marcel remacle

Transcription

marcel remacle
Christian Jasmes
HOMMAGE a`
MARCEL
REMACLE
BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE CENTRALE
DU BRABANT WALLON (FWB)
Brochure publiée à l’occasion de l’exposition « Hommage à Marcel Remacle » tenue
à la bibliothèque de Tubize du 1er au 30 avril 2013 dans le cadre de l’opération
« BULLES EN BRABANT WALLON » pour son édition 2013 intitulée : « Les pirates
jettent l’ancre à Tubize ».
Toutes les illustrations reproduites le sont à titre de citation graphique. Les copyrights
appartiennent aux auteurs et aux éditeurs.
Nous exprimons nos plus vifs remerciements pour leur concours à :
Madame Raymonde REMACLE
Yoan DEFOOR
Jacques GUELTON
Nicolas JASMES
Geneviève LECOMTE
Vittorio LEONARDO
David LITTLE
Blandine MASUY
Maurice ROSY
Jean-Pierre VERHEYLEWEGEN
François WALTHÉRY
Christian Jasmes
Hommage a`
Marcel Remacle
Bibliothèque publique centrale
du Brabant wallon (FWB)
2013
Préface
Bobosse, Vieux Nick et Barbe-Noire, Hultrasson le Viking… Que sont devenus ces
personnages de papier ?
Nés dans les années cinquante et soixante du crayon de Marcel Remacle, ces héros de
bandes dessinées ont fait les beaux jours du magazine Spirou.
A cette époque, Yvan Delporte scénarise les histoires de Saki de René Hausman,
Jidéhem anime la chronique auto « Starter », Eddy Paape et Jean-Michel Charlier
lancent le journaliste-aventurier Marc Dacier et bien d’autres héros rempliront les pages
du journal.
Le magazine Spirou connaît peu de problèmes et, toujours sous l’impulsion d’Yvan
Delporte, alors rédacteur en chef, le journal prend une longueur d’avance sur le
magazine concurrent « Tintin » ; Marcel Remacle, lui, découvre le succès avec BarbeNoire.
Dans les années soixante, un clivage se produit entre deux générations : les anciens
bédéistes dont la production s’essouffle un peu et de jeunes dessinateurs qui tentent
leurs percées (Derib, Fournier, Seron…). Les années suivantes verront l’arrivée d’une
troisième (Gos, Walthéry, Wasterlain...) et même d’une quatrième génération de
dessinateurs (Frank, Conrad, Hislaire...).
Quant aux anciens, certains se verront relégués aux oubliettes mais, depuis peu, un
regain d’intérêt fait ressurgir des grands noms de l’âge d’or de la bande dessinée.
Parmi ses actions, la Bibliothèque publique centrale du Brabant wallon (FWB) s’est
donnée pour mission de renforcer les pratiques de lecture par la valorisation des
collections présentes en bibliothèques et de favoriser la participation des publics.
C’est à cet effet qu’elle a initié la création de « Bulles en Brabant wallon », un événement
récurrent commun aux bibliothèques locales de son réseau intéressées à mutualiser
leurs ressources et leurs compétences au profit direct d’une communauté d’usagers,
en mettant le focus sur ce que l’on considère comme le « Neuvième art » : la bande
dessinée.
Quelques bibliothèques ont décidé de se spécialiser dans une thématique.
Pour la première édition de « Bulles en Brabant wallon », la manifestation « Les Pirates
jettent l’ancre à Tubize » se fait l’écho de la thématique des pirates retenue par le réseau
local communal de Tubize-Clabecq-Saintes.
Un hommage particulier est rendu à Marcel Remacle.
Une exposition de ses planches et la présente plaquette réalisée par Christian Jasmes,
bibliothécaire et expert chargé de cours en bande dessinée à l’Institut de promotion sociale
Jean-Pierre Lallemand (Bruxelles) nous présente le créateur du vieux Nick , sympathique
marin et son inégalable ennemi, le stupide, bête et méchant pirate Barbe-Noire.
Jean-Luc Capelle
Bibliothécaire
Marcel Remacle à 25 ans (1951)
6
PORTRAIT D’UN INCONNU
En février 2000, Thierry Tinlot, alors rédacteur en chef de Spirou, voulut rendre
hommage à Marcel Remacle, qui venait de disparaître. Pas de numéro spécial comme
on l’avait fait pour un Franquin ou un Peyo, mais un article en une seule page, qui
commençait en ces termes :
« Mauvaise époque pour la BD : nous avons appris la disparition de Marcel Remacle,
l’auteur du « Vieux Nick et Barbe-Noire ». Et c’est là que nous nous sommes rendus
compte avec stupeur que personne, parmi les jeunots travaillant à la rédaction, ne
l’avait jamais rencontré… et même M. Archive (NDLA : Thierry Martens), trente ans
de bouteille dans la cave, ne l’aperçut que deux fois en coup de vent, dont la plus
longue fut certainement le jour où l’artiste et anachorète vint chercher ses dernières
années de planches originales, lors de son départ à la retraite ! » (7)
Sollicité par nos soins il y a quelques mois, Raoul Cauvin nous adressait ce petit mot,
comme pour corroborer ce qu’avait écrit le « boss » douze ans auparavant :
« C’eût été un réel plaisir pour moi de vous apporter ma contribution dans l’hommage
à Marcel Remacle que vous préparez, malheureusement je n’ai rencontré ce
dessinateur qu’une seule fois dans ma vie. Nous nous sommes simplement croisés
à l’occasion d’une fête aux éditions Dupuis qui rassemblait tous les auteurs de
l’époque. Nous ne nous sommes pas parlé, c’est Willy Lambil qui m’a fait savoir de
qui il s’agissait. » (16)
Ces deux commentaires illustrent bien les difficultés devant lesquelles on se trouve dès
qu’il s’agit de recueillir des informations sur Marcel Remacle, dessinateur prolifique
s’il en est, mais champion toutes catégories du mutisme et de la discrétion. Tant nous
sommes submergés d’articles, d’ouvrages ou d’imposants dossiers consacrés aux
grosses vedettes de la bande dessinée belge du siècle dernier, tant nous manquons de
repères sur cet homme qui fut l’un des auteurs les plus féconds du journal Spirou : un
portrait anecdotique dans Robbedoes, une interview succincte réalisée par échange de
courrier pour un ouvrage confidentiel, un article d’une demi-page dans un quotidien
belge… et c’est à peu près tout. Malgré quelques notes glanées sur l’un ou l’autre site
internet énumérant, images à l’appui, les principales étapes de sa longue carrière de
dessinateur, Marcel Remacle est un homme chargé de mystères…
Que savons-nous de lui ? Peu de chose, avouons-le, mais tout de même : engagé
chez Dupuis en qualité de lettreur au milieu des années cinquante, Remacle est un
ancien coiffeur pour dames reconverti dans le dessin. En trente-cinq ans de carrière,
il a produit plus de 1.800 planches de BD, reprises pour la plupart en albums, tous
devenus rares et recherchés par de nombreux collectionneurs, impatients de voir un
jour son œuvre rééditée comme elle le mérite.
Autodidacte, Remacle fait ses premières armes dans le dessin humoristique avant de
créer ses premières bandes dessinées en 1956 dans Spirou et l’éphémère Risque-Tout.
Influencé par l’œuvre animalière de Raymond Macherot, il devient l’auteur d’une série
ayant pour héros un petit chien sympa au physique totalement improbable : Bobosse.
7
Article paru dans Robbedoes (équivalent néerlandais de Spirou)
en décembre 1960. - © Dupuis
8
Mais c’est deux ans plus tard qu’il trouvera la consécration avec une série maritime
truffée de gags qu’il animera jusqu’à la fin de sa carrière : Les aventures du Vieux Nick,
rejoint au bout de trois épisodes par le pirate Barbe-Noire, monument de bêtise, de
hargne, de bouffonnerie et d’incompétence, qui deviendra le personnage central de
tous les épisodes qui suivront.
Malgré l’ampleur de sa production et sa reconnaissance par de nombreux bédéphiles
nostalgiques d’une tradition graphique typiquement franco-belge, Remacle restera
toujours un marginal, un franc-tireur beaucoup moins inoffensif qu’on ne pourrait le
croire. Timide selon les uns, sarcastique et amer selon les autres, il était généralement
perçu comme un homme « pas commode au premier abord, parfois bougon,
volontiers caustique » (4). Partir à la rencontre de cet homme s’annonce donc difficile
a priori, mais les quelques témoignages et articles que nous avons pu glaner çà et là
vont nous aider à cerner au plus près sa personnalité, ainsi que la manière dont il était
perçu par son entourage professionnel.
La première tentative de dresser de lui un portrait fidèle à la réalité date, semble-t-il,
de 1960, avec ce texte anonyme publié dans Robbedoes, l’équivalent néerlandais du
journal Spirou :
« Il sourit parfois, mais pas souvent. Est-il pour autant grincheux ? Ceux qui aiment
ses histoires affirmeront le contraire. Marcel Remacle est un homme doté d’un grand
sens de l’humour, un humour inoffensif qui se manifeste dans ses dessins et ses
scénarios, mais aussi dans son mode de vie. Les gens qui rient beaucoup n’ont pas
nécessairement le sens de l’humour, car le rire est une forme de détente, alors que
l’humour ne peut se rencontrer que chez les personnes intelligentes. Nous savons
que beaucoup de gens souriants n’ont pas le moindre sens de l’humour et que bon
nombre de personnes spirituelles ne rient pratiquement jamais. Remacle appartient
à cette seconde catégorie, c’est la raison pour laquelle tant de ses collègues le
connaissent mal et déclarent : « Remacle, c’est un râleur, un misanthrope souvent
de mauvaise humeur et qui a l’air d’avoir avalé son parapluie ! » Mais ils ont tort, car
notre ami Remacle est un garçon capable de sourire et qui possède suffisamment
d’esprit pour fournir chaque semaine deux pages au journal Robbedoes, preuve
d’un sens de l’humour solidement développé. Bien sûr, il lui arrive de se lever du
pied gauche, mais à qui cela n’arrive-t-il jamais ? » (1)
Un texte résolument optimiste, bien sûr, comme le voulait la ligne éditoriale d’un
magazine soucieux de l’image de ses auteurs, mais un texte lucide, dépourvu
d’angélisme béat. Un texte qui trahit l’embarras de son auteur, contraint de jouer les
avocats de la défense, et qui laisse sous-entendre bien davantage qu’il ne dit. Peu
souriant, grincheux, râleur, misanthrope, de mauvais poil : hâtons-nous de réfuter ces
accusations injustes, semble nous dire l’auteur de l’article, mais n’oublions surtout
pas de les formuler au préalable : la qualité d’une bonne épreuve photo dépend
toujours de celle de son négatif !
Quelques années plus tard, lorsque les éditions Dupuis lanceront la fameuse
collection Gag de poche, c’est Yvan Delporte qui se chargera de rédiger la notice
relative à Remacle. D’emblée, la première phrase le décrit en quelques mots : « Mince
et nerveux, l’œil noir et même légèrement satanique… » (2).
9
Remacle vu par Fran çois Walthéry
(1988) - © Bédésup / Walthéry
Remacle vu par Eddy Ryssack (1962) - © Dupuis / Ryssack
10
Heureusement que l’on connaît l’esprit facétieux de Delporte et son sens du raccourci
pittoresque : la référence au personnage de Barbe-Noire est évidente et le mot « satanique »
est lâché : non seulement Remacle n’est pas commode, mais voilà qu’il fait peur à présent !
Devons-nous pour autant le diaboliser à notre tour, même par simple boutade ? Évidemment
non : sauf dans certains cas extrêmes, il est ridicule et irrationnel de diaboliser qui que ce
soit sans réellement le connaître. Efforçons-nous plutôt, témoignages à l’appui, de cerner
l’homme au plus près sans verser dans la caricature.
Son épouse Raymonde, qui partagea sa vie pendant près de cinquante ans, le
connaissait évidemment mieux que quiconque :
« C’était quelqu’un de têtu, dit-elle, râleur et en même temps très modeste, qui n’a
jamais travaillé avec l’argent comme but principal, mais juste pour le plaisir de dessiner
et de raconter des histoires. Il n’avait pas d’atelier, il travaillait sur la table du living
pendant que j’étais occupée à autre chose. Les enfants étaient tellement habitués à voir
leur père dessiner qu’ils n’y prêtaient pas beaucoup d’attention. Ils lisaient Spirou, bien
sûr, mais ils ne faisaient jamais aucun commentaire. Moi j’aimais bien ses histoires, mais
je n’ai jamais essayé de lui donner des idées. D’ailleurs il ne les aurait jamais acceptées !
