définitif 03/10/2014

Transcription

définitif 03/10/2014
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE NIKOLITSAS c. GRÈCE
(Requête no 63117/09)
ARRÊT
STRASBOURG
3 juillet 2014
DÉFINITIF
03/10/2014
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut
subir des retouches de forme.
ARRÊT NIKOLITSAS c. GRÈCE
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En l’affaire Nikolitsas c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant
en une chambre composée de :
Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juin 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 63117/09) dirigée
contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet État,
M. Christos Nikolitsas (« le requérant »), a saisi la Cour le 4 novembre 2009
en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté successivement par Mes G. Alfantakis et
S. Hatzis, avocats respectivement aux barreaux d’Athènes et de Larissa. Le
gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués
de son agent, M. I. Bakopoulos, assesseur auprès du Conseil juridique de
l’État et Mme Z. Hadjipavlou, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.
3. Le requérant se plaint en particulier, sous l’angle de l’article 6 §§ 1
et 3 d) de la Convention, d’avoir été condamné sans avoir pu, à aucun stade
de la procédure, interroger ou faire interroger les témoins dont les
dépositions ont servi de base à sa condamnation.
4. Le 13 avril 2012, ce grief a été communiqué au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1941 et réside à Larissa.
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A. L’arrestation du requérant en Turquie et la procédure pénale
engagée à son encontre
6. Le 30 septembre 1999, une explosion eut lieu dans un appartement
d’Istanbul dans lequel un laboratoire de fabrication d’héroïne avait été
installé ; deux hommes réussirent à fuir. L’un d’eux prit un taxi pour
l’appartement de S.D, un ressortissant turc soupçonné de faire partie d’un
réseau de trafiquants. Le 2 octobre 1999, la police turque chargée de la
répression du trafic de stupéfiants fit irruption dans l’appartement de S.D.
Ce dernier eut le temps de lancer par la fenêtre en direction du toit d’un
immeuble voisin un paquet contenant 2 300 gr d’héroïne. La police récupéra
ce paquet et trouva en outre dans l’appartement 70 gr de cocaïne, une
balance de précision, ainsi qu’un pantalon portant des traces de substances
chimiques propres à la production d’héroïne. S.D. fut arrêté en compagnie
des deux autres personnes qui se trouvaient alors dans l’appartement, à
savoir F.B., un ressortissant albanais, et le requérant.
7. Le 9 octobre 1999, les trois hommes furent placés en détention
provisoire pour une période de vingt-six mois.
8. Le 19 novembre 2001, le tribunal de la sécurité nationale d’Istanbul
condamna le requérant à une peine de dix ans de réclusion criminelle et à
une sanction pécuniaire de 170 500 000 livres turques, du chef de
possession de substances narcotiques. Ce jugement devint définitif.
B. La procédure pénale engagée à l’encontre du requérant en Grèce
9. Le 7 juin 2000, le procureur près le tribunal correctionnel de Larissa
invita le juge d’instruction auprès de ce même tribunal à ouvrir une
instruction à l’encontre du requérant pour possession de stupéfiants.
10. Le 13 décembre 2000, le juge d’instruction demanda aux autorités
judiciaires d’Istanbul de procéder à l’audition du requérant à ce sujet.
Toutefois, il ne fut pas possible de donner immédiatement suite à cette
demande car, selon les autorités turques, il n’y avait aucun enregistrement
de détenu sous le nom du requérant. Le juge d’instruction renouvela sa
demande qui fut finalement accueillie.
11. Le 13 juillet 2001, la chambre du conseil du tribunal correctionnel de
Larissa ordonna la prolongation de six mois du délai dans lequel
l’instruction devait avoir lieu (du 13 juin au 13 décembre 2001). À cette
dernière date, le requérant fut renvoyé en jugement devant la cour d’appel
criminelle de Larissa. La date d’audience fut initialement fixée au 25 février
2003, puis reportée jusqu’à ce que le requérant, qui était toujours détenu en
Turquie, puisse y assister.
