lire la nouvelle - Ville de Bayeux

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FRANCHISE
« Plus a le diable, plus veut avoir. »
Monseigneur manqua s’étrangler en pénétrant dans le chai :
- Coquefredouille ! Un drôle à qui j’ai tout appris ! Qui n’était même pas capable de
distinguer un Côt d’une Négrette ! (1)
Le drôle en question était Odo, pris au service de l’évêque sur les instances d’Alix, sa
jeune cuisinière, qui avait consenti à servir à son maître toutes sortes de douceurs en
échange d’une protection pour son frère. L’évêque n’avait pas regretté d’avoir pris le
garçon sous sa houlette, du moins pas jusqu’à ce funeste jour d’octobre, où le félon s’était
enfui en emportant huit bœufs, quatre charrettes, et deux dizaines de barriques de la
dernière vendange. La vivacité d’esprit d’Odo avait tout naturellement incité son protecteur
à l’initier aux choses de la vigne, tout en lui enseignant les lettres et les sciences.
Davantage que par la conduite des plants, le jouvenceau s’était montré fort intéressé par les
droits de hallage et de travers
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ainsi que par les règles de navigation. Il arrivait que
l’évêque le surprît promenant sa pierre de lecture sur quelque écrit relatant le périple des
gabarres sur le Lot et la Garonne, et celui des cogues
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de Bordeaux jusqu’à Portsmouth.
L’élève exprimait alors sa déception :
- Pourquoi nous satisfaire d’abreuver la merdaille angloise ?
Monseigneur, qui n’avait pas toujours été un sage vieillard, pardonnait volontiers
l’outrecuidance du garçon, qui ne faisait pas mystère de ses rêves de grandeur. Il imaginait
en effet le claret
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d’Albas jaillir des fontaines de table de l’aristocratie pour inonder les
cours royales. Il suggérait en outre que d’habiles vinetiers pussent donner leurs lettres de
noblesse non seulement au claret, mais aussi au vin noir. Monseigneur, que tant de
juvénile enthousiasme amusait et fatiguait tout à la fois, éludait ces questions, laissant Odo
sur sa faim.
Le convoi progressait lentement, salué par le croassement des corbeaux qui, perchés sur les
branches dénudées, semblaient déplorer que le cortège ne fût pas funèbre. Les quatre
bouviers, aiguillon sur l’épaule, avançaient au rythme du grincement des essieux. Milon,
colosse à la joviale figure, marchait en souriant. Arnaut trottinait devant son attelage en
jonglant d’une main avec un caillou. Colin faisait de grands pas, se retournant souvent
comme s’il craignait d’être suivi. Odo fermait la marche, déjà oublieux d’Albas, des
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soupadous
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épiscopaux et de sa chère Alix. Son âme n’étant guère prédisposée au
remords, il se félicitait déjà d’avoir su échapper à sa position de misérable poudevigne
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au service d’un vieil évêque sans ambition. Les trois tire-laine qui l’accompagnaient
devaient sans doute se réjouir également d’être complices d’une aventure qui les emportait
loin d’une contrée où ils n’avaient pas que des amis.
Ce n’était pas Monseigneur qui avait parlé à Odo des foires de Champagne, mais des
voyageurs qui, l’hiver précédent, avaient pris ostel en l’abbaye Saint-Pierre de Moissac où
il était allé livrer de la piquette. Apprenant que la notoriété de ces foires dépassait les
frontières du royaume, Odo avait ambitionné d’intégrer un jour cette hanse de Lombards,
Flamands et Ibères, drapiers, banquiers et marchands de toutes sortes. Son convoi devait
atteindre Troyes pour la foire froide de la Saint Rémi, qui commençait aux prémices de
novembre pour s’étirer jusqu’à la semaine précédant la Nativité. Bien que n’ayant pas à
proprement parler de marchandise à exposer, il tenait à être présent sur la foire dès les
premiers jours de la montre (7).
