Thèse, DVD, Tours - Université François Rabelais
Transcription
Thèse, DVD, Tours - Université François Rabelais
UNIVERSITÉ FRANÇOIS - RABELAIS DE TOURS ÉCOLE DOCTORALE SHS EA 6297 Interactions Culturelles et Discursives THÈSE présentée par : Marie Antoinette MARTEIL soutenue le : 15 juin 2012 pour obtenir le grade de : Docteur de l’université François - Rabelais Discipline/ Spécialité : Études germaniques L’œuvre de Bertha von Suttner de 1880 à 1897 Une aristocrate autrichienne en rupture avec la tradition THÈSE dirigée par : Mme de GEMEAUX Christine Professeur, Université François – Rabelais, Tours RAPPORTEURS : Mme SAINT-GILLE Anne-Marie Mme HUMBERT-KNITEL Geneviève Professeur, Université Lumière, Lyon.2 Professeur, Université de Strasbourg JURY : Mme de GEMEAUX Christine Mme HUMBERT-KNITEL Geneviève M. LOTY Laurent Mme SAINT-GILLE Anne-Marie M. TATIN-GOURIER Jean Jacques Professeur, Université François – Rabelais, Tours Professeur, Université de Strasbourg Chargé de recherche, CNRS Professeur, Université Lumière, Lyon.2 Professeur, Université François – Rabelais, Tours Lieben – Helfen – Freude – Freiheit – Frieden BERTHA VON SUTTNER1 À THÉO À JAMAIS (DA THÉO DA WIKEN) 1 „Aimer, Aider“, les deux verbes les plus fréquemment utilisés, „Joie, liberté, paix“, titre du chapître XXV de Schach der Qual, de Bertha von Suttner, pp. 128 -132. 2 Remerciements Je souhaite vivement remercier tous ceux – et ils sont très nombreux – qui ont permis l'accomplissement de cette thèse. - Tout d’abord mes parents qui m’ont appris l’amour, la tolérance et le goût du travail, mais particulièrement mon père, ce poilu, trépané en 1916 dans l’Artois et qui a eu cette parole magnifique à l’égard de sa sœur, lorsque j’ai annoncé que je voulais entreprendre des études d’allemand : « elle a raison, si tout le monde faisait comme elle, il n’y aurait plus de guerre. » - Mes enfants et leurs conjoints particulièrement Erwan et Soazig qui ont mis la main à la pâte, mes petits enfants et ma nièce Véronique - Mon mari Théo, sans qui je n’aurais pas persévéré dans ce travail. Son aide matérielle, intellectuelle et spirituelle ainsi que son soutien quotidien indéfectible ont été remarquables. - Mes amis Laurent, Nicole et Michèle pour leur soutien de longue haleine, leurs conseils judicieux et leur aide précieuse au long cours. - Mes relecteurs occasionnels et tous mes amis qui ont cru en moi quand je désespérais. Je ne peux tous les citer mais tous ont droit à mon entière gratitude. - Mesdames et Messieurs les membres de mon jury, qui ont accepté de juger ce travail. - Mme de Gemeaux, ma directrice, pour son soutien et ses conseils avisés. J’ai trouvé en elle une grande sollicitude et une direction ferme, efficace et chaleureuse. 3 Résumé en français Bertha von Suttner (1843-1914) reste connue pour son engagement pacifiste. Son ouvrage Bas les Armes! (1889) lui a valu une grande notoriété bien au-delà de l'Empire austro-hongrois des Habsbourg. Elle est devenue avant la première guerre mondiale l’un des principaux promoteurs de l’idée de paix universelle, favorisée par la création d’une Europe des États, et du mouvement pacifiste qu’elle a contribué à organiser. Son renom international lui a valu le prix Nobel de la paix en 1905. Pourtant sa vie et son œuvre littéraire témoignent d'autres engagements marquants. De fait, cette femme est encore méconnue ; où la situer ? Comment caractériser la logique de ses différents combats, notamment en faveur des femmes, face au dogmatisme de la société et de l’Église à une époque essentielle de l’évolution culturelle allemande, et cela, alors qu’émerge un discours pacifiste et émancipateur ? Il importait de mettre en évidence sa rupture face à la tradition et sa position spécifique politiquement non révolutionnaire. Voilà à quoi s’attache la présente thèse, qui s’appuie sur l’analyse inédite des romans et nouvelles de l’auteur à tonalité autobiographique, et qui s’emploie à jeter un éclairage sur l’influence persistante de la philosophie populaire des Lumières allemandes à la fin du XIXe siècle. Ainsi se trouve montrée l’actualité des positions de cette aristocrate novatrice. Mots-clés: Histoire culturelle ; Autriche-Hongrie ; Vienne ; Fin XIXe siècle ; société aristocratique ; militarisme ; paix ; pacifisme ; femmes ; émancipation ; égalité de droit et de fait ; religion ; positivisme ; évolutionnisme ; laïcité ; philosophie populaire ; éducation. 4 Résumé en anglais Bertha von Suttner (1843-1914) remains well known for her commitment to peace. Her book Lay down your arms! (1889) made her famous far beyond the Austro-Hungarian Empire. Before World War First she became one of the main advocates of the idea of universal peace, advising the creation of a European supra-national entity, and of the peace movement that she contributed to organize. She owes the 1905 Nobel Peace Prize to her international fame. Yet, her life and her writings testify to other significant interests. Actually, this woman is still little known. How can she be defined? How can we define the consistency of her many fights, especially her defence of women against the dogmatism of society and the church at an essential time of the German cultural evolution, at the very time when a pacifist and emancipating discourse was emerging? It was important to bring to light her breaking away from tradition and her specific politically not revolutionary position. This is what the present thesis is driving to, based on an original analysis of such of the author's novels and short stories with an autobiographical undertone, and striving to emphasize the persistent influence of the popular philosophy of the German Enlightment Age at the end of the XIXth century. That is how the topicality of this innovative aristocrat's positions is shown. Key-words: Cultural History ; Austro-Hungarian Empire ; Vienna ; late XIXth Century ; nobility ; militarism ; peace ; pacifism ; women ; emancipation ; equal rights in practice and by law ; religion ; positism ; evolutionism ; secularism ; popular philosophy ; education. 5 SOMMAIRE INTRODUCTION .....................................................................................................................7 PREMIERE PARTIE, le combat pour la paix, une premiere rupture avec la tradition..........23 I. Genèse d’un engagement pacifiste .......................................................................................24 II. Conception de la paix et de la guerre ..................................................................................44 III. Les obstacles à la paix perpétuelle selon Bertha von Suttner. ..........................................72 IV. Son engagement...............................................................................................................104 DEUXIEME PARTIE Vers l’émancipation des femmes ? 144 I. La femme selon la tradition dans l’œuvre de Bertha von Suttner .....................................148 II. la situation de la femme dans les romans de Bertha von Suttner......................................198 TROISIEME PARTIE Vers une nouvelle religion ? 244 I. L’Église est une puissance contestée..................................................................................252 II. Bertha von Suttner et sa critique de l’Église catholique ..................................................275 III. La nouvelle religion .........................................................................................................328 CONCLUSION GÉNÉRALE................................................................................................361 Annexes .................................................................................................................................377 Bibliographie .........................................................................................................................402 Index des noms propres .........................................................................................................437 Table générale des matières ...................................................................................................443 6 INTRODUCTION 7 Le 9 juin 1843 Bertha Sophia Felicita Comtesse Kinsky von Chinic und Tettau vit le jour à Prague, fille posthume du général comte Franz Joseph Kinsky (1769-1843), descendant sans envergure d’une illustre famille, et de Sophia Wilhelmine Körner (1817-1884), certes de la parenté de Theodor Körner2, le chantre des « guerres de libération allemandes », mais en réalité simple roturière, aux ambitions lyriques, assez peu fondées semble-t-il. De cette appartenance à deux milieux socialement aussi différents, témoins et critiques ont retenu l’opposition, certains disent la haine de Bertha von Suttner pour la haute aristocratie et la guerre qui sont pour elle étroitement liées. Il est certain que les deux premiers facteurs ont joué un rôle déterminant dans la carrière de l’auteure qui a consacré la deuxième partie de sa vie à la défense de la paix ; c’est pour cette raison que son nom est connu. Il figure actuellement dans toutes les publications autrichiennes vantant la culture nationale et son portrait en grand voile de deuil est accompagné de la légende "première femme prix Nobel de la paix" (1905). Cette présentation tend à montrer un personnage imposant, qui serait trop majestueux pour être actif. L’abondante production littéraire de Bertha von Suttner, qui a connu le succès à son époque, n’a pas retenu l’attention des critiques plus récents ou des auteurs de manuels d'histoire littéraire qui n’accordent aucune valeur à ces ouvrages et ne retiennent que l’engagement pour la paix et le roman Bas les armes ! qui, bien que « sans qualité littéraire », a provoqué la notoriété de l’auteure. Le germaniste Claude David écrit : Parmi les romanciers de ce temps de transition, on compte de nombreux écrivains féminins ; il en est sur lesquelles on peut aujourd’hui ne plus s’attarder. Ainsi Bertha von Suttner (1843-1914), cette aristocrate de Prague, dont le roman Déposons les armes! (Die Waffen nieder! 1889) fut à l’origine d’un mouvement pacifiste.3 2 Theodor Körner, (1791-1813), poète allemand des guerres de libération nationale contre Napoléon 1er. Il est mort dans une escarmouche à Lutzow. « Il se veut ‘barde’ de son peuple, pour lequel il intercède auprès du Dieu des armées. […] Malgré les fadeurs et les redites [de son] lyrisme patriotique, on y sent battre le cœur d’un peuple. […] la génération suivante reprendra son cri de guerre : liberté et unité. », in Claude David, Histoire de la littérature allemande, sous la direction de Fernand Mossé, Paris, Éd. Montaigne, 1970, p. 611. 3 Ibid. p. 821. 8 Nous ne partageons pas cet avis négatif, car les autres aspects de la pensée de Bertha von Suttner, développés aussi bien dans ses romans que dans ses ouvrages à teneur philosophique, montrent une fine observatrice de la société de son époque et une femme engagée au service de la modernité. L’engagement de Bertha von Suttner pour la paix étant « l’important » pour elle, il est assez normal que la critique souligne cet aspect et que l'on trouve surtout des articles sur le mouvement de la paix et sur l'engagement pacifiste. Mais la thèse selon laquelle l’œuvre et l’engagement de l’auteure pour la paix formeraient un bloc monolithique peu attrayant ne résiste pas à l’analyse. Toute l’œuvre rend compte d’un investissement de l’auteure, dans le pacifisme, la lutte pour l’émancipation des femmes et la propagation d’un idéal philosophique et religieux qui reste ici à définir. L’ensemble jette aussi un précieux éclairage sur cette fin de siècle, sur une époque qui, selon Stefan Zweig, « manque singulièrement de documents 4». Quoi qu’il en soit Bertha von Suttner est devenue célèbre par la publication de son roman Bas les armes!, roman à thèse mais qui aurait pu rester sans suite, ou n’être qu’une œuvre littéraire. Or c'est par cette œuvre, et à cause de son travail comme militante de la paix, qu'elle est restée dans l'Histoire. C’est grâce à son engagement total pour la paix, pour le désarmement, pour un tribunal d’arbitrage international, exprimé par ses écrits mais aussi sa présence aux nombreux congrès et conférences de la paix et tout particulièrement à la Première Conférence de la Paix de La Haye en 1899, qu’elle a reçu le Prix Nobel de la Paix en 1905. Au regard de ses origines sociales, de son milieu, on peut s’étonner : comment une aristocrate autrichienne, fille d’un général de l’armée K.K.5, est-elle venue à militer pour la paix ? D’où lui est venu son intérêt? Dans quelles circonstances s’est élaborée sa pensée ? Quelle était sa conception de la paix et celle-ci a-t-elle varié ? Peut-on dégager des périodes différentes dans sa vie ? Comment comprendre l’insertion sociale de cet engagement pacifiste, « affaire de femmes » 4 Stefan Zweig dans Le monde d'hier, souvenirs d'un européen, p.36. [Stefan Zweig a connu personnellement Bertha von Suttner dont il a fait un éloge en 1917 lors du congrès international des femmes pour la compréhension entre les peuples". Il n'est pas sûr pour autant qu'il ait lu les ouvrages de Bertha von Suttner, hormis Bas les armes!] « Discours pour l’ouverture du congrès international des femmes pour l’entente entre les peuples à Berne en 1917 », discours fréquemment cité, ici dans Krieg ist der Mord auf Kommando, pp. 145-154. 5 K.K. renvoie à kaiserlich-königlich (impériale et royale). C’est la Cacanie (Kakanien) dont parle Robert Musil dans son roman L’homme sans qualité. Il utilise „k. k.“ pour „kaiserlich-königlich“ (impérial-royal ou „k. u. k.“ pour „kaiserlich und königlich“ (impérial et royal) comme dénomination ironique de la monarchie austro-hongroise. 9 comme le dit la vox populi de l’époque ? Quel chemin a-t-elle parcouru et quelles ruptures a-t-elle opérées aussi bien par rapport à la tradition de l'Autriche-Hongrie en général que par rapport à son milieu familial d'origine ? Comment se situe-t-elle par rapport aux autres femmes et aux autres mouvements de pointe de son époque ? En d'autres termes : la rupture avec l'ordre de la tradition est-il le point commun, l’articulation, le ressort dans son combat pour la paix comme dans son engagement pour l’émancipation des femmes ou sa lutte contre les religions instituées, notamment la catholique ? Peut-on placer ces trois aspects de son engagement sur le même plan ? Outre le problème de la paix nous retiendrons donc deux autres aspects omniprésents dans tous ses écrits : la place et le rôle des femmes dans la société et les problèmes religieux et philosophique. Si deux ouvrages critiques mentionnent son engagement pour les femmes, nous n’en avons trouvé aucun concernant sa conception religieuse et philosophique, bien que cela tienne une grande place dans ses écrits, surtout dans ses ouvrages à tendance philosophique et c’est cette lacune que nous voulons combler. Il nous semble que si, au début, Bertha von Suttner envisageait l’écriture comme un travail alimentaire ("Brotarbeit"), où l’imagination, la fantaisie jouent un rôle central, nous sommes amenés à constater que l’aspect autobiographique est toujours très important, d’une part comme supplétif d’une imagination un peu courte et d’autre part comme facteur dans la maturation, la clarification, l’affirmation de ses idées, l’amenant à écrire des ouvrages « sincères, visant à la vérité », et donc plus sérieux et plus profonds. Elle a voulu donner à son œuvre un caractère éducatif, dans un sens qui sera précisé mais qui s’orienterait vers la philosophie populaire. Nous étudierons donc son œuvre entre 1880 et 1897, car nous pensons opportun de nous limiter à cette période qui est celle de sa fécondité littéraire ; 1897 est, en Autriche, la date de la création de la Sécession6, mais c’est aussi pour Bertha von Suttner le moment de son engagement à corps perdu dans le mouvement pacifiste dont elle est devenue vice-présidente (bien qu’il fût impensable qu’une femme soit à la tête d’un mouvement international) au congrès de Berne en 1894 ; c’est elle qui a organisé le mouvement, ce qui représentait un travail considérable. Après cette date, ses écrits, non consacrés au mouvement de la paix et à la promotion du désarmement, sont plus 6 La Sécession (Sezession) La Sécession viennoise fut officiellement fondée à Vienne en 1897 par Josef Olbrich, Josef Hoffmann et Gustav Klimt dans le cadre de l’association des artistes plasticiens d’Autriche et refuse le conformisme peu à peu installé dans les conceptions artistiques de l'époque. [source : wikipedia] 10 rares et plus médiocres. Ils sont souvent des redites des œuvres passées sauf pour les Mémoires de 1909 et Les pensées sublimes de l’humanité de 1911. La présente recherche née de la convergence d’un intérêt personnel pour l’Autriche, pour la paix, pour les femmes et pour la religion, s’est penchée sur l’œuvre de cette femme dont l'intérêt va bien au-delà d’une simple action militante, ce qui est déjà d’une importance considérable, au service de la paix ou des femmes, et couvre tout le champ intellectuel de son époque. Nous avons fondé notre réflexion sur l’étude des textes de l’auteure en replaçant l’œuvre dans une perspective d’histoire culturelle qui étudie les idées mais aussi les pratiques de l’objet ou du sujet étudié, ne négligeant aucun aspect de la vie. Cette perspective renouvelle l’analyse des institutions, des cadres et des objets de la culture, c’est, comme l’écrit Robert Mandrou : Une histoire dialectique, une histoire assumant et reconstituant les interactions qui lient étroitement et inlassablement l’économique, le politique et le culturel, dans le devenir de chaque groupe, de chaque société globale.7 L'histoire culturelle, conçue comme un regard ou un questionnement, de nature anthropologique, portés sur l'ensemble des activités humaines fait des coutumes, costumes, sociabilités, représentations, autant d'objets d'étude qui permettent de préciser une identité au travers de la circulation des concepts et des méthodes […], pour se faire [avec des spécialistes des études culturelles] herméneutes - autrement dit, interprètes d’un univers considéré désormais comme langage.8 Quel langage se dégage de l’univers de Bertha von Suttner ? Il s’agit de prendre en compte toute son œuvre et donc d’en faire une lecture orientée dans des perspectives croisées historiques, politiques, économiques, intellectuelles et artistiques, utilisant aussi sa production d’écrivaine. Car elle est justement une femme d’idées, un penseur même si elle n’est pas un penseur systématique et aussi une femme engagée dans la pratique, mais issue de la classe dominante. Or comme le dit encore Robert Mandrou : 7 Robert Mandrou, „Histoire sociale et histoire des mentalités », La Nouvelle Critique, janvier 1972, p. 40-44 in Philippe Poirrier, Les Enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004, p.50. 8 Pascal Ory, L’histoire culturelle, Paris, PUF, Que sais-je N°3713, p. 38 11 Je crois qu’il appartient à l’historien de reconnaître à quel point les différenciations culturelles font partie de la définition des rapports sociaux : à mon sens, il n’est pas possible de parler de classe, sans intégrer à ce concept les traits culturels ; qui dit genres de vie, modes d’existence d’un groupe social donné entend un certain nombre de traits culturels concrets qui définissent des rapports – d’antagonisme ou de solidarité – avec d’autres groupes.9 Le propos de ce travail est une analyse dans le cadre politique et culturel de la fin du XIXe siècle en Autriche-Hongrie. En étroite référence à Monika Mańczyk-Krygiel 10 nous examinerons l’œuvre de Bertha von Suttner sous différents aspects, ne négligeant autant que faire se peut, aucun éclairage possible, mais sans donner l’exclusive à aucune théorie puisqu’aussi bien nous ne sommes pas engagée dans une critique littéraire mais que nous examinons ce que Bertha von Suttner a apporté à l’évolution de la pensée à son époque et que nous examinons les différents aspects de son œuvre qui ont contribué à une rupture avec la tradition. Monika Mańczyk-Krygiel introduit ainsi sa recherche: Comme il s’agit d’interprétations synthétiques on a mis en corrélation des éléments provenant de différentes méthodes. L’interprétation herméneutique, comprise comme « herméneutique du développement », sert de guide et prend en compte la multiplicité potentielle des sens du texte que l’on veut commenter ; en outre sont inclus les points de vue de l’analyse structurale, des catégories poétiques, de l’histoire littéraire et de la sociologie, ainsi que la signification du contexte. De plus il a été fait appel à d’autres disciplines, comme aides, à savoir la science psychanalytique, ainsi que des éléments de la critique littéraire féministe.11 Nous mettrons en évidence les lignes de force d’une œuvre entièrement tournée vers l’éducation de son lectorat, essentiellement féminin au départ. Elle écrit à son retour du Caucase : « En plus nous sentions que nous avions encore beaucoup de choses 9 Robert Mandrou, op. cit., p. 40-44 in Ph. Poirrier, op. cit., p. 54 Monika Mańczyk-Krygiel, directeur des études germaniques, université de Wrocław. Sa thèse An der Hörigkeit sind die Hörigen schuld, Frauenschicksale bei Marie von Ebner-Eschenbach, Bertha von Suttner und Marie Eugenie delle Grazie, Verlag Hans-Dieter Heinz, Akademischer Verlag Stuttgart, 2002, est très fouillée et complète. 11 La traduction de ce texte, ainsi que de tous les extraits d’ouvrages cités a été assurée par nos soins, sauf quelques rares exceptions, précisées le cas échéant. „Da es um möglichst synthetische Interpretationen geht, wurden Elemente verschiedener Methoden miteinander verknüpft. Wegweisend ist die hermeneutische Interpretation, verstanden als „Hermeneutik der Entfaltung“, die die potentielle Vieldeutigkeit des Textes berücksichtigt und um deren Erläuterung bemüht ist, ferner strukturanalytische, gattungspoetische, literaturgeschichtliche und soziologische Gesichtspunkte einarbeitet sowie die Bedeutung der Kontexte. Überdies wurden, als Hilfsmittel, auch andere Disziplinen herangezogen, und zwar die psychoanalytische Literaturwissenschaft, […] sowie Elemente der feministischen Literaturkritik.“., Monika Mańczyk-Krygiel, op.cit., p. 9 10 12 à dire, que la source de la création pourrait encore jaillir abondamment.» Nous avons recherché quelles étaient « ces choses ». Et suivant Pascal Ory qui écrit : La cohérence et, par sa souplesse, la force paradoxale de l’histoire culturelle / cultural history tient déjà à la diversité de ses sources qui […] proviennent dans une large mesure de la philosophie et des sciences sociales.12 Nous nous sommes posé la question de savoir en quoi cela se vérifie chez l’auteure et quel est l’intérêt de l’histoire sociale pour comprendre la ou les ruptures chez une aristocrate autrichienne. Nous nous sommes donc interrogée sur la place qu’avait occupée Bertha von Suttner en Autriche-Hongrie dans les vingt dernières années du siècle avant que n’éclate la crise moderniste et sur ce qui l’avait amenée à de telles positions, alors même que rien dans son éducation ne laissait prévoir un tel parcours. Il sera important de dresser aussi l'état des lieux en Autriche-Hongrie mais aussi en Europe avec les conflits liés au pangermanisme et au panslavisme, avec l'expansion coloniale, avec la montée de l'Internationale socialiste et enfin avec la doctrine sociale de l'Église. Comment situer Bertha von Suttner dans ce contexte ? A-t-elle des positions précises par rapport à tous ces sujets et en trouve-t-on des traces dans ses œuvres ? Elle aura connu presque tout le règne de François Joseph de 1848 à 1916 et il est indéniable qu’elle aura gardé jusqu’à la fin de sa vie des manières d'être propres à l’Empire austro-hongrois. Quelles sont les traits particuliers de cette époque ? Le règne de François Joseph ne présente pas un caractère uniforme mais on peut cependant y découvrir quelques constantes : une volonté d’absolutisme du souverain, hostile au partage du pouvoir et aux réformes, un conservatisme politique et religieux lié au militarisme, à l'obsession d'expansion, à une haute aristocratie féodale, réfractaire à tout changement et opposée à la liberté de la presse, à l'évolution des mœurs et donc de l'éducation. Que nous dit Bertha von Suttner de cette période historique et de ce milieu qui est son milieu naturel ? En quoi diffère-t-elle des autres écrivaines de son temps ? Prend-elle aussi en compte la situation en Autriche ou aussi en Europe ? Quand elle prône une "union des États européens", de quelle genre d'union parle-t-elle ? Est-elle isolée ou fait-elle partie d'un groupe d'intellectuels qui auraient les mêmes positions ? 12 Pascal Ory, op. cit., p. 41 13 Les différentes perspectives de Bertha von Suttner semblent en rupture avec le siècle, avec son milieu. Quelle représentation pouvons-nous nous faire de la société de son temps ? Comment Suttner articule-t-elle le rapport entre l'image qu'elle a de son milieu et ses convictions modernes, ce regard toujours porté vers l’avant, vers le futur ? Mais un futur terrestre et proche qui n’a rien à voir avec la vie éternelle promise aux croyants dans un au-delà hypothétique. Pourquoi un tel cri de jubilation : « l’Europe est née » dans Échec à la misère ? Il nous appartiendra de montrer comment Bertha von Suttner, Autrichienne de naissance, articule son aspiration à la paix, cette formidable prise de position européenne et sa vocation à l’universalisme. De quelle Europe nous parle-t-elle ? Etant donné le volume global des écrits de Bertha von Suttner d'une part et l'importance des textes consacrés à la paix en particulier, surtout à partir de 1895-1896, il nous a semblé opportun de ne pas limiter notre étude à Bas les Armes!, comme le font presque toutes les critiques. Nous essayerons de montrer que la richesse de l’œuvre va bien au-delà de ce roman et que selon le titre d'une publication de Edelgard Biedermann13 son œuvre ne se limite pas à Bas les Armes! (« Pas seulement Bas les Armes !! », "Nicht nur die Waffen nieder"14). Le roman pose au demeurant, outre les problèmes suggérés par son titre, tous ceux qui étaient plus ou moins dans l'air du temps et que Bertha von Suttner développe par ailleurs. Ils ont retenu notre attention et nous les avons replacés dans le courant intellectuel et sociopolitique de l’époque. C’est pourquoi nous avons distingué quatre catégories dans ses écrits fort nombreux et variés: romans et nouvelles appartenant au registre des belles lettres, quatre ouvrages philosophiques à enveloppe fictionnelle utopique, trois ouvrages autobiographiques et à partir de 1892 des publications nombreuses et variées sur le thème de la paix : articles, conférences, recensions et exposés ainsi qu'un recueil de Gloses sur les événements pendant les deux décennies précédant la catastrophe (1892-1900 et 1907-1914), 13 Edelgard Biedermann, docteur, Institut de germanistique, Université de Stockholm, a publié différents ouvrages consacrés à Bertha von Suttner. En 1995, Erzählen als Kriegskunst, Die Waffen nieder! von Bertha von Suttner. Studien zu Umfeld und Erzählstrukturen des Textes, en 1996."Cher Monsieur et ami". Der Briefwechsel zwischen Bertha von Suttner und Alfred Nobel. 1883-1896, en 1999. „Nicht nur die Waffen nieder! Bertha von Suttner (1843-1914)“ et en 2000. "Eine Genossin des leibhaftigen Gottseibeiuns? Zu Bertha von Suttners Briefwechsel mit Irma von Troll-Borostyáni 1886-1890“, in: Österreichische Sprache, Literatur und Gesellschaft, . 14 "Nicht nur die Waffen nieder" de Edelgard Biedermann in Deutschsprachige Schriftstellerinnen des Fin de Siècle, Darmstadt, wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999, pp. 312-329. 14 (Randglossen aus zwei Jahrzehnten zu den Zeitereignissen vor der Katastrophe) et La conférence de la paix de La Haye, (Die Haager Friedenskonferenz) (1900). Nous avons scruté toute son œuvre, pour savoir si ces sujets de réflexion se retrouvent partout ou si certains avaient plus d’importance que d'autres, ce qui nous a conduite à lire toutes les œuvres publiées et accessibles : fictions, essais, autobiographies et une grande partie des ouvrages spécifiques consacrés à la propagation du mouvement de la paix. Il a donc été nécessaire de faire un choix parmi la soixantaine de publications hors articles de presse. Nous avons donc décidé de concentrer notre attention sur les ouvrages romanesques ou à teneur philosophique publiés dans les deux dernières décennies du XIXe siècle. Ce qui n’exclut pas quelques références aux autres ouvrages, de façon ponctuelle. La démarche adoptée a consisté d'abord à examiner tout ce qui pouvait servir à la connaissance de Bertha von Suttner et de sa pensée, dans ses écrits et dans la critique, et à le soumettre à l’analyse au regard du contexte historique de publication. Les sources sont considérables et ont été assez peu exploitées. Dans l'abondante œuvre écrite nous avons opéré un classement par ordre croissant d'importance numérique. Tout d'abord les ouvrages autobiographiques, puis les œuvres à teneur philosophique, puis les belles lettres comprenant les récits, nouvelles et romans et enfin les articles, conférences, écrits polémiques divers appelant à la paix, ou s'élevant contre l'antisémitisme ou s'exprimant sur divers sujets humanitaires, littéraires ou artistiques. Parmi les écrits autobiographiques de Bertha von Suttner, on repère tout de suite Les Mémoires parues sous ce titre en 1909 et plus tard, sous le titre Souvenirs d'une vie (Lebenserinnerungen), ce qui indique un certain changement d’optique, puis La Conférence de la Paix de la Haye (die Haager Friedenskonferenz, 1900) puisque son sous-titre est Feuillet de journal intime (Tagebuchblätter). Il convient d'y ajouter Es Löwos (1886) et Lettres à un mort (Briefe an einen Toten) (1904) qui sont aussi de toute évidence des autobiographies. On ne peut négliger non plus bien sûr le Journal (Das Tagebuch). L'Inventaire d'une âme (Inventarium einer Seele) aurait pu passer aussi pour une autobiographie, n'eût été le démenti formel qu'elle y apporte dans l'avant-propos de la troisième édition. Cependant ce point sera rediscuté dans le présent travail. Il s'agit d'un inventaire de sa conception du monde et l'ouvrage ressort du type essai et sera donc 15 étudié dans une autre rubrique. Les œuvres explicitement autobiographiques auraient pu faire l'objet d'une étude à part entière mais la difficulté technique de déchiffrer les Journaux intimes et les lettres a empêché de retenir cet aspect de la production de Bertha von Suttner, étant bien entendu que nous garderons la possibilité d'y puiser parfois en appui des romans et nouvelles. Les œuvres à teneur philosophique sont au nombre de quatre et sont des utopies. La première Inventaire d'une âme (Inventarium einer Seele) fut publiée, sous le pseudonyme de B. Oulot, en 1883 c'est-à-dire dans les toutes premières années de l'activité littéraire dans le Caucase. La seconde L’Àge des machines (Das Maschinenzeitalter) fut publiée au début de 1889 sous le pseudonyme étrange de "quelqu'un" (Jemand). Dans les deux cas il s'agissait de garder l'anonymat pour avoir quelque chance de succès. En 1892 paraissait Les jeudis du Docteur Helmut (Doktor Helmuts Donnerstage), le plus faible de ces quatre ouvrages et enfin en 1896 Échec à la misère, le plus romancé et le plus utopique. Ces quatre ouvrages seront très souvent cités et étudiés. Le corpus de cette thèse sera constitué des dix neuf romans et des soixante et une nouvelles, qu’il serait long et fastidieux de citer ici, sans inclure les poèmes et les pièces de théâtre dont nous ne parlerons pas. Nous prendrons en compte tous les ouvrages de la période allant de 1880 à 1897. Au-delà de cette date les romans et nouvelles ne sont que des reprises d'ouvrages antérieurs à une exception près, Les pensées sublimes de l'humanité (Der Menschheit Hochgedanken) de 1911, qui constitue son testament littéraire et son credo philosophique et politique et que nous évoquerons à l'occasion. Les écrits concernant la paix ou l'antisémitisme sont très nombreux, généralement dispersés dans des journaux tels que : Die Zeit (Vienne), Neue Freie Presse (Vienne), Neue illustrirte Zeitung, Wiener Journal, Neues Wiener Tagblatt, Neue Deutsche Rundschau, Pester Lloyd, (…), ou des revues : Die Waffen nieder !, Die Friedenswarte(Berlin), Der Continent (Berlin), Neue Revue (Wiener Literatur-Zeitung), Die Wage (Vienne), Das Blatt der Frau (Giessen). Certains de ces articles ont été regroupés, notamment dans Des Images et des Voix (Bilder und Stimmen, 1907) ou repris dans des histoires. Il ne sera explicitement question ni des Commentaires en 16 marge de l'histoire (Randglossen zur Geschichte)15, publiés entre (1892-1900 et 19071914), ni de La conférence de la paix de La Haye (Die Haager Friedenskonferenz) (1900). Dans les ouvrages traitant de la paix seront retenus dans le corpus Barbarisation de l'Air (Barbarisierung der Luft), Désarmez (Rüstet ab), Armement, Surarmement (Rüstung und Überrüstung) qui problématisent très bien ses conceptions de la paix, mais aussi bien sûr le roman Bas les Armes! qui est au demeurant le seul livre cité à propos de Bertha von Suttner et le seul qui surnage de son abondante production considérée comme de médiocre qualité littéraire. Malgré cette médiocrité supposée, dénoncée par le Larousse du XXe siècle, de 1933, pour qui Bertha von Suttner « était occupée à écrire des romans d’une valeur littéraire médiocre », nous pensons que beaucoup de ses autres écrits sont encore lisibles de nos jours, surtout si l’on attache un certain intérêt à la période. Même s’il y a quelques exceptions notoires16, il semble que ce soit le lot des écrivaines dans le monde essentiellement masculin de cette époque-là, d’être peu considérées, comme le déclare Wolgang Kaschuba à propos du livre de Lucia Hacker: Jusqu’à ce jour, les femmes qui écrivent – particulièrement celles de l’époque avant 1900 – font partie des „êtres plutôt inconnus“ d’une histoire culturelle et sociale de la littérature. Et ceci, bien que l’on ait beaucoup réfléchi, spéculé et publié sur elles ces derniers temps.17 Il existe beaucoup de documents inédits et non répertoriés in extenso. Ils sont plus ou moins bien conservés dans les différentes archives. Ainsi la collection Bertha von Suttner - Fried à la bibliothèque de la Société Des Nations (SDN) à Genève contient beaucoup de documents divers, assez bien classés, dont certains ont été maltraités par des chercheurs. Le total représente une centaine de mètres d'étagères. Dans cette même bibliothèque, on trouve aussi les archives Henri Dunant contenant des lettres de et à Bertha von Suttner. Il faut aussi citer le fond Arthur von Suttner dans les Archives de 15 Le titre exact de l'ouvrage est: Der Kampf um die Vermeidung des Weltkrieges. Randglossen aus zwei Jahrzehnten zu den Zeitereignissen vor der Katastrophe. 1892-1900 et 1907-1914 (Le combat pour empêcher la guerre mondiale. Commentaires sur les évènements pendant deux décennies avant la catastrophe). 16 Parmi ces exceptions on peut citer Anne-Louise Staël-Holstein, Mary Shelley, Louise Michel, Flora Tristan, Marceline Desbordes-Valmore, La Comtesse de Ségur George Sand, Germaine de Staël ou Malwida von Meysenbug. Cependant elles sont toujours prises en considération avec réticence. 17 „Bis heute gehören schreibende Frauen - erst recht aus der Zeit vor 1900 -zu den eher "unbekannten Wesen" einer Kultur- und Sozialgeschichte der Literatur. Und dies, obwohl über sie in letzter Zeit viel nachgedacht, spekuliert und publiziert wurde.“, Wolfgang Kaschuba, commentaire sur Lucia Hacker, Schreibende Frauen um 1900. Rollen - Bilder – Gesten, Berlin, Lit Verlag, 2007. 17 la ville de Vienne, ou le fond Bahr de la Bibliothèque nationale de Vienne, ou encore divers documents dans les "Archives littéraires allemandes" de Marbach etc. Outre des manuscrits, ces fonds comprennent une très abondante correspondance familiale ou scientifique, Bertha von Suttner étant une ardente épistolière, en relation avec tout ce que le monde européen comptait alors de têtes pensantes. Sa correspondance est très abondante et rédigée en diverses langues : allemand bien sûr, anglais, français, italien. Les archives contiennent aussi les journaux intimes à partir de 1897. Lors du congrès d'Eggenburg organisé à l'occasion du centième anniversaire de l'attribution du prix Nobel de la paix à Bertha von Suttner nous avons interrogé Brigitte Hamann, la biographe renommée, sur le lieu où pouvaient se trouver les premiers journaux intimes. Elle nous a affirmé que l'écrivain n'en avait pas tenu avant cette date (1er janvier 1897). Il est permis d'en douter pour au moins trois raisons. L'une pratique : généralement on ne commence pas à écrire son journal à plus de cinquante ans (ce serait à 54 ans) si on n'en a pas eu l’habitude avant et pourquoi choisir comme par hasard le 1er janvier 1897 qui n'est pas une date particulière pour Bertha von Suttner ? Une autre raison est littéraire : toutes ses héroïnes tiennent leur journal. Enfin en troisième lieu elle fait allusion dans ses Mémoires, à des journaux intimes qu'elle aurait consultés pour rédiger ses souvenirs. La vérité est probablement que si les journaux sont introuvables c'est que Bertha von Suttner les a détruits, car elle a soigneusement trié les documents qu'elle voulait voir passer à la postérité, ainsi qu'elle l'a dit elle-même à son collaborateur et ami Alfred Fried. A la fin de l'année 1898 Bertha von Suttner s'est manifestement occupée de mettre de l'ordre dans les écrits qu'elle laisserait à la postérité et donna des instructions à Fried, […] expliquant à peu près qu'elle avait fait une enveloppe étiquetée "lettres intéressantes" :" celles-là seront conservées et trouvées dans mes œuvres posthumes."18 C'est aussi pour cette raison qu'elle a arraché des pages dans certains Journaux des années 1898-1900, contenant sans doute des passages trop intimes et dont elle voulait cacher la teneur. Mais de toute façon les Journaux et les textes manuscrits sont très 18 „Zu Ende des Jahres 1898 befasste sich Bertha von Suttner offenkundig mit der Ordnung ihres schriftlichen Nachlasses und gab Fried Anweisungen, erklärte etwa, […] sie habe einen Umschlag mit der Etikette "interessante Briefe" : "die werden nämlich aufgehoben und in meinem Nachlass gefunden werden." In Brigitte Hamann, Bertha von Suttner, Ein Leben für den Frieden, p. 304. Cette biographie est très documentée et fait référence. Brigitte Hamann née en 1940, est une auteure et historienne autrichienne. 18 difficiles à lire et nous ne les mentionnerons que rarement. On trouve aussi dans les archives des textes d’art, des conférences et exposés, des recensions, des coupures de presse de et sur Bertha von Suttner et ses activités ou sur ses œuvres. A notre connaissance il n’existe aucun travail sérieux sur cette foison de documents inédits. Brigitte Hamann et Edelgard Biedermann évoquent certains documents mais il n’y a pas d’étude systématique. De la même façon il n’existe à ce jour aucune bibliographie critique permettant de mesurer l’étendue de l’œuvre publiée, encore moins sa réception internationale. La seule bibliographie notable, très loin d’être exhaustive, est celle de Gerhard Lindentruth publiée à titre privé (Privatdruck) en 1993 à Giessen et faisant état d’environ 400 ouvrages et articles de Bertha von Suttner, publiés entre 1870 et 1914. Les publications effectives commencent réellement en 1881-1882 mais Lindentruth inclut des lettres écrites à partir de 1870 et archivées à Genève. Nous avons essayé de rassembler le plus possible d'éléments sans pouvoir prétendre à l'exhaustivité. La première biographie en date est celle d’Alfred Fried dans le numéro spécial de Friedenswarte à l'occasion du décès de Bertha von Suttner le 9 juin 1914. Il faut attendre 1952 pour trouver une biographie très sensible du Dr Ilse Reicke, Bertha von Suttner, un portrait biographique (Ein Lebensbild). Elle ne se contente pas de faire une biographie mais met l'accent sur les idées féministes et progressistes de Bertha von Suttner. Viennent ensuite les excellentes biographies de Beatrix Kempf, Bertha von Suttner, portrait de vie d'une grande dame (Lebensbild einer großen Frau) (1979) et de Brigitte Hamann, déjà citée, Bertha von Suttner une vie pour la paix (Bertha von Suttner, Ein Leben für den Frieden), (1991). Les biographies romancées, assez nombreuses, sont un signe que la vie de Bertha von Suttner est "comme une opérette"19 selon l'expression de Cathrin Kahlweit, mais elles ne figureront pas ici. Quelques autres ouvrages méritent d'être mentionnés, par date de parution. Il s'agit de Combattante pour la Paix (Kämpferin für den Frieden) : Bertha von Suttner de Gisela Brinker-Gabler, paru en 1982 et qui comme son titre l'indique met l'accent sur la paix, mais se contente 19 „Ein Leben wie eine Operette, Bertha von Suttner : Journalistin, Autorin, Pazifistin / Serie, Teil II de Cathrin Kahlweit in SZ-Serie: Grosse Journalisten, sueddeutsche.de/kultur/artikel/659/659/ du 14.01.2003 11:46 Uhr 19 d'une introduction explicative de quinze pages pour introduire les extraits de l'œuvre relatifs au combat pour la paix. Ilse Kleberger publie en 1985 une bibliographie pour la jeunesse, d’excellente facture, Bertha von Suttner, La vision de la paix ( Die Vision vom Frieden). Vient ensuite La rebelle Bertha von Suttner, messages pour notre temps (Die Rebellin, Bertha von Suttner, Botschaften für unsere Zeit,) de Christian Götz (1996) qui explicite bien toute l'œuvre de Bertha von Suttner. Malheureusement ses citations ne sont jamais répertoriées, ce qui ne permet pas de classer cet ouvrage dans la documentation scientifique, à notre grand regret. En 2005 Maria Enichlmair publiait L'aventurière (Abenteuerin) Bertha von Suttner, dont le sous-titre : Les années méconnues de Géorgie de 1876 à 1885 était très prometteur. Bien qu'il y ait des passages intéressants sur Bertha von Suttner, les révélations annoncées et attendues sont absentes et les citations ne sont presque jamais originales mais reprises de Brigitte Hamann [et signalées comme telles]. Le propos de ce travail est une analyse multipolaire de la production de Bertha von Suttner dans le cadre politique et culturel de la fin du XIXe siècle en AutricheHongrie. Nous ne proposons donc pas une biographie, car celle de Brigitte Hamann est excellente et nous ne pourrions pas y apporter de nouveaux éléments, mais nous intègrerons des bases biographiques pour étayer notre analyse. Celle-ci ne sera pas psychologique, ni psychanalytique. Et pour clore le positionnement de notre analyse nous dirons qu'il ne s'agira pas non plus d'une analyse littéraire même si notre corpus comprendra toutes les œuvres dites de belles lettres de la période 1880-1897 et si nous évoquerons certaines techniques littéraires parce qu’elles mettent en évidence et avec force les idées de l’auteure. Ce corpus servira pour son contenu, éclairant tout à la fois l'ambition culturelle de Bertha von Suttner et sa vision de l'époque 1880-1897. La lecture d’une grande partie de ces documents nous a permis de dégager deux problématiques : la question de la rupture par rapport à la tradition et celle de l’importance de Bertha von Suttner à son époque en Europe, voire même dans le monde. C’est ainsi qu'elle figurait largement en tête du sondage publié par le journal berlinois « Das Berliner Tagblatt » en date du 7 mai 1903, établissant « le palmarès des femmes les plus importantes du moment ». Avec 156 voix elle devançait Carmen Sylva (142), Sarah Bernhard (139), Eleonora Duse (132) et sa compatriote Marie von Ebner- 20 Eschenbach (71)20. Nous regrettons que ce ne soit qu’un palmarès et que les raisons de la popularité de Bertha von Suttner ne soient pas données. Mais il est facile de dire en première approximation que son champ d'action est plus vaste que celui des autres femmes mises en concurrence et qui ne se positionnent que sur un seul créneau. Est-ce que ses idées étaient dans l'air du temps? Présentait-elle un aspect particulier ? Puisqu'il s'agit ici d'un palmarès des femmes, Bertha von Suttner avait-elle donc des positions spécifiques à son sexe ? Tous ses romans mettent en scène des héroïnes issues du milieu aristocratique mais toutes sans exception rompent d’une façon ou d’une autre avec leur milieu, pourquoi ? Est-ce un signal indiquant que Bertha von Suttner rompt aussi avec son milieu naturel dans sa conception de la place de la femme dans la société ? Comment se situe-t-elle par rapport aux autres écrivains de l’époque ? Peut-on appliquer à Bertha von Suttner ce qu'écrit l'auteur de la quatrième de couverture du livre édité par Karin Tebben21 au sujet des écrivaines de langue allemande des XIXe et XXe siècles, étudiées dans l'ouvrage ? Aujourd'hui presqu'oubliées, les dames de la plume participaient au pluralisme du style de l'art autour de 1900. […] Ainsi elles placent le conflit d'identité de la femme moderne au centre de leurs romans, elles montrent l'influence du milieu et des circonstances de la vie sur l'évolution de l'individu féminin, se consacrent à "l'art nerveux" et appréhendent les mentalités, telle la "décadence" ou le "pathos de la vie" répandues autour de 1900. Notre première partie sera consacrée au combat de Bertha von Suttner pour la paix. Cet aspect de son œuvre a déjà été étudié et est le seul un peu connu du grand public, même en Autriche. C’est pourquoi, pour en comprendre la nature, à la recherche 20 Carmen Sylva (1843-1916) est le nom de plume de la princesse Elisabeth Pauline Ottilie Louise de Wied, devenue par mariage reine de Roumanie. Sarah Bernhardt, de son vrai nom Henriette Rosine Bernard, est une comédienne de théâtre française ( 1844 - 1923). Eleonora Duse (1858 - 1924) était une comédienne italienne. Elle est considérée comme l'une des plus grandes actrices de son temps. Rivale de Sarah Bernhardt, elle lui voua cependant une admiration profonde. Marie von Ebner-Eschenbach (1830 1916) était une écrivaine autrichienne. Elle est considérée comme l’une des auteures allemandes les plus importantes du XIXe siècle à cause de ses récits psychologiques, souvent sentimentaux et légèrement édifiants. 