"Voici je me tiens à la porte et je frappe " et la question des exilés

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"Voici je me tiens à la porte et je frappe " et la question des exilés
"Voici je me tiens à la porte et je frappe1"
et la question des exilés, rescapés, réfugiés.
Antoine Aumonier, Délégué du Secours Catholique pour la Franche-Comté
Dimanche 28 février 2016 – Cathédrale St Jean – Besançon
« Voici que je me tiens à la porte, et je frappe. »
Ce verset du livre de l’Apocalypse de St Jean va nous guider ce soir pour éclairer la question
des exilés, des rescapés, des réfugiés.
Cette annonce sonne comme un avertissement. Elle arrive au terme des lettres que l’Esprit
dicte aux églises, au chapitre 3. L’Esprit s’adresse à l’église de Laodicée, celle qui n’est ni
chaude ni froide, engluée dans le confort de ses richesses et qui est sommée de se repentir.
« Voici que je me tiens à la porte et je frappe » : cette parole parle d’une imminence,
celui qui vient est là, maintenant. Le temps long de la conversion est terminé. Le temps qui
reste encore est pour l’écoute, pour la foi : pour croire que celui qui frappe n’est pas le
destin dans l’acte final de Don Juan ou le feu qui tombe du ciel pour anéantir les cœurs trop
durs. Frapper à la porte… Ceux qui reviennent d’avoir quêté pour le SOS Hivers ou
l’Opération Entre-aide savent que cette expérience coûte parfois autant à celui qui frappe
qu’à celui qui entend frapper : on sait qu’il y a quelqu’un, mais la porte reste close….sourde
défiance, refus de la parole, refus d’être dérangé, peur de ne pas savoir dire non, honte de
n’avoir rien à offrir….. Et pourtant, en avertissant de sa démarche, celui qui parle annonce
tout autre chose : sa démarche ressemble plus à l’annonce d’une visite. Les chrétiens de
Laodicée auront-ils confiance dans l’intention amicale de cette visite ? Entendront-ils frapper
à la porte ? Ouvriront-ils ? Croiront-ils dans une rencontre qui va apporter du neuf, de la
vie ? Croiront-ils que ce visiteur est la Vie même ? Si le temps de cette annonce est celui de
l’imminence, de ce visiteur qui est à la, à la porte, c’est que, dans l’évangile, la conversion
est possible jusqu’au dernier moment, l’accueil de la vie est toujours possible, il suffit d’être
là, d’entendre, d’être présent à soi, au monde…..d’ouvrir sa porte....
C’est cet appel que je nous propose de laisser retentir pour nous, pour notre église,
pour notre monde, pour aujourd’hui…
Pour ce faire il faut nous risquer à interpréter les signes des temps. C’est l’invitation
particulièrement explicite que nous trouvons dans la constitution Concile Vatican 2 GS au
numéro 4 – je cite : « Aucune ambition terrestre ne pousse l’Église ; elle ne vise qu’un seul
but : continuer, sous l’impulsion de l’Esprit consolateur, l’œuvre même du Christ, venu dans
le monde pour rendre témoignage à la vérité, pour sauver, non pour condamner, pour
1
Ap3, 20.
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servir, non pour être servi » et d’ajouter : « Pour mener à bien cette tâche, l’Église a le
devoir, à tout moment, de scruter les signes des temps et de les interpréter à la lumière de
l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque
génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et
sur leurs relations réciproques. »
« Il importe donc de connaître et de comprendre ce monde dans lequel nous
vivons, ses attentes, ses aspirations, son caractère souvent dramatique. » (fin de citation)
Les signes que je nous propose d’interpréter, les voici, ils sont souvent
« dramatiques ».
C’est d’abord l’annonce par le HCR que 2015 est l’année où vient d’être franchi le
seuil historique des 50 Millions de réfugiés dans le monde. En Europe, 2015 est aussi l’année
où plus d’un million de réfugiés convergent vers notre continent, la majeure partie est
accueillie de manière tout à fait inattendue par l’Allemagne, 26700 obtiennent le statut de
réfugié en France en 2015. Pour notre mobilisation à Besançon, 2015 sera marqué par
l’organisation d’une marche blanche en mémoire des centaines de migrants morts en
méditerranée, puis nous recevrons comme tout le monde l’impact d’une photo qui fait le
tour du monde, qui met un visage sur ce drame, un visage innocent, révoltant… puis nous
entendrons l’appel du pape à toutes les paroisses et communautés religieuses d’Europe d’
accueillir chacun au moins une famille de réfugiés. Suit l’intensification de la mobilisation de
notre diocèse, des chrétiens, des citoyens, celle de notre pays aussi.