A la sortie de Roc Amadour, passée la Porte du Figuier, les bouviers dételèrent les
charrettes et entreprirent de se distraire au jeu de mourre (8) tandis que les bêtes ruminaient,
lorsqu’ils virent arriver un homme que l’on eût pu prendre pour un notable s’il n’avait été
flanqué de deux ribaudes :
- Que charroyez-vous là, damoiseaux ?
Milon, émoustillé par la mise avenante des garces, alla à la rencontre du petit groupe.
- Un claret de chez nous qui va faire notre fortune aux foires de Champagne.
- Faut-y être coquart (9) pour croire faire fortune avec une piquette !
Vexé par les railleries du bourgeois, Odo intervint :
- Encore faudrait-il le taster, Messire, avant que d’en médire !
L’homme alla quérir une écuelle, et revint escorté de compères demandant à taster eux
aussi, et conviant les puterelles à en faire autant. Odo ne se laissa pas surprendre par le
nombre, et annonça le tarif avant de servir à boire à cette chalandise inattendue. Quand les
buveurs eurent regagné leurs occupations, Odo répartit le butin entre les bouviers, sans
oublier les ribaudes, à qui Milon proposa un échange de bons procédés qu’elles acceptèrent
de bonne grâce. Il se mettrait en quête dès le lendemain d’une maison à louer, dont il ferait
taverne
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jusqu’au retour de ses compagnons, et où les charmes de ses nouvelles
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partenaires inciteraient le chaland à consommer du vin du Quercy. C’est ainsi que le
convoi quitta Roc Amadour le lendemain, amputé d’une charrette.
A Montferrand
(11),
Odo se mit en quête d’un vinetier car il désirait que les vertus de son
vin fussent jaugées par un professionnel. L’homme de l’art avait son officine dans la rue
des Tonneliers, où un moinillon tenait ses registres. Tandis que le vinetier mirait, tastait et
commentait, le secrétaire faisait à Arnaut les honneurs de sa plume. Ce dernier s’énamoura
sur l’heure du tonsuré, si vivement qu’il résolut de s’établir à Montferrand. Odo, après que
le vinetier lui eût prédit un maigre succès pour sa marchandise, laissa cinq barriques à
Arnaut, à charge pour lui d’en tirer un bon profit jusqu’à son retour de la foire.
Odo et Colin furent ébaubis de constater que le moindre lopin du pays auxerrois était
planté de vigne. Un troubadour assoiffé rencontré place du Coche d’Eau leur rapporta les
dires de Fra Salimbene, selon lequel « les hommes de ce pays ne sèment, ni moissonnent ni
n'amassent dans leurs greniers, mais ils envoient leur vin à Paris, car tout près de la ville, il
y a un fleuve qui mène à Paris. Ils le vendent si bien qu'ils en tirent tout, nourriture et
vêtements. » Il prétendit que ledit vin était apprécié du roi, du pape, et qu’il était même
envoyé en Moscovie, via la mer Baltique, ce qui aiguillonna les vertigineuses visées
d’Odo. Pourquoi son nectar quercynois n’irait–il pas de même régaler Slaves et Mongols ?
Il laissa Colin à Auxerre avec une cargaison de claret et de vin noir, lui proposant d’en
user pour concurrencer le vin local. Colin releva la gageure après que le troubadour eut
consenti à faire office de crieur chargé de chanter les louanges de l’exotique breuvage.
Odo atteignit Troyes suffisamment tôt pour installer sa charrette à un endroit stratégique,
jouxtant une étuve, en face d’un rôtisseur et d’un boulanger. Ses cinq barriques vitement
taries, il dut s’approvisionner en piquette champenoise qu’il fit passer pour du cru de son
pays d’autant plus aisément que les buveurs n’étaient guère regardants. Etant là pour le
négoce, et non pour l’agrément, leur priorité pour l’heure n’était certes pas l’authenticité.
