Minima Sociaux en Amérique Latine: un levier pourquoi faire
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Minima Sociaux en Amérique Latine: un levier pourquoi faire
Minima Sociaux en Amérique Latine: un levier pourquoi faire ?1 Lena Lavinas2 Les années 2000 ont remis l´Amérique Latine une fois de plus sur la sellette. Pourtant, contrairement à la décennie perdue ou aux années de paroxysme de la pensée néolibérale, cette fois-ci la « une » se fait sur un registre positif et, à la limite, exceptionnel: la région semble avoir finalement conjuré ses racines inégalitaires et dompté les fantasmes des maux du passé, parmi lesquels une inflation galopante, une informalité répandue et une vulnérabilité externe préoccupante. En effet, l´arrivée au pouvoir des gouvernements de centre-gauche, forts d´une conjoncture favorable portée par une hausse expressive du prix des commodities3, a bien changé la donne. Le scénario est ainsi devenu ô combien plus encourageant, notamment du côté des indicateurs sociaux. La progression des dépenses sociales, entamée au milieu des années 90, est continue : elles sont passées de 11% du PIB de la région en 1982 à 19,2% en 2010-11, selon le Panorama Social pour l´Amérique Latine 2013 de la CEPAL. L´inégalité fléchit en pente douce – sans bouleverser cependant le palmarès mondial. De même, la pauvreté qui touchait 48,4% des latino-américains en 1990 a elle aussi reculé à des taux moins alarmants et en atteint maintenant 28%, quand bien même, en termes absolus, le nombre de personnes pauvres soit un peu supérieur à celui enregistré en 1980. En cette année-là en effet, 136 millions de personnes vivaient sous le seuil de pauvrété, contre 164 millions à ce jour. C´est dire que l´Amérique Latine vit une phase de récupération, un résultat qui n´est pas sans rapport avec la consolidation de régimes démocratiques. Récupération est aussi la meilleure façon de décrire la revalorisation réelle du salaire minimum (plus 45% entre 2000 et 2011 en moyenne), observée dans la plupart des pays de la région, à partir de la deuxième moitié de cette décennie prometteuse. Certains, du reste, attribuent à ce puissant mécanisme de régulation sociale et économique la baisse accentuée et rapide des indices de pauvreté. Bien entendu, l´impact a été marquant en raison notamment de la création de dizaines de millions d´emplois, conséquence directe de la croissance. 1 Cet article reprend les idées présentées dans un papier plus long publié par New Left Revue n. 84, intitulé « 21st. Century Welfare ». 2 Professeure de Welfare Economics à l´Institut d´Economie de l´Université Fédérale de Rio de Janeiro et chercheur du réseau de recherche international NOPOOR. 3 Selon la CEPAL, entre 2005 et 2011, le prix des commodities agro-alimentaires et minières a littéralement doublé en valeurs constantes, alors que celui des produits énergétiques, tels le gaz et le pétrole, a augmenté de 90% (CEPAL, El Impacto de la Débil Economia Mundial sobre El Comercio Latinoamericano y Caribeño, capítulo 1, 2013:55). Reste à signaler que les commodities représentaient 60,7% des exportations régionales en 2011, contre 49,8% en 2005 (CEPAL, Anuario Estadístico de América Latina y el Caribe, 2013 :111). 1 C´est dans ce contexte sinon extraordinaire, du moins inhabituel, que se multiplent les programmes de minimas sociaux comme mécanisme de lutte contre la pauvrété en Amérique Latine. On leur reconnaît, de façon presque unanime, une grande efficacité. Mais des programmes dont le coût annuel correspond à moins de 1% du PIB national peuvent-ils effectivement éradiquer la misère comme le prétendent certains, ou pour le moins la rendre marginale ? L´essence néolibérale : négation du droit Les programmes de transferts monétaires aux pauvres font leur apparition au Chili du début des années 80, lorsque, sous l´emprise des Chicago Boys, la privatisation complète du système public de retraites et autre mesures libéralisantes imposent des initiatives pour faire face à une situation de profonde détérioration sociale. En 1981, l´ « innovation » surgit par le programme Subsidio Único Familiar. Il assurait aux mères de famille pauvres, enceintes ou