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LA DÉCLARATION D’AMOUR CHEZ RACINE :
UN DISCOURS EMPHATIQUE
ENTRE ÉPANCHEMENT ET BRIÈVETÉ
Jennifer Tamas
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l’emphase : copia ou brevitas ? • pups • 2010
Au xviie siècle, deux mouvements esthétiques connaissent un égal
épanouissement en Europe : le classicisme et le baroque. On aime les
opposer en schématisant leurs caractéristiques 1 : le premier serait marqué
par un épurement des lignes (tant sculpturales que littéraires) et un
dépouillement soigné, tandis que le second se caractériserait par l’excès,
le débordement et les ornements destinés à submerger, voire tromper le
spectateur 2. L’emphase se rapporterait au style baroque et se définirait
alors comme « un ornement du style [qui] vise à renforcer l’expression
pour lui donner plus de vivacité, pour faire que les mots soient entourés
en quelque sorte d’un halo qui leur confère une valeur supérieure,
comme d’une irradiation inhabituelle » 3. Cependant, mon analyse ne
s’attachera pas aux procédés d’ostentation retenus par l’âge baroque.
Paradoxalement, je me concentrerai sur Racine qui est l’auteur classique
par excellence. Son écriture est marquée par une pureté de forme et
d’expression qui a conduit Léo Spitzer à parler d’effet de sourdine 4. Il y
montre les procédés d’atténuation, et le caractère poli du style racinien.
Or si le style est aussi bien ramassé et si les passions elles-mêmes sont
1 Pour une définition complète de ces deux mouvements littéraires, se reporter à
É. Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, p. 224-227 et p. 397-405.
2 Pour un développement sur les effets de trompe-l’œil de l’art baroque, se reporter au
livre de J. Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1996.
3 G. Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 129.
4 L. Spitzer, « L’effet de sourdine dans le style classique : Racine », dans Études de
style, Paris, Gallimard, 1970, p. 208-335.
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dépeintes de manière à gommer tout excès 5, où trouver l’emphase 6 ?
Quelle est la parole qui sort d’elle-même et se détache de cette douce
et régulière musique racinienne ? Y a-t-il dans le théâtre de Racine le
déploiement d’un certain nombre de procédés « dont l’association
est censée provoquer chez le récepteur le sentiment que le langage est
impuissant à exprimer certains contenus » 7 ?
En réalité, l’effet de sourdine décrit par Léo Spitzer, si efficace pour
l’analyse de certains procédés stylistiques raciniens, ne semble pas
vraiment s’appliquer à l’expression du sentiment amoureux. Chez
Racine, la déclaration d’amour correspond à un moment d’emphase
tout à fait particulier dans lequel le style n’est pas inspiré par « l’éteignoir
de la froide raison », « privé de sensualité et d’émoi sexuel » 8. En effet,
il est peut-être réducteur de voir dans le style racinien, et a fortiori
dans la parlure de ses personnages, un sentimentalisme glacé privé de
corporalité 9. Non seulement les personnages déclarent leur amour
avec une emphase passionnée, mais ils parlent du corps de l’aimé et se
5 « Les personnages se diluent dans l’abstraction » (L. Spitzer, « L’effet de sourdine… »,
art. cit., p. 229). Il en va de même pour ce qui concerne les sentiments, à cause des
« pluriels typiques de Racine comme amours, fureurs, flammes ; cf. par exemple :
Baj., I, 4 : N’allez point par vos PLEURS déclarer VOS AMOURS » (ibid., p. 231).
6 La notion d’emphase « intéresse l’analyse du discours à deux titres très différents :
d’une part dans une tradition rhétorique comme procédure d’ornementation du
discours ; d’autre part, comme famille d’opérations syntaxiques qui ont pour effet
de mettre en relief une partie d’un énoncé » (P. Charaudeau et D. Maingueneau,
Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Le Seuil, 2002, p. 220). On s’intéressera
surtout à l’aspect rhétorique de l’emphase. La syntaxe racinienne joue des effets de
dislocation ; en revanche, les structures clivées ou semi-clivées ne suffisent pas à
former un échantillon représentatif.