21 „Heute fast vergessen, partizipierten sie am Stilpluralismus der Kunst um 1900. […]So stellen die Damen der Feder den Identitätskonflikt der modernen Frau in den Mittelpunkt ihrer Romane, zeigen den Einfluss von Milieu und Lebensumständen auf die Entwicklung des weiblichen Individuums, widmen sich der „Nervenkultur" und greifen die um 1900 verbreiteten Mentalitäten wie "Dekadenz" und "Lebenspathos" auf. Deutschsprachige Schriftstellerinnen des Fin de siècle, Karin Tebben (Hrsg), Darmstadt, wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1999 21 d’une continuité ou d’une rupture, nous examinerons sa position par rapport à la tradition de son milieu et de son époque puis, dans la lignée des penseurs de la paix, son inscription dans la dynamique pacifiste, notamment dans la presse pacifiste. Dans la seconde partie, nous analyserons l’idée, communément admise à cette époque, selon laquelle les femmes sont plus pacifiques, voire pacifistes que les hommes, et nous interrogerons les œuvres de Bertha von Suttner à la recherche de l’opinion de l’auteure sur ce point précis du regard porté sur la guerre et la paix avant d’élargir la recherche à sa conception de la femme en général. Quelles sont les ruptures observées dans ce domaine par rapport à son milieu et à son époque ? Peut-on parler chez elle d’une lutte pour l’émancipation de la femme ? Quels sont ses rapports avec le mouvement féministe qui commence à se structurer à la fin du XIXe siècle ? Dans une troisième partie enfin, nous nous interrogerons sur ce qu’elle appelle « la nouvelle religion » et place au centre de sa perspective d’avenir. Comment la définit-elle ? Quel rapport établit-elle avec la religion de l’Autriche, c’est-à-dire le catholicisme ? Existe-t-il un lien entre les deux ? Lequel ? Nous entrevoyons une lutte entre les dogmes de l'Église et les idéologies de l’époque qu’il convient d’examiner pour éclairer la perspective socioculturelle renouvelée qu’elle nous propose et rechercher ses fondements. Ainsi nous nous demanderons si son libéralisme n’est pas en conflit avec la doctrine sociale de l'Église représentée par Vatican I et l'Encyclique Rerum Novarum. Dans le contexte évolutif des savoirs, à une époque où les sciences humaines et les sciences de la nature prennent une place déterminante dans la réorganisation des savoirs, il est légitime de considérer la place des sciences et de l'idée de progrès et l'importance du darwinisme pour notre auteure. Dans cette perspective il faudra aussi s'interroger sur la conception nouvelle de l'histoire et de l'éducation à l'époque. L'historiographie étant alors en plein essor, comment Bertha von Suttner se situe-telle dans ce débat sur l'Histoire ? En conséquence une nouvelle conception de l'éducation se fait jour. Comment en rend-elle compte ? Et surtout pourquoi écrit-elle ? ------------------------------ 22 PREMIERE PARTIE LE COMBAT POUR LA PAIX UNE PREMIERE RUPTURE AVEC LA TRADITION 23 I. GENESE D’UN ENGAGEMENT PACIFISTE Bertha von Suttner est un personnage connu puisque des rues, des places, des écoles, en Autriche et en Allemagne, et même l'un des bâtiments officiels22 de l’Union européenne à Bruxelles porte son nom. Les plaques de ces lieux publics signalent uniquement son engagement pour la paix. Au demeurant, elle figure parmi les prix Nobel de la paix, mais en plus, elle est la première femme à avoir reçu cette distinction en 1905. Le comité d’attribution du prix eut bien du mal à accepter une femme. Il a fallu tout le poids d’Immanuel, le neveu d’Alfred Nobel, pour que les souhaits du fondateur soient respectés. Pourtant c’est elle qui avait inspiré à Nobel la création de ce prix. Par ailleurs elle figure dans les dictionnaires, au moins germaniques, mais c’est toujours en rapport avec la paix. Quand elle est citée dans les manuels de littérature, c’est pour son roman Bas les armes!, (Waffen nieder !, 1889) et généralement avec une mention disqualifiante. Citons par exemple Claude David dans Histoire de la littérature allemande pour qui elle appartenait à un groupe d’écrivains féminins « sur lesquels on peut aujourd’hui ne plus s’attarder»23, ou Verdiana Grossi : « le livre fut âprement critiqué, notamment quant à sa valeur littéraire. »24 Mais tous soulignent que Bas les armes! eut une importance capitale pour le pacifisme. Bas les armes! fut considéré, pour la cause pacifique, comme l’équivalent de La Case de l’oncle Tom pour l’abolition de l’esclavage et du Souvenir de Solferino, pour la création de la Croix-Rouge. L’ouvrage obtint un succès sans précédent.25 Ce succès est peut-être dû, comme elle l’a dit elle-même, à une conjoncture favorable plutôt qu’à l’originalité de la thèse. 22 Il s’agit en fait du bâtiment du Comité économique et social européen et du Comité des régions, situé rue Montoyer à Bruxelles qui a été rebaptisé « bâtiment Bertha von Suttner». La cérémonie a été célébrée par un large programme de manifestations qui se sont tenues le 8 mars 2006, Journée internationale de la femme et 100ème anniversaire de la remise du prix Nobel de la paix à Bertha von Suttner. Source : plaquette du Comité social et économique européen, p.2, http://www.eesc.europa.eu/resourcesurdocsurcese-2006-06-fr.pdf. 23 Claude David, Histoire de la littérature allemande, dir. Fernand Mossé, Paris, éd. Montaigne, 1970, p. 821 24 Verdiana Grossi, Le pacifisme européen, 1889-1914, Bruxelles, Bruyant, 1994, p. 68. 25 Ibid., p. 62. 24 Le livre, avec son mélange d’histoire contre la guerre et d’histoire d’amour, touche le cœur de l’époque. L’auteure utilise habilement et dans une intention pédagogique, la forme du roman récréatif, pour faire passer ses idées de paix dans le peuple et faire du pacifisme un thème de société.26 Toujours est-il que la pensée de Bertha von Suttner, conditionnée par le climat de l'époque, reçoit une empreinte profonde des forces intellectuelles nouvelles. L’écriture lui permet d’exposer des problèmes philosophiques et religieux qui la préoccupent et d’examiner les controverses qui agitent le milieu dans lequel elle vit, concernant la guerre et la paix, le patriotisme versant dans le nationalisme, le militarisme, l’expansion territoriale et toutes les questions sociopolitiques afférentes. A. LES ORIGINES DE SON ENGAGEMENT POUR LA PAIX. Rien ne prédisposait apparemment Bertha von Suttner à s'intéresser au problème de la paix ou de la guerre. Comme elle le dit à plusieurs reprises dans ses Mémoires (1909) , à cause de l'éducation reçue et de la vie qu'elle menait, allant de villes d'eau en saisons hivernales à Paris, Rome ou Nice, elle n'a rien perçu des guerres qui ont secoué son pays aussi bien en 1859 qu’en 1866 ou ébranlé l'Europe toute entière en 1870. Ainsi par exemple, lorsqu’elle évoque l’année 1866 pendant laquelle elle a perdu sa cousine et amie Elvira et son tuteur, le Comte Fürstenberg, elle ajoute : Cette malheureuse année nous apporta encore autre chose : la guerre. J’ai honte de le répéter, mais cet événement ne m’impressionna nullement. […] Un tel événement violent [aurait dû] m’avoir émue ou emplie d’un quelconque sentiment, enthousiasme patriotique ou intérêt humain déchirant, ou du moins angoisse ou crainte, mais non, rien, rien.27 28 26 „Das Buch trifft in seiner Mischung aus Antikriegs- und Liebesgeschichte den Nerv der Zeit. Die Autorin nutzt geschickt und in pädagogischer Absicht die Form des Unterhaltungsromans, um ihre Friedensideen unters Volk zu bringen und Pazifismus zu einem Gesellschaftsthema zu machen“. Irma Hildebrandt, op. Cit., p. 384. 27 Toutes les traductions ont été réalisées par nos soins, sauf précisions contraires, pour les rares ouvrages traduits, précisés en ce cas dans la référence bibliographique. 28 „Und noch eins brachte das unselige Jahr: den Krieg. Ich schäme mich, es wieder zu sagen, aber dieses Ereignis machte mir keinen Eindruck – gar keinen. […] Ein so gewaltiges Ereignis [müsste] mich doch erregt, mit irgendwelchen Gefühlen mich erfüllt haben, sei es patriotische Begeisterung oder menschlich 25 Si nous prenons en compte tous ses écrits nous constatons à la fois une permanence de la réflexion et un attachement aux notions fondatrices de son univers idéaliste que sont la vérité (Wahrheit et Wahrhaftigkeit), malgré les différentes ruptures dans la vie de la jeune femme. Peter van den Dungen29 date de 1873, soit des trente ans de Bertha, le changement radical de sa vie et de sa pensée, sans préciser ce qu’il considère comme le facteur déclenchant. Jusqu'à ses 30 ans, elle a accepté les idées de l'armée sur le patriotisme, la guerre, la gloire et les conquêtes. Mais quand elle a commencé à penser à la politique et à la paix, sa façon de penser a radicalement changé. Elle en est venue à réaliser que ce que l'humanité devrait viser, c'est la paix et que l'abolition de la guerre était nécessaire pour que l'humanité survive.30 L’origine du changement de sa façon de penser serait pour lui, la décision de rompre avec sa vie oisive et d’entrer dans la vie active, comme gouvernante, donc dans une position subalterne, marquant son déclassement social définitif. En effet une Comtesse et surtout avec le prestigieux nom Kinsky, ne pouvait, sans déroger, gagner sa vie au service d’un baron. Mais si cet évènement a en effet eu des conséquences incommensurables sur la vie de l’auteure et marque une rupture avec l’esprit d’insouciance, il n’est pas sûr qu’il faille y rechercher un rapport direct avec la problématique de la paix. Nous situons cette prise de conscience plus tard. Rappelons d’abord très brièvement pourquoi Bertha von Suttner peut être considérée comme une déclassée sociale, si l’on retient comme définition du déclassement, « l’incapacité d’un individu à maintenir la position héritée de ses parents31 ». Henri Eckert32 fournit la définition la plus complète et la plus synthétique erschütternde Anteilnahme, oder doch nur Angst und Furcht – aber nichts, nichts.“ Lebenserinnerungen , Berlin, Verlag der Nation, 5. Auflage, 1976, p. 118. 29 Dr. Peter van den Dungen, Université de Bradford, UK, Département d’étude de la paix. Ses principales recherches sont dans le domaine de la paix, (histoire, culture, éducation), s’investit pour créer le musée de la paix de Vienne, qui devrait s’ouvrir pour le centenaire de la mort de Bertha von Suttner en 2014. 30 “Until she was 30, she accepted the military's ideas about patriotism, war, glory and conquest. But when she started to think about politics and peace, her way of thinking drastically changed. She came to realize that what humankind should seek is peace and that the abolition of war was necessary for humanity to survive.”, Peter van den Dungen, “Speaks on Peace Activist Bertha von Suttner”, Oct. 5, 2011. 31 http://www.vie-publique.fr/actualite/alaune/declassement-social-entre-realite-ressenti.html ; Article «déclassement social», un rapport du Centre d’analyse stratégique (CAS) sur la mesure du déclassement. 32 Henri Eckert (Cereq) indique que « le déclassement, en tant qu’il affecte la trajectoire de groupes sociaux et, par là même, les trajectoires individuelles de la plupart de ceux qui les constituent, désigne l’incapacité de ces groupes à maintenir dans l’espace social les positions qu’ils avaient acquises et les avantages qu’elles comportent. Au plan individuel, cette incapacité se traduit par l’impossibilité pour les 26 qui nous permet d’insister sur le fait qu’elle n’a pu vivre selon les rites de sa classe sociale supérieure de naissance, mais a dû se contenter d’un milieu « inférieur », qui ne correspondait pas à ses habitus. En ce sens Bourdieu dirait que ses rapports à la culture et aux arts a été induite par sa position sociale d’origine33. Le fait de devoir gagner sa vie au lieu de mener une vie oisive, de luxe et de plaisirs a induit un déclassement puisque le travail ne faisait pas partie de ses occupations naturelles. Cela facilita, voire induit la rupture qu’elle opéra avec la tradition dans les domaines intellectuel et spirituel notamment. Cette position entre deux mondes était à la fois inconfortable, voire pénible mais aussi source d'enrichissement existentiel, de largeur d'esprit et cela explique en partie le fait qu'elle se soit trouvée en rupture involontaire et volontaire avec la tradition. En effet, elle est le rejeton « sans titre » de la célèbre famille Kinsky qui a donné nombre de ministres et de militaires de valeur et de renom à l’Empire des Habsbourg. Fille posthume du Général Franz Kinsky, lui-même quelque peu en marge par son mariage très tardif à une roturière, Bertha est née en 1849 à Prague, après le décès de son père, elle a été élevée par sa mère, née Sophie Körner et son tuteur, l’ami de son père et présumé amant de la mère, le Comte Fürstenberg, à Brünn (actuellement Brno) ou dans ses châteaux de Moravie. Mais sa mère qui préférait l’atmosphère des villes d’eau à la vie à la campagne et aux fêtes de Brünn où elle n’était pas admise dans la Société car elle ne possédait pas les seize quartiers de noblesse requis, a inauguré une vie de bohème à partir de 1856. Elle a dilapidé au jeu de Trente et Quarante34 sa maigre fortune et la dot confortable que le Comte Fürstenberg avait laissée à sa filleule. Elle a essayé d’entraîner Bertha à « faire un bon parti », ce que sa beauté lui aurait permis, mais elle refusa toujours d’épouser un « vieux » pour ses millions. C’est un fait détestable qu’une fille de dix huit ans accorde sa main à un homme tellement plus vieux qu’elle et qu’elle n’aime pas, uniquement enfants de maintenir, au moment de leur entrée dans la vie active, les positions acquises par les familles dont ils sont issus. Le déclassement social se juge donc bien par la comparaison des positions sociales de groupes ou d’individus à deux moments de leur histoire, soit en référence à la position antérieure du groupe, soit par rapport aux positions sociales dont les individus comptaient hériter. Eckert (Henri). - « Déclassement » : de quoi parle-t-on ? A propos de jeunes bacheliers professionnels, issus de spécialités industrielles... - dans Net.doc 19, novembre 2005, 38 p. (Extrait d’un rapport remis au Commissariat général au Plan en mars 2004), p. 6. 33 Sur cette notion de « classe » et de relation à la culture et aux arts voir Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de minuit, 1979. 34 Bertha von Suttner a essayé de sublimer cet épisode dans son roman à forte teneur autobiographique, Trente et quarante, paru en 1885, Deutsche Roman-Bibliothek (Stuttgart), sous le pseudonyme B. Oulot. 27 parce qu’il est millionnaire! C’est – pour appeler les choses par leur nom – se vendre.35 Elle essaya aussi d’en faire une cantatrice mais il semble que le trac ait empêché Bertha de dépasser le stade des apprentissages, qui, au demeurant, lui seront fort utiles ultérieurement. Après cette jeunesse insouciante et chaotique, où seuls comptaient les plaisirs de la vie en société, à trente ans, âge auquel il n’était plus pensable de faire un « bon parti », Bertha a choisi de se faire engager comme gouvernante plutôt que de rester végéter auprès de sa mère. C’est ainsi qu’elle est entrée au service du baron von Suttner à Vienne, comme gouvernante des quatre jeunes filles à qui elle devait donner la dernière touche d’une parfaite éducation aristocratique. Une idylle est née entre Bertha et Arthur, le dernier des trois fils, et plus jeune que Bertha de sept ans, sous le regard complice des jeunes filles. Mais lorsque la baronne de Suttner a découvert l’idylle, Bertha a dû quitter les lieux car un mariage était une mésalliance sociale et un mauvais exemple pour les filles Suttner36. Bertha est donc partie à Paris et est entrée comme secrétaire et gouvernante au service d’Alfred Nobel après une correspondance préliminaire de quelques semaines voire quelques mois pendant lesquels il a testé les connaissances linguistiques et intellectuelles de celle qu’il engageait. Le séjour à Paris dura peu (8 à 10 jours), assez pour qu’Alfred Nobel tombe amoureux et que Bertha refuse le « beau parti » qu’elle avait enfin trouvé, pour rejoindre, en catimini, son amour à Vienne. Le mariage religieux clandestin fut célébré par un très vieux prêtre, le 12 juin 1876 dans un faubourg de Vienne, les mariés en tenue de voyage. Ils quittèrent aussitôt l’Autriche, mirent cap sur la Mingrélie (l’actuelle Géorgie) dans le Caucase pour aller rejoindre la princesse Dadiana37, afin de trouver une situation et de laisser passer l’orage familial. Elle répondait ainsi à l’invitation faite quelques années plus tôt par la princesse: "Et vous aussi, Comtessina, vous me rendrez visite un jour dans le Caucase, 35 „Es ist eine häßliche Tatsache, wenn ein achtzehnjähriges Mädchen einem ungeliebten, so viel älteren Mann die Hand reichen will, nur weil er Millionär ist! Es heißt –um es bei seinem wahren Namen zu nennen – sich verkaufen.“ Lebenserinnerungen, p.87. 36 On trouve une forte influence de cet épisode dans le personnage de Babelina, la gouvernante de Ein schlechter Mensch (un mauvais homme), Munich, 1885, Heinrichs. 37 Dadiani, Ekaterina Alexandrowna (1816-1883), princesse de Mingrélie, grande propriétaire terrienne en Géorgie, que ses sujets appelaient affectueusement la Dédopalie, ce qui signifie petite mère. En réalité elle n’était plus souveraine que de nom puisqu’elle avait dû céder sa principauté à la Russie, ce qui explique que son fils et futur successeur faisait partie de la garde du Tsar. Bertha a rencontré la princesse Dadiana de Mingrélie à Homburg vor der Höhe. Cette princesse a pris plaisir à introduire Bertha dans son monde et à peaufiner son éducation mondaine, l'été dans les stations thermales et l'hiver à Paris. Elle avait invité Bertha à lui rendre visite un jour dans son pays. 28 avec votre mari, n’est-ce pas ?"38Cette citation peut paraître étrange mais ou bien Bertha l’a inventée pour le besoin de ses Mémoires ou bien la princesse avait confiance dans l’avenir de Bertha et ne doutait pas qu’elle se marierait, car c’était dans l’ordre des choses. Pour notre part nous situons à partir de ce séjour dans le Caucase les débuts de son intérêt pour la paix (et la guerre). Jusque là, la guerre n’était pour elle et son mari Arthur «qu’un événement élémentaire.»39 Il n’y a aucune trace du sujet dans les premiers récits plutôt anodins du début des années d’exil. Par contre dans Inventaire d’une âme publié en 1883, donc écrit dans la deuxième partie du séjour caucasien, il est question à plusieurs reprises et sous différents aspects, à la fois de la guerre et de la paix et des opinions variées sur la question. C’est le premier ouvrage à tendance philosophique après la petite littérature sans prétention. Il faut donc se demander ce qui a provoqué cette prise de conscience et ce changement de style dans la production littéraire. Un retour en arrière sur les différentes ruptures à ce moment-là, s’impose. Bertha von Suttner n’est pas une aventurière, même si elle dit qu’elle partit pour le Caucase « à la conquête de la Toison d’Or », ses raisons étaient d’ordre privé. Pour comprendre l’évolution intellectuelle de Bertha von Suttner et l’importance du séjour caucasien, deux ouvrages font référence : Maria Enilchmair y consacre son opuscule publié en 2005 :Abenteurerin Bertha von Suttner, die unbekannten GeorgienJahre 1876 bis1885, (l’aventurière Bertha von Suttner, les années inconnues en Géorgie,entre 1876-1785) et en 2010 Kathrin Unger publie son étude Eine Frau für den Frieden: Bertha von Suttner, Bertha von Suttners entscheidende Jahre im Kaukasus 1876-1885 und die Anfänge der Friedensbewegung (Une femme pour la paix, Bertha von Suttner, ses années décisives dans le Caucase,1876-1885, les débuts du mouvement pour la paix). Deux points sont à prendre en compte dans cet exil caucasien. Bien que de nature différente, ils sont tous deux capitaux et ont la même origine, à savoir : la nécessité de gagner sa vie pour survivre. D’une part, il faut noter que le manque d’occupation lucrative ou même de distraction tout court, a amené le couple à utiliser son temps pour lire et étudier ensemble. D’autre part la guerre russo-turque leur a ouvert 38 "und auch Sie, Comtessina, werden mich einmal mit ihrem Mann im Kaukasus besuchen, nicht wahr?" Lebenserinnerungen,(Souvenirs d’une vie), p. 102. 39 „Nur ein Elementarereignis ». Ibid.., p. 175. 29 les yeux sur la réalité de la guerre, avec son cortège d’insécurité et de misères en tous genres, avec les morts et les blessés, avec les dégâts matériels (habitations, champs) et les suites fréquentes tels le choléra ou le typhus (que Bertha von Suttner appelle la peste dans les différents ouvrages où elle relate les faits survenus dans sa famille). Il y a donc deux impulsions, l’une intellectuelle et l’autre matérielle. Cela est caractéristique de Bertha von Suttner : on trouve toujours chez elle une interaction entre le vécu et les connaissances acquises. Son énorme savoir reste purement intellectuel tant qu’elle n’a pas eu un choc émotionnel qui la pousse à agir, c’est-à-dire souvent à écrire puisque c’est « son arme », son moyen d’action. Au demeurant, c’est aussi ce qui a motivé sa démarche d’écrire : elle veut d’abord toucher par le sentiment puis convaincre par la raison. Ses romans sont donc toujours porteurs d’une ou plusieurs thèses, exprimées par le ou les héros, le plus souvent un homme et une femme qui s’épaulent pour mettre en action des idées qu’ils ont muries ensemble, à l’image du couple Suttner pourrait-on dire, car la dimension autobiographique est constamment présente chez notre auteure. A. 1. L’importance des lectures. Voyons d’abord l’impact de ses lectures et études, telles qu’elle les présente dans ses Mémoires. Nous trouvions aussi du temps pour les lectures communes, pour les études communes, pour les longues conversations sur tout ce qui existe entre ciel et terre et c'est là que s'est développé en nous une philosophie de la vie, une conception du monde. […] Nous avions conquis un véritable eden de concordance de pensée avec de nouveaux horizons clairs et vastes.40 Cette citation permet de souligner l’importance et l’efficacité du travail à deux. Dans ses Mémoires (p.186-188) Bertha von Suttner insiste sur leur complicité et leur complémentarité. Nous nous interrogeons pour savoir comment ils ont acquis cette nouvelle conception du monde et de quelle nature elle est. On relèvera que ce n’est pas 40 „Auch zu gemeinsamer Lektüre, zu gemeinsamem Studium, zu langen Gesprächen über alles, was es zwischen Himmel und Erde gibt, fand sich Zeit, und da hat sich bei uns eine Lebensphilosophie , eine Weltanschauung entfaltet […] ein wahres Eden der Übereinstimmung hatten wir uns erobert mit neuen, weiten, lichten Horizonten.“, Ibid.. p. 186. 30 à travers une expérience académique ou la participation à un cercle de réflexion ou littéraire qu’ils ont évolué, mais par des lectures d’amateurs, discutées en couple et un sérieux travail intellectuel. Tout d’abord Bertha von Suttner nous dit dans ses Mémoires que « c’est avant tout par les sciences de la nature que des lumières que nous ne soupçonnions pas ont éclairé nos esprits»41. Elle souligne que la méthode d’étude n’est pas du tout scolaire et ne consiste pas en l’apprentissage de nomenclatures, comme cela se passait, dit-elle dans les instances académiques, mais par l’étude directe des ouvrages scientifiques : Non, nous puisions nos connaissances dans les ouvrages les plus récents des savants de la nature qui sont en même temps des philosophes de la nature. De leurs travaux jaillit une nouvelle découverte lumineuse, à savoir que tout notre monde splendide est soumis à la loi de l’évolution.42 Elle cite ensuite les auteurs qui les ont le plus marqués : Les auteurs dans lesquels nous nous sommes plongés étaient: Darwin, Haeckel, Herbert Spencer, Whewell (Histoire de la science), Carus Sterne etc. Mais surtout le livre qui fut pour moi une révélation: Buckle, Histoire de la civilisation. Déjà avant mon mariage, j’avais lu ce livre ainsi que plusieurs de ceux précédemment nommés et je les avais emportés dans mes bagages.43 41 „Die Naturwissenschaften waren es vornehmlich, durch welche unseren Geistern ungeahnte Lichter aufgingen “, Ibid.. p. 187. 42 „Nein, wir schöpften unsere Kenntnisse aus den Werken der neuesten Naturgelehrten, die zugleich Naturphilosophen sind und aus deren Forschungen eine neue strahlende Entdeckung hervorbricht, nämlich die, das unsere ganze herrliche Welt unter dem Gesetz der Entwicklung steht.“ Ibid.., p. 187 43 Die Autoren, in die wir uns vertieften, waren: Darwin, Haeckel, Herbert Spencer, Whewell (History of Sciences), Carus Sterne u. a. Und vor allem das Buch, das mir eine Offenbarung gewesen: Buckle, History of civilisation. Schon vor meiner Verheiratung hatte ich dieses Buch und mehrere der früher genannten gelesen, und ich hatte sie in meinem Koffer mitgebracht.43 Ibid., p. 187. Ces auteurs sont tous des savants du moment, bien connus et souvent controversés car novateurs et partisans de l’évolution. Source des notations suivantes : wikipedia ou GDEL en 10 volumes. Darwin (1809-1882), naturaliste britannique, ses observations l’ont conduit à la doctrine de l’évolutionisme, appelée depuis « darwinisme ». Nous y reviendrons. Haeckel (1834-1919), biologiste, philosophe et libre penseur allemand. Il a fait connaître les théories de Charles Darwin en Allemagne et a développé une théorie des origines de l'homme ; chercheur populaire, il est considéré comme le père de l'écologie. Herbert Spencer (1820-1903), philosophe et sociologue anglais, défenseur de la théorie de l’évolution, dont « il a notamment étudié l’extension à des domaines comme la philosophie, la psychologie et la sociologie, dont il est reconnu comme l'un des fondateurs de la discipline. Sa théorie fut appelée postérieurement, et erronément, "darwinisme social“ », in wikipedia. William Whewell (1794-1866) est un polymathe anglais, scientifique, philosophe et historien des sciences, né à Lancastre le 24 mai 1794 et mort à Cambridge le 6 mars 1866. 31 Nous remarquons que ce sont tous les tenants de la théorie de l’évolution, non seulement biologique, mais aussi appliquée à la sociologie ou à l’histoire. Un tel choix constitue un renversement complet des valeurs en cours dans son milieu, tourné vers un passé considéré comme immuable et présentant une humanité figée dans des lois simples et définitives. Les Suttner s’inscrivent ainsi dans un courant moderniste et affirment avec ces mêmes auteurs le progrès en toutes choses, car non seulement il y a évolution, changement, mais c’est une évolution positive, un progrès qui va conduire vers l’homme noble (der Edelmensch), une humanité supérieure. Le choix des livres et la citation précédente suggèrent que Bertha avait déjà acquis cette conviction auparavant, contrairement à Arthur, son mari, qui semble avoir vécu dans l’insouciance, comme tout jeune homme de son milieu et de son époque jusqu’à son mariage et le voyage en Géorgie. Par les lectures communes et les discussions ils ont affermi leur savoir et leur conception du monde. Nous reviendrons sur cet aspect dans la troisième partie de ce travail qui traitera de la nouvelle religion, donc de l’évolutionnisme et de la philosophie de l’histoire. Rappelons simplement ici que Buckle44 eut une importance capitale pour Bertha von Suttner, selon ses dires et ses écrits. Brigitte Hamann dit de History of Civilisation de Buckle : [Ce] livre avait fait sensation dans les années soixante et soixante-dix du XIXe siècle dans le monde des lettrés car ici les lois de l’évolution se trouvaient appliquées aussi, de façon doctrinaire et matérialiste, aux processus de l’histoire.45 Bertha von Suttner semble avoir trouvé chez Buckle ce qu’elle recherchait confusément c’est-à-dire l’application des notions d’évolution à la société, et même à la pensée. Buckle a été le premier scientifique à utiliser les principes de l’évolution pour Carus Sterne, pseudonyme de Ernst Krause (1839-1903), biologiste allemand, Il est l’auteur de Werden und Vergehen (1876). Il publie avec Ernst Haeckel (1834-1919) le journal Kormos (1877 à 1882) et contribue à diffuser les idées de Charles Darwin (1809-1882). 44 Buckle, Henry Thomas, 1821- 1862, historien anglais, auteur d’une “Histoire de la civilisation en Angleterre”(‘‘History of Civilisation' in England') (1857, 1861). Nous utiliserons la forme brève Histoire de la civilisation, usitée couramment. il a fixé certaines lois qui président à la course de l'homme vers le progrès. Il était également le meilleur joueur d’échecs de son temps. Ses oeuvres History of Civilization in England, 2 vol., J. W. Parker & Son: London 1857-1861 et Miscellaneous and Posthumous Works of Henry Thomas Buckle, Hg. Helen Taylor, 3 vol., London 1872. 45 „Dieses Buch Buckles erregte in den sechziger und siebziger Jahren des 19. Jahrhunderts großes Aufsehen in der gebildeten Welt, denn hier wurden auf doktrinäre und materialistische Weise die Gesetze der Entwicklungslehre auch auf die Vorgänge in der Geschichte ausgedehnt.“ Brigitte Hamann, op. cit., p. 71 32 expliciter la société. Son Histoire de la civilisation en Angleterre46 était prévue en trois volumes mais sa santé précaire et sa mort prématurée ne lui ont pas permis d’achever son œuvre. Pressentant qu’il ne pourrait mener son travail à son terme, il a décidé que le volume déjà écrit et publié sous le titre « Une introduction à l’histoire… » servirait de tome premier et il a rassemblé en un livre toute sa thèse dont son éditeur Robertson écrit : C’est toutefois un fragment que seul un homme génial pouvait avoir écrit et c’était un projet global que seul un esprit original et puissant pouvait avoir conçu. […] Et même dans ces conclusions il eut un impact intellectuel sur la vie nationale, ce qu’aucun autre homme n’avait eu le courage d’oser et dont l’influence n’est pas encore épuisée.47 Buckle n’a plus, de nos jours, la vogue qu’il a connue au milieu du XIXe siècle ; mais l’importance qu’il a accordée aux méthodes statistiques et à l’économie, à une nouvelle interprétation de l’histoire, au libéralisme et à la sociologie naissante ont contribué à une avancée dans la constitution des sciences humaines.48 Cette conception de leur organisation était propice à retenir toute l’attention de Bertha von Suttner. Elle cite souvent cet auteur, particulièrement dans Inventaire d’une âme, à propos de la paix. A.2. Le vécu de la guerre et les conséquences Le vécu de la guerre a aussi joué un grand rôle. Rappelons les faits et les conséquences pour le couple Suttner. Ils sont arrivés dans le Caucase l’été 1876. La Mingrélie était sous protectorat russe depuis 1804 et Nicolas, le fils de la princesse 46 Nous utiliserons le titre français, Histoire de la civilisation. “It is, however a fragment which only a man of genius could have wrought, and the total scheme was one which only an original and powerful mind could have framed.[…] "And even in those closing sections he was making an intellectual impact on the national life which no other man had had the courage to attempt, and of which the effect is not yet spent" J.M. Robertson, éditeur, introduction à l’édition en un volume, de Buckle, H. T, Histoire de la civilisation en Angleterre, ( "History of Civilization in England"), New York - E.P Dutton & Co., London - George Routledge & Sons Ltd., 1904). 48 Buckle, Henri Thomas, ne suscite plus guère d’études. Il est cité dans les dictionnaires et encyclopédie comme ayant une importance majeure au XIXe siècle dans le domaine des idées. Citons: A Short Biographical Dictionary of English Literature by John William Cousin, London: J. M. Dent & Sons, 1910. Encyclopaedia Britannica, Dictionary of national Biography, London, Smith, Elder & Co (1881900)., Encyclopaedia Universalis. Une communication lors d’une journée d’études sur « les sens de l’occident » à l’Université d’Artois le 14 mai 2004 : « " Thomas Henry Buckle, ou l'Angleterre comme " sens " de l'Occident ", communication de clôture de la journée d'étude. 47 33 Dadiani avait un titre de courtoisie à la cour russe, (comme tous les princes depuis 1867, date à laquelle la Mingrélie fut incorporée dans le gouvernement de Koutais (Koutaïssi)). Du fait de ce protectorat russe beaucoup de fils des familles nobles, les deux fils Dadiani par exemple, furent incorporés dans l’armée russe. De plus le pays se trouvait en zone de conflit puisque la frontière sud du pays établissait la limite avec l’empire ottoman. La guerre, communément appelée russo-turque, est un conflit qui opposa l'Empire ottoman à la Russie, à la Roumanie, à la Serbie et au Monténégro, mais où l’Autriche-Hongrie tenait à jouer un rôle. Les combats ont officiellement débuté le 24 avril 1877, mais le mouvement panslaviste avait commencé à se développer quelques années plus tôt, par la révolte en Bosnie-Herzégovine en 1875 et surtout l’insurrection organisée par les Bulgares contre l'Empire ottoman d'avril à mai 1876 en Bulgarie et réprimée dans le sang. En effet, 15 000 Bulgares sont massacrés par l’armée turque, provoquant une indignation publique en Russie, en Europe et aux Etats-Unis. William Gladstone49 en Grande-Bretagne et Victor Hugo50 en France protestent solennellement. Ce dernier écrit à propos de la guerre en Serbie : Il devient nécessaire d’appeler l’attention des gouvernements européens sur un fait tellement petit, à ce qu’il paraît, que les gouvernements ne semblent point s’en apercevoir. Ce fait le voici : on assassine un peuple. Où ? En Europe. Ce fait a- t- il des témoins ? Un témoin, le monde entier. Les gouvernements le voient- ils ? Non. » Ils minimisent.51 Bismarck, le chancelier du Reich allemand, puissance européenne dominante après la guerre de 1870 contre la France, considère le bloc des puissances conservatrices, Allemagne, Autriche-Hongrie, Russie, comme le plus sûr rempart contre les progrès de la démocratie et du socialisme venus de France ; il essaye de concilier des 49 Gladstone William (1809 - 1898) premier ministre et homme politique britannique, il a été la figure dominante du parti libéral sous le règne de Victoria. La reine n’appréciait guère l'homme se plaignant qu’il s’adresse à elle comme au public d’une réunion électorale. D'abord conservateur, ensuite libéral, il a introduit plusieurs réformes. Il combat l’abolition de l’esclavage et toute législation du travail. Partisan du libre-échange et de la réduction des dépenses publiques. Il faut noter qu’après son échec électoral de 1874, Gladstone démissionna de son poste de leader du parti libéral, mais il revint en 1876 à l'occasion d'une campagne d'opposition aux atrocités commises en Bulgarie par la Turquie. Il était donc sur le devant de la scène au moment de la guerre russo-turque. 50 Victor Hugo (1802-1885), écrivain, homme politique et intellectuel engagé français du XIXe siècle. Son œuvre est très diverse: roman, poésie lyrique, drame en vers et en prose, discours politiques à la chambre des Pairs, correspondances abondantes. Son « discours sur la misère », à l’Assemblée Nationale le 9 juillet 1849, et ses deux discours sur la paix, universelle et par l’arbitrage prononcés aux Congrès de la Paix à Paris le 21 août 1849 et à Lausanne en septembre 1869, sont très importants pour la pensée et l’œuvre de Bertha von Suttner. A partir de 1850 il se place à gauche et dans ses discours on s’aperçoit qu’il se dresse face aux abus du pouvoir. A l’époque de la guerre russo-turque il était sénateur. 51 Victor Hugo, « Plaidoyer pour la Serbie », Paris, 29 août 1876. 34 intérêts contraires et notamment dans la politique des Balkans. Les puissances européennes obtiennent un armistice vite rompu par la Serbie, soutenue par les Russes. Les troupes turques se dirigent sur Belgrade mais un ultimatum russe les fait reculer. Un nouvel armistice est décrété le 3 novembre 1876, suivi un mois plus tard par la conférence de Constantinople, à laquelle participent la Russie, l'Autriche et la GrandeBretagne. Les deux premières exigent l'autonomie des territoires chrétiens, sinon elles provoqueront de nouveaux soulèvements qui mèneront à un nouveau démembrement. Encouragé par Gladstone (qui n’était pas au gouvernement à ce moment-là), le gouvernement turc s'octroie une nouvelle Constitution le 23 décembre 1876. Une monarchie constitutionnelle est créée et on y affirme l'indivisibilité de l'empire. Aucune des revendications slaves n’est satisfaite. [On pourra se référer ici à la carte des Balkans et du Caucase, en annexe 2 p. 372, pour situer les lieux des combats.] Dépitée, la Russie, alliée du Monténégro et de la Serbie, décide de préparer sa revanche. C’est le début de la grande « fraternité entre les peuples slaves », appelée panslavisme. De plus elle veut un accès à la mer, aussi bien dans le Caucase (accès à la Mer Noire) et que dans les Balkans (accès à la Mer Egée). L'hiver 1876, Alexandre II rencontre François-Joseph et promet de lui obtenir la Bosnie-Herzégovine convoitée (accès à la mer Adriatique), s'il proclame sa neutralité dans la guerre qu'il prépare. L'empereur d'Autriche très inquiet des mouvements de la prise de conscience des nationalités et craignant que les États slaves du sud ne réclament leur indépendance nationale, accepte la proposition. Le 24 avril 1877, la Russie déclare la guerre à la Turquie. La Russie mène la guerre sur deux fronts, dans le Caucase et dans les Balkans. C’est ainsi que les Suttner, alors à Kutais (Kutaisi) en Mingrélie, sont assez proches des combats et se sentent personnellement concernés, même s’ils ne sont pas au fait des démêlés diplomatiques, ni au cœur des combats. a) Tout d’abord les fils Dadiani sont incorporés car citoyens russes. En effet la particularité de la Mingrélie est d’être devenue une possession russe, à cause des multiples tentatives d’annexion turque, tout en ayant gardé un souverain : la princesse Ekaterina Dadiana et ses enfants. Le prince héritier Nikolaus Davidowitsch fait partie de la garde impériale du Tsar et à ce titre participe aux combats. Plus tard, le second fils André fut aussi incorporé. La princesse, mais aussi les Suttner, ont tremblé pour eux tout au long des combats. Par ailleurs plusieurs soldats ou officiers de leur entourage sont tombés au combat. 