responsables d´une personne handicapée, une allocation monétaire de 6 dollars par mois, à condition que les enfants d’âge scolaire fréquentent régulièrement l´école et que les familles se rendent aux centres de santé publique pour contrôles. Ainsi prend forme, petit à petit, l´idée que la pauvreté est avant tout la responsabilité de ceux qui manquent à leurs obligations civiques et imposent des coûts sociaux à la société toute entière par leur comportement déviant. Ce programme n´est pas allé très loin, car il comptait moins de mille familles bénéficiaires, avec un coût dérisoire de 0,09% du PIB chilien de l´époque. Il a néanmoins fondé le modèle qui s´est mis en place par la suite, par une démarche bien contradictoire. D´une part, il fallait instituer l´assistance publique en Amérique Latine, qui faisait fortement défaut. Aucun des quelques systèmes de protection sociale existant, à prédominance d’assurance sociale contributive pour les seuls travailleurs formels, n´intégrait, même résiduellement, des prestations pour les plus démunis comme un devoir de l´Etat. Ceci relevait de la philanthropie, elle aussi bien mal en point. Cependant, face à la croissance des cohortes défavorisées, impactées par les politiques draconiennes d´ajustement structurel, il n´était pas question non plus de faire monter les dépenses sociales, bien au contraire. Aussi la solution a-t-elle consisté à créer des programmes ad hoc, indépendants des systèmes établis, avec des règles spécifiques et ciblées, et d´y imposer des conditionnalités. Les femmes sont appelées à contribution pour gérer la pénurie extrême, sous l´argument d´être plus efficaces et de mériter, de ce fait, d´être soi disant émancipées financièrement au sein de la famille. D´autre part, avec la privatisation tous azimuts à l´oeuvre, comment éviter que les failles de marché ne compromettent l´avènement d´une nouvelle société de marché, où tout un chacun, à défaut d´être citoyen, devrait se définir bel et bien comme consommateur ? La pauvreté et l´indigence en hausse risqueraient de menacer la libéralisation et la dérégulation économiques. Qui somme toute irait payer pour les nouveaux services privatisés, comme l´eau, l´électricité, les retraites, la santé, les 2 communications ? Comment faire en sorte que le constat « il n´y a pas d´économie vibrante sans consommateurs »4 ne devienne une litanie sans résonance ? L´Argentine emboîte le pas au Chili en 1997, sous Menem, et introduit le Programa Nacional de Becas Estudiantiles, mélangeant capital humain, obligations et revenus mimimuns pour incorporer les exclus au marché en expansion. En parallèle, Mexique et Brésil, d´abord à l´échelle locale, puis nationale, expérimentent des initiatives similaires, quoique leurs origines et trajectoires s´avèrent diverses. Malgré quelques rares exceptions, tous les pays d´Amérique Latine disposent aujourd´hui de CCTs (Conditional Cash Transfers), comme on les connaît, ou programmes de transferts monétaires sous condition. Ils ont en commun les caractéristiques suivantes : la population-cible est définie d´après des critères de contrôle de ressources ; le bénéfice ne constitue pas un droit, ce qui veut dire que même en accord avec les critères d´éligibilité, il n´y a pas obligation de reconnaissance d´assistance de la part de l´Etat; les minimas sociaux sont payés en général sur une base mensuelle, mais sous réserve ; la valeur du bénéfice varie généralement en fonction de la taille de la famille ; les programmes sont contrôlés ainsi que les familles ; en cas de non-respect des règles, les familles bénéficiaires sont radiées ; les seuils de pauvrété et d’indigence sont très bas, souvent inférieurs à ceux recommandés voire par la Banque Mondiale (à savoir, 2,50 dollars et 1,25 dollar respectivement) et échappent, en général, à l´indexation des prix ; les CCTs sont très bon marché ; ils sont plus efficaces pour faire reculer la pauvrété absolue ; aucun n´affiche une couverture intégrale de la population-cible ; ils sont pour la plupart financés par des impôts indirects qui pèsent sur la consommation et de ce fait se montrent régressifs ; ils sont déconnectés des systèmes de protection sociale