7 Article « emphase », dans le Dictionnaire d’analyse du discours, op. cit., p. 220.
8 « La langue s’élève inopinément au pur chant poétique et à l’épanchement direct
de l’âme, mais vite l’éteignoir de la froide raison vient tempérer l’élan lyrique qui se
dessinait timidement dans l’esprit du lecteur » (L. Spitzer, Études de style, op. cit.,
p. 208). « Le renoncement au bonheur des sens a marqué la langue de Racine autant
que son œuvre » (Vossler, Jean Racine, chap V : « Racines Sprache und Verskunst »,
cité par L. Spitzer, « L’effet de sourdine… », art. cit., p. 208).
9 « C’est un style sécularisé, formé à la conversation usuelle, qui parvient à sa
hauteur et sa solennité essentiellement en renonçant au sensuel, au vulgaire et au
pittoresque coloré » (Vossler, Jean Racine, cité par L. Spitzer, « L’effet de sourdine… »,
art. cit., p. 208).
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livrent à des rêveries engendrées par ce corps 10. La déclaration d’amour
chez Racine joue de l’articulation paradoxale entre emphase et effet
de sourdine en mêlant les procédés d’amplification (copia 11) et de
condensation (brevitas 12).
Je me propose donc d’étudier cette emphase paradoxale dans la
déclaration d’amour afin de montrer comment le personnage racinien
met au jour une identité amoureuse complexe et dense, qui se résume
pourtant en deux mots : « J’aime ». On ne peut trouver de formule à
la fois plus emphatique et plus économique. Attachons-nous donc au
fonctionnement emphatique de la déclaration d’amour.
L’emphase comme revanche sur l’aphasie : la structure emphatique de
La déclaration d’amour apparaît à deux moments énonciatifs
différents. D’une part, le discours où le personnage déclare son amour
non à l’aimé mais à quelqu’un d’autre constitue la première étape de la
déclaration d’amour. Cette adresse se fait soit indirectement au public
dans un monologue, pour préparer l’aveu (Antiochus dans Bérénice), soit
directement à un confident (Phèdre à Œnone, Néron à Narcisse, Oreste
à Pylade, par exemple). On appellera ce premier aveu la prédéclaration.
Elle constituera le premier temps de l’analyse. D’autre part, le discours
de la déclaration d’amour à proprement parler est le moment où le
personnage déclare son amour à l’être aimé. Elle sera le support du
deuxième temps de l’analyse.
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la prédéclaration
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10 On verra que Néron fantasme sur le corps de Junie. Par ailleurs, G. Molinié analyse
la bouche de Bérénice comme l’élément central de la pièce de Racine. On peut
consulter à ce titre son article « Poéticité et Négativité : Bérénice ou l’Orient saccagé
(à propos de Bérénice, I-4) », dans Jean Racine et l’Orient, actes du colloque de Haïfa
de 1999, Tübingen, Biblio 17, n° 148, 2003, p. 65-68.
11 Pour une mise en perspective de la copia et de son héritage au xviie siècle, se reporter
au livre de J. Lecointe, L’Idéal et la Différence. La perception de la personnalité
littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993.
12 En ce qui concerne le travail sur la copia et la brevitas on peut se reporter à
l’ouvrage de M. Fumaroli, et en particulier à la partie intitulée « rhétorique et
exercices spirituels », dans L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la
Renaissance au seuil de l’époque classique [1980], Genève, Droz, 1994.