Pour interpréter ce « signe de notre temps », nous scruterons la réalité, la nôtre ici à
Besançon, celle de Calais, celle de notre Fraternité républicaine en nous servant pour
l’éclairer, de la lumière issue des commencements et de celle qui nous vient de la fin.
Commençons par celle qui nous vient du début….au livre de la Genèse. Comment les
premiers hommes de la bible, nécessairement des frères vivent-ils l’accueil, la relation, la
rencontre ? Comme une question ! Nous l’entendons au chapitre 5: « Où est ton frère ? »
question de Dieu à Caïn après le premier meurtre, le meurtre du frère. Comme pour nous
dire que le premier vis-à-vis du fils d’Adam, l’autre homme : c’est son frère. « Où est ton
frère ? » Cette question qui sera reprise par trois fois par le Pape François lors de sa
première sortie de Rome, le 8 juillet 2013, sur l’ïle de Lampédousa pour pleurer les 20 000
personnes qui ont trouvé la mort au large de ses côtes depuis près de 20 ans. Question aussi
adressée à notre Eglise ici à Besançon en 2013. Question que nous n’avions pas choisie, au
Secours Catholique de Franche-Comté, en Eglise, en France, mais qui s’est imposée à nous.
« Où est ton frère ? », dans La Genèse et « Je me tiens à la porte et je frappe », dans
l’Apocalypse : le début et la fin pour éclairer notre route. Car entre les deux, c’est l’histoire
de la rencontre de l’homme avec Dieu, une histoire où le meurtre n’est pas loin du
commencement mais où la fin, l’Apocalypse, donne une nouvelle chance au début raconté
dans la Genèse. L’Histoire nous a appris les dangers de la fermeture, du repli jaloux, du
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refus, du meurtre, de la mort par milliers, par millions en Europe il n’y a pas si longtemps.
Mais il y a eu Celui qui a pris sur lui cette mort et l’a traversé. Il se tient à nouveau à la porte.
Son histoire apporte une promesse, celle d’une rencontre réussie cette fois, une rencontre
scellée dans un repas partagé – je cite : « Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte,
j’entrerai chez lui ; je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi. » Un repas qui fait écho à
un autre repas et à un autre meurtre. Un repas où Dieu se fait frère de chaque homme. Un
repas où il se donne tout entier jusqu’à disparaître dans le pain et le vin partagés. Un repas
pour aller nous chercher jusque-là, pour s’unir à nous pour toujours, pour nous aimer
jusqu’au bout. Nous appelons cela « caritas », Charité, Amour, communion.
Et cette communion aboutit… dans notre passage de l’Apocalypse…, à partager la même
intimité que celle du Père avec le Fils – je cite le verset suivant : « Le vainqueur, je lui
donnerai de siéger avec moi sur mon Trône, comme moi-même, après ma victoire, j’ai siégé
avec mon Père sur son Trône. ». Qui est ce vainqueur ? Quelle est sa victoire ? C’est celui qui
a ouvert la porte ? Celui qui a entendu l’appel à la conversion lancé à l’Eglise de Loadicée ?
L’enjeu de la réponse est de taille : c’est la promesse de partager la joie de la victoire sur la
mort, la royauté du Fils ! Cette promesse est celle de goûter aux fruits de la résurrection, ici
et maintenant !
« Je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte,
j’entrerai chez lui ; je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi. Le vainqueur, je lui
donnerai de siéger avec moi sur mon Trône, comme moi-même, après ma victoire, j’ai siégé
avec mon Père sur son Trône. Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux
Églises. »
Revenons à notre temps. Ayons des oreilles pour entendre !
Ils sont nombreux à venir frapper à la porte et ils sont peu nombreux ceux qui ouvrent la
porte. Parmi eux, des chrétiens s’organisent, en église, dès juillet 2013 pour ouvrir cette
porte. Ce sera d’abord celle de l’intelligence pour comprendre d’où viennent ces hommes et
ces femmes, quel est leur parcours, qu’est-ce que la demande d’asile, quelles sont leurs
ressources, leurs droits, leurs projets, leurs attentes. C’est l’époque des petites assemblées,
on se réunit à plusieurs, on cherche ensemble. On s’informe. On propose. On prie. Et on
décide d’aller à leur rencontre.
