L`intersectionnalité en débat : pour un renouvellement des
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L`intersectionnalité en débat : pour un renouvellement des
L’intersectionnalité en débat : pour un renouvellement des pratiques féministes au Québec Étude réalisée dans le cadre du Service aux collectivités de l’UQAM en partenariat avec la Fédération des femmes du Québec (FFQ). Par Geneviève Pagé et Rosa Pires, Université du Québec à Montréal Table des matières Remerciements ................................................................................................................................ 4 Résumé ............................................................................................................................................... 5 Liste des figures ............................................................................................................................... 6 1. Contexte de l’étude...................................................................................................................... 7 2. Le questionnaire ........................................................................................................................ 12 2. a) Les questions ....................................................................................................................................................................12 2. b) Construction des catégories sociodémographiques.....................................................................................13 2. b) 1. Femmes racisées et femmes marginalisées ...........................................................................................14 2. b) 2. Croyantes ou non-croyantes sur fond de débat de la Charte des valeurs. .............................16 2. b) 3. Les champs d’action ...........................................................................................................................................18 2. b) 4. Les types de membres .......................................................................................................................................18 2. c) Systèmes d’oppression.................................................................................................................................................18 3. Les résultats simples du questionnaire .............................................................................. 19 3. a) Connaissances et utilisation de l’approche intersectionnelle .................................................................19 3. b) Attitudes envers l’approche intersectionnelle et les oppressions........................................................24 3. c) Importance des différents systèmes d’oppression........................................................................................29 4. Les résultats croisés du questionnaire................................................................................ 30 4. a) Influence de la connaissance sur les autres questions................................................................................31 4. b) Influences des appartenances sociodémographiques sur les attitudes.............................................36 4. b) 1. Âge ...............................................................................................................................................................................36 4. b) 2. Race et marginalisation ....................................................................................................................................39 4. b) 3. Les membres associatives ...............................................................................................................................42 5. Entretiens collectifs .................................................................................................................. 43 5. a) Compréhension de l’intersectionnalité ...............................................................................................................45 5. b) Attitude et obstacles .....................................................................................................................................................46 5. b) 1. Le racisme au Québec ........................................................................................................................................47 5. b) 2. Le double statut du peuple québécois : colonisateur/colonisé ...................................................48 5. b) 3. Mauvaises compréhensions de l’intersectionnalité...........................................................................51 5. b) 4. Les privilèges .........................................................................................................................................................52 5. b) 5. La centralité du patriarcat...............................................................................................................................52 5. c) La mise en application : succès et échecs ...........................................................................................................53 2 6. Validation des résultats ........................................................................................................... 55 7. Analyse globale, limites et conclusion ................................................................................. 55 Bibliographie .................................................................................................................................. 58 ANNEXE 1: Questionnaire sur l’intersectionnalité ............................................................... 61 ANNEXE 2 : Guide d’entretien pour les entretiens collectifs.............................................. 66 3 Remerciements Cette recherche n’aurait pu être possible sans le soutien financier, technique, administratif et humain du Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal, en particulier à travers le travail acharné de Lyne Kurtzman. Merci aux différentes membres de l’équipe de travail de la FFQ qui se sont relayées dans leur implication sur le comité de suivi de la recherche, Ève-Marie Lacasse, Alice Lepetit et Mélanie Sarrazin, en plus de l’ensemble de l’équipe de la FFQ. Un merci tout spécial à Bruno Marien pour son soutien technique et son expertise en analyse quantitative et en statistiques. Merci à Mahélie Caschetto-Lamoureux pour son travail de précision dans les retranscriptions. Un immense merci aux femmes de la FFQ qui ont pris le temps de répondre au questionnaire et particulièrement à celles qui se sont déplacées et ont pris un moment dans leur horaire surchargé pour venir discuter avec nous lors des les entretiens collectifs. 4 Résumé Face aux problèmes de l’inclusion et des rapports de pouvoir toujours présents à l’intérieur du mouvement des femmes, la Fédération des femmes du Québec utilise depuis plusieurs années l’approche de l’intersection des oppressions pour analyser les enjeux concernant les droits des femmes. Cette approche analyse les impacts et les interactions des différents systèmes d’oppression sur la vie des femmes. Toutefois, après plusieurs tentatives de vulgarisation et de formation, la persistance d’une incompréhension ou d’une résistance questionna la FFQ et l’obligea à retourner vers sa base. Ainsi, cette recherche avait comme but principal de permettre à la FFQ de mieux comprendre la relation qu’entretient son membership avec l’approche de l’intersection des oppressions afin qu’elle puisse dans une étape éventuelle penser aux manières d’adapter ses outils et approches en fonction des résultats. Afin de documenter cette relation, nous avons d’abord sondé 121 membres individuelles et associatives de la FFQ à travers un questionnaire en ligne qui nous a permis de recueillir des données quantitatives et qualitatives sur la connaissance et les perceptions qu’ont les membres de l’approche de l’intersection des oppressions. Dans un deuxième temps, 14 membres ont participé à des entretiens collectifs durant lesquels nous avons exploré les compréhensions qu’ont les participantes du sujet d’étude en contexte d’interactions sociales. Les verbatim de ces entretiens collectifs ont été codés et analysés avec la technique de « condensation des données » (Miles et Huberman, 1994; Tesch, 1990) afin de dégager les thèmes dominants. L’analyse de nos résultats révèle une attitude très positive face à l’intersectionnalité chez les membres de la FFQ. Ces dernières démontrent une très bonne connaissance de cette approche. La majorité des répondantes voient dans l’approche intersectionnelle une source d’enrichissement pour le mouvement et un outil essentiel pour la lutte contre le patriarcat, exception faite d’une petite poignée de femmes qui s’oppose avec virulence à cette approche. Si les femmes sont assez unanimes sur le potentiel inclusif de cette approche, les résultats sur le potentiel de division pour le mouvement sont plus ambigus. En effet, les résultats démontrent une certaine crainte face à la division que pourrait entrainer l’intégration de l’approche intersectionnelle, particulièrement chez les femmes de plus de 45 ans. Par ailleurs, nos résultats (test Khi2) n’ont pas permis de confirmer l’idée que les femmes racisées, les femmes marginalisées ou les femmes croyantes avaient une attitude différente des autres femmes face à l’approche intersectionnelle. Beaucoup de répondantes, qu’elles soient membres associatives ou individuelles, ont soulevé des difficultés dans la transition de la théorie à la pratique et mentionnent certains blocages liés aux incertitudes sur la façon d’aller de l’avant. Ces enjeux ont également été soulevés et ont été confirmés lors des entretiens collectifs. Plus généralement, les entretiens collectifs ont confirmé les résultats obtenus dans le questionnaire et ont permis d’approfondir certains éléments, notamment en identifiant cinq obstacles à l’intégration de cette approche : le racisme au Québec; le double statut de colonisateur/colonisé; les mauvaises compréhensions de l’intersectionnalité; la difficulté à reconnaitre nos privilèges; et la centralité du patriarcat. Finalement, les femmes soulèvent les difficultés à reconnaître certains privilèges lorsque les femmes sont encore en contexte d’oppression patriarcale. La difficile réalité de certaines femmes nous rappelle que la lutte contre le patriarcat est encore importante et qu’il ne faut pas perdre de vue cet aspect de la lutte. 5 Liste des figures Figure 1 : Connaissance de l’approche intersectionnelle ................................................... 20 Figure 2 : Niveau d’accord avec la phrase « Je considère que j’utilise une approche intersectionnelle dans mon militantisme féministe/mon travail » .............................. 24 Figure 3 : L’approche intersectionnelle peut enrichir/diviser le mouvement...................... 25 Figure 4 : L’approche intersectionnelle peut permettre au mouvement féministe de mieux représenter les intérêts de toutes les femmes/éloigne de sa mission première ............ 26 Figure 5 : L’approche intersectionnelle peut nuire/enrichir le mouvement ........................ 26 Figure 6 : Présence des systèmes d’oppression ................................................................. 29 Figure 7 : Les systèmes d’oppression créent des injustices pour les femmes ..................... 30 Figure 8 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec son utilisation dans le militantisme.............................................................................................................. 32 Figure 9 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec son utilisation au travail ................................................................................................................................. 32 Figure 10 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle peut enrichir la réflexion .................................................................................................. 33 Figure 11 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle peut enrichir le mouvement .............................................................................................. 33 Figure 12 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle peut diviser le mouvement ............................................................................................... 34 Figure 13 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle écarte la lutte contre le patriarcat ........................................................................................ 35 Figure 14 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle peut amener à une pratique plus inclusive ........................................................................ 35 Figure 15 : Pourcentage de répondantes qui croient que l’approche intersectionnelle peut enrichir le mouvement en fonction de l’âge aggloméré .......................................................... 38 Figure 16 : Proportion des femmes par catégories d’âge aggloméré qui croient qu’elle peut nuire au mouvement féministe ........................................................................................... 38 Figure 17 : Présence du racisme dans la société en fonction de l’âge aggloméré ............... 39 Figure 18 : Proportion de femmes marginalisées et non marginalisées en accord avec l’affirmation que l’intersectionnalité éloigne le mouvement de sa mission première . 41 6 1. Contexte de l’étude Afin d’aborder les problèmes d’inclusion et de rapports de pouvoir toujours présents à l’intérieur du mouvement des femmes (Bénoliel, 2014; Maillé, 2007; Osmani, 2002), la Fédération des femmes du Québec (FFQ) privilégie depuis quelques années l’approche de l’intersection des oppressions pour analyser les différents enjeux concernant les droits des femmes. Selon la définition retenue par la FFQ, cette approche analyse les impacts et les interactions des différents systèmes d’oppression sur la vie des femmes.1 Toutefois, l’usage de cette approche ne fait pas l’unanimité au sein du mouvement et a causé des remous, notamment dans le cadre des États généraux de l’analyse et de l’action féministes (2 mai 2011 à novembre 2013) et à l’Assemblée générale de la FFQ du 25 et 26 mai 2013. Les instances de la FFQ sont convaincues du potentiel de cette approche. Elles espèrent qu’elle contribuera à modifier des théories féministes et incitera à changer les pratiques afin d’aller vers une plus grande inclusion de toutes les femmes et une remise en question des rapports de pouvoir entre les femmes elles-mêmes. Cependant, et ce malgré plusieurs tentatives de vulgarisation et de formation (2 ateliers en mai 2012, colloque en mai 2013, atelier sur la place des femmes racisées, Table de réflexion sur l’égalité, etc.), une résistance subsistait vis-àvis de cette approche, ce qui questionna l’équipe de travail et les instances de la FFQ et l’obligea à retourner vers sa base. Plutôt que de conclure que la résistance est due à des positions politiques divergentes, la FFQ voulait documenter la question et connaitre le niveau de compréhension qu’en avaient ses membres – l’approche étant reconnue pour sa complexité notamment dans sa mise en pratique par les groupes de femmes – et tester leurs perceptions quant à l’utilité de l’approche intersectionnelle pour faire avancer les débats et l’action collective dans le mouvement féministe vers une plus grande prise en compte des besoins des femmes appartenant à des groupes minorisés (femmes en situation de handicap, femmes lesbiennes, femmes des minorités visibles, etc.). De manière générale, cette recherche porte sur la notion d’intersection des oppressions, sa mise en pratique par les groupes féministes et les difficultés rencontrées dans la transition entre la théorie et la pratique. La FFQ utilise cette notion qui permet de faire face à la nécessité de l’inclusion d’une diversité de femmes et de reconnaitre les rapports de pouvoir (classisme, 1 Fédération des femmes du Québec. « Le féminisme à la FFQ: retour sur un long parcours », La FFQ en bref, 15 Mars 2013. 