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À chaque fois qu’un personnage avoue son amour à un confident,
il retrace le moment du coup de foudre comme étant précisément le
moment coïncidant avec la perte du langage 13. La prédéclaration
donne naissance à un pur moment emphatique qui constitue alors une
victoire tardive sur l’aphasie. Par exemple, Néron confesse, en retraçant
l’aphasie liée à son coup de foudre : « J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est
perdue » 14. De même Phèdre déclare : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue
/ Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue / Mes yeux ne voyaient plus,
je ne pouvais parler / Je sentis tout mon corps et transir et brûler » 15.
Les exemples sont nombreux. Celui de Néron est particulièrement
intéressant car il représente bien le personnage racinien décrit par Spitzer
comme pris « dans [son] nimbe de noblesse et de froideur » 16. En effet,
contrairement à Phèdre, il semble un personnage froid et calculateur
qui s’épanche peu. Il détient une parole efficace 17 : il parle pour agir et
il commande à tous ses sujets. Pourtant, il se laisse aller à une forme de
débordement dans l’aveu de son amour. Sa prédéclaration se déroule
en trois temps : d’abord un moment d’extrême brièveté, condensé
en un alexandrin (« Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux » 18),
puis un moment intermédiaire et enfin une longue tirade retraçant
l’épanchement du sentiment pendant vingt-cinq vers.
Premier moment : la condensation de l’aveu (la brevitas).
Après le vocatif (« Narcisse ») qui a pour fonction d’ancrer la réception
de l’aveu, les accents emphatiques de l’alexandrin portent sur « fait » et
« amoureux ». Le démonstratif « c’ » suivi du pronom « en » a valeur de
condensation. Ils réduisent à l’extrême l’aveu grâce à leur formulation
13 Dans Sur Racine, Barthes s’intéresse au phénomène de l’aphasie qu’il considère
comme fondamentale pour expliquer les pièces de Racine. Il définit par exemple
Bérénice comme « la tragédie de l’aphasie » (R. Barthes, Sur Racine, Paris, Le Seuil,
1963).
14 Britannicus [1669], Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1982, II, 2, v. 396.
15 Phèdre [1677], Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1983, I, 3, v. 273-275.
16 L. Spitzer, Études de style, op. cit., p. 234.
17 Dans la mesure où Néron est le personnage qui agit en donnant des ordres, il utilise
des verbes à l’impératif, ce qui représente par essence le mode factitif : Néron meut
les autres autour de lui.
18 Britannicus, éd. cit., II, 2, v. 382.
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proleptique et anaphorique : en annonçant mais en retenant l’aveu, ils
en désamorcent le contenu dramatique, et donnent l’impression qu’il
n’est besoin de nulle autre explication. La portée informative de ce vers
est suffisante, et la scène pourrait s’arrêter sur cette séquence brève.
Le message principal a été formulé. D’ailleurs, Narcisse ne réclame
pas de complément d’information : il ne cherche pas à savoir qui est
l’objet aimé. En revanche, il demande uniquement la confirmation de
l’information susdite : « Narcisse : Vous ? Néron : Depuis un moment,
mais pour toute ma vie / J’aime, que dis-je aimer ? J’idolâtre Junie ! ».
Deuxième moment : la portée transformationnelle de l’épanorthose.
Troisième moment : l’amplification de l’aveu.
Le troisième temps de la prédéclaration est un pur moment
emphatique (la copia). Le discours met l’accent sur l’expressivité et
non l’informativité. Le propos ne fait pas avancer l’action. L’emphase
représente ainsi un différentiel énonciatif qui relève de la fonction
expressive. Elle fonctionne comme une réserve argumentative qui
s’épanche pour dépasser l’expérience de l’indicible. Le passage de
la brevitas à la copia correspond à une amplification du sentiment
amoureux évoqué précédemment sous forme condensée. Néron offrait
d’abord une sorte de médaillon de son être : il l’ouvre maintenant pour
nous donner accès à son intériorité cachée.