Réfugiés, Rescapés, Exilés, comment les appeler ? Les frontières entre ces termes s’effacent
de plus en plus … Le droit vous dira que le terme de Réfugié est réservé à ceux qui
obtiennent ce statut défini par la Convention de Genève de 1950 et qu’ils l’obtiennent
souvent au terme d’un parcours de demande d’asile long et hasardeux. Mais ce qui est sûr,
c’est qu’ils sont dans leur immense majorité des Exilés, c’est-à-dire des hommes, des
femmes, des enfants, qui ont dû fuir leur pays. Leur migration n’est pas souhaitée, elle est
forcée. Ils fuient. Ils fuient et ils doivent prendre des risques parfois très grands pour aller
vers une terre hospitalière. Lorsqu’ils arrivent à nos frontières, ils sont rescapés de toutes
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sortes de difficultés, maltraitances, menaces, naufrages…. Ceux que nous rencontrons ont
des parcours parfois plus courts lorsqu’ils viennent de l’ex Yougoslavie mais l’immense
majorité d’entre eux a été contrainte un jour de tout quitter, de tout laisser derrière elle.
De notre côté, nous nous organisons. Des projets naissent, des énergies se
conjuguent avec le soutien des responsables de notre église, puis de nos églises car l’église
protestante nous rejoint. La Cimade, le CCFD, La communauté franciscaine des Buis, le
service diocésain de la pastorale des migrants, le Secours Catholique, les paroisses, nous
voulons travailler ensemble, dans le grand souffle de Diaconia, à chercher des manières
d’ouvrir la porte à ces étrangers. Partager un repas ensemble, partager un hébergement
ensemble, partager notre langue, partager notre amour pour notre région, partager des
moments festifs comme Noël ou plus modestement un anniversaire….puis ouvrir la porte de
notre maison, de notre appartement, d’une chambre pour un repas, une nuit, pour une
semaine, un mois…
Je peux témoigner avec tous ceux qui s’avancent sur ce chemin de manière
individuelle ou collective que ces expériences nous transforment ! Elles nous donnent accès
à une joie nouvelle, celle d’avoir traversé notre peur, d’avoir posé des gestes simples, d’avoir
créé une relation, de s’être exposé, d’avoir découvert des histoires singulières qui nous
touchent, nous changent, individuellement et communautairement.
Refaisons un détour par l’Ecriture pour éclairer cette rencontre de l’étranger dans un
passage qui j’espère sera pour vous comme il l’a été pour moi : à la fois une surprise et aussi
une grande joie. Nous sommes toujours dans le livre de la Genèse, au chapitre 18 cette fois.
Abraham est sous sa tente… à l’heure la plus chaude du jour. Il se repose, comme le
font tous les nomades à une heure pareille. Là, il voit passer des étrangers, Il court vers eux
et leur dit : « Mon seigneur, si j’ai pu trouver grâce à tes yeux, ne passe pas sans t’arrêter
près de ton serviteur. Permettez que l’on vous apporte un peu d’eau, vous vous laverez les
pieds, et vous vous étendrez sous cet arbre. Je vais chercher de quoi manger, et vous
reprendrez des forces avant d’aller plus loin, puisque vous êtes passés près de votre
serviteur ! » Vous connaissez la suite, ils acceptent l’invitation, le repas est préparé par Sara,
ils le mangent et avant de repartir l’annonce leur est faite de l’enfant tant espéré : « Je
reviendrai chez toi au temps fixé pour la naissance, et à ce moment-là, Sara, ta femme, aura un
fils. » Sara doute. Sara rit. Mais le mystérieux visiteur proclame son magnificat « Y a-t-il une
merveille que le Seigneur ne puisse accomplir ? Au moment où je reviendrai chez toi, au
temps fixé pour la naissance, Sara aura un fils. » Paul Beauchamp soulignait que ce récit, qui
est à la première annonciation de la Bible, met en correspondance trois événements :
« accueillir des étrangers, accueillir un enfant, accueillir cet étranger : Dieu. Un étranger qui
partage nos repas »2. Nous ne sommes pas loin de notre passage de l’Apocalypse.
2
Portraits bibliques, Paul Beauchamp, Seuil, p 26.