Je me souviens qu’un jour je trouvais qu’il avait mis trop de noir dans un de ses dessins,
et j’ai eu le malheur de le lui dire. Il m’a tout de suite répondu que je n’y connaissais
rien, et ça a été fini, je ne me suis plus jamais occupée de son travail. Mais mon mari
était surtout un homme très, très timide ! Ça lui a d’ailleurs joué de vilains tours parce
qu’il avait presque toujours l’air sévère, mais il pouvait être rigolo, vous savez, et bouteen-train quand il se sentait à l’aise dans un petit groupe de personnes. » (15)
Timide : voilà peut-être le qualificatif qui lui correspond le mieux et qui explique
l’attitude peu engageante qui le caractérise. Il l’avoue d’ailleurs lui-même lorsqu’il
évoque ses relations avec les ténors du journal Spirou : « On formait une grosse
famille où je me sentais un peu complexé. J’étais très réservé. » (4)
François Walthéry se souvient :
« C’est un homme qui ne se montrait pas, un misanthrope d’après ce que j’ai pu constater
les trois ou quatre fois que je l’ai rencontré. Je le connaissais, je parlais toujours un
peu avec lui à la rédaction de Spirou au temps de Delporte, quand il venait livrer ses
planches. Il était assez bougon et renfermé, c’était son caractère, il était comme ça,
avec un air sévère qui le faisait ressembler à Barbe-Noire ! Barbe-Noire, son père et son
grand-père c’est un peu Remacle à tous les âges, non ? » (17)
Il ne croit pas si bien dire, l’ami François, comme en témoigne cette petite histoire
savoureuse racontée par Remacle lui-même à un journaliste lors d’une interview :
« Vous trouvez que je ressemble à Barbe-Noire ? Il m’est arrivé un jour une anecdote
extraordinaire. Avec mon épouse, on habitait à Bruxelles, Charles Dupuis m’ayant
demandé de me rapprocher de la rédaction du journal. Nous n’avions jamais parlé à
nos voisins avant d’entrer en contact avec eux pour une histoire de colis à réceptionner
pendant notre absence. Nous avons ainsi fait connaissance. Et quand il a appris mon
métier, le voisin m’a dit : « Alors c’est vous qui dessinez… C’est fou ! Je suis abonné à
Spirou. Et voilà deux ans qu’avec ma femme on vous surnommait Barbe-Noire ! » (4)
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© Ouest-France
Séances de dédicaces à Charleroi et à Saint-Malo, vers 1965.
On est étonné d’apprendre que Marcel Remacle est le créateur de Spirou. Un scoop !
12
Fuyant les honneurs et les apparitions en public, Remacle accordait peu d’importance
à sa propre image, le vedettariat n’était pas son truc :
« J’ai participé à de nombreuses séances de dédicaces en Belgique et en France
(Saint-Malo, Saint-Etienne, Paris). Je n’estime pas important qu’un lecteur sache
comment est fait le créateur de la bande dessinée qu’il aime. Dès mon enfance, j’ai
adoré Tintin et Milou sans me poser de question sur le physique de l’auteur. Après
tout, nous ne sommes pas des vedettes de cinéma. Nos dessins peuvent amuser pas
mal de gens... Notre tête… ça reste à démontrer ! Ce qui est important, c’est notre
présence devant notre table de travail. » (3)
Invité un jour par un libraire de Saint-Malo, Remacle s’était dit qu’après tout,
l’occasion était belle de faire un peu de tourisme dans la cité des corsaires. Hélas
pour lui, son séjour s’est déroulé sous un ciel exécrable… excepté au moment de
la séance de dédicaces ! Obligé de s’enfermer à l’abri d’un soleil plus que radieux,
et fidèle à l’un de ses traits de caractère les plus connus, il s’est mis à râler comme
il ne l’avait peut-être jamais fait, sous l’œil débonnaire de Marcel Denis, qui l’avait
accompagné. Cette mésaventure l’avait-elle définitivement dégoûté des séances de
dédicaces ? Peut-être pas, mais elle ne l’a pas encouragé non plus à en faire d’autres.
De fait, à partir du milieu des années soixante, on ne l’a pratiquement plus aperçu en
public. Plusieurs fanzines avaient beau le solliciter pour lui consacrer l’un ou l’autre
article, il demeurait insensible aux trompettes de la renommée, préférant exercer son
métier de façon pépère à l’abri des regards et des propos, parfois désobligeants, de
critiques ignorant la nuance.
Gardait-il la même distance vis-à-vis de ses confrères ? Il semble bien que oui, mais
cela n’a pas toujours été le cas. Au cours de sa longue carrière de dessinateur, Remacle
a côtoyé les plus grands noms de la bande dessinée belge, sans toutefois entretenir
avec eux de véritables relations suivies, à l’exception de Morris, qu’il admirait et dont
il s’inspira à maintes reprises, et surtout de Marcel Denis, le seul auteur avec lequel
il se lia étroitement, tant sur le plan affectif que professionnel. Complexé selon son
propre aveu, mais soucieux de progresser dans la voie qu’il s’était choisie, Remacle
sollicitait régulièrement les conseils de ses glorieux confrères, qu’il rencontrait après
le travail, autour d’un verre ou à leur domicile, pendant de longues heures.
« Quand nous habitions Bruxelles, se souvient Raymonde, Marcel allait chez Morris
une fois par semaine, et il rentrait parfois bien tard dans la nuit, ils s’entendaient bien.
Il a aussi fréquenté Lambillotte (NDLA : Willy Lambil), quand ils étaient plus jeunes
et qu’ils travaillaient dans le même bureau de dessin, avec Jamic et Marcel Denis, qui
était le parrain de ma fille cadette. On est allés plusieurs fois chez Bara, à l’époque
où il dessinait dans Spirou. Ils s’étaient rencontrés lors de réunions – je devrais plutôt
dire « virées » ! – entre dessinateurs, et ils avaient sympathisé. Bara était même venu
chez nous, mais quand nous sommes revenus en Wallonie, le contact a été rompu. Avec
Franquin, nous allions parfois prendre un pot à « La Diligence », un café qui faisait de la
petite restauration et qui était tenu par un ancien pilote, si je me souviens bien. On riait
beaucoup avec Franquin. Il avait même proposé à mon mari de reprendre le dessin du
Petit Noël, mais ça ne l’intéressait pas, ils n’ont jamais travaillé ensemble. » (15)
13
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Remacle dans sa bibliothèque. Gag de Poche no 51 : " La forêt silencieuse " (1966).
Texte d’Yvan Delporte. - © Dupuis
14
)
no 16
De toute évidence, Remacle savait rire et se montrer amical, mais le tableau était loin
d’être idyllique, comme en témoigne Yvan Delporte :
« Remacle n’était pas très liant. Je me souviens que Franquin, par gentillesse, lui
avait vanté les mérites d’un modèle de plume à dessin. Remacle avait suivi son
conseil pour ensuite venir se plaindre auprès de moi en grommelant : « Les plumes
de Franquin, ça ne me convient pas du tout ! Pourquoi m’a-t-il conseillé un matériel
pareil ?! » C’était ça, Remacle, toujours un peu méfiant. » (10)
Quand Remacle est entré en 1955 au studio de dessin et de lettrage des éditions
Dupuis, Maurice Rosy y travaillait en qualité de « donneur d’idées », avant d’en
assumer la direction un an plus tard :
« J’ai toujours trouvé, dit-il, que Remacle était un homme pessimiste et inquiet,
perpétuellement en quête de reconnaissance pour son travail. Cette reconnaissance,
il ne l’attendait pas seulement de son public, mais aussi des autres dessinateurs du
journal Spirou, avec lesquels il aurait voulu établir des relations d’équivalence. Il
a dû souffrir, à mon avis, de se sentir en retrait par rapport à des gens comme
Franquin ou Peyo, qui étaient beaucoup moins réservés que lui. Son inquiétude
obsessionnelle pouvait le rendre agressif, et ses relations avec ses confrères n’ont
pas toujours été harmonieuses, c’est vrai. Marcel Denis, qui le fréquentait beaucoup
et qui était, lui, extrêmement gentil, faisait un peu contrepoids, il « amortissait » en
quelque sorte le côté acide de Remacle. Morris, lui, s’en accommodait plutôt bien.
J’irais même jusqu’à dire qu’il aimait ça ! » (13)
« Il n’était pas sociable, raconte Walthéry, il parlait peu mais il était capable de lâcher
des plaisanteries douteuses, d’un parfait mauvais goût, des choses qui pouvaient
faire rire – d’ailleurs moi j’aimais bien ! – mais qui ne tombaient peut-être pas
toujours au bon moment. Je sais qu’il y a des dessinateurs qui n’aimaient pas trop
ça… » (17)
Parmi les auteurs qui ont bien connu Marcel Remacle, quatre au moins semblent
avoir entretenu avec lui des relations privilégiées.
Morris, bien sûr, dont nous venons de parler, qui le fascinait par l’élégance et le
dynamisme de son style. Subjugué par son habileté graphique hors du commun,
Remacle subit son influence à un point tel qu’il lui arriva même de collaborer avec
lui, les Dalton s’en souviennent encore…
Maurice Tillieux, ensuite, dont il appréciait beaucoup la compagnie et qui lui écrivit
plusieurs scénarios (parfois de façon anonyme), dont le plus remarqué fut « La prise de
Canapêche », monument de drôlerie et seizième album des aventures du Vieux Nick et
de Barbe-Noire.
Puis vient Marcel Denis, bien sûr, son complice et collaborateur à qui il confia
l’encrage de sa série Hultrasson le Viking et le dessin d’un unique épisode de Tif et
Tondu se déroulant, lui aussi, en milieu maritime. Nous allons y revenir.
Mais il y a aussi – et surtout, serait-on tenté de dire – Vittorio Leonardo, un artiste
polyvalent que l’on ne présente plus, qui reprit un jour Hultrasson pour un unique
15
Marcel Remacle à 64 ans (1990) - Photo : Daniel Fouss.
Dessin édité à l’occasion des 40 ans du Vieux Nick (1998) - © Remacle
16
album et qui nous brosse de Marcel Remacle un portrait conforme à ce que nous
connaissons de lui, mais avec une tendresse pour le moins inattendue et une voix
brisée par l’émotion lorsque nous l’avons rencontré :
« C’est Lambil qui m’a mis en contact avec lui au début des années 70 pour le
coloriage du Vieux Nick. On s’est vu chez Willy, et je me souviens que nous avons
parlé longtemps de l’exploitation de l’ouvrier par le patronat. Nous étions lui et moi
tous deux issus d’un milieu modeste, nous avions la même compassion pour les plus
démunis, les « petites gens » comme on dit, avec ce sens de la solidarité qu’on ne
rencontrait principalement que dans les milieux ouvriers. C’est comme ça qu’entre
nous est née une forte camaraderie, même si on se voyait rarement et qu’on ne se
fréquentait que sur le plan professionnel. Jamais il n’y a eu le moindre accroc entre
lui et moi, jamais ! Il était toujours sur la défensive, très discret et extrêmement
désabusé. Je l’ai toujours connu comme ça, sarcastique à propos de tout et de tout
le monde, râlant sans arrêt sur l’homme et la société, toujours déçu de la tournure
que prenaient les événements de l’actualité. » (14)
Ce peu d’indulgence que Remacle manifestait à l’égard de la nature humaine se
reflète dans le comportement de ses personnages et dans l’aspect physique qu’il
leur donne : beaucoup sont lâches, puérils, tyranniques et systématiquement laids,
sortes de pantins grotesques ridiculisés à l’extrême sous la plume impitoyable de son
imagination. Du plus miteux des va-nu-pieds au plus enfariné des aristocrates, rares
sont ceux qui trouvent grâce à ses yeux. Sous une avalanche de gags visuels proches
du dessin animé, il malmène ses victimes avec délectation, invitant le lecteur à un jeu
de massacre auquel celui-ci n’adhère pas toujours. Le brave Vieux Nick, archétype
du héros irréprochable auquel on aime s’identifier, fut d’ailleurs bien vite délaissé au
profit de Barbe-Noire, une caricature de pirate plus conforme, sans doute, à l’idée
que Remacle se faisait de l’être humain.
Impossible, bien sûr, d’évoquer Remacle sans parler de Marcel Denis, le seul
dessinateur qui l’ait assisté dans son travail et que l’on appellera volontiers « l’ami de
toujours », encore que…
En novembre 1992, le Festival BD de Charleroi avait souhaité rendre hommage à cet
enfant du pays par une petite exposition rétrospective. Sollicité par les organisateurs
pour la rédaction d’un texte évoquant leurs années de collaboration étroite, Marcel
Remacle s’empressa de lui adresser le plus bel éloge qui soit. Le voici dans son
intégralité, nous ne lui avons pas ôté la moindre virgule :
« C’est lors de mon bref passage aux éditions Dupuis en 1955, en qualité (mauvaise)
de dessinateur-lettreur, que je fis la connaissance d’un spécialiste de la profession…
Marcel Denis. Un gars rudement sympa, dans la trentaine, bien en chair, avec une
bonne bouille d’adolescent bien dans sa peau et maniant la plume à profiler avec
une grande dextérité, et l’humour avec une veine pas ordinaire. Pour le débutant
que j’étais, la rencontre fut d’importance. Professionnellement et sentimentalement.
Ses précieux conseils et ses justes appréciations furent des éléments décisifs pour
mon avenir dans la bande dessinée. Mais, surtout, il me fit don d’une chose non
moins précieuse… son Amitié. Il convient de dire qu’à cette époque, des éditeurs
avaient déjà fait confiance à Marcel Denis. Je ne me risquerai pas ici à détailler son
17
Denis, Remacle et Lambil à Marcinelle, vers 1956.
Marcel Denis en 1992 - Photo : Alain Baurin.
18
œuvre, il a dû le faire avec précision. Je me souviens avec nostalgie des longues
heures passées côte à côte penchés sur nos planches, unis dans l’effort. Tantôt à son
domicile, auprès de sa chère maman, tantôt chez moi, à Haltinne. Et que dire des
belles soirées passées au bistrot du village, agrémentées de quelques bonnes chopes
de bière. Une exposition d’hommage à ce grand ami est une très heureuse initiative
et je voudrais ici féliciter ses promoteurs. Pour conclure, je n’hésiterai pas à dire
mon intime conviction que Marcel Denis doit figurer dans le premier chapitre de
l’histoire de la bande dessinée belge. »
Un dithyrambe très appuyé, exagérément amical, dirait-on presque, mais
psychologiquement compréhensible quand on sait que les deux amis venaient de se
réconcilier après une interminable bouderie de plus de dix ans. Lors d’une interview
réalisée quelques mois avant sa mort, Marcel Denis s’est exprimé sur cette triste
mésaventure :
« - Après avoir créé votre propre série Les frères Clips, vous travaillez avec Marcel
Remacle sur la série « Hultrasson le Viking ». Après trois albums, c’est Vittorio qui
reprend le dessin avec Tillieux au scénario. Pourquoi avoir abandonné la série ?