12. Le 24 septembre 2002, le procureur émit un mandat d’arrêt à son
encontre.
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13. Le requérant fut libéré de Turquie le 7 octobre 2003. De retour en
Grèce, il fut arrêté à Larissa le 27 octobre 2003.
14. Le 18 novembre 2003, le requérant demanda sa mise en liberté
provisoire. Le 10 décembre 2003, la chambre d’accusation de la cour
d’appel rejeta sa demande.
15. Le 15 mars 2004, la cour d’appel criminelle de Larissa, siégeant
comme juridiction de première instance en formation de trois juges, déclara
le requérant coupable d’avoir été arrêté en Turquie en possession de 2,3 kg
d’héroïne et de 70 gr de cocaïne dont il pouvait disposer à sa guise et le
condamna à une peine de dix-huit ans de réclusion criminelle et à une
sanction pécuniaire de 15 000 euros. Le tribunal déduisit de la peine de
prison infligée au requérant la durée de sa détention provisoire en Grèce
ainsi que celle de sa peine purgée en Turquie (jugement n o 91/2004). Il
motiva sa décision comme suit :
« S’agissant de l’achat et de la possession des substances narcotiques, les co-accusés
du requérant ont témoigné in extenso à son encontre devant le tribunal turc. Leurs
témoignages sont fiables car ils sont corroborés par d’autres éléments incriminants
(quatre voyages suspects de l’accusé en Turquie, en Bulgarie et en Albanie à l’insu de
son épouse ; le fait qu’il s’est rendu à l’appartement en question où il a rencontré des
trafiquants de drogue, qui étaient certainement des connaissances, puisqu’il a bu du
raki avec eux ; le fait que des substances narcotiques ont été trouvées dans cet
appartement au moment de son arrestation ; le fait qu’il y a eu des traces [des
substances chimiques] sur le pantalon d’une des personnes arrêtées, provenant de la
fabrication d’héroïne dans l’autre appartement où l’explosion s’était produite (...) »
16. Le requérant interjeta appel contre ce jugement devant la cour
d’appel criminelle de Larissa, siégeant en formation de cinq membres.
17. L’audience eut lieu le 27 février 2008. La cour d’appel procéda à
l’audition d’un policier grec, qui déclara que le requérant n’était pas connu
des autorités, ainsi que de l’épouse du requérant, qui clama l’innocence de
son mari. Avant que la cour d’appel ne donne lecture des éléments de
preuve, le conseil du requérant déclara que tant lui que son client
s’opposaient à la lecture de tout témoignage si le témoin n’était pas présent
à l’audience. La cour d’appel rejeta cette demande, en s’appuyant sur
l’article 364 § 2 du code de procédure pénale (paragraphe 24 ci-dessous) et
poursuivit avec la lecture des pièces du dossier. Invités à s’exprimer à la
suite de la lecture de chaque document, ni le procureur ni la défense n’ont
fait de commentaires. Par la suite, la cour d’appel entendit le requérant qui
réitéra la thèse déjà avancée devant le tribunal de première instance, à savoir
qu’il envisageait d’ouvrir en Albanie après son départ à la retraite un
magasin pour vendre de produits ecclésiastiques, chrétiens et musulmans, et
qu’il s’y était rendu, ainsi qu’en Bulgarie, pour faire une étude de marché.
En septembre 1999, il voyagea de Bulgarie en Turquie, pour acheter des
icônes. Il devait y rencontrer F.B qu’il avait connu en Grèce. F.B. ne se
présenta pas au rendez-vous ; S.D., que le requérant rencontrait pour la
première fois, arriva à sa place et le conduisit à son appartement où se
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trouvait déjà F.B. Peu après, la police est arrivée et les a arrêtés. Le
requérant rappela que jusqu’alors son casier judiciaire était vierge et que
F.B. lui avait dit qu’il avait témoigné contre lui sous la torture.