institutionnalisés, et peuvent, ainsi, être arrêtés à tout moment en raison d´impératifs budgétaires ou politiques. La structure des dépenses compte Il est tout de même étonnant de constater que, malgré l´obligation faite aux familles bénéficiaires des CCTs d´afficher une présence constante de leurs enfants à l´école et de se rendre aux contrôles de santé réguliers - ce qui suppose que l´offre publique de services et soins se mette en place pour répondre à la demande, maintenant nettement établie -, l´augmentation des dépenses sociales en Amérique Latine ne s´est pas faite au profit de la production de services non marchands que l´on sait sévèrement déficitaires à bien des égards. Le paysage urbain en Amérique Latine en dit long sur la précarité des conditions de vie et d´habitat. L´education publique laisse à désirer et les services de santé sont insuffisants et, sauf quelques exceptions. D´après la CEPAL, sur vingt ans5, alors que les transferts monétaires ont connu une variation positive de 3,16%, les dépenses de santé ont progressé de 1,22%, contre 1,9% 4 Phrase proférée par um économiste du FMI, Elliott Harris, lors du Séminaire sur le Socle de Protection Sociale du BIT/Fondation Friedrich Ebert, tenu à Berlin en novembre 2012. 3 en éducation et 0,48% pour le logement. C´est dire que de nombreux services publics correspondant à des besoins fondamentaux ne figurent pas dans la liste des priorités. Le cas du Brésil est exemplaire à ce titre. La renommée du Programme Bolsa Familia a atteint l´échelle planétaire. Il apparaît aujourd´hui comme la success story des programmes de transferts monétaires sous condition. Il représente 0,6% du PIB (2013), ou un peu moins de 8 milliards d´Euros, et couvre 13,8 millions de familles, environ 45 millions de personnes. Il va sans dire que l´échelle fait la différence. Toutefois le bénéfice moyen par famille reste modeste : R$ 170 par mois, soit 53 Euros, moins de deux Euros par jour. Dans les faits, sa contribution à la réduction récente de la pauvrété et des inégalités vient loin derrière l´apport du marché du travail – 18 millions d´emplois créés entre 2003 et 2013, accompagnés d´une hausse du salaire moyen réel de l´ordre de 30% -, suivi des retraites et pensions du régime géneral, dont le montant de base correspond à un salaire minimum pour les deux tiers des bénéficiaires (21 millions). Soulignons que le salaire minimum a pratiquement doublé de valeur entre 2003 et 2013, grâce à sa formule de réajustement, qui l´indexe sur les prix de l´année précédente et sur le taux de croissance de l´économie de deux ans auparavant. Ceci explique que 60% du recul des inégalités (l´indice de Gini est tombé à 0,507 en 2012 contre 0,580 en 2001) résultent des nouvelles opportunités sur le marché de l´emploi et des salaires en récupération, 25% reflétant la progressivité du système public de retraites, et seuls 15% sont étant dûs aux minimas sociaux. Le graphique ci-dessous traduit en image le fait que, sur 10 ans (2001-2011), près de 70% des dépenses sociales aient pris la forme de transferts monétaires aux familles. Il met en évidence la montée spectaculaire de la part des ménages dotés de téléphones portables, passés de 31% à quasi 90%. La présence d´ordinateurs dans les foyers avance elle aussi rapidement (de 10% à plus de 40%), de même que le pourcentage de foyers équipés de lave-linges (de 30% à 50%). En revanche, seuls deux ménages sur trois ont accès à l´assainissement, et un sur deux seulement reçoit de l´eau traitée au robinet en 2011, proportion identique à 2001. 5 Panorama Social de la CEPAL 2013,. Les dépenses sociales ont enregistré une hausse de 6,76% dans la période 1992-93 à 2010-11, la moitié étant consacrée aux transferts sous forme de revenus monétaires. 