« - C’est une longue histoire mais, pour résumer, Remacle avait un caractère
épouvantable et nous nous sommes disputés quelques planches avant la fin de
l’encrage du troisième album, « Hultrasson perd le nord ». Il a fini l’encrage seul
et nous avons arrêté de collaborer. La série a été reprise par Vittorio et Tillieux,
puis nous nous sommes réconciliés et j’ai encore réalisé une histoire courte de
« Sépadefasson », un personnage de la série « Hultrasson ». Puis, nous avons travaillé
ensemble sur deux épisodes de « Le Vieux Nick et Barbe-Noire ». Puis, nous nous
sommes définitivement brouillés et perdus de vue.
« - Vous ne vous êtes jamais revus ?
« - Si, il y a une dizaine d’années, nous nous sommes rencontrés à la messe et il est
venu me parler. Nous sommes allés boire un verre et nous nous sommes remémorés
le bon vieux temps. S’il n’avait pas fait le premier pas, je ne lui aurais jamais adressé la
parole. Il avait du bon quand même, Marcel. Et puis je suis le parrain de sa fille… » (8)
Remacle nous a quittés en décembre 1999, neuf ans après avoir publié dans Spirou
l’ultime grand épisode du Vieux Nick, toujours inédit en album : « La baleine jaune ».
À l’heure où la production de bandes dessinées a quintuplé par rapport aux chiffres
de l’année 2000, plus personne – ou presque – ne parle encore de lui. Du reste, en
a-t-on jamais réellement parlé ?
« Il n’a jamais connu un succès commercial équivalent à celui de ses confrères de
la belle époque, nous dit Leonardo. Ça marchait bien pour lui au début, mais assez
modestement tout de même. Puis ça a décliné lentement, les ventes et les tirages
n’ont fait que décroître, le succès n’était pas au rendez-vous. » (14)
19
L’hommage de Sergio Aragones (1979).
Walthéry raconte : " À l’époque ou je dessinais
" Instantanés pour Caltech " (Natacha no 8), j’étais
allé en repérage en Californie, où j’ai rencontré
Sergio Aragones. Il était abonné à Spirou et
il
aimait
beaucoup
le
style
cartoonesque
de
Remacle. Je ne sais plus si c’est lui ou moi qui
ai eu l’idée de cette dédicace, mais il l’a faite avec
plaisir. "
20
La place qu’il occupe dans l’histoire de la bande dessinée n’est certes pas comparable
à celle des grands dessinateurs qui ont bâti la renommée des éditions Dupuis, mais il
appartient incontestablement à notre patrimoine franco-belge, ne serait-ce que par la
quantité d’albums qu’il produisit et le soin constant qu’il y apporta. Artisan passionné
d’une bande dessinée classique tout entière vouée au comique de situation, Marcel
Remacle n’aura pas le bonheur de savourer sa gloire posthume, ni d’entendre les
remerciements que nous lui adressons aujourd’hui pour les bons souvenirs qu’il nous
a laissés.
Adieu, cher misanthrope, on t’aimait bien.
C.J.
© Remacle
21
Un rappel de réservistes en 1948.
Remacle est au milieu de la rangée du bas.
" Allô ! Allô ! Chers-z-auditeurs !
Ne quittez pas l’écoute; dans
quelques instants, j’espère avoir
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ÉTAPES D’UNE VIE, MOMENTS D’UNE ŒUVRE
Marcel Remacle naît à Namur le 16 janvier 1926 d’un père convoyeur aux chemins
de fer et d’une mère couturière.
Nous savons peu de chose de ses années d’enfance et d’adolescence, sinon qu’il était
un élève médiocre – voire carrément mauvais – dans toutes les disciplines, y compris
le dessin. Plus tard, « quand il a commencé à faire de la bande dessinée, nous diton, il s’est rendu compte de la nécessité d’une bonne maîtrise de l’orthographe.
Marcel s’est alors plongé avec acharnement dans les dictionnaires et les livres de
grammaire, si bien qu’au bout de deux mois, il en savait plus sur la langue que ceux
qui sortaient de l’école secondaire. » (1)
Mais pendant ses études à l’Athénée de Namur, il figure bel et bien parmi les pires
élèves de sa classe, à tel point qu’au lendemain de la guerre, il décide d’interrompre
sa scolarité pour devenir apprenti coiffeur pour dames. L’essentiel, pour lui, est de
pratiquer un métier qui lui permette de gagner rapidement sa vie et, tant qu’à faire,
pourquoi pas un métier créatif ? Sans mauvais jeu de mots, bien sûr.
Coiffeur et cartoonist
Immédiatement après son service militaire, qu’il effectue en 1947 au grade de
caporal, il s’installe chez ses parents, à Salzinnes, pour y exercer sa profession. Il y
trouve un certain plaisir au début, mais le virus du dessin, contracté un an auparavant,
commence à le titiller. Son métier, il est vrai, l’amène souvent à exprimer par le
crayon ce qu’il concrétise ensuite par le peigne et les bigoudis. Il rode d’abord son
trait avec des blagues de garçons coiffeurs, pour élargir peu à peu ses gags à tout
ce que la vie quotidienne lui inspire. « Son premier dessin retenu, nous dit Thierry
Tinlot, fut publié vers 1946 dans le quotidien belge « La Dernière Heure » sous la
rubrique « L’esprit en Belgique ». Ensuite, plusieurs années d’insuccès, des dizaines
de créations refusées, jusqu’à ce que divers hebdomadaires entrouvrent leurs pages
pour recueillir quelques perles de ce Figaro féru d’humour noir. » (7) Il devient alors
cartoonist, sous le pseudonyme very british de « Ted Smedley ».
« Mes premiers dessins humoristiques étaient réalisés d’instinct, dit-il, donc sans
influences et le style était variable. En fait, je cherchais ma voie. Ces cartoons étaient
publiés par « Le Moustique », « Pourquoi pas ? », « L’Âne roux », « En marche »… (3)
Le bonheur et la fierté d’être publié prennent vite le pas sur le shampooing et la mise
en plis, au point qu’il finit par ne plus supporter son métier : « Quand j’étais jeune
coiffeur, je me disais : « Remacle, t’auras jamais de bagnole. » Finalement, j’en ai
eu dix. Si c’était à refaire, je referais dessinateur, bien sûr. Coiffeur, quelle horreur !
Ecouter des bonnes femmes à longueur de journée, merci beaucoup ! » (4) Il n’aime
donc pas ça, mais il est bien obligé de continuer, ses dessins ne lui permettant pas, à
eux seuls, de gagner sa vie de façon décente.
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Remacle, Denis et Jamic au studio Dupuis, vers 1956.
24
À 25 ans, Marcel Remacle est toujours coiffeur lorsqu’il rencontre la femme de sa
vie. Ça se passe à Namur le 20 janvier 1951, lors d’un bal où il s’est rendu pour fêter
son anniversaire. « Elle portait un chignon, dit-il. Et ça, fallait savoir le porter ! »
(4) Elle s’appelle Raymonde Vanemberck, elle est jolie, c’est le coup de foudre et la
demande en mariage ne tarde pas. Problème : Marcel est toujours installé chez ses
parents, et il n’est plus question qu’il continue à y vivre. Au bout d’un an, il trouve
une maison à Saint-Servais où il peut inaugurer son nouveau salon de coiffure. Rien
ne l’empêche plus alors d’épouser Raymonde, qui lui donnera trois enfants : Francis
(1953), Jeannine (1955) et Evelyne (1960).
Employé chez Dupuis
Pendant trois ans, il exercera son métier sans aucun enthousiasme, préférant de loin
se consacrer au dessin humoristique, qui lui confère peu à peu une certaine notoriété.
Comme il livre ses dessins au Moustique, Charles Dupuis le remarque et l’encourage :
« Quand on dessine comme ça, lui dit-il, on doit pouvoir vivre de sa plume. » Son
graphisme est encore hésitant, mais assez prometteur pour lui ouvrir les portes de
la Maison marcinelloise. « Si bien qu ‘en 1955, dit-il, Charles Dupuis m’a proposé
de venir travailler comme lettreur dans son entreprise. J’avais 29 ans. Et pendant
un an, j’ai fait des lettres en flamand… Passionnant ! » (4) Une sorte de stage, de
mise à l’épreuve en quelque sorte, qui lui permet de côtoyer plusieurs jeunes auteurs
qui, comme lui, attendent patiemment l’opportunité de créer leurs propres bandes
dessinées : Marcel Denis, bien sûr, avec qui il se lie d’amitié, Arthur Piroton, Louis
Salvérius, Jacques Michel (Jamic), Willy Lambil, Philippe Liégeois (Turk) et Eddy
Ryssack, sans oublier Maurice Rosy, qui dirige le studio de dessin et qui lui sera d’une
aide considérable par la suite.
Adieu la coiffure, adieu le cartoon : Remacle devient un employé qui, comme tant
d’autres, fait quotidiennement la navette entre son domicile et son lieu de travail, mais
avec la perspective de réaliser à court terme un rêve auquel il s’accroche de toutes ses
forces. Les circonstances lui sont favorables : soucieux d’élargir son lectorat, Dupuis
décide de lancer un nouvel hebdomadaire appelé Risque-Tout, sorte de « petit frère »
du journal Spirou. Marcel Remacle va y publier sa toute première bande dessinée, un
récit complet en quatre planches ayant pour titre « Le Mousquetaire » et pour héros
Rouquinet, « un jeune garçon qui offrait malheureusement une grande ressemblance
avec Dennis la Menace, héros d’une célèbre BD américaine. » (3)
Malgré l’accueil mitigé réservé à cette histoire, on imagine très bien la joie qu’il
éprouve alors de se voir publié aux côtés de Peyo, Tillieux, Franquin, Hubinon,
Will et en particulier Morris qui, pour reprendre ses propres termes, fut pour lui
« un très aimable conseiller » (3) Il débarque en plein âge d’or du journal Spirou et
la concurrence est plus que rude : pour s’y faire une place, il doit obéir aux consignes
paternalistes de la Maison en développant un style graphique tout en rondeur et
dynamisme. Comme il aime faire du « gros nez », ça ne lui pose aucun problème,
mais il comprend que sa tâche sera ardue s’il veut atteindre le niveau de qualité que
l’on attend de lui.
25
Bobosse dans Risque-Tout no 19
(1956). Dessin original. - © Remacle
Gag de Poche no 51 (1966)
© Dupuis / Remacle
26
Bobosse
Remacle fournit alors à Risque-Tout une seconde histoire complète en quatre
planches, avec pour héros, cette fois, un petit chien nommé Bobosse, menacé par
la fourrière municipale de Trifouillis-la-Jolie. Comme l’avenir de Risque-Tout semble
douteux (le magazine ne tiendra pas un an) et qu’il n’y a pas de série animalière dans
Spirou, Bobosse y fait simultanément son entrée.
« J’étais très friand des dessins de Macherot, dira Remacle, et il est possible qu’à cette
époque l’influence ait joué. Je pense qu’à nos débuts nous sommes tous influencés
par l’un ou l’autre dessinateur. » (3)
N’appartenant à aucune race connue ni même plausible, Bobosse est affublé d’une
queue filiforme aussi longue que son corps, souple comme un serpent et terminée par
une touffe de poils en forme de pinceau. Ses oreilles, noires et aussi plates qu’un ruban
de soie effiloché aux extrémités, sont tout aussi mobiles que sa queue et bien plus
longues encore. Avec, de surcroît, un pelage roux tacheté de noir, Bobosse semble
être issu d’un croisement improbable entre Bill et le marsupilami. Avec son corps
de basset haut sur pattes, sa tête aussi ronde que celle d’un carlin, sa bonne bouille
disneyenne et sa croupe perpétuellement tendue vers on ne sait quel partenaire fictif,
Bobosse semble n’avoir été créé que pour attirer le regard !
C’est avec ce personnage étrange et attachant que Marcel Remacle entame pour de
bon sa carrière d’auteur de bandes dessinées. En 1956, il n’est pas encore question
de « one-shots » et tout dessinateur se doit d’animer une série pour la conduire vers
le succès. Spirou est un magazine qui lui donne le temps de le faire et, après un an de
lettrage, Marcel va s’y atteler scrupuleusement avec l’enthousiasme de celui qui y croit.
Bobosse fait ses débuts dans Spirou sous forme de mini-strips de trois centimètres de
haut, que Remacle parvient à caser au bas d’une page pour autant que la planche
qui s’y trouve veuille bien se pousser un peu. On lui accorde peu de place, mais
Remacle est dans Spirou, et il ne compte pas lâcher prise : dans le numéro 959 du
30 août 1956, il lance Bobosse dans une grande aventure champêtre en 40 planches
qui se terminera en janvier de l’année suivante : « La forêt silencieuse ». L’argument
est simple : des animaux ayant disparu dans la nature, capturés par on ne sait qui ni
quoi, Bobosse mène l’enquête en compagnie d’un petit blaireau froussard et parvient
à libérer tout le monde. Remacle veut enchaîner tout de suite avec l’épisode suivant,
mais Charles Dupuis se montre plus que réservé. Yvan Delporte, alors rédacteur en
chef de Spirou, trouve la série trop puérile et propose à Remacle de l’aider, avec
Peyo, pour l’écriture du prochain scénario. « Les évadés de Trifouillis », qui paraît
dans Spirou d’octobre 1957 à mars 1958, a pour cadre une ménagerie de foire dont
les animaux se révoltent pour échapper à un gardien qui les maltraite. Les gags
s’enchaînent à un rythme soutenu tout au long des 38 planches de l’histoire et le
récit ne connaît aucun temps mort, mais les maladresses du dessin sont – hélas !