18. Le 28 février 2008, la cour d’appel confirma le jugement de
première instance mais réduisit la peine infligée au requérant à douze ans de
réclusion.
19. La cour d’appel se fonda sur le témoignage de S.D., recueilli par la
police lors de l’enquête préliminaire en Turquie, selon lequel le requérant
était son client et avait acheté des stupéfiants pour les rapporter en Grèce.
La cour d’appel se fonda également sur le témoignage de F.B., qui avait
déclaré devant les autorités turques que le requérant avait acheté des
stupéfiants à deux reprises à S.D. et les avait transportés en Grèce. La cour
d’appel nota également que le requérant avait voyagé en Albanie et en
Bulgarie à l’insu de son épouse et estima que le but de ces déplacements
était manifestement de rencontrer des trafiquants de stupéfiants et non pas le
commerce de produits ecclésiastiques, comme l’avait soutenu le requérant,
car cette activité était sans relation avec la profession de garagiste qu’il
exerçait jusqu’alors. La cour d’appel se référa en outre à la diversité des
substances narcotiques trouvées dans l’appartement de S.D., à la balance de
précision que celui-ci utilisait, ainsi qu’à la répartition de l’héroïne dans
trois sachets bien distincts. Enfin, la cour d’appel refusa de reconnaître au
requérant le bénéfice des circonstances atténuantes. Elle considéra que
celui-ci n’apportait aucune preuve convaincante que sa vie privée, familiale,
professionnelle et sociale avait été honnête. Seul son casier judiciaire vierge,
sans autres éléments probants, ne suffisait pas à prouver une vie honnête
antérieure à la commission de l’infraction, d’autant plus que F.B. avait
déclaré que le requérant avait à deux reprises dans le passé importé des
stupéfiants en Grèce (arrêt no 60/2008).
20. Le 6 mai 2008, le requérant se pourvût en cassation. Il critiqua
notamment la motivation de l’arrêt de la cour d’appel et se plaignit de la
violation de ses droits de la défense.
21. Le 28 janvier 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi.
22. La haute juridiction rejeta le moyen relatif à l’absence de motivation
suffisante de l’arrêt de la cour d’appel, en soulignant que cette dernière ne
s’était pas fondée uniquement sur les dépositions faites à la police turque
par les co-accusés du requérant, S.D. et F.B., mais aussi sur d’autres
éléments de preuve indiqués dans l’arrêt attaqué. En outre, la Cour de
cassation rejeta le moyen tiré de la lecture à l’audience des dépositions des
témoins en question en dépit de l’opposition de la défense, en soulignant
que cette lecture était conforme à l’article 364 § 2 du code de procédure
pénale (arrêt no 249/2009). Cet arrêt fut mis au net et certifié conforme le
8 mai 2009.
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23. Par une décision du 15 juin 2009 de la chambre du conseil du
tribunal correctionnel de Patras, le requérant fut mis en liberté
conditionnelle.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
24. Les articles pertinents du code de procédure pénale sont ainsi
libellés :
Article 211A
« Le seul témoignage ou la seule défense d’un co-accusé pour la même infraction ne
sont pas suffisants pour faire condamner l’accusé. »
Article 364
« 1. Sont lus à l’audience les rapports des enquêteurs qui ont été rédigés selon les
voies légales, ainsi que les autres documents déposés lors de la procédure de
l’administration de preuves et dont l’authenticité n’est pas contestée. (...)