7 racisme, âgisme, etc.) qui existent au sein même du mouvement féministe. En effet, à l’instar de la plupart des mouvements féministes occidentaux, le mouvement féministe québécois, et la FFQ en son sein, a été la cible de critiques parce qu’il ne prenait pas suffisamment en considération les préoccupations et les priorités des femmes issues de l’immigration ou des communautés culturelles (Descarries, 2005; Maillé, 2007; Osmani, 2002; Pagé, 2012a; 2012 b). La FFQ estime que l’analyse intersectionnelle offre des outils théoriques pour amorcer un changement en profondeur dans la compréhension des réalités de l’oppression des femmes afin de rectifier ces problèmes. D’abord développée par les féministes afro-américaines opprimées par un système raciste, capitaliste et sexiste (Collins, 1990; 2002; Combahee River Collective, 1977; Crenshaw, 1989; 1990; hooks, 1981; 1984), la théorie de l’intersection des oppressions pose les systèmes d’oppression comme étant simultanés, co-constitués et toujours en interaction (Bilge, 2009). Dans le cadre de cette recherche, nous conservons une définition de l’intersection des oppressions ancrée dans trois prémisses : 1) les oppressions (de sexe, de race, de classe, etc.) sont vécues simultanément et il est difficile de les distinguer les unes des autres; 2) les systèmes d’oppression s’alimentent et se construisent mutuellement tout en restant autonomes; 3) ainsi, la lutte ne peut être conçue comme un combat contre un seul système d’oppression; les systèmes doivent être combattus simultanément et ils ne peuvent être hiérarchisés dans la lutte (Pagé, 2012a). Cela étant dit, l’analyse d’une situation en particulier peut mettre en relief l’impact démesuré de certains systèmes d’oppression dans un contexte spécifique sans pour autant ordonnancer la lutte contre les systèmes dans leur totalité. Aussi, nous postulons que plusieurs niveaux d’analyse peuvent mettre à profit l’approche de l’intersection des oppressions. Nous adoptons donc les 3 niveaux d’analyse identifiés dans les écrits de Patricia Hill Collins (1990), soit : 1) l’analyse individuelle qui se concentre sur la manière avec laquelle les systèmes d’oppression se combinent et interagissent pour définir les circonstances de vie des femmes individuellement; 2) l’analyse en termes de groupes ou communauté qui se penche sur le sens que donnent collectivement les groupes aux catégories et les effets sur l’ensemble d’un groupe; 3) l’analyse systémique qui identifie l’articulation des systèmes d’oppression et leur interaction. À ces trois niveaux, nous en ajoutons un quatrième qui prend sa source dans les théories matérialistes françaises de l’oppression, soit les rapports sociaux (Kergoat, 1982). Nous pouvons ainsi analyser comment les différents rapports sociaux (de sexe, de race, de classe, etc.) se construisent mutuellement (Pagé, 2014). 8 Les récents débats sur le port du voile et le projet de Charte des valeurs québécoises ont forcé plusieurs groupes de femmes à réfléchir à la complexité des notions d’égalité et de justice, d’identité, d’intégration, de multiculturalisme et d’interculturalisme (voir entre autres Bosset et coll., 2009; Juteau, 1999; 2002; Labelle et coll., 2012). Dans ce contexte, la FFQ a porté une attention renouvelée aux outils théoriques qui pourraient lui permettre de conjuguer ses préoccupations quant à l’égalité et la marginalisation des femmes issues de l’immigration ou, plus largement, celles des femmes vivant d’autres formes d’oppression, sur la base de leur sexualité, de leurs habiletés physiques ou mentales, de leurs conditions socioéconomiques ou autres. En effet, le concept d’intersection des oppressions porte la promesse d’éviter le piège de la compétition entre les différentes formes d’oppressions, permettant ainsi de considérer les réalités des femmes dans leur diversité (Anthias, 2005; Bilge, 2009; Collins, 1998; Pagé, 2014). Cependant, comme plusieurs textes l’ont souligné, il y a des défis inhérents à la mise en œuvre du concept d’intersectionnalité à travers des pratiques concrètes (Barnoff et Moffat, 2007; Bilge, 2010; Corbeil et Marchand, 2006; 2010; Lépinard, 2005; Poiret, 2005). En effet, convertir les bienfaits d’une analyse de l’intersection des oppressions en changements concrets dans les pratiques, que ce soit dans le champ juridique, ou dans l’intervention féministe, comporte plusieurs difficultés. Christine Corbeil et Isabelle Marchand (2006) ont analysé les transformations amenées par ce concept dans le secteur de l’intervention féministe et les défis qui s’y rattachent. Les transformations exigées par ce changement de paradigme en ce qui concerne l’analyse de l’oppression des femmes dépassent largement les pratiques d’intervention : il s’agit d’un retournement conceptuel où la notion de l’oppression des femmes doit constamment être comprise en relation avec d’autres systèmes d’oppression (Bilge, 2010; Descarries et Kurtzman, 2009; Pagé, 2012a), car elle n’existe pas de manière désincarnée, à l’extérieur des systèmes de classe et de race, entre autres. Ainsi, ce sont les structures et pratiques, voire la mission de certaines organisations féministes qui peuvent être remises en question. Malgré les efforts déployés par la FFQ pour adopter ce changement de paradigme, certaines voix se sont élevées afin de mettre en garde contre les dangers d’adopter une approche intersectionnelle des systèmes d’oppression, notamment lors de l’Assemblée générale de la FFQ en 2013. Et, malgré l’adoption quasi unanime des grandes lignes de cette approche lors des États généraux, les instances de la FFQ avaient de nombreuses questions concernant les implications 9 réelles de l’adoption de cette approche et quant aux appréhensions et difficultés de compréhension et d’application de ses membres. Ces interrogations trouvent écho dans la littérature existante, notamment eu égard aux difficultés de compréhension, aux résistances politiques relatives à cette approche et aux obstacles à la transformation de la théorie en pratiques conséquentes (Barnoff et Moffat, 2007; Minnow, 2000; Oxman-Martinez et coll., 2002; Poiret, 2005; Prins, 2006). Cette recherche avait donc comme objectif principal de dresser un portrait de la relation qu’entretiennent les membres de la FFQ avec l’approche de l’intersection des oppressions afin que la FFQ puisse, éventuellement, adapter ses outils et approches à la lumière des résultats obtenus. Ce faisant, cette recherche est également une contribution aux débats en cours dans les écrits scientifiques énumérés ci-dessus qui ont pour objet les difficultés de transposition de l’approche intersectionnelle théorique dans des pratiques concrètes pour les groupes. En effet, les difficultés auxquelles fait face la FFQ ne lui sont pas particulières. Ce problème est rencontré dans plusieurs organisations féministes qui tentent de changer leurs pratiques, de renouveler leur analyse afin de répondre aux besoins diversifiés de leurs membres, dont nombre de groupes membres de la FFQ. Nous espérons donc que les résultats de cette recherche servent d’abord à la FFQ et à ses groupes membres, puis aux autres groupes féministes, et qu’ils permettent l’avancement des connaissances en ce qui a trait à la mise en application de l’approche intersectionnelle des oppressions, indépendamment des milieux d’action collective. Un deuxième objectif se rattachait à ce projet. Il s’agissait de fournir à la FFQ des données scientifiques pour une réflexion systématisée en vue de la reformulation des priorités d’action qui débutera lors du Congrès d’orientation de mars 2015. Ainsi, en plus du présent rapport, un document de réflexion vulgarisé a été produit afin d’alimenter les discussions et approfondir les débats au sein des membres de la FFQ. Dans cette recherche, nous avons tenté de répondre aux questions suivantes : quelle est la compréhension (définition) des membres de la FFQ de l’intersectionnalité des oppressions? Quelles sont leurs craintes et leurs réserves en regard du concept lui-même et en regard de son applicabilité dans leur contexte particulier? Croient-elles aux promesses de plus grande justice sociale de cette approche? 10 Afin de répondre à ces questions, nous avons systématiquement observé les réactions relatives à cette approche en considérant les facteurs suivants : les catégories de membres (individuel ou associative (représentante d’un organisme)); le lieu de résidence (grands centres urbains ou petits centres urbains/régions rurales); le champ d’action dans le mouvement féministe (agression sexuelle, violence conjugale, centre de femmes, travail, mondialisation, etc.); la trajectoire dans le milieu féministe (impliquée depuis combien de temps?); l’âge; la croyance religieuse; le fait d’être une femme « racisée » ou non; et d’autres facteurs de marginalisation (tels que définis par les femmes elles-mêmes).2 Ces catégorisations se justifient par la grande diversité des membres de la FFQ. Par exemple, il semblait probable que les enjeux, écueils et promesses de l’approche intersectionnelle soient perçus différemment par les membres habitant dans les régions de Montréal et Québec en comparaison avec celles vivant à l’extérieur des grands centres urbains. Il était également fort possible qu’une femme racisée ait une compréhension différente de cette approche et de son apport potentiel au mouvement des femmes qu’une femme non racisée. Dans cette perspective, nous espérions qu’en étant attentives aux différentes réalités des répondantes nous pourrions tirer des conclusions spécifiques aux multiples réalités. Cette recherche combine une méthode quantitative et qualitative et vise à produire des connaissances à partir du point de vue des participantes (Denzin et Lincoln, 1994; Hesse-Biber et Leavy, 2004; Miles, et Huberman, 1994; Tesch, 1990). L’utilisation de cette double méthode permet d’augmenter la fiabilité et la validité externe des résultats grâce à la triangulation des données. Cette recherche s’inscrit dans la méthodologie féministe qui privilégie la reconnaissance du point de vue situé des chercheures et leurs aprioris inhérents (Collins 1990; Harding, 2004). Nous combinons d’une part l’approche de la théorie ancrée (grounded theory) (Crooks, 2001; Dey, 1999; Glaser et Strauss, 1967), qui permet de se concentrer sur la compréhension qu’ont les participantes du sujet d’étude ainsi que sur les interactions sociales qui leur permettent de faire sens de leur situation et, d’autre part, l’analyse de discours (Starks & Brown Trinidad, 2007) qui permet d’étudier comment le langage et son utilisation par les participantes construit et reflète les dynamiques sociales et politiques. 2 Voir la section sur la méthodologie et les questions sociodémographiques pour plus détails et de justifications. 11 Nous avons ainsi décidé, dans un premier temps, de demander aux membres de remplir un questionnaire via internet afin de rejoindre un large bassin de participantes. Ce questionnaire comportait des questions quantitatives et qualitatives. Dans un deuxième temps, nous avons organisé des entretiens collectifs (focus group) afin d’enrichir nos données et d’aller chercher les éléments propres aux interactions entre les individus dans leur relation à cette approche. 2. Le questionnaire Pour la première étape de cette recherche, le questionnaire a été utilisé pour recueillir des données permettant de dresser un portrait général des perceptions et compréhensions de l’approche intersectionnelle des membres de la FFQ. Un courriel contenant les objectifs et motivations de la recherche ainsi que les instructions et le lien pour remplir le questionnaire (en ligne) a été envoyé à toutes les membres de la FFQ, qu’elles soient membres individuelles ou associatives. À l’origine, les participantes avaient un mois pour remplir le questionnaire, mais nous avons prolongé la période de la collecte d’informations à environ deux mois en raison du congé des fêtes. Un rappel a été envoyé par courriel au retour du congé ainsi qu’une semaine avant la date limite. Une adresse courriel a été créée pour l’envoi des instructions et du lien internet et les questionnaires ont été remplis en ligne à l’aide du logiciel crypté Sémato afin de s’assurer de la confidentialité des données. Ce questionnaire a permis de recueillir des informations principalement quantitatives, mais également quelques informations qualitatives (définitions, besoins, etc.). Les 900 courriels envoyés ont donné lieu à 121 questionnaires remplis valides par les membres, nous permettant ainsi un taux satisfaisant de réponse avec 13,4 % des membres. 2. a) Les questions Les questions (voir l’annexe 1) se divisent en cinq blocs thématiques majeurs. Le premier bloc de questions a pour objectif de cerner la compréhension et la familiarité avec l’approche de l’intersection des oppressions (questions 2 à 4). Le deuxième bloc (Q5-6, Q27-28, Q31) explore la mise en pratique de l’approche intersectionnelle et vise à saisir l’usage que les répondantes font de l’approche dans leurs pratiques professionnelles et féministes. Le troisième bloc recueille leurs perceptions quant à l’utilité et à l’efficacité de cette approche (Q7-10, Q21-26, Q29-30). Le 12 quatrième bloc porte sur l’importance de différents systèmes d’oppression et leur impact dans la vie des femmes (Q11-20). Le dernier groupe sert à identifier le profil des répondantes à l’aide de données sociodémographiques (Q1, Q32-39). Groupe de questions Objet Questions # A Compréhension 2, 3, 4 B Utilisation 5, 6, 27, 28, 31 Attitudes envers 7, 8, 9, 10, 21, 22, 23 24 25, 26, 29, l’intersectionnalité 30 C D E Importance des différents systèmes d’oppression Sociodémographie 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20 1, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38 2. b) Construction des catégories sociodémographiques Il importe ici de s’attarder à la construction et l’utilisation de catégories descriptives qui peuvent sembler enfermer les répondantes dans des catégories essentialisées. Puisque nous postulions que l’expérience de l’oppression favorise l’accès à des perspectives, analyses et compréhensions de la réalité différente de celle des membres des groupes dominants (Collins, 1990), il importait dans cette recherche de tenir compte, autant que faire se peut, du lien entre l’expérience de l’oppression et les perceptions et connaissance de l’intersectionnalité. En construisant les catégories de la manière dont nous l’avons fait, nous espérions pouvoir évaluer, par exemple, si les femmes racisées avaient une attitude différente vis-à-vis l’intersection des oppressions de celle des femmes du groupe majoritaire au Québec. Pour ce faire, nous devions donc lier les résultats de recherche à des catégories qui sont traditionnellement liées aux phénomènes de l’exclusion et de la domination, tout en étant conscientes du processus social à travers lequel ces catégories sont construites. Cependant, dans certains cas, nous avons essayé de modifier les catégories afin de refléter une compréhension critique de ces dernières et donner plus d’espace 13 aux femmes pour s’y retrouver. Voici donc les réflexions derrière certaines de ces catégories sociodémographiques. 2. b) 1. Femmes racisées et femmes marginalisées L’une des premières difficultés rencontrées lors de la construction de notre questionnaire a été de savoir comment reconnaitre les identités culturelles, les multiples oppressions ainsi que les facteurs de discriminations auxquels font face les femmes racisées. D’abord, on peut se demander qui est inclus, et qui est exclu, dans la notion de « femme racisée » (Fraser, 2004; Vickers, 1997; Scott, 2002). Nous avons choisi d’utiliser le terme femme « racisée », car il fait écho à la perspective théorique de la « formation raciale » (racial formation) de Michael Omi et Howard Winant (1994). Les auteurs définissent la formation raciale comme « le processus sociohistorique au sein duquel les catégories raciales ont été créées, ont été habitées, transformées et détruites » (Omi et Winant, 1994 : 56, notre traduction). De plus, plusieurs femmes afro-canadiennes et afro-américaine ont signifié leur préférence pour ce terme puisqu’il met en exergue le processus social par lequel un groupe est construit comme appartenant à une race définie comme implicitement inférieure. Puisque nous utilisons également la posture épistémologique de la théorie ancrée (grounded theory) qui met de l’avant l’interprétation que font les participantes de leur réalité, nous avons formulé la question de façon à laisser la place à l’expérience subjective des participantes. Nous avons donc demandé aux membres de répondre par l’affirmative ou par la négative à la question 33 « Je me considère comme une femme a) racisée ou b) non-racisée », décentrant ainsi le regard de la société et mettant de l’avant l’autodéfinition. Cependant, la catégorisation « femme racisée ou non » pouvant être réductrice de la complexité de la réalité à laquelle les femmes font face, nous avons ajouté une question ouverte qui demandait aux femmes de préciser leur réponse. Nous avons eu recours à cette question afin de sonder spécifiquement la position des répondantes dans la dynamique de racisation notamment parce que nous anticipions un biais favorable à l’approche intersectionnelle par les femmes racisées étant donné le contexte politique dans lequel se réalisait la recherche. Cela étant dit, nous postulions également que les femmes ayant vécu des expériences de marginalisation (pauvreté, situation de handicap, sexualité lesbienne ou non hétérosexuelle, etc.) à travers d’autres systèmes d’oppression seraient, elles 14 aussi, favorables à l’intégration de l’approche de l’intersection des oppressions dans le mouvement des femmes. Afin de tester cette hypothèse, nous avons formulé une question permettant aux femmes d’identifier ce phénomène sans pour autant présenter une longue liste de facteurs de marginalisation. Ainsi, on demandait à la question 38 « Je considère que je suis marginalisée a) oui ou b) non » et laissait un espace ouvert pour préciser. La portion ouverte de la question permettait aux femmes d’identifier des éléments ayant contribué à leur marginalisation, qu’ils soient classiques ou uniques. Nous espérions ainsi laisser aux femmes le choix d’identifier le ou les éléments qui ont été importants dans leur expérience de marginalisation. Dans le même ordre d’idées, l’identité « immigrante » porte également son lot d’ambigüité. Reste-t-on immigrante après l’acquisition de la citoyenneté? Et, si oui, jusqu’à quand? Pour qui et avec quels marqueurs? Est-on considéré comme immigrante lorsqu’on appartient à la deuxième ou troisième génération vivant au Québec? Comment les différents marqueurs (couleur de la peau, religion, sonorité du nom de famille) fonctionnent-ils pour exposer des origines autres que canadiennes-françaises? Nous avons donc décidé de laisser les femmes décider par et pour elle-même si le fait d’être immigrante était un facteur de marginalisation ou non en nous abstenant d’en faire une question spécifique. Sur un échantillon de 121 femmes, seulement dix (10) femmes se sont identifiées comme racisées et cinq (5) ont coché ni l’une ni l’autre des options. Parmi ces dernières, l’une a mentionné dans la case explicative être juive et anglophone, une autre disait appartenir à une minorité visible, mais ne se considérait pas comme racisée, et une personne se disant blanche ne savait pas si elle devait s’identifier comme racisée ou non. Les deux autres n’ont pas inscrit de données sociodémographiques. Parmi les femmes s’identifiant comme racisées, l’une s’identifie comme noire, une dit porter le foulard, une autre précise être d’origine italienne et française, une quatrième indique être d’origine arabe et de confession musulmane et une autre est Algérienne. Étonnamment, trois femmes disent être racisées comme blanches, une autre énonce que tout le monde est racisé en précisant qu’elle est Indo-européenne et une dernière nous parle d’expériences de discrimination basée sur l’âge. Comme nous le verrons, en rétrospective, l’importance que nous avons accordée à l’auto-identification a mené à des catégories contenant des expériences trop variées dans un petit échantillon pour analyser quantitativement des associations significatives. 