35 b) Ensuite, parce que séjournant à l’arrière du front caucasien, ils participent à l’aide aux blessés, qui s’est organisée sur place. Tous ceux qui étaient restés alentour étaient naturellement saisis par la fièvre de la « Croix Rouge »: fabriquer des bandages, expédier des provisions de thé et de tabac, réconforter les régiments de passage avec de la nourriture et des boissons, collecter de l’argent, programmer et réaliser des manifestations de bienfaisance ; tout cela au profit des pauvres guerriers.52 Ici, comme en 1866 à Vienne, la « fièvre de la Croix Rouge » s’était emparée de toute la population. La Convention de Genève avait été signée le 22 août 1863, mais seulement par douze nations au départ. Peu à peu de nombreux pays y ont adhéré, l’Autriche, un des derniers (le 21 juillet 1866), n’y a consenti qu’au lendemain de la signature des préliminaires de paix de Nikolsburg mettant fin à la guerre austroprussienne de 1866. En revanche les belligérants de la guerre russo-turque (la Russie, la Roumanie, la Grèce et l'Empire Ottoman) avaient ratifié la Convention, mais pas la Serbie ni la Bosnie. Le 16 novembre 1876, l'Empire Ottoman informe la Suisse, en sa qualité de pays dépositaire de la Convention, que, tout en respectant le signe de la croix rouge protégeant les ambulances ennemies, il adoptera à l'avenir le signe du croissant rouge sur fond blanc pour ses propres ambulances. Le Comité international de la CroixRouge acceptera, au nom de ses principes d’humanité, la coexistence des deux symboles, signe international indispensable.53 Les combats entre la Russie et la Turquie ont duré jusqu’à l’armistice d’Andrinople du 18 janvier 1878, soit pendant huit mois. Les pourparlers de paix durent tout le mois de février et c’est le 3 mars 1878 que les belligérants signent le traité de San Stefano, petit village situé près de Constantinople. Ce traité reconnaît de facto la suprématie de la Russie dans la région des Balkans. Hormis la Bulgarie, aucun des pays concernés, la Turquie, la Russie, la Roumanie, la Serbie, le Monténégro, n’est satisfait, 52 „Natürlich waren alle Zurückgebliebenen ringsum vom Roten-Kreuz-Fieber ergriffen : Verbandzeug fabrizieren, Tee- und Tabakvorräte expedieren, durchfahrende Regimenter mit Speise und Trank laben, Gelder sammeln, Wohltätigkeitsveranstaltungen planen und ausführen –alles zum Besten der armen Krieger.“ Lebenserinnerungen, p. 176 53 « Si les Etats signataires de la Convention de Genève de 1864 souhaitent (...) que les principes d'humanité qu'ils professent pénètrent de proche en proche chez tous les peuples, quelle que soit leur religion, une question de forme extérieure ne doit pas être un obstacle insurmontable au développement de ces principes chez les peuples non chrétiens. L'adoption d'un signe international est indispensable, mais l'accord sur ce point ne serait peut-être pas incompatible avec la tolérance de quelques variantes de détail (...). » « Bulletin international des Sociétés de la Croix-Rouge>, N° de janvier 1877. 36 puisqu’il a obtenu moins de territoire qu’il ne convoitait. L’Autriche non plus car elle n’a pas obtenu la Bosnie Herzégovine qu’elle voulait en échange de sa neutralité. Bismarck offre alors ses services et invite à Berlin les puissances européennes et la Turquie pour négocier un nouvel accord de paix. Le congrès, épisode diplomatique majeur, se tient en juin et juillet 1878. Les États balkaniques n’y sont pas représentés54 mais peuvent envoyer des émissaires pour y plaider leurs causes. Un nouvel accord est signé le 14 juillet mettant fin au projet de Grande-Bulgarie. La Russie et la Roumanie gardent à peu près tous leurs gains territoriaux acquis à San Stefano, sauf dans le Caucase où Bajazet est rendue à la Turquie. La Serbie voit son territoire agrandi. Le Monténégro obtient moins qu'à San Stefano mais acquiert son débouché sur la mer. Clause importante, surtout très lourde de conséquences, l'Autriche-Hongrie obtient la Bosnie-Herzégovine et sur le sandjak de Novi Pazar, une enclave située entre la Serbie et le Monténégro. Cette prise de possession sera une source croissante de conflit avec la Serbie et pas étrangère à l'assassinat de François-Ferdinand et au déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914. L'opinion russe est scandalisée par les clauses du traité de Berlin et y voit une trahison de l'Allemagne, qu’elle croit responsable du « recul » de la Russie dans la région. Il s'ensuivra un relâchement des liens germano-russes mais aussi austro-russes dans les années suivantes. Les Suttner, citoyens autrichiens, résidant dans l’espace russe, devaient apprendre les dures réalités politiques auxquelles ils ne s’étaient pas préparés. Nous l’avons dit, l’enjeu de leur séjour dans le Caucase était d’échapper à la pression de la famille Suttner et d’acquérir une indépendance matérielle et financière conforme à leur rang social, afin de rentrer plus tard au pays la tête haute. Ils ont naïvement cru à l’aide de Nikolaus Dadiani pour trouver une charge dans l’armée ou la cour : Nous considérions tous les deux comme vraisemblable que Niko, mon vieil ami, procurerait au Mien55 une place d'aide de camp du tsar ou 54 Cette exclusion des pays concernés évoque un comportement colonialiste, les grandes puissances disposant à leur guise, même s’il y a des négociations entre elles, des petits pays, plus récents ou moins puissants, moins cultivés aussi. 55 Bertha von Suttner a toujours appelé son mari "le Mien". 37 quelque chose de semblable." […] L’illusion d’un engagement à la cour russe s’était révélée être une illusion.56 Etant donné d’une part l’expansion du panslavisme et d’autre part les rapports tendus entre la Russie et l’Autriche, même si les deux pays affichaient au début une cohésion de façade, il était certainement difficile d’envisager l’intégration d’un ressortissant autrichien dans l’armée d’une puissance potentiellement rivale, notamment en Pologne et dans les Balkans. Pour le couple Suttner cette déception impliquait l’impérative nécessité de trouver un moyen de subsistance. Ils ont donné des leçons de musique, de français et d’allemand. Arthur a essayé divers métiers assez peu lucratifs mais qui ont permis au couple de survivre décemment. Il a aussi tenté l’écriture. Ses reportages sur la vie dans le Caucase, décrivant fort bien d'ailleurs, paysages, mœurs et anecdotes de la vie quotidienne, ont connu un certain succès auprès des journaux viennois (Neue Freie Presse et Wiener Zeitung notamment). Mais quand la guerre éclata, les leçons particulières qui fonctionnaient très bien au début, se firent rares. Arthur envoya donc quelques correspondances de guerre. Mais à cause des tensions entre l’Autriche et la Russie, les relations de guerre ont bientôt été refusées. Mon mari envoyait à la Neue Freie Presse à Vienne, des correspondances sur les événements de la guerre, dont les échos parvenaient jusqu’à nous. Ce journal les publia un certain temps avec reconnaissance, mais par la suite il les trouva trop russophiles - la Neue Freie Presse prenait parti pour les Turcs – et refusa les articles.57 Il est vrai que le panslavisme se répandait, dans le Caucase, comme dans les Balkans et qu’en effet, les Suttner eux- mêmes « croyaient à ce moment-là à l’amour entre frères slaves. »58 D’ailleurs la presse locale jouait un grand rôle : Les journaux renforçaient l’enthousiasme et peu à peu le gouvernement s’en mêla. La Serbie se souleva, on produisit des notes diplomatiques, 56 „Daß Niko, mein alter Freund, dem Meinen eine Adjudantenstelle beim Kaiser oder so etwas Ähnliches verschaffen würde, das betrachteten wir beide als etwas Wahrscheinliches. […] „Die Illusion mit der Anstellung am russischen Hofe hatte sich aber als Illusion erwiesen.“ Lebenserinnerungen, p. 168 et p.174.. 57 „Mein Mann sandte Korrespondenzen über die Kriegsereignisse, deren Echo zu uns drang, an die Neue Freie Presse nach Wien. Diese druckte sie eine Zeitlang dankbar ab; in der Folge aber fand sie dieselben zu russenfreundlich - die Neue Freie Presse nahm für die Türken Partei – und lehnte sie ab.“, Ibid.., p. 177. 58 „[Wir zwei] glaubten damals an die slawische Bruderliebe. Ibid.., p. 177. 38 des articles semi-officiels. Les journaux s’enfonçaient de plus en plus dans les mensonges et les inventions, ils s’emportèrent tellement qu’Alexandre II., qui ne voulait vraiment pas de la guerre, ne put rien faire d’autre que de donner son accord.59 Il n’y a pas encore, à ce moment-là, de réflexion réelle sur la guerre et la paix, chez Bertha von Suttner. Sans doute que le couple est encore trop proche des combats, dans le temps et dans l’espace. Les propos qu’elle tient sur la guerre dans ses Mémoires(1909) quand elle relate sa jeunesse, sont éclairants. Elle écrit par exemple: "Un cataclysme fort éloigné – voilà ce qu'était pour moi la guerre en Italie."60 Et quand elle relate les évènements d’avril 1877 et mentionne la possible invasion de Kutais par les Turcs, elle ajoute : Je n’ai pas le souvenir que nous ayons eu peur. Je ne ressentis pas plus un sentiment de protestation contre la guerre en général que dans les années 1866 et 1870. Le Mien aussi ne voyait dans la guerre qui venait d’éclater, qu’un évènement élémentaire, bien que d’importance historique particulière. Y être plongé vous donne un reflet de son importance.61 C’est aussi à cette époque, en 1878 donc, que Bertha, pour imiter son mari, s’est essayée à écrire. Et comme elle le dit dans ses Mémoires : Était-ce par envie, était-ce par désir d’imitation ? – Je voulus essayer de voir si je ne pouvais pas écrire quelque chose moi aussi. […] Maintenant donc, en 1878, je fis mon premier essai d’écrivain. “62 59 „Die Zeitungen vergrößerten die Begeisterung, und nach und nach mischte sich die Regierung drein. Serbien erhob sich, diplomatische Noten, halboffizielle Artikel wurden produziert. Die Zeitungen vertieften sich immer mehr in Lügen und Erfindungen; sie gerieten so sehr in Hitze, dass schließlich Alexander II., der wirklich den Krieg nicht wollte, nicht anders konnte, als seine Einwilligung zu geben. Ibid., p. 177. 60 „ein Elementarereignis in großer Entfernung – das war mir der Krieg in Italien." Ibid.., p. 102 En fait cette guerre en Italie, c'est l'un des premiers échecs de l'Empire autrichien engagé en Italie contre une coalition franco-sarde. Les batailles de Solferino et de Magenta ont vu le succès des alliés franco-sardes et ont été particulièrement meurtrières (40 000 hommes à Solferino). Rappelons d'une part que c'est à Solferino que le général Radetsky a sauvé l’empereur et que, d'autre part, Henry Dunant, traumatisé par les horreurs de cette bataille et la souffrance des blessés, commence son combat pour ce qui deviendra la Croix Rouge, par la publication de Un souvenir de Solferino en 1862. 61 „Ich erinnere mich nicht, daß wir Angst hatten. Auch ein Protestgefühl gegen den Krieg im allgemeinen empfand ich ebenso wenig wie in den Jahren 1866 und 1870. Auch der Meine sah in dem eben ausgebrochenen Krieg nur ein Elementarereignis, doch ein solches von besonders historischer Wichtigkeit. Mittendrin zu stehen, das gibt einem selber einen Abglanz von dieser Wichtigkeit.“ Ibid.., p. 175. 62 „War es neid, war es Nachahmungstrieb? – Ich wollte versuchen, ob ich nicht auch etwas schreiben konnte. […] Jetzt also, im Jahre 1878, machte ich meinen ersten schriftstellerischen Versuch.“ Ibid.., p. 179. 39 Elle n’a pas hésité à envoyer ses textes à des revues autrichiennes. Son premier feuilleton Éventails et tabliers (Fächer und Schürze), fut envoyé sous le pseudonyme B. Oulot au journal 'die Presse' à Vienne, qui l'accepta aussitôt et l'honora par un chèque de vingt couronnes, accompagné d’une lettre élogieuse et demandant d’autres écrits. « Et à partir de ce jour-là, dit-elle, j’ai continué à écrire, sans interruption jusqu’à aujourd'hui. »63 Après ces débuts prometteurs Bertha von Suttner a écrit d'autres nouvelles, toutes publiées sans aucun problème par diverses revues plutôt féminines ou familiales à cause de leur contenu populaire. En 1882, elle produisit le roman Hannah. L'histoire se passe dans une ville de province en Autriche et raconte en quelque sorte les années d'apprentissage d'une jeune aristocrate qui passe d'une vie insouciante et rêveuse à une vie dirigée et pleine, après une faute et une rédemption. Aucune trace dans ce roman, ni de la vie dans le Caucase, ni de la guerre, ni des difficultés financières du couple. Juste quelques allusions aux lectures récentes ou plus anciennes. Une production d’intérêt limité pour notre époque, aux dires des manuels de littérature. Mais si on y regarde de plus près, elle donne une bonne vision de la société (surtout aristocratique) en Autriche, voire en Europe, fin XIXe. Les premières nouvelles et le premier roman (Hannah, 1882) étaient tous de la littérature populaire, de la "littérature pour femmes" et ne contenaient pas la moindre allusion à la paix ou à la guerre, pas plus, au demeurant, qu'à des sujets philosophiques, juste des faits de société. A ce moment-là, Bertha von Suttner écrivait dans une perspective purement pragmatique, de succès facile au plan matériel. Pourtant, très vite, elle a abandonné cette production alimentaire, pour exprimer ses préoccupations intellectuelles. Ses romans ultérieurs peuvent se classer dans la catégorie des romans à thèse et ses ouvrages à tendance philosophique, dans la catégorie de la philosophie populaire, comme nous le verrons postérieurement. A.3. «Inventaire d’une âme », premières réflexions sur la paix Comme nous l’avons dit précédemment, rien ne prédisposait Bertha von Suttner à s'intéresser au problème de la paix ou de la guerre, comme le fait remarquer son tout 63 „Und von da ab hab' ich weitergeschrieben, unausgesetzt, bis zum heutigen Tag.“ Ibid.., p. 180. 40 premier biographe Léopold Katscher64 en 1903 : On n’a sûrement pas chanté près du berceau de la fille de notre maréchal65, qu’elle serait fêtée comme Berthe-la-Paix ou comme la ’Jeanne d’Arc de la paix’, ou raillée comme la ‘furie de la paix’. Et pourtant son nom est aujourd’hui [1903] de plus grande importance comme défenseur du mouvement de la paix qu’en littérature. Comme non seulement son père, mais aussi deux66 de ses frères étaient généraux, son aversion pour la guerre n’était sûrement pas innée ; c’est plutôt le résultat de ses études scientifiques et de son extraordinaire amour de l’humanité.67 Pourtant dès son premier livre, Inventaire d'une âme, ni totalement essai, ni totalement roman, ni totalement autobiographie, mais un peu de tout cela, publié en 1883, se trouve la première mention d'un véritable intérêt pour la paix et la première prise de position contre la guerre. L'ouvrage arrive très tôt dans la production écrite de Bertha von Suttner qui n'a commencé à écrire qu'en 1878. Inventaire d'une âme est la méditation politico-socio-philosophique d’un narrateur masculin qui écrit une sorte de journal intime pour tromper son ennui, mais surtout pour faire le point sur sa vie et sa pensée. Ce journal n'est prétendument pas destiné à être publié mais contient plusieurs adresses au lecteur, et exprime ce que le narrateur pense de tous les sujets de la vie et de la pensée. Bertha von Suttner qui signait ses ouvrages B. Oulot, jusqu'à Bas les armes, soit une signature non sexuée, récuse dans l’avant-propos à la troisième édition la notion d’autobiographie, insistant bien sur le sexe masculin du narrateur, mais acceptant que les idées aient été les siennes au moment de la rédaction et que l’écriture l’ait aidée à clarifier sa pensée, car comme le déclare plus tard Louis Aragon : « On pense à partir de ce qu’on écrit et pas le contraire » : 64 Léopold Katscher, (1850-1817), historien, écrivain, membre de l’Association autrichienne des amis de la paix, a publié divers documents de et sur l’auteure, dont Bertha von Suttner, die Schwärmerin für Gute, 1903, p. 40. 65 Le père avait le grade de Feldmarschall qui correspond au grade de général ou lieutenant colonel, en Allemagne Feldmarschalleutnant. 66 Habituellement les historiens parlent des quatre frères Kinsky, tous généraux et les archives montrent une photo des quatre frères en grand uniforme. Non seulement Katscher mais aussi Bertha von Suttner dans un court texte appelé « Selbstbekenntnis » parle de son père et de deux frères. 67 „Unserer Feldmarschallstochter wurde es gewiss nicht an der Wiege gesungen, dass sie dereinst als « Friedensbertha » und « Jeanne d’Arc des Friedens » gefeiert oder als « Friedensfurie » verhöhnt werden sollte. Und doch gilt heute (1903) ihr Name als der einer Trägerin der Friedensbewegung für noch bedeutender als ihr literarischer. Da nicht nur ihr Vater, sondern auch dessen zwei Brüder Generale waren, lag ihr die Abneigung gegen den Krieg gewiss nicht im Blute; sie ist vielmehr ein Ereignis ihrer wissenschaftlichen Studien und ihrer außerordentlichen Menschenliebe.“, Leopold Katscher, Bertha von Suttner, die „Schwärmerin“ für Güte, p. 40. 41 Inventaire d'une – pas de mon âme. J'insiste sur le fait que le "je" qui parle dans les feuilles qui suivent est autre que le "je" de l'auteure ; le rédacteur de l'inventaire de sa propre âme, non destiné à la publication, n'est pas identique à la rédactrice de l'ouvrage destiné à la publication.68 Il y a là une distinction assez ténue entre l'histoire de ses propres idées et l'histoire de sa vie, puisqu' il est clair que certains événements comme par exemple le chapitre IX : Rétrospective sur une saison hivernale à Paris. Enivrement de plaisirs (Rückblick auf eine Wintersaison in Paris. Vergnügungstaumel) sont des relations d’épisodes de sa vie. Notons que chacun des trente et un chapitres est numéroté et porte un titre, probablement à cause de la publication en feuilleton, comme c’était presque toujours le cas à cette époque. Le chapitre X, qui nous intéresse ici, est intitulé: "le projet de désarmement du député Bühler. – Points de vue de Henry Thomas Buckle sur l'esprit guerrier. – L'idée de paix mondiale. – Les horreurs de la bataille"69. Ce n'est donc pas, comme cela a très souvent été écrit, à partir de son séjour à Paris pendant l'hiver 188687, mais dès 1878 qu'elle s'est intéressée à la paix. Il est vrai qu’à l’occasion de ce séjour elle a rencontré et discuté avec des représentants de courants en faveur, aussi bien de la paix, le Dr Löwenthal70 ou Ernest Renan71 par exemple, que de la guerre, Ludovic Halévy72 ou Madame Juliette Adam73 par exemple. En fait, elle nourrissait déjà depuis 68 „Inventarium einer – nicht meiner Seele. Ich betone dies; […]das in den folgenden Blättern sprechende Ich ist ein anderes, als das der Verfasserin; der Schreiber des nicht für die Öffentlichkeit bestimmten Inventariums der eigenen Seele ist mit der Schreiberin des in Hinblick auf den Druck verfaβten Werkes nicht identisch.“, Inventarium einer Seele. p. VII. 69 „Der Abrüstungsantrag des Abgeordneten Bühler. – Ansichten Henry Thomas Buckle’s über den kriegerischen Geist. – Die Idee des Weltfriedens. – Die Greuel der Schlacht." Ibid.. p.93 70 Dr Löwenthal Wilhelm, (1850- 1894), Professeur d’hygiène à Genève, Lausanne puis Berlin. Elle a entretenu une correspondance avec lui dès le Caucase, à la suite de la publication de Inventaire d’une âme. Elle l’a rencontré à Paris et signale qu’il faisait partie des amis qu’elle fréquentait dans cette ville ; par ailleurs lui-même travaillait dans la capitale française. Son intérêt principal allait surtout à la lutte contre l’antisémitisme et à l’aide aux juifs, notamment expatriés. Ils ont entretenu une longue correspondance. Il existe aussi un Eduard Löwenthal (1836-1917), écrivain allemand, engagé dans le mouvement pacifiste : il a fondé le Deutscher Verein für internationale Friedenspropaganda en 1874 et publié des ouvrages qui semblent aller davantage dans le sens de notre auteur : System und Geschichte des Naturalismus (1861), Eine Religion ohne Bekenntnis (1865) le cogitantisme ou la religion scientifique (1886), Cogitantentum als Staats- und Weltreligion (1892). Bertha von Suttner et lui ont aussi été en relation mais plus tard, par l’intermédiare de Fried. 71 Renan Ernest, (1823-1892), écrivain et historien français. Il se détourna de sa vocation écclésiastique pour se consacrer à l’étude des langues sémitiques et à l’histoire des religions ; ses travaux d’exégèse l’affermirent dans ses vues rationalistes. Histoire des origines du christianisme (1863-1881), dont le premier volume, La Vie de Jésus, eut un grand retentissement. Ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1883) dont la prière sur l’Acropole est le morceau le plus célèbre. Membre de l’Académie française. 72 Ludovic Halévy, né à Paris le 1er janvier 1834 et mort à Paris le 7 mai 1908, est un auteur dramatique, librettiste d'opérettes (d’Offenbach surtout) et d'opéras (Bizet), et romancier français. Membre de l’Académie française. 42 plusieurs années une réflexion sur ce sujet et elle l’a enrichie à Paris, car ainsi qu’elle le dit dans ses Mémoires: "la guerre et la paix étaient un thème qui emplissait déjà fortement mon âme."74 D’ailleurs, elle en parle effectivement dans l’Inventaire d’une âme, d’une manière qui tranche avec les propos qu’elle tient quand elle relate sa jeunesse dans ces mêmes Mémoires. Elle dit par exemple : « Un cataclysme fort éloigné – voilà ce qu’était pour moi la guerre en Italie. »75 Pourtant, la version initiale de ses souvenirs et réflexions (même si elle s’en défend), souligne que, si elle a déjà réfléchi sur la guerre grâce à l’œuvre de Buckle et si elle a vécu la réalité des combats, elle n’est pas encore une pacifiste. Cependant elle cite le mouvement de la paix : Les différentes déclarations qui se font entendre dernièrement contre la guerre, sont certes des moments témoignant du mouvement de la paix mais elles ne lui donnent aucune impulsion.76 La pensée de Bertha von Suttner, conditionnée par le climat de l'époque, reçoit son empreinte des forces intellectuelles nouvelles. Elle choisit l’écriture, propice à l'exposé des problèmes philosophiques et religieux qui la préoccupent et à l’examen des controverses qui agitent le milieu dans lequel elle vit, concernant la guerre et la paix, le patriotisme, l’expansion territoriale et toutes les questions sociopolitiques afférentes. De quelle guerre et de quelle paix parle-t-elle vraiment ? Quelle est sa conception de l’une et de l’autre ? Comment s’est fait le passage de l’insouciance à la conscience de l’horreur de la guerre ? 73 Juliette Adam, née Lambert (1836 – 1936) est une écrivaine, connue surtout pour son salon du boulevard Poissonnière (puis, à partir de 1887, 190 boulevard Malesherbes), fréquenté par un cercle républicain, opposé à Napoléon III et revanchard, et pour la Nouvelle Revue fondée en 1879 et vendue en 1899. 74 „Krieg und Frieden [war] ein Thema, das mir schon mächtig die Seele erfüllte", Lebenserinnerungen., p. 211 N.B. le terme âme est à prendre ici au sens d'esprit, de conscience, de pensée, d'intelligence comme au Siècle des Lumières. 75 „Ein Elementarereignis in großer Entfernung – das war mir der Krieg in Italien." Lebenserinnerungen, p. 102 76 „Die verschiedenen Äußerungen, die seit neuester Zeit gegen den Krieg laut werden, sind wohl bezeugende, nicht aber lenkende Momente der Friedensbewegung“, Inventarium einer Seele, p. 105 43 II. CONCEPTION DE LA PAIX ET DE LA GUERRE La conception de la paix de Bertha von Suttner a évolué dans le sens d’une clarification mais non sur les principes fondamentaux. La première expression se trouve dans Inventaire d’une âme, puis dans L’Âge des machines. Elle est illustrée dans Bas les armes!. C’est dans ce dernier livre que Bertha von Suttner cite très précisément les auteurs qui l’ont influencée77 et que nous évoquerons aussi au détour de la réflexion. Une remarque s’impose pour le locuteur français car les termes paix et Friede ne se recouvrent pas entièrement et même si Bertha von Suttner avait une bonne connaissance du français il est clair que sa culture était germanique. C’est pourquoi il nous parait utile de faire une recherche étymologique. A. ÉTYMOLOGIE ET HISTORIQUE DU MOT PAIX : LA CULTURE SCIENTIFIQUE ET PHILOSOPHIQUE DE BERTHA VON SUTTNER Il y a peu d'écrits anciens sur la paix, en revanche les écrits sur la guerre sont très nombreux, comme le souligne Bertha von Suttner dans Bas les armes! : A cette époque-là nous nous sommes fait notre propre petit livret – nous l'appelions le protocole de la paix – tous les documents relatifs à la guerre et la paix s'y trouvaient consignés. Si l'on compare cela avec les bibliothèques contenant les innombrables milliers de livres qui [glorifient la guerre], oui alors il est évident qu'une comparaison avec les quelques brochures de la littérature de la paix pourrait nous décourager.78 Elle-même a beaucoup contribué à enrichir le stock des publications. Elle avait une plume diserte et avait pris la devise de Victor Hugo : « pas une journée sans une 77 In Waffen nieder! p.336-339 et 347. „Wir haben uns damals ein eigenes Büchelchen angelegt – wir nannten es "Friedensprotokoll" –in welche sämtliche [Dokumente] über Krieg und Frieden eingetragen wurden. Wenn man das mit den Bibliotheken vergleicht, mit den ungezählten Tausenden von Büchern, die [den Krieg verherrlichen], ja dann freilich könnte einen der Vergleich mit den paar Heftchen Friedensliteratur kleinmütig machen.“ Die Waffen nieder p. 336 78 44 ligne. »79 Une première remarque s’impose : lorsque l’on parle de l’évolution des mots guerre et paix il n’est pas possible de superposer les mots Friede et paix d’une part et Krieg et guerre d’autre part. Il y a des parallélismes mais aussi des différences entre le français et l’allemand. C’est pourquoi il nous semble nécessaire de faire un détour par l’étymologie pour examiner l’évolution des lexèmes. Pour l’allemand nous nous référons au Tome 7 du Grosse Duden et aux Geschichtliche Grundbegriffe (concepts historiques fondamentaux) édités notamment par Reinhart Koselleck80 et nous commencerons par le terme Friede (allemand pour paix), pour le français nous avons utilisé le Littré de 1883, le Dictionnaire de la langue française d’Alain Rey et le dictionnaire du vocabulaire philosophique. En outre, ce chapitre s'appuiera très largement sur le travail de France Farago81, sur les deux articles sous la rubrique Paix du Dictionnaire culturel de la langue française, cité plus haut, articles signés Yves Delahaye et Alain Rey, sur l'article en ligne "Ideen zur Einigung Europas"82 (« Idées pour l’unification de l’Europe ») et sur le dictionnaire philosophique.83 Friede[n] m: est un substantif (mhd. vride, Autriche-Hongried. fridu, niederl. vrede, aengl. frid, schwed.fnd)84 qui appartient avec l’ancien indien prïti-h « joie, contentement » à la famille indo germanique traitée sous „frei“ (libre) dont la racine est prāi ou pri et signifie initialement : protéger, avoir des égards, aimer bien, aimer. Dans le droit germanique et vieil allemand la Friede (paix) caractérisait l’état de l’ordre de droit non brisé, comme fondement de la vie en communauté. Et cet aspect sert de base à Bertha von Suttner. En moyen haut allemand (mha) (Mittelhochdeutsch =mhd) le mot a aussi été utilisé pour désigner l’arrêt des combats (Waffenstillstand). L’acception principale actuelle de « traité de paix juridique entre les peuples » s’est développée sous l’influence du latin pāx, Friede’ (sur pacīscī « tomber d’accord », que l’on retrouve dans « pacte »). On pourrait rajouter ici un certain nombre d’expressions qui marquent 79 „Kein Tag ohne eine Zeile“, « pas un jour sans une ligne », Bertha von Suttner dit avoir emprunté cette expression à Victor Hugo. Mais « Pas un jour sans une ligne », était la devise du jeune Emile Zola, quand, exilé de sa Provence natale, il part à la conquête de Paris. Mais Nulla dies sine linea exprimait déjà l’admiration de Pline pour le travail du peintre grec Apelle. 80 Der Große Duden, Herkunftswörterbuch, Band 7. et Geschichtliche Grundbegriffe, Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, heraugegeben von Otto Brunner, Werner Conze, Reinhart Koselleck. 81 France Farago, La paix, Paris Armand Colin, 2002 82 Ideen zur Einigung Europas, site www.examen-europaeum.com/EEE/EEE2003/24Ideen.htm 83 Dictionnaire philosophique. 84 Mhd, Mittelhochdeutsch, ahd. Althochdeutsch, niederl. niederländisch, aengl, Altenglisch, schwed. schwedisch. 45 l’évolution du terme, ainsi « paix intérieure, paix de l’âme « renvoient au sens biblique de « paix sur terre » ; friede a une autre signification en Autriche-Hongrie (ancien haut allemand) et mha (moyen haut allemand) : clôture, haie qui part du fait que l’on entoure le territoire placé sous protection.85 Cela peut être à l’origine des frontières et des barrières douanières. Cet aspect de clôture, d’enfermement est, elle, contraire à la notion d’universalité et d’ouverture chère à la baronne. Par ailleurs, il est important de souligner qu’en droit germanique et vieil allemand le mot « Friede » (paix) caractérisait l’état juridique intact comme base de la vie de société ; ce qui souligne les racines juridique du mot Friede (paix). Le Dictionnaire de la langue française de Littré, édition de 1881, donne comme premier sens du mot paix : " rapports réguliers, calmes, sans violence d’un État, d’une nation avec un autre État, une autre nation." Cette définition comme les suivantes est suivie de nombreuses citations d’auteurs des XVIIe et XVIIIe voire XIXe siècles, essayant de donner un contenu à ce mot. La seconde définition concerne les traités de paix et la troisième " la concorde, tranquillité intérieure dans les États, dans les familles, dans les sociétés particulières."86 Bertha von Suttner peut sans nul doute souscrire à une telle définition, mais elle lui serait insuffisante. Wilhelm Janssen dans Les concepts historiques fondamentaux, donne la même racine et la même signification initiale, renvoyant à « l’amour ou la protection ». Il souligne que « ‘Friede’ est d’emblée un concept social : il caractérise une forme particulière de la vie humaine en société »87, ce qui nous semble important pour Bertha von Suttner. Au demeurant, ce terme a gardé, jusqu’à nos jours, des traces de sa signification originelle, bien que le mot ait évolué sous l’influence du terme latin ‘pax’, qui place la paix dans le domaine moral universel, à cause de la théologie d’une part et de l’usage du latin dans les discussions philosophiques et dans les écrits, rédigés par des clercs. Il faut donc toujours garder en mémoire qu’il y a une parenté mais non une identité entre le terme ‘Friede’ et pax, paix, peace. 85 „Als ,,innere Ruhe, Seelenfrieden" ist unser Wort ursprünglich religiös gemeint im Sinne des bibl. ,,Friede auf Erden" . Eine weitere ahd. und mhd. Bedeutung ist ,,Einfriedigung, Zaun"; sie geht von der Einzäunung des unter Schutz gestellten Bezirks aus“. Duden, p.186 86 Citations du Dictionnaire de la langue française par É. Littré, Tome 3, Paris, Hachette, 1881. 87 „ ‚Friede’ meint einen Zustand der Liebe und Schonung“. […]‘Friede’ ist von vornherein ein sozialer Begriff: er kennzeichnet eine bestimmte Form des menschlichen Zusammenlebens.“ Wilhelm Janssen, « Friede » in Koselleck, Geschichtliche Grundbegriffe, Bd 3, p. 543 46 Si le concept germanique de paix désignait à l’origine une situation de fait de la vie de société, la théologie chrétienne a considéré la pax – ceci formulé de façon simplifiée – comme un principe d’ordre cosmique.88 Et nous touchons là l’un des principes philosophiques importants chez Bertha von Suttner : la nature, les hommes, le savoir, sont universels et doivent être règlementés en droit. Nous pourrions déjà dire qu’elle adhère à l’idée de loi naturelle, à définir selon Hobbes, comme un ensemble de contraintes qui sont commandées par la raison pour assurer à l'homme sa bonne conservation. Les premières de ces lois naturelles commandées par la raison sont, toujours d’après Hobbes, la recherche de la paix, l'élaboration d'un contrat social par lequel chacun renonce à des droits, en vue d'établir la paix, le respect de la justice, c'est-à dire des conventions.89 C’est bien cette même requête que poursuit Bertha von Suttner, convaincue que toute chose est gouvernée par une loi qui n’est pas forcément encore trouvée, mais qui le sera un jour et qu’il nous appartient de chercher. C’est aussi un signe de notre temps, cette tendance à considérer les choses de l’esprit selon la même méthode que celle qui est employée depuis longtemps dans les sciences naturelles, à savoir la recherche de lois.90 Chez elle les notions de droit (Recht), de justice (Gerechtigkeit) et de loi (Gesetz), se touchent et se recouvrent partiellement mais pas totalement, car la loi dit le droit, mais pas forcément ce qui est juste puisque ce sont deux catégories différentes. La guerre n'est pas une loi, n'est pas une obligation, elle n’est pas inscrite dans les gènes et elle n’apporte que du malheur. Mais c’est une tradition très puissante. Bertha von Suttner quant à elle, veut tout repenser, tout réexaminer afin de ne pas se laisser berner par la tradition. Sa culture scientifique et philosophique la place du côté de la raison. Elle est foncièrement persuadée que le droit et le respect du droit (et des personnes) entraînera automatiquement la paix. Elle est du côté de l’Europe, on pourrait même dire du côté de 88 „Bezeichnete der germanische Friedensbegriff ursprünglich einen Tatbestand des sozialen Lebens, so begriff die christliche Theologie die pax – vereinfacht formuliert – als ein kosmisches Ordnungsprinzip.“ Ibid.. p. 544 89 Hobbes, Léviathan 90 „Sie ist auch ein Zeichen unserer Zeit, diese Tendenz, die Dinge des Geistes nach derselben Methode zu beobachten, welche in den Naturwissenschaften längst angewendet wird, nämlich die Aufsuchung von Gesetzen.“, Inventarium einer Seele, p. 167. 47 l’Europe sociale. Pour elle, la guerre est source de misère et la misère source de guerre. Elle se range ici, aussi bien du côté de l’abbé de Saint-Pierre que du côté de Kant. Son libéralisme lui fait aussi privilégier l’être humain au détriment de l’État. Elle ne peut accepter la notion de raison d’État et s’oppose ainsi aux militaristes, qui évoquent cette raison d’État pour justifier la guerre ; mais elle considère aussi que le patriotisme va à l’encontre du pacifisme et tout particulièrement celui des « pacifistes belliqueux » italiens qui en viennent à trouver des justifications à la guerre.91 Nous allons voir de plus près sa conception de la paix qu’elle essaye de fonder en droit en explicitant pourquoi elle rompt avec la tradition de son pays, mais s’inscrit dans une autre tradition, celle de nombreux philosophes récents et quel est l’apport de tous ceux qu’elle cite. B. LES GRANDES LIGNES DE SA CONCEPTION DE LA PAIX C’est dans Inventaire d’une âme (1883) que Bertha von Suttner s’exprime pour la première fois dans son œuvre au sujet de la paix : « le concept de paix est aussi l’une de mes joies, l’un de mes articles de foi »,92 mais ce n’est pas l’objet principal de cet ouvrage puisqu’un seul chapitre (le dixième sur trente et un) traite de ce sujet. Les autres chapitres abordent tous les thèmes de la philosophie ou de la vie de son époque, avec un intérêt majeur pour le progrès scientifique, technique voire même intellectuel, engendré par l’évolution générale. C’est aussi dans cette optique qu’est évoquée la paix. Son intérêt pour elle, semble dater de sa lecture de History of Civilisation in England de Thomas Buckle93, à une date imprécise, mais avant son départ dans le Caucase, car elle dit avoir emporté le livre dans ses bagages, et l’avoir vraiment étudié en Mingrélie, conjointement avec son mari. C’est après cette étude et le choc de la guerre russo-turque qu’elle a ressenti le besoin d’apporter sa contribution à la formation de l’opinion contre la guerre. Car il semble bien qu’elle ait eu conscience qu’elle pouvait se faire le chantre des idées d’autrui mais qu’il lui manquait la clarté philosophique pour élaborer son propre système. Il n’est pas très facile de résumer sa pensée à cette époque car elle était encore floue et cet ouvrage servait à lui donner forme et à la préciser. Un raccourci, bref 91 Nous renvoyons ici à Verdiana Grossi, op. cit., pp. 257-290. „Der Begriff ‘Frieden’ ist auch eine meiner Freuden, einer meiner Glaubensartikel“, Inventarium einer Seele, p. 93. 93 Buckle Henry Thomas, cf. note 43, p. 37. 92 48 et donc inexact, dirait qu’elle préconise la paix, car la guerre est à ses yeux un signe de barbarie, c’est-à-dire la pire des calamités, « le reste regrettable de temps barbares »94 alors que la paix engendre le progrès qui conduira au bonheur. Mais sa conception n’a cessé de s’affiner au fil des années et les trois autres ouvrages à tendance philosophique en témoigneront. Le premier d’entre eux L’Âge des machines, autre ouvrage socio-politico-utopique paru début 1889, soit six ans plus tard, abordera le thème et les précisera dans deux chapitres, le premier, Die Nationen (Les nations) et le dernier Blicke in die Zukunft (Regards vers l’avenir). Le roman Bas les armes!(1889) quant à lui, présentera les horreurs de la guerre dans une forme propre à émouvoir le lecteur et donc à le faire réfléchir à partir d’une émotion, car il mettra en œuvre toutes les idées exprimées dans les ouvrages théoriques, illustrant tous les aspects de sa conception et donnant les raisons subjectives et sentimentales, mais aussi les raisons objectives ayant conduit Bertha, alias Martha, à s’engager dans le combat pacifiste. Ce faisant, elle applique un des aspects de la théorie de la connaissance par la perception, selon laquelle nous connaissons : notre raison conçoit mais après et à partir de nos émotions, transformées en perception. Ce livre donne aussi une liste de trente deux précurseurs des idées de paix et d’Europe qui ont influencé et étayé la pensée du couple Suttner représenté par Friedrich et Martha. Nous y reviendrons. Le troisième ouvrage à visée philosophique, Les jeudis du Docteur Helmut (1892) donnera un éclairage plus élaboré dans sa brièveté tandis que Echec à la misère de 1898 précisera encore certains aspects et tentera une mise en œuvre des divers moyens pour faire progresser les idées, ce qui, par contrecoup, montrera le côté utopique, irréalisable pour le moment en Autriche, de tout projet moderne ou qui n’est pas dans la droite ligne de la tradition. Nous pouvons dire que la paix n'est pas pour Bertha von Suttner ce qui s'écrit dans les livres d'histoire sous cette appellation : ni la paix de Campoformio (18 avril 1797), ni la paix de Prague (23 août 1866), etc., qui sont en fait des actes diplomatiques, des conventions écrites entre deux ou plusieurs États pour régler la nouvelle répartition des territoires, à l'issue des combats. La paix est alors une absence momentanée de guerre, elle est donc toujours armée et dure le temps que les protagonistes refassent leurs forces 94 “[Es] ist ein bedauerlicher Rest aus barbarischen Zeiten”. Inventarium einer Seele, p. 105. 49 ou qu'un nouvel adversaire se profile à l'horizon. Il s’agit plutôt d’un répit des armes, un armistice, le terme allemand "Waffenstillstand"(mot à mot : immobilité des armes) étant plus directement évocateur de cette réalité, puisque la composition étymologique est la même. L’auteure raisonne toujours par comparaisons et en donnant de multiples exemples, soit qu'elle ait eu quelques difficultés à conceptualiser, soit qu'elle n'aimât pas le faire, soit qu’elle ait opté, par pédagogie, pour un style plus romancé, plus accessible au plus grand nombre, exprimant par là son ambition maintes fois répétée d’éclairer les lecteurs, de les instruire en les divertissant. Elle endosse le rôle de pédagogue de la paix, mais aussi comme nous le verrons ultérieurement, de la cause des femmes ou de l’évolution. Elle se pose en philosophe populaire et sa philosophie pourrait être qualifiée de phénoménologie, comme nous aurons l’occasion de le montrer ultérieurement. C. L’EVOLUTION DE CE CONCEPT CHEZ BERTHA VON SUTTNER A la fin de Bas les armes!, Martha, l’héroïne, est la porte-parole de Bertha von Suttner, fait un bref historique du mot paix et cite quelques philosophes antérieurs qui se sont penchés sur la question. Il est clair que pour bâtir sa propre conception de la paix elle s'appuie sur ses lectures et reprend les arguments qui y sont développés, avec l’envie d’aller plus loin et surtout l'envie de faire partager ses convictions. Nous allons donc faire un détour par une brève histoire du mot paix et voir son acception au fil du temps, pour montrer l'ancrage de Bertha von Suttner dans ce domaine. S'il est légitime de se poser la question de savoir quelle est la conception de la paix qui a cours dans cette décennie et en quoi Bertha von Suttner se distingue de son époque, il faut aussi s’interroger sur la place du thème de la paix chez les philosophes antérieurs. Pour étudier l'évolution du concept de paix chez Bertha von Suttner nous utiliserons d’une part ses œuvres personnelles bien sûr, mais aussi celle des trente-deux poètes et philosophes anciens qu’elle cite et dont elle a retenu un aspect. La paix souhaitée par Bertha von Suttner est bien différente du Waffenstillstand : les trois caractéristiques principales sont qu'elle est une affaire de raison, qu’elle est universelle et perpétuelle. Quelle est donc exactement cette conception, aux antipodes d'un désir larmoyant de voir cesser les combats que l’on évoque toujours quand c’est une femme 50 qui parle de paix ? Ce qui frappe, c’est que, d’emblée, elle parle de paix perpétuelle. Il est vrai qu’elle ne définit pas avec précision ce qu’elle entend par là, mais ce chapitre tend à montrer que la paix perpétuelle « ewiger Friede », contient une notion de durée et Weltfrieden une notion d’espace mais que les deux sont liées. Mais les termes « paix perpétuelle » (ewiger Friede), font penser immanquablement à l’opuscule de Kant portant ce titre, qui lui-même renvoie à l’ouvrage de l’Abbé de Saint Pierre, repris par Rousseau. Elle-même cite d’abord Virgile95 « dont la 4e Bucolique prédit au monde la paix perpétuelle »96. A la différence de ces philosophes, qu’elle cite dans « le bref panorama historique […] des quelques carnets de la littérature de paix »97, et qui l’ont influencée, elle ne tente pas de définir les concepts utilisés, mais plutôt de montrer comment à son époque la société fonctionne, se positionne par rapport à cette idée et comment elle peut aider à sa propagation. Cependant, si elle ne conceptualise pas beaucoup, il serait faux de dire comme Theodor Herzl « qu’elle n’est contre la guerre que par sentimentalisme »98, ce qu’elle réfute d’ailleurs vigoureusement : Vous affirmez toujours que je combats la guerre, uniquement pour des raisons sentimentales. Il n’en est pas ainsi. Mais c’est sans importance. Le contraste avec la tête inaliénable de Bloch est ainsi plus frappant.99 Dès Inventaire d’une âme elle écrit d’ailleurs : « l’idéal de la [paix mondiale] ne serait-il pas atteint depuis longtemps si les sentiments d’humanité, d’équité et l’humeur pacifiste suffisaient à la réaliser 100 ? ». C’est du sentiment mais pas du sentimentalisme. Il est aussi faux de dire qu’elle défend la paix parce qu’elle est une femme, ainsi 95 Virgile (70-19 av J.C.), a composé trois œuvres principales Les Bucoliques, Les Géorgiques et l'Enéide. C'est dans la première et surtout dans la 4è bucolique que l'on trouve le thème de l'élévation au niveau universel et cosmique, qui annonce le retour de l'Age d'or, mythe latin qui doit plonger Rome dans une félicité abondante et pacifique et apporter au monde la paix éternelle. 