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Cette séquence déposée au creux de cette scène d’accueil de l’étranger est je crois
pour nous une promesse : celle d’une transformation radicale. Accueillir un enfant
transforme un homme en père et une femme en mère, accueillir l’étranger promet lui aussi
une fécondité qui nous transforme. Abraham et Sarah ne sortent pas indemnes de cet
accueil. Ils ont accueilli l’étranger, l’étrange, le nouveau bien au-delà du geste d’hospitalité
qu’ils avaient posé, du repas partagé, du risque pris de la rencontre avec ces inconnus, de la
peur traversée… L’impossible arrive alors dans leur vie. Le signe du passage de Dieu. Le signe
de l’accueil de Dieu. Rien de moins. Gardons en mémoire ce signe, ce passage vers une autre
vie.
Mais revenons à notre actualité française, et continuons « à scruter les signes des
temps »…
Je vous propose de faire un détour par Calais. C’est bien notre actualité et ce, de
manière presque obsédante depuis quelques jours. Elle l’est aussi pour nous parce que des
exilés de Calais sont arrivés depuis quelques mois ici à Besançon et à Sochaux, Soudanais
pour la plupart. Mais je voudrais aussi vous en parler parce que le Secours Catholique fait
partie des associations très engagées à Calais et depuis longtemps. Mon homologue du Pas
de Calais a même été détaché par le Secours Catholique pour se consacrer à plein temps à
cette situation. Je voudrais vous partager les fruits d’un travail éclairant pour nous tous : une
enquête menée auprès de 54 éxilés de Calais pour essayer de mieux comprendre « leurs
joies et leurs espoirs, leurs tristesses et leurs angoisses », pour reprendre les mots de la
constitution conciliaire de Vatican II, Gaudium et Spes. Ce travail mené avec des sociologues
a été versé aux travaux de la mission Aribaud-Vignon diligentée par le Ministre de l’Intérieur
Bernard Cazeneuve et qui débouche depuis septembre 2015 sur une série de mesures dont
la relocalisation d’une partie des exilés de Calais dans les autres régions de France et les
aménagements auxquels nous assistons depuis quelques temps.
Nous avons tous en tête cette idée répétée en boucle dans les Media : « Des flux de
migrants transitent vers Calais dans leur trajet vers l’Angleterre ». Commençons par
décrypter un énoncé réducteur.
 « Des flux ? » : Non, des personnes, des histoires singulières, des projets, des
droits…
 « Des flux de migrants ? » : Non, des Exilés, des personnes qui ont quitté leur
pays et espèrent peut-être y revenir.
 « Des flux qui… transitent » : Non, ce ne sont pas des marchandises mais des
personnes qui vivent pendant ce temps de « transit », quelles sont leurs
conditions de vie ?
 « ….qui transitent dans leur trajet vers l’Angleterre » : Non, ce n’est pas le
projet de tous ces exilés, n’y a-t-il pas d’autres destinations, d’autres choix ?
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Tous le travail de cette enquête va consister à aller vers les mots de ces personnes,
de s’exposer à leur nouveauté, à l’inattendu de leur regard, de leur exigence de
respect…pour chercher à entendre, à comprendre. Après l’urgence, il y a d’autres portes à
ouvrir.
Alors, on découvre que 90% avaient d’abord un projet de migration dans la proximité
de leur pays, de migration Sud-Sud. Le parcours vers le Nord est venu ensuite, après l’échec,
par défaut.
Ils sont parti pour des motifs qui relèvent du statut de réfugié : guerre, persécutions,
absence de libertés, torture, menaces de mort : Saïd, 26 ans, agriculteur : « Il y a de
nombreuses raisons à mon départ, à ma fuite, et beaucoup de souffrances. Je suis parti à
cause des janjawids et du gouvernement soudanais. Après mon départ, ma femme et mes
deux sœurs ont été violées par les janjawids. »
Ils ont commencé par prendre des risques énormes : Salahdin, 23 ans, soudanais,
vendeur de cartes téléphoniques : « J’ai voyagé en bateau du Soudan vers l’Egypte, puis
pour partir d’Egypte, par un bateau : nous étions 320 sur un petit bateau, on était en mer
pendant 11 jours. Tu ne peux pas dormir, il y a du vent, des vagues. Tu ne manges qu’un peu
de riz et un verre d’eau par jour. Je ne savais même pas où allait notre barque. Tout le
monde priait, on voyait la mort. On a été secourus par un grand bateau. »
Ils espéraient un accueil différent en Europe : Wataï, 26 ans, soudanais, étudiant :
« Dès mon arrivée en Grèce par bateau, j’ai été arrêté par la police qui a pris mes
empreintes. Puis j’ai été envoyé dans un centre d’accueil pour dix jours. On m’a dit que je
devais quitter le territoire grec sous un mois…j’ai décidé de partir vers l’Italie. Je n’avais plus
d’argent, je me suis débrouillé tout seul pour passer. J’ai passé 22heures accroché sous un
camion pour passer de Grèce en Italie. Je ne suis resté que 5 jours en Italie car mon but était
de me rendre rapidement en Angleterre. L’Italie c’est un peu mieux que la Grèce mais que
c’est loin des idées que l’on peut se faire de l’accueil en Europe ! Je quitte l’Italie et passé 22
jours à Paris dans un squat près de la station de métro La Chapelle. »
Pour la majorité, c’est une vie d’errance, sans projet vers une destination précise.