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Cette deuxième phrase marque le passage de la brièveté à l’abondance
par le biais de l’épanorthose. On trouve deux corrections qui ont toutes
deux pour fonction d’amplifier ce qui vient d’être dit (« un moment »
vs « la vie » ; « aimer » vs « idolâtrer »). Les deux épanorthoses des deux
alexandrins font sentir un changement dans l’expression de l’intensité.
Par la suite, cette intensité va donner naissance à une amplification, qui
devient le procédé inverse de la condensation.
Excité d’un désir curieux,
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
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Belle, sans ornement, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
Immobile, saisi d’un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C’est là que solitaire,
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler,
J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois mais trop tard, je lui demandais grâce ;
J’employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m’en fais peut-être une trop belle image ;
Elle m’est apparue avec trop d’avantage :
Narcisse, qu’en dis-tu 19 ?
La prédéclaration fait rupture avec le vers précédent, consacré à la
parole de Narcisse. L’aveu déborde ainsi la structure de l’alexandrin,
puisque le vers n’est même pas interrompu à l’hémistiche 20 et se présente
ainsi comme une parole que ne peut contenir la métrique habituelle.
Ensuite, cette longue tirade joue de plusieurs effets stylistiques propres
à l’emphase dont on analysera les plus emblématiques :
19 Ibid., II, 2, v. 385-398.
20 Contrairement à ce qui se passe dans Phèdre quand Théramène pose une question
semblable à Hippolyte, ce dernier attend le second hémistiche pour formuler sa
réponse : « Théramène : Aimeriez-vous, Seigneur ? Hippolyte : Ami, qu’oses-tu
dire ? / Toi qui connais mon cœur depuis que je respire. / Des sentiments d’un cœur
si fier, si dédaigneux. / Peux-tu me demander le désaveu honteux ? », Phèdre, éd. cit.,
I, 1, v. 65-68.
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Les procédés d’accumulation : polysyndète et hyperbate
La dislocation et l’asyndète de gradation
L’emphase se lit également à travers le détachement des épithètes
placées à gauche et dès l’ouverture de l’alexandrin, c’est-à-dire à une
place stratégique. Le bouleversement attendu des constituants crée un
puissant effet d’attente en raison du retard dans la nomination du pivot
de rattachement de ces épithètes. Au vers 389, les épithètes ont une
valeur de gradation accentuée par l’asyndète : « belle, sans ornement,
dans le simple appareil d’une beauté qu’on vient arracher au sommeil » 23.
Peu à peu, l’image de Junie se précise et le spectateur comprend qu’elle
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La juxtaposition des segments nominaux a valeur d’essoufflement :
« Cette négligence / Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence /
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs » 21 : la juxtaposition alterne
avec la coordination, ce qui rend le débit plus impressionnant. La
répétition même de la conjonction de coordination « et » donne
l’impression d’une quête d’exhaustivité sans limite. Sur le plan formel,
la polysyndète n’est pas construite régulièrement. Elle a un effet
d’hyperbate, ce qui donne l’illusion d’un allongement syntaxique.
L’affolement apparaît dans l’antithèse : les cris et le silence, qui
représentent les deux extrêmes de la réalisation de la parole. Cette
antithèse est accentuée par celle des pluriels et du singulier. Alors que
l’accumulation des pluriels met l’accent sur la saturation produite par
l’effet de nombre 22, le singulier rejeté en clausule de segment crée
un fort contraste. Le silence est un terme de condensation abstraite
qui permet de renvoyer non seulement à l’aphasie de Néron, mais
également à tout ce que Junie ne lui dit pas encore. Les cris, comme le
silence, représentent tous deux une non-articulation de la parole, qui
cherchera à se formuler ultérieurement.
21 Britannicus, éd. cit., II, 2, v. 391-393.
22 Cette valeur des pluriels est ici loin de celle définie par L. Spitzer qui attache
à certains pluriels une valeur « d’estompement des contours » (Études de style,
op. cit., p. 217).