96 „Sein 4. Hirtengedicht, welches der Welt den ewigen Frieden voraussagt“ Waffen nieder!, p. 337. 97 „[In] den paar Heftchen Friedensliteratur, […] ein gedrängter historischer Überblick“, Waffen nieder!, p.336-337. 98 „Sie ist nämlich nur aus sentimentalen Gründen […] gegen den Krieg.“, Theodor Herzl, article dans la Neue Freie Presse, 13. 6. 1900. 99 „Sie behaupten stets, daß ich nur aus sentimentalen Gründen den Krieg bekämpfe. Das ist nicht so. Aber das ist ja irrelevant. Der Gegensatz zu dem eisernen Kopf des Bloch macht sich sogar so besser.“ Brief an Herzl, 13.6.1900, in Hamann, op.cit., p. 261. 100 „Wäre das Ideal [des Weltfriedens] nicht schon längst erreicht, wenn Menschlichkeit, Gerechtigkeit und Friedlichkeit genügte, es zu verwirklichen?“, Inventarium einer Seele, p. 104. 51 que le soulignent beaucoup de critiques. Une seule critique nous semblera suffire : « Qui crie : ’Bas les armes!’ ? Un bas bleu hystérique a commencé avec ce piaillement101 ». Dire que la paix est une affaire de sentiment, et d’autre part que les femmes sont plus pacifistes que les hommes, sont deux préjugés qu’elle contredit violemment dans tous ses ouvrages. D’ailleurs, dès qu’elle en a entrevu la possibilité, elle préfère l’action, la propagation de l’idée de paix, fut-ce par l’appel au sentiment du lecteur, qui éveille l’intérêt, plutôt que par la spéculation philosophique, réservée à une élite. Et le même Herzl reconnaît qu’elle est plus efficace en faisant appel à un sentiment plutôt qu’à un langage scientifique et au calcul comme Jean de Bloch102. Voici ce qu’un ami disait à Bloch et que Herzl rapporte : Je crois que la sentimentalité de la Suttner est dans cette affaire plus efficace que vos calculs, en soi très certainement justes. Car avec vos calculs vous vous adressez à la raison, et cela c’est faux car les guerres ne sont généralement pas menées au nom de la raison, mais par folie. La Suttner se tourne vers le sentiment, et il se peut qu’elle ait finalement raison.103 Pourtant elle s’accorde avec Bloch sur la nécessité absolue de désarmer et pas seulement de limiter, mais d’arrêter complètement l’armement et ceci pour des raisons économiques. A l’appui de ses idées sur ce sujet elle cite : En 1863 le gouvernement français a proposé aux puissances européennes, d’organiser un congrès pour définir les bases d’un 101 „Wer ruft die Waffen nieder? ein hysterischer Blaustrumpf hat mit dem Gepiepse begonnen“ in Brigitte Hamann, op. Cit., p. 142. 102 Jean de Bloch (1836 - 1902), financier, industriel et pionnier du chemin de fer polonais, d'origine juive, connu sous le nom de « Roi du chemin de fer », Auteur d'une étude considérable en six volumes intitulée La guerre de l'avenir du point de vue technique, économique et politique, (Die Zukunft des Krieges in technischer, wirtschaftlicher und politischer Relation) qui montre de manière prémonitoire l'impact désastreux que peut avoir une guerre moderne, coûts exorbitants, plusieurs millions de morts, longueur interminable des guerres et les conséquences sur la vie d’un pays. » wikipedia. Cet ouvrage technique, chiffré et très documenté « aurait fait forte impression sur le tsar et aurait peut-être donné l’impulsion pour le rescrit (de 1898), (« Dieses Werk soll auf den Zaren […] großen Eindruck gemacht haben und dürfte vielleicht den Impuls zu dem Reskript gemacht haben.») Lebenserinnerrungen, p. 427, mais aussi donné des arguments chiffrés à Bertha von Suttner et au mouvement de la paix. Bloch est l'un des organisateurs de la Première conférence de La Haye en 1899. ». 103 „Ich glaube, die suttnersche Sentimentalität ist in der Sache wirksamer als Ihre an sich gewiβ ganz richtige Kalkulation. Denn mit dem rechnen wenden Sie sich an die Vernunft, und das ist falsch, weil Kriege in der Regel nicht aus Vernunft, sondern aus Wahnwitz geführt werden. Die Suttner aber wendet sich an das Gefühl, und da kann sie am Ende recht behalten.“, Hamann, op.cit., p. 261. 52 désarmement général et d’une prévention, d’un commun accord, de toute guerre future »104 En 1868, un article signé B. Desmoulins suggère au gouvernement français de prendre la tête des États européens pour donner l’exemple du désarmement, conduire à la création d’une confédération des États et former une cour supérieure de justice qui, d’après le droit international, permettrait par l’arbitrage de régler les différents mieux que ne le fait la guerre. Quelques pages plus loin, elle évoque Napoléon III qu’elle tenait pour un fervent partisan de la paix, manipulé par ses ministres. Son « désir profond » (sein Herzenswunsch) était la paix. « Il nourrissait le plan, de proposer aux puissances un désarmement général »105. Dans Inventaire d’une âme, donc avant d’avoir eu connaissance du projet napoléonien, elle s’appuie sur la résolution du député Bühler au Parlement de Prusse, à qui Bismarck inflige une réplique cinglante car il « aurait dû ne pas oublier, qu’ils vivaient en Allemagne et non au pays des nuages »106. Le désarmement restera au cœur de son action pour la paix. L’un des opuscules les plus connus de notre auteure s’appelle « Armement, surarmement » (Rüstung und Überrüstung, 1909). Mais le moteur principal de son action est qu’elle croit que l’Évolution, qui est pour elle la norme absolue, conduira nécessairement à la paix. La pensée de Bertha von Suttner est téléologique, même si le télos de l’Évolution n’est pas la paix mais la perfection de toute création qui implique la paix. « La paix est meilleure que la guerre. C’est aussi évident, aussi sûr que, un est plus que zéro. »107 C’est pour elle une question de morale, comme pour Kant, mais de plus, cela va « dans le sens de l’histoire » comme l’écrit Buckle qu’elle a lu attentivement. Elle établit un lien étroit entre la violence et l’ignorance. Il est à relever qu’elle en tire la conclusion qu’il faut réécrire l’Histoire, pour l’enseigner différemment, non plus en citant seulement des batailles, des victoires, des traités de paix qui ont permis d’agrandir le territoire, les fêtes du sacre ou du couronnement et les querelles 104 „Im Jahre 1863 schlug die französische Regierung den Mächten vor, einen Kongreβ zu veranstalten, bei welchem die Grundlage zu allgemeiner Abrüstung und zu einverständlicher Verhütung künftiger Kriege gelegt werden sollte.“, Waffen nieder!, p. 339. 105 „Er hegte den Plan, den Mächten allgemeine Abrüstung vorzuschlagen.“, Ibid.., p. 344. 106 „Der schwärmerische Antragsteller hätte bedenken sollen, daβ wir in Deutschland und nicht im „Wolkenkukuksheim“ leben“, Inventarium einer Seele, p. 94. 107 „Frieden ist besser als Krieg. […] Das ist so selbstredend, so gewiβ, als daβ Eins mehr ist als Null.“, Inventarium einer Seele, p. 95 53 conciliaires, mais en prenant enfin en compte les découvertes faites dans tous les domaines et en honorant aussi bien les poètes que les artistes, les chercheurs et les techniciens qui font avancer la pensée et donc la culture qui est, bien souvent chez elle, une affaire de connaissances. Elle ne pense pas que la paix soit possible à l’état sauvage puisque le courage guerrier est la vertu la plus prisée. Pourtant, elle établit une distinction entre le combat (Kampf) et la guerre (Krieg), rappelant du même coup aux partisans de la guerre qui disent : « La guerre est dans la nature, c’est une loi éternelle », que « le combat, c’est la loi, pas la guerre.»108. Mais contrairement aux problèmes débattus à son époque, notamment le darwinisme et également le darwinisme social, elle ne considère pas la guerre comme un moyen de sélection naturelle, comme ont pu le faire certains scientifiques. Si elle parle de loi naturelle, c’est parce que c’est l’argument que les partisans de la guerre utilisent et qui, de ce fait, flotte dans l’air du temps. S’il y a une loi naturelle, c’est pour elle la paix et non la guerre. Par ailleurs elle recherche toujours le droit et la loi en toutes choses, et elle pense que la guerre n’est pas juste et n’est pas « une loi ». Dès le départ elle insiste sur le fait que les conflits peuvent se résoudre par le dialogue, par la parole et non par la guerre. Cela suppose une certaine instruction et une éducation à la paix, au lieu du « dressage » et de l’éducation valorisant la guerre que tous, garçons et filles recevaient à son époque. Dans son roman Bas les armes! elle montre bien cette éducation qui magnifie la guerre qui est : Un mal nécessaire, […] l’éveilleur de prédilection des plus belles vertus humaines que sont: Courage, abnégation, esprit de sacrifice, […] le dispensateur de la plus grande splendeur de la gloire et le plus important facteur du développement de la culture. […] On procédait selon le même système dans l’enseignement des filles.109 C’est ainsi que l’héroïne de Bas les armes!, qui a reçu cette « éducation à la guerre », regrette fortement de ne pas être un garçon, ce qui la privera de la chance d’aller à la guerre, de gagner les honneurs et l’avancement.110 C’est cette idée que la 108 „Krieg liegt in der Natur, er ist ein ewiges Gesetz. […] Kampf ist das Gesetz, nicht Krieg » ibid., p. 95 109 „Ein notwendiges Übel, […] der vorzüglichste Erwecker der schönsten menschlichen Tugenden, die da sind: Mut, Entsagungskraft und Opferwilligkeit, […] der Spender des gröβten Ruhmesglanzes und der wichtigste Faktor der Kulturentwicklung. […] Nach demselben System ward ja auch […] im Mädchenunterricht vorgegangen.“ Waffen nieder!, p. 269. 110 Ibid., p. 269. 54 culture de paix ne va pas de soi et qu’une pédagogie de la paix est nécessaire, qui a amené quelqu’un comme le professeur Werner Wintersteiner111 à centrer ses recherches sur l’éducation à la paix. Études très fouillées et complètes, publiées dans son ouvrage Pédagogie de l’Autre, (Pädagogik des Anderen, 2004), où il développe tous les aspects de l’éducation à la paix, soulignant bien l’importance de pionnière de Bertha von Suttner, dans ce domaine-là aussi. Pour elle, la paix se répandra lentement et sans heurt, dans les esprits et dans les mœurs à mesure, que les connaissances (Wissen) croîtront ; la guerre reculera si les idées cosmopolites se répandent. La croissance des intérêts cosmopolites fera diminuer les intérêts particuliers. On pourrait faire ici un rapprochement avec Kant pour qui : C’est l’exigence d’universalité de la raison pratique, -la raison quand elle s’applique à l’action – qui révèle la spontanéité de sa législation en matière de moralité. […] La raison humaine est spontanément législatrice : elle enjoint l’universel ; […] toutes les facultés humaines se réduisent finalement à deux : la faculté sensible et la raison.112 Elle voit dans la guerre le mal absolu : « le pire mal que l’humanité connaisse est sans nul doute l’habitude de faire la guerre »,113 parce qu’elle entraîne la mort d’êtres humains. Elle est contraire à la vie et à la civilisation. C’est un reste de barbarie, un « ensauvagement » pour utiliser un terme cher à Alain Finkielkraut. C’est une régression culturelle et humaine. Alors que tout dans la civilisation va de l’avant, la guerre nuit au progrès à la fois de l’être humain et de la nation, car tout l’argent et toutes les forces créatrices sont au service de l’armement et de la guerre et non au service des hommes. Martina Haiböck note : Ainsi elle combattait le fanatisme national et religieux, les injustices sociales et les atteintes aux droits de l'homme, ainsi que les préjudices faits aux femmes dans leur société. […] Elle voyait les causes de la guerre surtout dans la société, dans l'esprit guerrier.114 111 Wintersteiner, Werner, Pädagogik des Anderen, Bausteine für eine Friedenspädagogik in der Postmoderne, Münster, Agenda Verlag, 2004. 112 Farago, France, op. cit., p. 93. 113 „Das größte Übel, welches die Menschheit kennt ist ohne Zweifel die Sitte des Kriegsführens“ Inventarium einer Seele p. 96 114 „So kämpfte sie vor allem gegen nationalen und religiösen Fanatismus, soziale Ungerechtigkeiten und Menschenrechtsverletzungen, als auch gegen die Benachteiligung der Frauen in ihrer Gesellschaft […]Die Ursachen für Krieg sah sie vor allem in der Gesellschaft, im Kriegsgeist.“, Martina Haiböck, Bertha von Suttner über Krieg und Frieden, communication dans le cadre du séminaire „Mondialisation 55 D’ailleurs pour elle, la guerre est mauvaise dans tous les domaines, en particulier dans l’économie et dans la vie en société : En fait, les dommages ont pour les combattants des deux côtés et dans leurs répercussions sur les voisins neutres aussi, un contenu positif. Les forces de travail détruites, l’industrie paralysée, les bâtiments et les œuvres d’art détruits, les miasmes résultant forcément des amoncellements de cadavres, tout cela entraîne des pertes indéniables, mathématiquement sûres et ayant des répercussions générales, qui sont sans commune mesure avec les gains partiels.115 Elle parle des méfaits de la guerre, aussi bien dans L’Âge des machines que dans Bas les armes! où elle décrit avec force détails, les dégâts engendrés par la guerre : villages pillés116, brûlés, récoltes saccagées, animaux tués, ainsi que des sommes colossales dépensées pour l’armement au lieu d’aider les malheureux, au lieu de promouvoir le progrès de la société civile. Elle se place, ici, aux antipodes de ces militaristes qui prétendent que la guerre et l’armement font progresser la recherche et bénéficient à toute la société. Anne-Marie Saint-Gille dit qu‘en 1909 « L’économiste Norman Angell avait démontré que la guerre est, d’un point de vue économique, une mauvaise affaire pour les vainqueurs comme pour les vaincus. »117 Elle ajoute que dès 1924, Coudenhove-Kalergi note que cette remarque vaut certes de manière générale, mais que le petit nombre d’hommes politiques, de militaires ou d’industriels qui tirent profit des conflits armés constitue certes des groupes minuscules, mais représente des lobbies puissants. 118 De toutes façons les pertes humaines considérables, la souffrance des soldats et des civils ne peuvent être considérées comme des progrès et les vertus de courage, force, abnégation, amour de la patrie, invoquées pour défendre la guerre ne peuvent et philosophie (idées de paix“ (Globalisierung und Philosophie (Friedensideen) 1er semestre 2004/2005, Vienne. 115 „Wohl ist aber der Schaden auf beiden Seiten der Kämpfenden und in seinen Nachwirkungen auch für die neutralen Nachbarn von positivem Gehalt. Die vernichteten Arbeitskräfte, die gehemmte Industrie, die zerstörten Bauten und Kunstsammlungen, die aus den Kadaveranhäufungen sich notwendig entwickelnden Miasmen; alles dies bringt unleugbare, mathematisch sichere und allgemein nachwirkende Verluste, die in keinem Verhältnis zu den einzelnen Gewinnen stehen.“ Ibid. 115 116 „Die Dörfer alle leer –keine Menschen, keine Lebensmittel, nicht einmal Trinkwasser- die Luft verpestet. Tote auf den Getreidefeldern, kohlschwarze Körper, die Augen aus den Höhlen…” Waffen nieder!, p. 271 mais aussi à d’autres endroits entre les pages 230 et 270. 117 Anne-Marie Saint-Gille, La «Paneurope»: un débat d'idées dans l'entre-deux-guerres, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2003, p. 394. Norman Angell : Europe’s Optical Illusion, London, 1909. 118 Ibid., p. 395. 56 justifier celle-ci qui « déshumanise, transforme en tigre, en démons… »119 Pour mieux montrer l’horreur de la guerre, elle utilise de longues descriptions des champs de bataille et des villages ruinés dans Bas les armes!, et, en outre, comme le souligne Verdiana Grossi120, elle s’est inspirée des tableaux de Werestschagin121 « l’apothéose de la guerre » montrant une pyramide de crânes, ou « le général Skopelev devant ses troupes » : les vivants sont en arrière plan, tandis qu’au premier plan on voit surtout des membres et des morceaux de corps émergeant de la neige. Le tableau « Requiem » (Gedenken an die Gefallenen) correspond, dans Bas les Armes!, à la description de la visite de l’empereur François-Joseph à Sadowa (Königgrätz) lors de la Toussaint 1866. « La foule était si importante à se rendre sur les champs de bataille, lieux du désastre national122 », que l’on a parlé de pèlerinage national, [dans le] lieu où la plupart des combattants, – amis ou ennemis côte à côte – avaient été enterrés. Le lieu était entouré – comme un cimetière. […] C’était le souverain, le chef suprême des armées, qui était venu là le jour des morts, pour dire une prière silencieuse pour les enfants de la patrie morts, pour ses guerriers tombés. Lui aussi était là, découvert, la tête inclinée, dans une attitude de déférence, pleine de douleur devant la majesté de la mort. Il resta longtemps, longtemps immobile.123 Ayant appris que le peintre russe Werestschagin exposait à Vienne, elle est entrée en relation avec lui parce qu’il « combattait avec son pinceau le même ennemi que celui contre lequel je dirigeais ma plume. »124 Ses expositions itinérantes l’ont conduit à Paris, Vienne, Berlin, Hambourg, Dresde et Bruxelles, comme c’était le cas de presque tous les artistes, écrivains et scientifiques. Les rapports de Bertha von Suttner avec 119 „Der Krieg entmenscht, vertigert, verteufelt [die Menschen].“ Waffen nieder!, p. 216. Verdiana Grossi, op.cit., p. 77. 121 Werestschagin, Wassili (orthographié aussi Verechtchaguine ou Verestchaguine), (1842-1904), peintre russe de la guerre et officier. Apotheose de la guerre, A Schipka tout est calme, Requiem (Gedenken an die Gefallenen), le Général Skopelev devant ses troupes après la bataille de Shioka dans la guerre russoturque, sont quelques-uns de ses tableaux. Ils sont reproduits en annexe n°3 p. 374. Le but de ce peintre était d’éclairer le peuple grâce aux œuvres d’art, c’est pourquoi il a créé « l’Association pour des expositions itinérantes. » Il exposa ses toiles et ses dessins dans les principales villes d’Europe dans les années 1880. Il eut du succès à Vienne en 1885, 1885, et 1888, à Munich, Paris, Londres. Mais Berlin, en 1882, où l’empereur Guillaume Ier avait « interdit la visite au personnel de sa garde […] lui avait réservé une indifférence glaciale » [in V. Grossi, p. 77]. 122 Die Waffen nieder!, p. 307-308. 123 „[Auf dem] Platz, wo die meisten Krieger – Freund und Feind nebeneinander – begraben lagen. Der Platz war – wie ein Kirchhof – umfriedigt. […] Der Landesherr, der oberste Kriegsherr war es, der da am Allerseelentag gekommen war, für seine toten Landeskinder, für seine gefallenen Krieger ein stilles Gebet zu verrichten. Auch er stand unbedeckten, gebeugten Hauptes da, in schmerzerfüllter Ehrerbietung vor der Majestät des Todes. Lange, lange blieb er unbeweglich.”, Waffen nieder!, p. 308 124 „Mit seinem Pinsel denselben Feind bekämpfte, gegen den ich meine Feder wandte” Ibid., p. 318 120 57 Werestschagin, comme avec Bloch ou Hodgson Pratt125, montrent qu’elle est en relation avec toute l’intelligentzia européenne qui s’intéresse de près ou de loin à la guerre et à la paix. Elle entretient une correspondance suivie, non seulement avec Alfred Nobel mais aussi avec des pacifistes comme le Français Frédéric Passy126, avec des écrivains comme Tolstoï, Björnson ou Max Nordau, avec les philosophes Herbert Spencer ou Ernst Haeckel, avec des artistes comme Werestschagin ou Johann Strauss, des politiques l’italien Pandolfi, le Hongrois Türr ou des scientifiques comme Wilhelm Löwenthal et bien d’autres encore mais une énumération serait fastidieuse. Elle est au courant de tous les événements dignes de ce nom en Europe ou plus généralement en Occident. Comme nous l’avons dit, elle montre, dans Bas les armes!, la souffrance des soldats, aussi bien de ceux qui font la guerre dans des conditions inhumaines que de ceux qui sont blessés et meurent sur place faute de soin, mais après d'horribles souffrances, mourant parfois de soif en plein soleil.127 Cela est bien sûr un appel au sentiment de compassion. C’est l’occasion pour elle de rendre hommage à son beaupère, le baron S., vice–président de l’«Association d’aide aux blessés » (Patriotischer Hilfsverein)128 qui œuvrait pour l’aide aux blessés. A cette époque il n’y avait pas encore de Convention de Genève, pas de „Croix Rouge“ et comme précurseur de cette institution humanitaire s’était créé cette Association d’aide, dont la mission était de recevoir toutes sortes de dons en argent, linge, charpies et pansements pour les pauvres blessés et de les acheminer jusqu’au théâtre des opérations.129 De fait la Croix Rouge ne fut créée qu’en 1864, par Henri Dunant qui, en voyage d’affaires, fut effrayé de voir la souffrance sur le champ de bataille de Solferino (1859). Poursuivi par les souvenirs des horreurs vues, il écrivit un livre intitulé Un souvenir de 125 Hodgson Pratt (1824-1907), homme politique britannique, cofondateur et président de l’Association internationale d’arbitrage et de paix (International Arbitration and Peace Association). 126 Frédéric Passy (1822-1912), homme politique français, président du parti du marché de libre échange, cofondateur de la Société des amis de la paix à Paris, président de l’Union interparlementaire, premier Prix Nobel de la Paix, avec Henri Dunant en 1905. 127 Dans Bas les armes! Martha décrit l’épouvante de la guerre avec ses kyrielles de morts et de blessés sur le champ de bataille où elle s’est rendue (Königgrätz). Malgré tous les efforts prodigués il a été impossible de secourir les blessés, Die Waffen nieder!, p. 230-272. 128 Le baron S. est bien sûr le baron Suttner. 129 „Damals gab es noch keine Genfer Konvention, kein « Rotes Kreuz », und als Vorbote jener humanen Institutionen hatte sich dieser Hilfsverein gebildet, dessen Aufgabe es war, allerlei Spenden in Geld, Wäsche, Scharpie, Verbandzeug usw. für die armen Verwundeten in Empfang zu nehmen und nach dem Kriegsschauplatz zu befördern.“, ibid., p. 33. 58 Solferino, publié en 1862. Une année plus tard, il participa à Genève à la fondation du Comité international de secours aux militaires blessés, désigné dès 1876 sous le nom de Comité international de la Croix-Rouge. La première convention de Genève, se référant largement à ses propositions, fut ratifiée en 1864, mais pas par l’Autriche. Il est ainsi considéré comme le fondateur du mouvement de la Croix-Rouge internationale. Il obtient conjointement avec Frédéric Passy le premier prix Nobel de la paix en 1901, ce que Bertha von Suttner n’appréciera guère car sa position à l’égard de la Croix Rouge est ambivalente : elle ne ratera pas une occasion de souligner l’importance de cet organisme pour le secours aux blessés mais elle insistera aussi toujours sur le fait que ce n’est pas un pas vers la paix mais juste un aménagement, une humanisation de la guerre. En revanche, elle ne s’étend pas non plus sur la souffrance des parents qui ont perdu l’un des leurs, ni sur leur angoisse en attendant leur retour du combat, sauf pour insister sur le fait que dans la Société 130 c'est un sujet tabou et qu'en aucun cas on ne montre ses sentiments : le patriotisme a toujours la primeur. Son père reproche à Martha de ne penser qu’à elle-même (qui vient de perdre son mari à la guerre) : Tu ne penses qu’à toi et aux personnes individuelles. Mais dans cette question il s’agit de l’Autriche. […] Mon enfant, un royaume, un État vit une vie plus longue et plus importante que les individus.131 Plus tard quand Martha (alias Bertha) parle des mutilations subies par les soldats, sa Tante Marie réagit sur le ton de la plus haute indignation morale. Alors je perdis patience : Oh votre pruderie – Oh votre minauderie de bienséance ! Toutes les horreurs peuvent se produire, mais il ne faut pas les citer. […] C’est cruel et lâche ! Détourner les yeux – les yeux corporels et les yeux de l’esprit -, c’est ce qui est responsable que tant de misère et d’injustice perdurent!132 130 Société est écrit avec sa majuscule comme il était d’usage précisément dans la haute Aristocratie, la haute société ou première société, très hautaine et très exclusive, très choisie (exquisit) de l’Autriche Hongrie. 131 „Du denkst immer nur an dich und an die einzelnen Menschen. Aber in dieser Frage handelt es sich um Österreich.[…] Mein Kind, ein Reich, ein Staat lebt ein längeres und wichtigeres Leben als die Individuen.“, Die Waffen nieder!, op. cit., p. 40. 132 „Tante Marie stöhnte im Tone in der höchsten Entrüstung. Da riβ mir die Geduld: O über eure Prüderie – und o über eure zimperliche Wohlanständigkeit! Geschehen dürfen alle Greuel, aber nennen darf man sie nicht.[…] Grausam und feig ! Dieses Wegschauen –mit dem leiblichen und dem geistigen Auge -, das ist an dem Beharren so vielen Elends und Unrechts schuld!”, ibid., p. 267. 59 Ces deux citations tendraient à donner raison à Sandra Hedinger133, qui dans son ouvrage Des femmes sur la guerre et la paix, (Frauen über Krieg und Frieden), se demande qu’elle est l’influence des relations de genre sur la question de la paix et de la guerre, d’après l’œuvre de trois écrivaines de la première génération de femmes pour la paix confrontées à trois écrivaines de la nouvelle génération. Elle affirme que Bertha von Suttner mettrait en lumière dans son roman Bas les armes!, « le conflit entre deux conceptions du monde qui devaient ultérieurement marquer de leur empreinte la discipline des relations internationales, à savoir la controverse entre réalisme et idéalisme »134, qu’elle lie ensuite à l’opposition entre masculinité et féminité. Le fait que Bertha von Suttner serait renvoyée du côté de la féminité peut expliquer que lui soit restée attachée la réputation d’être larmoyante, ce qu’elle n’est, ni dans sa vie , ni dans ses romans. Aucun de ses personnages ne montre de sensiblerie. Du sentiment certes, de la naïveté aussi mais jamais d’émotivité outrancière pouvant justifier le qualificatif de larmoyant. A l’opposé elle fait sans arrêt appel au parler vrai, à la raison et à la logique, espérant vivement voir le jour où un chercheur trouvera les lois logiques et statistiques régissant la société et les relations humaines, qui empêcheront de se cacher derrière de faux semblants, de faux prétextes. Est-elle en avance sur son temps ? fait-elle partie des propagandistes d’idées socio-philosophiques que l’on rencontre fin XIXe siècle en Europe ? Ou bien est-elle encore des Lumières ? La question se pose donc, de savoir si sa conception de la paix et de la guerre est une conception kantienne. Comme nous l’avons dit, elle ne définit pas très précisément ses concepts mais emprunte aux philosophes qu’elle a étudiés (et ils sont nombreux), les éléments qui lui agréent, pour définir sa pensée et surtout pour la propager, tant elle est certaine que les philosophes ne sont pas à la portée de tous et qu’il faut des médiations. Elle se veut une passeuse de sens et pour ce faire elle explicite les concepts sans les formaliser et les illustre. Son idée que la paix perpétuelle est toujours à construire peut aussi bien s’enraciner chez Grotius que chez Hobbes ou chez Kant. Pour Kant il s’agit de passer de l’état de nature à l’état juridique qui, lui, est un état de paix. Voilà 133 Sandra Hedinger, titulaire d’un doctorat en Affaires internationales et économie politique, études à l’université de Saint-Gall (HSG) et à l’université Columbia de New York, est actuellement viceprésidente de la section des Affaires publiques à l’Institut fédéral suisse de technologie (ETH) de Zurich. 134 „Damit veranschaulicht Bertha von Suttner den Konflikt zwischen zwei Weltanschauungen, die später die Disziplin der internationalen Beziehungen prägen sollten, namentlich die Kontroverse Idealismus versus Realismus.“, Sandra Hedinger, Frauen über Krieg und Frieden, Bertha von Suttner, Rosa Luxemburg, Hannah Arendt, Betty reardon, Frankfurt, New York, Campus Verlag, 2000, p. 68. 60 exactement ce que Bertha von Suttner suggère. Par ailleurs, à la suite de Kant, elle affirme qu’il ne doit y avoir aucune guerre, que rien ne peut légitimer une guerre, il n’y a pas de guerre juste, au contraire de Grotius qui légitime la guerre « par le principe de conservation et la juste défense de soi-même, ce qui exclut les guerres de conquête, »135 ou de St Augustin, pour qui se battre pour l’ordre est une guerre juste. Elle-même insiste sur la nécessité de régler les conflits par le dialogue sur la base d'un droit international, valable pour toutes les nations, mais à créer. Et, en cela aussi, elle est l’héritière de Kant. Elle en appelle à la raison, à la logique et présente les arguments pour et contre la guerre. Pour Kant « être homme, c’est transcender la nature par l’impulsion suprasensible de l’exigence morale qui s’impose à nous comme Loi. […] La raison humaine est spontanément législatrice : elle enjoint l’universel.»136 Il n’est pas dit qu’il faille renoncer à la faculté sensible au profit de la seule raison. Bertha s’inscrit aussi dans cette distinction et pour elle aussi la paix s’obtiendra par la loi, le droit. « Droit » est, avec raison et logique, l’un de ses maîtres mots. La paix est à construire, et s’obtiendra par la loi, le droit. Dès le départ, elle appelle de ses vœux une association pour l'arbitrage, qui règlera les conflits entre les nations par le dialogue, la diplomatie, en termes de droit. Elle note que « au Moyen Age, les papes ont souvent essayé de s’ériger en arbitres entre les États, mais en vain »137 Pour elle, l’étape suivante est le Congrès de Paris de 1856 mettant fin à la guerre de Crimée. Par ailleurs, un des attendus du traité comportait « une clause, qui décide que les puissances s’engagent à se soumettre, en cas de conflits futurs, à des négociations préalables. […] qui ne fut pas suivie d’effet.138 » Cette idée n’est donc pas nouvelle au moment où elle en fait la promotion pendant la préparation de la Conférence de La Haye en 1899, mais elle n’a pas d’écho dans le public. Et c’est ce rôle de médiateur des idées qu’elle semble s’être assigné. C’est ainsi aussi que la définit Beatrix Kempf139 : 135 France Farago, op. cit., p. 18 Ibid., p. 92 137 „Im Mittelalter versuchten die Päpste öfters, sich als Schiedsrichter zwischen den Staaten einzusetzen, aber vergebens.“, Die Waffen nieder!, p. 337 138 „Dem Vertrag wird eine Klausel beigesetzt, welche bestimmt, daβ die Mächte sich verpflichten, bei künftigen Konflikten sich vorgehenden Vermittlungen zu unterstellen ; […] befolgt wurde sie aber nicht.“ Ibid., p. 339 139 Beatrix Kempf, Professeure à Vienne. Centre d’intérêt : débuts et histoire du mouvement des femmes de 1813 à 1914. Elle est mondialement connue pour avoir repris une grande biographie de Bertha von Suttner en1964, Bertha von Suttner, Das Lebensbild einer großen Frau. Schritstellerin, Politikerin, Journalistin, Vienne, östrerreichischer Bundesverlag, 1964. Le titre de l’ouvrage donne la tonalité 136 61 Ce n’était pas une politicienne, pas député d’un parlement, pas spécialiste de droit, pas diplomate comme plus d’un de ses collègues. Les Scandinaves lui avaient donné un jour le nom de ‘Conciliatrix’.140 L’idée de primauté du règlement des différents par une cour d’arbitrage est liée dans les écrits de Bertha von Suttner, soit à une alliance des peuples d’Europe, soit à une fédération européenne dont il faudra préciser le statut mais qui ne soit pas à l’image de la Triplice141 ou de la Triple-Entente142, mais qui soit un rempart pour prévenir une nouvelle guerre ou un moyen pour les coalisés d’être plus forts dans l’éventualité souvent désirée d’une nouvelle attaque des pays voisins. Ici nous voyons l’influence des penseurs des siècles précédents. Nous ne retracerons pas les querelles philosophiques du passé. Soulignons simplement que l’idée d’Europe, c’est-à-dire d’union entre les États d’Europe occidentale, comme rempart contre la guerre, figure déjà chez Pierre Dubois au début du XIVe siècle, mais elle n’en parle pas. Paul Michael Lützeler143 écrit dans son article « der Europadiskurs der Schriftsteller“: Il y a deux grandes tendances dans le discours européen : un discours de tendance politico-pragmatique qui inclut aussi des aspects économiques et juridiques et un discours de tendance culturelle dans lequel le religieux, le mythique et l’éthique sont au centre. […] Dans la première catégorie, on bâtit sur des solutions politico-pragmatiques pour vaincre la guerre 144 Lützeler classe dans la première catégorie, Podiebrad, Henri IV et l’Abbé de Saint pluraliste de l’œuvre. 140 „Sie war nicht aktive Politikerin, nicht Abgeordnete eines Parlaments, nicht Rechtgelehrte, nicht Diplomatin wie manche ihrer Kollegen. Die Skandinavier hatten ihr einmal den Namen ‚Conciliatrix’ gegeben.“, Beatrix Kempf, Bertha von Suttner, Das Lebensbild einer großen Frau, Vienne, österreichischer Bundesverlag, 1964, p. 103. 141 La Triplice ou Triple Alliance est conclue le 20 mai 1882.La Triplice, contraction du terme « Triple Alliance », est le nom donné à la veille de 1914 à l'alliance conclue entre l'Empire allemand, l'Empire austro-hongrois et le Royaume d'Italie. 142 La Triple-Entente est l'alliance militaire de la France, du Royaume-Uni et de la Russie impériale par opposition à la Triplice. Elle est la combinaison de plusieurs accords entre les trois pays. 143 Paul Michael Lützeler, né en 1943, germaniste germano-américain, spécialisé en littérature comparée, professeur à l’université Washington de Saint Louis. 144 „Innerhalb des Europa-Diskurses gibt es zwei Grundrichtungen: einen tendenziell politischpragmatischen Diskurs, der auch Aspekte des Wirtschaftlichen und Juristischen umgreift, und einen tendenziell kulturellen Diskurs, bei dem Religiöses, Mythisches und Ethisches im Mittelpunkt stehen“ Paul-Michael Lützeler, „Der Europadiskurs der Schriftsteller als Plaidoyer für den Frieden“, in Penser et construire l’Europe, De la paix éternelle“ à la sécurité collective, Études Germaniques, avril-juin 2009, p. 276. 62 Pierre, à qui Bertha von Suttner consacre plusieurs pages « puisqu’ils proposent des solutions concrètes. » Ainsi George Podiebrad (1420-1471), roi de Bohême de 1458 à 1471, qui, bien qu'ayant mené diverses guerres, propose tout comme Dubois une fédération d'États pour mettre fin aux guerres qui ravagent l'Europe. Il rédige un Traité aux clauses d'une étonnante précision où il va plus loin dans ses propositions plus concrètes que celles de Dubois : des réunions plénières des États membres, avec décisions à la majorité simple avec force obligatoire, un tribunal d'arbitrage international, une force armée commune, un budget commun. Même s'il préconise de respecter la souveraineté nationale des États membres, il esquisse le plan d'un exécutif relevant de la fédération. En Realpolitiker, il aurait même parlé d'une ligue de la paix afin de mettre un terme au conflit opposant le pape et l'empereur. Mais sans résultat. Il semble que Bertha von Suttner fasse une lecture personnelle de l’histoire de France en attribuant au roi Henri IV un siècle plus tard, la proposition d’une fédération européenne, qui aurait réuni les seize États qui composaient l'Europe (La Russie et la Turquie faisaient encore partie de l'Asie). Il est à noter qu’Heinrich Mann, qui, par ailleurs, ne mentionne pas une seule fois Bertha von Suttner, fait, dans son Henri IV, la même lecture qu’elle. Chacun de ces seize États devrait envoyer deux députés à un 'Reichstag européen', dont la mission serait d'assurer la paix religieuse et d'aplanir tous les conflits internationaux,145 car les conflits entre catholiques et protestants sont source de guerres permanentes. Seule la maison d'Autriche s'y opposant, les autres nations préparaient une campagne pour mettre au pas les récalcitrants. C'est l'assassinat d'Henri IV qui aurait empêché cette réalisation. Notre auteure a, ici, une interprétation personnelle d’éléments réels. La proposition de fédération émanait du ministre Sully146 et ne fut publiée qu’après la mort du roi, les rivalités entre la maison de France et la maison d’Autriche ayant d’autres racines et d’autres conséquences. Il reste exact que Sully a proposé la création d’une fédération, et aussi d’une force multinationale, prémices des "casques bleus" en quelque sorte, pour faire respecter le droit. C’est ce qui a retenu l’attention de Bertha von Suttner. 145 „Er wollte die sechzehn Staaten, welche Europa bildeten (Russland und die Türkei zählten noch zu Asien), in einem Bund vereint wissen. Jeder dieser sechzehn Staaten hätte zwei Abgeordnete zu einem "europäischen Reichstag" zu schicken; diesem wäre die Aufgabe zugefallen, den religiösen Frieden zu gewährleisten und alle internationalen Konflikte zu schlichten.“ Die Waffen nieder, p. 337. 146 Henry IV (1553-1610), roi de France (1589-1610), organisa son royaume et voulut instaurer une paix en Europe. Mais c’était paradoxalement en menant une guerre contre les tentations hégémonistes et expansionnistes des Habsbourg. Sully (1559-1641), ministre d’Henri IV, mit au point un projet de paix et la constitution d’une fédération européenne. 63 L’abbé de Saint-Pierre147 (1658-1743), qui l’a largement inspirée, est encore plus concret. Il préconise une confédération européenne, l’établissement d’une ligue entre souverains avec tribunal et congrès permanents pour régler les litiges qui ne peuvent manquer de se produire. Cette alliance servirait à prévenir les guerres extérieures et les guerres civiles, à diminuer les dépenses militaires, à augmenter les revenus pour le bien commun, à améliorer les conditions morales et sociales. C'est une ébauche de la "Société des monarchies" au service de la paix, que propose l'abbé de Saint-Pierre. En s’y référant Bertha von Suttner souhaitait non pas une ligue des souverains mais une ligue des élites et, plus réaliste qu'on ne le dit souvent, elle considérait que l'évolution devait passer ou par une révolution, - ce qu'elle ne voulait pas - ou par le truchement des forces dirigeantes en place qu'il fallait convaincre. C'est cet aspect de ligue des gouvernants que les critiques de son époque, surtout les socialistes, lui reprochent. Notons que cette idée est répandue en Europe, jusqu’à l’époque d’un médiateur comme Curtius148 par exemple et de la Bildungsbürgertum (bourgeoisie de la culture) qui s’écroule dans les années 1930 face à la montée d’Hitler. Ceux qui lui reprochent de mettre sa confiance dans les gouvernants et les élites ont voulu trouver une explication psychologisante facile liée au fait qu’elle n’aurait pas surmonté la rebuffade subie lors de son entrée ratée dans la Société. Cependant nous pensons qu’il s’agit plutôt d’une conviction philosophique profonde, certes, peu originale dans son milieu d’origine aristocratique et légitimiste quant à sa structure élitiste mais originale dans ses aboutissements pacifistes : Elle préconise une alliance des peuples d’Europe qui, seule, garantira la paix perpétuelle et mondiale et prévoit un conseil de l’Europe (ein Senat). Elle se réfère aussi à Leibniz qui avait connaissance du Projet de paix perpétuelle de l'abbé de Saint-Pierre. S'il était globalement d'accord avec lui, notamment sur l'importance de « faire l'Europe », il ne voulait pas d'une union statique des États. Il préférait une "balance de l'Europe", c'est-à-dire un équilibre entre les maisons princières, qui a bien dominé en effet en Europe au XIXe siècle. Kant, qui semble avoir largement inspiré Bertha von Suttner, reprend les thèmes 147 L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743), théoricien politique français, publia en 1712 son Projet de paix perpétuelle, proposé au congrès d’Utrecht sous le titre Mémoires pour rendre la paix perpétuelle en Europe. 148 Curtius, Ernst Robert (1886-1956), philologue allemand, spécialiste des littératures romanes, joue un rôle important dans l’idée d'unité de la culture européenne. Voir Christine de Gemeaux, Ernst Robert Curtius (1886-1956 : origines et cheminements d’un esprit européen, Bern, Berlin, Frankfurt/Main, New York, Paris, Vienne, 1998. 64 de l’abbé de Saint-Pierre et de Rousseau (« Rousseau, mon maître ») dans son Projet de paix perpétuelle, Esquisse philosophique (Zum ewigen Frieden, ein philosophischer Entwurf, 1795) et pousse plus loin son projet en le fondant en droit. Il n'est pas d'accord avec la « balance de l'Europe » de Leibniz car il a vu les effets désastreux de la politique d'équilibre après le traité de Westphalie en 1648, pas plus, d’ailleurs, avec la « Société des monarchies » de l’abbé de Saint-Pierre. Il appelle Saint-Pierre et Rousseau des « guides conduisant vers le grand objectif, l’ultime perfection: la société des nations… ». Pour lui, l’amélioration de l’humanité viendra: 1) de la société des nations; 2) du contrat social; 3) de l’éducation. […]Ses idées sur la formation des sociétés, sur la nécessité d’un pacte international, fondement du droit des gens, sur la subordination de la politique au droit, sur l’excellence des institutions démocratiques et républicaines [sont inspirées de ces auteurs].149 Ce sont ces idées que Bertha von Suttner valorisera quand elle se sera engagée dans le mouvement pacifiste, avec l’idée d’une fédération d’États libres et souverains, car la fédération garantit l’autonomie et les droits de chaque peuple et constitue une ligue de la paix. Du point de vue de la raison, il n'y a pas d'autre voie pour légaliser les relations entre les États que de créer une communauté entre les peuples. La difficulté étant d’établir un droit international, reconnu par tous. Pour clore ce chapitre sur les références de Bertha von Suttner, nous citerons encore Victor Hugo dont elle dit avoir lu toute l’œuvre dans sa jeunesse. D’ailleurs dans l’énumération impressionnante des auteurs qu’elle a lus, elle n’ajoute de commentaire que pour Victor Hugo. : [J’avais beaucoup lu]: tout Shakespeare, tout Goethe, tout Schiller et Lessing, tout Victor Hugo; ce dernier – un monde en soi - m’avait fait une si forte impression dans mon enfance avec son Ruy Blas, que je voulus le connaître dans toutes ses œuvres et je m’enivrai de la puissance de sa parole, des volées de soleil de son génie. 150 Victor Hugo lui a inspiré le titre de son célèbre roman Bas les armes!, dans son 149 France Farago, op; cit., p.91 „[ich hatte sehr vieles gelesen: ] Den ganzen Shakespeare, den ganzen Goethe, den ganzen Schiller und Lessing, den ganzen Victor Hugo. Der letztere - eine Welt an sich -, der mir schon als Kind mit seinem ,,Ruy Blas" einen so gewaltigen Eindruck gemacht, den wollte ich in allen seinen Werken kennenlernen und berauschte mich an seiner Sprachgewalt, an den Sonnenflügen seines Genies.“, Lebenserinnerung, p. 142. 