– spectaculaires. Visiblement, Remacle n’est pas encore au point : s’il campe ses
personnages humains de façon plus que correcte, il se révèle, en revanche, un piètre
dessinateur animalier. Les centaines de planches qu’il réalisera par la suite montrent
d’ailleurs qu’il le restera : les bêtes, c’est pas son truc, mais les imbéciles, par contre…
27
Premier album du Vieux Nick (1960) - © Dupuis / Remacle
28
Mais n’anticipons pas : avec Bobosse, c’est l’échec. Maurice Rosy se souvient :
« Charles Dupuis était dubitatif quant à l’avenir de Bobosse. Il était déçu à un
point tel qu’il envisageait carrément de se séparer de Remacle. Marcel, qui était un
homme ambitieux, l’a très mal vécu, bien sûr. L’affront cinglant qu’on lui infligeait
lui a fait l’effet d’un cataclysme, et j’ai alors décidé de m’occuper de lui. Je suis
allé trouver Dupuis en lui demandant d’accorder à Remacle une seconde chance
et, après quelques hésitations, il a fini par accepter. Au studio, tout le monde était
témoin du travail de chacun, et j’avais remarqué que Marcel s’amusait à griffonner
un peu partout des personnages de pirates. Je l’ai alors encouragé à en faire une
bande dessinée, et hop, c’était reparti ! La suite, on la connaît… » (13)
À l’abordage !
Le Vieux Nick fait son entrée dans Spirou au printemps 1958 avec une grande histoire
qui comptera 44 planches, soit le format standard exigé pour une éventuelle parution
en album. Son titre est éloquent et plonge d’emblée le lecteur dans l’atmosphère du
récit : « Pavillons noirs ».
L’âge d’or de la marine à voiles est un thème jusque là peu exploité par la bande
dessinée franco-belge : Paul Cuvelier, Bob De Moor et Willy Vandersteen envoient
leurs héros affronter les dangers de la haute mer, le premier avec Corentin, le
deuxième avec Cori le moussaillon et le troisième avec Thyl Ulenspiegel ; Hubinon et
Charlier bouclent la biographie de Surcouf en trois grands épisodes et, côté humour,
le tandem Uderzo-Goscinny s’efforce en vain d’imposer Jehan Pistolet. Le terrain
n’est donc pas vraiment vierge, mais presque, et Le Vieux Nick peut prendre la mer
sans trop se soucier de la concurrence. « En fait, dit Remacle, le vieux Nick était au
départ un cow-boy. Erreur de ma part car le Lucky Luke de Morris était publié dans
Spirou. Naïveté de débutant ! » (4)
« Donner le rôle principal à un vieux bonhomme n’avait rien de surprenant à
l’époque, précise Henri Filippini, puisqu’une année plus tôt, le concurrent Tintin
avait donné l’exemple avec le début de la publication des enquêtes de Prudence
Petitpas (…). Coiffé d’un éternel foulard noir, une imposante barbe blanche lui
mangeant le visage tout rond, une chemise verte et un short noir, Nick ne changera
pas de look tout au long de ses nombreuses aventures maritimes.
C’est à l’époque où les mers étaient infestées d’individus sans foi ni loi que se
déroulent les aventures du vieux Nick. En ces temps incertains, les habitants des îles
Aladouzes, victimes d’attaques répétées des pirates, ont pris la décision de s’unir
afin de les combattre. Nick, dont nous ne connaîtrons jamais le patronyme complet,
ne supporte pas d’être relégué dans le rôle de vigie alors que les plus jeunes se
préparent à de rudes combats. Quelques grosses colères plus tard, mais aussi après
avoir démontré sa force, le noble vieillard va pouvoir enfin prendre la mer à bord
du « Pacifique » et partir combattre les pirates. Devenu le patron de l’équipage et
s’étant choisi le brave Thomas pour premier compagnon, le vieux Nick va pouvoir
envisager avec sérénité son avenir de héros de papier. » (11)
29
Morris : " Les cousins Dalton " (1957) - © Dupuis / Morris
Remacle : " Le trois-mâts fantôme " (1965) - © Remacle
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À l’école de Morris
Outre le lancement réussi de sa nouvelle série, dont le deuxième épisode, « Le vaisseau
du Diable », est publié dans Spirou dès l’automne de la même année, 1958 est une année
importante pour Remacle, qui va bénéficier des conseils avisés d’un certain Morris.
« Quand on débute, on se laisse influencer. On vous dit : « fais ci, fais ça. » Morris m’a
donné confiance, me répétant : « t’occupe pas, travaille d’instinct. » Ce type-là avait du
génie : il dessinait sans se poser de questions, très vite, jusqu’à une planche par jour. Il
faisait même des paris : 44 jours, 44 planches, un album… moi, j’étais nettement plus
lent. Une demi-planche par jour au maximum. Je n’ai jamais forcé. » (4)
L’influence de Morris sera déterminante sur l’évolution graphique de ce débutant
de 32 ans qu’est encore Marcel Remacle : la bande dessinée n’est pas le cartoon,
et il lui reste beaucoup à apprendre dans le domaine de l’expression graphique,
notamment à traduire le mouvement de ses personnages avec moins de raideur et à
rendre son dessin plus lisible en éliminant les détails susceptibles de nuire à la fluidité
du récit. Soucieux d’atteindre un niveau comparable à celui de ses illustres confrères,
il apprend vite à maîtriser son trait, et les résultats ne se font guère attendre : en moins
d’un an, ses progrès sont spectaculaires.
L’un des signes les plus manifestes de l’empreinte de Morris sur son propre travail
est la manière expressionniste dont il utilise le noir pour réduire personnages et
éléments de décor à de simples silhouettes totalement opaques, plus immédiatement
intelligibles au regard que leur version détaillée. Dans les albums de Lucky Luke, les
exemples sont légion et le disciple ne se privera pas d’utiliser le procédé du maître
chaque fois qu’il le jugera utile.
Une année importante, disions-nous. En 1958, les regards du monde entier se portent
sur Bruxelles, et le couple Remacle s’installe à Woluwé-Saint-Pierre pour une période
qui durera six ans. « Comme les bureaux de Spirou étaient à Bruxelles et que la
plupart des dessinateurs habitaient par là, il a bien fallu qu’on déménage, nous dit
Raymonde. Dupuis voulait rassembler ses dessinateurs au même endroit pour une
question de commodité. » (15)
Désormais, Charles Dupuis considère donc Remacle comme l’un de ses auteurs.
Fidèle à l’esprit familial qui le caractérise, il le soutiendra sans réserve tout au long de
sa carrière et entretiendra toujours avec lui d’excellentes relations.
Le voilà donc plébiscité par ses pairs et intronisé dans le cénacle privilégié de
l’équipe Spirou. Charles Dupuis croit en lui et le lui prouve : à l’instar des autres
vedettes du journal, le vieux Nick possède dorénavant son effigie en latex articulé,
et Barbe-Noire connaîtra la sienne deux ans plus tard. La collaboration de Marcel
Remacle au magazine déborde d’ailleurs de la bande dessinée proprement dite : en
collaboration avec Morris, qui affectionne les bricolages ludiques, Remacle offre aux
jeunes lecteurs deux jouets à monter soi-même, l’un mettant en scène le vieux Nick,
et l’autre les Dalton, qu’il dessine lui-même.
1959 est une année de transition durant laquelle il va publier l’un des meilleurs
31
Première apparition de Barbe-Noire : " L’île de la Main Ouverte " (1960) - © Dupuis / Remacle
32
épisodes des aventures du vieux Nick : « Les mangeurs de citron ». Partiellement
inspirée de la fameuse mutinerie du « Bounty », cette histoire dénonce avec
humour les mauvais traitements dont étaient victimes les marins du 18e siècle et
les conditions d’hygiène déplorables qu’ils connaissaient au cours de leurs voyages.
Graphiquement, les leçons de Morris et les conseils de ses confrères ont porté leurs
fruits : Remacle épure son trait et aère ses planches, qui passent définitivement de
cinq à quatre bandes. La consécration est proche.
L’apothéose
L’année 1960 est certainement l’une de celles qui comptera le plus dans la vie de
Marcel Remacle. Papa pour la troisième fois, il est un homme comblé tant sur le plan
familial que professionnel puisqu’il se voit, à 34 ans, publié pour la toute première fois
en albums : « Pavillons noirs » et « Le vaisseau du diable » sortent de presse à quelques
mois d’intervalles, comme si Dupuis voulait rattraper un retard malvenu. Une anecdote
pittoresque nous est rappelée par Thierry Tinlot : « Le premier album du vieux Nick
(…) a été longtemps victime de la censure française, qui subodorait dans cette œuvre
une sournoise propagande pour les joies frustes de la piraterie en haute mer. Une
profession évidemment à déconseiller totalement aux jeunes têtes blondes. » (7)
Mais le gros événement de cette année est la création d’un personnage savoureux
qui va marquer de façon décisive la carrière de Marcel Remacle : le pirate BarbeNoire, présent dès la toute première scène de « L’île de la main Ouverte », quatrième
épisode des aventures du vieux Nick. Cette histoire cruciale et incontournable est
publiée dans Spirou du 24 mars au 18 août 1960.
« Barbe-Noire » est le nom de guerre d’Edward Teach, un flibustier anglais bâti comme
un colosse, qui écuma les mers au début du 18e siècle, inspirant à ses adversaires une
terreur aussi profonde que justifiée. De cette « superstar » de la piraterie, Remacle
n’utilisera que le surnom, sans la moindre référence au personnage réel : son BarbeNoire à lui est un gringalet cupide, hargneux et despotique comparable à Joe Dalton,
mais qui, au fil des épisodes, héritera en plus de la bêtise d’Averell. Affublé du patronyme
plus prosaïque de « Saturnin Tromblon », il sera désormais la vedette incontestée de
la série, reléguant peu à peu le vieux Nick à un rôle de figuration quand il ne l’efface
pas purement et simplement du casting. A partir du onzième album, la série changera
d’ailleurs de titre pour s’appeler désormais : « Le Vieux Nick et Barbe-Noire ».
Marcel Remacle accède alors à un quasi vedettariat : Robbedoes (le Spirou
néerlandais) lui consacre un article d’une page entière, vantant le sérieux avec lequel
il se documente : « Il connaît tout ce qu’il est actuellement possible de connaître
sur la marine à voile. Même les lecteurs les plus critiques et les plus attentifs n’ont
jamais pu découvrir la moindre erreur dans la structure (…) de ses navires. » (1)
De fait, même si, contrairement à ses personnages, il n’a jamais franchi les océans
une seule fois dans sa vie, les ouvrages sur la marine constituent l’essentiel de sa
bibliothèque et il ne lit pratiquement que ça.
Cette année-là toujours, Morris lui confie les Dalton pour un pastiche en deux planches
intitulé « Rapt au Far West », destiné au numéro Spécial Vacances du journal Spirou. Le
33
" Rapt au Far West ". D’après les personnages de Morris - © Remacle / Morris
Première apparition de bon-papa, et première baffe d’une longue série :
" Les mutinés de la Sémillante " - © Remacle
34
mimétisme est bluffant et le lecteur moyen n’y voit que du feu : on jurerait du Lucky Luke !
Entretemps, les fameux « mini-récits » ont fait leur apparition au sein du journal,
permettant surtout aux jeunes auteurs de se faire la main avant de s’atteler à des
projets plus ambitieux, mais restant toutefois ouverts aux plus chevronnés. Comme
Peyo, Franquin, Paape, MiTacq, Jidéhem, Tillieux et Roba l’ont fait avant lui, Remacle
se laisse tenter par l’aventure et nous offre sa première mini-histoire maritime en 32
planches : « L’îlot mouvant ». De 1960 à 1965, il réalisera au total neuf mini-récits,
dont quatre seront repris dans le huitième volume de la collection Gag de Poche :
« L’humour prend la mer ». Le 5 mai 1960, Marcel Remacle aura même l’honneur de
figurer en personne dans un mini-récit faussement didactique dû à la plume facétieuse
d’Yvan Delporte : « L’encyclopédie Spirou ».
Une année riche en événements, donc, mais ce n’est pas tout : pour clore l’année
en beauté, le vieux Nick nous revient à la mi-décembre dans sa cinquième grande
aventure, « Les mutinés de la Sémillante ». Tout aussi essentielle que la précédente,
cette histoire voit apparaître un personnage appelé à jouer un rôle de tout premier
plan dans les épisodes à venir. Il s’agit d’Eustache Tromblon, vieillard irascible,
autoritaire et brutal, qui n’est autre que le grand-père de Barbe-Noire : un vieux
s’efface, l’autre arrive.
Capturé par Nick et enfermé à perpétuité au bagne de New Oldchester, Barbe-Noire,
comme Joe Dalton, ne songe qu’à s’évader. Parvenu par ruse jusqu’à sa cellule, son
grand-père vient lui ouvrir les portes de la liberté. Heureux comme un gamin qui voit
arriver le Père Noël, Barbe-Noire l’accueille à bras ouverts et, pour toute réponse à
son affectueuse gratitude, ne reçoit qu’une formidable claque qui l’envoie au tapis
pour le punir de s’être laissé emprisonner comme un gamin débutant. Cette gifle
est la première d’une longue série, véritable leitmotiv qui ponctuera chaque histoire
jusqu’à l’ultime épisode : l’aïeul a la main leste, et le pirate a trouvé son maître.