L’affluence était telle qu’ils n’avaient de cesse de déplorer la lenteur avec laquelle ils
étaient servis, qui leur faisait perdre un temps précieux.
- Le temps c’est de l’argent !
La sentence ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd. Odo s’accorda avec le rôtisseur et le
boulanger pour qu’ils lui fournissent dès potron-minet quantité de pain et de viande
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préparés durant la nuit. Odo écoulait les marchandises tout au long de la journée et, à la
vesprée, il rétribuait ses fournisseurs en leur rétrocédant leur écot sur les bénéfices que sa
formule lui avait procurés. C’était une formule intégrant un flacon de vin et deux moitiés
de tranchoir enserrant de petits morceaux de chair cuite. Le trait de génie du concepteur de
la formule fut de la proposer à un prix inférieur à ce qu’il eût coûté d’en acheter
séparément les composants.
Il loua ensuite planches, tréteaux et escabelles, qu’il mit gracieusement à la disposition des
convives, ainsi à leur aise pour se sustenter tout en concluant leurs négociations et en
rédigeant leurs lettres de change. Il acheta tout un lot de bois et chargea le marchand,
moyennant intéressement sur ses ventes, d’entretenir les feux entre les bancs, de sorte que
les clients attablés commandaient un tranchoir ou un flacon de mieux aux fins de prolonger
leur séjour en un lieu aussi douillet.
Le soir, après avoir compté la recette, il s’endormait sur son magot en échafaudant des
plans qu’il avait hâte de soumettre à ses compagnons restés à Roc Amadour, Montferrand
et Auxerre. Ses projets reposaient sur sa conviction, partagée par la plupart des marchands
rencontrés, que la pratique des foires allait decrescendo.
- Grâce aux nouveaux chemins et à l’aménagement des rivières, les marchandises
alimenteront régulièrement les villes, qui verront fleurir tavernes et échoppes, repoussant
les colporteurs dans les campagnes les plus reculées.
Aux pessimistes, que tel augure n’enchantait guère, Odo opposait sa farouche ambition :
- Il n’est que de s’adapter. Songez qu’en tenant boutique dans diverses cités, au lieu de
sillonner les foires, vous pourrez commercer tout au long de l’année et en tous lieux !
Quant à lui, qui comptait bien reprendre ces préceptes à son compte, il se demandait
comment soutenir la concurrence, dès lors que le pays serait abondamment pourvu en
tavernes.
- Quelle différence entre « La truie qui pisse » et « L’écuelle du Roy » pour celui qui n’a
jamais mis les pieds dans l’une ou l’autre auberge ? Et qu’est-ce qui va guider ses pas vers
l’une plutôt que vers l’autre ?
Il tourna longuement ces interrogations dans sa tête et s’en ouvrit à la cordière qui, de
l’autre bout de la foire, avait su tresser avec lui des liens d’une matière plus douce que le
chanvre.
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- Voilà bien le fat, qui voudrait que le monde se pressât pour aller ripailler chez lui !
Il suffisait à Odo, à l’instar des conquérants, de percevoir l’incrédulité de ses proches pour
en vouloir défier la tiédeur, et il résolut de prouver à la cordière qu’elle avait grand tort
d’ironiser. Le dernier jour de la foire, écrasé de fatigue, il sombra dans un rêve de gabarre
filant à toute vitesse vers les cieux, sur un chemin bordé d’échoppes surmontées de
bannières portant son nom en lettres d’or, faisant se mêler aux étoiles des myriades
d’ODO. Il reprit sa route vers le sud-ouest sans charrette ni bœufs, ces derniers ayant
terminé leur vie en formules tranchoir-claret, revêtu d’un nouvel habit dans lequel la
cordière avait habilement dissimulé, entre deux épaisseurs de drap, quantité de poches
propres à accueillir la fortune amassée au cours de la foire.