150 65 discours d’ouverture du Congrès de la paix de Paris en 1849151. C’est dans ce même discours de Victor Hugo, que l’auteure cite à plusieurs reprises, qu’il a lancé le slogan « des États-Unis d’Europe », terme repris dans son discours de Lausanne en 1869, qu’il adresse « aux concitoyens des États-Unis d’Europe ». Il était persuadé que la paix ne pouvait durer en Europe que si les souverains se mettaient d’accord sur un programme de paix. Il envisageait un axe franco-allemand comme moteur de l’Europe, une idée que Bertha von Suttner n’a pas reprise. Elle consacre à l’Europe, facteur de paix, les chapitres trente-six « Bonne nouvelle, c’est-à-dire la constitution de l’Europe » (Frohbotschaft, das heisst, « die Konstituierung Europas »), et trente-sept « L’âme européenne » (« die europäische Seele ») de Échec à la misère (1898). On y retrouve le fil du discours de Victor Hugo. Et si elle reste autant que lui dans le vague sur la forme concrète de la confédération de l’Europe, elle donne sa fonction : établir la paix perpétuelle. Le chapitre commence et se termine ainsi: La grande conférence de préparation à la paix - convoquée par les souverains eux-mêmes - a nécessité plusieurs semaines. […] Le résultat va être proclamé. […] Venons-en maintenant au résultat positif le plus important de la première conférence européenne de la paix. En deux mots: à partir d’aujourd’hui, il y a une Europe.152 Bien sûr, cette idée d’Europe est dans l’air du temps et beaucoup de penseurs expriment l’idée qu’il est nécessaire de créer une union des États européens si l’on veut assurer la paix. Plusieurs des amis ou collaborateurs de l’auteure se sont exprimés sur la forme et la structure souhaitable de l’Europe (fédération ou confédération), par exemple Eduard Löwenthal153, Alfred Fried 154 ou Eugen Schlief, tous issus du kantisme mais 151 « une assemblée en laquelle vous vous sentirez tous vivre, […] qui décidera, qui jugera, qui résoudra tout en loi, qui fera tomber le glaive de toutes les mains et surgir la justice dans tous les cœurs, qui dira à chacun : Là finit ton droit, ici commence ton devoir. Bas les armes!! vivez en paix ! […] Un jour viendra où l'on verra ces deux groupes immenses, les Etats-Unis d'Amérique, les Etats-Unis d'Europe », extraits du discours d'ouverture du Congrès de la Paix - 21 août 1849, prononcé par Victor Hugo. 152 „Die groβe – von den Machthabern selber einberufene – internationale Friedensfertigungskonferenz hat mehrere Wochen in Anspruch genommen. […] Das Ergebnis soll verkündet werden; […] und nun zum wichtigsten, positiven Ergebnis der ersten europäischen Konferenz: in zwei Worten: von heure ab giebt es ein Europa“, Schach der Qual, p. 194 et 201. 153 Eduard Löwenthal (1836-1917), écrivain allemand, engagé dans le mouvement pacifiste : il a fondé le Deutscher Verein für internationale Friedenspropaganda en 1874 et publié différents ouvrages : System und Geschichte des Naturalismus (1861), Eine Religion ohne Bekenntnis (1865), le cogitantisme ou la religion scientifique (1886), Cogitantentum als Staats- und Weltreligion (1892). Il a été en relation avec Bertha von Suttner, par l’intermédiaire d’Alfred Fried et du mouvement de la paix en Allemagne. 154 Alfred Hermann Fried (1864-1921) était un journaliste autrichien, qui milita en faveur de la paix, dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale. Ancien libraire, éditeur et journaliste, il fonde avec Bertha von Suttner la revue « Die Waffen nieder » en 1892 puis plus tard (1899) « Die 66 ayant ensuite pris des positions différentes. Ainsi E. Löwenthal, dont les conceptions européennes ont varié mais dont la devise « Si vis pacem, para pacem » (« Si tu veux la paix, prépare la paix ») est aussi celle de Bertha von Suttner. [Löwenthal] n’aspirait ni à une République socialiste, ni aux États-Unis d’Europe républicains, car il considérait que l’organisation de la paix ne devait pas dépendre de la nature des institutions. Il espérait pouvoir renforcer le pouvoir parlementaire, y compris dans les États dynastiques, et parvenir ainsi à une confédération pacifique. […] Ses activités ont été approuvées par Bertha von Suttner. En somme, l’évolution de l’idée de communauté européenne chez Löwenthal semble bien être caractéristique d’une époque155 ». Eugen Schlief156, quant à lui, commence par attaquer vivement tous les projets antérieurs. Pour lui, rien ne doit limiter l’autonomie des États qui, cependant, acceptent de décider ensemble. « C’est la communauté des États civilisés qui doit être le juge compétent en matière de droit. […]. L’organisme prend le nom de « Système des États européens ». […] Il proscrit toutes les autres dénominations »157. Son projet est utopique et repose sur l’idée de supériorité absolue de la civilisation occidentale, que l’on retrouve chez tous les penseurs de « l’époque moderne » et donc aussi chez Bertha von Suttner. Cependant ce qui distingue Schlief, c’est le refus des systèmes développés avant lui. La vision de Bertha von Suttner sur l’Europe qui doit conduire à la paix est exprimée dans la proposition Capper-Moneta-Suttner, adoptée en 1892 au Congrès de la paix de Berne (citée en annexe), ou encore dans la conclusion des Mémoires : La prochaine étape est là, comme quelque chose de très concret, très accessible, détaché de toute généralité théorique et éthique : la construction d’une Union Européenne d’États. […] Une idée complètement incomprise encore à l'époque et généralement [confondue] Friedens-Warte », qui militent en faveur des théories pacifistes - « Grundlagen des Revolutionären Pazifismus »(1908). Fried crée avec Bertha von Suttner le « Mouvement de la Paix » en Allemagne et travaille avec elle à Berlin comme à Vienne jusqu’à la mort de celle-ci dont il fut l’exécuteur testamentaire. Il a fondé l'Union de la Presse pour la Paix à Vienne en avril 1909. Il s'exile en Suisse pendant la Première Guerre mondiale. Il reçoit conjointement avec Tobias Asser, le Prix Nobel de la Paix en 1911 pour son engagement pacifiste. 155 Jean Nurdin, Le rêve européen des penseurs allemands, (1700-1950), p.122 156 Eugen Schlief, (1851-1912), avocat au tribunal de commerce du Reich et fondateur de la Société pacifiste allemande (Deutsche Friedensgesellschaft), publie en 1892 La paix en Europe. Étude de droit international et de politique (Der Friede in Europa. Eine völkerrechtliche-politische Studie) 157 Jean Nurdin, op. cit., p. 123 67 avec États-Unis et honnie pour l'Europe. Tellement honnie qu'un journal suisse portant le titre « Les États-Unis d'Europe », s'est vu refuser le droit d'entrée en Autriche.158 En dépit d’un certain flou conceptuel, les éléments essentiels de cette construction institutionnelle européenne envisagée par Bertha von Suttner sont les suivants, en tant que seul rempart contre les guerres : un tribunal d’arbitrage est le moyen idéal pour aplanir les différends qui ne peuvent manquer d’apparaître entre les nations ; une constitution est nécessaire pour établir le droit politique international et garantir ainsi le destin de l’humanité. En ce sens, elle œuvrait à l’instar de la fraction « fédéraliste » du mouvement de la paix. Cette vision, née pour contrecarrer la montée des nationalités et du nationalisme, peut paraître optimiste car, même si Bertha von Suttner cite comme cause principale de la guerre ce qu’elle appelle le patriotisme (qu’elle décrit comme du nationalisme exacerbé), l’égoïsme et l’orgueil national sont très nettement supérieurs à l’altruisme et au désir de concorde entre les nations. Car à cette époque [1885] le patriotisme était tenu pour la plus noble de toutes les vertus, l’altruisme des peuples n’était pas encore connu. […] L’égoïsme individuel, avec tous ses attributs que sont la haine du prochain et l’adoration de soi-même, étouffé par les prescriptions morales et religieuses, continuait à vivre dans l’égoïsme national, non seulement sans être inquiété mais même en étant admiré. […] La conviction n’était pas encore mûre que l’altruisme des peuples représente un progrès sur l’égoïsme national, au même titre que l’attention des individus au prochain par rapport à l’égoïsme individuel.159 Bertha von Suttner développe une vision à long terme puisqu’elle aspire à la paix perpétuelle, car la paix est préférable à la guerre. Cette dernière est un retour à la barbarie, « elle déshumanise, transforme en tigre, diabolise…De l’huile 158 Die nächste Etappe steht als etwas ganz Konkretes, ganz Erreichbares, von aller theoretischen und ethischen Allgemeinheit Losgelöstes da: Die Bildung einer europäischen Staatenunion, […]Damals eine noch ganz unverstandene Idee; allgemein verwechselt mit « Vereinigte Staaten » nach dem Muster Nord Amerikas und für Europa verpönt. So sehr verpönt, dass einem Blatte der Schweiz, betitelt Les États-Unis d'Europe, der Eingang nach Österreich verboten war." Lebenserinnerungen p. 536 159 „Denn zur Zeit [1885] galt der Patriotismus als die vornehmste aller Tugenden, der Völkeraltruismus war noch nicht bekannt. […] Der schon längst in Zügel gehaltene individuelle Egoismus, mit allen seinen durch sittliche und religiöse Vorschriften erstickten Trieben von Nächstenhaβ und Selbstanbetung, führte im Nationalegoismus sein Dasein nicht nur unbehelligt, sondern bewundert fort.[…] Noch war die Einsicht nicht gereift, daβ der Völkeraltruismus ebenso einen Fortschritt über die nationale Ichsucht vorstellt, als die Nächsten-Rücksicht bei den Individuen über individuellen Eigennutz erhaben ist.“, Das Maschinenzeitalter, p. 8-9. 68 bouillante !... 160» mais la paix ne pourra réellement être perpétuelle que si elle est cosmopolite,161 c’est-à-dire si elle concerne le monde entier, que s’il existe un droit international, un organisme international chargé de garantir le maintien de cette paix et de régler les litiges entre Etats. La première tentative d’organiser une paix perpétuelle se réfère nommément à Bertha von Suttner et a pris la forme préconisée par elle, de Société des Nations (Völkerbund). Cet organisme, dont le siège était à Genève, fut "créé en 1920 pour développer la coopération entre les nations et garantir la paix et la sécurité"162. Bien sûr, entre la conception de Bertha von Suttner (Staatenbund) et la Société des Nations (S.D.N.), la guerre est passée et la conception de l’État a changé, même en Autriche-Hongrie : on est passé à l’État national (dans les douze points du président Wilson, on trouve l’idée qu’un État correspond à une nation), la nation devenant la référence de base. Rappelons que la notion de Volk a pris une importance capitale en Autriche-Hongrie et en Allemagne fin XIXe-début XXe pour atteindre un paroxysme dans les années 30. Précisons que Bertha von Suttner utilise dans cette motion de Berne (1892) et dans Echec à la misère (1897) le terme de Staatenbund163, c’est-à-dire Union d’États, tandis que plus tard, l’expression française sera Société des Nations, l'anglaise League of Nations et l’allemande Völkerbund (Union des peuples). Ce sont là trois termes différents, se référant à des entités différentes puisque les termes de Peuple, Nation ou État ne se recouvrent pas. Par la volonté de certaines nations de garder leurs prérogatives nationales, la S.D.N. était vouée à l’échec. Cela n’est pas sans rappeler que du vivant de Bertha von Suttner, le Tribunal d’arbitrage international, créé lors du Congrès International de La Haye 164 en 1907, n’eut, en réalité, jamais de pouvoir à cause des réticences de l’Allemagne et de l’Autriche. Bertha von Suttner ne cessa pas de répéter que le principal responsable du peu de résultat de la Conférence était l’empereur Guillaume II, « qui ne pensait qu’à la guerre ». Si elle n’avait pas tort sur ce point, on 160 „Sie entmenscht, vertigert, verteufelt…siedendes Öl!...“, Die Waffen nieder!, p. 216. Cosmopolite est l'adjectif utilisé par Kant dans son opuscule Zum Ewigen Frieden (1795). 162 Citation de Le petit Larousse, 1995, rubrique S.D.N. 163 Actuellement, le terme Bund en politique, surtout en Allemagne et en Autriche, désigne clairement une fédération. Ce n’était pas le cas pour Bertha von Suttner qui penchait plutôt pour une confédération, une ligue ou une union, un peu comme la confédération helvétique. D’ailleurs le Deutscher Bund était aussi une fédération. La S.D.N. qui ne prévoyait aucune forme de gouvernement, n’avait rien d’une fédération. 164 Congrès International de la Paix de la Haye s'est réuni en 1899 à l'instigation du tsar Nicolas II, à la suite de son manifeste publié le 24 août 1898 que beaucoup de souverains, en tout premier lieu les empereurs Guillaume II et François-Joseph, ont considéré d'un œil critique. Sans les efforts de Bertha von Suttner et de ses amis du mouvement de la paix qu'elle a réussi à convaincre, en faisant une tournée de conférences en Europe, le congrès n'aurait pas eu lieu. 161 69 peut s’interroger sur les raisons qui la conduisirent à ignorer la responsabilité d’autres États et de leurs dirigeants. Le pacifisme de Bertha von Suttner est d’abord un pacifisme éthique fondé sur la capacité morale de l'homme à se réformer et, partant, à comprendre que la guerre ne doit plus être employée. La guerre n’est plus de mise quand « ce que nous voulons, c’est ce qui est noble, ce qui est juste, ce qui rend heureux »165. A partir du XVIIIe siècle paraissent de nombreux traités sur l'art d'être heureux, qui rompent avec la morale chrétienne du devoir, de la soumission et de l’attente du bonheur dans l’au-delà. Pour Bertha von Suttner, le bonheur est terrestre, actuel et individuel, situé du côté de la faculté sensible, donc égoïste, dirait Kant ; mais il inclut un engagement au service de la communauté, pas de l’État ni même de l’Europe mais très clairement de l’humanité, de la communauté humaine et se situe, alors, du côté de la raison. Celui qui ose projeter son regard quelques milliers d’année en avant, doit avoir placé ses espoirs sur un poste d’observation plus élevé que l’amour de la patrie, à savoir sur l’amour de l’humanité.166 Malgré tout, Bertha von Suttner est pragmatique et intégrée dans la société et l’élite de son temps. Elle s’adresse à la conscience des responsables civils et militaires qui détiennent le pouvoir de décision. Elle est bien consciente des réalités politiques, même si elle se laisse parfois emporter par son enthousiasme, notamment lors de son action pour la promotion du manifeste de la paix du Tsar Nicolas II en 1898 et puis, au moment de la Conférence de la paix de La Haye en 1899. Celle-ci représentait la concrétisation de tous ses espoirs et il était logique qu'elle s'en réjouisse. Mais des écrivains réputés à cette époque comme Félix Dahn167, Karl Kraus168 ou le jeune Rilke169 n'hésitèrent pas à se moquer. Voici un extrait de l’épigramme de Félix Dahn après la 165 „Was wir wollen, ist das Edle, das Gerechte, das Beglückende" Lebenserinnerungen, p. 258-9. „Wer den Fernblick einige tausend Jahre nach vorwärts zu richten wagt, muβ seine Hoffnungen auf eine höhere Warte gestellt haben als auf die der Vaterlandsliebe, nämlich auf die Liebe zur Menschheit.“ Das Maschinenzeitalter, p. 24. 167 Félix Dahn (1834 - 1912) professeur allemand de droit, écrivain et historien. 168 Karl Kraus est un écrivain autrichien né le 28 avril 1874 à Jičín (aujourd'hui en République tchèque) et mort le 12 juin 1936 à Vienne, ville dans laquelle il a vécu toute sa vie. Auteur d'une œuvre monumentale qui n'est que très partiellement traduite en français, dramaturge, poète, essayiste, il a aussi et surtout été un satiriste et un pamphlétaire redouté qui dénonçait avec la plus grande virulence, dans les pages de Die Fackel, la revue qu'il avait fondée et dont il a, pendant presque quarante ans, été le rédacteur à peu près exclusif, les compromissions, les dénis de justice et la corruption, et notamment la corruption de la langue en laquelle il voyait la source des plus grands maux de son époque et dont il tenait la presse pour principale responsable. 169 Rilke (1875-1926), écrivain autrichien, né à Prague, qui a beaucoup médité sur l’art et la mort. 166 70 parution de Bas les armes! et au vu de son succès : A ceux qui - hommes ou femmes - craignent les armes. Haut les armes ! L'épée est l'apanage de l'homme. Quand l'homme combat, la femme se tait; Mais cependant, de nos jours, il y a des hommes Qui feraient mieux de porter jupons.170 D’ailleurs, elle fut l’une des cibles des feuilles satiriques dans les années 18901914. Certes, elle ne se réjouit pas d'être moquée, mais elle ne recula pas pour autant. Nous avons montré en annexe quelques caricatures, preuve qu’elle ne laissait pas indifférent. Elle aurait souhaité aussi, que la base, le peuple participe à cette construction de la paix ; il est évident que cela aurait donné une plus grande assise au mouvement de la paix. Mais son nom, son titre, sa position sociale, qui lui furent utiles en bien des circonstances, nuisirent à une plus large assise populaire. Ajoutons un argument qui peut ne paraître ni convaincant ni sérieux mais qui était capital pour l’époque : sa tenue vestimentaire, à laquelle elle attachait une grande importance, en raison de son éducation, manquait de la simplicité de celle des classes moyennes et populaires et jurait parfois avec celle du public qu’elle voulait toucher, notamment dans la banlieue de Vienne. Cela ne l’aida guère à convaincre les classes populaires. Mais pouvait-elle se transformer à ce niveau ? Ces tenues ne lui donnaient-elles pas l’assurance qui lui aurait fait défaut autrement ? Prenait-elle suffisamment en compte l’effet que produisait son apparence extérieure, tant elle était habitée par ses idées ? Est-ce que sa volonté de promouvoir la paix et les idées nouvelles, était réellement la seule chose qui comptât pour elle ? 170 “An die weiblichen und männlichen Waffenscheuen Die Waffen hoch! Das Schwert ist Mannes eigen, Wo Männer fechten, hat das Weib zu schweigen, Doch freilich, Männer gibt's in diesen Tagen, Die sollten lieber Unterröcke tragen“. Epigramme de Felix Dahn, in Lebenserinnerungen, p. 220 71 III. LES OBSTACLES A LA PAIX PERPETUELLE SELON BERTHA VON SUTTNER. A. UNE EPOQUE PEU FAVORABLE AU PACIFISME Nous allons confronter les idées de Bertha von Suttner à la réalité de son époque. Quelle image donne-t-elle de son époque? Qu’en retient-elle ? Qu'en refuse-t-elle ? Quelles sont les ruptures marquantes qu'elle a opérées ? A.1. L'air du temps ou le « Zeitgeist » Comme Bertha von Suttner le souligne dans ses Mémoires parues en 1909, l'air du temps (der Zeitgeist) est à la guerre et le restera jusqu’en 1914. Avec Geneviève Humbert-Knitel on peut justement se poser la question de savoir si « les Mémoires peuvent contribuer à la réminiscence historique ».171 Les renseignements fournis par Bertha von Suttner peuvent y contribuer, car elle donne force détails sur la vie dans son milieu à cette époque. Pour elle-même il a fallu attendre réellement sa période du Caucase pour qu’elle commence à en prendre conscience de ce qu’est la guerre et ce n’est réellement qu’après son séjour à Paris (hiver 1888-1889) qu’elle en pointera tous les signes. La gestation a été lente, tout comme chez Stefan Zweig dans Le Monde d’hier (die Welt von gestern), mais aussi chez tous les écrivains de cette époque, dans toute l’Europe. Les gouvernants ne pensent qu'à la reconquête des territoires précédemment perdus, ou à l'extension de leur pays. C'est le cas pour l'Autriche, qui a perdu une partie de ses territoires d'Italie (la Lombardie, Modène et la Toscane) après la bataille de Solferino en 1859. La Prusse, quant à elle, n'eut de cesse d'étendre son hégémonie sur tous les territoires germaniques avant de constituer, en 1870, l'Empire allemand. Le roi de Prusse, Guillaume Ier et surtout son chancelier Bismarck se sont 171 Geneviève Humbert-Knitel: « Können Memoiren zur historischen Erinnerung beitragen? Das Beispiel von Soma Morgenstern (1890-1976) ». In: Bobinac M., Düsing W., Goltschnigg D. (Hg), Tendenzen im Geschichtsdrama und Geschichtsroman des 20. Jahrhunderts, Zagreber Germanistische Beiträge, Beiheft 8, 2004, p. 171-183. employés à exclure l'Autriche de la Confédération Germanique. Ce fut chose faite après la bataille de Sadowa en 1866, où l'armée prussienne écrasa l'armée autrichienne. La France, vaincue en 1871, était animée par l’esprit de revanche face à une Allemagne dominatrice et conquérante. L'esprit revanchard est à la mode et Bertha von Suttner en montre un bel exemple avec la soirée qu’elle a vécue dans le salon de Madame Juliette Adam 172 à Paris : Il était bien connu que Madame Adam était une grande « patriote » ; cette dénomination signifiait à ce moment-là qu’elle était une porte-parole de l’idée de revanche. […] Partout où nous allions, toujours la même question : est-ce que ça va éclater ? Dans les journaux et plus encore dans l’air ambiant l’attente de quelque événement important.173. Partout, ceux qui veulent la paix sont taxés, au mieux de froideur patriotique, au pire d'être des révolutionnaires apatrides, ou des traîtres, ou des lâches. Ces deux derniers qualificatifs sont bien sûr insupportables. Ils sont aussi utilisés pour qualifier celui qui refuse d’honorer un duel d’honneur qui semble être le révélateur du Zeitgeist. Fin XIXe, le duel d’honneur est encore une pratique courante, à tel point que lors du septième congrès mondial de la paix à Budapest en 1896, il y eut le 21 septembre un très vif débat sur le duel. Un délégué - le Français Félix Lacaze dépose une motion que toutes les sociétés de la paix veuillent bien mettre comme obligation pour leurs membres de refuser tout duel. […] Finalement, Houezau de Lehaie trouve une motion de conciliation qui prie tous les membres de faire tous les efforts possibles pour empêcher l’usage du duel ,qui va à l’encontre des principes qu’ils défendent et de favoriser toute loi allant dans ce sens-là“174. Dans ses romans, Bertha von Suttner montre l’effet désastreux et totalement 172 Madame Adam, née Juliette Lambert (1836-1936), tenait salon rue Juliette Lambert. Écrivaine française, nationaliste farouche, elle créa en 1879 la « Nouvelle Revue ». 173 „Bekanntlich war Madame Adam eine große „Patriotin“; diese Benennung bedeutete in jener Zeit Trägerin des Revanchegedankens. […] Wo man hinkam, überall die Frage: Wird es losgehen? In den Zeitungen und mehr noch in der Luft die Erwartung irgendeines großen Geschehnisses.“ Lebenserinnerungen, p. 205-206 174 „Sehr bewegte Debatte über das Duell. Ein Delegierter – Felix Lacaze aus Frankreich – stellt den Antrag, daß alle Friedensgesellschaften es ihren Mitgliedern zur Bedingungen machen mögen, die Verpflichtung einzugehen, jedes Duell abzulehnen.[…] Schließlich findet Houzeau de Lehaie einen Vermittlungsantrag, der [die Mitglieder] bittet, alle Anstrengungen zu machen, um den Gebrauch des Duells, das ja den von ihnen verteidigten Grundsätzen widerspricht, abzustellen und die Ausführung der darauf bezüglichen Gesetze zu sichern.“ Ibid.., p. 374 73 amoral des duels d’honneur, car il s’agit bien souvent de laver un honneur bien mal placé. Dans High Life, l’Américain John Walgrave, qui est ici le porte-parole de Bertha von Suttner commence sa lettre à son ami de Boston en se plaignant du duel dont il a été témoin : Ô la barbarie de la guerre – et - en petit – ô la sauvagerie et la niaiserie du duel ! La colère me saisit quand ces anachronismes sanglants me tombent sous les yeux.175 L’honneur individuel, valeur aristocratique par excellence, doit être défendu individuellement par la violence des armes s’il est atteint. Il est intéressant de noter que cette pratique est en contradiction avec la monopolisation de la violence par l’État, caractéristique moderne par excellence, et que le duel révèle une familiarité, une proximité, un naturel dans l’usage des armes. En ce sens, le duel apparaît aussi comme une forme mineure et individuelle de la guerre, démarche collective et institutionnelle. C’est pourquoi l’auteure s’en prend à cette pratique qui semble venir du fond des âges : Le duel est un reste de temps sauvages et obscures, une coutume non chrétienne, non humaine, un abus composé de fanfaronnade, de cruauté (ou grossièreté,) et de préjugé ; en un mot c’est une barbarie176» Entré dans les mœurs, le duel était une sorte d'institution propre à l'aristocratie et à la bourgeoisie dans toute l’Europe. L'on se battait souvent pour des vétilles. L'effet de mode et la pression sociale expliquent ces combats : le monsieur qui ne se bat pas est un poltron infréquentable, d'où la peur de l'exclusion de la société et de la ruine d'une réputation. Voici ce qu’en dit Victor Hugo, qui s’était battu quelques temps auparavant : Quand un homme raisonnable a eu le malheur de se battre en duel, il doit s’en cacher ou s’en accuser comme d’une mauvaise action ou d’une extravagance... Le duel ne cesse d’être méprisable qu’en devenant odieux. Voilà toute ma pensée. Je dois cependant pour la compléter 175 „O über die Barbarei des Krieges – und – im Kleinen – o über die Wildheit und Einfältigkeit des Duells! Ein Zorn erfasst mich, wenn mir diese blutigen Anachronismen unter die Augen kommen.“ High Life, p. 338. 176 „Das Duell ist ein Überbleibsel aus wilder, finstrer Zeit, eine unchristliche, unmenschliche, unsinnige Sitte, ein aus Fanfaronnade, Rohheit und Vorurteil zusammengesetzter Missbrauch, mit einem Wort : eine Barbarei.“, Bertha von Suttner, ein Manuskript, Leipzig, Friedrich, 1895. 74 ajouter qu’il est des cas où le plus honnête homme ne peut se dispenser d’avoir recours à ce sot préjugé.177 Le duel n’a été interdit en droit que fort tardivement. Le duel d'honneur est encore très souvent pratiqué en Autriche-Hongrie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Il était même prévu que les duels provoqués pendant la guerre seraient réglés à l’issue de celle-ci. Il était pourtant fortement controversé dans l’opinion publique surtout par les libéraux, les socialistes et l’Église catholique. Mais, comme c’était un signe d’appartenance à la classe supérieure, il ne fut aboli que par un décret de l’empereur Charles, en date du 4 novembre 1917. Dans les universités autrichiennes et allemandes, une forme de duel noble au sabre, la Mensur, était pratiquée tout au long du XIXe siècle. Cette pratique a perdu de sa force, mais peut être observée au cours du XXe siècle dans les fraternités d'étudiants. Signalons qu’en France aussi de très nombreux écrivains et hommes politiques ont cédé à la pression sociale : Victor Hugo, Lamartine, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Marcel Proust, Jules Vallès, Léon Gambetta, Henri Rochefort, Georges Clemenceau, Jean Jaurès et pour certains comme Évariste Galois ou Alexandre Pouchkine ( à Saint Petersburg en 1837) y ont laissé leur vie. Il y eut des duels jusqu’en 1950, ce qui n’a pas empêché Gaston Deferre et René Ribière de s’affronter en 1967.178 Le nombre d’écrivains et de politiques qui ont pratiqué le duel montre la place de celui-ci dans la vie de la haute société. Il y a aussi de nombreux duels dans la fiction. Nous citerons les nouvelles Un lâche et Un duel de Maupassant, ou Duel de Joseph Conrad. Bertha von Suttner elle-même en a mentionné plusieurs. Absolument opposée à cette pratique elle montre notamment dans High Life la sottise de ces combats singuliers en même temps que la futilité et l'hypocrisie des prétextes. Dans High Life, le comte Thunen réputé pour ses frasques, « un homme qui a notoirement entretenu une dizaine de liaisons », tue en duel le prince Wetterstein qui avait une liaison avec sa femme. Et « d’après le code de l’honneur tout était en règle ».179 Cet exemple mentionné par Bertha von Suttner se trouve aussi, quoique légèrement plus tard, chez Schnitzler qui en traite dans Aventure galante (Liebelei, 1895) ou chez Fontane dans Effi Briest (1895). 177 Victor Hugo, lettre à sa fiancée Adèle Foucher en 1821. Les renseignements de ces derniers paragraphes viennent de wikipedia, en date du 03.09.2011. 179 „Ein Mann, der notorisch zehn Liebschaften angezettelt » […] Nach dem Kodex der Ehre [war] alles in Ordnung“. High Life, p. 340 178 75 A l'occasion d'un duel de Niko, l’héritier de Mingrélie, le fils de la princesse Dadiana, Bertha von Suttner a été personnellement confrontée au problème : Il n'y avait rien à faire, les duels faisaient partie des dispositions inéluctables de l'organisation du monde – Quel jeune gentilhomme pourrait s'y soustraire? […] Il n'était pas plus question à l'époque [1866] de ligue contre le duel180 que d'une ligue contre les duels des peuples. Assassiner et être exposé à l'assassinat, cela faisait partie des nécessités de la vie galante et patriotique des hommes.181 Il est clair que, pour la société, le duel ou la guerre font partie intégrante de la vie des élites du XIXe siècle. Bertha von Suttner place les deux sur le même plan et a pour eux la même réprobation. Le duel révèle quelque chose de grave et de profond sur l’époque. C’est une pratique qui a cours dans tous les pays d’Europe et qui suscite la réprobation quasi générale. A.2. Expansion européenne et coloniale, nationalités et nationalisme Une autre caractéristique de l'époque est l'extension territoriale européenne avec, dans le monde germanique, le début de la conquête de l'espace vital (Lebensraum), devenu nécessaire à cause de l'expansion démographique, vers l'Est et c'est tout particulièrement le début du pangermanisme de la Prusse et son corollaire, le panslavisme de la Russie, dont l’impérialisme avait un caractère bien différent de celui des autres puissances européennes. Son extension à l’Est vers la Sibérie, et jusqu’en mer de Japon, en Asie centrale vers le Caucase, le Turkestan, Samarkand et Tachkent, n’a pas gagné l’outremer mais a cependant un caractère colonial et la Russie est de loin le plus grand empire colonial du monde dans la deuxième partie du XIXe siècle. Simultanément, c'est pour l’Europe, la pleine période de l'expansion coloniale vers le 180 L’éventualité d’une telle ligue a été repoussée en 1896, lors du congrès de la paix de Budapest, où un délégué français, Félix Lacaze, avait voulu obliger tous les membres des associations pour la paix à refuser le duel. Finalement il n’obtint qu’un vœu pieux : faire tous les efforts possibles pour faire reculer le phénomène, contraire aux principes de la paix. In Bertha von Suttner, Lebenserinnerungen, p. 374 181 „Es ließ sich ja nichts machen, Duelle gehören doch auch zu unausweichlichen Weltordnungseinrichtungen – welcher junge Edelmann könnte sich dem entziehen? […]Von einer Antiduellliga war damals noch ebenso wenig die Rede wie von einer Liga gegen Völkerduelle. Dem Morden und Gemordetwerden ausgesetzt zu sein, das gehörte nun einmal schon zu den ritterlichen und patriotischen Lebensnotwendigkeiten der Männer". Ibid., p. 121. 76 Sud et l’Extrême Orient. 1885 marque une étape importante à cet égard, puisque c'est à la Conférence de Berlin (dont Bertha von Suttner ne souffle mot) que l'Afrique noire, considérée comme une terre sans maître, fait l'objet d'un partage détaillé entre les grandes puissances européennes. Bismarck, d'abord réticent, entérina les conquêtes commerciales allemandes puis transforma les comptoirs commerciaux en protectorats. Toutefois, la colonisation allemande était moins complète que l'anglaise ou la française182. L'Autriche, au contraire, a peu participé à la colonisation de l'Afrique, car ses intérêts la portaient davantage vers l’Europe centrale et de l’Est. Elle concentrait ses forces sur ses frontières sud et est, dans le recul de l’Empire ottoman et la montée d’États balkaniques. La position de Bertha von Suttner a varié. Au début de ses écrits, sa position sur la colonisation extra-européenne est plutôt favorable aux expéditions colonisatrices parce qu’elles apportent la culture aux « barbares ». Elle compte à l’actif de la civilisation « l’entreprise de civilisation sur les continents lointains »183, ce qui méritera donc de figurer dans les nouveaux livres d’histoire. Elle distingue pourtant, dès Inventaire d’une âme, ce qui apporte du profit pour tous. Ainsi des dommages de guerre ne peuvent être considérés comme profitables, alors que la colonisation peut avoir un intérêt : Un morceau de terre en friche sur une île déserte qu’une colonie a mis en culture est un gain positif et dédommage des dangers encourus sur les mers dangereuses. […] Le profit de l’un reposant sur le préjudice de l’autre contredit tellement tout sentiment de justice, que de nombreux paragraphes de loi sont dirigés contre une telle façon de faire des profits.184 Les écrits ultérieurs révèlent qu’elle considère que le profit était le principal moteur de l’action colonisatrice. Dès lors elle repense sa position et voit la colonisation comme des guerres de conquête qui n’ont donc pas lieu d’exister. Pour elle, l’apport de 182 Pour tout ce chapitre il faut se référer à : Christine de Gemeaux, Empires et colonies, L’Allemagne, du Saint-Empire au deuil postcolonial, Clermont-Ferrand, 2010, Presses universitaires Blaise Pascal, 345p. ; Le colloque international de l’université de Tours «L’Europe et ses autres : discours officiels et discours critiques 1878-1914 » a précisément traité de cette question aussi. 183 “ Die Civilisationsbestrebungen auf fernen Kontinenten », Inventarium einer Seele , p. 113 184 „Ein brachgelegenes Stück Landes auf einer unbewohnten Insel, das sich eine Kolonie urbar gemacht hat, ist ein positiver Gewinn, und daher als Beute wohl die gefahrvolle Meerfahrt lohnend. […] Der Nutzen des Einen, der auf dem Schaden des Anderen beruht, widerspricht so sehr allem Rechtsgefühle, daβ unzählige Gesetzparagraphen gegen solche Nutzgewinnung gerichtet sind.“ Ibid., p. 115 77 la civilisation aux peuples dits sauvages (Wilde) n’est qu’un prétexte fallacieux de la puissance colonisatrice pour étendre son hégémonie et sa puissance. Pour elle qui prône la vérité en toutes choses, il y a là double langage et double faute : la langue des politiques sur la paix et la guerre est toujours considérée comme très hypocrite. Elle ne l’est pas plus et pas moins sur la colonisation. Cette volonté générale de conquête en Europe ou en Afrique a pour conséquence la poursuite, voire l'intensification de l'armement, aussi bien sur terre, ce qui était traditionnel, que sur mer avec la concurrence effrénée avec l'Angleterre, et même dans les airs comme l'annonce Bertha von Suttner dans L’Âge des machines (1889), Échec à la misère (1896) et plus tard dans les opuscules L'aviation au service de la paix, (Die Aviatik im Dienste des Friedens), (1910), Barbarisierung der Luft), (1912). La barbarisation de l'air (Die Elle décrit dans ce dernier opuscule plusieurs événements qui se passeront pendant la Seconde Guerre Mondiale. Elle annonce les armes de destruction massives, même la bombe atomique, et les centaines de milliers de morts, allant jusqu’à la destruction presque complète de l’humanité185. Toute la dernière partie de la vie active de Bertha von Suttner sera consacrée à la lutte pour la paix, ce qui semble avoir pris l'allure, dans bien des cas, d'une lutte contre l'armement avec des articles ou des opuscules comme La conférence sur le désarmement (Die Abrüstungsconferenz, 1899) ou Armement et surarmement (Rüstung und Überrüstung, 1909)186, qui parle des méfaits du surarmement. Cela la mettait en opposition avec tous les dirigeants pour qui l'armement était une priorité politique, imposée par la perspective de la guerre, qu’ils souhaitaient. Déjà, le chapitre d'Inventaire d’une âme dont nous avons parlé se préoccupait fortement de l’armement et de ses conséquences matérielles et financières mais aussi de l’esprit que cela reflétait. Bertha von Suttner était bien renseignée techniquement. Elle savait voir les dangers et chiffrer l'armement ainsi que les destructions qui accompagnent toute guerre. Rappelons qu’elle était en relation avec Jean de Bloch et qu’elle a utilisé son livre très documenté, La guerre de l'avenir du point de vue technique, économique et politique (1898). Au-delà du coût exorbitant des guerres, l’auteure souligne en permanence la futilité des prétextes pour déclencher une offensive et le mensonge de la presse 185 Dans le dernier chapitre de L’Àge des machines, pp. 307-322. Die Abrüstungs-Konferenz in Die Waffen nieder! VIII. Jg. 1899, No 2, pp. 53-56, Rüstung und Überrüstung. 186 78 accompagnant ou excitant les rumeurs de guerre. Chaque nation a ses caractéristiques propres, vraies ou supposées, ne reconnaît qu’elles et stigmatise systématiquement celles des autres. Cela aussi est dans l'air du temps puisque c'est l'époque de l'éveil des nationalités, particulièrement vif dans la Mitteleuropa (Europe centrale) et l’article de Geneviève Humbert-Knittel est éclairant à ce sujet.187 Les attitudes guerrières des différentes nationalités sont transformées en clichés propres à éveiller la haine du voisin que l'on considère comme un ennemi. C'est le moment où sont nés les stéréotypes nationaux. Ainsi, à l'époque de la guerre russoturque « tous les slaves étaient des frères » quand il était question d’aller au combat. Dans ses Mémoires Bertha von Suttner en fait état. Mais, que signifie cette fraternité quand elle ne peut résister à la moindre envie du plus fort d’agrandir son territoire au détriment du plus faible ? Notre auteure cite Léon Tolstoï, le grand écrivain russe qu’elle comptait au nombre de ses amis, pour corroborer ses propres dires et montrer l’hypocrisie de ce panslavisme, maquillant en amour ce qui n’était que désir d’expansion. A la veille de la guerre russo-turque, on vit subitement l'amour des Russes pour je ne sais quels frères slaves. On avait ignoré ces frères slaves pendant des siècles (…) A l'époque comme maintenant il n'était question de rien d'autre que de l'amour soudain dont les Russes s'étaient enflammés pour les slaves des Balkans.188 Mais dès que la menace turque a été écartée, la fraternité a disparu. Il en a été de même des Allemands et des Autrichiens. Lors de la guerre des Duchés en 1864, tout l'appareil militaire autrichien comme le prussien louaient la fraternité des frères allemands. On trouve dans Bas les armes! : Gottfried [lieutenant prussien] est ravi que nous Autrichiens ayons pris le même parti que les Prussiens pour la même 'cause juste', (Que sait-il lui ? Comme si toute cause n'était pas qualifiée de juste dans l'ordre du jour des armées). « Oui, nous Allemands, nous ne formons qu'un peuple uni 187 Geneviève Humbert-Knitel : « La monarchie austro-hongroise - un modèle de cohabitation des peuples ?». In: Recherches Germaniques, n°38, 2008, p. 21-42. 188 „Man sah plötzlich am Vorabend des Russisch-Türkischen Krieges die Liebe der Russen zu ich weiß nicht was für slawischen Brüdern. Man hatte diese slawischen Brüder jahrhundertelang ignoriert. (…) Damals wie jetzt war von nichts anderem die Rede als von der plötzlichen Liebe, in welcher die Russen für die Slawen des Balkans erglühten.“ Lebenserinnerungen, p. 176. 79 de frères. (…) Les uns pour les autres, les uns avec les autres, nous vainquons tout ennemi »189 On sait ce qu'il est advenu de cette fraternité deux ans plus tard quand, à Sadowa, les armées des deux États se sont entretuées, sans motif autre que l'hégémonie sur les États allemands. Sur le champ de bataille régnait l'exaltation. "Autour de moi, presque tous, amis et ennemis étaient saisis par l'enivrement de la guerre."190 Mais bientôt l'horreur a suivi : les deux cousins se sont retrouvés face à face sur le champ de bataille. C'est le jeune Gottfried qui est mort, mais dans ce combat rapproché, l'inverse aurait pu se produire. Friedrich, le plus âgé et le plus gradé, a été sauvé par son garde du corps qui a fendu le crâne de Gottfried ! On ne peut montrer plus clairement comment deux frères « ennemis » s’entretuent sans autre raison que le "droit de la guerre", considéré comme un droit naturel. A l'intérieur même de l'Autriche-Hongrie, les tensions sont fortes et permanentes entre les différentes composantes de l'Empire. L'Autriche-Hongrie est le nom de l'État bicéphale d'Europe centrale, constitué de 1867 à 1918 de l'Empire d'Autriche et du Royaume de Hongrie et créé par le « compromis austro-hongrois » (en allemand : der Ausgleich ) de 1867 sur les cendres de l'empire d'Autriche, recomposition nécessaire après Sadowa. En effet, le 6 août 1806, Napoléon Ier proclama la fin du Saint-Empire germanique, en créant de nouveaux royaumes et principautés. François II de Habsbourg renonça à la couronne de Charlemagne et devint François Ier d’Autriche car il avait le titre d'empereur d'Autriche depuis 1804. Ainsi naquit, sous le sceptre des Habsbourg, un État unitaire, qui devait durer sous cette forme, jusqu'au compromis de 1867. Mais, ni la réforme de 1806, ni le compromis de 1867 n'ont signifié la fusion des différents royaumes et pays dans un État centralisé, ni même proprement fédéré, car il a toujours gardé son caractère délibérément hétérogène. Le système dualiste est né pour résoudre les tensions entre les deux royaumes d’Autriche et de Hongrie, mais ne prend pas en compte les autres ethnies, nationalités, qui composaient l'empire et qui aspiraient, elles aussi, à une autonomie. La plus virulente était la nation tchèque, l'ancien royaume de Bohême. Il est possible de se 189 „Gottried [preußischer Leutnant] ist entzückt, dass wir Österreicher für dieselbe 'gerechte Sache' (was weiß denn er? Als ob nicht jede Sache im Armeebefehl als die 'gerechte' hingestellt würde) wie die Preußen eingestanden sind. 'Ja wir deutsche sind doch alle ein einig Volk von Brüdern.' (…) 'Füreinander, miteinander besiegen wir jeden Feind.'“ Die Waffen nieder, p. 148. 190 „Die meisten um mich her, Freund und Feind, waren wohl vom Kriegstaumel erfasst.