15 À la question 38 sur la marginalisation, 23 femmes ont répondu « oui » à l’affirmation « Je considère que je suis marginalisée ». Quelques-unes (8) ont précisé leur orientation sexuelle (lesbienne ou non hétérosexuelle), quatre ont mentionné leurs conditions économiques (dette étudiante, monoparentalité), deux ont identifié leur âge comme facteur de marginalisation, une sa situation de handicap, et quelques autres nous ont donné des réponses variées (maternité, port du voile, embonpoint, etc.). Douze (12) femmes ont identifié dans cette question la marginalisation qu’elles subissent en tant que femmes. Notons cependant que de nombreuses femmes qui ne se sont pas identifiées comme marginalisées ont tout de même nommé des identités associées à la marginalisation dans l’espace prévu à cette fin. Bref, il semble que la population s’identifiant comme marginalisée n’est pas foncièrement différente de la population ne s’identifiant pas comme marginalisée. 2. b) 2. Croyantes ou non-croyantes sur fond de débat de la Charte des valeurs. Les débuts de cette recherche remontent à une conjoncture particulière que l’on ne peut passer sous silence : le débat autour de la Charte des valeurs québécoises.3 Étant donné les tensions et débats entourant les signes ostentatoires et la mise en opposition de l’égalité entre les hommes et les femmes et de la liberté de religion, les féministes se sont retrouvées divisées sur la laïcité, car l’enjeu au centre de ce projet de loi était l’interdiction de porter des signes religieux « ostentatoires », incluant le foulard, pour l’ensemble des employés.es de l’État, notamment dans les secteurs de la santé, de l’administration publique et de l’éducation. Aussi, il y avait d’un côté les féministes associant le foulard à un symbole oppressif qui appuyaient ce projet et considéraient que c’est la responsabilité de l’État de décourager ou d’interdire le port du foulard4 et, de l’autre, celles qui croyaient plutôt que l’intervention de l’État dans les pratiques 3 Présenté en novembre 2013 par le gouvernement du Parti québécois, le projet de loi 60 s’intitule Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que l’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. Pour des besoins de concision, nous l’appellerons la Charte des valeurs. 4 Pour de plus amples détails sur cette position, voir entre autre le mémoire déposé au Gouvernement du Québec par le groupe Pour le droit des femmes (2013). 16 vestimentaires et religieuses5 des femmes n’avait pas sa place dans un contexte où l’État est un des employeurs de choix pour les femmes.6 La position officielle de la FFQ se situait dans le 2e groupe. Dans son mémoire présenté à l’Assemblée nationale en janvier 2014, elle s’oppose au projet de loi 60 sur l’interdiction du port des signes religieux. Dans ce document, elle invite le gouvernement du Québec à retirer le projet de loi, jugeant que ce dernier « n’établit pas de façon satisfaisante les bases de la laïcité institutionnelle de l’État […] affaiblit les droits en leur préférant un régime de valeurs […] opère des brèches dans des droits reconnus par la Charte des droits et libertés et […] entraine des reculs dans le droit à l’égalité et l’autonomie des femmes » (recommandation 1). De plus, la FFQ y voit une instrumentalisation de l’égalité femme-homme pour aborder des enjeux posés par l’immigration et l’identité nationale (recommandation 3).7 Considérant ce contexte, nous avons jugé important d’explorer si l’appartenance à une religion peut influencer les attitudes envers l’approche intersectionnelle des systèmes d’oppression. Ainsi, nous postulions que, étant donné les débats autour de la Charte, les femmes s’identifiant comme croyantes verraient davantage l’approche de l’intersection des oppressions comme porteuse d’inclusion. Devant l’impossibilité de présenter une liste exhaustive des religions et spiritualités possibles, nous avons formulé la question en termes généraux, en demandant aux répondantes d’identifier si elles se considèrent comme croyantes ou non et en laissant un espace pour qu’elles précisent la nature de cette croyance. Près de 64 % des répondantes se sont identifiées comme non-croyantes et près de 30 % ont spécifié être des catholiques non pratiquantes. Quelques autres religions, dont l’islam et quelques appartenances spirituelles, ont été mentionnées. 5 Voir notamment la position commune des tables régionales de groupes de femmes et des regroupements nationaux sur la charte des valeurs dans leur communiqué du 14 janvier 2014, disponible notamment sur http://www.ffq.qc.ca/2014/01/position-commune-des-tables-regionales-de-groupes-de/ 6 «En 2007, elles (les femmes) détiennent encore la majorité (plus de 70%) des postes du secteur de la santé, de ceux du personnel en finance, en secrétariat et en administration, du personnel de bureau et de supervision du travail de bureau et du personnel de soutien familial et de garderie»- «Les types d’emplois occupés par les femmes», Faits saillants - Femmes et travail. Le feminin, ça s’emploie partout, Emploi Québec, Gouvernement du Québec, 2009. p.9 7 Mémoire présenté à la Commission des institutions de l’Assemblée nationale, Fédération des femmes du Québec. 17 2. b) 3. Les champs d’action Nous avons commencé la recherche postulant que le domaine ou le champ d’action de travail ou de militantisme d’une femme pouvait avoir une influence sur son attitude par rapport à l’approche intersectionnelle. Par exemple, une femme travaillant sur des enjeux liés à la pauvreté pourrait être plus sensibilisée aux problématiques d’intersection des systèmes de sexe et de classe. Nous avons donc identifié de grandes catégories (violence; emploi; santé; droits et discrimination; mondialisation, relations Nord-Sud et enjeux internationaux; pauvreté et enjeux économiques; religion ou absence de religion; autre) représentatives des enjeux des membres de la FFQ. Cependant, avec sept (7) catégories prédéfinies, en plus de l’option « autre », aucune d’entre elles n’a obtenu de masse critique, rendant ainsi les réponses inutilisables en termes statistiques. 2. b) 4. Les types de membres La FFQ étant composée de membres individuelles et de membres associatives (groupes nationaux/régionaux et locaux, groupes communautaires, groupe de défense de droit, centres de femmes, comités de condition féminine de syndicats, etc.), nous avons sondé les deux types de membres. De plus, certaines questions s’attaquaient spécifiquement aux groupes afin de cerner s’il y avait des besoins particuliers de formation (Q31) et s’il y avait des difficultés (Q27) ou des hésitations (Q28) à appliquer cette approche dans un contexte collectif. La majorité des répondantes (68 %, soit 82 personnes) ont répondu à titre individuel; 36 groupes (28 %) ont également répondu au questionnaire et 3 répondantes n’ont pas précisé à quelle catégorie de membre elles appartiennent. 2. c) Systèmes d’oppression Les questions 11 à 20 visaient à voir l’importance des différents systèmes d’oppression pour les membres de la FFQ, tentant de déterminer si à leurs yeux certains systèmes étaient plus présents dans la société québécoise et s’ils créaient des injustices plus grandes. Cependant, lors de la conception des questions nous avons réalisé que poser la question sur le colonialisme pourrait mener à une confusion. En effet, au Québec le colonialisme peut autant faire référence à la colonisation des Français et Anglais envers les peuples autochtones que celle des Anglais envers les colons français. En effet, le mouvement nationaliste québécois a 18 maintenu dans l’imaginaire collectif l’idée que les colons français, et donc le peuple canadienfrançais, ont été et sont encore dans une certaine mesure dans un rapport de domination avec le peuple canadien-anglais (Lamoureux, 2011; Juteau, 2002; Maillé, 2007; Pagé, 2012a). Ainsi, poser la question du colonialisme peut, pour certaines personnes, renvoyer à l’une ou l’autre de ces dynamiques. Nous avons donc décidé de dédoubler la question et de spécifier quelle colonisation était visée par la question afin de tester les attitudes envers ces deux types de colonisation. Les résultats divergents ont confirmé que ce fut un bon choix de séparer ces deux types de colonisation. 3. Les résultats simples du questionnaire 3. a) Connaissances et utilisation de l’approche intersectionnelle8 La première question demande aux répondantes d’identifier leur niveau de connaissance de l’intersectionnalité. À l’aide d’une échelle de Likert (échelle de 1 à 5), il leur est demandé dans quelle mesure elles sont en accord avec l’énoncé suivant : « Je connais bien l’approche intersectionnelle ». De façon générale, les répondantes affirment avoir une bonne connaissance de l’intersectionnalité (figure 1) avec une majorité de femmes identifiant un niveau de 3 ou 4 sur 5. Mais seulement 15,7 % (19 personnes) sont assez confiantes pour indiquer une connaissance de niveau 5. Moins d’un quart (20,66 %) des répondantes ont indiqué avoir une faible connaissance de cette approche en répondant 1 ou 2. 8 Les questions 27 et 28 qui traitent également de l’utilisation de cette approche mais qui étaient réservées aux membres associatives seront traitées dans la section 4. b) 1. sur les membres associatives. 19 Figure 1 : Connaissance de l’approche intersectionnelle Connaissance de l'approche intersectionnelle 45 40 35 30 25 20 Nombre de réponses 15 10 5 0 1-très en désaccord 2- en désaccord 3-neutre 4-en accord 5-très en accord La question 3 demandait aux répondantes de définir l’intersectionnalité. Afin d’analyser qualitativement ces réponses, nous avons créé des catégories rendant compte de la maitrise de ce concept. Une première catégorie « correspond à la définition » était attribuée à une réponse si un ou plusieurs éléments de notre définition étaient présents. À titre de rappel, notre définition est ancrée dans trois prémisses : 1) les oppressions (de sexe, de race, de classe, etc.) sont vécues de manières simultanées et difficilement différentiables les unes des autres; 2) les systèmes d’oppression s’alimentent et se construisent mutuellement tout en restant autonomes; 3) ainsi, la lutte ne peut être conçue comme un combat contre un seul système d’oppression; les systèmes doivent être combattus simultanément et ils ne peuvent être hiérarchisés dans la lutte (Pagé, 2012). Au total, 76 répondantes sur 121, soit 62,8 %, ont vu leurs réponses classées comme « correspondant à la définition ». Voici un bel exemple d’une définition ainsi classée : Selon ma compréhension, il s’agit d’une approche qui tient compte des multiples oppressions qu’une femme peut être appelée à vivre au cours de sa vie, qu’il s’agisse d’une oppression liée au patriarcat, au colonialisme, à l’âge, à l’origine ethnique, à la couleur de sa peau, à un handicap, à l’orientation sexuelle, à la classe sociale, etc. (41)9 9 Les numéros correspondent aux numéros des formulaires attribués par le logiciel de traitement Sémato. 20 Longtemps véhiculée au sein des formations d’éducation populaire sur l’inclusion de la diversité dans les groupes de femmes, nous anticipions qu’une certaine tranche des répondantes se réfère plutôt à l’approche dite « additive », c’est-à-dire qui postule que les systèmes d’oppressions s’additionnent ou se multiplient et que, par conséquent, les individus sont « doublement » ou « triplement » discriminés, sans postuler d’interaction entre ces systèmes. Pourtant, seulement 13 % (16) des répondantes ont vu leur réponse codée dans la catégorie « approche additive ». En voici deux exemples : Je ne suis vraiment pas certaine, mais je crois que c’est de prendre en considération toutes les oppressions séparément. (106) Pour une femme racisée, l’oppression du racisme vient s’y ajouter. (16) Finalement, près du quart (24 %) des répondantes ont donné une définition que nous avons dû classer comme « ne correspond pas à la définition ». Dans cette catégorie se retrouvent autant les femmes qui ont répondu « je ne sais pas » que celles qui ont donné une définition trop loin de la définition de référence. À quelques reprises, nous avons classé dans cette catégorie des définitions qui étaient ouvertement négatives envers l’approche intersectionnelle car, après mûre réflexion, ces dernières ne correspondaient pas à la définition (voir plus bas pour les détails). Outre l’idée de tester la justesse des définitions, nous avons compilé différents niveaux d’analyse que les femmes associaient spontanément à la notion d’intersection des oppressions. Dans ce cas-ci, les réponses pouvaient être codées dans plusieurs catégories simultanément puisque les définitions pouvaient suggérer plus d’un niveau d’analyse. Dans les définitions ouvertes qu’ont données les femmes de l’intersectionnalité, la très grande majorité a employé la locution « systèmes d’oppression » au pluriel. Nous avons pu classer 56 % des réponses comme reconnaissant le caractère systémique de l’interaction entre les oppressions. 45 % des répondantes décrivent l’approche intersectionnelle, comme une analyse portant sur les discriminations impliquant une multiplicité d’identités possibles. Au moins le quart des répondantes a inséré les deux éléments au sein de leur définition. Ces résultats suggèrent que l’approche intersectionnelle n’est pas uniquement une affaire d’identités individuelles dans la compréhension que s’en font les membres de la FFQ. Peu nombreuses sont celles qui évoquent la problématique sous les termes des « rapports sociaux » (seulement 9,09 %) ou qui font référence à la notion de groupe ou de communauté 21 (10 %). Ces données sont surprenantes étant donné la forte présence du concept de rapports sociaux de sexe dans le vocabulaire des féministes québécoises (Pagé, 2012), mais sont cohérentes avec les développements de l’approche de l’intersection des oppressions telles que théorisées par les féministes afro-américaines. Il est à noter que neuf (9) participantes ont utilisé cet espace pour faire un plaidoyer contre l’intersectionnalité. Certains de leurs propos sont assez virulents : Je déteste l’approche intersectionnelle. C’est s’occuper d’une lesbienne noire en chaise roulante et de dire qu’une femme blanche hétérosexuelle est source de problème. (22) Ou encore : Une analyse théorique fumeuse où on ne s’intéresse qu’au plus petit dénominateur commun. (71) Certains commentaires allaient même jusqu’à l’attaque contre les personnes qui défendent cette approche : Les femmes refusent de s’intégrer en se faisant victimes de racisme. (33) Peu de femmes ont affiché des propos ouvertement négatifs sur l’intersectionnalité, mais celles qui le font parlent du racisme comme d’un prétexte de victimisation et de l’intérêt porté au plus petit dénominateur commun, nous écartant, ainsi, de luttes plus universelles telles que contrer la place de la religion dans la vie des femmes. Elles expriment également ouvertement que les femmes blanches hétérosexuelles et scolarisées n’ont plus leur place à la Fédération des femmes du Québec. Ces propos catégoriques n’étaient cependant pas partagés par la majorité, se limitant à 7,4 % des répondantes. La question suivante (Q4) leur demandait d’identifier les aspects de l’approche intersectionnelle qui ne leur apparaissaient pas clairs. 