23 Britannicus, éd. cit., II, 2, v. 389-390.
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est nue 24. Ce dévoilement se fait par touches correctives, et il devient
difficile de douter de la nudité de Junie quand surgit la violence du verbe
« arracher ». De plus, si l’on examine les épithètes détachées de cette
tirade, on s’aperçoit qu’elles se rapportent toujours aux sentiments et
aux attributs des deux personnages, Junie et Néron (« excité », « triste »,
« belle », « immobile »). En utilisant d’abord l’adjectif, et en le détachant
syntaxiquement de son support, Néron donne à imaginer un condensé
de l’humain, ce qui met en valeur l’émotion avant tout autre chose. Le
spectateur voit les images intrinsèques aux personnages se succéder et
ces seuls quatre adjectifs représentent un condensé du schéma narratif :
Excitation-Tristesse-Beauté-Immobilité. C’est bien l’excitation sexuelle
de Néron qui le conduit à enlever la triste Junie dont la beauté le stupéfie
jusqu’à l’immobilité.
Le rythme emphatique On relève un enjambement, et ils sont assez rares dans la métrique
racinienne pour que celui-ci vaille la peine d’être noté, d’autant plus
qu’il s’inscrit ici dans la montée de l’excitation sexuelle : « Belle,
sans ornements, dans le simple appareil / D’une beauté qu’on vient
d’arracher au sommeil » 25. Ce segment compris dans une phrase
beaucoup plus longue dépend du seul verbe conjugué de la phrase :
le verbe de vision. Néron fait entendre uniquement par ce rythme
l’effet de son érection devant le corps nu de Junie, excitation qui
apparaissait déjà sensiblement dès le premier vers, à travers le participe
24 Ici, on dépasse les interprétations de L. Spitzer et J. Mesnard pour qui la tirade est
dépourvue d’érotisme et se limite à un « beau désordre ». En effet, L. Spitzer, à la
suite de J. Mesnard qu’il cite et complète, remarque l’emphase de la mise en relief,
mais il en tempère l’appréciation en parlant de : « relief doux. On note le “beau
désordre” (la description repose sur des antithèses : ombres-flambeaux, crissilence, farouches-timides), mais ces antithèses sont émoussées par la formulation
“en douceur” » ; Mesnard déjà l’a bien senti : « La peinture la plus achevée et la plus
frappante n’est peut-être pas celle de la scène elle-même si vivement mise sous
nos yeux, c’est plutôt… celle de l’âme de Néron » (P. Mesnard, Œuvres de J. Racine,
Paris, Hachette, coll. « Les Grands écrivains de la France », 1885-1888, p. III, cité par
L. Spitzer, dans Études de style, op. cit., p. 287). À mon sens, il ne s’agit pas de l’âme
de Néron, mais du corps de Junie dont la vue et la commémoration par la pensée
mettent le corps de Néron en érection.
25 Britannicus, éd. cit., II, 2, v. 389-390.
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Le cogito racinien : la structure emphatique de la déclaration d’amour,
de la condensation à l’amplification
Quand le personnage racinien avoue son amour à l’autre, il touche alors
pleinement la profondeur et l’essence de son être. C’est pour cette raison
que l’on décide de nommer ce phénomène : cogito racinien. J’aime, donc
je suis. On retrouve cette dynamique dans presque toutes les pièces.
Par exemple, dans Bérénice, Antiochus est l’être invisible. Aux yeux de
Titus et Bérénice, c’est une forme de personnage transparent et sans
contenu dans lequel ils projettent leurs confidences et leurs inquiétudes.