Au mitan d’une placette auxerroise, une pancarte en bois plantée devant une sorte de tente,
indiquait « Chez Colin ». Un attroupement s’était formé en cet endroit, autour d’un
troubadour bariolé servant aux badauds charades et devinettes :
- Quel oiseau tend son bec vers son maître ?... La cruche, pardi !
Il promettait davantage de divertissements à l’intérieur de la tente, parmi lesquels de
joyeux jeux vineux où l’on pouvait gagner de l’argent. Odo pénétra dans la tente, où il fut
chaleureusement accueilli par Colin, fier de lui montrer sa réussite. Quelques jours plus
tard, les deux compagnons quittèrent Auxerre après avoir promis au troubadour un prompt
retour.
A Montferrand ils trouvèrent Arnaut et son bougre dans une taverne aux parois de planches
décorées de scènes de libations. On y servait un agréable claret dans des vases à boire en
bois ornés de suggestives sculptures. Pour quelques sols, le moine défroqué dessinait au
charbon, sur un morceau de bois clair, le portrait du client ou de sa compagne. Odo
remarqua que le moine prenait soin d’apposer son seing au bas de chaque œuvre, ce qui le
laissa songeur. On promit à ce dernier de revenir bientôt, et on s’achemina vers Roc
Amadour.
Milon régnait sur une taverne bondée où d’accortes godinettes
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défendaient leurs
propres intérêts en même temps que la réputation du breuvage maison :
- Mordieu friponne, à tel prix tu devras trouver d’autres houliers
singe !(14)
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pour ton vin de
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- Diantre ! Voilà bien propos de fieffé mécréant, si peu apte à goûter un breuvage tant
vertueux qu’on en use comme vin de messe dans toute la chrétienté !
Il arrivait que l’une des bordelières s’éclipsât avec un client après l’avoir mignoté un
moment. Quand ils réapparaissaient, échevelés, elle reprenait le service, tandis qu’il
soulageait son ultime bourse dans l’escarcelle de Milon.
Au cours du souper de retrouvailles, Odo exposa à ses comparses le projet qu’il avait mûri
au gré de son périple.
- Des tavernes où il y aura à boire et à manger.
- Il en existe à foison !
- Mais on se pressera dans les nôtres.
Devant l’air dubitatif de ses amis, il précisa :
- C’est l’inconnu qui fait peur. Nous, nous allons rassurer. Le voyageur qui viendra dans
l’une de nos tavernes sera sûr d’y trouver le même breuvage, la même viande, le même
accueil, de Toulouse à Rouen, de Bayeux à Montpellier, et jusques à Gênes.
- A Gênes ?
- Et bien plus loin encore !
Il leur narra comment il avait expérimenté la formule avec succès auprès des marchands et
des banquiers de Troyes. Impressionnés par l’enthousiasme d’Odo, ses amis avouèrent
trouver son idée alléchante, quoique partagés quant à ses vues sur la sédentarisation du
commerce.
- Voilà la clef. Nous n’irons pas par les chemins, à racoler le chaland, c’est le chaland qui
viendra à nous.
- Et pourquoi viendrait-il justement chez nous ?
- Parce que nous allons devenir incontournables, jusqu’à rendre les autres invisibles.
- Admettons. Mais avec quels subsides comptes-tu mettre sur pied une telle aventure ?
- Les intérêts de tous les intervenants. Les abbayes pourvoyeuses de vin, de chair et de
froment ne demanderont pas mieux que d’avoir une clientèle captive, qui leur achètera
leurs marchandises en très grandes quantités et surtout leur versera une partie de ses
bénéfices. En échange de ces avantages, elles nous accorderont des prix préférentiels.
Milon, qui jouissait d’un solide appétit, releva :
- Tu parles de vin, de chair, de froment. Et le poisson, le lait, les œufs, la cervoise, les
fruits, le miel, les épices ?