40 répondantes (33 %) ont mentionné que l’application de cette approche était soit un peu difficile soit très difficile. De plus, 17 femmes évoquent le fait que cette approche est nouvelle, mais seulement trois (3) femmes identifient clairement la nécessité d’avoir plus d’outils pour se l’approprier. Seulement cinq (5) répondantes ont réaffirmé dans cette question que l’approche intersectionnelle ne présente aucune difficulté. À force de parler des oppressions simultanées, certaines femmes semblent incertaines quant à l’application concrète de l’absence de hiérarchie entre les systèmes d’oppression. 14,4 % de celles qui ont répondu à cette question soulèvent ainsi des difficultés ou des craintes au plan d’une potentielle symétrisation des différents systèmes d’oppression qui pourraient limiter la 22 compréhension des situations particulières. Par exemple, certaines répondantes ont formulé ces doutes sous forme de question : Vient-on occulter des composantes communes comme le patriarcat ou le néolibéralisme? (68) Comment pondérer ces différentes catégories? Plusieurs catégories sont plus importantes (et plus permanentes) que d’autres. (50) On retrouve également dans cette catégorie des individus qui nomment les difficultés qu’elles perçoivent chez d’autres dans la compréhension ou la mise en application. Ainsi, une répondante nous dit : « On a tendance à réduire cette approche à des rapports inter ethnoculturels et racisés. Il me semble que c’est plus que cela. » (15) Quelques-unes (3 répondantes) ont utilisé cet espace pour souligner ce qui est vu comme des lacunes ou des dérives de cette approche, comme cette femme qui affirme : La totale est un énorme écran de fumée dont le seul effet tangible est de réintroduire des discriminations à l’endroit des femmes sous couvert de religion ou de culture minoritaire. (71) En somme, de manière générale, les femmes semblent avoir une bonne compréhension de l’approche de l’intersection des oppressions, mais plusieurs soulignent des difficultés au niveau de la mise en application de cette approche. Lorsqu’on demande aux membres de la FFQ si elles utilisent l’intersection des oppressions dans leur travail ou dans leur militantisme, la tendance générale pointe vers un oui, sans être pour autant unanime. Sur une échelle de 1 à 5, où 1 signifie « fortement en désaccord » et 5 signifie « très en accord », lorsque confrontées à l’énoncé suivant : « Je considère que j’utilise une approche intersectionnelle dans mon militantisme », 20 % des femmes ont répondu 1 ou 2 (en désaccord ou fortement en désaccord), 24 % ont répondu 3 (neutre) et 51 % ont répondu 4 ou 5 (en accord et fortement en accord). Comme illustré dans la figure ci-dessous (figure 2), lorsqu’on leur pose la même question à propos de leur travail, les résultats sont similaires. On peut donc conclure que près de la moitié des membres utilisent cette approche dans leur militantisme et dans leur travail. 23 Figure 2 : Niveau d’accord avec la phrase « Je considère que j’utilise une approche intersectionnelle dans mon militantisme féministe/mon travail » Nombre de réponse Niveau d'accord avec la phrase "Je considère que j'utilise une approche intersectionnelle dans mon militantisme féministe/mon travail" 50 45 40 35 30 25 20 15 10 5 0 Militantisme Travail 3. b) Attitudes envers l’approche intersectionnelle et les oppressions En plus d’évaluer leurs connaissances et usages de l’intersectionnalité, les femmes étaient appelées à partager leurs attitudes à l’endroit de cette approche ainsi que face à chacun des systèmes d’oppression. Nous pouvons déceler une attitude généralement positive à l’égard de cette approche; la plupart des femmes, et ce à travers différents types de questions, démontrent une ouverture et un enthousiasme face à l’intersection des oppressions. Cependant, de manière également constante, un petit nombre de femmes ont une attitude résolument négative, voire même agressive, face à cette approche, tendance déjà présente dans les questions de définition. Le premier binôme de questions demandait aux femmes leur degré d’accord avec l’idée que l’intersection des oppressions peut enrichir la réflexion féministe (Q7) et avec l’idée qu’elle peut diviser le mouvement féministe (Q8). Comme on peut l’observer dans la figure 3, les femmes sont assez unanimes pour dire que cette approche peut enrichir le mouvement féministe : 77 % (93) des répondantes ont indiqué qu’elles sont en accord ou fortement en accord avec l’idée que l’intersectionnalité puisse enrichir le mouvement féministe. Cependant, les résultats sur le 24 potentiel de division pour le mouvement sont plus ambigus avec 41 % (50) des répondantes qui sont en désaccord avec l’idée de division, 22 % (28) restant neutres et 30 % (37) étant en accord ou très en accord avec l’énoncé.10 Figure 3 : L’approche intersectionnelle peut enrichir/diviser le mouvement L'approche intersectionnelle peut enrichir/diviser le mouvement 80 70 60 50 40 Enrichir 30 Diviser 20 10 0 1-très en désaccord 2- en désaccord 3-neutre 4-en accord 5-très en accord Pour les deux questions suivantes (Q9 et Q10), les résultats sont plus clairs. Les répondantes s’entendent pour dire que l’approche intersectionnelle peut permettre au mouvement féministe de mieux représenter les intérêts de toutes les femmes et elles sont en désaccord lorsqu’on leur demande si l’approche intersectionnelle écarte le mouvement féministe de sa mission première (figure 4). Les résultats aux questions 29 et 30, à la fin du questionnaire, reproduisent ceux des questions 7 et 8. On demande aux femmes si elles croient que l’intersectionnalité peut, oui ou non, nuire au mouvement féministe et si elle peut enrichir le mouvement féministe. Les résultats, polarisés par la réponse binaire (oui/non), concordent avec la tendance générale (figure 5), c’està-dire une attitude positive face à l’intersectionnalité. 10 6% (7) des répondantes n’ont pas répondu à cette question. 25 Figure 4 : L’approche intersectionnelle peut permettre au mouvement féministe de mieux représenter les intérêts de toutes les femmes/éloigne de sa mission première L'approche intersectionnelle peut permettre au mouvement féministe de mieux représenter les intérêts de toutes les femmes/éloigne de sa mission première 70 60 50 Meilleure représentation 40 30 20 Éloigne de sa mission 10 0 1-très en 2- en 3-neutre désaccord désaccord 4-en accord 5-très en accord Figure 5 : L’approche intersectionnelle peut nuire/enrichir le mouvement L'approche intersectionnelle peut nuire/enrichhir le mouvement 120 100 80 60 40 oui 20 non 0 Nuit au mouvement féminisme Enrichi le mouvement féministe Contrairement à ce qu’on observait à la question 8 où seulement 48 % des femmes exprimaient leur (fort) désaccord avec l’idée que cette approche peut diviser le mouvement, à la question 29, 73 % des répondantes ne pensent pas que l’intersectionnalité peut nuire au mouvement féministe. 26 Ainsi, lorsque l’on force la polarisation par une question oui/non, les répondantes répondent de manière encore plus positive à l’approche de l’intersection des oppressions. Les questions 29 et 30 avaient également des espaces alloués pour expliquer les réponses. Environ le tiers des femmes qui ont explicité leur réponse à la question 29 ont souligné la pertinence de cette approche avec des phrases comme : Au contraire, l’approche permet de tenir en compte les multiples réalités des femmes. Dire que l’approche intersectionnelle peut nuire au mouvement féministe c’est comme si on disait que le mouvement féministe pouvait nuire au mouvement ouvrier. (118) Il était également intéressant de voir que sept (7) femmes ont dit que même si elles ne croyaient pas que l’intersectionnalité pouvait nuire, d’autres femmes pourraient le croire, notamment parce qu’elles résistent la déconstruction de leurs privilèges ou en raison de leur manque de connaissance. Je ne pense pas qu’elle puisse nuire, au contraire; mais les résistances étaient très palpables aux États généraux. Ces résistances peuvent venir de l’ethnocentrisme ou d’un manque de formation ou d’information. Certaines personnes s’imaginent que le patriarcat est le seul responsable de la situation des femmes, c’est une erreur d’analyse. La sensibilisation peut prendre du temps, mais elle doit se faire. (10) Il est intéressant de constater que parmi celles qui ont répondu que cette approche pourrait nuire au mouvement féministe à la question 29, plusieurs d’entre elles évoquent l’attitude de fermeture de certaines membres ou leur difficulté à se départir de leurs privilèges comme étant la source de la division, et non l’approche elle-même. Par exemple : J’aimerais ça savoir que le travail qu’on fait ne nuit pas aux luttes des autres. J’aimerais faire tomber les œillères. J’aimerais également poser des gestes concrets pour prendre acte de mes privilèges et prendre ma part de responsabilité face aux injustices que les femmes vivent/ont vécu. Cela va au-delà de dire que je suis contre le racisme. J’ai des droits qui ont été refusés à d’autres femmes. Aussi, je vis certaines situations aujourd’hui, parce que, par le passé, il y a des femmes qui ont subi des injustices. Il me semble que c’est comme ce qu’on demande aux hommes (à la classe des hommes). Je ne demande pas aux hommes dans ma vie de payer pour les injustices que je vis! Je leur demande de tenir compte de cette différence entre nous et eux, historiquement et présentement. Je leur demande d’agir, d’être responsables, de faire leur part pour que l’oppression cesse. Pour moi, c’est ça que je peux faire pour les femmes qui sont plus marginalisées que moi. Le comment n’est pas tout le temps facile à trouver, par contre. Je crois que la reconnaissance (et la réconciliation) est nécessaire. Puis, on doit, à partir de là, travailler ensemble! Notre travail devrait refléter cette nouvelle prise de conscience. Easier said than done. Néanmoins, le mouvement féministe ne peut qu’enrichir... (64) 27 Néanmoins, certaines expriment une réelle opposition. Il semble en effet qu’une dizaine de répondantes reste constante dans leur rejet de l’intersectionnalité. C’est déjà le cas [division du mouvement féministe]. Ce qu’on observe, c’est qu’avec cette soi-disant analyse on transforme des droits acquis des femmes en « privilèges », donc des choses à abattre. (071) De plus, quelques femmes (8) voient une nuisance en l’approche intersectionnelle, car elle contribue, selon elles, à la dilution de la lutte contre le patriarcat, soit la lutte commune à toutes les femmes : Ce que j’en comprends [c’est que] nous craignons que la chicane prenne à savoir qui sont les plus opprimées et qui doit-on prioriser? Pour notre part, la lutte au patriarcat rassemble toutes les femmes et nous ne croyons pas que nous pouvons travailler également sur tous les fronts à la fois. (036) À la question 30, qui demandait si l’intersectionnalité peut enrichir le mouvement féministe (oui, non, précisez), plus de 90 % (100/109) des participantes à cette question ont répondu par l’affirmative. En fait, non seulement 29 femmes sont d’avis que l’intersectionnalité est nécessaire pour rebâtir le dialogue entre des femmes de tous les horizons, mais 15 femmes précisent même que celle-ci permettrait de construire un espace commun de mobilisation pour les luttes communes à toutes les femmes (unir les luttes). La perception de l’intersectionnalité comme un enrichissement collectif est donc bien présente : Le féminisme ne peut se centrer que sur le patriarcat. En fait, le féminisme sans approche intersectionnelle s’appauvrit, il reproduit des rapports de pouvoir que nous dénonçons. (10) Plus d’une dizaine de femmes reconnaissent une forme de privilège des unes par rapport aux autres : L’approche intersectionnelle permet aux femmes de tous les milieux et de toutes les communautés de se mobiliser et de se solidariser. Elle permet de mettre en exergue la pluralité des réalités vécues par les femmes en visibilisant les privilèges et les diverses oppressions de chacune. (17) Ces différents résultats révèlent une attitude généralement positive face à l’approche de l’intersection des oppressions. Les réponses aux questions 7, 8, 9, 10, 29 et 30, tant dans l’analyse qualitative que dans l’analyse quantitative, démontrent qu’une claire majorité des répondantes croit au potentiel de cette approche et démentent l’idée qu’elle pourrait diviser ou nuire au mouvement féministe. 28 3. c) Importance des différents systèmes d’oppression Dans la série de questions qui suit, nous avions deux types de questions : une demandant si les systèmes d’oppression (racisme, patriarcat, classisme, colonialisme envers le peuple franco-québécois et envers les peuples autochtones) sont très présents dans notre société; une autre demandant si ces systèmes d’oppression créent des injustices importantes chez les femmes. Comme la figure 6 nous le démontre, les répondantes sont sans équivoque en ce qui concerne le patriarcat et le colonialisme envers les peuples autochtones et assez convaincues de la présence du racisme et du classisme. C’est la courbe de réponse concernant le colonialisme envers le peuple franco-québécois qui est vraiment intéressante. Nous observons que plus du quart des répondantes sont en désaccord ou fortement en désaccord avec l’existence de ce système d’oppression, un peu plus du quart des participantes restent neutres et un peu moins de la moitié sont d’accord ou très en accord avec la présence de ce système. Cependant, même avec les données amalgamées, nous n’avons trouvé aucune association positive avec des catégories sociodémographiques, indiquant que cette réponse est partagée indépendamment de l’appartenance à un groupe ou un autre. Figure 6 : Présence des systèmes d’oppression Présence des systèmes d'oppression 90 Nombre de participantes 80 Patriarcat 70 Racisme 60 50 Classisme 40 30 Colonialisme - peuples autochtones 20 10 Colonialisme - Francoquébécois 0 1-très en 2- en 3-neutre 4-en accord 5-très en désaccord désaccord accord Niveau d'accord 29 Des résultats similaires (figure 7) sont présents pour les questions visant les conséquences des inégalités sur les femmes. Dans cette série de questions, cependant, la légère différence pour le racisme et le classisme disparaît alors que le schéma pour le colonialisme envers les Francoquébécoises reste le même. Figure 7 : Les systèmes d’oppression créent des injustices pour les femmes Numbre de participantes Les systèmes d'oppression créent des injustices pour les femmes 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Patriarcat Racisme Inégalités économiques Colonialisme peuples autochtones Colonialisme - Francoquébécois 1-très en 2- en 3-neutre désaccord désaccord 4-en accord 5-très en accord Niveau d'accord 4. Les résultats croisés du questionnaire Afin de mieux comprendre les résultats que nous avons obtenus dans le questionnaire, nous avons croisé certaines données entre elles afin de définir s’il y avait des cooccurrences significatives ou des associations n’étant pas dues à la chance entre certaines données. Pour nos analyses statistiques, nous avons appliqué des tests khi211, en croisant dans un premier temps les questions entre elles afin de voir s’il y avait des associations entre des réponses à certaines questions et celles à d’autres questions. Par exemple, de manière systématique, nous avons croisé les réponses des questions évaluant le niveau de familiarité avec les questions sur les attitudes pour voir si une faible connaissance était associée à une attitude plus négative. Dans un deuxième temps, nous avons croisé les données sociodémographiques avec les réponses aux 11 Nous avons placé le seuil de signification à P<0.05 pour l’ensemble des données. 30 autres questions afin de voir si l’appartenance à certaines catégories pouvait être associée à des réponses particulières. En général, puisque nous avions seulement 121 répondantes et que nous utilisions une échelle Likert (échelle de 1 à 5), nous nous sommes retrouvées avec beaucoup de possibilités (de cellule) et très peu de répondantes dans chacune de ces possibilités (cellules), bien souvent en dessous de la valeur théorique minimale de 5. Nous avons tenté de corriger ce problème en transformant notre échelle de 1 à 5 en une échelle de 1 à 3 où les catégories « très en accord » sont fusionnées avec « en accord, » les catégories « très en désaccord » sont fusionnées avec « en désaccord » et la catégorie neutre reste la même, réduisant ainsi le nombre total de possibilités (cellules). En outre, lorsque nécessaire, nous avons également regroupé certaines catégories sociodémographiques.12 13 Dans tous les cas, nous avons éliminé les participantes qui n’ont pas répondu à une ou plus d’une des questions testées afin de clarifier et nettoyer les résultats le plus possible. Par conséquent, on indique pour tous les résultats le nombre de données valides utilisées pour le test (n). 4. a) Influence de la connaissance sur les autres questions Un des objectifs principaux de cette recherche est de déterminer si la réticence à l’intégration d’une approche intersectionnelle est ancrée dans une incompréhension ou si elle relève davantage d’une position politique argumentée. Afin de tester ce questionnement, nous avons croisé les résultats sur les connaissances avec les réponses aux questions sur les attitudes face à cette approche. Ces croisements révèlent certains résultats prévisibles alors que d’autres sont plus surprenants. Comme prévu, les femmes qui disent ne pas avoir une bonne compréhension de l’approche intersectionnelle n’utilisent pas ou peu l’intersectionnalité dans leur militantisme (figure 8) (χ2 (16) 95.2 P< 0.05; n =114) ou dans leur travail (figure 9) (χ2 (16) 39.9 P< 0.05; n =113). 