Profondément attaché à son grand-père, Barbe-Noire va désormais le suivre sans jamais
remettre en cause son autorité, mais oubliant parfois qu’une baffe monumentale lui
remettra illico les idées en place chaque fois qu’il osera lui manquer de respect. Marcel
Remacle tient ses personnages : un nouveau duo comique vient de naître, source
intarissable de gags procédant de leurs natures antagonistes. Pour l’ancêtre, le pirate
redoutable sera toujours le « gamin », et le « gamin » filera doux devant son « bon-papa ».
Signalons, pour l’anecdote, qu’en Wallonie « bon-papa » est un vocable affectueux très
fréquent, dont sera gratifié Remacle lui-même quand il deviendra grand-père.
« Au départ, dira Remacle, je dessinais Barbe-Noire aussi petit que le vieux Nick. Au
fil des albums, il est devenu deux têtes plus grand. Mais il y a encore des gens pour
me dire qu’ils le préféraient tout petit. » (4)
En fait, l’apparition de « bon-papa » va modifier en profondeur le personnage de
Barbe-Noire : le terrible écumeur des mers se couvrira désormais de ridicule au point
de devenir l’incarnation parfaite du nigaud le plus incurable. Considérant sans doute
qu’un dadais ne peut être que grand, Remacle va lui faire subir une métamorphose
progressive et spectaculaire dans le sens de la hauteur.
Et c’est ainsi que Joe devint Averell.
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" L’or du " El Terrible " (1964)
© Remacle
" Le trois-mâts fantôme " (1965)
© Remacle
" La prise de Canapêche " (1971)
© Remacle
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Le gag à tout prix
Marcel Remacle possède une qualité que lui envieraient pas mal de ses confrères : il
est ambidextre. Cela signifie que sa main gauche, ignorant ce que fait sa main droite
(façon de parler), peut tenir un crayon avec autant d’habileté. Cette faculté ne lui
permet cependant pas de travailler deux fois plus vite, et pourtant…
Les années 60 seront de loin les plus fécondes de sa carrière : de 1961 à 1970, il aura
publié 19 albums et fourni plus de 950 planches au journal Spirou, soit plus de la
moitié de sa production totale.
Faut-il pour autant conclure à une sorte d’âge d’or des aventures du vieux Nick ? Oui et
non : Remacle produit beaucoup, mais il déconcerte. Habitué à ce que son magazine
lui offre des aventures ayant pour héros des personnages auxquels il aime s’identifier, le
lecteur de Spirou découvre une série burlesque bien éloignée des schémas humanistes
et culturels qu’on lui sert à l’époque. Un phénomène de mode consiste de nos jours
à railler les bons sentiments, voire à les considérer comme vulgaires, mais c’est loin
d’être le cas dans les années 60, particulièrement dans un journal comme Spirou qui
cultive l’esprit boy-scout sous l’impulsion de la très catholique famille Dupuis. Rien
de cela chez Remacle, qui fait du « mauvais » le protagoniste central de ses histoires,
prenant davantage plaisir à le ridiculiser qu’à le diaboliser. Situé aux antipodes d’un
Rastapopoulos ou d’un Zantafio, Barbe-Noire affiche une nature puérile qui se traduit
par des larmes, des colères capricieuses et des lamentations, au grand désespoir de
bon-papa qui rêvait d’en faire le plus grand pirate de tous les temps : « Je fondais des
espérances sur ma descendance. Je retombe de haut ! Mon petit-fils n’est qu’un plat
de nouilles où circule du sang de navet !! » (« Le trois-mâts fantôme »). Les officiers
de marine auxquels il se frotte ne sont d’ailleurs pas en reste : superbes de fatuité sous
leurs perruques et jaloux de leurs privilèges, ils sont pour la plupart efféminés, lâches
et incompétents, prêts à fondre en sanglots face à la moindre contrariété. Seul le vieux
Nick reste digne et sérieux, trop sérieux même pour Remacle, qui s’en désintéresse et
ne l’utilise plus que lorsque le scénario l’exige.
Soutenu par son éditeur, Remacle se sent libre de mener sa barque comme il l’entend
et choisit de faire de ses histoires une suite de gags – parfois très lourds, avouonsle – au détriment d’un scénario souvent réduit à une intrigue ténue surfant sur les
automatismes et les redondances. La grande épopée de la marine à voile s’efface peu
à peu devant la bouffonnerie la plus débridée et un comique visuel très proche du
dessin animé. Le souffle de l’aventure n’y est plus, mais on rit.
Après une avalanche de péripéties très drôles autour d’une énorme cargaison de
lingots d’or (« Les mutinés de la Sémillante », 1960), le vieux Nick se retrouve « Dans
la gueule du dragon » (1961) pour affronter une flottille de faux monstres marins,
conçus et dirigés par Barbe-Noire pour couler les navires les plus puissants.
C’est dans cet épisode qu’apparaît le personnage de Sébastien, naufragé revanchard
d’un baleinier anéanti par le pirate. Maigre mais costaud, susceptible, chuintant
comme le plus pittorechque des Auvergnats et redoutable dans le maniement d’un
harpon qu’il ne quitte jamais, Chébachtien n’a chtrictement peur de rien ! Après
les éphémères Thomas (« Le vaisseau du Diable ») et Sparadra (« Les mangeurs
37
Première apparition de Sébastien le harponneur : " Dans la gueule du dragon " (1961) - © Remacle
Première apparition du Roy Auguste III le Bien-Aimé : " Sa majesté se rebiffe " (1963) - © Remacle
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de citron », « L’île de la Main ouverte »), le truculent harponneur accompagnera
désormais le vieux Nick dans la plupart de ses aventures.
« Aux mains des Akwabons » (1962) s’ouvre sur une course de chaises à porteurs que
n’auraient sans doute pas désavouée Hanna & Barbera, pour nous emmener ensuite
sur une île peuplée de cannibales experts en calembours douteux. Chez ce grincheux
qu’est Marcel Remacle, tout est prétexte à la rigolade, des gags les plus obtus aux
réparties les plus savoureuses.
Le contexte
Avec « Sa Majesté se rebiffe » (1963), un personnage essentiel vient s’ajouter aux protagonistes
de la série, comme pour définir le cadre géo-historique dans lequel ils évoluent : Sa Gracieuse
Majesté Auguste III le Bien-Aimé, Roi de… Eh oui au fait, Roi de quoi ?...
À première vue, tout semble indiquer qu’il s’agit de l’Angleterre : les localités du
royaume s’appellent Charlestown, New Oldchester ou Camboxford (célèbre pour son
université) et les noms des officiers de marine ne laissent aucun doute quant à leurs
origines : Cornflake, Jollybird, Cocktailadhoc, Bigbottom, etc. Vu l’aspect vestimentaire
de tout ce beau monde, il est clair qu’ils évoluent dans l’Angleterre du 18e siècle.
Oui, mais voilà : de par son nom bien français et son surnom de « Bien-Aimé », toute
la personnalité d’Auguste III évoque celle du roi Louis XV. Son injure favorite n’est
d’ailleurs autre que « maroufle », quand il ne ponctue pas ses phrases de joyeux
« jarnicoton » ou « palsambleu » ! Pour compléter le tableau, ses navires portent
fièrement les noms de « Sémillante », « Incombustible », « Dévorante », « Joyeuse
Pétronille », et bien d’autres du même tonneau… Barbe-Noire est, quant à lui, bien
éloigné de son illustre modèle historique : reconnaissons qu’il est difficile d’imaginer
un flibustier anglais qui s’appellerait Saturnin Tromblon !
Refusant d’inscrire sa série dans un contexte historique précis, Remacle fait donc de
ce royaume imaginaire un patchwork franco-british, allant même jusqu’à lui opposer
un ennemi ne figurant dans aucun livre d’histoire : le royaume de « Bidulie » ! Et
s’il est vrai qu’un navire anglais entre en scène dans « Le trois-mâts fantôme », rien
n’indique qu’il soit placé sous l’autorité de notre bon Roy.
Dans « L’or du El Terrible » (1964), la flotte d’Auguste III affrontera celle du roi
Hernando le Cruel, dont la cousine s’appelle – tenez-vous bien - Doña Mirabella
Estragon y Superbasar ! Le nom de ce mystérieux royaume n’est pas encore cité, mais
il le sera dès l’album suivant. Chacun sait, de toute manière, que dans les histoires de
corsaires et de pirates, l’ennemi est toujours espagnol !...
Avec Marcel Denis
Remacle prend non seulement beaucoup de plaisir à ridiculiser ses personnages,
mais aussi ceux qu’on lui confie, comme en témoigne le scénario qu’il écrit en 1961
pour Marcel Denis : « Ne tirez pas sur « Hippocampe ! »
39
Tif et Tondu : " Ne tirez pas sur Hippocampe ! " (1963). Dessin : Marcel Denis.
© La Vache qui Médite / Denis / Remacle.
Hultrasson, Sépadefasson, Payasson et le roi Harald : " Fais-moi peur, Viking ! " (1964)
© Remacle
40
Cette aventure de Tif et Tondu – la deuxième dessinée par Denis depuis le départ de
Will pour Tintin – a pour sujet le vol d’un sous-marin par une bande de pirates - tiens,
tiens ! - qui garde en otage un Tif gaffeur à la limite de la bêtise et complètement
dépassé par les événements. Inconsolable et désemparé par le danger auquel est
exposé son ami, Tondu noie son chagrin dans l’alcool pour finalement se ressaisir
et voler à son secours. Gags et pitreries se succèdent à un rythme d’enfer dans cette
course-poursuite aussi louftingue que rocambolesque : du Remacle pur jus, même si
son nom n’apparaît nulle part lors de la publication dans Spirou. Cette histoire, tout
comme la précédente (« Tif et Tondu à Hollywood », 1960), restera inédite en album
Dupuis, l’éditeur ayant jugé préférable de ne pas rompre l’unité de la série. Marcel
Denis se souvient : « On m’a demandé d’arrêter la série sans me donner de raison
valable. Je ne sais même plus ce qu’on m’a donné comme prétexte… On n’a sans
doute pas considéré que ma reprise de Tif et Tondu était une réussite puisque Will
a tout de même attendu un bon bout de temps avant de s’y remettre (…) J’en avais
tout de même un peu marre, je n’aimais pas trop. Je sentais les personnages à ma
façon et les autres ne les sentaient pas comme moi. Mais la déception n’a pas été
énorme, non, puisque ça m’a donné l’occasion de travailler avec Marcel Remacle,
avec qui j’étais très copain. Comme j’en avais marre de la bande dessinée et que je
me retrouvais sans boulot, il m’a proposé de lancer une nouvelle série avec lui, et
c’est ainsi qu’Hultrasson est né. » (5)
Dopé par le rythme de parution de ses albums, Remacle se dit peut-être qu’une
deuxième série, menée de front avec Le Vieux Nick, pourrait aboutir à sa reconnaissance
définitive comme auteur complet et contribuer à accroître sa notoriété au sein de la
profession. Trois grands épisodes de la série Hultrasson le Viking (avec albums à la
clé) et trois histoires courtes (toujours inédites) verront le jour entre 1964 et 1967,
reposant sur un schéma simple mais efficace : un humour constamment déjanté, un
brin de fantastique, et un héros plein de bonhomie opposé à un gros barbare aussi
ambitieux que stupide, lui-même secondé par un serviteur retors au physique calqué
sur celui d’Yvan Delporte.
« C’est dans le n° 1350 du journal de Spirou qu’est annoncé le nouveau héros de
Marcel Remacle et Marcel Denis : Hultrasson le Viking. La première aventure, « Faismoi peur, Viking ! », paraît la semaine suivante, le 5 mars 1964. Il s’agit là d’aventures
à l’humour totalement débridé cher à Marcel Denis, qui permettront à Remacle de se
renouveler un peu tout en restant dans le registre maritime qu’il affectionne. Dans les
belles contrées du Nord vit Sépadeffasson, un Viking stupide ayant trop lu les aventures
du grand vizir Iznogoud (…) puisqu’il veut prendre la place du roi Harald-les-BeauxCheveux. Contrairement à Iznogoud, qui se charge lui-même d’inventer ses propres
complots, Sépadefasson n’a pas l’intelligence de ses ambitions. C’est donc Payasson,
son fourbe conseiller, qui se chargera d’imaginer les pires machinations pour permettre
à Sépadeffasson d’atteindre son but. C’est pour contrer cet ahuri qu’intervient
Hultrasson, Viking livreur de bière. Il sera aidé en cela par la sorcière Jivatijivatipa, sans
oublier une certaine boisson qui fait perdre la tête et dont nos vikings sont friands : le
« wiseki ». Chaque complot est donc plutôt prétexte à la rigolade qu’au suspense, car on
s’aperçoit vite que, même sans Hultrasson et Jivatijivatipa, les plans ourdis par Payasson
ne peuvent que tourner court tant Sépadefasson est stupide et incapable de réaliser
correctement les idées, trop astucieuses pour lui, de son âme pensante. » (12)
41
La sorcière Jivatijivatipa : " Fais-moi peur, Viking ! " (1964) - © Remacle
Les frères Hamesson et Hultrasson, vus par Vittorio Leonardo : " L’eau de politesse " (1973)
© Leonardo
42
Dans le premier épisode, « Fais-moi peur, Viking ! » (1964), Hultrasson emploie toute son
énergie à guérir le roi Harald d’un interminable hoquet qui le met dans l’incapacité de
régner. L’affreux Sépadefasson fera tout pour tirer avantage de la situation, mais la vigilance
d’Hultrasson et la magie de Jivatijivatipa viendront contrecarrer ses projets. « Hultrasson
chez les Scots » (1965) voit apparaître les frères Hamesson, trois colosses particulièrement
bas de plafond que l’on a un jour qualifiés de « triplés les plus stupides de la bande
dessinée » (© BDM). Sépadefasson compte sur leur force brutale pour empêcher un
mariage diplomatique qui ruinerait ses projets de rapines au pays des Scots. Ce complot,
bien évidemment, se retournera contre lui. Enfin, dans « Hultrasson perd le nord » (1966),
les Vikings, victimes de la famine, sont contraints d’aller se ravitailler sur les côtes de
Naurmandie (sic !) pour être assurés de passer l’hiver. Nommé chef de l’expédition,
Hultrasson doit une fois de plus affronter Sépadefasson, qui se retrouvera perdu dans le
grand Nord par la faute d’une boussole tombée en panne, bonjour l’anachronisme !