4 Réseaux financiers et consommation Certes, à la croissance et à la généralisation d´une ressource monétaire garantie par l´Etat pour les plus pauvres s´est ajoutée l´offre grandissante de crédit – passée de 22% du PIB en 2001 à 51% en 2012. L´extension des délais pour rembourser des emprunts a été le mécanisme qui a permis de compenser des taux d´intérêt pourtant prohibitifs. Selon la Banque Centrale du Brésil, depuis 2011, ceux-ci ont oscillé entre 68% et 78% par an pour le crédit à la consommation pour tous ceux qui n´ont pas de garantie (emploi en CDI, retraite publique) à offrir, à savoir les groupes les plus vulnérables, les pauvres bénéficiaires de transferts monétaires sous condition, les précaires et autres. A noter que le taux d´inflation annuel, au cours de cette même période, n´a jamais dépassé 6,5%. Cette incorporation au marché de dizaines de millions de personnes en Amérique Latine vient mettre fin à des modes de vie non-marchands (communautés indigènes) ou pas complètement marchands qui constituaient, par le passé, l´un des pôles de ce que la pensée structuraliste originelle nommait « l´hétérogeneité structurelle » de la région. Cette armée de travailleurs peu ou pas qualifiés, et ses multiples réseaux informels, se montraient un obstacle de taille à la progression de la productivité, des salaires et des marchés dynamiques. L´économie de la région en souffrait, en particulier son secteur industriel, condamné à un catching up sisyphéen. Voilà que sous l´égide du capital financier se produit la métamorphose. La « marchandisation» de la vie rompt les amarres que le capitalisme industriel n´avait pas réussi à faire sauter. La gauche latino-américaine a réussi le coup de force de créer des sociétés de consommation de masse. Celles-ci passent forcément par l´intégration à des circuits financiers, mais ne s´arrêtent toutefois pas aux portes des grandes surfaces ou 5 des nouvelles modalités d´achat-vente. Les services publics défaillants donnent le coup de pouce à une intégration encore plus définitive et profonde au tout financier notamment en ouvrant la voie aux assurances privées (santé, obsèques, éducation privée) et au microcrédit. La privatisation des services autrefois conçus comme publics, universels et gratuits, droits de tout être humain de par sa condition de citoyen, refoule l´Etat providence en formation à des socles censés tout bonnement assurer le basique au lieu de veiller à contrecarrer risques, incertitudes et contingences. Tel est le nouveau cadre de protection sociale que défend le BIT avec le soutien de tout le système ONU, la Banque Mondiale et le FMI. On le nomme Socle de Protection Sociale. Il ouvre droit à des garanties élementaires. Par « garanties élémentaires de sécurité sociale définies au niveau national qui permettent de prévenir et réduire la pauvreté, la vulnérabilité et l’exclusion sociale », on entend l´assurance d´un « minimum à toute personne dans le besoin, tout au long de la vie, l’accès à des soins de santé essentiels et une sécurité élémentaire de revenu ». Minimas sociaux pour personnes agées, enfants, adultes en situation d´invalidité, chômage, détresse, ou maternité, bien entendu ! Les transferts de revenus apparaissent en priorité au détriment d´une provision vaste et complète de biens et services démercantilisés. Le modèle universaliste, solidaire et du partage des risques, orienté vers la production d´une société des égaux (Rosanvallon 2011), est remplacé par, d´un côté, un revenu minimum qui garantit l´adhérence au marché et, de l´autre, des services élementaires pour assurer la survie. Pour tout le reste, le marché, maintenant enrichi par l´innovation des produits financiers, dont la segmentation accompagne la palette des revenus, alors que par le passé il était justement question de dissocier le bien-être du revenu du travail ou du patrimoine. La boucle est bouclée. Le départ a été donné en Amérique Latine où les transferts monétaires ciblés et conditionnels se sont révélés un levier puissant d´incorporation au marché des groupes les plus exposés et démunis. Cela veut dire qu´en l’absence de renforcement des systémes de protection sociale et notamment leur dimension nonmarchande, il est fort probable que les forces de marché aggravent risques et vulnérabilités, en particulier sous l´emprise de la finance. Au nom des pauvres, on assiste à une compression et à une fragmentation des modèles universalistes de protection sociale, alors même que les besoins de ceux-ci n´ont été que très modestement pris en compte, davantage comme consommateurs, que commme citoyens. 6