12 13 Voir le cas du regroupement des catégories d’âge expliqué ci-dessous. Ces modifications ont bien sûr un impact sur le degré de liberté, mais restent essentielles à l’obtention de résultats. 31 Figure 8 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec son utilisation dans le militantisme Connaissance de l'approche intersectionnelle croisée avec son utilisation dans le militantisme 50 45 40 35 30 25 20 15 10 5 0 Ne connais pas bien Neutre Connais bien N'utilise pas Neutre Utilise Figure 9 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec son utilisation au travail Connaissance de l'approche intersectionnelle croisée avec son utilisation au travail 40 30 Ne connais pas bien 20 Neutre 10 Connais bien 0 N'utilise pas Neutre Utilise De plus, une bonne connaissance de l’intersectionnalité est fortement associée avec la croyance que son utilisation enrichirait la réflexion féministe (figure 10). Cette relation est d’autant plus évidente lorsqu’elle est calculée en termes de pourcentage. Comme on peut le voir à la figure 11, 90 % des femmes ayant une bonne connaissance de l’intersectionnalité sont d’avis que cette approche enrichit la réflexion féministe tandis que 60 % de celles qui sont moins familières avec l’approche la croient tout de même bénéfique. 32 Figure 10 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle peut enrichir la réflexion Connaissance de l'approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu'elle peut enrichir la réflexion 60 50 40 Ne connais pas bien 30 Neutre 20 Connais bien 10 0 En désaccord Neutre Peut enrichir Figure 11 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle peut enrichir le mouvement Connaissance de l'approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu'elle peut enrichir le mouvement 100% 90% 80% 70% 60% 50% 40% 30% 20% 10% 0% Peut enrichir Neutre En désaccord Ne connais pas bien Neutre Connais bien 33 Si nous pouvons dire que la connaissance de l’intersectionnalité est associée avec la croyance que celle-ci peut être bénéfique pour le féminisme, le contraire n’est pas soutenu par nos résultats. Il n’existe pas d’association significative entre le fait de ne pas connaitre l’approche intersectionnelle et la croyance que cette dernière peut diviser le mouvement féministe. Comme on peut voir dans la figure ci-dessous (figure 12), les femmes croyant que l’intersectionnalité peut être source de division dans le mouvement démontrent des niveaux de connaissance variés. Il n’y a donc pas de relation significative (χ2 (4) 4.97 n s.; n= 113). Figure 12 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle peut diviser le mouvement Connaissance de l'approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu'elle peut diviser le mouvement 25 20 15 Ne connais pas bien Neutre 10 Connais bien 5 0 En desaccord Neutre En accord Cependant, les tests statistiques révèlent qu’une bonne connaissance de l’intersectionnalité est associée significativement (χ2 (16) 28.5 P<0.05; n=118) avec un désaccord à la question 25 posée comme « Je crains que la lutte contre plusieurs systèmes d’oppression écarte la lutte contre le patriarcat ». Il est à noter qu’en fait, une majorité de femmes, peu importe leur niveau de connaissances, sont en désaccord avec cette affirmation (figure 13). De plus, la quasi-totalité (50 répondantes, soit 92 %) des femmes disant avoir une bonne connaissance affirme que l’approche de l’intersection des oppressions mène à des pratiques plus inclusives au sein du mouvement féministe (figure 14). 34 Figure 13 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle écarte la lutte contre le patriarcat Connaissance de l'approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu'elle écarte la lutte contre le patriarcat 50 45 40 35 30 25 20 15 10 5 0 Ne connais pas bien Neutre Connais bien En desaccord Neutre En accord Figure 14 : Connaissance de l’approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu’elle peut amener à une pratique plus inclusive Connaissance de l'approche intersectionnelle croisée avec la croyance qu'elle peut amener une pratique plus inclusive 60 50 40 Ne connais pas bien 30 Neutre 20 Connais bien 10 0 En desaccord Neutre En accord 35 4. b) Influences des appartenances sociodémographiques sur les attitudes Afin de pousser davantage notre analyse, nous avons croisé tous les résultats sociodémographiques avec les attitudes pour comprendre s’il y a lieu d’associer certaines attitudes avec l’appartenance à certaines catégories. 4. b) 1. Âge Le facteur sociodémographique le plus significatif est celui de l’âge des répondantes, même si son influence est limitée à quelques questions. Au total, 16 (13 %) participantes disent avoir entre 18 et 30 ans; 32 (26 %) des femmes ont entre 31 et 45 ans; 44 (36 %) ont entre 46 et 60 ans; et 27 (22 %) ont plus de 60 ans. Afin de pallier la petite taille de notre échantillon en contexte d’analyses croisées et ainsi éviter plusieurs résultats faussement négatifs, nous avons fusionné ces quatre catégories d’âge en deux catégories plus larges où 48 femmes ont entre 18 et 45 ans et 71 femmes ont plus de 45 ans. Nous avons tout de même fait systématiquement les tests pour les deux types de catégorisation. Parce que le niveau de familiarité est clairement lié aux attitudes et comportements vis-àvis de l’intersectionnalité, nous avons mené une analyse khi2, pour vérifier si l’âge prédisposait à un certain niveau de connaissances de l’intersectionnalité. Comme prévu, la connaissance de l’intersectionnalité n’est pas associée à un âge en particulier (χ2 (15) 11,1 n s.; n=119). Il est intéressant de noter que même si nous pouvions nous attendre à ce que les membres plus âgées utilisent davantage l’approche intersectionnelle dans leur travail, étant possiblement plus nombreuses à travailler au sein du mouvement féministe, les résultats de l’analyse khi2 croisés avec l’utilisation de l’intersectionnalité au travail et l’âge démontrent une forte corrélation entre le fait d’être jeune et d’utiliser cette approche (χ2 (12) 26,7 P<0,05; n=107). Cette association cependant est absente lorsque l’on s’interroge sur l’usage de l’intersectionnalité dans le militantisme féministe des jeunes (χ2 (12) 16,4 n s.; n=119). L’âge semble également être parfois associé à l’attitude vis-à-vis de l’intersectionnalité. Lorsque l’on demande si cette approche peut être un facteur de division au sein du mouvement féministe, les femmes plus âgées sont plus enclines à répondre par l’affirmative que les femmes plus jeunes (χ2 (15) 27.8 P< 0.05; n=119). Cette association entre l’âge et l’attitude est 36 confirmée (χ2 (5) 19.6 P< 0.05; n=119) lorsque l’on regroupe l’ensemble des répondantes en deux catégories d’âge (45 et moins et plus de 45)14. Il faut également préciser que la question parle de possibilité de division, et non d’inévitabilité de la division. Cette différence attribuée à l’âge peut aussi être interprétée comme une tendance des femmes plus âgées à interpréter l’introduction d’une nouvelle théorie comme un facteur de division, et ce indépendamment de leur attitude face à cette nouvelle théorie. Afin de clarifier, nous devons mettre en relation ces résultats avec les résultats obtenus à d’autres questions. Dans le cas de la question 7 qui demandait si l’intersectionnalité peut enrichir le mouvement féministe, les résultats ne sont pas de prime abord éloquents puisqu’un test khicarré original démontre qu’il n’a pas de lien direct entre l’âge et la croyance que l’intersectionnalité peut enrichir le mouvement féministe. Cependant, lorsque l’âge est regroupé en deux catégories (« 18 à 45 ans » et « plus de 45 » ans) afin d’augmenter le nombre de répondantes par possibilité, cette association devient significative (χ2(5) 11,1 P< 0.05, n=119). Comme reflété dans la figure 15, les femmes plus âgées sont significativement plus mitigées face au potentiel de l’intersectionnalité. Cette relation entre l’âge et l’attitude envers l’intersectionnalité s’observe également dans les réponses aux deux dernières questions du questionnaire, soit les questions 29 et 30. La question 29 pose de nouveau la question à savoir si l’approche intersectionnelle nuirait au mouvement féministe, mais cette fois sous forme de question à choix forcé avec seulement les options oui ou non. Une analyse statistique confirme que les femmes au-dessus de 45 sont plus susceptibles de croire en la possibilité nuisible de l’approche intersectionnelle (figure 16) (χ2(1) 8,9 P< 0.05, n=105). Cependant, à la question 30, lorsqu’il est demandé si l’intersectionnalité peut oui ou non enrichir le mouvement l’âge n’apparaît pas comme un facteur significatif (χ2(1) 1,6 n s., n=107). Ces résultats nous indiquent donc que les femmes plus âgées craignent davantage que cette approche puisse créer un schisme au sein du mouvement féministe, mais qu’elles reconnaissent tout de même son potentiel, comme les plus jeunes. 14 Nous avons ainsi amalgamé les catégories afin de réduire le nombre de cellules qui n’atteignent pas la valeur théorique minimale de 5, ce qui aurait pu fausser les résultats du test khi2. 37 Figure 15 : Pourcentage de répondantes qui croient que l’approche intersectionnelle peut enrichir le mouvement en fonction de l’âge aggloméré % de répondantes qui croient que l'approche intersectionnelle peut enrichir le mouvement en fonction de l'âge aggloméré 80% 70% 60% 50% 40% 30% 20% 10% 0% 18-45 ans Plus de 45 ans 1-très en désaccord 2- en désaccord 3-neutre 4-en accord 5-très en accord Degree d'accord avec l'affirmation Figure 16 : Proportion des femmes par catégories d’âge aggloméré qui croient qu’elle peut nuire au mouvement féministe Proportion des femmes par catégories d'âge aggloméré qui croient qu'elle peut nuire au mouvement féministe 100% 80% 60% 45 41 Non 40% Oui 20% 0% 17 2 18-45 ans Plus de 45 ans Finalement, les tests khi2 ont permis d’identifier une autre question où les perceptions sont différentes en fonction de l’âge (χ2(4) 13,1 P< 0.05, n=119). En répondant à l’affirmation : « Le racisme est très présent dans notre société », les tests statistiques révèlent une différence significative entre les plus jeunes (18-45) et les plus âgées (45 et plus), ce qui nous est apparu 38 comme une surprise puisque ne faisant pas partie des influences anticipées. Lorsque nous regardons de plus près, nous constatons que cette différence est en fait une différence de degré; en effet, les femmes plus âgées ont plus souvent répondu qu’elles étaient en accord avec l’énoncé voulant qu’il existe du racisme dans notre société, alors que les plus jeunes ont plutôt répondu qu’elles étaient très en accord avec celui-ci, comme l’indique la figure 17. Figure 17 : Présence du racisme dans la société en fonction de l’âge aggloméré Présence du racisme dans la société en fonction de l'âge aggloméré 35 30 25 20 15 45 ans et moins 10 plus de 45 ans 5 0 1-très en 2- en désaccord désaccord 3-neutre 4-en accord 5-très en accord En somme, les femmes plus âgées semblent avoir une attitude légèrement différente face à l’approche de l’intersection des oppressions. Cependant, il est important de noter que cette différence significative n’est présente que dans une minorité de questions sur les attitudes. Par exemple, aucune différence significative n’est associée avec l’âge dans la question à savoir si la lutte contre plusieurs systèmes écarte de la lutte contre le patriarcat (Q25) ou à savoir si l’on devrait mettre en priorité les problèmes qui touchent toutes les femmes (Q19) ou ceux qui touchent les femmes plus marginalisées (Q20), ou encore la question qui demande si l’approche peut, oui ou non, enrichir le mouvement féministe (Q30). Ainsi, il ne faut pas surestimer l’importance du facteur de l’âge dans les perceptions face à l’intersectionnalité. 4. b) 2. Race et marginalisation Étant donné le contexte politique ambiant lors de l’élaboration de notre questionnaire, nous nous attendions à ce que la catégorie « femme racisée » soit associée avec des réponses différentes. En effet, suivant les enseignements de la théorie située, il est possible de postuler que 39 les femmes s’identifiant comme racisées ont un biais favorable envers l’approche intersectionnelle. Aussi, l’une de nos questions sociodémographiques laissait le choix aux femmes de s’identifier comme étant « racisées » sans pour autant présumer de la nature de cette racialisation. Nous nous attendions à ce que les femmes ayant répondu par l’affirmative à cette question aient une attitude plus positive à l’égard de l’intersectionnalité. Nos résultats ne démontrent pas de différence significative entre les réponses de celles s’identifiant comme racisées ou non. Ces résultats peuvent cependant être le produit d’une analyse faussement négative puisque seulement 9 % (11 femmes) des répondantes se sont identifiées comme « racisées ». Considérant le type d’échelle que nous avons utilisé dans ce questionnaire, soit l’échelle de Likert à 5 niveaux de réponses, il est difficile de dégager une constante dans les réponses de seulement onze (11) femmes. Par conséquent, aucun de nos croisements ne démontre au-delà du seuil de doute établi que les femmes racisées répondent différemment aux questions. Il est également intéressant de rappeler que, comme mentionné plus haut, parmi les femmes s’identifiant comme racisées, trois (3) ont spécifié qu’elles étaient blanches dans la case explicative. De plus, deux autres femmes s’identifiant comme « minorité visible » ne se sont pas identifiées comme étant racisées. Ces précisions illustrent les difficultés liées à l’analyse des données en fonction de l’appartenance rapportée à une ou l’autre des catégories dans un questionnaire. Une autre question de notre section sociodémographique demandait aux femmes de s’identifier comme étant ou n’étant pas marginalisée (Q38). Une fois de plus, nous avons émis l’hypothèse que les femmes s’identifiant comme marginalisées seraient plus favorables à l’intersectionnalité. Afin que les femmes puissent spécifier librement toute forme de marginalisation ayant un impact sur leur vie ou dans le mouvement, et dans le souci du plus large éventail possible, nous avons introduit, encore une fois, une catégorie ouverte permettant d’identifier tout type de marginalisation non précédemment mentionné. En gardant les catégories ouvertes aux interprétations de la sorte, nous avons récolté une pluralité d’interprétations sur ce en quoi consiste la marginalisation, comme expliqué plus haut. En gardant en tête la diversité de ces réponses, nous avons mené une série de tests khi2 pour en extraire des tendances particulières. Le test a confirmé que les femmes s’identifiant comme marginalisées sont plus enclines à utiliser l’approche intersectionnelle dans leur 40 militantisme (χ2(5) 11,4 P< 0.05, n=118). Cette association plutôt prévisible est tout de même intéressante à la lumière de l’absence de résultats probants avec les femmes s’identifiant comme « racisées ». Cependant, l’analyse statistique révèle également que les femmes marginalisées sont proportionnellement et significativement plus nombreuses à penser que l’intersectionnalité peut éloigner le mouvement de son but premier avec 15 % de ces dernières (trois femmes marginalisées) qui sont en accord, et un autre 15 % (trois femmes marginalisées) qui sont très en accord (χ2(5) 9,9 P< 0.05, n=118). Cette tendance se confirme lorsque nous regroupons l’échelle de Likert à une échelle à trois niveaux (en accord, neutre, en désaccord) (χ2(3) 9,2 P< 0.05, n=118), atteignant un total 30 % des femmes marginalisées qui sont en accord avec cette affirmation (figure 18). Ce résultat est contre-intuitif, mais peut s’expliquer par le fait qu’une douzaine de femmes (la moitié de celles s’identifiant comme marginalisées) ont justifié leurs choix d’identification comme marginalisées sur la base de leur oppression en tant que femmes. Cette position peut être compatible avec l’idée que l’approche intersectionnelle éloigne le mouvement féministe de sa mission première. Figure 18 : Proportion de femmes marginalisées et non marginalisées en accord avec l’affirmation que l’intersectionnalité éloigne le mouvement de sa mission première Proportion de femmes marginalisées et non marginalisées en accord avec l'affirmation que l'intersectionnalité éloigne le mouvement de sa mission première 100% 90% 80% 70% 60% 50% 40% 30% 20% 10% 0% En désaccord Neutre En accord Femmes marginalisées Femmes non marginalisées En croisant la catégorie sociodémographique de l’âge avec celle de la marginalisation, nous confirmons qu’il n’y a pas d’association significative entre l’âge et la marginalité, indiquant 41 que les femmes marginalisées se retrouvent dans toutes les catégories d’âge. Les différences intergénérationnelles observées plus haut quant à l’attitude envers l’approche intersectionnelle ne sont donc pas influencées par le facteur de la marginalisation. Ainsi, contrairement aux résultats anticipés, les catégories sociodémographiques telles que l’identification comme femme racisée ou marginalisée n’ont pas de corrélation avec les réponses aux questions d’attitude. Ces résultats peuvent être expliqués en partie par le petit nombre de femmes s’identifiant à ces catégories et en partie par la diversité des femmes qui se sont identifiées comme telles. 