que les moyens mis en œuvre
paraissent contradictoires avec le fond. Là où l’on pense mobiliser la sociologie et
l’anthropologie sur une compétence de communication et de mise en place d’une relation, on
pense la formation à travers des outils informatiques qui peuvent être DVD, cours à distance
auprès d’amphis de 1000 étudiants9. Dans certains cas, les liens avec les IFSI qui prennent en
charge les TD et TP sont possibles dans d’autres cela relève de l’impossible ne serait-ce qu’à
cause d’emplois du temps.
Docteur en sociologie depuis 1997, je commence comme chargée de cours à
l’université d’Amiens en Picardie dans le département de sociologie. Parallèlement je
découvre les instituts de soins infirmiers (IFSI) et interviens de façon régulière à celui de
Valence (la croix rouge) en sociologie.
A partir de 1999, mon expérience ne cesse de se développer. Je suis en charge de cours
d’anthropologie auprès des étudiants de l’institut de Formation pour Cadres de Santé (IFCS) à
Amiens et je tisse un important réseau entre les IFSI de l’APHP, à Saint Antoine, Saint Louis,
La Salpêtrière, Jean Verdier, Ambroise Paré… J’enseigne alors auprès de futures
professionnelles : IDE, aides soignantes, puéricultrices, auxiliaires puéricultrice, cadre de
santé, assistantes familiales.
Hors APHP, je m’oriente dans des fondations telles que la Croix Saint Simon ou en
province comme les IFSI de Meaux, de Clermont de l’Oise, de Mantes La Jolie.
Rapidement, il s’agit finalement d’organiser l’ensemble des interventions en
cohérence avec les autres enseignements. Cette ingénierie de formation permet une vision
plus globale de la formation IDE et une adaptation rapide à l’universitarisation du nouveau
programme. Depuis 2010 je suis chargée de cours de sociologie à Paris 6 - UPMC et poursuis
mes activités d’enseignement et de mise en lien avec les IFSI notamment ceux qui dépendent
de Paris 6.
Références bibliographiques
BENNER P., De novice à expert : excellence en soins infirmiers, Paris, Masson, 2003.
GOFFMAN E., (1961), Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris,
Editions de Minuit, 1968.
GUILLERMAND, Histoire des infirmières, Paris, France-Sélection, 1988.
MOLINIER P., LAUGIER S., PAPERMAN P., Qu’est-ce que le care, Paris, Payot, 2009
PENEFF J., Les malades des urgences, Paris, Métailié, 2000
PATITAT A., « La profession infirmière », dans Les métiers de la santé, P. AIACH et D. FASSIN,
(dir.), Paris, Éditions Anthropos, 1994, p. 227 à 259.
STEUDLER F., L’hôpital en observation, Paris, Armand Colin, 1974.
STRAUSS A., (1985), (Textes réunis et présentés par I. BASZANGER), La trame de la
négociation, Paris, Editions de l’Harmattan, 1992.
9
En 2009, 26 436 étudiants préparent leur DE.
9