Antiochus représente pour eux une sorte de caisse de résonance qu’ils
acceptent tant qu’elle renvoie le reflet de leur propre amour. Or c’est
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d’ouverture « excité » et la diérèse sur « curieux ». Le rythme ternaire
de l’alexandrin est celui de la palpitation : il nous montre un crescendo
rythmique qui culmine avec l’enjambement. On a le schéma suivant :
« Belle [2] », avec une coupe lyrique qui fait entendre le [ɛ] ; « sans
ornements [4] » soit un segment qui compte le double de syllabes ;
puis la syntaxe s’affole avec l’enjambement qui relie dans une cascade
rythmique le nom à son complément. Tout à coup Néron s’épuise
et s’interrompt brusquement, comme s’il n’allait pas au bout de sa
pensée et qu’il se censurait lui-même. On peut aller jusqu’à parler
d’ellipse voire d’aposiopèse, et la fausse question qui suit ne doit pas
faire illusion : « Que veux-tu ? » 26. Elle sert de diversion et permet à
Néron de retrouver ses esprits.
Cette seule prédéclaration illustre clairement la façon dont
condensation et amplification se mêlent au moment de l’expression
amoureuse. Il convient de voir à présent si cette alliance fonctionne aussi
bien dans la déclaration d’amour à proprement parler. Elle constitue un
moment encore plus important car elle représente le paroxysme de la
pièce. C’est seulement à cet instant que le personnage prend pleinement
conscience de lui-même et accepte, par cet acte de profération, la
complexité et les contradictions de son être.
26 Ibid., II, 2, v. 391.
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précisément quand Antiochus révèle son amour à Bérénice qu’il
s’accomplit comme être, et qu’il assume puis gagne son identité. Cette
transformation est si bien perçue par Bérénice, qu’elle lui est intolérable :
elle le rejette et le force à l’exil. L’emphase de la déclaration d’amour
correspond à une sortie du silence d’autant plus pénible que Bérénice
le lui avait imposé. En déchirant le voile, Antiochus ose dire qui il est :
« Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits / Qui me voyant
toujours, ne me voyaient jamais » 27.
L’écart entre l’être véritable et l’être fantasmé apparaît à travers le
paradoxe et le polyptote sur le verbe voir. La déclaration d’amour
transforme le regard de l’aimé(e). Cependant, le moment privilégié de
cette prise de conscience apparaît dans un discours emphatique qui fait
alterner de manière éclatante brièveté et épanchement, condensation
et amplification. Le personnage profère une formule résomptive
(« J’aime ») avant de l’expliciter dans un discours amplifié. En ce sens, la
séquence brève : « J’aime » représente le passage obligé de la déclaration
d’amour racinienne. On l’appelle cogito car ce premier aveu est le
moment où le sujet se recentre d’abord sur lui-même en pensant son
amour (« J’aime »), avant de s’attacher à l’autre et de le prendre comme
support de son sentiment (« je T’aime »). On pourrait ainsi résumer
la formule de la façon suivante : Amo, ergo sum (J’aime, donc je suis).
Je me dis à moi-même, avant de te le dire, comment ce sentiment se
rattache à toi et la façon dont il se décline. Le meilleur exemple est celui
de Phèdre :
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison 28.
On trouve presqu’à chaque fois cette phrase couperet « J’aime ».
Antiochus l’utilise aussi mais au passé simple et c’est précisément
27 Bérénice, éd. cit., I, 4, v. 275-276.
28 Phèdre, éd. cit., II, 6, v. 672-676.
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29 « J’aimai. J’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère, / Il vous parla pour moi. Peut-être sans
colère / Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut / Titus, pour mon malheur, vint,
vous vit et vous plut », Bérénice, éd. cit., I, 4, v. 191-194.
30 Pour la construction absolue du verbe « aimer », se reporter à Phèdre : vers 673,
261-262, et 1122 ; Bérénice : vers 191, 455, et 1479. Pour les occurrences dans les
autres pièces, on pourra consulter l’analyse des différents relevés au sein de ma
thèse, en cours de rédaction : Le Cœur en maux. Stylistique de l’identité amoureuse
à travers les déclarations d’amour chez Racine. On y trouvera un travail plus
détaillé sur le classement des occurrences, en fonction de leur valeur énonciative
et pragmatique.