2. Sont lus également (...) les documents d’une autre procédure pénale (...) dans
laquelle une décision définitive a été rendue, si le tribunal considère que cette lecture
est utile. »
Article 365
« 1. Dans les cas où la présence d’un témoin à l’audience n’est pas possible parce
que celui-ci (...) réside à l’étranger ou pour cause de tout autre empêchement
exceptionnellement sérieux, (...), sa déposition sous serment faite, pendant l’enquête
préliminaire, est lue à l’audience sous peine de nullité de la procédure.(...) »
Article 525
« 1. La procédure pénale qui a été complétée par une décision définitive est réouverte au bénéfice du condamné pour un délit ou un crime seulement dans les cas
suivants :
(...)
e) si un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme constate une violation
d’un droit relatif au caractère équitable de la procédure qui a été suivie ou la
disposition substantielle qui a été appliquée. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE
LA CONVENTION
25. Le requérant se plaint qu’il a été condamné sans qu’il ait pu, à aucun
stade de la procédure, interroger ou faire interroger les témoins, dont les
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dépositions faites à son insu pendant l’enquête préliminaire en Turquie, ont
servi de fondement pour sa condamnation en Grèce. Il invoque à cet égard
l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par
un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale
dirigée contre elle.
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et
l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à
charge. »
A. Sur la recevabilité
26. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au
sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il
ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le
déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
27. Le requérant allègue qu’il a été condamné sur le fondement des
déclarations de ses co-accusés en Turquie sans qu’il ait eu la possibilité de
les contester ou d’en interroger les auteurs au moment de leur déposition ou
plus tard. Il reproche à la cour d’appel d’avoir rejeté l’opposition qu’il avait
formée à la lecture des dépositions litigieuses et maintient que celles-ci ont
été déterminantes pour sa condamnation, les autres preuves du dossier
n’ayant pas d’incidence sur l’accusation pesant sur lui.
28. Le Gouvernement considère qu’il existait en l’occurrence une
impossibilité objective d’interroger les témoins en question lors des
audiences devant les juridictions grecques. La lecture de leurs dépositions
par la cour d’appel était conforme au droit interne et le requérant s’était vu
par la suite donner la possibilité de s’opposer aux témoignages en question
ou de formuler des remarques complémentaires ; il était également loisible
au requérant d’interroger les autres témoins et de proposer l’examen de
preuves complémentaires. Or, celui-ci – pourtant représenté par un avocat
tout au long de la procédure – n’a pas fait usage de cette possibilité. Le
Gouvernement estime enfin que les déclarations faites par les témoins en
cause n’ont pas été essentielles ou déterminantes, la condamnation du
requérant ayant été fondée sur un ensemble de preuves concordantes.
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2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
29. Comme les exigences du paragraphe 3 de l’article 6 représentent des
aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le
paragraphe 1, la Cour examinera la requête sous l’angle de ces deux textes
combinés (Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, § 94, 2 novembre
2010).
30. La Cour rappelle à titre liminaire qu’il ne lui appartient pas d’agir
comme juge de quatrième instance, et en particulier d’apprécier la légalité
des preuves au regard du droit interne des États parties à la Convention et de
se prononcer sur la culpabilité des requérants. En effet, si la Convention
garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas
pour autant l’admissibilité des preuves en tant que telle, matière qui relève
au premier chef du droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Gäfgen
c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 162, CEDH 2010).
31. Pour déterminer si la procédure a été équitable, la Cour l’envisage
dans son ensemble et vérifie le respect non seulement des droits de la
défense, mais aussi de l’intérêt du public et des victimes à ce que les auteurs
de l’infraction soient dûment poursuivis et, si nécessaire, des droits des
témoins. En particulier, l’article 6 § 3 d) consacre le principe selon lequel,
avant qu’un accusé puisse être déclaré coupable, tous les éléments à charge
doivent en principe être produits devant lui en audience publique, en vue
d’un débat contradictoire. Ce principe ne va pas sans exceptions, mais on ne
peut les accepter que sous réserve des droits de la défense ; en règle
générale, ceux-ci commandent de donner à l’accusé une possibilité adéquate
et suffisante de contester les témoignages à charge et d’en interroger les
auteurs, soit au moment de leur déposition, soit à un stade ultérieur (Lucà
c. Italie, no 33354/96, § 39, CEDH 2001-II et Solakov c. Ex-République
yougoslave de Macédoine, no 47023/99, § 57, CEDH 2001-X).