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- Pour les épices, tu as raison, il nous en faudra beaucoup si nous voulons que nos mets
aient la même saveur sous tous les climats. Pour le reste, et c’est une autre clef de la
réussite, nous n’en aurons pas besoin, car nous ne servirons qu’un seul mets dans nos
tavernes, le pain à la chair de boeuf, et un seul breuvage, le claret du Quercy.
L’argument laissa les compagnons sans voix, tandis qu’Odo poursuivait :
- Le boire et le manger ne seront pas tout. Il y faudra adjoindre des façons aimables. Et
faire savoir qui nous sommes. Pour tout cela, nous devrons utiliser nos partenaires selon
leurs compétences. Milon, tes ribaudes feront de parfaites servantes, pourvu que tu écartes
les tortes, les bossues et les édentées, et que tu leur inculques quelques rudiments de
bienséance. Arnaut, ton moine portraitureur pourra inventer une image qui représentera nos
tavernes. Nous la ferons apposer sur nos vases à boire, nos bannières, nos pancartes
d’orientation, nos enseignes. Je demanderai à une cordière de ma connaissance de la broder
sur les coiffes et les corsages des servantes. Quant à ton troubadour, Colin, il pourrait
composer une ode courte et entêtante, voire agaçante, qui ressassera le nom de nos
tavernes, diffusée par les rues et les places par d’autres troubadours de ses amis.
Tandis qu’ils trinquaient à leur future gloire, Odo ajouta :
- Afin de nous conformer à notre devise, qui sera « croître et multiplier », la meilleure
servante, le meilleur enlumineur, le meilleur troubadour, désignés par nous et dûment
adoubés au solstice d’été, se verront attribuer la tâche de recruter d’autres servantes,
d’autres enlumineurs et d’autres ménestrels à leur image. Lors de notre rassemblement
annuel nous exposerons aux nouvelles recrues ce que nous attendons d’elles. Cela créera
une saine émulation au sein de notre personnel.
- Mais où vas-tu chercher tout ça ?
- Au service de Monseigneur, j’ai eu le loisir d’observer les pratiques des hommes de dieu
pour rendre fidèles, sinon idolâtres, nobles et coquins. Appliquons ces pratiques au
commerce, créons notre propre liturgie avec son cérémonial, sa hiérarchie, ses rites et ses
apparats, et nous verrons essaimer nos églises par-delà les horizons.
Cette nuit-là les songes d’Odo s’emplirent des mêmes étoiles que celles qui devaient
illuminer les yeux du petit Marco Polo, à peine plus jeune que lui, quand son père et son
oncle rentraient de ces voyages dont les récits étaient parvenus jusqu’au cabinet de
Monseigneur d’Albas. Il lui restait un détail à concevoir, le nom des futures tavernes. Il
devrait en débattre sans tarder avec Milon, Arnaut et Colin. Son sommeil fut peuplé de
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serpents entrelaçant leurs corps dans des O, gobant des grains de raisin, s’emmêlant dans
des M, vomissant des A et s’accouplant avec des C.
--Messire Aldebert se demandait pourquoi Joseph le Bouvier l’avait convié en un lieu qu’il
disait honnir. Peut-être voulait-il lui révéler l’endroit, pensant qu’un clerc ne fréquentait
pas ces modestes estaminets. En l’occurrence il se fourvoyait. En effet, Messire Aldebert
était fort friand de cette insolite façon de se sustenter, visiblement prisée par le peuple, qui
s’y rendait en famille. Il l’appréciait d’autant plus que son office le conduisait souvent dans
des villes étrangères. Il n’avait plus alors à perdre de temps à chercher une auberge, il lui
suffisait de suivre les flèches dessinées sur les grandes pancartes de bois, ou d’écouter les
crieurs qui sillonnaient places et venelles :
- … jusqu’au coucher du soleil, pour deux formules achetées, un hanap (15)
de claret offert !