31 L’aveu amoureux qui fait directement suite à un verbe de connaissance conjugué
à l’impératif se retrouve dans de nombreuses pièces de Racine, ce qui prouve à
nouveau le lien entre la déclaration d’amour et la notion d’identité. Se reporter,
par exemple, au vers d’Antiochus qui, avant de révéler à Titus l’amour qu’il porte à
Bérénice, amorce son aveu par la phrase suivante : « Mais connaissez vous-même
un prince malheureux », Bérénice, éd. cit., V, 7, v. 1430.
32 Pour la notion de co-énonciation, on peut se rapporter au collectif dirigé par
R. Amossy et J.-M. Adam, Les Images de soi dans le discours : la construction de
l’ethos, Genève, Dalachaux et Niestlé, 1999.
33 On se sert ici de la notion de valence verbale définie par Lucien Tesnière, dans
Éléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1988.
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jennifer tamas La déclaration d’amour chez Racine
cette formule qui amorce l’aveu 29. Mais on retrouve exactement ce
même phénomène pour presque tous les personnages 30. Cette extrême
économie de moyen représente ainsi le stylème racinien de la déclaration
d’amour. Dans le cas de Phèdre, la formule apparaît après le verbe de
connaissance au mode jussif 31. Cet ordre montre la façon dont Phèdre
cherche à créer une relation de co-énonciation 32 qui fonderait un
amour réciproque. Si le locuteur répondait, la déclaration d’amour
serait au moins entendue. Mais dans la mesure où la déclaration n’est
pas suivie d’effet perlocutif, elle n’a de performativité que dans sa simple
dimension réflexive. Cependant, cette dimension est importante car
la profération de ces mots fait exister l’amour aux yeux d’Hippolyte
qui est présent et forcé de « connaître » Phèdre. Saisir l’être racinien,
c’est accéder à son identité amoureuse : « J’aime ». L’expression est
d’autant plus saillante qu’elle met à mal la valence verbale 33 du terme
clé. Le verbe est construit de manière absolue, donnant à voir une
image condensée de l’être amoureux. C’est comme si le verbe devenait
attributif et qu’il établissait une équivalence sémantico-référentielle
avec son sujet. « J’aime ». À nouveau, la coupe lyrique donne à entendre
l’emphase de l’intonation. L’absence de complément est saisissante.
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La pause de la voix que crée cette béance relève de la performance de
l’actrice qui pourra pleinement théâtraliser son discours amoureux. La
tirade cumule ensuite les moyens emphatiques destinés à faire accepter
le surgissement de l’identité amoureuse. La figure de l’épanorthose
permet une nouvelle fois d’opérer le passage de la condensation à
l’amplification 34. En effet, l’épanorthose grammaticale est essentielle
car elle change l’orientation du discours amoureux. À ce moment,
l’accent est mis sur le destinataire. Il est représenté par un pronom
personnel qui scelle l’union entre le moi et l’amour (« ne pense pas
qu’au moment que je t’aime / innocente à mes yeux je m’approuve
moi-même » 35), ce qui est merveilleusement accentué par la rime :
« je t’aime » et « moi-même ». Or cette association représente par
excellence le phonème racinien de la déclaration d’amour. Il fait partie
intégrante du Amo, ergo sum. On a remarqué que dans toutes les pièces
de Racine, à deux exceptions près, la formule « je t’aime » rime toujours
avec un pronom réfléchi 36. C’est bien la preuve qu’il existe un lien
profondément essentiel entre l’amour et l’identité. Cela ne signifie pas
pour autant qu’il s’agisse d’une identité unifiée et apaisée. Phèdre est
consciente que deux voix parlent en elle : celle de l’amour et celle du
jugement. L’amour la transforme sans emporter sa profonde adhésion,
ce que marquent ensuite les négations. Mais après la force de ce bref
aveu, elle s’adonne dans le reste de sa tirade à de longues explications
articulées par le mode de l’amplification.