“ Ibid., p. 144 80 demander comment cet empire a pu perdurer. Quelles étaient les forces de cohésion ? Quelles étaient les forces de division ? L'un des personnages de Bas les armes! (1889) résume très clairement la situation. La notion de nationalité … […] De toute façon tout ce principe ne convient pas pour l'Autriche, la Bohême, la Hongrie, les Allemands, les Croates – Où se trouve là le lien de nationalité ? - Nous ne connaissons qu'un seul principe qui nous unit, c'est l'amour loyal envers notre dynastie.191 Dans le premier chapitre de L’Age des machines (1889) intitulé « Les nations » (Die Nationen), Bertha von Suttner tend à dire que les nations ont cessé d’avoir une existence utile, eu égard au cosmopolitisme dans les sciences, les arts, les lettres, bref, dans tous les domaines de la culture. Il n’y a pas de raison de garder les frontières qui ne servent qu’à un petit nombre pour assurer leur pouvoir, au nom duquel ils font s’entretuer leur peuple et ceux des voisins. Le salut, c’est la fin de toutes les guerres qui ruinent les pays et ne sont aucunement justifiables. Le patriotisme est fondé sur l’idée qu’on est supérieur aux autres. Bertha von Suttner souligne bien qu’en 1885 (année où se déroulent les événements relatés dans L’Age des machines) « le problème des nationalités jouait un des rôles primordiaux dans les événements de ce temps-là»192. C’était tout à la fois un facteur de haine et d’égoïsme car l’altruisme des peuples n’était pas encore connu. […] Le point de vue selon lequel l’altruisme des peuples représentait le même progrès sur l’égoïsme national que la considération pour le prochain était au-dessus de l’égoïsme individuel, ce point de vue n’était pas encore mûr.193 Un moyen pour échapper à cet égoïsme national est d’adhérer au cosmopolitisme scientifique, littéraire et artistique. Tous ces domaines intellectuels sont sans frontières même si, dans l’absolu, il y a encore et toujours des relents de chauvinisme, même dans les sciences. Mais pour elle, ce sont les politiques qui tirent gloire des travaux des chercheurs qui, eux, ne pensent qu’en termes de science ou d’art, pas de patrie. 191 „Die Nationalitätsidee…(…) Überhaupt paβt dieses ganze Prinzip nicht für Österreich, Böhmen, Ungarn, deutsche, Kroaten – wo ist da das Nationalitätsband? Wir kennen nur ein Prinzip, das uns vereint, das ist die loyale Liebe zu unserer Dynastie.“ Die Waffen nieder, p. 126. 192 „ Die Nationalitätenfrage spielte in den damaligen Ereignissen eine der wichtigsten Rollen.“ L’Âge des machines, p. 8. 193 „Der Völkeraltruismus war noch nicht bekannt. […] Noch war die Einsicht noch nicht gereift, daβ der Völkeraltruismus ebenso sehr einen Fortschritt über die nationale Ichsucht vorstellt, als die N¨chstenrücksicht bei, den Individuen über individuellen Eigennutz erhaben ist.“ Ibid., p. 9. 81 Que la science ait été la première à se libérer de tous les liens de nationalité, nous le savons maintenant. […] Il est vrai que les différentes nations faisaient étalage du nom des chercheurs nés chez eux, […] alors que les savants, eux, faisaient toujours bon usage des provisions d’expériences de tous les pays et de tous les temps.194 Pour Bertha von Suttner, dont toute la pensée est guidée par l’idée de progrès et de rationalité, le repli identitaire sur un territoire ou sur une notion restrictive de nation est mauvais. Elle prône l’universalité en tout et appelle de ses vœux une gouvernance du monde, comme Kant à certaines périodes. Et, en ce sens, elle est à contre-courant de son époque puisque le XIXe siècle est reconnu dans l'histoire comme étant la période du réveil des nationalités. Cela est singulièrement vrai en Autriche-Hongrie. Il faudra donc examiner toutes les composantes disparates de cette société autrichienne et ses particularismes, pour voir comment ils ont coexisté. Parmi les nombreuses difficultés rencontrées, l'une n'est pas vraiment liée au problème des nationalités mais est plutôt le reflet d'un esprit partisan, car les juifs ne constituent pas vraiment une nation, même si dans leur quête d’identité, on peut noter aussi « le développement d’un mouvement national juif à l’intérieur des limites de la Monarchie »195. Pourtant, l’un des grands problèmes que l’Autriche-Hongrie a dû résoudre est celui de l’antisémitisme, qui s’est montré particulièrement violent dans les dernières décennies du XIXe siècle. A.3. L’antisémitisme Nous ne reviendrons pas en détail sur l’histoire de l’antisémitisme en Autriche car elle a donné lieu à de nombreuses études ; rappelons seulement quelques faits pertinents pour comprendre Bertha von Suttner et son engagement dans la lutte contre l’antisémitisme aux côtés de son mari. D’après Alban Dignat, dans la synthèse sur l’évolution de « l'antijudaïsme à l'antisémitisme, de 642 à nos jours » : 194 „Daß die Wissenschaft die erste war welche sich von allen Nationalitätsfesseln losgerungen, das wissen wir jetzt. Die einzelnen Nationen prahlten doch mit den Namen der unter ihnen geborenen Gelehrten. Obwohl die Gelehrten stets aus allen Gegenden und allen Zeiten aufgespeicherten Vorrat von Erfahrungen sich zunutze machten.“ Ibid., p. 20 195 Jean-Paul Bled, op.cit., p. 335 82 Sauf en Espagne, l'Europe manifeste jusqu'au dernier tiers du XIXe siècle une grande tolérance à l'égard de ses minorités israélites. Beaucoup de souverains les ont protégées, tout en les exploitant.196 C’est le cas, par exemple, de Samuel Wolf Oppenheimer (1630-1703), Paul Ier Esterházy de Galanthe, Samson Wertheimer (1658-1724), qui ont servi de banquiers ou de financiers, car l’Église catholique interdisait aux chrétiens de prêter de l’argent avec intérêt. Jusque dans les années 1870, on peut parler de philosémitisme […] pour qualifier l'attitude dominante de l'opinion occidentale à l'égard des juifs. […] Avant la Révolution française, les juifs ont, dans les sociétés occidentales comme dans les sociétés islamiques, leurs lois, leurs tribunaux et leurs institutions communautaires. Cependant Jean Bérenger, dans un article spécifique à la situation dans la Monarchie, distingue plus nettement entre l’attitude des souverains qui, par opportunité, ont favorisé les juifs riches, et les réactions populaires, fondées sur la jalousie, la peur et la méconnaissance et qui voient dans le Juif un être à part, parce que différent. [Présentant] les manifestations de l’antijudaïsme dans la deuxième moitié du XVIIe siècle à l’époque de l’empereur Léopold Ier, on constate alors une profonde divergence entre la population viennoise, franchement hostile aux juifs, et la maison des Habsbourg qui leur est plutôt favorable. […] L’illustration la plus voyante en était le destin de Samuel Wolf Oppenheimer (1630-1703), fournisseur aux armées et banquier de l’empereur.197 De toutes les façons, les juifs ne jouissaient pas des mêmes droits que les autres citoyens de l’empire, plus exactement ils n’étaient pas des citoyens à part entière. Au XVIIIe siècle, sous Marie-Thérèse et Joseph II, se produisit dans l’empire des Habsbourg un mouvement de modernisation dans tous les domaines. Le processus de sécularisation, pour mettre au pas l’Église catholique que désormais l’État, dont le pouvoir était renforcé, remplaçait comme puissance régulatrice de la société, eut des conséquences multiples. L’une d’entre elles était que l’homme devenait « citoyen » et 196 Cette citation et les suivantes sont extraites de : « De l'antijudaïsme à l'antisémitisme, de 642 à nos jours », article d’Alban Dignat, sur le site Herodote.net 197 Jean Bérenger, « L'antisémitisme à Vienne au XVIIe siècle : des artisans de la Leopoldstadt à la banque juive », in Antijudaïsme et antisémitisme en Autriche du XVIIe au XXe siècle, études réunies par Daniel Tollet et Gérald Stieg, Revue Austriaca, n° 57, 2004, Université de Rouen, Centre d'études et de recherches autrichiennes, p. 28. 83 son statut n’était plus déterminé par la religion. En théorie, il aurait dû y avoir une complète égalité entre les citoyens. Ce ne fut pourtant pas le cas et les juifs restaient privés de certains droits : par exemple, ils n’avaient pas le droit de posséder une terre ou même une maison, ou d’exercer certains métiers, sauf dans la finance et l’artisanat. Cependant il revenait à l’État l’obligation d’assurer à tous ses sujets une situation matérielle et culturelle, donc un accès à l’éducation, puisque l’obligation scolaire avait été mise en place par Marie-Thérèse. Les « anciens » juifs de l’Empire, généralement plus riches, surent en faire bon usage, ce qui explique certainement le nombre impressionnant de juifs dans l’intelligentzia de Vienne ou de Prague. L’institution de la « conscription » pour recenser la population, mais surtout les individus de sexe masculin aptes à fournir le service militaire, la création des frontières pour chaque État de la Monarchie avec l’obligation pour tout le monde d’avoir des passeports, limitèrent l’immigration, notamment des juifs pauvres venus de l’Est, qui étaient en outre, mal accueillis par leurs coreligionnaires. « L’Édit de tolérance » (Toleranzpatente) de 1781 octroyait aux minorités religieuses (donc aussi aux juifs) le droit de professer leur religion, étant entendu que la religion catholique gardait cependant le monopole. C’est à partir de 1848 que l’idée d’égalité des droits et de tolérance religieuse s’impose ; elle sera consacrée par la Loi Civique Fondamentale de l’Etat adoptée le 21 décembre 1867, relative aux droits généraux des citoyens. Elle prévoit une disposition accordant des droits fondamentaux à chaque Eglise ou société religieuse reconnue par la loi. Ce sera cependant la Loi de reconnaissance de 1874 qui fixera concrètement la façon dont cette «reconnaissance par la loi » peut être obtenue par les communautés religieuses. [C’est seulement] en 1890 que fut adoptée la loi sur les israélites, qui uniformisa en consistoires israélites les communautés cultuelles fondées jusque-là sur des bases juridiques très diverses et hétérogènes.198 Rappelons qu’en Autriche-Hongrie, Das Allgemeine bürgerliche Gesetzbuch199 (ABGB ; Le code civil général), promulgué le 1.6.1811 est entré en vigueur le 1.1.1812, suivant de peu le précédent napoléonien de 1804, étant pareillement l'un des éléments clés de l'unification juridique du pays et restant, encore de nos jours, la codification du 198 Sur le site : http://www.iesr.ephe.sorbonne.fr/docannexe/file/5177/SF08PhiR05_mai2008.pdf. „Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch, ABGB, österreichische Privatrechtskodifikation, die am 1. 6. 1811 verkündet und am 1. 1. 1812 für die gesamten deutschen Erbländer der österreichischen Monarchie in Kraft gesetzt wurde.“ Page titre du code civil. On dit généralement ABGB de 1811. 199 84 droit civil en Autriche. Il a été rénové en 1867, accordant significativement un statut aux juifs et aux femmes. Ainsi les articles 123-136 de l’ABGB portent le titre : « Le droit matrimonial particulier aux juifs en Autriche » (Das besondere Eherecht der Juden in Oesterreich), et réglementent donc le mariage des juifs. Cela prouve qu’ils ont droit de cité dans l’Empire mais qu’ils ont un régime spécifique et ne sont pas tout à fait des citoyens comme les autres. Cependant, cela ne concerne que les juifs non assimilés, soit par conviction religieuse (une minorité), soit par immigration récente. Le tableau que l’on peut dresser de la population juive en Autriche-Hongrie montre, d’une part, de grands bourgeois, parfois anoblis comme Hofmannsthal ou Heine-Geldern, le fiancé malheureux de Bertha. [Ces notables étaient] les héritiers des 200 négociants « tolérés » avant 1848, parce qu’ils étaient très riches et que quelques-uns s’étaient convertis. […] Ils étaient ralliés à l’assimilation et se distinguaient des juifs pauvres concentrés dans la Leopoldstadt 200 C’est dans ce groupe de notables que l’on rencontre tous les savants, penseurs, médecins, banquiers et financiers d’origine juive, qui ont fait la gloire de Vienne, Prague ou Budapest, fin XIXe siècle et début XXe siècle. D’autre part, dans les campagnes aussi il y avait nombre de juifs, venus des territoires de l’Est : de Bohême, de Moravie, de Galicie, de Bucovine, de Hongrie. Ces immigrants sont généralement pauvres et demeurent attachés à leur religion alors que les juifs plus anciennement installés sont à la fois plus riches et souvent assimilés, prenant des libertés avec les dogmes. « Dans la maison de mes grands-parents, se souvient Schnitzler, on ne célébrait déjà plus la fête des Tabernacles, ni même le Sabbat201 ». En parallèle de cette reconnaissance formelle des droits, la situation de fait est marquée d’un rejet croissant des juifs qui, pourtant, ne représentaient que 4.8 % de la population dans la Monarchie en 1867, 8.6 % en 1910, contre 20 % à Budapest et 33 % dans le quartier juif, la Leopoldstadt de Vienne. Les premières exactions se produisent dans les années 1880, en coïncidence avec la baisse de la fréquentation religieuse et le 200 Jean Bérenger, L’Autriche-Hongrie, 1815-1918, Paris, Armand Colin, 1994, p. 135. Arthur Schnitzler, Eine Jugend in Wien, Vienne-Munich-Zurich, 1968, trad. Fr. Une jeunesse viennoise, Paris, 1993, p. 46, cité par Jean-Paul Bled, op. cit., p.334 201 85 développement d'idéologies diverses dans la bourgeoisie intellectuelle, tenue à l'écart de la révolution industrielle et soucieuse de trouver des boucs émissaires à son mal-être. Mais ce n’était encore qu’un antijudaïsme traditionnel, rappelant les pogroms du passé et non pas un antisémitisme. Ce dernier terme a été inventé par Wilhelm Marr qui publie en mars 1879 un pamphlet intitulé : « La victoire de la judéité sur la germanité considérée d'un point de vue non confessionnel » (“Der Sieg des Judenthums über das Germanenthum vom nicht confessionellen Standpunkt”), qui le place à la pointe de l'antisémitisme. Dès le 2 septembre 1879, le journal juif Allgemeine Zeitung des Judenthums révèle le projet de Wilhelm Marr de créer aussi un hebdomadaire antisémite («antisemitisches Wochenblatt»). Le 26 septembre 1879 il fonde une «Ligue des antisémites» (Antisemiten-Liga), dont la durée de vie sera courte mais qui fait apparaître le terme antisémitisme dans le discours politique de son temps. Il publie également jusqu'en 1880, son organe officiel Die neue deutsche Wacht ("La nouvelle garde allemande"). Les manifestations de l’antisémitisme ne sont pas radicalement différentes d’une guerre civile. Dans ce cas, on fait porter aux autres (juifs) la cause de ses propres erreurs (dans le domaine économique notamment). Se développe alors, chez certains une attitude haineuse, qui peut se transformer en attitude meurtrière, d’autant plus facilement qu’elle est attisée par des meneurs. C’est ce qui s’est développé à Vienne dans les années 1880-90 et plus tard en Allemagne et en Autriche. Bertha von Suttner écrit dans ses Mémoires202 qu’elle-même et son mari s’étaient déjà élevés farouchement contre la montée de l’antisémitisme lorsqu’ils vivaient dans le Caucase mais que leurs articles leur avaient été renvoyés, sous le prétexte qu’il n’y avait « pas d’antisémitisme en Autriche, seulement en Allemagne ». Au printemps 1891, Arthur Gundaccar Suttner, exaspéré par la presse antisémite et par les exactions quotidiennes à Vienne, s’engagea sur ce front de la lutte contre l’antisémitisme, par la création d’une association appelée « La ligue anti-anti », de son vrai nom : « La ligue de défense contre l’antisémitisme » (Der Verein zur Abwehr des Antisemitismus ), avec un organe de presse, Freies Blatt, Organ zur Abwehr des Antisemitismus (Feuille libre, organe de presse pour combattre l'antisémitisme). La création de la ligue fut chose 202 Bertha von Suttner, Mémoires, chapitre „Verein zur Abwehr des Antisemitismus“, p. 244 86 facile, car A. G. Suttner trouva tout de suite les personnalités nécessaires dans son entourage (à la table de whist, au club). Citons les trois premiers : Le comte Hoyos, le baron Leitenberger, un grand industriel et le professeur Nothnagel. Après information dans la presse et la première assemblée générale constitutive où s’étaient retrouvées plusieurs centaines de personnes la Neue Freie Presse publia les statuts de l’association. Ce qui est frappant, c’est qu’il souligne très fortement d’emblée que : la politique est exclue – d’abord parce que notre association n’est pas politique, et ensuite parce que il s’agit là d’une question sociale c’est-àdire sociétale au sens strict du terme, qui n’a rien à voir avec la pratique étatique.203 Le succès de la ligue fut assez important au départ, car il s’adressait finalement à un public lettré et plutôt libéral. Notons que Bertha von Suttner écrivit nombre d’articles pour ce journal aussi car elle était profondément engagée aux côtés de son mari. Plus tard, il s’avéra que, d’une part, leur ligue excitait encore davantage les antisémites et que, d’autre part des juifs comme Théodore Herzl se tournaient vers le sionisme, convaincu qu’il leur serait toujours impossible de s’assimiler ou du moins que les autres les renverraient toujours à leurs origines.204 L’État des Juifs (Der Judenstaat) est le titre du célèbre livre publié en 1896 par Théodore Herzl, considéré comme le fondateur, au même moment, du mouvement sioniste. Lui-même comptait au nombre des amis que le couple fréquentait, pourtant, il critiquait ouvertement « la Ligue de défense contre l’antisémitisme. » Finalement, Bertha von Suttner se rallia à ses arguments et soutint le sionisme. Mais, en théorie elle avait raison de défendre son argumentation sur l’égalité entre tous les êtres humains, conformément aux grands principes des Lumières. Nous aurons l’occasion d’y revenir. 203 „Die Politik ist ausgeschlossen – vor allem aus dem Grunde, weil unser verein kein politischer ist, und dann, weil es sich da um eine soziale, d. h. eine gesellschaftliche Frage im strengsten Sinne des Wortes handelt, die mit der Staatspraxis nichts zu schaffen hat.“, Bertha von Suttner , Mémoires, p. 246 204 Jean-Paul Bled dans Histoire de Vienne, explique bien la création de « l’idée nationale juive » avec ses deux faces : l’une par la reconnaissance de cette identité nationale juive dans le cadre de la Monarchie et l’autre par le mouvement sioniste de Theodore Herzl. Op. cit., p.333-339 87 B. PACIFISME ET CRITIQUE DES PILIERS DE LA SOCIETE AUTRICHIENNE B.1. L’empereur et l’aristocratie L’empereur François-Joseph Ier, né en 1830, monta sur le trône à 18 ans, le 2 décembre 1848, après l'abdication de son oncle Ferdinand Ier, suite à la révolution de 1848, très dure à Vienne. Son règne dura 68 ans jusqu'à sa mort en 1916. Selon l’expression de Jean-Paul Bled205, c'est « un archétype de conservateur gouvernemental ». En fait, il est généralement admis qu’il a été le principal garant de l’unité de l’Empire, qui n’a pu continuer à exister que grâce à la personne de l’empereur. S’il balance entre le centralisme et le fédéralisme, entre la monarchie absolue et la monarchie constitutionnelle, ce n’est pas par goût ou indécision, mais pour s’ajuster aux événements avec réalisme, et préserver la Monarchie. Par conviction, il est réactionnaire et veut un pouvoir central fort. C’est contraint et forcé qu’il renonce à l’absolutisme en 1860. Il s’appuie surtout sur l’armée, mais préfère des officiers dévoués à des officiers savants et compétents. Il se délecte de parades militaires, de grandes manœuvres, de parties de chasse, auxquelles participe l’aristocratie qui partage les mêmes goûts que lui. En fait, il maintient la cohésion de l'État plurinational grâce à l'aristocratie, à l'Église catholique, à l'armée et à la bureaucratie. Bien que l’empereur soit autocrate et que Bertha von Suttner penche pour le libéralisme et un régime plutôt démocratique, nous ne trouvons chez elle aucune attaque personnelle contre celui qui fut son « premier amour », comme elle le relate non sans un certain humour : Mon premier amour ne fut rien moins que François-Joseph, l'empereur d'Autriche (…) Cela ne me semblait absolument pas exclu qu'il dût un jour m'épouser, bien au contraire. Le destin m'était redevable de quelque chose de semblable.206 Bertha von Suttner a relaté qu’en mai 1897, elle lui remit en mains propres une 205 Jean-Paul Bled, Les fondements du conservatisme autrichien, 1859-1879, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988 206 „Meine erste Liebe war niemand geringerer als Franz Joseph I., Kaiser von Österreich. (…) Dass er mich heiraten werde, schien mir gar nicht ausgeschlossen: im Gegenteil, das Schicksal war mir so etwas Ähnliches schuldig.“ Lebenserinnerungen, p. 43. requête signée par 170 dignitaires de l'Alliance arbitrale cléricale de Londres. Elle fut bien reçue mais, comme elle le souligne, grâce à la présence à ses côtés du comte Hoyos, vice- président du mouvement, « car, à la cour, tout fonctionne selon le rang et le titre207 ». La visite n’eut aucun résultat. Pourtant, le commentaire est à peine négatif. Les formes ont été respectées. Bertha von Suttner n’est pas de tempérament révolutionnaire. Elle ne voit le règlement des conflits que par le dialogue, jamais par la violence quelle qu’elle soit. Elle se place volontairement « hors système ». De ce fait, il faut la classer dans l’idéologie bourgeoise, car non socialiste, non violente. Bien sûr, l’empereur a promis de bien étudier le document qui a été malgré tout classé sans suite, « enfoui dans les archives ». Pendant le bref entretien, Sa Majesté s'est contentée de répondre, concernant le tribunal d'arbitrage : "Ce serait certainement très beau…mais c'est difficile…"208. Cela s’est passé à une époque où elle avait franchement pris le parti de la paix et où ses idées politiques s’étaient affirmées et clairement orientées vers le libéralisme. Mais l’empereur restait en quelque sorte une figure emblématique quasi intouchable. On trouve même, dans Bas les armes!, le récit de sa visite sur le champ de bataille de Sadowa (Königgrätz) et François-Joseph y est présenté avec des traits humains, car il se recueille longuement sur les tombes « où reposent côte à côte amis et ennemis209 » et, pour finir, il éclate en sanglots, signe de son humanité. Les autres protagonistes du roman ne bénéficient pas de la même sympathie, tant ils sont tournés vers la guerre, et, en tout premier, les aristocrates. Toute cette société de l’empire des Habsbourg a été largement étudiée210. Dans la société viennoise il faut distinguer entre la haute aristocratie (Geburtsadel) aussi appelée Société211, la seconde société (die zweite Gesellschaft), c’est-à-dire la petite noblesse, souvent récemment anoblie, les grands bourgeois, les intellectuels, les juifs assimilés et le prolétariat (das Proletariat). Les écrits de Bertha von Suttner se concentrent sur la « Société », cette haute 207 „Bei Hofe geht ja alles nach Rang und Titel“. Lebenserinnerungen, p. 392. „Das wäre wohl sehr schön…es ist aber schwierig. (…) Das Dokument (ist) in den Archiven begraben“. Ibid. p. 392. 209 Le passage, un peu long, se trouve dans Die Waffen nieder!, op.cit., p. 308-309. 210 Nous renvoyons ici aux ouvrages déjà cités de Jean Bérenger, François Fejtö, Jacques Le Rider, Carl E. Schorske, Jean-Paul Bled, Michael Pollak, Ernst Hanisch (Österreichische Geschichte 1890-1990) dont les titres sont évocateurs. 211 Société est écrit ici avec sa majuscule car c’était l’usage, dans la société de l’époque, d’adopter cette graphie pour désigner la haute aristocratie. 208 89 noblesse dont elle fait partie, au moins par le nom, et qu’elle décrit comme imbue d’elle-même et complètement fermée à toute évolution jusqu’à la fin, c’est à dire jusqu’en 1914. C’est elle que Bertha von Suttner cloue au pilori dans toute son œuvre romanesque et plus particulièrement dans High Life puisque le sujet du roman c’est la vie de la Société. 1. Caractéristiques de la haute noblesse La société nobiliaire, surtout la haute aristocratie donne le ton dans tous les domaines. Comme le dit excellemment Jean Paul Bled dans son Histoire de Vienne, « depuis des siècles, la noblesse a marqué Vienne de son empreinte. » Ce que confirme, en l’accentuant même, Karl Vocelka : Cependant on peut reconnaître comme l’une des caractéristiques de la monarchie danubienne qu’à l’époque de François-Joseph aussi la noblesse affirmait une position dominante dans la société et la politique.212 Même si elle décline au XIXe siècle, elle reste très « exclusiviste » et conserve une réelle place en politique. Elle conserve une certaine influence et s’organise en plusieurs cercles. Le premier est formé par les archiducs et les archiduchesses des diverses branches de la famille impériale ; puis viennent les grandes familles de l’aristocratie autrichienne, bohème et hongroise. […] Ces familles exercent des charges de cour, […] ou occupent des postes dans l’État, au gouvernement et dans les diverses administrations. […puis] comme membres du Reichsrat, [Chambre haute ou Chambre basse].213 Parmi ces grandes familles qui font partie de la « Crème214» on trouve notamment les Kinsky qui possèdent un superbe palais dans la Herrengasse (la rue des Seigneurs). C’est la branche viennoise de la famille de Bertha qui est, elle, issue de la branche praguoise. Mais comme elle nous le montre dans ses romans, la noblesse passe 212 „Jedoch kann es als ein Charakteristikum der Donaumonarchie gelten, dass auch im Zeitalter Franz Josephs der Adel in der Gesellschaft und Politik seine dominierende Stellung behaupten konnte.“, Karl Vocelka, op. cit. p. 254. 213 Jean Paul Bled, Histoire de Vienne, Paris, Fayard, 1998, p.264. 214 La Crème ou la crème de la crème désigne l’élite de la société donc les cent familles de très haute noblesse. 90 seulement l’hiver à Vienne. Dès les beaux jours les aristocrates se retirent sur leurs terres et se reçoivent. Dès septembre, les grandes chasses sont l’occasion de reproduire le microcosme viennois, chaque notable recevant dans son château pendant une semaine tous les nobles du gotha. Bertha von Suttner l’a bien décrit dans High Life. Bien sûr, ce sont les hommes qui chassent et, là encore, l’empereur a donné le ton, car il avait une vraie passion pour la chasse et son tableau de chasse (Strecke) est impressionnant. En général, les femmes admirent la tenue avant le départ et encouragent leur « champion », quelques-unes accompagnent la chasse mais n’y prennent pas une part active. Elles sont là pour se montrer et pour contempler l’allure du cavalier sur son cheval et surtout s’extasier sur le nombre de prises. La chasse, elle-même, est pour les hommes un succédané de la guerre et une manifestation de virilité. Ces chasses sont aussi l’occasion de fêtes, banquets et danses entre soi où il faut apparaître en grande tenue. L’un des personnages du roman High Life est le duc Emil, un Allemand, qui fait son tour d’Europe, allant de cour en cour. Je suis déjà las du traintrain européen. Que ce soit à Vichy, à Ostende ou Karlsbad – que ce soit à Londres, Paris, Saint Petersbourg ou Rome – les deux cents familles sont toutes les mêmes ; les mêmes vêtements, les mêmes distractions, les mêmes idées...215 L’un des procédés littéraires choisi par Bertha von Suttner dans High Life a déjà été exploité, par exemple par Montesquieu dans les Lettres persanes (1721), ou par Jonathan Swift dans Les voyages de Gulliver (1726) ou par Voltaire dans Micromégas (1752). C’est celui du voyageur ou plutôt du visiteur qui se déplace pour pouvoir porter sans a priori un jugement sur l’homme : « Je vois plus que jamais qu’il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente 216» dit Micromégas, ou sur la société. A travers ces personnages, les auteurs s’attachent à défendre la notion de relativité, fondement de la tolérance. Chez Bertha von Suttner deux étrangers voyagent et séjournent en Autriche : un Allemand, Emil, duc de Y. et surtout l’Américain John Walgrave en voyage anthropologique en Europe. Il découvre avec stupéfaction, amusement parfois, indignation aussi, les mœurs de l’empire austro-hongrois. Il se fait le virulent critique de 215 „Ich bin das europäische Einerlei schon müde. Ob in Vichy, Ostende, Karlsbad – ob in London, Paris, Petersburg oder Rom – die oberen Zehntausend sind überall dieselben ; dieselben Kleider, dieselben Vergnügen, dieselben Ideen…“, High Life, op.cit., p. 23 216 Voltaire, Romans et contes, (Ed. établie par René Pomeau), Paris, GF Flammarion, 1966, Micromégas, Chp. 6, p. 143. 91 cette Société qu’il perçoit et dont il décrit les travers à son ami resté aux États-Unis, utilisant un autre procédé littéraire courant à cette époque, celui d’inclusion de lettres dans le récit. Comme la culture est sensiblement au même niveau d'un côté comme de l'autre [de l'Atlantique], les autres classes sociales sont aussi à peu près analogues dans les deux parties du monde ; seule la classe des nobles de naissance n'appartient qu'au sol européen, où elle s'élève dans notre temps comme un reste d'époques révolues.217 Il peut se permettre de tout voir et de tout critiquer car il est «millionnaire et étranger, riche et d'un lointain pays – c'est-à-dire une grosse légume et un oiseau rare218 ». Il utilise grandement ce privilège pour montrer les travers de cette aristocratie qui lui permet de l'approcher, justement à cause de sa richesse, mais qui l'exclut, malgré tout, de certaines cérémonies, par exemple des grandes manœuvres militaires de l’empereur, ces «fêtes et répétitions de la grande étatisation du meurtre219 », que Walgrave qualifie de «comédie horrible220». Comme je l'ai dit, je ne pus assister que de loin à la splendide répétition du splendide spectacle et c'est peut-être pour cela que je n'avais pas autant de plaisir que ces groupes d'Altesses (par courtoisie, chaque prince portait l'uniforme du pays de son hôte ou de son visiteur) qui ensuite se serraient la main, se félicitaient et se remerciaient. Ceux-là mêmes qui vont peut-être conduire leurs armées les unes contre les autres, car d'étranges plats sortent de la cuisine de sorcières appelée diplomatie. (…) Je n'ai pas été invité au dîner de la cour.221 Il rappelle que titres et charges sont héréditaires et n'ont rien à voir avec un 217 "Da die Kultur hüben und drüben ziemlich auf gleicher Stufe steht, so sind die übrigen Gesellschaftsklassen in beiden Weltteilen einander auch ziemlich analog; nur die Geburtsadelklasse ist dem europäischen Boden – wo sie in unsere Zeit als ein Überrest vergangener Epochen hineinragt –allein zugehörig." High Life, p. 256. 218 „Millionär und Ausländer, reich und fernländisch – das heißt, ein großes Tier und eine seltene Bestie." Ibid., p. 155. 219 „[Die Manöver sind die] Feste und Proben der großen Verstaalichung des Tötens.“ Bertha von Suttner, Vor dem Gewitter, Vienne, Verlag der literarischen Gesellschaft, 1894. 220 „Eine hässliche Komödie in der Fürstlichkeiten und Generalitäten (…) hoch zu Ross, (…) die verschiedenen Vernichtungsmaschinen und –Maschinisten an sich vorbeidefilieren lassen." High Life, p.149. 221 „Ich durfte wie gesagt, der herrlichen Probe des herrlichen Schauspiels nur von weitem beiwohnen. Und hatte vielleicht darum nicht so viel Freude daran, wie jene Gruppen von Fürstlichkeiten (aus Kourtoisie trug jeder Fürst die Uniform vom Lande seines Gastgebers oder Gastes), die sich nachher (die hand schüttelten, beglückwünschten und bedankten. Dieselben werden vielleicht morgen ihre Heere gegeneinander führen; denn aus der Brodelküche, Diplomatie genannt, kommen ganz unerwartete Gerichte hervor; (…) Ich bin nun einmal nicht zur Hoftafel gezogen worden.", ibid, p. 150. 92 quelconque mérite ou talent. La haute aristocratie est de naissance et doit pouvoir prouver seize quartiers de noblesse pour pouvoir accéder à la cour. Cette hérédité lui donne ses caractéristiques propres. Bertha von Suttner décrit la noblesse comme orgueilleuse et la pire de l'Europe. La noblesse en Autriche a encore de fait une position hautement privilégiée, notamment en ce qui concerne l'aura dont elle jouit près des classes inférieures. Et la vénération qu'elle s'octroie. J'ai trouvé l'aristocratie anglaise fière, la française vaniteuse mais l’autrichienne est arrogante. 222 Pour la haute noblesse seule compte l'apparence : éclat, rang, richesse sont ses apanages. « Comment l'homme et la femme du monde se distinguent-ils de la masse ordinaire si ce n'est en gardant les formes?223 ». Bertha von Suttner n'a pas de mots assez durs pour cette classe, qui lui a fait sentir que son nom seul ne valait rien et qu’elle était issue d’une mésalliance. Mais on connaît mal cette haute noblesse si on croit que le nom et la parenté suffisent pour être accepté en son sein. Pour cela il faut avant tout […] posséder les seize quartiers de noblesse, c’est-à-dire le « droit de cour »224. Son entrée dans la Société lors d’un Picknick a été un fiasco total qu’elle explique ainsi : Quand on est resté éloigné de la Société toute sa vie on ne peut y entrer brusquement. Il vous manque tout : les manières, le jargon, l’art d’arranger les toilettes – bref, on est décalé, ou bien, pour s’exprimer plus simplement, on paraît ridicule.225 Cet affront a-t-il été un déterminant majeur de sa vie comme certains ont voulu 222 „Der Adel in Österreich nimmt in der Tat noch eine hochprivilegierte Stellung ein, namentlich was das Aussehen anbelangt, welches er bei den niederen Klassen genießt, und die Ehrerbietung, die er sich selber zollt. Die englische Aristokratie habe ich stolz gefunden, die französische eitel - aber die österreichische ist hochmütig." High Life, p. 260. 223 „Wodurch unterscheiden sich der Mann und die Frau von Welt von der ordinären Masse, wenn nicht durch Wahrung von Formen?“ Der Menschheit Hochgedanken, p. 58. 224 „ Aber man kennt diesen Hochadel schlecht, wenn man glaubt, dass Name und Verwandtschaft genügen, um aufgenommen zu werden. Dazu gehört […] vor allem der Besitz von sechzehn Ahnen, d.h. die Hoffähigkeit“, Lebenserinnerungen, p. 86. 225 „Wenn man sein ganzes Leben der Gesellschaft fern gewesen, so kann man nicht plötzlich in ihre Mitte stürzen, es fehlt einem alles: Manieren, Jargon, Toilettenkunst –man erscheint inkongruent, oder einfacher ausgedrückt, man erscheint lächerlich.“ Trente et quarante., p. 19. 93 l’expliquer ? C'est l'avis de B. Hamann : « La chute du haut des rêves les plus fous dans la réalité fut si dure que Bertha n’a pas réussi à surmonter cette défaite sa vie durant.226 » En revanche Babette Kozlik-Voigt donne une autre interprétation. Certes les « débuts » de Bertha ont été un échec cuisant dû aux barrières, voire œillères de La Société. Mais son moi « lui donne la force de se défendre contre une humiliation existentielle »227 et lui permet, dans une perspective de psychologie adlérienne, de devenir ce qu’elle est en puissance. Ce choc existentiel a déclenché en elle une réaction, non de défense pure, mais au contraire de développement d’un vouloir actif et promotionnel de sa propre personne. De ce fait sa réflexion va bien plus loin que cette rebuffade et n’est pas toujours autocentrée, même si ses œuvres de fiction sont toutes imprégnées d’éléments de sa vie comme nous aurons l’occasion d’en reparler. Elle voit avec lucidité les défauts de cette Société arrogante qu’elle décrit dans tous ses ouvrages, comme Musil quarante ans plus tard, par exemple. L’une des critiques majeures de Bertha von Suttner est que cette haute noblesse était généralement conservatrice, voire réactionnaire. Vouloir changer quelque chose au monde ? Quel outrage! Un monde si beau, si bien agencé, si harmonieux, si sanctifié par la tradition, et si bien dirigé par la providence ! Et vertueux! Ne regorgeons-nous – nous les représentants du statu quo – ne regorgeons-nous pas de vertus? Loyauté, piété, vaillance, abnégation héroïque, amour de la patrie: tout cela nous est courant…Alors, laissez-nous en paix avec vos éternelles envies de changement et vos incriminations… 228 Cette aristocratie est généralement militariste aussi, par tradition plus que par réelle conviction. Au demeurant, son militarisme est un corollaire de sa fidélité à l'empereur. Bertha von Suttner reproche à cette classe de ne pas penser, de vivre par routine, de profiter seulement du temps qui passe, et d’en tirer le plus de plaisir 226 „Der Sturz aus den hochfliegenden Träumen in die Wirklichkeit war so hart, daβ Bertha die Niederlage ihr Leben lang nicht ganz verwinden konnte., B. Hamann, op. cit., p. 23. 227 „Ihr Selbst verleiht ihr die Kraft, sich gegen eine existentielle Demütigung zu wehren.“ Babette Kozlik-Voigt, „Bertha von Suttner, „die Auflehnung des Verstandes und die Empörung des Herzens“, in die Frau als Kulturschöpferin, zehn biographische Essays, Katharina Kaminski (Hrsg),Königshausen & Neumann, 2000, p. 51-82. 228 „An der Welt etwas ändern wollen -welch ein Frevel! Eine Welt, die so schön, so ordnungsmäßig, so harmonisch, so traditionsgeheiligt und vorsehungsgeleitet ist! Und tugendhaft! Strotzen wir - wir, die Repräsentanten des Status quo -, strotzen wir denn nicht von Tugenden? Loyalität, Frömmigkeit, Tapferkeit, Opfermut, Vaterlandsliebe: das ist uns alles geläufig... Also lasset uns mit euren ewigen Änderungsgelüsten und euren Beschuldigungen in Ruhe.“, High Life, p.96. 94 possible. 2. Fonctions sociales de la haute noblesse. La nouvelle Atavismus Les fils avaient tous un avenir tout tracé et s’orientaient par ordre vers l’armée, le clergé ou la diplomatie - parfois tout simplement vers l’exploitation des grands domaines terriens. Les exemples sont nombreux chez Bertha von Suttner et la petite nouvelle Atavismus montre bien cette répartition des rôles. Atavismus est la deuxième nouvelle du recueil Fantasmagorie sur le Gotha (Phantasien über den Gotha, 1894). Elle trace un portrait mordant de la société aristocratique de son époque, soulignant bien tous les travers et aussi les quelques motifs d'espérer. On trouve les mêmes éléments dans le roman High life, où ils sont développés de manière plus complexe et beaucoup plus longue. Le genre de la nouvelle permet de ne retenir que les éléments parlants, percutants. Dans Atavismus, quatre frères se rencontrent à l'occasion du retour du quatrième après vingt années d’absence. Il avait quitté l'Autriche pour l’Amérique parce qu'il n'avait pas voulu respecter la vie toute tracée que son titre familial lui offrait, mais seulement s’il respectait les règles de la Société, ce qu’il ne voulait en aucun cas. Il est vrai qu'étant le plus jeune, sa position était moins assurée que celle de ses frères dont l'aîné Auguste était militaire, le second Anton archevêque, et le troisième conseiller aulique après une carrière d’ambassadeur. Au fumoir après le dîner et après une brève diatribe sur la religion (thème fréquent de Bertha von Suttner), chacun raconte ce qu’il a vécu pendant ces vingt années de séparation. Il en découle une description de la Société telle qu’elle était au moment présumé du récit, soit vers 1875, puisque Bertha von Suttner date presque toujours ses récits et tout particulièrement ceux de ce recueil. L'aîné, Auguste, est le pur militaire. On peut au passage remarquer les prénoms, toujours signifiants chez Bertha von Suttner. Ici, il y aurait une allusion à l’empereur Auguste et à sa pax romana, qui est une paix armée. Le général de notre histoire a fait diverses campagnes qu'il raconte avec détachement, comme si elles avaient été des promenades de santé, sauf la bataille de Sadowa. Du reste, il n'a pas d'autres souvenirs que ceux de ses guerres. 95 Cher frère, je n'étais pas soldat à moitié mais en entier – je le suis encore, corps et âme. Je ne me suis pas marié, j'ai aimé assez fréquemment : le monde entier connaît le faible des femmes pour l'étoffe bicolore, mais ces épisodes ont disparu de ma mémoire. (…) Au demeurant, parmi mes impressions personnelles, n'ont été assez profondes pour s'incruster dans ma mémoire que celles qui se rapportaient à ma profession.229 La remarque est bien claire. Il s'est entièrement consacré à son métier des armes. Il n'y a rien d'autre dans sa vie. Nous sentons bien que ce n'est pas vers lui que va la sympathie de l’auteure. Bertha von Suttner veut justement montrer la pauvreté de sa vie et, à partir de là, permettre au lecteur de généraliser : il est ainsi, donc tous les militaires sont comme cela. Pour Bertha von Suttner, c’est un mort-vivant, sans intérêt. La guerre n’est que le moyen d’avoir de l’avancement et des médailles. Les trois autres frères ont aussi leur spécificité qui montre la haute noblesse : le second est évêque et, pour lui, il s’agit d’une charge, pas d’une vocation. Le troisième est conseilleur aulique après avoir fait une belle carrière diplomatique. Enfin, le dernier n'est, notons-le, que le demi-frère qui a tenté sa chance en Amérique car il ne voulait pas se couler dans le moule qui l'attendait. Il voulait être quelqu'un et surtout se faire lui-même. Ce n'est qu'une fois son pari gagné qu'il a pris le chemin du retour et retrouvé finalement la tradition qu'il avait fuie. Ce qui est bien le sens du mot "atavisme". La morale de la nouvelle est claire et donnée par son titre. Le poids du concept biologique est très important à cette époque, comme nous le verrons. 3. Les rapports de l'aristocratie à la guerre et la paix. Un thème fréquent chez Bertha von Suttner est que, dans son ensemble, l'aristocratie est pour la guerre en raison de son conservatisme. Cela a toujours été comme cela, pourquoi changer ? La guerre permet de faire carrière, de monter en grade, d'avoir des médailles. C'est la source de la gloire. Pourtant, Karl Vocelka souligne qu’une partie des aristocrates ont quitté l’armée après 1866, car pendant le règne de François-Joseph l’effectif des bourgeois dans l’armée a cru de façon considérable 229 „Ich war kein halber Soldat, Herr Bruder, sondern ein ganzer – bin es noch, mit Leib und Seele. Geheiratet habe ich nicht; geliebt, nicht selten: alle Welt kennt die Schwäche der Frauen für zweifarbiges Tuch, aber diese Episoden sind aus meinem Gedächtnis geschwunden. (…) Übrigens sind auch unter meinen persönlichen Eindrücken nur diejenigen tief genug gewesen, um dem Gedächtnis eingeprägt zu bleiben, die sich auf meinen Beruf beziehen.“, In Phantasien über den Gotha, II. " Atavismus" pp. 22-23 96 passant de 3 % en 1800 à 34 % en 1890, rendant la concurrence pour les grades beaucoup plus compliquée (plus d’avancement automatique par exemple !)230. La conception du monde (Weltanschauung) qui a cours à l’époque est que la guerre est un droit naturel, réservé aux hommes. Cela leur permet de développer leurs qualités propres telles que la vaillance, le courage et l'abnégation, la force physique et le patriotisme. En outre, la paix est un souhait, la guerre est un fait. L’histoire, du moins celle qui est écrite, n’a jamais prêté attention aux désirs et aux idéaux humains. La guerre est action, la paix est passivité. Il convient d'être du côté de l'action, du mouvement qui est vie. Ce disant, on oublie que la paix est aussi toujours à conquérir, ce qui suppose l’action et qu’elle n'est pas léthargie. Les nobles font la guerre comme officiers, généralement supérieurs, donc dans des postes moins exposés que les simples soldats ou les sous-officiers. Alors, exposer la vie des autres, surtout de simples soldats, n'a pas grande importance. Une chose est sûre : Bertha von Suttner ne montre jamais l'aristocratie autrichienne sous un jour favorable. Certes, les nobles ne sont pas toujours les pires mais ils sont les plus « exclusifs », et l’auteure cloue au pilori leur conservatisme à chaque occasion. Elle a dans chaque roman, un héros qui est étranger (Walgrave dans High Life, le prince allemand dans Echec à la misère, Friedrich dans Bas les armes! ou le comte de Trélazure dans Daniela Dormes) ou qui a séjourné à l'étranger, ce qui lui a ouvert les yeux : le baron Frank Myltus dans Un mauvais homme, revient d'Australie après quinze ans d'absence, Ralph dans Eva Siebeck passe une bonne partie de son temps en voyage, etc. Le voyage, la sortie d’Autriche-Hongrie ou l’appartenance à un autre pays crée la distance qui permet la lucidité. 