S’ils ne demandent pas l’asile dans les pays où ils passent c’est très majoritairement en se
basant sur des informations reçues de leur communauté d’origine, qui se font l’écho des
mauvaises conditions faites aux demandeurs d’asile ou aux réfugiés. Youssef, 25 ans,
soudanais, commerçant : « Je n’ai passé que six jours en Italie. En arrivant en Italie, j’ai été
placé dans un camp. On m’a dit que si je voulais je pouvais demander l’asile ; je pouvais
rester et que sinon je pouvais partir. Mais il n’y a pas de place pour vivre, pas de travail, tu
manges dans les poubelles. Puis j’ai passé 5 jours à Paris Porte de la Chapelle. Puis je suis
parti vers Calais pour aller en Gde Bretagne, vu qu’à Paris aussi je mangeais dans les
poubelles et que je dormais à la rue. »
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A Calais, la vie est dure. Ils y sont en moyenne depuis 2 mois. Ramadan, 24 ans,
Erythréen, étudiant : « J’imaginais l’Europe comme un endroit où l’on a des droits, de
l’humanité. Mais il faut des papiers d’abord. Les papiers sont les patrons et les humains leurs
esclaves ». Achraf, 32 ans, soudanais, ingénieur informatique : « J’ai perdu 10 kgs depuis
deux mois et j’ai du mal à me concentrer car le peu d’énergie que j’ai doit me servir à
satisfaire mes besoins primaires. Je ne peux penser sereinement à mon futur. » Il y a urgence
humanitaire sur notre sol, en France.
Pourquoi ce détour par Calais ?
Pour ouvrir la porte à leurs mots, leurs histoires, leurs visages…. qui viennent
déconstruire nos préjugés : ces exilés de Calais n’avaient pas le projet d’aller en GB au départ
de leur parcours. Leur décision de se rendre en GB se prend au cours de leur parcours en
Europe et en France, sur la base de leur expérience, des indications fournies par leur
communauté, de la méconnaissance de leurs droits en France.
Ces hommes ont pourtant des aspirations, des projets, des rêves, ils témoignent de
valeurs d’entre aide et de solidarité. Ils demandent l’asile en France après avoir entendu des
avis positifs par des compatriotes, ou bien après avoir changé de projet migratoire. Notre
responsabilité est ici engagée dans l’accueil digne de ces personnes pour que s’arrête leurs
épreuves. Mohamed, 32 ans, syrien, professeur d’anglais : « Je veux travailler, vivre, aider le
pays où je vivrais. »
« Je me tiens à la porte et je frappe »
Les mots de ces hommes et de ces femmes, arrivés sur notre sol, interrogent aussi
notre projet de fraternité. Je voudrais conclure en questionnant ce projet national.
Fraternité, c’est à la fois un idéal de vie chrétienne mais aussi un idéal de vie
républicaine. « Où est ton frère ? » lançait le Pape François sur l’ile de Lampedousa au cours
de la célébration qu’il présidait au milieu de centaines de migrants. La fraternité ne va pas de
soi. Elle est une épreuve autant qu’une promesse. Si elle peut toujours se refermer sur une
identité excluante et meurtrière, c’est parce qu’elle est fragile, vulnérable, vulnérable à la
jalousie, à la peur de la différence, à la fascination pour le même. Paradoxe que ce lien qui
commence par s’imposer à nous – j’ai un frère – mais qui doit découvrir que ce « donné »
contient une épreuve : celle de quitter la sécurité du connu, de la réduction de l’autre au
même, de la comparaison, pour accepter d’aller vers ce que la différence recèle de richesse
à partager, de « nouveau » à découvrir, ce « nouveau » qui est l’autre nom de l’étranger.