Comme on peut le voir, la loufoquerie la plus exubérante se déploie à longueur de
planches et on imagine bien le plaisir qu’ont pris les auteurs à animer cette série. « C’est
Raymond Antoine (NDLA : Vicq) qui faisait nos scénarios, raconte Marcel Denis.
Remacle faisait le crayonné et moi l’encrage. Ni lui ni moi n’avons jamais touché au
scénario d’Hultrasson. C’est même Tillieux qui nous a écrit anonymement le troisième
épisode (NDLA : le meilleur, évidemment) parce qu’il n’était plus possible de travailler
avec Vicq, qui disparaissait régulièrement. On se retrouvait toujours sans boulot… »
(5) Pour comble de malchance, Remacle se brouille avec Denis qui, peu de temps
après, connaît de graves problèmes de santé l’obligeant à abandonner la BD. Remacle
se retrouve donc seul. « J’ai créé Hultrasson parce que j’étais très bien secondé par
Marcel Denis, nous dit-il. Mais j’ai très vite compris qu’il n’était guère possible de
réaliser une seconde histoire sans nuire à la production de la première. » (3)
Bref, Hultrasson n’a pas le vent en poupe et Remacle décide d’interrompre ses
aventures. Six ans plus tard, cependant, et contre toute attente, le personnage va
réapparaître sous le crayon de Vittorio Leonardo et la plume de Maurice Tillieux.
Leonardo se souvient : « Remacle est venu un jour chez moi pour me demander de
reprendre Hultrasson. « Je vais le vendre parce que Dupuis ne veut plus que je fasse
deux séries, il préfère que je me concentre sur une seule. Plutôt que de l’abandonner
bêtement, je vais lui vendre Hultrasson mais avec un dessinateur. » J’ai demandé
à réfléchir et, deux jours après, j’ai dit oui. Mais il n’était pas question que je fasse
du Remacle, j’ai voulu le faire à ma façon. Dupuis m’a alors fourni le scénario de
Tillieux, qui était déjà tout écrit. Je ne sais pas si Remacle l’a réellement vendu, mais
Dupuis m’a donné le personnage. » (14) « L’eau de politesse », un grand épisode en
44 planches, paraît dans Spirou entre mars et août 1973, avant d’être publié en album
l’année suivante. Hélas, cette trop longue absence sera fatale à la série : même dans
une maison d’édition comme Dupuis, les miracles ne sont pas monnaie courante…
Un théâtre de marionnettes
C’est à cette époque – en 1964 précisément – que Marcel Remacle décide de
quitter la capitale pour se retirer à Haltinne, dans une région qu’il ne quittera
43
Remacle à 40 ans,
dans le jardin de sa maison
à Haltinne (1966)
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plus : la campagne namuroise. « Plus tard, dira Raymonde, il a même voulu aller
vivre dans les Ardennes, mais moi je ne voulais pas trop m’éloigner de mes
enfants. J’aimais bien Bruxelles, mais mon mari ça ne lui plaisait pas. On l’avait
un peu forcé d’y aller… » (15)
Exit Hultrasson, Remacle va désormais consacrer tout son temps à Barbe-Noire.
L’inspiration comique ne lui manque pas et il entend bien tirer parti de toutes les idées
qui se bousculent dans sa tête. À presque 40 ans, il est à l’apogée de son savoir-faire et
le journal Spirou va se remplir de ses dessins, y compris en première page puisque le
magazine changera de formule en 1965, optant pour une grande illustration de couverture.
Pendant la seconde moitié des années 60, sa production est telle qu’il parvient à
publier pas moins de 7 grandes histoires en 44 planches qui, toutes, feront l’objet
d’un album : « Le trois-mâts fantôme » (1965), « Hultrasson chez les Scots » (1965),
« Les boucaniers » (1966), « Hultrasson perd le Nord » (1966), « Barbe-Noire et les
Indiens » (1967), « Les commandos du Roy » (1968) et « Barbe-Noire aubergiste »
(1970). Marcel Denis, Vicq et Maurice Tillieux lui sont bien sûr d’une aide appréciable,
mais son rythme de travail n’en est pas diminué pour autant.
« De temps en temps, dit-il, j’aime réaliser de courtes histoires sans fil conducteur
mais où les gags sont nombreux. » (3) Les neuf mini-récits qu’il dessine de 1960 à
1965 démontrent en effet que le gag le séduit bien plus que l’intrigue proprement
dite. La suite de sa carrière le confirmera d’ailleurs : pendant les vingt-cinq années
qui suivront, Remacle va fournir à Spirou pas moins de 43 « courts-métrages »
humoristiques consacrés pour la plupart aux déboires de Barbe-Noire et de son
grand-père, tantôt sur terre, tantôt sur mer, tantôt derrière les murs d’un pénitencier
dont ils ne cherchent qu’à s’évader. Le tout représente un total de 272 planches,
dont plus de 80 % seront reprises en albums : « Les mésaventures de Barbe-Noire »
(1969), « Les nouvelles mésaventures de Barbe-Noire » (1976), « Sous les voiles »
(1979), « Barbe-Noire, Hercule et Cie » (1981) et « Barbe-Noire prend des risques »
(1983). Preuve supplémentaire – et paradoxale vu l’image qu’il donne de lui-même –
que Remacle est moins un conteur qu’un humoriste, ces historiettes constituent une
espèce de soupape lui permettant de donner vie aux nombreux gags qui lui passent
par la tête et qu’il n’aura jamais la possibilité d’inclure à ses grands récits.
La bande dessinée et le cinéma sont deux modes d’expression que nombre d’exégètes
ne se privent pas de mettre en parallèle tant leurs convergences sautent aux yeux. Mais
quand on examine l’œuvre de Remacle, c’est plutôt le théâtre qui vient à l’esprit, un
théâtre burlesque constitué de scènes davantage conçues pour focaliser l’attention sur la
gestuelle et le texte que sur le montage et les effets de caméra. À l’exception des navires,
toujours rendus avec beaucoup de réalisme, les décors se limitent souvent à de simples
toiles de fond sans véritable profondeur de champ, devant lesquelles se meuvent les
pantins d’une comédie sciemment codifiée. Ignorant la beauté corporelle, Remacle fait de
ses personnages des caricatures de marionnettes aux attributs interchangeables, tant sur le
plan physique que vestimentaire, comme s’ils étaient rangés dans une armoire, toujours
prêts à être réassemblés au gré de ses besoins. Mais si ce schématisme disharmonieux
confère à son dessin une incontestable raideur, il se révèle, en revanche, très efficace sur
le plan de la lisibilité, particulièrement lors des scènes que lui inspire le dessin animé.
45
Du dessin animé en images fixes : " La prise de Canapêche " (1971) - © Remacle
46
« Il n’y avait pas de prouesses dans son travail, nous dit Leonardo, son dessin était
mécanique, un peu répétitif, sans véritable évolution entre son premier et son dernier
album. Remacle était un « ouvrier » au sens le plus positif du terme, c’est-à-dire un
gars qui travaillait sans vouloir faire de cinéma ni s’encombrer d’idées fumeuses.
Il était simple, sincère et direct, capable de dessiner une image en l’entamant par
le coin inférieur gauche, sans aucune construction ni le moindre crayonné, puis
d’élaborer progressivement son dessin de manière à remplir le reste de la feuille. Et
quand l’image était terminée, tout était parfaitement en place ! Je ne dis pas qu’il
a réalisé toutes ses planches comme ça, mais il était capable de le faire. Remacle
faisait toujours un peu de cirque quand il voulait montrer son habileté autour de
lui. D’après tous les commentaires que j’ai eu l’occasion d’entendre, son dessin
suscitait un réel enthousiasme ou un rejet catégorique. Il y a toujours eu des « fous »
de Remacle et des gens qui le dénigraient totalement. Mais c’était un gaillard qui
dessinait juste et qui maîtrisait parfaitement son trait. » (14)
En revanche, lorsqu’il s’agit d’écrire un scénario, Remacle éprouve du mal à le
construire dans sa globalité, préférant procéder par de multiples croquis disparates en
apparence mais qui, une fois agencés de manière séquentielle, finissent par aboutir
à un ensemble cohérent. « Maurice Tillieux faisait la même chose, dira-t-il. Je faisais
une esquisse de la planche au point que, parfois, je n’arrivais pas à reproduire
une expression que j’avais spontanément jetée sur la feuille. Quelqu’un comme
Goscinny, en revanche, vous livrait un véritable roman à mettre en images. » (4)
Ce manque de structure dans l’élaboration de ses récits aura une conséquence
inattendue au niveau du coloriage, comme nous l’explique Vittorio Leonardo :
« Quand je recevais ses planches, je les lisais très attentivement pour faire mes choix
de couleurs: il changeait constamment d’atmosphère, de lieu ou de temps. Je devais
me concentrer sur le scénario. » (14)
Routine et renommée
Peut-être faut-il voir, dans cette absence de rigueur narrative, la raison pour laquelle Remacle
ne parvient pas à connaître un succès commercial comparable à celui de Franquin, Peyo
ou Roba. « Je n’ai jamais cartonné comme Morris ou Astérix, dira-t-il, mais j’avais un
bon tirage, 50.000 exemplaires, et j’étais toujours bien placé au referendum de Spirou.
Mais Dupuis aurait pu mieux promotionner la série. » (4) De fait, malgré l’avalanche de
situations cocasses qui parsèment ses albums, les ventes ne décollent pas, au contraire.
Mais nous sommes au début des années 70, soit une période au cours de laquelle la
bande dessinée connaît un engouement peu banal et une profonde mutation. Chez
Spirou, la concurrence se révèle plus rude encore que quinze ans auparavant : non
seulement les grands anciens sont toujours là, mais les « seconds couteaux » relèvent
la tête après de longues années de léthargie. Raoul Cauvin d’abord, dont les séries
humoristiques commencent à cartonner et qui entraîne dans son sillage des gens
comme Berck, Mazel, Salvérius et Lambil. Deliège et Degotte ensuite, deux auteurs
47
Deux publications allemandes. - © Rolf Kauka
" Les commandos du Roy " - Édition danoise
(1980) - © Remacle
" Le trois-mâts fantôme "
Édition grecque (1972) - © Remacle
48
complets dont le talent éclate enfin au grand jour, et puis Macherot, toujours présent
malgré le déclin de son graphisme, Jidéhem, à l’apogée de son talent, sans oublier deux
anciens assistants de Peyo que Tillieux prend sous son aile pour les conduire vers le
succès : Gos et Walthéry.
Devant cette pléthore de rigolos, Remacle éprouve beaucoup de mal à se renouveler.
Pour tout dire, il n’y parvient pas. Mais le souhaite-t-il vraiment ? Conscient, peut-être, que
son humour risque de paraître vieillot aux yeux des nouvelles générations de lecteurs, il
s’applique à étoffer sa galerie de marionnettes et à explorer des thèmes plus actuels, comme
les super-héros, les relations hommes-femmes, la science-fiction ou le fantastique. Mais
passé la cinquantaine, hélas, le feu sacré brille par son absence et, malgré l’indéfectible
soutien de Charles Dupuis, qui lui permettra de vivre de son métier jusqu’au bout, les
années 70 et 80 deviendront peu à peu celles de la routine et du renoncement.
Elles démarrent pourtant bien, ces années-là, sur les chapeaux de roues même puisque
Tillieux fournit à Remacle le scénario d’un épisode que beaucoup considèrent comme
le plus drôle de la série : « La prise de Canapêche ». Publiée dans Spirou de mai à
septembre 1971, cette histoire met en scène un Barbe-Noire sur le déclin, en butte aux
injonctions de son grand-père qui l’oblige à accomplir une action d’éclat afin de leur
assurer définitivement le bien-être. Par chance, bon-papa touche les vingt ans d’arriérés de
sa pension de vieillesse et investit l’argent dans l’achat d’un bateau et le recrutement d’un
équipage pour se lancer à la conquête de Canapêche (le port mexicain de Campeche,
évidemment), cité fortifiée où sont entreposées des richesses considérables accumulées
par les Espagnols. Protégée par de puissantes murailles et par une importante garnison
de soldats, la ville est imprenable. Barbe-Noire décide alors d’y pénétrer par ruse pour
en ouvrir les portes. Il se rase donc la barbe et endosse l’uniforme des élèves du Collège
Saint-Remacle ( !) situé à l’intérieur. Hélas pour lui, la discipline scolaire est stricte et la
surveillance plus que sévère. Voilà donc notre pirate forcé d’assister aux cours et de vivre
au pensionnat sans le moindre espoir d’évasion. Cernés par le vieux Nick et les troupes
espagnoles, les pirates qui assiègent la ville sont capturés, de même que Barbe-Noire,
heureux de quitter l’école pour réintégrer le bagne, où il se sent mieux. Menée tambour
battant de la première à la dernière case, cette histoire constitue un nouveau départ pour
la série, et tous les espoirs lui sont permis.