4. Premières critiques du militarisme ; le roman Bas les armes ! Nous nous attarderons un peu sur Bas les armes! puisque c’est l’œuvre qui a fait la notoriété de Bertha von Suttner. Dans ce roman, le général comte Althaus, le père de Martha231 fait aussi partie du Gotha et c’est à ce titre que la prise de position de sa fille 230 Voir Karl Vocelka, op. cit., p. 222 Martha et Marie : on relèvera la référence évangélique. Dans l’Évangile de Luc, Marthe s'occupe de beaucoup de choses matérielles à l'inverse de Marie (ici la tante Marie) qui va à l’essentiel, c'est-à-dire à 231 97 est étonnante, même révoltante pour lui : elle a été élevée dans le respect des traditions de sa caste et n’en respecte aucune. Mais c’est le moyen pour l’écrivaine de bien montrer le fonctionnement de la société, aussi bien au quotidien, que dans ses rapports à la guerre, comme nous allons le voir ci-après. Ce roman a été brillamment étudié en 1995 par Edelgard Biedermann et nous ne pouvons que renvoyer à cette thèse232 pour les différents aspects de Bas les armes! que nous n’étudierons pas de ce fait. Il reste peu de choses à ajouter à cette étude. Dans le milieu de Martha, tous les hommes ne pensent qu’à l’armée et à la guerre. Il est donc naturel qu’elle épouse successivement deux militaires. Au demeurant, seul le premier est de la haute aristocratie. Il est même possesseur d’un majorat233, ce qui assurera à son fils une indépendance totale après sa mort et aussi à sa veuve qui en a l’usufruit. Martha a deux sœurs qui se plient beaucoup mieux qu’elle aux exigences de la Société, à la fois pour leurs sorties, leurs distractions et leurs rapports aux hommes ou à la guerre. C’est Martha qui porte tout le poids du roman et de la démonstration de la vanité et de l’absurdité dévastatrice de toute guerre. Les deux sœurs sont des figurantes, bien dans leur milieu. Elles vont toutes deux perdre leur fiancé à la guerre puis mourir du choléra. Mis à part cet aspect flatteur, on voit leur inactivité et leurs mœurs dissolues. Ils ne sont pas sanguinaires, tout au plus souhaitent-ils la guerre, qui représente à leurs yeux une heureuse alternative à l'inactivité et l'occasion de monter en grade, de conquérir les honneurs. Il en était ainsi dans le milieu de vie de Martha, et Bas les armes! nous montre à loisir la place et le rôle des militaires et de l'armée. Il n'y a pas de charge contre cette profession et la mentalité de l'époque. Juste un constat et une description très minutieuse et sans complaisance. Même Martha, qui est la porte-parole de l'auteure et a beaucoup de ses traits de caractère, ne se révolte pas à proprement parler. Au fil du temps elle ne respecte plus aucune des traditions de sa caste, ce qui constitue la seule forme de révolte possible pour elle. Elle s'oppose fermement mais respectueusement à son père, le vrai représentant de la noblesse de l'époque, soutien inconditionnel de la monarchie et des militaires dont il fait partie. La guerre est dans l'adoration de Jésus. Martha Althaus est très active et peu portée sur la piété, ou sur la religion, tandis que la tante Marie est la piété incarnée. 232 Edelgard Biedermann, Erzählen als Kriegskunst, Die Waffen nieder! von Bertha von Suttner. Studien zu Umfeld und Erzählstrukturen des Textes, cf. note 13, p. 20. 233 Majorat = Droit d'aînesse assurant au fils ainé les droits de succession sur les terres notamment. 98 l'ordre des choses. Etre contre, c'est être une femme ou, si on est un homme, c'est manquer de virilité. Mais on relèvera que cette conclusion n’est pas différente de celle des autres romans de l'époque. Bien sûr, certains nobles ont évolué dans les œuvres de Bertha von Suttner, ce qui est corroboré par l’avis de Karl Vocelka : « Beaucoup d’aristocrates rejoignirent les courants modernes »234, et il donne comme exemple la famille du prince Schwarzenberg. Mais c’est toujours sous la pression d’un fait extérieur et généralement par une « convalescence » en Australie ou aux Amériques ! Pourtant, l'Américain Walgrave qui a évolué pendant son séjour en Europe dans le milieu de la haute aristocratie, dit qu'il a rencontré des gens évolués en Autriche, car « ici fleurissent les plus belles fleurs de l'esprit et nous [Américains] nous nous contentons d'en planter les plants dans notre sol.235 » Ce qui prouve assez clairement la fierté qu’éprouve Bertha von Suttner d’être européenne et cultivée, en un mot, de faire partie de l’élite intellectuelle. Elle met aussi en relief le fait que les Autrichiens ou les expatriés originaires d’Autriche ont apporté beaucoup au monde intellectuel de l’époque. Rappelons que le code civil de 1867 garantissait la libre circulation des personnes, donc le droit à l’émigration. Celle-ci se faisait majoritairement (90 %) en direction des États-Unis qui semblaient garantir à ceux qui le souhaitaient la possibilité de gagner beaucoup d’argent et rapidement, mais Bertha von Suttner met en garde ses personnages et donc ses lecteurs sur le leurre que peut représenter cette émigration, car L’Amérique n’est pas le pays qui, comme le rêvent les migrants donne du travail à tous ceux qui en veulent : au contraire, l’offre des forces de travail est si forte que beaucoup, parmi les meilleurs, périssent dans la concurrence.236 Pourtant, en 1903, sur 222 000 émigrants d’AutricheHongrie 206 000 se tournèrent vers les États-Unis. La Monarchie représentait 4.2 % entre 1861 et 1890 et pas moins de 20 % entre 1861 et 1890, de l’immigration totale dans les États-Unis.237 234 „Viele Hochadelige schlossen sich den « modernen » Strömungen an“., Karl Vocelka : op. cit., p. 222. "Die schönsten Geistesblüten sprießen hier, und wir begnügen uns damit, die Setzlinge davon in unseren Boden zu stecken." High Life p. 152. 236 „Amerika ist nicht das Land, das, wie die Auswanderer träumen, jedem, der Arbeit will, auch Arbeit entgegenbringt; im Gegenteil: das Angebot der Kräfte ist dort ein so stärkes, daß im Wettkampfe viele der besten untergehen.“ Ein schlechter Mensch, op. cit., p. 194. 237 „Im Jahre 1903 wandten sich von 222.000 Auswanderern aus Österreich-Ungarn 206.000 in die USA. Die Monarchie stellte von 1861 bis 1890 4.2 Prozent und 1891 bis 1920 nicht weniger als 20 Prozent der Gesamteinwanderungszahlen in die Vereinigten Staaten“., Erich Zöllner, Geschichte Österreich, p. 444. 235 99 B.2. La seconde société Les nobles de fraîche date, qui constituaient une grande partie du tissu économique et industriel de l’Empire, souvent appelés les « barons de l’industrie » (die Industriebarone), ayant très souvent des palais sur le Ring, mais aussi les bourgeois, les juifs assimilés et tous ceux qui faisaient fonctionner l’Empire, constituaient la seconde société. C’était en fait les membres de cette seconde société qui composaient la vie intellectuelle de Vienne entre 1880 et 1914. C’est dans cette catégorie qu’il faut chercher presque tous « les grands de cette époque dans les domaines intellectuel, économique ou artistique 238». Si les aristocrates de souche étaient conservateurs, les seconds étaient en général plus ouverts, et c’est souvent dans leurs rangs que se recrutaient les libéraux. C’est vers cette catégorie qu’allaient les sympathies aussi bien personnelles que littéraires de Bertha von Suttner, dont les protagonistes sympathiques de ses romans faisaient toujours partie. Cette seconde société est essentiellement industrieuse, travailleuse, intellectuelle par compensation, et comprend beaucoup de juifs assimilés et peu religieux. Elle tient le milieu des banques, des entreprises, des nouvelles usines, de la médecine et de la justice, bref de tout le tissu économique. Plus proche de l'intelligentsia car, ayant dû travailler et étudier pour asseoir ses positions, elle est aussi plus ouverte. C'est à cette seconde société qu'appartenait la famille Suttner, alors que Bertha appartenait à la première par son père, qui avait dérogé en épousant une simple roturière, sans autre titre que sa beauté et un vague talent de chanteuse. C'est cette seconde société qui, dans tous les ouvrages de Bertha von Suttner, a ses faveurs et porte ses espoirs. Bien que très souvent lettrés et libéraux, les membres de cette seconde société ne sont pas pacifistes. Tournant leurs yeux en permanence vers l’empereur qui leur distribue des faveurs dont la plus prisée reste l'anoblissement, ou vers l'aristocratie qui reste leur modèle, ils considèrent que la guerre est bénéfique pour leur pays et qu'un homme doit avoir donné quelques années de sa vie à sa patrie pour être un bon citoyen. De plus, ils ont matériellement intérêt à la poursuite de la guerre, qui fait marcher l’économie (armement, équipements). Dans le domaine technique, l'Autriche n'était pas, à cette époque, en retard sur ses voisins. Nous ne citerons que les 238 „Fast alle intellektuellen, wirtschaftlichen und künstlerischen Größen dieser Zeit;“ Hamann, op. cit., p. 24. 100 premières voitures blindées qui furent autrichiennes. Bertha von Suttner cite quantité d'innovations dans l'armement qui fait l’objet d’une course éternelle entre les différents pays et, où l'Autriche n'est jamais en reste. L'une des conséquences de la bonne santé de l'industrie à Vienne est le développement d'un prolétariat important. B.3. Les paysans et les prolétaires Au sens strict du terme, la paysannerie et le prolétariat ne font pas obstacle à la paix, mais ils ne la favorisent pas non plus. Pour simplement survivre ils travaillent sans relâche et leur seul exutoire est la pratique du culte ou la fréquentation de l’auberge. De ce fait ils sont trop abrutis par leur condition misérable pour pouvoir penser à autre chose qu’au sommeil ou à du pain. La situation n’est pas très différente de celle des siècles précédents même si l’on constate des débuts de mécanisation, qui au demeurant a des effets pervers, déshumanisant le travail et réduisant le travail à domicile. La situation n’est pas très différente de celle que l’on peut rencontrer dans les autres grandes villes industrielles qui présentent une très forte concentration de population, vivant dans la misère et l’exploitation industrielle. L’écrivain anglais Charles Dickens, écrivain engagé, en puisant dans ses expériences de jeunesse a su présenter cette société industrielle féroce. En revanche, on rencontre peu ces deux classes sociales chez Bertha von Suttner et, quand cela arrive, c’est sous un jour peu favorable (dans la nouvelle Franzl et Mirzl, (1889), pour la paysannerie par exemple, ou dans Hannah, (1882) ou dans Nur, (1905) pour le prolétariat. Elle connaissait mal ces milieux et n’aimait pas parler de choses qu’elle ne connaissait pas. Il lui aurait été possible de s'informer et c'est ce qu'elle a fait pour ses ouvrages philosophiques. Mais, dans les romans, elle a plutôt utilisé et transformé des éléments de sa vie. Nous consacrerons une réflexion particulière à cet aspect de son œuvre. Par contre pour écrire Bas les armes! elle s'est informée longuement pour pouvoir donner une vision réaliste de la guerre et de ses avatars, gardant pour le couple Martha-Friedrich et ses aventures, l’aspect (auto)biographique. Probablement que l’aspect physique des pauvres, sales et mal habillés, lui répugnait-il aussi. Mais surtout elle n’acceptait pas leur manque d’éducation, leur incurie et leur grossièreté. 101 Il est vrai que paysans et prolétaires vivent dans la misère. La situation des prolétaires est encore pire que celle des paysans, car ils vivent en ville et doivent faire face à la cherté de la vie et à la pénurie de logements. Il est fréquent qu’ils doivent partager des chambres misérables, ou même des lits, comme le raconte Adelheid Popp dans ses souvenirs de jeunesse. Ils vivent dans les faubourgs, dans les «casernes de location» (Mietskasernen), dans des conditions souvent sordides. Leur vie était entièrement tournée vers la survie et ne laisse de place à rien d’autre. L’alcoolisme est très répandu puisque l’auberge est le seul refuge des ouvriers miséreux. Pour mémoire, rappelons que L’Assommoir de Zola, l’écrivain français qu’elle prisait tant, est paru en 1877 et traitait de ce sujet qu’elle a un peu abordé dans Eva Siebeck (1892). Les socialistes et les marxistes appellent à la révolution du prolétariat et assurent qu’ils sont sans ambiguïté tournés vers la paix, ce qui, d’une part, pose la question de savoir si une révolution peut être pacifique et, d’autre part, quelle conception ils se font de la paix. Comment peuvent-ils concilier la haine pour les classes dirigeantes et la paix cosmopolitique ? Ils reprochent à Bertha von Suttner de ne pas voir d’abord la misère du peuple et d’être exclusivement tournée vers la paix. Le reproche est-il exempt de fondement ? Pouvait-elle agir autrement ? Ayant découvert son intérêt pour la paix et étudié les considérations dont jouissait la guerre, Bertha von Suttner, fille de son époque, mais en rupture intellectuelle (et sociale) avec elle, n’a pas voulu en rester à un constat sociologique fataliste. Par conviction profonde elle a décidé d’agir sur les événements de son temps. Pour ce faire elle a utilisé les armes dont elle disposait, à savoir sa plume alerte mise au service de ses convictions. En comparant la place réservée à la paix et la place réservée à la guerre dans l’ensemble des textes écrits, quel que soit la nature ou le niveau social de la production écrite considérée, elle est une conséquence de l’évolution sémantique des termes. Cette place est très restreinte pour la paix, ainsi que le montre Yves Delahaye dans l’article « paix » du Dictionnaire culturel en langue française d'Alain Rey239. C'est petit à petit que s'est constitué le concept de paix tel que nous pouvons le définir aujourd’hui, comme un ensemble de relations entre des États indépendants placés sur un pied 239 Yves Delahaye, article "paix", Dictionnaire culturel en langue française, sous la direction d'Alain Rey, 2005, Paris, dictionnaire le Robert. 102 d’égalité et qui veulent vivre en bonne entente. Cela suppose l’absence de conflit armé entre ces Etats. Tous les penseurs de la paix ont en commun de préconiser une paix éternelle ou perpétuelle qui ne pourra se faire que par une alliance juridico-politique entre des États souverains plus ou moins égaux, sous l'égide d'un organisme international. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Force est toutefois de constater que toutes les définitions font référence à un état de non-guerre faisant suite à un état de guerre. Dans ce dernier cas, le terme « état » ne convient que très partiellement, tant la guerre est assimilée au mouvement, à l'action, la paix devenant par contrecoup inaction, voire léthargie. Cela revient presque à opposer l'inaction à l'action. Mais Bertha von Suttner s'attache, justement, à montrer que la paix n'est pas sommeil ou léthargie mais doit être conquise sans trêve. Bertha von Suttner est donc en continuité intellectuelle avec une longue tradition philosophique et en particulier avec l'esprit des Lumières et, en cela, elle est en harmonie avec l'intelligentsia européenne de la fin du XIXe siècle, qui aspire à la paix. Pourtant, et malgré, ou à cause du succès populaire de ses livres et notamment de son roman Bas les armes!, elle n’était pas en harmonie avec les pouvoirs en place en Autriche, ni même en Europe. Bien qu’elle ait placé ses espoirs dans les gouvernants, elle rappelle dans ses Mémoires, qu'elle a été reçue par des princes et des chefs de gouvernement, mais cela n'était dû qu'à son titre de baronne Suttner, née comtesse Kinsky, et non point à son rôle de présidente de la Société de la paix autrichienne. Et, contrairement à ce qui est souvent écrit, elle n’en était pas dupe. Elle savait juste en user. Nous allons donc voir en quoi a consisté son engagement et pourquoi elle a gardé une certaine aura dans les milieux pacifistes alors qu’elle était complètement inconnue par ailleurs. 103 IV. SON ENGAGEMENT A. LE ROMAN BAS LES ARMES! ET SES RETOMBÉES Dans ses Mémoires comme dans un texte, signalé « manuscrit » par Brigitte Hamann mais publié avec quelques variantes dans Stimmen und Gestalten (1907), sous le titre « Wie ich dazu kam ‘Die Waffen nieder!‘ zu schreiben » (Comment j’en vins à écrire Bas les armes!), Bertha von Suttner explique elle-même très clairement pourquoi et comment elle s’est engagée au service de la paix. Nous l’avons dit : lors de l’hiver 1888-1889, les époux Suttner ont séjourné à Paris et fait un certain nombre de rencontres agréables, mais l’une d’entre elles fut d’une portée incommensurable. Bertha note : Au cours d’une conversation sur la guerre et la paix - un thème qui emplissait déjà fortement mon âme - notre ami, le Dr Löwenthal nous communiqua qu’il existait à Londres une Association internationale pour la paix et l'arbitrage 240 […] Comment ? Une telle société existait? […] La nouvelle m’électrisa241. Elle a donc immédiatement demandé des renseignements précis au Dr Löwenthal sur les buts, les méthodes, les membres (elle dit « les personnalités ») de l’association et l’éventualité d’autres ramifications. Elle a aussi pris connaissance de l’appel publié par l’association londonienne. Elle avait pris feu et flamme, mais elle s’est renseignée sérieusement avant de s’engager dans cette voie, ce qui est caractéristique de notre auteure : enthousiasme subit, oui, mais qui a des racines. A son retour en Autriche, elle a trouvé les épreuves de son essai L’Âge des machines et elle y a ajouté, dans le dernier chapitre « Regards sur l’avenir » (IX. Blicke in die Zukunft), un long développement sur le Mouvement de la paix, y insérant 240 International Arbitration and Peace Association fondée par le britannique Hodgson Pratt en 1880. „In einem Gespräch über Krieg und Frieden – ein Thema, das mir schon mächtig die Seele erfüllte teilte uns unser Freund, Dr Wilhelm Löwenthal, mit, daβ in London eine „international Peace and Arbitration-Association „ bestehe. […] „Wie ? Eine solche Verbindung existierte? […] – die Nachricht elektrisierte mich“ Lebenserinnerungen, p. 211. 241 l’Association internationale londonienne de la Paix242et ses filiales européennes, la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté ainsi que la mention des associations aux Etats-Unis et en Italie ; enfin, l’appel londonien à tous ceux qui souhaitent la paix et toute une réflexion sur la paix et la guerre. Son livre eut du succès dans les milieux éclairés mais il est bien difficile de dire l’importance accordée au dernier chapitre en particulier. Quant à l’influence au-delà de ces cercles, Bertha von Suttner ne se fait pas d’illusions : Quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population vivait sans avoir la moindre idée des études et des plans du un pour cent restant.243 C’est pour ces quatre-vingt-dix-neuf pour cent de la population qu’elle choisit donc d’écrire un roman, car ils ne lisent pas les ouvrages théoriques réservés aux lettrés et elle voulait « rendre service au mouvement de la paix » et propager ses idées. Comme nous allons le voir un peu plus loin, Bertha von Suttner a beaucoup insisté sur le fait que c’est le roman qui était premier et que c’est son succès qui l’a entraînée dans l’action. Écrire un roman était un choix stratégique qui s’est montré efficace: elle est parvenue, comme elle le souhaitait, à toucher un maximum de lecteurs, ainsi qu’elle l'explique, aussi bien dans sa correspondance que dans ses Mémoires : Je voulais rendre service à la Ligue de la paix – comment pouvais-je le faire, mieux qu'en essayant d'écrire un livre qui répandrait ses idées. Et le plus efficace, pensai-je, ce serait sous forme de récit. De cette manière je toucherais sûrement un plus large public qu'avec un traité. Dans des traités on ne peut introduire que des raisons abstraites, on peut philosopher, argumenter et disserter ; mais je voulais mettre dans mon livre, non seulement ce que je pensais, mais aussi ce que je ressentais – que je ressentais passionnément. 244 Par goût, elle aurait sans doute préféré écrire des ouvrages plus sérieux, à teneur 242 Noms exacts: „Internationale Schiedsgerichts- und Friedensgesellschaft“ et „Internationale Liga des Friedens und der Freiheit“. Aux congrès de la Ligue internationale se sont ensuite adjointes les conférences interparlementaires (die interparlamentarischen Konferenzen). 243 „Neunundneunzig Hundertstel der Bevölkerung dahinlebten, ohne von den Studien und Plänen des übrigen Hundertstel nur eine Ahnung zu haben. Maschinenzeitalter, p. 296. 244 "Der Friedensliga wollte ich einen Dienst leisten – wie konnte ich das besser tun, als indem ich ein Buch zu schreiben versuchte, das ihre Ideen verbreiten sollte? Und am wirksamsten, so dachte ich, konnte ich das in Form einer Erzählung tun. Dafür würde ich sicherlich ein größeres Publikum finden als für eine Abhandlung. In Abhandlungen kann man nur Abstrakte Verstandesgründe legen, kann philosophieren, argumentieren und dissertieren; aber ich wollte anderes: ich wollte nicht nur, was ich dachte, sondern was ich fühlte –leidenschaftlich fühlte-, in mein Buch legen können." Lebenserinnerungen, p. 215 105 philosophique, qui lui auraient permis de frotter ses idées à celles des autres, mais elle était bien consciente que de telles œuvres ne pouvaient toucher qu’un petit nombre de lecteurs : les lettrés. Il semble qu’elle ait été incitée dans cette voie par Baldwin Groller, le rédacteur de die Neue Illustrirte Zeitung245 répondant à sa lettre après la publication de l'Inventaire d'une âme : - Est-ce que l'on peut gagner de l'argent en écrivant des livres? - Non, franchement non ; du moins pas vous, et pas avec des livres comme ceux que vous avez en tête et que vous voudriez mettre au monde.246 Comme elle voulait écrire un ouvrage sérieux, même s’il était destiné au grand public, elle a accompli de sérieuses recherches, étudié de nombreux livres d’histoire et épluché des archives militaires, des correspondances de guerre et interviewé des amis, en particulier des médecins - pour donner un ouvrage sérieux et bien documenté, aussi « réaliste » que possible, puisque sa tendance littéraire était le réalisme, son maître en la matière étant Zola. Ses romans précédents ayant eu du succès, elle pouvait, à juste titre, espérer qu’il en serait de même pour Bas les armes! C’est ce qu’il advint après des débuts très difficiles, d’abord pour trouver un éditeur, soit parce qu’ «un grand nombre de lecteurs se sentirait blessé par le contenu » ou que «malgré toutes ses qualités il est exclu de publier ce livre dans un État militaire »247, ensuite, pour écouler les mille exemplaires de la première édition. Mais, après quelques interventions promotionnelles de ses amis, rédacteurs ou critiques, le succès vint et les éditions se succédèrent rapidement. Leopold Katscher écrit dans sa biographie, Bertha von Suttner, die Schwärmerin für Güte (1903), que la trente et unième édition est sortie sans compter les arrangements et les traductions illicites. Ailleurs on trouve : En 1905 sortait la 37e édition. Il y avait des éditions populaires à bon marché, avec des tirages de 60 000 exemplaires chacune et des reproductions par d’autres maisons d’édition. Traduite dans presque toutes les langues européennes (16 en fait), ce fut un succès européen en 245 Le titre de ce journal Neue Illustrirte Zeitung était orthographié ainsi. "Ob man mit dem Bücherschreiben Geld verdienen kann? Nein, rund heraus; wenigstens Sie nicht und wenigstens nicht mit solchen Büchern, wie Sie sie meinen und wie Sie sie in die Welt setzen möchten.", cité par B. Hamann, op.cit., p. 82, d'après une lettre de Baldwin Groller du 28.03.1883 soit peu après la publication de l'Inventaire d'une âme.. 247 „Große Kreise unserer Leser würden sich durch den Inhalt verletzt fühlen.“, […] „Trotz aller dieser Vorzüge aber ist es ganz ausgeschlossen, dass der Roman in einem Millitärstaat veröffentlicht werde.“ Lebenserinnerungen, p. 217. 246 106 termes de vente et finalement un succès mondial, vendu à des millions d’exemplaires.248 Le succès d’édition (89e édition en 1917) qui s’en est suivi, comme nous l’avons déjà dit, l’a propulsée au zénith de la gloire littéraire, et Bertha von Suttner n’avait sûrement pas la moindre idée des suites possibles de son roman. Son succès est dû, certes à son roman, au fait qu’il a été publié au bon moment, mais aussi à ses talents d’oratrice et à sa force de persuasion, certains parlaient de son « magnétisme ». Si du côté de la gloire, nous pouvons rappeler le sondage du journal berlinois das Berliner Tageblatt de 1903249, qui la classait comme la femme la plus populaire du moment, du côté négatif, ce roman, qui fait une large place au sentiment, lui a donné une réputation de « larmoyante » alors qu’elle a seulement voulu émouvoir pour frapper les lecteurs. Le livre eut un succès international et contribua de façon importante à la propagation de l’idée de paix, comme l’avait souhaité Bertha von Suttner en l’écrivant. Bas les Armes! représente le plus important roman contre la guerre avant À l’ouest rien de nouveau. Ce succès mondial d’Erich Maria Remarque, ne paru qu’en 1929. Bertha von Suttner fut l’instigatrice d’un mouvement litéraire qui s’est pleinement épanoui des décennies plus tard. Nous voulons dir la litérature antiguerre.250 Bas les Armes! a donné le signal de départ au mouvement de la paix européen. Le succès du roman a été le départ de la carrière de Bertha von Suttner comme combattante de la paix.251 C’est sans doute à cause de ce succès mais aussi des prises de position de l’auteure contre l’antisémitisme que le livre a été brûlé lors de l’autodafé du 10 mai 1933, en Allemagne, en même temps que les œuvres des pacifistes de Weimar. « Joseph Goebbels les raille en tant que « rebut et saleté de littérateurs juifs décadents [qui] piétinent la vaillance et l'honneur du peuple allemand252». 248 „1905 lag die 37. Auflage vor; es gab billige Volksausgaben mit einer Auflagenhöhe von je 60 Ts. und Nachdrucke durch weitere Verlage. Übersetzt in fast allen europäischen Sprachen, wurde es auch ein europäischer Verkaufserfolg und schlieβlich ein Welterfolg, ein Millionenseller. In wikipedia, Bertha von Suttner, Die Waffen nieder! 249 Cf. les résultats du sondage p. 26 ci-dessus. 250 „Die Waffen nieder ! stellte den wichtigsten Antikriegsroman vor „Im Westen nichts Neues“ dar ; dieser Welterfolg von Erich Maria Remarque erschien im Jahre 1929. Bertha von Suttner war die frühe Wegbereiterin einer literarischen Bewegung, die sich erst Jahrzehnte später voll entfaltete. Gemeint ist die Antikriegsliteratur.“ Christian Götz, op. cit., p. 162. 251 Gregor-Dellin, op. cit., p. 63 252 „Unrat und Schmutz jüdischer Asphaltliteraten (, die) die nationale Wehrhaftigkeit und die Ehre des deutschen Volkes ungestraft mit Füßen treten durften“, in : Karl Holl, Wolfram Wette, Pazifismus in der 107 Les conséquences du succès Le succès a entraîné des rencontres qui ont débouché sur une mise en mouvement et une entrée dans l'action effective au service de la paix, comme elle l'a dit elle-même : J'avais écrit le livre pour rendre service au mouvement de la paix, à ma façon – et les relations et expériences qui sont nées de ce livre m'ont entraînée toujours plus avant dans le mouvement à tel point que j'ai dû prendre fait et cause pour lui, non plus avec ma plume comme je le pensais au départ mais avec toute ma personne. 253 La première rencontre qui l'a mise sur le chemin de l'engagement est celle de Félix Moscheles 254 (1833 -1917), le peintre londonien, fils du musicien Ignaz Moscheles255 (1794 –1870) et de la peintre Margarete Moscheles. Il était membre du comité londonien de l’Association pour la paix256, dont le président était Hodgson Pratt257, et sillonnait l’Europe avec la volonté de susciter de nouveaux adeptes et de créer de nouvelles sections de « l’Association de la Paix ». Lors de son passage à Venise où il souhaitait créer une société locale de la paix, et apprenant que la baronne de Suttner y séjournait, il s’est présenté au Palazzo Dario que le couple Suttner avait loué pour l’hiver 1890-1891, grâce aux émoluments de Bas les armes!. La rencontre a été placée sous des auspices humoristiques qui en disent long sur le roman et sur sa réception, car Weimarer Republik, 1981, p.15. Repris de wikipedia, article „Histoire du pacifisme allemand“. 253 „Ich hatte das Buch geschrieben, um der Friedensbewegung einen Dienst zu leisten in meiner Art – und die Beziehungen und Erfahrungen, die mir aus dem Buche erwachsen sind, haben mich in die Bewegung immer mehr hineingerissen, so sehr, daß ich schließlich nicht nur, wie ich anfangs gewollt, mit meiner Feder, sondern mit meiner ganzen Person dafür eintreten mußte.“ Lebenserinnerungen, p. 220 254 Félix Moscheles (1833 -1917), peintre anglais, actif dans le mouvement de la paix, promoteur de l’espéranto, délégué londonien du mouvement de la paix. Né à Londres, il était le fils d’Ignaz Moscheles, pianiste très connu, compositeur et professeur de musique et le mari de la peintre Margarete Moscheles. Ils étaient connus comme le couple « Grelix ». En 1903 Felix Moscheles devint le premier président du Club Londonien d’ Esperanto. A partir de 1897, il fut le président de l’International Arbitration and Peace Association à Londres. 255 Ignaz Moscheles (1794 – 1870), pianiste et compositeur tchèque, professeur, notamment de Félix Mendelssohn (d’où le prénom du fils), mort à Leipzig, après un long séjour à Londres. Editeur de la correspondance de Moscheles et Mendelssohn. 256 [Er sagte, daß er]dem Vorstand der Londoner Peace-Association angehöre. Lebenserinnerungen, p. 226 257 Hodgson Pratt, (1824-1907) était un pacifiste britannique. En 1880, il fonde l'International Arbitration and Peace Association (IAPA) à Londres et se rend, en tant que représentant de cette association dans différentes villes européennes. Il est à la tête de la délégation britannique lors du congrès pour la paix de Bruxelles en 1882, auquel participent plus de 500 délégués des autres nations. En 1883, il pousse Henri La Fontaine à fonder une société pacifiste belge, la Société belge de l'arbitrage et de la paix. Conjointement avec Franz Wirth, il fonde la Frankfurter Friedensgesellschaft en 1886. En 1880, Pratt est le président du congrès mondial pour la paix, à Londres. Par la suite, on le retrouve comme membre de commission du Bureau International Permanent de la Paix, qu'il a fondé, avec d'autres, lors du congrès de paix de 1891 à Rome et dont le siège est à Berne. 108 elle fut l’occasion d’un malentendu cocasse. Moscheles, qui avait lu le roman, sous-titré « l’histoire d’une vie », l’avait pris pour une autobiographie et était persuadé de rencontrer Martha, la veuve éplorée du roman ; il fut très étonné d’être accueilli par le mari de la baronne en personne et il trouva que cette dernière avait été bien prompte à convoler pour la troisième fois ! Le couple dissipa rapidement le malentendu et rappela que les personnages et l’histoire du roman étaient fictifs même s’ils contenaient des traits empruntés à la réalité. Nous pouvons signaler, au passage, que Bertha von Suttner incluait toujours beaucoup d’éléments de sa vie ou de la vie de son entourage dans ses œuvres de fiction et plusieurs de ses romans éclairent tout autant, voire plus sa vie, que ne le font ses Mémoires par exemple. Cette visite de Moscheles signa le début d’une amitié, mais fut aussi et surtout incidemment l’occasion du premier acte politique de Bertha. Moscheles, désespéré par ses premiers contacts à Venise, envisageait de repartir dès le lendemain de sa visite aux Suttner. La baronne se proposa comme intermédiaire auprès du marquis Benjamino Pandolfi, dont l’épouse était une amie de jeunesse, et chez qui c’était jour de réception le soir- même. L’intuition de Bertha avait été bonne. Le marquis, membre du parlement italien et, à ce titre membre de l’Union Interparlementaire258 (IPU) ainsi que de la section romaine de l’Association de la Paix, était acquis au mouvement et a aussitôt acquiescé à l’idée et pris les choses en main, pour donner suite au projet de Moscheles. A la suite de ce premier entretien naquit, quelques jours plus tard, un comité provisoire qui convoqua une assemblée constituante. Les Suttner y participaient parmi la centaine de personnes, mais « seulement deux femmes étaient présentes : l’épouse de Monsieur Félix Moscheles et moi259». Bertha nous dit sa satisfaction et sa curiosité : C’était la première fois de ma vie que j’assistais à quelque chose de semblable, car je n’avais encore jamais appartenu à une association ou n’avais encore jamais vu d’assemblée générale ni de création d’association.260 258 L’Union Interparlementaire avait été créée en 1888 par les parlementaires anglais Randal Cremer et français Frédéric Passy, le futur premier prix Nobel de la Paix, pour permettre aux membres des parlements de peser sur les budgets de l’armement et aider à la mise en place d’un tribunal international d’arbitrage. 259 „ Nur zwei Frauen waren anwesend: die Gattin des Herrn Felix Moscheles – Frau Grete- und ich., Lebenserinnerungen, p. 228. 260 „Es war das erste Mal im Leben, daβ ich etwas ähnlichem beiwohnte, denn nie noch hatte ich irgendeinem Vereine angehört oder eine Vereinsversammlung oder Gründung mitangesehen.“ Ibid.., p. 229. 109 De cette assemblée générale naquit la section vénitienne de la « Ligue Générale Européenne de la Paix »261. L’engagement de Bertha von Suttner débuta ce jour, d’autant que Moscheles, qui venait de l’attirer dans le mouvement de la paix, voulait en faire une militante. Elle ne devait plus connaître de repos dans sa lutte pour la paix, et cela jusqu’à son dernier souffle, puisque ses derniers mots furent : « Bas les armes!– dis-le à beaucoup – beaucoup.262 » B. LES SOCIETES DE LA PAIX EN ITALIE, AUTRICHE, ALLEMAGNE, HONGRIE B.1. En Autriche B.1.1. Création de la Société Autrichienne de la Paix Dès le retour du couple Suttner à Vienne et avant de rejoindre leur résidence à Harmannsdorf, les époux Suttner rencontrèrent leurs amis à l’hôtel Meißl und Schaden263 de Vienne où les libéraux se réunissaient dans le « cercle des députés (die Abgeordnetenrunde) ». Portée par l’enthousiasme de ce qu’elle venait de vivre à Venise elle essaya de leur partager cette aventure vénitienne. Je leur racontai […] toute l’histoire de la création d’une société de la paix à Venise par un membre de la Chambre italienne. Je parlai aussi de la Ligue interparlementaire qui avait été créée à Paris en 1888, s’était réunie l’année précédente à Londres et s’était donné un rendez-vous pour cette année à Rome. Les messieurs ont écouté avec intérêt, mais avec des mines sceptiques. Adhérer, aucun n’y songea.264 261 „Pandolfi […] forderte zur Konstituierung einer Venezianer Sektion der allgemeinen europäischen Friedensliga auf“, Ibid., p. 228. 262 „Die Waffen nieder ! –sag’s vielen – vielen.“ Ibid., p. 558, cité d’après A. Fried. 263 L’hôtel Meißl und Schaden, au centre de Vienne, était le lieu de rencontre des libéraux. Un contemporain disait aussi : « le lieu de la bourgeoisie aisée qui ne voulait voir personne et n’être vue de personne. » „Es war laut einem Zeitgenossen ein Ort „der vornehmen Bürgerlichkeit, die niemanden sehen und auch nicht gesehen werden will.“ Cité par Gudrun Bichler, Barbara Heraut: Gerichte mit Geschichte. 3sat.online, 5. Februar 2002. 264 „Ich erzählte ihnen […] die ganze Geschichte der Gründung einer Venezianer Friedensgesellschaft durch ein Mitglied der italienischen Kammer. Auch von dem Interparlamentarischen Bund erzählte ich, 110 Malgré le manque d’intérêt de ses amis, elle entra en relation épistolaire avec les tenants du mouvement de la paix à Londres ou à Paris : Hodgson Pratt, Moscheles, Frédéric Passy, ayant l’idée de créer, sur le modèle de Pandolfi, une section autrichienne de la paix et un groupe interparlementaire. C’est le second qu’elle chercha à constituer d’abord, en adressant des courriers à tous les parlementaires libéraux qu’elle connaissait. Elle essuya de nombreux refus car peu croyaient à l’utilité d’un tribunal d’arbitrage. Beatrix Kempf pose ainsi la question : En raison de la faible quantité de documents aux archives du conseil national (Nationalrat) à Vienne, concernant les débuts de la conférence interparlementaire, il n’est pas possible d’établir clairement si la réserve des messieurs exprimait un désintérêt pour le projet ou était une trop grande prudence face à l’activité impulsive de Bertha von Suttner.265 Le groupe Interparlementaire se constitua finalement sous la houlette du baron Pirquet266, qui resta ensuite pendant des années à la tête du groupe et le représenta aux différents congrès. Il fut suivi par le conseiller aulique Exner et par le baron Kübeck, d’abord très réticent, si bien que l’Autriche était représentée à l’IPU de Rome. Après bien des recherches et des hésitations, pour motiver amis et connaissances, elle adressa le 1er septembre 1891, une proclamation à la Neue Freie Presse qui, contre toute attente, la publia dès le 3 septembre. Le résultat, inespéré, fut l’écho public et les centaines de lettres reçues, auxquelles elle répondit personnellement aussitôt, priant ses correspondants de faire un pas de plus, c’est-à-dire de participer concrètement à l’assemblée constituante de la nouvelle société, le 30 septembre 1891 à l’auberge Stephaniekeller à Vienne. Elle avait été aidée dans cette tâche comme dans l’élaboration des statuts de la future association, inspirée du modèle anglais, par un avocat, le docteur Kunwald. Le soir de l’assemblée, la présidence m’en fut confiée, puisque je l’avais convoquée. Mais comme j’étais trop inexpérimentée et trop peu entraînée pour accomplir der sich im Jahre 1888 in Paris gebildet, voriges Jahr in London getagt und sich für dieses Jahr ein Rendezvous in Rom gegeben hatte. Die Herren lauschten mit Interesse, aber mit sehr skeptischen Mienen. Sich anzuschließen - daran dachte keiner“. Lebenserinnerungen, p. 230. 265 „Aus dem leider geringen Material im Archiv des Nationalrates in Wien über die Anfänge der Interparlamentarischen Konferenzen geht nicht klar hervor, ob di Zurückhaltung der Herren Ausdruck eines Desinteressements gegenüber diesem Projekt oder übergroße Vorsicht vor der impulsiven Betriebsamkeit Bertha von Suttner war.“, Beatrix Kempf, op.cit., p. 38 266 Peter von Pirquet, (1838-1906), homme politique autrichien, membre du Reichsrat, a créé le groupe interparlementaire autrichien et en a été le président jusqu’à sa mort. 111 cet office de façon réglementaire, je mandatai le docteur Kunwald pour le faire à ma place.267 Cette déclaration laisse bien voir le souci de Bertha von Suttner de faire les choses dans les règles, de façon à ne pas laisser place à la critique. Cette première réunion n’était en fait que le premier pas. Bertha von Suttner fut chargée à nouveau de l’étape suivante qui consistait, d’une part, en l’envoi d’une circulaire à tous les membres pour leur demander une adhésion formelle et les inviter à élire un comité directeur provisoire et, d’autre part, à solliciter l’adhésion « de personnalités influentes qui signeraient aussi l’appel »268. Nous touchons là, un point qui a souvent été reproché à l’auteure, à savoir de s’appuyer sur des personnalités influentes. Visiblement elle n’était pas la seule et il est clair que la réussite ne peut venir sans appuis de ce type. C’est une question de réalisme. Voici ce qu’écrivait Novicow à Frédérik Bayer lors de la convocation du XIe congrès de la paix à Monaco : On ne peut pas contester que les hautes classes aient plus d’influence sur la marche d’événements que les classes démocratiques. Il est donc utile pour nous d’attirer l’attention de l’aristocratie, pour tâcher de la rallier à notre cause. […]Il y a une immense utilité pour nous d’être bien en cour, parce qu’on ne nous soupçonnera plus d’être de dangereux révolutionnaires et on ne pourra plus nous jeter à la face le reproche d’utopie.269 Dans ses Mémoires, elle cite le nom des membres du comité provisoire270, comportant des noms prestigieux - tous des nobles, mis à part Peter Rosegger- et en tête le prince Vrede. Elimar, duc d’Oldenbourg l’avait aussi assurée de son soutien total. L’appel publié le 18 octobre 1891 fut suivi quelques jours plus tard, dans le vieil hôtel de ville, par la constitution officielle de la « Société autrichienne de la paix »271, forte de 2 000 membres, ce qui était un nombre considérable. Bertha von Suttner en fut 267 „Das Präsidium wurde mir, als der Einberuferin, übertragen; da ich aber zu unerfahren und ungeübt war, mich dieses Amtes ordnungsgemäß zu entledigen, so ermächtigte ich Doktor Kunwald, es in meinem Namen zu führen.“, Lebenserinnerungen, p. 235. 268 „[ich wurde damit vertraut] einige einflussreichen Persönlichkeiten zu werben, die dieses Rundschreiben […]mit unterschreiben.“ Ibid., p. 235. 269 Novicow à Bajer, 14 février 1902, in Verdiana Grossi, op. cit., p. 20. 270 „Das vorbereitende Komitee: B. Ritter v. Carneri, Geh. Rat Graf Carl Coronini, Graf Rudolf Hoyos, Prof. Freiherr v. Krafft-Ebing, Reichsratabgeordneter Freiherr v. Pirquet, P. K. Rosegger, Dr Carl Ritter v. Scherzer, A. G. Freiherr v. Suttner, Bertha Baronin v. Suttner-Kinski, Fürst Alfred Wrede.“ Ibid., p. 239. 271 Nom officiel: „Österreichische Friedensgesellschaft“. 