Dans la taverne, chauffée et éclairée, baignant dans une douce ambiance sonore, une
servante au sourire dentu vous apportait un vase de claret miellé en même temps que vous
arrivait le tranchoir plié en deux, renfermant une chiquetaille de chair cuite marinée au
vinaigre et copieusement relevée de poivre et gingembre. Cinq minutes plus tard, tout au
plus, vous quittiez les lieux repu, délesté de quelques sols, prêt à retourner à vos
occupations. Vous pouviez même, en cas de presse, emporter votre tranchoir
astucieusement maintenu par une pique en bois afin de le déguster tout en cheminant ou en
travaillant.
Messire Aldebert dégustait un gentil claret lorsque l’apparition de l’austère Joseph le
Bouvier troubla la douceur du moment. Le Bouvier était de ces jaloux envieux de la
fulgurante réussite de Milon, Arnaut, Colin et Odo, dont on disait qu’ils vivaient à présent
de leurs rentes dans une villégiature quercynoise, coulant des jours heureux auprès de
l’évêque de Cahors. Mais la jalousie ne justifiait pas tout. Aussi Messire Aldebert prêtait-il
une oreille attentive aux arguments justifiant le ressentiment du Bouvier :
- Nous devons faire savoir au Roy que nous n’en pouvons mais, et que nous avons décidé
de déboulonner !
- Des bouts… quoi ?
- C’est une expression que je viens d’inventer. Démonter. Détruire. Bref, dézinguer !
- Mais pourquoi ?
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- Parce qu’on y bouffe de la merdaille, dans leurs foutus bouges. Et de la merdaille même
pas françoise, Messire, qui finira par donner la chiasse au pauvre monde ! Et qu’on y fait
passer pour du claret du Quercy une vinasse faite d’un mélange aux douteuses origines
suffisamment miellé et giroflé pour brouiller les pistes. Et parce que les fournisseurs sont
saignés à blanc, pris au piège des marges arrière. Et que les employés y sont traités comme
des bêtes de somme. Voilà pourquoi !
Messire Aldebert, les yeux écarquillés, ne comprenait rien à ce galimatias. L’autre se leva,
brandit un poing rageur, et s’écria à l’adresse de la salle :
- Sus aux maudits « macOdo » qui envahissent le pays !
--(1)
Côt (ou Malbec) et Négrette sont des cépages du Sud Ouest.
(2)
Les droits de hallage et de travers étaient des taxes perçues par le roi sur les biens
vendus sur les marchés et les foires.
(3)
Cogue : navire de commerce.
(4)
Claret : vin rouge léger, de couleur claire, dont les Anglais raffolaient.
(5)
Les soupadous étaient des soupers intimes que l’évêque de Cahors organisait dans sa
résidence d’Albas. Quiconque glosait sur le jeune âge de ses cuisinières était invité à
un soupadou dans une tour du château, au cours duquel on lui servait du bon vin à
satiété. Lors qu’iceluy était fin saoul, on le ligotait et le jetait dans la rivière du haut
de la tour.
(6)
Poudevigne : celui qui taillait la vigne.
(7)
Les foires se déroulaient en 4 parties : la montre (exposition des marchandises), la
vente, le règlement et la sortie de foire (festivités)
(8)
Le jeu de mourre était un jeu privilégiant l'intuition, dont le but était de deviner le
nombre de doigts que les autres joueurs cachaient derrière leur dos.
(9)
Coquart : sot, dupe.
(10) Faire taverne : pratiquer une ouverture dans l'un des murs de son habitation donnant
sur la rue, afin de créer un comptoir où les passants pourront acheter une
marchandise stockée à l'intérieur. L'huis, sorte de volet en bois, permet de clore le
trou ou, une fois ouvert, de servir de table.
(11) Montferrand : Clermont-Ferrand.
(12) Godinette : dépravée.
(13) Houlier : débauché, paillard.
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(14) Vin de singe : vin qui menait à la luxure.
(15) Hanap : verre à pied.