4. b) 3. Les membres associatives De manière générale, les analyses statistiques n’ont révélé aucune différence significative entre les réponses des membres individuelles et celle des groupes. Cependant, certaines questions (27, 28 et 31) étaient réservées aux répondantes représentant un groupe. La question 27 demandait aux groupes membres s’ils ont de la difficulté à mettre en pratique l’analyse intersectionnelle (oui ou non) et de préciser. Un peu plus de la moitié des groupes qui ont répondu à cette question (22 sur 40) ont coché non. Cependant, dans les explications, seulement six (6) de ces groupes ont répété n’avoir aucune difficulté. L’analyse de leurs explications indique plutôt que plusieurs répondantes nomme la difficulté de traduire leurs savoirs théoriques dans la praxis quotidienne comme étant source de problèmes. Certaines des répondantes s’interrogent à savoir si l’intersectionnalité n’est qu’un « nouveau nom » pour quelque chose qu’elles connaissent déjà, d’autres disent manquer d’informations ou invoquent un manque de connaissances pour traduire cette approche dans la réalité quotidienne vécue par les groupes. On constate que le passage à la praxis suscite beaucoup de questionnements. De plus, 7 répondantes sur 29 (24 %) expriment l’absence d’une masse critique de femmes racisées ou marginalisées dans leurs groupes. Dans deux des réponses, nous pouvons déceler des difficultés à l’intérieur du groupe liées à la crainte de perdre des privilèges pour la masse critique de femmes blanches, hétérosexuelles et de classe moyenne. La question 28 visait à départager ce qui pouvait relever de la résistance politique plutôt que de difficultés techniques. Seulement 28 % des répondantes (onze) ont indiqué que leur groupe hésitait à appliquer l’approche intersectionnelle, précisant souvent des lacunes au niveau de la compréhension ou des difficultés de mise en application. Seulement deux groupes ont identifié une résistance politique comme étant la source de l’hésitation. 42 La question 31 visait à identifier les besoins potentiels de soutien. Voici leurs suggestions regroupées : - Formation en anglais; Formation avancée (niveau 2); Formation pour membres individuelles via collectifs régionaux; Outils spécifiques pour l’intervention; Espaces pour échanger; Argumentaires plus développés. Ainsi, on voit que les répondantes qui représentaient leur groupe n’ont pas donné de réponses foncièrement différentes que les membres individuelles et n’ont pas une attitude foncièrement différente envers l’intersectionnalité. Certains groupes confirment le manque de formation, alors que d’autres avancent qu’elles appliquent déjà cette approche. 5. Entretiens collectifs Puisque cette recherche combinait une méthode quantitative et qualitative et visait à produire des connaissances à partir du point de vue des participantes (Denzin et Lincoln, 1994; HesseBiber et Leavy, 2004; Miles, et Huberman, 1994; Tesch, 1990), nous avons organisé des entretiens collectifs (focus groups) afin de mieux saisir la nature des perceptions, des incompréhensions et des besoins dans un contexte d’échange et de partage des expériences des femmes et des groupes de femmes. Ce choix se justifie par le désir de mettre de l’avant l’importance des interactions entre les participantes dans une étude qui porte sur les tensions présentes au sein de la FFQ et du mouvement des femmes au Québec de façon plus générale. Pour la sélection des participantes aux entretiens collectifs, nous avons recruté des volontaires à travers trois méthodes différentes. Tout d’abord, une feuille demandant aux membres si elles désiraient participer aux entretiens collectifs fut insérée dans la pochette d’information du Forum des États généraux de l’analyse et de l’action féministes en novembre 2013.15 Cette feuille comprenait une section avec des questions sociodémographiques afin de permettre une présélection des participantes représentant la diversité des membres, et une section avec leurs coordonnées. Neuf (9) personnes ont répondu à cet appel. Ensuite, à la toute fin du 15 L’autorisation de distribuer ces feuillets d’invitation a été obtenue comité organisateur des États généraux avant la tenue du forum du 14 novembre 2013. 43 questionnaire en ligne envoyé aux membres en décembre 2013, une question demandait aux participantes si elles souhaitaient participer à un entretien collectif sur le sujet et, si oui, prévoyait un espace où elles pouvaient inscrire leurs coordonnées16. 24 noms ont été recueillis de cette manière. Finalement, suite à la fermeture du questionnaire en ligne le 31 janvier 2014, un courriel sollicitant la participation des membres aux entretiens collectifs a été envoyé via les listes fournies par la FFQ, recrutant ainsi huit (8) femmes de plus. Nous avons donc invité un total de 42 membres aux entretiens collectifs. Les quelques membres s’identifiant comme racisées et le peu de membres en provenance des régions autres que Montréal ne nous a pas permis de faire des groupes semi-homogènes sur la base de ces deux critères comme prévu. Deux entretiens collectifs de deux heures ont eu lieu. Le premier (entretien A) s’est déroulé le vendredi 30 mai 2014, veille de l’Assemblée générale de la FFQ à Québec (Université Laval). Pour cet entretien, nous avons privilégié des femmes venant de régions autres que Montréal, tout en permettant à quelques femmes de la région de Montréal de se joindre au groupe si elles étaient déjà à Québec pour l’Assemblée générale. Au total, sept (7) femmes ont participé à la rencontre, en plus des deux animatrices. Le deuxième entretien collectif (entretien B) a été réalisé à Montréal dans les locaux de l’UQAM le 10 juin 2014 et a réuni sept (7) femmes. Nous avons tenté en vain, à trois reprises, d’organiser un entretien collectif composé uniquement de femmes racisées. La difficulté de concilier les horaires des unes et des autres est en partie responsable de ce non-lieu. Lors de la dernière tentative, nous avons fait appel au Comité des femmes immigrantes et racisées de la FFQ afin de solliciter leur participation. Leur réponse a mis en lumière leur absence comme groupe de femmes racisées dans le processus de recherche, et pour cette raison, elles n’ont pas souhaité participer. Il est à noter qu’il y avait des femmes s’identifiant comme racisées dans les deux autres entretiens collectifs. Afin de structurer la discussion, nous avons utilisé un canevas ou guide des entretiens collectifs (Annexe 2) se concentrant sur les perceptions-définitions et sur les besoins analytiques et pratiques quant à l’intersectionnalité. Les deux animatrices ont pris des notes tout au long des séances et les entretiens ont été enregistrés (audio) numériquement. Une étudiante a ensuite transcrit les données. Les informations récoltées dans les entretiens collectifs ont été analysées à l’aide de la technique de « condensation des données » (Miles et Huberman, 1994; Tesch, 1990). 16 Voir la fin de l’annexe 1 un pour plus de détails. 44 Cette technique permet de dégager les thèmes dominants, tout d’abord en créant des catégories à partir des données, puis en codant l’ensemble de l’information en fonction de ces catégories, groupant ainsi l’information en fonction de ces catégories, et finalement en sélectionnant les catégories les plus porteuses de signification et en analysant leur contenu et leurs interactions (Dey, 1999), répétant ce processus en boucle jusqu’à l’obtention d’une saturation. 5. a) Compréhension de l’intersectionnalité De manière générale, les femmes démontrent une bonne compréhension de l’intersection des oppressions. Plusieurs notent cependant les difficultés d’apprivoisement liées à ce terme : L’in-ter-sec-tion-na-li-té, quand j’ai entendu ce mot pour la première fois, je me suis dit : « C’est bien barbare! » (A-06) La prononciation du mot intersectionnalité ne semble pas facile, plusieurs femmes le substituant par « intersexualité » (A-04) ou « intersectorialité » (A-06). Mais, somme toute, les femmes démontrent une bonne compréhension du paradigme en général. Par exemple, certaines tracent ainsi l’histoire des paradigmes utilisés au Québec : Dans les années 1990, on parlait déjà de… double et triple discrimination et choses comme ça. Bon, à l’époque, on parlait plus de discrimination qu’oppression, mais, c’était vu un peu comme un cumul dans le discours féministe au Québec des années 1990, comme un cumul. Toutes les femmes sont opprimées et y en a qui le sont plus que d’autres. Bon, elles sont lesbiennes, elles sont noires, elles sont handicapées, etc., mais c’est vu comme, on parlait en termes de double et triplement discriminées, versus quand tu parlais d’intersectionnalité des oppressions, et bien là tu parles des systèmes. […] Tu ne parles pas des personnes discriminées, mais tu nommes […] c’est comme un changement de paradigme pour reconnaitre comme une réalité semblable, mais avec une analyse différente en termes de… et un accent différent, plus sur les systèmes et les rapports à l’autre. (B-09) D’autres parlent du fait que ce nouveau mot fait référence à une réalité déjà connue : C’est le mot que je ne connaissais pas parce que, au bout du compte, je comprenais de quoi y était question, mais ma compréhension de ça, à la suite des États généraux finalement, ça été que c’était une façon de, de rendre plus précise la réalité des femmes. Autrement dit, de dire « être une femme », on est loin d’avoir tout dit là-dedans. (B-10) De façon plus nette que dans les réponses au questionnaire, on note parfois un certain mélange entre l’approche additive et l’approche de l’intersection. 45 Ben c’est que j’ai de la misère à voir si vraiment ça rentre dans l’intersection ou dans l’addition des oppressions. Par exemple, dans les structures d’embauche, on va essayer de prioriser des candidatures de femmes qui rentreraient dans des catégories davantage discriminées, soit par l’orientation sexuelle ou, justement, par une appartenance à une distinction qui est visible. Peut-être qu’en favorisant ces femmes à l’embauche, justement, ça peut être une mesure, mais je dirais qu’à la limite, ça rentre quand même au niveau de l’intersection. (B-12) Donc pour moi c’est l’intersection de toutes ces situations-là, qui fait qu’il y a des personnes qui sont pires, qui sont dans une situation sociale et économique pire, que les hommes blancs hétérosexuels. (A-01) Les participantes nous exposent également que l’intersectionnalité permet une mise en lumière des attitudes, des rapports de pouvoirs internes, ce que les approches précédentes ne permettaient pas : Et là, avec l’intersectionnalité, je m’aperçois qu’il y a des choses qui ne sont pas couvertes par les discriminations. (A-03) Ça aide à nommer, à reconnaître des dynamiques de pouvoir, les rapports de pouvoir et les privilèges qu’on a à l’intérieur de la catégorie qu’on est de femmes. (B-09) Certaines femmes ont concrètement expérimenté cette approche au sein de leur famille ou leur milieu de travail, et en parlent comme d’une approche qu’on peut intégrer dès le départ, sans difficulté : À propos de l’intersectionnalité, bien dans mon parcours familial et professionnel on a eu souvent à travailler avec des groupes marginalisés, et personnes handicapées, les personnes sourdes […] fait que dès le départ, on a eu engrangé dans nos gênes à la maison, le fait que… tout le monde n’a pas accès aux mêmes affaires. […] à la (nom du groupe de la participante) [on] a vraiment adopté l’intersectionnalité des oppressions comme étant quelque chose de fondamental. (A-03) Ainsi, nous constatons une très bonne compréhension générale de l’approche de l’intersection des oppressions même si quelques femmes ne recourent pas aux concepts pour en faire état. 5. b) Attitude et obstacles Il est intéressant de constater qu’indépendamment de leur niveau de compréhension, la grande majorité des femmes présentes affichent une attitude positive envers cette approche. En 46 effet, même celles qui se disent incertaines d’en saisir toutes les nuances affirment l’importance de cette approche : « l’intersectionnalité, je ne le sais pas […] comment on peut rationaliser ça, mais faut y penser à ça » (B-10). Les femmes parlent librement de la nécessité d’une ouverture à l’autre et d’une diversité de réalités vécues par les femmes. Certaines fournissent des explications plus détaillées quant à leur compréhension théorique du concept, mais toutes semblent saisir intuitivement de quoi il s’agit et de vouloir s’y atteler : Pour qu’on s’accepte les unes les autres, pour qu’on connaisse nos réalités et puis je pense qu’on ne peut pas faire l’économie de cette intersectionnalité-là, parce que sinon qu’est-ce qu’on combat? […] On ne peut pas dire « Nous c’est juste le patriarcat, hommes-femmes et puis c’est tout! On ne regarde pas les autres réalités! » Donc, je dis on peut pas faire l’économie de cette intersectionnalité-là. Mais il faut vraiment savoir […] bien adresser le problème et puis… Ça ne peut que nous rapprocher, je pense. Mais comme elle dit, ça ne me fait pas peur du tout. Ça me motive même à y aller. (B-11) Toutefois, si autour de la table, il y a beaucoup d’optimisme face à cette approche et que les participantes y sont favorables, elles nous font part des résistances importantes qu’elles rencontrent soit dans leur milieu de travail (gouvernement/syndicat), soit dans le mouvement féministe comme militante (notamment à la FFQ et durant les États généraux sur le féminisme). La discussion a longtemps tourné autour des oppressions que sont le racisme et le colonialisme. Presque unanimement, toutes étaient d’accord pour dire que le racisme est l’oppression la plus niée et occultée non seulement au sein de la société québécoise, mais également au sein même du mouvement féministe : [Il] y a quelque chose pour moi qui est un nœud autour du racisme et du colonialisme, et qui, c’est là où le bât blesse. Et toute la question du « policing », en fait, parlons du hidjab […] tout ce contexte-là que je trouve que c’est là que quelque chose à… À la fois pour nous […] j’trouve c’est le fun parce qu’on, on avait les bases en 2000 (marche mondiale de l’an 2000), et c’était vraiment bien articulé, et bien assumé par le mouvement (féministe) jusque dans les centres de femmes, toutes les analyses autour du capitalisme, et du patriarcat, et l’intersection de ces deux systèmes d’exploitation, ou d’oppression, mais c’est ça qui fait que j’ai l’impression que là où on est dans les obstacles de mise en œuvre c’est plus autour du racisme, selon moi. (B-09) 5. b) 1. Le racisme au Québec Le racisme institutionnalisé de façon générale au Québec inquiète les participantes qui le dénoncent ouvertement, tant au sein de la fonction publique, qu’au sein des mouvements syndicaux (mouvements au sein desquels certaines d’entre-elles furent employées) : 47 Y a quelque chose dans le racisme institutionnalisé qui fait en sorte que, déjà dire à compétences égales, comment tu peux être à compétences égales quand ça fait cinq ans que t’es au Québec, et tu ne réussis pas à avoir une job parce que, justement, on ne reconnait pas tes compétences et expériences d’ailleurs? (B-09) Aucune, aucune personne non blanche ne peut aller au Congrès (syndicat) là, car si tu n’es jamais élue dans ton local, ou dans ton école […] c’est sûr que tu ne te rendras pas. (B-09) On souligne notamment comment les programmes d’accès à l’égalité au sein de la fonction publique sont encore compartimentés en différentes catégories (femmes, minorités culturelles, personnes en situation de handicap) et le peu de résultats qui en découlent : Ce qui était très frappant au mois de septembre passé, quand on a commencé à regarder les statistiques particulièrement de la Commission des droits de la personne, ce qui en sortait en rapport avec le nombre de… minorités visibles qu’il y avait dans la fonction publique du Québec […] là c’est devenu vraiment évident là que le racisme… C’était vraiment évident qu’on le pratique depuis longtemps au Québec. Parce que ce n’est juste pas normal à mon sens là, qu’après vingt, trente ans les chiffres soient si bas à la fonction publique du Québec. Quand on sait justement qu’il y a plein de femmes qui ont les diplômes, qui ont les connaissances, qui ont l’expérience, ici au Québec. Donc là au niveau, c’est ça, au niveau du racisme on a pu le voir, gros (emphase sur dernier mot), parce que venant d’un milieu qui est plus fédéral, avec programmes d’accès à l’égalité, y avait il me semble (emphase sur dernier mot), plus de progrès qui se faisait. Quand j’ai vu des 2 %, pis des 2.5 %. (B-13)17 On identifie l’attitude négative d’un ensemble de femmes du groupe dominant et leur incapacité à reconnaître leurs privilèges comme une partie du problème. 