Tout baigne dans l’huile pour Marcel Remacle, puisqu’il se voit, en outre, publié
en Allemagne sous l’impulsion de Rolf Kauka, créateur de la série Fix und Foxi et
figure de proue de l’édition BD d’outre-Rhin. Directeur de nombreux magazines pour
la jeunesse dans lesquels il diffuse les plus grands classiques de la bande dessinée
humoristique franco-belge, Kauka est à la tête d’un véritable empire. De 1966 à
1977, il accueille dans ses pages - et dans un ordre aussi aléatoire que redondant - la
plupart des récits réalisés par Remacle depuis le début de sa carrière, y compris les
aventures d’Hultrasson. Rebaptisée « Old Nick und Schwarzbart », sa série accède
donc à une renommée internationale, qui ne se limitera pas à l’Allemagne, comme
le souligne Thierry Tinlot : « Mine de rien, hors des éditions Dupuis en français et
en néerlandais, ses albums ont été adaptés en Allemagne, en Espagne, en Italie,
en Angleterre, en Yougoslavie, dans les pays scandinaves et en Argentine ! » (7)
Ajoutons-y la Grèce et l’Indonésie, sans aucune certitude que la liste soit complète…
49
Première apparition de Lucifer : " Sous la griffe de Lucifer " (1974) - © Remacle
Barbe-Noire, Tantine et Hercule : " Tantine vend la mèche " (1979) - © Remacle
50
Mais si la renommée de Marcel Remacle se porte bien, sa production faiblit : même
si son graphisme ne montre jamais le moindre signe de faiblesse, son inspiration se
tarit et la démotivation le guette. Pendant les vingt dernières années de sa carrière, sa
production dépassera à peine la moitié de celle de la décennie précédente. Sa série
affiche pourtant une assez belle santé, mais il lui manque un scénariste susceptible de
lui offrir un nouveau dynamisme. Accaparé par d’autres séries (Gil Jourdan, Natacha,
Tif et Tondu, Jess Long…), Maurice Tillieux n’a plus le temps de se consacrer à BarbeNoire et Remacle se voit contraint de présider seul aux destinées de ses personnages.
Franc-tireur de l’école Dupuis, le créateur du Vieux Nick vivra donc à l’écart de la place
publique, refusant d’acquitter la rançon d’une gloire qui s’est toujours fait attendre.
Nouvelles têtes, nouveaux thèmes
« Barbe-Noire devenant de moins en moins méchant et de plus en plus idiot, la série changera
à nouveau de cap avec l’apparition d’un vrai méchant en la personne de Lucifer, un pirate
qui n’aura de cesse de damer le pion autant au vieux Nick qu’à Barbe-Noire. C’est au n°
1880 du 25 avril 1974 que démarre dans Spirou « Sous la griffe de Lucifer » (12).
Sorte de Méphistophélès de pacotille sorti tout droit d’un opéra de Gounod, Lucifer
n’en impressionne pas moins par son aspect diabolique et son arrogance conquérante.
Toutes canines dehors, vêtu d’une cape rouge, d’un collant noir et d’une cagoule
munie de cornes, il arbore fièrement son initiale sur le torse à la manière de Superman.
Souple, insaisissable, doté d’une agilité hors du commun et d’une technique de pillage
imparable, il terrorise partout où il apparaît, propulsé dans les airs par un canon
d’une précision extrême. Son but est simple : s’associer au gratin de la piraterie pour
dominer le monde. « Avec un allié pareil, dit bon-papa, notre fortune est faite ! » Vexé
par la supériorité physique et intellectuelle de ce rival condescendant, Barbe-Noire
reprend du poil de la bête. Dans un sursaut d’orgueil, et au prix de quelques gaffes
monumentales sans lesquelles il ne serait plus lui-même, notre pirate parviendra à
le rouler, et même à le ridiculiser, au grand bonheur de son grand-père : « Bravo
gamin !! Voilà comme je t’aime ! Nerveux ! Audacieux ! Prétentieux ! »
Lucifer apparaît dans les quatre derniers albums de long métrage et donne à la série un
nouveau souffle, témoignant du souci de son auteur de réserver une part plus importante
à l’action proprement dite, comme dans les toutes premières aventures du vieux Nick.
« Sous la griffe de Lucifer » (1974) est un concentré de ses exploits, « La princesse et le
pirate » (1976) relate l’enlèvement de la fille du Roy contre une rançon pharaonique dont
Lucifer ne verra pas la couleur, « Le mal étrange » (1981) le voit utiliser les services d’un
savant biologiste pour plonger ses adversaires en léthargie et « L’île rouge » (1984) voit sa
puissance réduite à néant par Barbe-Noire grâce à l’aide d’une troupe de fantômes.
Retour à l’aventure, donc, mais également aux sources documentaires de son travail.
Remacle est un spécialiste de la marine à voiles, et il entend bien le montrer : en 1977 et
1978, il publie dans Spirou quatre courts récits consacrés aux conditions de vie très rudes
des marins sur les grands navires de l’époque, développant les thèmes qu’il avait esquissés
51
Extrait du synopsis de l’émission " La bande à Bédé " no 79 (vers 1984)
© France Télévision / Remacle
52
en 1959 dans « Les mangeurs de citron ». Après s’être attardé sur le sort des enfants employés
comme mousses, il se penche sur le sort diamétralement opposé des jeunes aspirants issus
de la noblesse, véritables enfants-rois aussi autoritaires que capricieux, suscitant la crainte
des membres de l’équipage. Son exposé se termine par un condensé d’ingénierie navale,
le tout baignant dans un humour débridé qui ne perd jamais ses droits. Sévère à l’extérieur,
comique à l’intérieur : voilà qui résume Remacle en quelques mots.
Commentés par Barbe-Noire lui-même, ces documentaires cocasses seront réunis dans
un album qui figure parmi les préférés du dessinateur et qui sera publié l’année suivante :
« Sous les voiles ». C’est dans ce même album qu’apparaît un personnage destiné à
pourrir davantage encore la vie de notre pirate, un exécrable nabot nommé Hercule
qui, à l’instar du Billy the Kid de Morris et Goscinny, règne en tyran sur une bourgade
où Barbe-Noire et son grand-père veulent prendre quelques jours de repos. Estimant
peut-être que « bon-papa joli » a épuisé son stock de baffes, Remacle met dans les
pattes du « gamin » un petit teigneux beaucoup plus costaud et autoritaire que l’aïeul.
Perfide et manipulateur, Hercule deviendra le compagnon de cellule de Barbe-Noire,
élaborant des projets d’évasion plus foireux les uns que les autres, avec la complicité
de sa « tantine », aussi difforme et repoussante que lui et qui, un malheur n’arrivant
jamais seul, va s’enticher d’un Barbe-Noire qui n’avait décidément pas besoin de ça.
Les déboires pénitentiaires de ce trio infernal font l’objet de plusieurs histoires courtes
que l’on retrouve en majorité dans l’album « Barbe-Noire, Hercule et Cie » (1981).
Le calme et la tempête
En 1980, Marcel Remacle quitte Haltinne pour s’installer définitivement à Evelette,
un petit hameau situé dans la commune d’Ohey, à quelques kilomètres de là.
Lucide, il se rend compte que ses efforts pour relancer sa série sont resté vains : les ventes
continuent à baisser inexorablement. Malgré sa notoriété et l’estime que lui garde un
lectorat resté fidèle, Remacle sait qu’il n’entrera jamais dans la cour des grands. Est-il
pour autant tombé dans l’oubli ? Loin de là : nul n’étant prophète en son pays, c’est
une fois encore à l’extérieur de nos frontières que se manifeste l’intérêt pour son œuvre.
La chaîne de télévision française Antenne 2 produit, dans les années 80, une émission
pour enfants appelée « Récré A2 ». Animée par la célèbre Dorothée, elle propose une
rubrique consacrée aux vedettes du neuvième art, intitulée « La bande à Bédé ». Pour leur
79e numéro, les producteurs décident de rendre hommage au vieux Nick et contactent
Marcel Remacle, qui leur donne bien évidemment le feu vert. « Jamais je n’aurais accepté
de passer à la TV, dira-t-il, je suis bien trop timide… » (4) Fort heureusement, il ne s’agit
pas ici de placer l’auteur devant les caméras, mais de réaliser une semi-animation au
départ de la bande dessinée elle-même, avec chansons à la clé. Cinq albums, savamment
refondus en une séquence de 10 minutes à peine, vont en fournir la matière première :
« Pavillons noirs », « Le vaisseau du diable », « Les mangeurs de citron », « L’île de la
Main Ouverte » et « Barbe-Noire, Hercule & Cie ». Un tour de force que Remacle saluera
d’un commentaire plus que laconique : « Ils se sont foulés. » (4)
53
Marcel Remacle par le peintre David Little (Portrait au pastel, 1985)
54
En 1985, coup de théâtre : la famille Dupuis vend l’entreprise au Groupe BruxellesLambert, aux Éditions Hachette et aux Éditions Mondiales.
Pour Marcel Remacle, c’est un peu le monde qui s’écroule. Quand une série plaisait à
Charles Dupuis, il ne se préoccupait pas trop de savoir si elle serait rentable ou non, mais
avec les repreneurs, la musique est différente : les nouveaux gestionnaires sont des gens
pragmatiques bien éloignés de l’esprit familial qui règne dans l’entreprise depuis plus de 60
ans. La BD est désormais un produit de consommation à traiter comme tel, en développant
une politique de promotion et de publicité plus professionnelle que par le passé.
Jusqu’en 1990, Remacle livre encore 76 planches au journal Spirou mais, privé du
soutien de Charles Dupuis, il n’est plus édité en albums. Pire : « il connaît l’humiliation
(mais il n’est pas le seul) de voir ses albums pilonnés pour cause d’absence de
rentabilité. » (12) Si bien que « les albums du vieux Nick et de Barbe-Noire sont
aujourd’hui une denrée rare, un Graal à quêter chez les bouquinistes. » (9) Les
remous qui secouent l’entreprise et le rachat qui s’ensuit perturbent Marcel Remacle
et le démotivent à un point tel qu’il restera plus de trois ans sans rien produire, entre
1985 et 1987. « Il achève sa carrière au journal Spirou dans la plus totale discrétion
et semble même avoir été oublié de son vivant », écrit un internaute (12).
Mais il est bien difficile, quand on possède le virus du dessin, de poser son crayon
en attendant calmement la retraite. À l’approche de la soixantaine, Remacle va faire
quelque chose qu’il n’a jamais fait auparavant : suivre des cours de dessin et de peinture.
« À Andenne, se souvient Raymonde, mon mari était ami avec un photographe qui
tenait une galerie d’art dans son magasin. Nous allions souvent voir les artistes qui
venaient exposer leurs toiles, et nous avons sympathisé avec David Little, un peintre
anglais installé dans la région. » (15) David St Louis Little a étudié à la Laird School of
Art et au Liverpool College of Art. Après avoir enseigné les beaux arts pendant quinze
ans, il s’est consacré à la peinture à temps plein. Il a exposé aux Etats-Unis, au Canada,
au Royaume-Uni, en Italie, en Allemagne, en Hongrie, en France et en Belgique. Il
vit et travaille à Thon, un des « plus beaux villages de Wallonie », situé dans la vallée
du Samson (18). David Little accueille donc Remacle parmi ses étudiants. Dans le
courriel qu’il nous adresse le 14 novembre 2012, le peintre évoque la personnalité
de son ancien élève et ami, gardant de lui le souvenir d’un homme inquiet, aussi peu
loquace que confiant envers lui-même. En 1985, il réalise au pastel un joli portrait de
Marcel Remacle que nous sommes ravis de pouvoir vous montrer.
Il est amusant d’établir un parallèle avec Marcel Denis qui, lui aussi, s’est tourné vers les
cours de dessin quand il s’est retrouvé sans travail vers la même époque : « J’ai profité
de mes loisirs forcés pour me mettre à la peinture parce que ça me tentait depuis
longtemps. C’était juste pour me trouver une occupation parce que c’est pénible de
rester inactif, vous savez ! Il fallait que je dessine, que je travaille… » (5)
Après trois années d’amertume et de lassitude, Marcel Remacle se remet à la bande
dessinée. Par nécessité sans doute, mais aussi un peu par nostalgie puisqu’il tente de
relancer Bobosse, sa toute première série, sous forme de gags en une planche. Les a-t-il
présentés chez Dupuis ou précieusement gardés au fond d’un tiroir ? Nous n’en savons rien,
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La toute dernière case des aventures du Vieux Nick : " La baleine jaune " (1990) - © Remacle
Un Bobosse " new look " (1988) - © Remacle
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sinon que les quatre planches dont nous avons retrouvé copie n’ont jamais été publiées
nulle part. Mais Barbe-Noire, lui, revient dans Spirou pour un dernier tour de piste, avec
quatre histoires complètes de huit planches chacune et un ultime grand épisode intitulé
« La baleine jaune », dans lequel on retrouve avec plaisir le vieux Nick et bon-papa, mais
aussi Sébastien le harponneur, absent de la série depuis près de vingt ans. Inspiré du célèbre
« Moby Dick » d’Herman Melville, ce récit nous montre l’acharnement de deux capitaines
– dont Barbe-Noire – obsédés par la vengeance et prêts à tout pour détruire une énorme
baleine responsable de la perte de leurs navires. Au bout de 44 planches d’une finesse de
trait exceptionnelle, la farce est définitivement jouée. Après avoir triomphé une dernière fois
de Barbe-Noire, le vieux Nick nous quitte le sourire aux lèvres, satisfait d’avoir accompli le
plus agréable de ses devoirs : celui de nous amuser. Rideau.