Chez Racine, la déclaration d’amour est donc proférée selon une
emphase dont l’analyse ne peut se limiter à des segments longs ou à
des segments courts. L’emphase joue sur des procédés de condensation
34 On avait vu que pour Néron l’épanorthose produisait le passage de l’aveu bref à
l’aveu amplifié en permettant de changer l’intensité du discours amoureux.
35 Phèdre, éd. cit., II, 5, v. 673-674.
36 Pour l’œuvre de Phèdre, se reporter aux vers : 673-674, 697-698, 1129-1130, et
1345-1346. Pour Bérénice, se reporter aux vers : 19-20, 463-464, 811-812, 999-1000,
1111-1112, 1135-1136, 1291-1292, 1451-1452, et 1495-1496. Pour les occurrences des
autres pièces, on pourra également consulter les résultats avancés par ma thèse en
cours de rédaction (Le Cœur en maux. Stylistique de l’identité amoureuse à travers
les déclarations d’amour chez Racine).
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jennifer tamas La déclaration d’amour chez Racine
et d’amplification précisément parce qu’elle est au service d’une parole
tout à fait particulière qui cherche à se saisir, avant de s’expliquer à
l’autre. En effet, la déclaration d’amour est par nature un discours
qui tout en pouvant se réduire à l’énoncé le plus dépouillé : « je vous
aime » s’enracine dans un énoncé encadrant beaucoup plus épanché.
Or l’apothéose du « je t’aime » correspond au seul moment informatif
de la parole amoureuse, tandis que le reste du discours amoureux ne
met l’accent que sur l’expressivité de celui qui parle. C’est précisément
à l’instant où le « je t’aime » est proféré que le destinataire accède à la
lumière d’un nouveau savoir. Et pourtant, le locuteur continue de parler
abondamment.
Ainsi, les tragédies de Racine laissent apparaître que la déclaration
d’amour est moins un discours qui cherche à persuader l’autre,
qu’un moment privilégié pour lui faire entendre les inflexions d’une
subjectivité naissant à elle-même et s’assumant enfin. Dire son amour,
c’est accepter de se laisser transformer par lui, tout en ayant l’audace
d’avouer à l’aimé(e) l’avènement de cette identité amoureuse. En
ce sens, l’emphase apparaît comme une réserve argumentative qui
s’épanche pour venir justifier (comme Phèdre), ou dépasser (comme
Néron) l’indicible. S’arrêter à « je t’aime » reviendrait à demander à
l’autre de répondre immédiatement. Or le détour emphatique est
aussi un moyen de laisser à l’autre le temps nécessaire à se remettre de
la violence verbale qu’il vient de subir. Enfin, l’emphase est aussi un
détour esthétique, qui permet de chanter les effets de l’amour sur la
scène théâtrale.
Ainsi, les effets de condensation et d’amplification représentent
les deux modes d’articulation capables d’exprimer le hiatus de l’être
amoureux déchiré entre soi et l’autre. La figure de l’épanorthose
est essentielle car elle montre clairement les efforts de l’être qui
cherche à exprimer l’indicible sans jamais y parvenir. La déclaration
d’amour représente le discours impossible, car en voulant parler à
l’autre de lui-même, on ne lui parle que de soi, sans même s’en rendre
compte. La déclaration d’amour ne parvient pas à délimiter ce qui
relève de soi et ce qui relève de l’autre : « Faibles projets d’un cœur
trop plein de ce qu’il aime / Hélas ! Je ne t’ai pu parler que de toi-
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même ! » 37. Phèdre s’illusionne, puisque c’est bien d’elle-même qu’elle
a parlé pendant sa longue déclaration d’amour.
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37 Phèdre, éd. cit., II, 5, v. 667-668. On remarque à nouveau la rime entre le verbe aimer
et le pronom réfléchi.
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