5. b) 2. Le double statut du peuple québécois : colonisateur/colonisé Tout en faisant part d’une spécificité propre au Québec, soit la double situation d’oppresseur et d’opprimé du peuple québécois, les participantes évoquent que pendant trop longtemps les femmes n’ont considéré que leur expérience d’opprimée ou de « victime », et qu’elles éprouvent de la difficulté à reconnaitre leur position d’oppresseur, notamment envers les peuples autochtones : Mais là après avoir entendu qu’il faut faire attention parce que la classe sociale, l’absence de handicap et le fait de ne pas être autochtone ça peut vouloir dire que toi aussi t’as une part à porter, ça fait mal. Puis je pense que pour les Québécois au Canada qui d’emblée vivent, ont un vécu aussi… d’opprimés dans le Canada, comme un peuple francophone 17 Pour quelques chiffres sur les mesures de d’accès à l’égalité, voir Marie-Thérèse Chicha et Éric Charest Le Québec et les programmes d’accès à l’égalité : Un rendez-vous manqué? Centre d’études ethniques des universités montréalaises, avril 2013. 48 qui a déjà, tu sais, qui a vécu un… génocide social aussi, je pense que c’est vraiment difficile après de se faire dire : « Ben on occupe le territoire, on est juste chanceux d’être ici, dans les murs de l’UQAM sur un territoire mohawk, j’pense? » Tu sais […] c’est dur! Je pense c’est cette responsabilité qu’on a, à porter, puis que pourtant ça pourrait être collectif, collective. On pourrait porter ensemble, ce serait bien moins lourd! (B-14) C’est au double visage du Québec (oppresseur/opprimé) que l’on identifie, à plusieurs reprises, l’un des obstacles de la mise en application de l’approche intersectionnelle. La relation avec le colonialisme, soit les attitudes vis-à-vis de la présence d’un colonialisme envers le peuple autochtone d’une part, et la croyance d’un colonialisme perdurant envers le peuple québécois, d’autre part, est bien présente : Ce qu’on parle finalement dans notre intersection des oppressions, c’est de rappeler qu’il n’y a pas juste le sexisme et le patriarcat comme cadres d’oppression; y a le capitalisme, et il y a le colonialisme surtout. Et pour les Québécoises de souche canadienne-française, il y a cet élément-là qui faut prendre en, en conscience, comme quoi on a le double statut. On a été colonisé, et on a colonisé. On a colonisé les autochtones, et ensuite on a été colonisé par les Anglais. Tu sais, il y a quelque chose dans cette dimension-là, il y a un rapport… au colonialisme que d’autres n’ont pas… tu sais, il y a notre spécificité. (A-05) Puis, cela fait que, par bout, on agit comme victime de discrimination, et par bout on agit comme oppresseur (emphase sur dernier mot). La façon dont on oublie tout le temps, systématiquement, les femmes autochtones (rires – découragement) quand on dresse un portrait des Québécoises. La façon, en même temps, ça se traduit par tout le débat qu’il y a eu sur la coalition québécoise de la marche mondiale des femmes… Non, c’est du Québec! Justement pour tenir compte de la réalité des femmes autochtones. (A-05) On note toutefois quelques différences générationnelles dans ce que peut signifier « l’oppression nationale ». L’une des participantes exprime ne pas avoir vécu de « colonisation » : Parce que j’ai grandi avec le référendum de 95 puis tout ça, mais je ne me suis jamais sentie oppressée par les anglophones ou quoi que ce soit […] on a une culture commune, on est américain là toute la gang… Mais je peux comprendre que par exemple, des gens d’une autre génération peuvent vivre ça, mais moi je ne me sens pas comme quelqu’un qui a vécu de la colonisation. (A-07) Si les femmes reconnaissent une certaine complexité à l’approche intersectionnelle, elles considèrent toutefois que cette dernière facilite la lecture d’une réalité complexe que l’on a du mal à observer. Une participante parle de « vision binaire » au Québec : C’est comme si on cherche la solution facile et l’intersectionnalité nous éloigne de la facilité. Ça nous amène à la complexité, mais la réalité humaine est complexe alors on prend des mesures pour nous aider à comprendre la complexité, mais il y a du monde, il 49 va toujours y avoir du monde, qui vont juste vouloir de toute façon, regarder dans une vision simpliste de la vie, plus binaire. (B-09) Fait très intéressant, on conçoit donc l’approche intersectionnelle comme étant une voie de solution à la lecture binaire des oppressions, puisqu’elle permet une lecture que les femmes identifient bien comme multidimensionnelle. Certaines, disent les femmes, « ne peuvent pas imaginer qu’elles puissent jouer le rôle d’oppresseure » (A-05) dans les rapports de pouvoir entre femmes. On évoque des parallèles entre les luttes antisexistes antérieures et les luttes « intersectionnelles » revendiquées aujourd’hui par les participantes. Elles reprochent à certaines militantes féministes, qu’elles disent plus réfractaires à l’intersectionnalité, de reproduire vis-àvis des femmes racisées ou immigrantes, les mêmes comportements qu’elles ont jadis reprochés aux hommes : « je pense que la réaction de certaines femmes durant les États généraux, c’est exactement la même chose que la réaction de certains hommes à l’arrivée du féminisme » (B09). Ou encore : Oui, il y a vraiment une militante féministe de longue date, qui est allée dire au micro « […] On est-tu en train de dire qu’il y a des rapports de pouvoir entre femmes? » Franchement! (B-09) Pour moi quand on parle de transgenre ou quand on parle d’autres situations, c’est comme au début du mouvement des femmes, je veux dire quand les femmes blanches américaines acceptaient pas les noires, ou quand les femmes ici dans les années 1960 au Québec, hétérosexuelles, avaient peur de passer pour des lesbiennes et voulaient pas de femmes lesbiennes, pourtant qui s’impliquent. Donc, moi je pense qu’aujourd’hui on reproduit la même chose, mais par rapport à d’autres groupes de femmes opprimées. (A04) Le contexte politique de la Charte fait surface à quelques reprises. Ce débat a permis, disent-elles, « une sorte de liberté d’expression au racisme qui n’était pas là » (B-13), il donnait une légitimité à ce discours. Ce contexte politique, peu évoqué dans les réponses au questionnaire, prend une certaine place dans les entretiens collectifs. La Charte n’étant plus d’actualité au moment des entretiens collectifs18, les femmes semblent en parler plus facilement : Un ensemble de culture, une immigration, mais là à ce moment-là, ces femmes-là j’ai l’impression se sont senties menacées personnellement ou du moins, ont interprété que les femmes québécoises ou que les femmes en général étaient menacées par des symboles comme le voile, pis ont créé une espèce d’altérité… une création d’un autre, au point où 18 Le débat autour de la Charte des valeurs a pris fin lors de la défaite électorale du Parti québécois aux élections du 7 avril 2014. 50 les femmes qui portaient le voile n’avaient plus d’autonomie, devaient nécessairement être aliénées. On n’a pas voulu les écouter parce que l’on ne donnait pas de crédit à ce qu’elles disaient, c’est comme si elles avaient créé une espèce de victime… chez ces femmes-là, ce qui les discréditait, puis qui en faisait un outil même qui pouvait répandre le sexisme à l’intérieure de la société québécoise. Donc, il y a, à mon avis, dans mes lunettes, un enjeu qui a vraiment une base qui est raciste autour de cela. (B-12) Puis en fait c’est que, nous admettons, les Québécoises d’origine par rapport aux minorités culturelles, c’est qu’on se pense libérées, on se pense plus aliénées. C’est comme, elles arrivent. Elles sont plus aliénées que nous par le patriarcat. (A-04) Nous, on ne se questionne plus sur notre propre aliénation. C’est comme, on va les aider. Même parmi celles, là je parle pas des femmes du PDF [Pour le droit des femmes, 2013], c’est que, même parmi celles qui font partie de la FFQ où en tout cas, parmi celles qui font partie des groupes sociaux, des organismes communautaires, c’est… on va leur apprendre ce que c’est que de se libérer… (A-04) 5. b) 3. Mauvaises compréhensions de l’intersectionnalité Des participantes évoquent la présence d’une confusion ou d’une fausse dichotomie entre droits individuels et droits collectifs dans la compréhension de l’intersectionnalité : Je trouve que dans l’intersectionnalité, il y a deux dimensions, et qu’on ne prend pas assez la peine de dire sur quel plan on se situe. Je trouve qu’il y a le plan individuel […] Puis d’un autre côté, il y a le niveau collectif : où là on voit c’est… les systèmes d’oppressions qui s’entrecroisent […] Y a beaucoup, beaucoup de confusion entre les deux. Puis, pour moi, là où la confusion a des effets vraiment dramatiques, c’est justement à propos de la notion de privilège. Parce que, quand on dit que les blanches sont privilégiées, ou que les hétérosexuelles sont privilégiées. Je ne dis pas que toi, comme individu, tu prends et tu utilises des privilèges. Je dis que la situation de femmes, blanches, hétérosexuelles est une situation mieux reconnue dans la société que la situation d’une femme, noire, handicapée, etc., etc., autochtone… Mais je ne suis pas en train d’accuser des individus. (A-06) Cette peur-là c’est dans la question de l’individualisme […], les droits individuels versus droits collectifs et c’est vraiment… étiqueté l’intersectionnalité comme étant individualiste, comme étant… justement, versus le « nous femmes » qui est… que tout le monde ait des droits collectifs, mais pour moi… J’aime beaucoup le slogan de la Marche mondiale des femmes… qui était « Nous serons en marche, tant que toutes les femmes ne seront pas libres! » Pour moi c’est ça l’intersectionnalité. (B-09) 51 5. b) 4. Les privilèges La notion de privilèges se présente sans aucun doute, selon nos participantes, comme l’un des obstacles les plus importants face à la mise en pratique de l’intersectionnalité. Comme cette approche démasque des rapports de pouvoirs internes, cela entraîne soit un sentiment de culpabilité, selon certaines, soit un refus volontaire de céder ses privilèges par crainte d’être « invisibilisées » (A-02). Selon d’autres : La réaction des femmes qui sont dans PDF, pour moi, il y a beaucoup, beaucoup de refus émotif d’être considérée comme une privilégiée. À partir de ça, elles disent « Bien l’intersectionnalité, ça divise… ce n’est pas une réponse intellectuelle qui faut apporter à ça… ce qu’on fait tout le temps – on dit « Ben là, non ça divise pas… » – c’est une réponse qui est émotive. Elles disent que ça divise, parce qu’elles se sentent exclues, rejetées… parce qu’elles sont privilégiées! Alors je pense qu’il faut qu’on trouve une réponse vécue à cette affaire-là. Puis, pour moi, on va continuer à avoir un paquet de divisions tant qu’on n’aura pas mis le doigt et parlé clairement de ça. On va continuer à se déchirer sur le plan théorique, alors que l’enjeu est émotif, c’est un enjeu de solidarité entre nous. Puis c’est un enjeu de, comment des femmes se sentent par rapport à ça. (A06) C’est comme si elles se sentent coupables en quelque sorte de porter ces privilèges, alors que dans le fond, bien en tout cas pour ma part, je ne veux pas qu’elles se sentent coupables, mais juste qu’elles reconnaissent qu’elles sont privilégiées, sans porter de honte ou de culpabilité, à se retrouver dans ça, tout simplement. (A-02) Je ne suis pas sûre que c’est une question de culpabilité ou quoi que ce soit, mais c’est, plus le fait de ne pas accepter justement, que cela ne peut pas se faire autrement que selon la position majoritaire. (A-07) 5. b) 5. La centralité du patriarcat Selon nos participantes, la crainte invoquée selon laquelle le patriarcat perdrait de son importance relève soit d’une mauvaise compréhension du paradigme ou elle est une excuse pour préserver ses privilèges. Ces dernières avancent que l’approche intersectionnelle enrichit le mouvement. Cependant, elles insistent également pour dire que le patriarcat traverse toutes les réalités et doit rester présent dans les luttes : Parmi certaines femmes c’est : « Ben non, ce n’est pas le colonialisme qui est important, c’est le patriarcat! », et on ajoute : « On va perdre, on va perdre à quelque part quelque chose, si on soumet l’un à l’autre ou si on en abandonne un pour l’autre ». Alors que dans le fond, on ne perd rien là! On s’enrichit! (B-13) 52 Le danger aussi ce serait de ne pas instrumentaliser les choses… même s’il y a différents systèmes de domination, d’injustice sociale qui existent, mais aussi d’avoir le courage quand même aussi de dire que la lutte antipatriarcale, quand même, c’est quelque chose qui est, en tout cas, pratiquement, dans toutes les sociétés connues qui est là, qui existe le patriarcat. (B-11) Une attitude positive, donc, envers l’approche de l’intersection des oppressions, bien que l’on ait entendu quelques hésitations de la part d’une ou deux participantes, notamment sur la manière de présenter cette approche. On suggère que les exemples soient plus proches des réalités québécoises et que le patriarcat ne soit pas occulté : Je pense qui faut faire attention moi ça m’est arrivé de lire des textes qui parle de l’intersectionnalité comme quoi que c’est une affaire vraiment importante, puis qui abordent certaines luttes, mais que je trouve que le féminisme est vraiment absent. Là c’était des trucs des États-Unis, ça dépend c’est quoi, mais, faut pas prendre pour acquis que juste parce que quelqu’un fait un texte intersectionnel que, c’est, ça, que ça englobe tout. Puis cela se peut que ça puisse chicoter aussi après des femmes qui lisent ça « Ben là, regarde, on a complètement évacué le patriarcat là-dedans ». Cela se peut que des fois ça arrive. Des fois il se peut aussi que ce soit bien individuel. Ce n’est pas tout le monde qui en parle de la même façon. Pis ça, tout à l’heure euh, j’ai, j’ai, je l’ai pas dit, mais ça, c’est quelque chose qui me dérange des fois l’intersectionnalité parce que c’est… les personnes qui écrivent sont pas, tsé c’est… c’est pas égal là, partout. Pis c’est normal; c’est comme ça pour à peu près n’importe quoi. (B-14) 5. c) La mise en application : succès et échecs Dans la mise en application de l’intersectionnalité, la représentation et la présence des femmes de diverses origines ou vivant différentes formes de marginalisation continuent d’être proposées comme une des solutions viables pour créer des liens à long terme. Les discussions autour d’une plus juste « représentation » de la réalité des femmes et d’une participation plus active des femmes immigrantes/racisées, soit au sein du mouvement féministe, soit au sein des institutions en général, s’avèrent pour les participantes des façons concrètes d’appliquer l’intersectionnalité, mais posent encore d’énormes obstacles. Lorsqu’on demande aux participantes de nous parler d’expériences positives de mise en application de cette approche, l’élément qui revient le plus souvent est le désir d’ouverture, de tisser des liens avec les femmes autochtones, par exemple : Puis, je peux peut-être témoigner d’une expérience que nous on vit dans notre région. Après les États généraux, on a décidé de passer à travers toutes les propositions qui sont sorties, puis de garder, dans le fond, celles que nous n’avions pas intégrées [encore]. Donc, dans les vingt prochaines années, on va s’attaquer à, justement, la question de la 53 diversité, du féminisme nationalis [t] e, la question de créer des liens avec les groupes autochtones. Puis c’est dans nos objectifs. (A-07) Mais la mise en application, les expériences avec l’« Autre » ne se font pas sans heurts. On mentionne entre autres les difficultés d’adapter l’environnement et les interventions des groupes aux personnes à mobilité réduite, aux personnes sourdes et aveugles et aux lesbiennes. Une participante raconte comment son groupe n’a pas pensé à une femme sourde, lorsqu’il a choisi de visionner un film sans sous-titres, par exemple, ou encore une autre explique que lorsqu’une intervenante de son groupe demande à une femme qui arrive en maison d’hébergement ce que lui a fait son conjoint, elle omet la possibilité qu’elle soit en couple avec une femme : Au cœur de l’intervention sociale, quand on reçoit les femmes, pis que nous on identifie que c’est le patriarcat le problème puis qu’on lui dit « Mais qu’est-ce que ton conjoint t’a fait? » Hé bien là, on vient d’empêcher toutes les lesbiennes d’exprimer que ce n’est pas un conjoint, c’est une conjointe. Tu sais, donc des fois même la première question, en fait est tellement normatée (sic) de notre système et de notre analyse qu’on empêche les femmes de parler plutôt que de juste demander « mais qu’est-ce qui t’es arrivé? ». Et là, viendra bien ce que la femme a envie de raconter. (B-08) Pour faire face à toutes ces différentes réalités, les femmes évoquent également le manque de financement de leurs groupes : Pour toutes sortes de raisons, manque de financement […] pour avoir du financement, pour monter ce sondage, puis tout ça. Et cela fait en sorte qu’on n’a ni les femmes autochtones, ni les femmes en situation de handicap, ni les femmes de la diversité autour de la table. Alors quand on va arriver à la phase d’un deuxième forum, elles vont arriver à « Bon ben, on organise un colloque, êtes-vous game? ». Là, c’est sûr qu’on va avoir perdu une petite affaire de toute la relation qu’on