Nous sommes toujours en chemin : de la rencontre de cet homme que je découvre sur mon
territoire, qui s’impose à moi….comme étranger pour aller vers le moment de pouvoir le
découvrir comme frère….et réciproquement !
Oui, la promesse inscrite dans la fraternité passe par le chemin de la similitude, celui
des signes de reconnaissance, de repères culturels communs, d’une langue commune, de
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parents communs, mais ne s’y arrête pas, elle indique un chemin, un chemin vers le mystère
de notre ressemblance : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa
homme et femme.». Gn 1. Un et unis dans la différence. L’unité est une bonne nouvelle si elle
laisse place à la différence. Dès l’origine, il y a du différent au cœur de l’unité, au cœur de la
vie.
La fraternité, lorsqu’elle n’en reste pas à la douce chaleur d’une communauté close
sur elle-même, elle s’accomplie en empruntant le chemin inverse de celui de Caïn : elle
accepte de quitter le terrain de la rivalité pour celui de l’attention à l’autre, elle prend le
visage de ce samaritain qui s’arrête pour prendre soin du blessé au bord du chemin. Les
gestes posés tissent une manière d’être que nous appelons fraternité, en un mot : aimer
l’autre comme mon frère, un frère à la fois proche et lointain, intime et mystérieux, car il est
à l’image de Dieu, de ce Dieu qui s’est fait proche tout en restant profondément Autre, qui
est à la fois un et trois, qui est le maître et le serviteur, le Seigneur et l’ami.
Si la devise de notre république nous a habitués à assimiler la fraternité aux deux
autres valeurs, elle devrait pourtant en être distinguée. Car la liberté et l’égalité peuvent
s’inscrire dans le Droit et s’imposer par la force de la loi, mais la fraternité reste une
promesse, une épreuve : elle, ne se décrète pas. La fraternité passe par la parole, le
tâtonnement, l’échange, la fête, la joie éprouvée de partager des attentes communes pardelà nos différences.
C’est un peu l’expérience que nous faisons au sein de la mobilisation de l’Eglise de
Besançon pour l’accueil de l’étranger : la joie d’être ensemble, accueillant et accueillis, d’agir
ensemble, de partager pour un temps le même toit. Demain, comme le dit un
anthropologue, c’est l’expérience de sentir que « quelque chose prends 3», que cela peut
donner corps à notre volonté de faire communauté. C’est cette fraternité-là qui donne
visage humain à nos groupes d’appartenance : familles, associations, Eglise, pays. Cette
fraternité se fonde sur un lien choisi, une adhésion libre et volontaire à la promesse de ce
supplément d’âme que contient la rencontre de l’étranger.
Interpellés par l’Ecriture, interpellés par la présence massive de ces exilés qui
demandent à être accueillis, nous avons écouté comment l’Esprit nous parle au cœur de ces
grands récits. Les mois et les années à venir vont être façonnés par les réponses que nous
apporterons, individuellement et collectivement à ces interpellations. Je crois que vivre
l’expérience de cet accueil, de cette rencontre, quelles que soient les difficultés, les
contradictions, les épreuves qu’elle nous fera traverser, cette expérience peut nous apporter
la vie nouvelle à laquelle chacun de nous aspire. Nous en serons transformés, renouvelés,
car l’accueil de l’étranger indique un passage, une Pâques, où Dieu se rend présent, où Dieu
promet d’être présent, où Dieu n’abandonne pas ceux qui se laissent déplacer, déranger, car
c’est dans la rencontre avec les petits que la vie est goûtée, donnée, et la joie en est le signe
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« Suis-je vraiment le gardien de mon frère ? », Jean-Philippe PIERRON, Etudes, Février 2016.
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le plus tangible. Notre foi est faite pour être vécue, éprouvée comme source de vie pour
nous et pour ce monde.
Ses fruits sont la joie, le changement de regard, la peur traversée, les préjugés
dépassés, l’ouverture d’horizons nouveaux. Ils parlent de cette humanité réconciliée, ils
annoncent un style, une manière d’être. Au terme de notre discernement, je vous propose
de partir avec cette question : et si ce style, ce prima donné à la rencontre avec l’autre
différent, fragile, étranger, pour en prendre soin, était le style du Royaume annoncé par
l’Evangile ?
« Je me tiens à la porte et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte,
j’entrerai chez lui ; je prendrai mon repas avec lui, et lui avec moi. »
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