32. Dans l’affaire Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC],
nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011), la Cour a précisé les critères
d’appréciation des griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 3 d) de la
Convention en ce qui concerne l’absence des témoins à l’audience. Elle a
estimé qu’il convenait de soumettre ce type de grief à un examen en trois
points.
33. En premier lieu, la Cour doit vérifier si l’impossibilité pour la
défense d’interroger ou de faire interroger un témoin à charge est justifiée
par un motif sérieux. Ensuite, lorsque l’absence d’interrogation des témoins
est justifiée par un motif sérieux, les dépositions de témoins absents ne
doivent pas en principe constituer la preuve à charge unique ou
déterminante. Toutefois, l’admission à titre de preuve de la déposition
constituant l’élément à charge unique ou déterminant d’un témoin que la
défense n’a pas eu l’occasion d’interroger n’emporte pas automatiquement
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violation de l’article 6 § 1 de la Convention : la procédure peut être
considérée comme équitable dans sa globalité lorsqu’il existe des éléments
suffisamment compensateurs des inconvénients liés à l’admission d’une
telle preuve pour permettre une appréciation correcte et équitable de la
fiabilité de celle-ci (Al-Khawaja et Tahery, précité, §§ 146-147).
34. La Cour doit donc vérifier si ces trois conditions ont été respectées
en l’espèce.
b) Application de ces principes au cas d’espèce
35. La Cour relève tout d’abord que bien que le requérant n’ait pas été
confronté en Turquie à ses deux co-accusés, il ressort des pièces du dossier
que les juridictions compétentes n’ont nullement envisagé la possibilité de
les interroger dans le cadre de la procédure dirigée contre le requérant en
Grèce. Le Gouvernement n’a pas démontré non plus que les autorités
nationales aient activement recherché les intéressés aux fins de leur audition
au moyen d’une commission rogatoire internationale. Or, de l’avis de la
Cour, le seul fait que ces témoins résidaient à l’étranger ne saurait en soi
constituer une impossibilité absolue de recueillir leurs témoignages en
présence de la défense. Par conséquent, aucun « motif sérieux » n’est
invoqué pour justifier ce manquement aux droits de la défense.
Conformément à la jurisprudence de la Cour, cet élément suffit, à lui seul,
pour constater la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention (AlKhawaja et Tahery, précité, § 120).
36. Toutefois, la Cour note de surcroît que les juridictions nationales,
pour fonder le constat de culpabilité du requérant, se sont principalement
appuyées sur les dépositions de ses deux co-accusés devant les organes
d’enquête turcs. En effet, bien que les tribunaux mentionnent s’être fondés
sur toutes les preuves du dossier, il est indéniable que les dépositions de
F.B. et de S.D. ont joué un rôle décisif, puisqu’aucun autre élément
n’attestait de façon directe que le requérant avait commis l’infraction dont il
était accusé : ni les voyages du requérant en Albanie et en Bulgarie, ni la
découverte, dans l’appartement de S.D. où l’arrestation eut lieu, de trois
parcelles d’héroïne, de 70 gr de cocaïne et d’une balance de précision, ne
peuvent être considérés comme étant déterminants pour l’établissement de
la culpabilité du requérant. Il en résulte que si les déclarations litigieuses de
F.B. et de S.D. ne constituaient pas le seul élément de preuve sur lequel les
tribunaux ont appuyé la condamnation du requérant, elles étaient toutefois
l’élément déterminant. La Cour en veut également pour preuve le fait que la
cour d’appel refusa de reconnaître au requérant le bénéfice des
circonstances atténuantes se fondant justement sur les déclarations
incriminantes de F.B. (paragraphe 19 ci-dessus).