avait commencée. Ça, c’est une des difficultés. Ce n’est pas un échec, mais c’est une des difficultés qu’on a. C’est que c’est toujours à reprendre. C’est toujours à refaire. (A-05) D’autres expériences comme celles des caucus, des « safe[r]s spaces, » par et pour les différents groupes de femmes semblent appréciées, malgré les dynamiques parfois tendues : Au sein du Comité d’orientation, on savait que c’était une bonne idée que de mettre des mécanismes comme des caucus qui permettent dans le fond aux femmes de se réunir entre elles dans ce qu’elles ont de commun. Et de porter, haut et fort, des revendications ou des propositions portées par certains groupes et qui ne ressortaient peut-être pas, dans le fond, du cahier de propositions initial. Ça pour moi, je pense que c’est vraiment quelque chose d’intéressant à faire. Puis moi, j’ai vécu ce que c’était, le caucus des lesbiennes. Je vous le dis, c’est encore pour moi un moment fort du Forum [des États généraux], un de mes moments préférés, parce que de nous réunir entre nous, et de nous 54 reconnaître entre nous et de porter, haut et fort, des choses qui étaient importantes pour nous, à amener avec force, courage et détermination aux yeux de toutes, ça été vraiment un moment très… fort. Puis quand on a porté nos revendications, qu’on a amené des nouvelles propositions en sous-plénière, à partir d’un atelier, on s’est dit « Y a du travail à faire » parce qu’on a été confrontées, à des femmes qui disaient « Oh les transgenres! ». (A-02) Finalement, l’approche intersectionnelle, malgré sa sonorité « barbare » (A-06), véhicule quelque chose de très émotif et nous permet de réfléchir à l’humanité des unes et des autres, élément encore à travailler : C’est comme, est-ce que je suis capable de toucher et d’être touchée par l’autre? Sur ma peau, dans mon cœur dans mon esprit? Ça, je pense que c’est la source de beaucoup d’échecs, de nos pratiques intersectionnelles. (A-06) Ainsi, les entretiens collectifs ont confirmé les conclusions tirées du questionnaire, tout en enrichissant les résultats. Les membres de la FFQ, peu importe leur provenance, en majorité, soutiennent l’approche intersectionnelle et croient en son potentiel. Les difficultés d’application sont encore présentes et la remise en question des privilèges des femmes du groupe dominant ne se fait pas sans heurts ni de manière consensuelle. Mais l’idée selon laquelle cette approche pourrait amener une réconciliation et une inclusion de plus de femmes dans le mouvement féministe semble en pousser beaucoup à se remettre en question et à revoir les structures des organismes. La reconnaissance des rapports de pouvoir entre femmes semble être une avenue non négociable, même si elle nécessite quelques confrontations. 6. Validation des résultats Afin de valider les résultats, une version préliminaire de l’analyse des entrevues collectives a été envoyée à toutes les femmes ayant participé. Dans ce courriel, les femmes étaient invitées à confirmer si les analyses étaient fidèles à l’esprit des propos énoncés lors de leur entrevue collective. Elles avaient deux semaines pour retourner le document avec leurs commentaires. Seulement deux personnes sur les 14 participantes ont répondu. Les deux ont affirmé que les analyses étaient fidèles à leur expérience. 7. Analyse globale, limites et conclusion 55 En général, nous décelons une attitude très positive face à l’intersectionnalité chez les membres de la FFQ. Ces dernières démontrent une très bonne connaissance de cette approche. La majorité des répondantes voient dans l’approche intersectionnelle une source d’enrichissement pour le mouvement et un outil essentiel pour la lutte contre le patriarcat. Si les femmes sont assez unanimes pour dire que cette approche peut enrichir le mouvement féministe, les résultats sur le potentiel de division pour le mouvement sont plus ambigus. En effet, les résultats démontrent une certaine crainte face à la division que pourrait entrainer l’intégration de l’approche intersectionnelle, particulièrement chez les femmes de plus de 45 ans. Une petite minorité de femmes s’opposent avec virulence à cette approche et ne mâchent pas leurs mots pour la condamner. On voit dans leurs réponses aux questions ouvertes du questionnaire qu’elles ont l’impression de ne plus avoir leur place au sein du mouvement féministe parce que, selon elles, une trop grande place est faite aux femmes faisant face à d’autres facteurs de marginalisation. Par ailleurs, nos résultats n’ont pas permis de confirmer l’idée que les femmes racisées, les femmes marginalisées ou les femmes croyantes avaient une attitude différente des autres femmes face à l’approche de l’intersection des oppressions. Ces résultats doivent être interprétés avec circonspection considérant le petit nombre et la diversité des femmes qui se sont identifiées dans ces catégories. En outre, les autres catégories sociodémographiques (type de membre, champs d’implication, expérience dans le mouvement, âge) n’ont pas non plus été associées à des attitudes particulières ou à des connaissances différentes de l’intersection des oppressions, sauf pour l’âge qui semble avoir une petite influence sur la perception du racisme. Beaucoup de répondantes, qu’elles soient membres associatives ou individuelles, ont soulevé des difficultés dans la transition de la théorie à la pratique. Même si une majorité d’entre elles mentionnent un désir d’aller de l’avant, certains blocages restent liés aux incertitudes sur la façon d’aller de l’avant. Ces enjeux ont également été soulevés et ont été confirmés lors des entretiens collectifs. Plus généralement, les entretiens collectifs ont confirmé les résultats obtenus dans le questionnaire et ont permis d’approfondir certains éléments. Sans que ces dynamiques soient directement présentes lors des entretiens, plusieurs participantes ont confirmé que cette approche soulevait des remous et n’était pas consensuelle. Les participantes ont ainsi identifié cinq obstacles à l’intégration de cette approche : le racisme au Québec; le double statut de 56 colonisateur/colonisé; les mauvaises compréhensions de l’intersectionnalité; la difficulté à reconnaitre nos privilèges; et la centralité du patriarcat. Ces résultats soulèvent notamment la question des privilèges qui n’était pas abordée directement dans le questionnaire. En effet, dans les entretiens collectifs, les femmes soulèvent la complexité des difficultés à reconnaître certains privilèges lorsque les femmes sont encore en contexte d’oppression patriarcale. La difficile réalité de certaines femmes nous rappelle que la lutte contre le patriarcat est encore importante et qu’il ne faut pas perdre de vue cet aspect de la lutte. Il est important de mentionner quelques éléments affectant ces résultats. Premièrement, cette recherche a été conduite après les États généraux où l’on a vu une prise de position massive pour l’intersection des oppressions. Ces résultats reflètent peut-être les changements qui ont pu avoir lieu dans le mouvement féministe québécois au cours de la dernière année. De plus, puisque les personnes sondées sont exclusivement des membres de la FFQ, il est difficile de généraliser ces résultats à l’ensemble du mouvement féministe, d’autant plus que lors les dernières années, la FFQ a mis de l’avant l’approche de l’intersection des oppressions par des formations et des séances de discussion offertes à ses membres. Finalement, étant donné les prises de position en faveur de l’intersectionnalité lors des États généraux et de l’attitude générale des travailleuses et des instances de la FFQ envers cette approche, il faut souligner la possibilité du biais de « désirabilité sociale » qui pousse les personnes à répondre selon ce qu’elles croient être la « bonne réponse » et non selon ce qu’elles pensent réellement. En ce sens, il est possible que l’intersectionnalité soit le nouveau paradigme « politically correct » et que ces réponses ne reflètent pas un réel désir de déconstruction des rapports de pouvoir. En conclusion, si cette recherche témoigne d’une attitude positive envers l’intersectionnalité, la mise en pratique et les remises en questions qui l’accompagnent sont encore présentes. Cette étude démontre que la majorité des membres de la FFQ croient en l’importance et potentiel de l’approche intersectionnelle, incitant ainsi la FFQ à continuer dans cette voie. Cependant, le besoin de formations plus poussées, d’outil pour la mise en application et d’espaces de discussion est également présent, incitant à prendre ce tournant, mais avec les bons outils. 57 Bibliographie Anthias, Floya. 2005. « Social Stratification and Social Inequality: Models of Intersectionality and Identity », In Rethinking Class: Culture, Identities and Lifestyles sous la direction de Fiona Devine, Mike Savage, John Scott et Rosemary Crompton, p.24-45. New York : Palgrave Macmillan. 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Cambridge : Cambridge University Press. 60 ANNEXE 1: Questionnaire sur l’intersectionnalité Distribué aux membres de la Fédération des femmes du Québec 61 Questionnaire sur l’intersectionnalité Q1 - Je suis membre de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) : oui, membre individuelle oui, membre associative non* *ATTENTION : Ce questionnaire s’adresse aux membres de la FFQ de 18 ans et plus. Si vous n’êtes pas membre de la FFQ ou si vous avez moins de 18 ans, vous n’avez pas à remplir ce questionnaire. Merci quand même de votre intérêt! Énoncés Q2 - Je connais bien l’approche intersectionnelle (intersection des oppressions) Q3 – Comment définiriez-vous l’approche intersectionnelle? Q4- Quels sont les aspects de l’approche intersectionnelle qui ne vous apparaissent pas clairs? Q5- Je considère que j’utilise une approche intersectionnelle dans mon militantisme féministe Q6- Je considère que j’utilise une approche intersectionnelle dans mon travail Q7- Je crois que l’approche intersectionnelle peut enrichir la réflexion féministe Q8- Je crois que l’approche intersectionnelle peut diviser le mouvement féministe Q9- Je crois que l’approche intersectionnelle peut permettre au mouvement féministe de mieux représenter les intérêts de toutes les femmes Q10 - Je crois que l’approche intersectionnelle éloigne le mouvement féministe de sa mission première Q11- Je crois que le patriarcat est très présent dans notre société Q12- Je crois que le racisme est très présent dans notre société Q13- Je crois que le classisme (division sur la base des classes sociales) est très présent dans notre société Q14- Je crois que le colonialisme envers les peuples autochtones est très présent dans notre société Q15- Je crois que le colonialisme envers le peuple franco-québécois est très présent dans notre société Réponses Très en accord 4 Pas du tout en accord 5 2 1 3 ___________________________________________ ___________________________________________ Très en accord 4 Pas du tout en accord 5 2 1 3 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 62 Q16- Je crois que le patriarcat est une structure d’oppression qui crée des injustices importantes chez les femmes Q17- Je crois que le racisme est une structure d’oppression qui crée des injustices importantes chez les femmes Q18- Je crois que le colonialisme envers les peuples autochtones est une structure d’oppression qui crée des injustices importantes chez les femmes. Q19- Je crois que le colonialisme envers le peuple franco-québécois est une structure d’oppression qui crée des injustices importantes chez les femmes. Q20- Je crois que les inégalités économiques sont une structure d’oppression qui crée des injustices importantes chez les femmes. Q21- Je crois que le mouvement féministe devrait se concentre sur les problèmes qui touchent toutes les femmes. Q22- Je crois que le mouvement féministe devrait mettre en priorité les problèmes qui touchent les femmes marginalisées. Q23- Je crois que les différents systèmes d’oppression interagissent entre eux. Q24- Je crois qu’au sein du mouvement féministe, il faut mettre en priorité la lutte contre le patriarcat. Q25- Je crains que la lutte contre plusieurs systèmes d’oppression écarte la lutte contre le patriarcat. Q26- Je crois que l’approche intersectionnelle peut mener à une pratique plus inclusive dans le mouvement féministe Q27- Mon groupe a de la difficulté à appliquer une approche intersectionnelle 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 5 4 3 2 1 Oui Précisez : Non __________________________________ Q28- Mon groupe hésite à appliquer une approche intersectionnelle Oui Non __________________________________ Précisez Q29- Pensez-vous que l’approche intersectionnelle peut nuire au mouvement féministe? Oui 63 Non Précisez __________________________________ Q30- Pensez-vous que l’approche intersectionnelle peut enrichir le mouvement féministe? Oui Non Précisez __________________________________ Q31- Si vous répondez à titre de représentante d’un groupe de femmes membre de la FFQ, quels seraient les besoins de soutien de votre groupe dans l’application d’une approche intersectionnelle? __________________________________ Informations sociodémographiques : Q32 -Je suis âgée de19 : 18 à 30 ans 31 à 45 ans 46 à 60 ans Plus de 60 ans Q33- Je me considère comme une femme : racisée non-racisée Précisez : ____________________________________ Q34- Je suis active dans le mouvement féministe depuis : Moins d’un an Entre 1 et 5 ans Entre 11 et 20 ans Plus de 20 ans Entre 6 et 10 ans Q35- Ma principale implication dans le mouvement féministe se situe dans le champ suivant (svp, cochez seulement une réponse) La violence La pauvreté et les enjeux économiques L’emploi Les enjeux autochtones La santé La religion ou l’absence de religion Droits et discriminations Mondialisation, relations Nord-Sud et enjeux internationaux Autres (Précisez : _________________) Q36- Je réside actuellement dans la ville de : __________________ Q37- Je me considère : croyante non croyante Si croyante, précisez : ____________________________________________ Q38- Je considère que je suis marginalisée Précisez : _______________ oui 19 non Ce questionnaire s’adresse aux membres de la FFQ qui ont 18 ans ou plus. Si vous n’avez pas 18 ans, veuillez ne pas remplir ce questionnaire. 64 Q39- Si vous souhaitez participer à un entretien de groupe, veuillez indiquer la meilleure manière de vous contacter. Notez que vos coordonnées ne seront en aucun temps associées à vos réponses au questionnaire, mais que nous utiliserons les données démographiques pour sélectionner les participantes aux entretiens de groupe. : ____________________________________ 65 ANNEXE 2 : Guide d’entretien pour les entretiens collectifs 66 Guide d’entretien Quelle serait votre définition de l’approche de l’intersection des oppressions? Bloc A — Mouvement féministe 1. Qu’est-ce que concevoir les impressions comme intersectionnelles peut amener au mouvement féministe? a. Théories vs dynamiques concrètes b. Donnez des exemples concrets de moments où vous pensez que ça a fait avancer le mouvement féministe 2. Avez-vous des craintes liées à cette théorie? a. Donnez des exemples concrets où vous avez l’impression que l’intersection des oppressions a pu mener à….. (la division, la hiérarchisation, etc., en fonction de ce qu’elles nomment comme craintes) b. Quels sont donc les éléments susceptibles d’amener ces écueils? c. Comment serait-il possible d’éviter ces écueils — Nuancer le mouvement féministe vs la FFQ vs le groupe local d’appartenance — Nuancer les possibilités d’impacts suite à des réactions vs des impacts négatifs liés directement à la théorie Bloc B – Application de l’intersection des oppressions 1. Plusieurs d’entre vous nous ont signifié lors du sondage que vous aviez de la difficulté à percevoir comment mettre en pratique l’intersection des oppressions. Expliquez. 2. Si vous faites partie d’un organisme (membres associatives), croyez-vous que la mise en application de l’intersection des oppressions bouscule, ou au contraire, renforce la mission de votre organisation? 3. Si vous êtes membre individuelle, croyez-vous que l’intersection des oppressions présente un risque de « déconstruction » de la « catégorie femme »? Si oui, expliquez. Si non, pourquoi? – seulement si cet écueil a été nommé ? 4. Comment articulez-vous la notion de patriarcat au sein de l’intersection de l’oppression? Bloc C — Multiplication des oppressions 5. Comment avez-vous l’impression que l’intersection des oppressions permet de prendre en compte davantage d’oppressions différentes? Le permet-elle? 67 6. Pensez-vous que l’intersection des oppressions vous incite à prendre en considération toutes les oppressions? Quels sont les défis liés à ce phénomène? 7. Pouvez-vous nous donner des exemples d’inclusion, dans votre travail ou dans votre vie, ou des exemples des difficultés que vous avez rencontrées à ce sujet? Bloc D — Militantisme 8. Que veut dire pour vous « appliquer une approche intersectionnelle dans votre militantisme »? Comment cela se traduit-il? 9. Comment le mouvement féministe peut-il traduire le patriarcat dans ses luttes tout en maintenant l’approche de l’intersection des oppressions? BLOC E - Quelles sont les difficultés d’application de cette approche selon vous? 68