La fin du voyage
En 1991, Marcel Remacle a 65 ans. L’âge de la retraite ayant sonné, il ne reprendra
plus son crayon que pour répondre aux demandes de dédicaces qui lui parviennent
régulièrement, entre autres d’Allemagne où il conserve de fervents admirateurs.
Jugeant qu’il serait anormal et injuste de ne pas rendre hommage à cet enfant du
pays, le quotidien Vers l’Avenir lui consacre une demi-page bourrée d’anecdotes et de
commentaires savoureux. Pour la première fois, semble-t-il, Remacle accepte de parler de
lui sur un ton plus confidentiel que de coutume : « Vous savez, une vie d’un dessinateur,
c’est très banal. On ne voit pas grand monde. On se lève le matin, on dessine, ou alors
s’il fait beau, on va à la pêche. Un matin, on reçoit un courrier qui nous informe que la
série est « replacée » quelque part en Allemagne. Et voilà deux millions qui tombent tout
seuls, à partager avec l’éditeur. C’est qu’on est des commerçants aussi… » (4)
Vittorio Leonardo fait partie des gens qui refusent de voir Remacle tomber dans l’oubli :
en 1991 et 1992, il tente de relancer la série avec l’éditeur toulonnais MC Productions.
« J’ai eu beaucoup plus de contacts avec Remacle qu’à l’époque Dupuis, il venait
souvent chez moi avec sa femme. » (14) Six albums se verront ainsi réédités sous le label
« Jourdan », prénom du fils de Leonardo en hommage, peut-être, à Maurice Tillieux : «
La prise de Canapêche », « Barbe-Noire joue et perd », « Le feu de la colère », « Sous la
griffe de Lucifer », « Les nouvelles mésaventures de Barbe-Noire » et « Sous les voiles ».
L’initiative est excellente, mais elle arrive trop tôt : commercialement, c’est l’échec. Ces
beaux albums cartonnés prennent rapidement la direction des solderies alors que les
éditions allemandes, elles, continuent d’afficher une forme olympique.
Marcel Remacle aura, une dernière fois, l’occasion de sortir de sa réserve et de
s’exprimer en laissant parler son cœur comme il l’a fait trois ans plus tôt lors de
l’exposition consacrée à Marcel Denis. Le 10 juin 1995, Charles Dupuis fête ses 77 ans,
trop âgé pour lire un magazine de la concurrence qui, de toute manière, n’existe plus,
mais assez jeune pour savourer pleinement les hommages qui lui sont adressés. Celui
de Marcel Remacle, particulièrement chaleureux, prouve que sous une armure de béton
se cache un homme sensible et reconnaissant : « Quand on dessine comme ça, on doit
pouvoir vivre de sa plume ! C’est en 1955, à Marcinelle, cher Monsieur Dupuis, que
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Jaquette du dessin animé réalisé
par Marcel Remacle en 1998
© Remacle
Marcel et Raymonde en juillet 1991 - Photo : Benoît Mariage - © Vers l’Avenir
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vous m’avez adressé ces paroles encourageantes et pleines de promesses… Le vieux
Nick, Barbe-Noire et les autres, réunis en 32 épisodes, sont là pour démontrer votre
perspicacité ! Merci de m’avoir donné la chance d’emprunter le merveilleux chemin
de la bande dessinée !! Heureux anniversaire et longue vie, cher Monsieur Dupuis. »
Remacle ne dessine pratiquement plus, mais il lui est impossible de rester inactif.
Même retraité, il reste un créateur d’univers, un poète à sa manière, oserait-on dire, qui
utilise ses mains pour exprimer les images qui lui trottent dans la tête. Tantôt il fabrique
des personnages en mie de pain, qu’il dispose sur un terrain de football ou dans les
allées d’un jardin japonais, tantôt il se passionne pour les possibilités que lui offrent
les techniques audiovisuelles. Tous les jours, inlassablement, pendant plus d’un an, il
va réaliser entièrement seul l’adaptation en dessin animé d’un de ses albums qui s’y
prête à merveille : « Les boucaniers ». Le procédé est rudimentaire, mais Remacle en
tire le maximum, avec l’enthousiasme et le dynamisme d’un adolescent qui découvre un
nouveau jouet. Sur la bande-son, tous les personnages s’expriment d’une seule et même
voix, la sienne, avec un accent wallon à couper au couteau, assez peu fréquent, avouonsle, sur une île des Caraïbes au 18e siècle ! Quand on voit le zèle apporté à ce dessin animé
sans prétention, on imagine aisément les prouesses qu’il aurait pu réaliser par la suite si
la vie lui en avait laissé le temps.
Marcel Remacle s’éteint le 16 décembre 1999, presque au terme de sa 74e année, sans
avoir pu atteindre la reconnaissance dont il rêvait à l’époque où il s’ennuyait dans son
salon de coiffure. Il aura livré plus de 1.800 planches au journal Spirou et publié de son
vivant une petite cinquantaine d’albums en langue française, et de nombreux autres à
travers toute l’Europe et au-delà. Peu de dessinateurs peuvent s’enorgueillir d’un tel bilan.
« Remacle restera dans l’histoire de la BD comme l’un des ténors de la BD classique,
celle qui a fait rire des générations d’impertinents gamins ! », écrira Thierry Tinlot (7).
Ses bandes dessinées auront sans doute souffert de sa nature misanthrope, le privant ainsi d’un
succès populaire auquel son talent pouvait légitimement prétendre. Aucun de ses personnages,
en effet, ne suscite la moindre empathie chez le lecteur, mais il serait malvenu de lui en faire
grief : « Ce que l’on te reproche, cultive-le, c’est toi-même », disait Cocteau. Remacle n’a
jamais cherché à être autre chose que Remacle, et son œuvre gagne en cohérence ce qu’elle
perd en humanisme. Laissons à Henri Filippini le soin de conclure : « Humble architecte d’un
univers simple mais pas simpliste, il peut aujourd’hui figurer sans rougir en bonne place
dans la galerie des honnêtes artisans qui ont contribué à écrire l’histoire de Spirou. » (11)
De 2005 à 2008, de petites maisons d’édition comme « Le Coffre à BD », « Taupinambour »
et « La Vache qui Médite », ont imprimé deux albums de Bobosse, quatre albums du Vieux
Nick et un album de Tif et Tondu. Cette activité éditoriale posthume démontre, malgré son
caractère confidentiel, tout l’intérêt que l’on porte désormais aux bandes dessinées de
Marcel Remacle. À l’heure où nous écrivons ces lignes, elles attendent toujours d’être
rééditées.
A bientôt peut-être, Marcel Remacle.
C.J.
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ET AUTRES…
(1) Marcel Remacle, de geestelijke vader van Ouwe Niek en Zwartbaard !, in
Robbedoes, wekelijks, nr 1184, 22 december 1960, Marcinelle : Dupuis, ill.
(2) Yvan DELPORTE - La forêt silencieuse / par Remacle. – Marcinelle : Dupuis,
1966. - 118 p. : ill. ; 19 cm. - (Gag de Poche ; 51). – 4e plat de couverture : Marcel
Remacle.
(3) François-Xavier BURDEYRON - L’âge d’or du Journal Spirou, / François-Xavier
Burdeyron. – Marseille : Bédésup, 1988. - 128 p. : ill., ; 30 cm. - (Contreplongée). –
pp. 71-79 : Remacle.
(4) Xavier DISKEUVE - Marcel Remacle et Barbe-Noire le pirate ont pris leur retraite
à Libois, dans Vers l’Avenir, quotidien, n° 153, 3 juillet 1991, Namur : Vers l’Avenir,
pp. 1 & 3.
(5) Christian JASMES – Entretien avec Marcel Denis, dans L’Âge d’Or, trimestriel,
n° 27, avril-mai-juin 1993, Mont-sur-Marchienne : L’Âge d’Or, pp. 21-33.
(6) Louis CANCE – Remember : Remacle, dans Hop ! Revue d’information et d’études
sur la B.D., trimestriel, n° 84, 4e trimestre 1999, Aurillac : A.E.M.E.G.B.D., p. 56, ill.
(7) Thierry TINLOT - Marcel Remacle est parti à l’abordage !, dans Spirou,
hebdomadaire, n° 3228, 23 février 2000, Marcinelle : Dupuis, p. 22, ill.
(8) Stéphane L. – Interviews BD : Denis, Marcel, sur http://www.bdtour.be/default.
aspx?section=interviews&interId=16, septembre 2011, ill.
(9) Yann SERRA – Rétro-BD : Le Vieux Nick… ou plutôt Barbe-Noire, dans Bédéka.
Le magazine de ceux qui aiment la BD, mensuel, n° 9, novembre 2004, Toulouse :
Bédéka, pp. 70-71, ill.
(10) Hugues DAYEZ – Les aventures d’un journal : Un pirate envahissant, dans
Spirou, hebdomadaire, n° 3714, 17 juin 2009, Marcinelle : Dupuis, p. 33, ill.
(11) Henri FILIPPINI – Série culte : Le Vieux Nick. Le troisième âge prend la mer,
dans dBD. L’actualité de toute la bande dessinée, mensuel, n° 42, avril 2010,
Boulogne-Billancourt : DBD S.A.R.L., pp. 92-95, ill.
(12) Prof. PIGLING – Marcel Remacle, sur http://www.inedispirou.com/forum/
viewtopic.php?f=46&t=1756, janvier-février 2012, ill.
(13) Extrait d’un entretien de l’auteur avec Maurice ROSY, juillet 2012.
(14) Extrait d’un entretien de l’auteur avec Vittorio LEONARDO, 5 juillet 2012.
(15) Extrait d’un entretien de l’auteur avec Mme Raymonde REMACLE, 6 août 2012.
(16) Extrait d’une lettre de Raoul CAUVIN adressée à l’auteur, 15 octobre 2012.
(17) Extrait d’un entretien de l’auteur avec François WALTHÉRY, 24 octobre 2012.
(18) David LITTLE, 11 rue des Sarrazins – 5300 Thon - Source : http://www.quefaire.
be/peintures-de-david-little-238053.shtml
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LES ALBUMS DE MARCEL REMACLE
(Seules les premières éditions sont prises en compte)
Le vieux Nick et Barbe-Noire (Ed. Dupuis)
1 – Pavillons Noirs (1960)
2 – Le vaisseau du Diable (1960)
3 – Les mangeurs de citron (1961)
4 – L’île de la Main Ouverte (1962)
5 – Les mutinés de la Sémillante (1962)
6 – Dans la gueule du dragon (1963)
7 – Aux mains des Akwabons (1964)
8 – Sa majesté se rebiffe (1964)
9 – L’or du « El Terrible » (1965)
10 – Le trois-mâts fantôme (1967)
11 – Les boucaniers (1967)
12 – Barbe-Noire et les Indiens (1968)
13 – Les mésaventures de Barbe-Noire (1969)
14 – Les commandos du Roy (1969)
15 – Barbe-Noire aubergiste (1971)
16 – La prise de Canapêche (1972)
17 – Barbe-Noire joue et perd (1973)
18 – Le feu de la colère (1974)
19 – Sous la griffe de Lucifer (1975)
20 – Les nouvelles mésaventures de Barbe-Noire (1976)
21 – La princesse et le pirate (1978)
22 – Sous les voiles (1979)
23 – Barbe-Noire, Hercule et Cie (1981)
24 – Le mal étrange (1982)
25 – Barbe-Noire prend des risques (1983)
26 – L’île rouge (1985)
Hultrasson le Viking (Ed. Dupuis)
1 – Fais-moi peur, Viking ! (1965)
2 – Hultrasson chez les Scots (1967)
3 – Hultrasson perd le nord (1968)
Bobosse (Ed. Le Coffre à BD / Taupinambour)
1 – La forêt silencieuse (2005)
2 – Les évadés de Trifouillis (2007)
Tif et Tondu (Ed. La Vache qui Médite)
Ne tirez pas sur « Hippocampe » ! (2007)
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Collection « Gag de Poche » (Ed. Dupuis)
4 – Pavillons noirs (1964)
8 – L’humour prend la mer (1964)
42 – Le vaisseau du Diable (1965)
51 – La forêt silencieuse (1966)
Mini-bibliothèque Spirou (Ed. Dupuis)
35 – L’îlot mouvant (1960)
57 – La vérité sur Barbe-Noire (1961)
69 – Barbe-Noire contre Nez Bleu (1961)
75 – Mini-histoire de la marine à voile (1961)
97 – Le petit manuel du parfait naufragé (1962)
108 – Les frères de la côte (1962)
182 – 32 pages avec les premiers hommes (1963)
197 – Les blaireaux sont fatigués (1963)
276 bis – Barbe-Noire rêve de vacances (1965)
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Cet ouvrage a été imprimé en Belgique par l’Imprimerie Artisanale
à Nivelles (Brabant wallon) en mars 2013
Ed.responsable : Silvana Mei
Mise en page et composition graphique : Bernard Verstraete
Dépôt légal : D/2013/4966/1