37. Dans ces circonstances, la Cour juge frappant que les juridictions
nationales ont manqué de vérifier les circonstances ayant entouré le recueil
des témoignages en question et que leurs décisions ne contiennent aucun
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raisonnement relatif à l’évaluation de la crédibilité de F.B. et de S.D. et de
la fiabilité de leur déposition, ou à d’éventuels motifs qui auraient pu les
amener à faire un faux témoignage (voir, a contrario, Sievert c. Allemagne,
no 29881/07, §§ 64-65, 19 juillet 2012). Qui plus est, l’allégation du
requérant selon lequel le témoignage de F.B. avait été obtenu sous la torture
(paragraphe 17 ci-dessus) n’a pas été vérifiée par les tribunaux.
38. Certes, le Gouvernement affirme que le requérant avait, tout au long
de la procédure, la possibilité de contester les preuves à charge, d’interroger
les autres témoins et de proposer l’examen de preuves complémentaires. La
Cour observe cependant que, en l’absence d’autres éléments de preuve
suffisamment forts confirmant au-delà de tout doute raisonnable la fiabilité
du récit de ces témoins clé que la défense n’a pu interroger à aucun stade de
la procédure, cet outil de contestation indirect ne présentait qu’un intérêt
limité face aux accusations de tels témoins (voir, a contrario, Al-Khawaja et
Tahery, précité, §§ 156-157).
39. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne peut que constater le
caractère déterminant des dépositions faites par F.B et S.D. dans le cadre de
la procédure pénale qui s’est déroulée en Turquie. En l’absence dans le
dossier d’autres éléments de preuve solides propres à corroborer ces
dépositions, les tribunaux grecs n’ont pas pu apprécier correctement et
équitablement la fiabilité de ces preuves. La Cour juge que les droits de la
défense du requérant ont ainsi subi une limitation incompatible avec les
exigences d’un procès équitable.
40. Il y a eu, dès lors, violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la
Convention.
41. Cette conclusion dispense la Cour d’examiner l’argument du
requérant concernant le rejet par la cour d’appel de l’opposition formée par
son avocat à la lecture des dépositions faites par ses co-accusés en Turquie.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
42. Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, le requérant se plaint de
la durée de sa détention provisoire. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 2 de la
Convention, il allègue plusieurs violations de son droit à un procès pénal
équitable. Invoquant l’article 4 du Protocole No 7 à la Convention, il se
plaint enfin d’une violation du principe ne bis in idem.
43. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la
mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la
Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis
par la Convention. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée
en application de l’article 35 §§ 1, 3 a) et 4 de la Convention.
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ARRÊT NIKOLITSAS c. GRÈCE
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
44. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et
si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer
qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie
lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
45. Le requérant réclame la réparation de son préjudice matériel et
moral, mais laisse à la Cour le soin d’en déterminer les montants.
46. Le Gouvernement invite la Cour à écarter la demande et considère
qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable
suffisante pour le requérant.
47. La Cour note que le requérant n’a aucunement justifié sa demande
au titre du préjudice matériel ; il n’y a donc pas lieu d’octroyer de somme à
ce titre. En revanche, statuant en équité comme le veut l’article 41 de la
Convention, elle alloue au requérant la somme de 5 200 EUR au titre du
dommage moral. La Cour note enfin que l’article 525 § 1 du code de
procédure pénale (voir paragraphe 24 ci-dessus) offre la possibilité au
requérant de demander la réouverture de la procédure suite à un constat de
violation prononcé par la Cour.
B. Frais et dépens
48. Le requérant n’a pas présenté de demande au titre des frais et
dépens. Partant, aucune somme ne sera octroyée à ce titre.
C. Intérêts moratoires
49. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur
le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale
européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 d)
de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention ;
ARRÊT NIKOLITSAS c. GRÈCE
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3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à
compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à
l’article 44 § 2 de la Convention, 5 200 EUR (cinq mille deux cents
euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage
moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce
montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la
facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable
pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 juillet 2014, en
application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen
Greffier
Isabelle Berro-Lefèvre
Présidente