112 nommée présidente et six délégués au congrès de Rome furent choisis. Trois remarques importantes s’imposent : tout d’abord donner la présidence d’une association à une femme était quelque chose d’inouï à l’époque, écrire ensuite dans les statuts que « l’association ne sera pas politique, car son but : « la propagation du principe d’une paix durable entre les peuples est purement humanitaire272 », montre une méconnaissance totale du fait politique et envoie le mouvement dans la direction de l’utopie ou du rêve. A moins que Bertha von Suttner ait plutôt fait preuve d’un bel opportunisme : en effet, les femmes n’avaient pas le droit d’assister aux réunions politiques quelles qu’elles fussent. La seule possibilité pour elles d’assister aux réunions était de les déclarer dans le champ caritatif ou humanitaire, les seuls champs d’action possible des femmes. Pourtant, juste après le congrès de Rome où Bertha von Suttner a été effrayée par les conflits de nationalités à l’intérieur du mouvement de la paix, elle s’est écriée : Et surtout pas de politique, pas de parti! La politique divise, nous voulons unir. Nous ne devons avoir qu’un seul but devant les yeux, comme une étoile immuable: tribunal d’arbitrage à la place de la guerre.273. Enfin, la composition du comité montre la présence de nombreuses personnalités comme le duc Elimar von Oldenburg ou le prince (Fürst) Alfred von Wrede, plusieurs comtes et plusieurs barons. Ces titres étaient très importants aux yeux de l’auteure, et aussi du reste du monde actif - politiquement justement - . Peut-être allait-ce devenir, avec le temps, un inconvénient pour l’aspect populaire du mouvement. Nous pensons, comme Brigitte Hamann, qu’elle a toujours attaché beaucoup d’importance aux personnalités de l’aristocratie qui lui étaient favorables ou lui témoignaient de la sympathie. Mais nous pensons, au contraire de B. Hamann, que ce n’était pas par pur attachement viscéral au milieu d’origine perdu, mais plutôt par réalisme, ce que nous appellerions maintenant de la Real Politik. D’une part, elle n’était pas la seule à avoir cette attitude puisque le Comité londonien lui-même, donc le plus ancien, faisait aussi la part belle aux aristocrates avec le duc de Westminster comme vice-président, le cardinal Manning, le marquis Ripon, l’évêque de Londres dans le 272 „Der Verein wird kein politischer sein, denn der Zweck: « ie Förderung des Prinzips eines dauernden Völkerfriedens“, ist ein rein humanitärer.“, Lebenserinnerung, p. 236. 273 „Und vor allem keine Politik ! keine Partei ! Die Politik trennt, wir wollen vereinen. […] Nur das eine Ziel müssen wir im Auge haben, als unverrückbaren Leitstern: Schiedsgericht statt Krieg.“Mittheilungen der Österreichischen Gesellschaft der Friedensfreund 1892, p. 14, in Hamann, op. cit., p.166.. 113 comité directeur. D’autre part, comme l’écrit le critique littéraire viennois Félix Salten274 en 1913, elle a tiré le meilleur parti de ses origines et de ses contacts avec l’aristocratie, ce qu’une simple bourgeoise eût moins bien réussi. Son appartenance à l’aristocratie lui a conféré une stature et des manières irréprochables qui lui ont permis, d’un côté, d’être introduite dans tous les milieux et, de l’autre, de s’entourer des personnages influents du moment, dans le monde des lettres, de la presse et de la politique « libérale ». N’importe quelle littératrice de milieu inférieur aurait pu - avec plus ou moins de talent artistique qu’elle - dépeindre les affres et le non-sens de la guerre pour défendre avec passion la propagation de la paix éternelle. Un succès littéraire. Et basta ! Mais parmi les ministres, régents, diplomates bien nés, qui aurait prêté l’oreille à la petite bourgeoise ? Qui lui aurait accordé une audience ? Pour pénétrer dans la salle d’audience de n’importe lequel de ces puissants, pour obtenir un entretien accordé et mesuré à la minute, elle aurait dépensé plus d’énergie de travail et de force nerveuse que pour écrire trois romans de ce type. Même si elle avait eu la présence d’esprit, même si elle avait été assez convaincante, comment aurait-elle pu avoir de l’effet sur les hauts aristocrates qui font plus attention aux manières, au ton, aux gestes de la petite bourgeoise qu’au sens de ses paroles ? Là, la Suttner était mieux placée : baronne, née comtesse et écrivaine de surcroît.275 Brigitte Hamann dit aussi, que la première étape a été de s’assurer de soutiens financiers avant de lancer les opérations d’organisation de la Société de la paix et que Bertha von Suttner a sollicité Alfred Nobel à cet effet en janvier 1891276. Or, à cette date, elle séjournait à Venise et n’avait pas encore de projets concernant la paix. Par ailleurs, si l’on s’en tient aux dates de constitution, l’appel dans la Neue Freie Presse est daté du 3 septembre, la lettre de sollicitation à l’adresse de Nobel est datée du 24 octobre, c’est- 274 Félix Salten, (1869-1645), écrivain autrichien, juif d’origine hongroise. Il a été rédacteur de Die Zeit mais aussi de différents autres journaux, entre autres la Neue Freie Presse et la Fremdenblatt ; auteur de théâtre, père littéraire de « Bambi », membre du groupe Jeune-Vienne (Jung-Wien). 275 „Irgendeine Literatin aus niedrigem Milieu hätte - mit mehr oder weniger artistischem Talent -es vermocht, die Schrecken und den Widersinn des Krieges zu schildern, um der Propagierung des ewigen Friedens leidenschaftlich das Wort zu reden. Ein Bucherfolg. Und damit basta! Von den hochgeborenen Ministern, Regenten, Diplomaten, wer hörte denn die kleine Bürgersfrau an? Wer läßt sie vor? Um zu irgendeinem dieser Gewaltigen in den Audienzsaal zu dringen, um eine Zwiesprache zu halten, die nach der Minute zugemessen und gewährt wurde, hätte sie mehr Energie, Arbeit und Nervenkraft verbraucht, als zu drei solchen Romanen gehört... Wäre sie aber auch noch so geistesgegenwärtig, noch so beredsam gewesen, wie hätte sie wirken können, auf Hocharistokraten wirken, die auf die Manieren, auf den Ton, auf die Gebärden der kleinen Bürgerin schärfer und amüsierter lauern als auf den Sinn ihre Worte? Da ist die Suttner besser auf ihren Platz gestellt: Baronin, geborene Gräfin, und Schriftstellerin dazu.“, Felix Salten, die Suttner (zum 70. Geburtstag), Zeitungsausschnitt, UNO, cité par B. Hamann, op.cit. p. 147. 276 „In dieser Situation wandte sich Bertha im Januar 1891 an den Freund Alfred Nobel mit der Bitte um Subvention.“ (Dans cette situation Bertha se tourna en janvier 1891 vers l’ami Alfred Nobel avec une demande de subvention.) B. Hamann, op. cit. , p. 150. 114 à-dire pendant le laps de temps qui a couru de la convocation à l’Assemblée générale constituante, datée du 18 octobre 1891 et qui contenait le nom des membres du comité constitutif à la tenue de cette même assemblée le 30 octobre. Malgré l’afflux des lettres de soutien et des partisans du mouvement, Bertha von Suttner a pu mesurer qu’il serait financièrement impossible d’envoyer des délégués à Rome sans les défrayer, elle a donc eu un besoin urgent de fonds. Cela nous entraîne donc vers la fin octobre et non déjà en janvier. La lettre du 24 octobre à Nobel est très brève et aurait été accompagnée d’un document, ce qui pourrait expliquer sa brièveté et son ton inhabituel. Edelgard Biedermann pense que le document annexé était peut-être l’article du journal.277Quoi qu’il en soit, il est visible que, dans cette lettre, Bertha von Suttner est aux abois mais qu’elle tient pourtant à envoyer des délégués à Rome. Car la désignation des délégués s’est faite au cours des assemblées constitutives de la Société de la paix et du Groupe Interparlementaire, mais il fallait pouvoir couvrir en un laps de temps très court les frais de congrès qui devait débuter cette année-là à Rome, le 9 novembre 1891. La réponse de Nobel, en date du 31 octobre 1891, contenait un chèque de 80£ sterling, ce qui pourrait correspondre à une somme de l’ordre de 5 000 €.278 Quoi qu’il en soit, cette somme permit à Bertha von Suttner de se rendre à Rome, accompagnée de cinq autres délégués. Elle emportait dans ses bagages les lettres d’approbation reçues d’Autriche ou de l’étranger et beaucoup d’incertitudes sur l’avenir. B.1.2. Le congrès de Rome La Conférence interparlementaire et le Congrès de la paix se tenaient cette annéelà à Rome, en novembre. Ils ne se réunissaient pas toujours dans le même lieu, par exemple Bruxelles et La Haye, ni à la même date. Dès cette première apparition sur la scène internationale, Bertha von Suttner montra son savoir-faire diplomatique. Avant la conférence, les parlementaires autrichiens et allemands refusèrent d’aller à Rome car ils reprochaient au président de l’IPU, Ruggiero Bonghi279, d’avoir publié un article trop favorable à la France à propos de l’Alsace-Lorraine. Un autre problème surgit, entre les députés italiens et autrichiens cette fois, car ils avaient peur de se rencontrer à Rome et 277 In Edelgard Biedermann, Chère Baronne et Amie – Cher monsieur et ami, Der Briefwechsel zwischen Alfred Nobel und Bertha von Suttner, Hildesheim, Georg Olmais Verlag, 2001, p. 91. 278 Pour l’évaluation nous renvoyons à la note 3, p. 93, de Chère Baronne et Amie, op. cit. 279 Ruggiero Bonghi, (1826-1895) est un philologue et un homme politique italien du XIXe siècle. Il fut député (1860-1895) et ministre de l’instruction publique (1874 -1876). 115 de se trouver en difficulté à propos de l’irrédentisme italien280. En effet, depuis l’unité italienne, Italia irredenta était le nom d'une association, fondée en 1877, et dont l'objectif était la libération des régions de langue italienne encore soumises à la domination de l'empire austro-hongrois. Les populations de langue italienne qui ne faisaient pas partie du royaume d’Italie reconstitué devaient lui revenir et, d’ici là, être considérées comme n’étant pas encore libérées. Après diverses tractations en coulisse et grâce à l’entregent de Bertha von Suttner, bien au fait des problèmes soulevés, Bonghi se retira et la conférence interparlementaire put se tenir sous la présidence du ministre Biancheri. Le Congrès de la paix, rassemblant, par-delà les parlementaires participant à la conférence interparlementaire, des amis de la paix non engagés politiquement ou du moins, ne participant pas à ce titre au congrès, débuta le 9 novembre mais les délégués étaient arrivés quelques jours avant, ce qui leur permit de rencontrer les parlementaires réunis, eux aussi, en congrès. Bertha von Suttner souligne que presque tous les participants étaient logés à l’hôtel Quirinal, ce qui multipliait les possibilités d’échanges hors assemblées. C’est pendant ce congrès qu’elle rencontra beaucoup de personnalités avec lesquelles elle était en contact épistolaire mais qu’elle n’avait encore jamais rencontrées. Elle cite principalement le Français Frédéric Passy et l’Anglais Hodgson Pratt281 « les deux grands vétérans de la paix »282, mais aussi le Danois Fréderic Bayer283, le Suisse Elie Ducommun284, l’Italien Ernesto Moneta285, l’Anglais Félix Moscheles et sa femme Grete que tout le monde appelle le couple Grelix, le baron autrichien Pirquet. Les problèmes de l’Alsace-Lorraine et de l’irrédentisme rejaillirent lors du 280 L’irrédentisme est un mouvement politique ayant émergé en Italie dans les années 1870 et revendiquant les terres « non rachetées » (d’après le terme italien irredento, non racheté), restées à l’Autriche-Hongrie de 1866 à 1918 (Trentin, Istrie, Dalmatie) puis tous les territoires considérés comme historiquement italiens. 281 Hodgson Pratt, voir note 238, p. 109. 282 „Die beiden großen Friedensveteranen Frédéric Passy und Hodgson Pratt“. Lebenserinnerungen, p.253. 283 Fréderic Bayer (Fredrik Bajer) (1837-1922), écrivain et politicien danois, créa en 1882 l’Association danoise pour la paix, en 1891 le Bureau international de la paix à Berne, Prix Nobel de la paix, 1908. 284 Elie Ducommun, (1833-1906), chancelier d'État du canton de Genève entre 1862 et 1865, membre fondateur à Genève, en 1867, de la Ligue de la paix et de la liberté. En 1891, il est choisi pour diriger le Bureau international de la paix dont le siège est établi à Berne. Il reçoit le Prix Nobel de la paix en 1902, (prix partagé avec Charles-Albert Gobat). 285 Ernesto Teodoro Moneta (1833 - 1918), journaliste et patriote italien, officier d’état-major dans l’armée de Garibaldi, fondateur en 1891 de la Fondation « Società per la Pace e la Giustizia internazionale »(société pour la paix et la justice internationale) à Milan., fonda en 1878 la Société italienne de la paix « Union lombarde » et en 1897 le journal Vita internationale, 1867-1896 chef rédacteur du quotidien milanais «Il secolo », Prix Nobel de la paix en 1907. 116 congrès, peut-être parce que Bonghi en assurait la présidence, après avoir été évincé de la conférence, ou parce que les délégués n’avaient pas pu exhaler leur rancœur et leur mécontentement pendant la conférence interparlementaire. Il fallut toute l’habileté de Bertha von Suttner pour aplanir les différends. Elle écrit plaisamment à son ami et confident Carneri : Comme j’ai parlementé, flatté, trébuché, sorti les griffes pour les ’retourner’ finalement, ces Alsaciens. Mais pas avec des artifices féminins – […] mais avec la puissance de la logique, avec une parole sérieuse, vraie et sincère – mais dite avec le cœur.286 Ce souvenir flatteur a été corroboré par les témoignages d’après congrès, mais ce qu’il faut noter, c’est qu’elle souligne les effets de son argumentation logique et affirme qu’elle n’a pas « joué de ses charmes féminins ». Après bien des tractations, les assemblées purent se tenir. Les délégués siégeaient dans la grande salle du conseil dans le Capitole, dont l’auteure a noté au passage le luxe auquel elle était sensible. Bertha von Suttner prit la parole en italien, en quatrième position, derrière le représentant du maire de Rome, le président Bonghi et le président du comité de l’Angleterre, car les délégations étaient appelées par ordre alphabétique (français, langue diplomatique de l’époque). C’était la première fois qu’elle prenait la parole en public et, de surcroît dans le Capitole, où aucune femme n’avait encore parlé publiquement. Et il semble bien que le trac, qui l’avait empêchée de faire carrière dans la musique, ne se soit pas manifesté ici. Le trac… c’est là un état qui m’a fait souffrir désespérément dans ma vie […] Rien de cela ici. J’ai dit ce que j’avais à dire, d’un ton tout à fait tranquille, étant naturelle, joyeusement exaltée, […] totalement sans angoisse, avec la sûreté d’un messager qui doit communiquer des nouvelles certaines et joyeuses. A la fin, j’ai posé sur la table de la présidence, quelques-unes des lettres d’approbation les plus enthousiastes, signées de noms illustres (Tolstoï, Haeckel, le duc d’Oldenbourg, etc.)287 286 „Wie habe ich mit diesen Elsässern vor den Sitzungen parlamentiert, geschmeichelt, gestrauchelt, Krallen gezeigt und die schließlich, herumgekriegt’. Aber nicht durch Frauenkünste – […] sondern durch die Macht der Logik, durch das ernst und wahr und aufrichtig gesprochene Wort – aber im Herzenston gesprochen.“ Brief an Carneri, 14.12.1891(UNO, Genf). In Brigitte Hamann, op. cit., p. 165. 287 „Lampenfieber…das war ein Zustand, an dem ich ja im Leben krampfhaft gelitten hatte. […]Nichts davon. Ganz ruhig, unbefangen, freudig gehoben sagte ich, was ich zu sagen hatte, […] völlig angstlos, mit der Sicherheit eines Boten, der bestimmte und frohe Nachrichten mitzuteilen hat. […] Zum Schlusse 117 Les présidents des autres comités nationaux s’exprimèrent ensuite. Elle-même connut là une heure de gloire, à commencer par les applaudissements nourris qui saluèrent sa prestation, en continuant par « la publicité sous toutes ses formes - autour de la paix, dans les journaux, brochures prospectus et circulaires288 ». Elle était fort à l’aise dans cette rencontre et prisait aussi bien les assemblées où il était débattu des grandes idées, que les rencontres à l’hôtel ou à la table d’hôte. Bien qu’elle ait aussitôt senti que ses responsabilités allaient croître, son enthousiasme l’emporta sur tout. Voici la déclaration devant « les amis de la paix », au retour en Autriche : Les amis de la paix s’insufflaient du courage en parlant, ils échangeaient des expériences, nouaient des contacts. Le sentiment de la solidarité internationale, même s’il n’était partagé que dans une relativement petite société, faisait une forte impression sur Bertha von Suttner : « oh la bénédiction d’être ensemble…dans Une société – dans la société de l’amour des hommes, et de la dignité humaine. » Les congrès si méprisés par les politiciens « pratiques », étaient à ses yeux des lieux de soins et d’exercice d’un sentiment, apparaissant seulement à l’époque moderne, d’appartenir à une communauté des peuples. 289 B.1.3. Le Bureau International Permanent de la Paix C’est sans doute pour cette raison mais aussi pour fédérer tous les comités, associations, groupements de la paix existants, que ce 3e congrès universel pour la paix siégeant à Rome en 1891, se termina par la création du Bureau International Permanent de la Paix290. Fredrik Bajer291 fut l'un de ses principaux fondateurs avec le Suisse Elie Ducommun, son premier président, et Bertha von Suttner, vice-présidente, l’un et legte ich einige der begeistertsten, mit illustren Namen (Tolstoi, Haeckel, Herzog von Oldenburg usw.) gezeichnete Zustimmungsschreiben auf den Präsidiumstisch.“ Lebenserinnerungen, pp. 254-255. 288 „Die Publizität in allen Formen – Leitartikel, Prospekte, Zirkulare, Berichte, Karikaturen, Reden, Broschüren, Listen, Statuten – immer nur das friedenbrüllende Paw Löwos!“ Brief an Carneri 7. 12. 1891 in Brigitte Hamann, op. cit., p.165. 289 „Die Friedensfreunde sprachen sich gegenseitig Mut zu, tauschten Erfahrungen aus, knüpften Kontakte. Das Gefühl internationaler Solidarität, wenn auch nur in einer ziemlich begrenzten Gesellschaft, machte auf Bertha einen großen Eindruck: »O das selige Zusammensein . . . in Einer Gemeinschaft -in der Gemeinschaft der Menschenliebe und der Menschenwürde. « Die »von den >praktischen< Politikern so viel verhöhnten Kongresse« seien ihrer Meinung nach »Pflege- und Übungsstätten des erst in der modernsten Zeit auftauchenden Gefühls der I Völkergemeinschaft.“ Mitteilungen der Österreichischen Gesellschaft der Friedensfreunde, 1892, 14, cité in Brigitte Hamann, op. cit., p. 166. 290 Le Bureau international permanent de la paix fut fondé sous ce nom en 1891, il se fit connaître dès 1912 sous le nom de Bureau international de la paix (BIP) (en anglais International Peace Bureau – IPB). Il est la plus ancienne organisation internationale pour la paix. Il fut récompensé par le Prix Nobel de la paix en 1910. 291 Fredrik Bajer (1837 - 1922), écrivain, professeur, homme politique et pacifiste danois. Il reçut le Prix Nobel de la paix en 1908. 118 l’autre en poste jusqu’à leur mort.292 Elle ne manquera jamais une réunion du comité directeur et ses très nombreux articles et brochures témoignent d’une activité très intense à ce poste. Ce bureau central des sociétés de la paix siégera à Berne, en un lieu au nom peu adéquat : Kanonenweg (chemin des canons) au numéro 12, pendant quelques années puis, à partir de 1924, à Genève. Il avait une vocation fédératrice internationale. Parmi les actions présentes dans les programmes figuraient majoritairement des procédures d'arbitrage, des traités de paix bilatéraux, la création d'une cour de justice internationale permanente et d'un certain nombre de corps juridictionnels intergouvernementaux ou supranationaux pour la coopération et la négociation entre les nations. Afin de répandre et de promouvoir ces idées, le Bureau organisa les congrès annuels de la paix, publia son agenda et mit en pratique ses décisions. Il créa également un organe de presse, Correspondance bimensuelle, pour la coordination et la diffusion de l'information concernant le mouvement de la paix, le terme pacifiste n’existant pas encore. Il travaillait parallèlement avec l'Union interparlementaire, avec laquelle il entretenait des liens étroits et influença aussi bien les politiques que le grand public dans le domaine de la recherche de la paix. Ce nouveau poste de vice-présidente s’accompagna d’un surcroît de travail pour Bertha von Suttner, puisque le poids de la mise en œuvre de la fédération des différentes associations reposait sur ses épaules. Mais en même temps, il lui assura aussi une posture internationale293 et lui procura beaucoup de satisfactions, puisque pour elle la Société de la paix était forcément internationale et que son but était « la création d’une justice internationale 294». Contribuer à l’expansion et à l’internationalisation du mouvement la ravissait. A ce poste, elle accomplit un travail considérable, s’investissant personnellement beaucoup et réussissant très souvent à aplanir les différends qui surgissaient entre les membres ou entre les différentes sections. La masse de travail qui lui incomba fut énorme et elle put craindre à un moment d’avoir préjugé de ses forces. C’est ainsi qu’elle écrit à Carneri : 292 Il faut préciser que, selon les sources, le titre attribué à Ducommun varie entre président (Brigitte Hamann et Edelgard Biedermann), directeur (Wikipedia) et secrétaire général (Bertha von Suttner dans Lebenserinnerungen, p. 298 et le site internet Genève : un lieu pour la paix), ou simplement comme tête (as head), sur le site Nobelprize. org). 293 Nous insérons en annexe 11 la liste – non exhaustive - des présidences d’honneur dont elle a hérité. 294 „[es handelt sich, nämlich] um Schaffung einer internationalen Justiz.“ An Fried 2.12. 1896, in Brigitte Hamann, op. cit., p. 184. 119 Les tâches qui me sont dévolues sont très grandes et, je le crains, trop grandes pour mes forces… Souvent je me réveille en pleine nuit et continue à travailler en pensée – moi qui ai toujours dormi comme une marmotte avant.295 Pourtant, le congrès de Rome lui avait ouvert les yeux sur les nouvelles dimensions de son engagement. Désormais, elle était engagée à la défense de la paix, et même en première ligne. Ses partisans, collaborateurs et amis l’appelaient non sans quelque paradoxe : « notre général en chef », selon l’expression utilisée par Frederik Passy. Elle note que le mot pacifisme n’avait pas encore été créé mais que la chose existait et qu’elle se sentait appelée à s’investir totalement à son service, par la plume sous forme de romans mais surtout d’articles et de brochures, et par la parole sous forme de conférences. B.1.4. Le congrès de Berne Dès son retour en Autriche, en novembre 1891, elle se remit au travail pour asseoir l’association autrichienne qui avait été créée rapidement pour préparer l’avenir proche, c’est-à-dire le prochain congrès prévu à Berne au mois d’août 1892 soit neuf mois après celui de Rome, mais aussi le futur lointain en redéfinissant les buts précis de l’association et en lui donnant un organe de presse. Il fallait donner matière à la réflexion. C’est ce qui présida à la création des Mittheilingen der österreichischen Gesellschaft der Friedensfreunde“ (Communications de l’association autrichienne des amis de la paix). La conférence interparlementaire et le congrès de la paix eurent lieu conjointement à Berne en 1892. Quelques points intéressants, évoqués par Bertha von Suttner : les personnalités présentes, les motions et les rencontres hors congrès. Elle souligne que l’Allemagne est représentée par Dr Adolf Richter, du Wurtemberg, et non par le comité berlinois puisque celui-ci n’existe pas encore. Ce sera son prochain effort. Les États-Unis sont représentés par le président du comité de Boston créé en 1816, le Dr Trueblood. Bertha von Suttner note dans ses Mémoires que 295 „Die Aufgaben, die mir erwachsen sind, sind sehr groß, ich fürchte, für meine Kraft zu Groß… Oft wache ich mitten in der Nacht auf und muß in Gedanken weiterarbeiten – ich, die sonst immer schlief wie ein Murmeltier.“, An Carneri, 7.12.1891, in Brigitte Hamann, op. cit., p. 165. 120 Hodgson Pratt communique aux délégués que le président des Etats-Unis a fait savoir aux gouvernements de tous les États que le Congrès américain souhaite que des traités d’arbitrage soient signés par chaque Nation.296 Le congrès est donc bien international et pas seulement européen. Nous en retenons deux autres choses, à savoir : la motion Capper-Moneta-Suttner et la rencontre avec Alfred Nobel. a) La motion Capper-Moneta-Suttner Un point important de Berne : la motion Capper-Moneta-Suttner : « Europäischer Staatenbund », appelle de ses vœux une fédération des États européens. Elle fut présentée et adoptée. L’auteure dit que l’expression fut mal comprise par le public car : C’était encore à l’époque une idée incomprise ; de façon générale on la confondait avec les États-Unis sur le modèle de l’Amérique du Nord, ce qui était honni en Europe. Le congrès invite les associations européennes de la paix et leurs partisans à faire d’une Union d’États sur la base de la solidarité de leurs intérêts, le but suprême vers lequel tendra leur propagande, afin que tout conflit trouve une solution par la loi et non par la violence.297 Il est à noter que Bertha von Suttner a présenté cette motion avec l’Italien Ernest Theodore Moneta et l’Anglais James Capper298, et non avec Élie Ducommun, par exemple, qui avait assumé dès 1868, la version française du journal « Les États-Unis d’Europe », édité à Berne et qu’il n’a pas eu le droit de diffuser en Autriche à cause de la censure. Elle ne mentionne pas non plus Johann Caspar Bluntschli (1808-1881), qui avait publié « die Organisation des europäischen Staatsvereins » (L’organisation de l’Union des États européens) dans Gegenwart, en 1878, et prônait donc une confédération, comme elle-même. Ingrid Rademacher présente bien l’ouvrage de Bluntschli dans son article « J. K. Bluntschli – conception du droit international et 296 „[Hodgson Pratt teilte mit] : Der Präsident der vereinigten Staaten habe allen Staatsregierungen brieflich den Beschluß des amerikanischen Senats und Representeantenhauses mitgeteilt, den Wunsch betreffend, dass, dass mit sämlichen anderen Nationen dauernde Schiedsgerichtsverträfge abgeschlossen werden.“, Lebenserinnerungen, p.294-295 297 „Damals eine noch ganz unverstandene Idee; allgemein verwechselt mit « vereinigte Staaten » nach dem Muster Nordamerikas und für Europa verpönt.“ […] „der Kongreß ladet die europäischen Friedensvereine und ihre Anhänger ein, als höchstes Ziel ihrer Propaganda einen Staatenbund auf Grundlage der Solidarität ihrer Interessen anzustreben. […]damit jeder Konflikt durch Gesetz, nicht aber durch Gewalt seine Erledigung finde.“, ibid., p. 295. 298 James Capper, propagandiste anglais du mouvement de la paix. 121 projet de Confédération européenne (1878). »299 b) Rencontre avec Alfred Nobel Le second point important est la rencontre avec Nobel à Berne puis à Zurich. Bertha von Suttner avait invité Nobel au congrès de Berne mais celui-ci n’avait pas répondu. Et, un jour où elle ne s’y attendait pas, il arriva alors que les congressistes simulaient une cour d’arbitrage pour régler un différend entre deux congressistes. Son mari Arthur plaidait pour l’un d’entre eux. Bertha et Nobel eurent un long entretien pendant lequel il lui aurait dit tout son intérêt pour la paix mais aurait exprimé beaucoup de doutes, non pas sur le bien fondé de l’idéal, mais sur la possible réalisation de ce « rêve ». Il est vrai que dès le départ Alfred Nobel était pour la dissuasion (Abschreckung) et l’équilibre de la terreur tandis que Bertha von Suttner était délibérément pour les négociations (Verhandlung). Quelques jours plus tard, à la fin du congrès auquel Nobel avait refusé de participer et même de se laisser voir, le couple Suttner lui rendit visite à Zurich où il séjournait. Il avait réservé pour eux une suite dans le même hôtel que lui. Les discussions entre eux furent très nombreuses. Il avait dès le départ émis des doutes sur l’utilité des congrès et pratiquement aussi sur l’utilité du mouvement pour la paix. Sa lettre du 31 octobre 1891 est explicite : Ce n’est pas l’argent, je crois, mais le programme qui fait défaut. Les vœux seuls n’assurent pas la paix […] Il faudrait pouvoir présenter aux gouvernements bien intentionnés un projet acceptable. Demander le désarmement, c’est presque se rendre ridicule sans profit pour personne.300 La rencontre de Zurich est d’autant plus importante que c’est à cette occasion que Nobel a demandé à Bertha de le convaincre, non pas de la justesse de la cause, ni de sa validité, mais de sa possible réalisation, c’est-à-dire en fait de l’utilité des congrès. 299 Ingrid Rademacher, « J. K. Bluntschli – conception du droit international et projet de Confédération européenne, 1878 » in Etudes germaniques, Penser et construire l’Europe, De la « paix éternelle » à la sécurité collective », avril-juin 2009, Nr 2, p.309-328. 300 Lettre d’Alfred Nobel à Bertha von Suttner, du 31 octobre 1891, écrite en français. Les lettres sont citées d’après Edelgard Biedermann, Chère Baronne et Amie, op.cit., p. 91. 122 Renseignez-moi, convainquez-moi (telles étaient les expressions qu’il avait employées), et alors je veux faire quelque chose de grand pour le mouvement. […] Je n’aime rien tant que de pouvoir m’enthousiasmer, une chose que mes expériences de vie et mes congénères ont beaucoup affaiblie.301 En obligeant Bertha von Suttner à lui expliquer les buts et les modalités de leur action, Alfred Nobel l’a fait réfléchir et tempérer elle-même ses enthousiasmes, étant bien entendu que les autres n’avaient aucune influence dessus. Les lettres échangées sont riches d’enseignements sur l’évolution de la pensée de l’un comme de l’autre. Bertha von Suttner était plus enthousiaste et plus sentimentale, Alfred Nobel était plus pragmatique. Rappelons que cette amitié était née vingt ans plus tôt, lorsque la comtesse Kinsky, future baronne von Suttner, avait répondu à l’annonce parue dans un journal viennois, par laquelle Alfred Nobel cherchait une secrétaire et gouvernante. L’échange épistolaire, dont il ne reste aucune trace écrite, est relaté dans les Mémoires de Bertha von Suttner et selon elle, portait déjà sur différents sujets littéraires, philosophiques et scientifiques en différentes langues. Le séjour à Paris n’a duré qu’envoron une semaine, fin 1875 ou début 1876, sans que l’on puisse le dater exactement. La sympathie réciproque aurait pu se transformer et Bertha aurait ainsi atteint le but qu’elle s’était fixé dès le départ, à savoir trouver un bon parti. La fortune de Nobel était déjà immense et, malgré sa misanthropie habituelle, il l’aurait mise à ses pieds. Mais le cœur de Bertha n’était plus libre et elle choisit l’amour contre la fortune. Le plus étonnant est que Nobel, malgré son tempérament misanthrope bien connu, ne se soit pas senti dédaigné et que, de cette rencontre, ait pu naître une amitié aussi durable et fructueuse. On peut se demander comment cette relation amicale a pu durer entre une pacifiste mondialement connue et l’inventeur de la dynamite, tenant de la stratégie de la dissuasion, par l’équilibre de la terreur. On notera que Bertha von Suttner a toujours eu beaucoup de correspondants, avec lesquels elle échangeait sur tous les sujets. Cependant, il y avait entre Alfred Nobel et elle une réelle parenté de pensée et un même but : établir la paix, qui permettrait de répandre la culture, éradiquant la barbarie, pour accéder à une « humanité supérieure », ce qu’elle appelle die Edelmenschheit. La grande différence était dans le modus operandi. 301 „Belehren Sie mich, überzeugen sie mich – (renseignez-moi, convainquez-moi waren seine Ausdrücke) und dann will ich für die Bewegung etwas Großes tun.» […] Ich liebe nichts so sehr, als mich begeistern zu können, ein Ding, das mir meine Lebenserfahrungen und meine Mitmenschen stark abgeschwächt haben.“ Lebenserinnerungen, p. 301. 123 Dès leur première rencontre en 1875, Alfred Nobel l’avait entretenue de son désir d’inventer une machine de guerre infernale qui supprimerait toute envie de se battre par peur de la destruction massive. Comme nous l’avons déjà dit, on trouve des traces de cette idée de dissuasion dans Inventaire d’une âme. Cela prouve qu’elle s’est rangée un certain temps derrière cette idée avant de plaider définitivement pour un désarmement total car « la paix armée n’est pas un bienfait »302. Pourtant, les mouvements pour la paix n’ont pas non plus résolu les problèmes et l’appel lancé solennellement à Berne, s’il a été entendu longtemps après, et si la SDN a pu s’y référer de même que l’ONU, (ce qui explique que les archives de Bertha von Suttner et de son collaborateur et héritier spirituel Alfred Fried sont au siège de l’ONU à Genève, dans le département de la SDN), force est de constater que les résolutions prises par ces organismes ont été des vœux pieux, comme celles qui clôturèrent les conférences de la paix de La Haye, au tournant du XIXe au XXe siècle. Martin Gregor-Dellin écrit : « Et il n’est pas aussi absurde qu’il y paraît que vraisemblablement Bertha von Suttner soit devenue pacifiste par Nobel et qu’ensuite Nobel soit devenu pacifiste par la Suttner303 ». Sans cette amitié épistolaire, elle n’aurait pas pu réaliser ce qu’elle a fait au service de la paix. Tout d’abord parce que Nobel l’a constamment aidée financièrement ; ensuite parce qu’il l’a soutenue moralement par son admiration et ses louanges, et enfin parce que par ses doutes et ses questionnements, il l’a aidée à affiner sa pensée. B.2. En Allemagne Dès le début de l’année 1892 et malgré le succès mitigé de la parution de la revue Die Waffen nieder, édité à Berlin par la maison d’édition d’Alfred Hermann Fried, Bertha von Suttner pressa son désormais collaborateur (et non secrétaire comme l’a écrit Madame A. M. Saint-Gille304), de constituer une association berlinoise de la paix car il 302 „Der bewaffnete Friede ist keine Wohltat“, Bertha von Suttner. „Und es ist nicht so absurd, wie es klingt, dass vermutlich Bertha von Suttner durch Alfred Nobel zum Pazifistin und dann Nobel durch die Suttner zum Pazifistin geworden ist.“, Martin Gregor-Dublin, Bertha von Suttner, Aus Menschenliebe gegen den Krieg, Berne, 1991. 304 « L’importance pour les théories paneuropéennes des écrits du pacifiste Alfred Hermann Fried, secrétaire de Bertha von Suttner, a été établie par la recherche ». Anne-Marie Saint-Gille in « De la guerre éternelle à la grande paix », philosophie de la paix et pan européisme, in Etudes germaniques, op. cit., p. 391. 303 124 n’y avait pas de représentation du mouvement en Allemagne, juste quelques groupuscules ; le seul groupe un peu important était à Frankfort et il n’était guère envisageable de faire dépendre les amis de la paix berlinois d’une autre association « de province ». L’auteure souhaitait vivement créer cette association berlinoise avant le congrès pour la paix de Berne en novembre 1892. A.H. Fried parvint à mobiliser des personnalités berlinoises et à organiser un banquet (250 couverts), où Bertha von Suttner prit la parole. Beaucoup de journaux ont relaté l’événement, et cela d’une façon élogieuse, tant pour Bertha von Suttner que pour le mouvement de la paix ; ainsi par exemple le chef rédacteur du Berliner Tageblatt : On ne dira jamais assez, combien cette fête a puissamment contribué à renforcer tous ceux pour qui les bienfaits de la paix des peuples tiennent à cœur, dans l’entreprise de continuer à entretenir avec empressement la puissance humanitaire et civilisatrice de l’idée de paix sans prendre en considération l’époque défavorable et les courants de pensée du temps.305 Mais, on sent pointer dans cet éloge combien les réticences environnantes sont grandes et certains journaux, plus proches des sphères du pouvoir, ont exprimé leur désaccord, rappelant à loisir les phrases de Moltke : « La paix perpétuelle est un rêve, et même pas un beau rêve »306, ou celle de Guillaume II : « la paix ne sera jamais mieux garantie que par une armée dure aux coups, prête au combat.307» Ce banquet fut un succès personnel pour l’auteure mais la création de l’association qui ne vit pas le jour avant le Congrès de Berne prit encore quelques mois de tractations difficiles car la situation à Berlin était très tournée vers l’armement et la guerre prétendue défensive pour défendre la patrie308. Comment concilier l’universalisme du mouvement de la paix avec un patriotisme qui était surtout nationalisme. Alors que le ministre de la guerre poussait à augmenter les crédits de guerre, les intellectuels, soucieux de leur « patrie », n’ont guère osé s’opposer. Il fallait, certes, stabiliser le régime et renforcer les liens au sein de l’Empire nouvellement créé, 305 „Man kann nicht genug sagen, dass diese Feier mächtig dazu beigetragen hat, alle diejenigen, denen die Segnungen des Völkerfriedens am Herzen liegen, in dem Bestreben zu bestärken, die humanitäre und zivilisatorische Macht der Friedensidee ohne Rücksicht auf die Ungunst der Zeiten und die Strömungen des Tages angelegentlich weiterzupflegen.“, Lebenserinnerungen, p. 276. 306 „Der ewige Friede ist ein Traum und nicht einmal ein schöner », Moltke. 307 „Der Friede wird nie besser gewährleistet sein als durch ein schlagfestes, kampfbereites Heer.“ In Irma Hildebrandt, Frauen, die Geschichte schrieben, München, Diederichs, 2002, p.388. 308 Nous renvoyons ici à Eugen Schlief, Der Friede in Europa: eine völkerrechtlichpolitische Studie, 1892. 125 mais surtout l’opinion générale des dirigeants restait proche de celle de Bismarck : « ce n’est pas par des discours et des décisions à la majorité que les grandes questions du moment seront réglées […] – mais par le fer et le sang.309 » Cela ne pouvait se faire qu’avec une armée très puissante. Difficile dans ces conditions de trouver des partisants actifs de la paix. Quelques partisans venaient de la gauche bourgeoise, de l’ancien parti du progrès ou de la libre pensée et aussi de la société culture éthique (ethische Kultur » et du mouvement des femmes. En un mot un petit groupe d’humanistes. L’appui de la social-démocratie de Bebel ou de Liebknecht ne dura guère car chacun était soucieux de préserver son pré-carré, ou peut-être simplement de défendre son idée qui lui paraissait essentielle. Pour Bertha von Suttner c’était la promotion de la paix, pour la sociale-démocratie c’était la lutte des classes et la victoire du prolétariat même si la paix était aussi au programme, mais comme conséquence en fait. Pour comprendre la position militariste de l’Allemagne rappelons que les pays d’Europe se sont construits les uns contre les autres. Cela est particulièrement vrai de l’Allemagne. Le XIXe siècle a vu la montée en puissance de la Prusse, qui s’est imposée, par la force en général, au détriment des autres puissances voisines. Les royautés et les principautés ont été absorbées les unes après les autres. Le dernier conflit en date et la source de l’esprit de revanche des deux côtés du Rhin fut la guerre franco-allemande (19 juillet 1870 - 29 janvier 1871). Les Prussiens, mieux préparés et mieux équipés, battirent la France à Sedan, mettant un terme à l’Empire français et amputant le territoire français de l'Alsace et du département de Moselle310, qui devinrent « terres d’Empire », c’est-à-dire soumises à l’ensemble des États le composant. Outre les clauses politiques dans toute l’Europe, cette clause aura été source de bien des tracas pour le mouvement pacifiste qui ne réussira jamais à résoudre le problème. Est-il besoin de dire ici que c’est dans cette particularité de ces terres d’Empire que les Curtius311, père et fils ont puisé la source de leur idéal et de leur action, comme l’a montré 309 „Nicht durch Reden und Majoritätsbeschlüsse werden die großen Fragen der Zeit entschieden […] – sondern durch Eisen und Blut.“ Bismarck, in. Ullrich: Bismarck, S. 61; GHDI-Dokument – Auszug aus Bismarcks Rede von „Blut und Eisen“ (1862). 310 L’historiographie récente ne dit plus perte de l’Alsace-Lorraine mais perte de l’Alsace et du département de La Moselle. Nous avons conservé Alsace-Lorraine dans le contexte historique. 311 Ernst Robert Curtius (1886-1956), fils de Friedrich Curtius, (fonctionnaire, écrivain et membre du parlement) et petit fils de Ernst Curtius (historien et archéologue), philologue allemand, spécialiste des littératures romanes, habitué du cercle des médiateurs et esprits pro-européens de Colpach au Luxembourg, il publie en 1948 La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, (Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter). 126 Christine de Gemeaux312 ? La promotion de l’axe culturel franco-allemand menant à l’Europe, ne pouvait que promouvoir la paix. C’est justement le problème d’Alsace -Lorraine qui avait empoisonné le congrès de Rome (nov. 1891) opposant les amis de la paix qui suivaient leurs gouvernements. Les partisans de la paix allemands ne voulaient pas s’asseoir à la même table que les « revanchards français » et vice et versa. Dès ce moment-là, Bertha von Suttner aurait dû se rendre compte qu’elle-même ne pouvait, que le mouvement de la paix ne pouvait pas avancer en dehors de la politique. Mais ne voulant pas s’engager politiquement, elle ne démordra jamais de son idée de promotion de la paix par la parole et l’éducation, ce qui nécessite un changement de mentalité du monde et un retour à la morale. Lors de la création de la section allemande de l’association pour la paix fin 1892, vingt ans après la guerre franco-allemande, les tensions étaient encore vives à Berlin, d’autant que la France et la Russie avaient signé le 17 août 1892 une convention militaire qui équivalait à un véritable traité secret d’alliance défensive contre la triplice (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie, 1882-1915). Bertha von Suttner, fidèle à ses principes, procéda comme à Vienne et chercha des personnalités du monde intellectuel et quelques politiques, favorables à la paix. Si elle sut facilement les convaincre du bien-fondé de sa propre action, elle eut beaucoup plus de mal à les convaincre de s’engager eux aussi. Finalement l’Association allemande de la paix (Deutsche Friedensgesellschaft) ne vit le jour à Berlin que le 21 décembre 1892, après de très longues tractations, avec l’aide d’A. H. Fried. Mais cette association ne fonctionnera jamais bien en raison du nationalisme régnant à Berlin, même au sein de l’association. L’Alsace-Lorraine restera une épine constante pour le mouvement de la paix, les Français et les Allemands revendiquant le même territoire. Bertha von Suttner, responsable de l’entente entre les nations de par sa fonction à Berne trouva dans cette querelle un motif constant de souci. Elle pensait qu’il fallait le résoudre par l’autodétermination.. B.3. En Hongrie Mais les problèmes n’existaient pas seulement en Allemagne ; ils existaient aussi 312 Christine de Gemeaux, Ernst Robert Curtius (1886-1956), Origines et cheminements d’un esprit européen, Berne, Peter Lang, 1998. 127 en Autriche-Hongrie, tiraillée entre ses différentes nationalités et plus particulièrement entre les Autrichiens et les Tchèques, les Autrichiens et les Hongrois. Ces deux nationalités n’adhéraient pas à « l’Association autrichienne de la paix », d’où l’idée de créer une section à Prague et une autre à Budapest. En automne 1895 un essai de créer une section praguoise se heurta au problème des entités linguistiques, les Allemands et les Tchèques ne se supportant pas. Ainsi, au cours de la conférence qu’elle donna, dans la « Maison allemande » (im deutschen Hause) il est vrai, elle commit la maladresse de citer deux poètes tchèques bien cotés, pour illustrer ses propos sur la littérature du moment, ce qui eut pour effet de braquer son auditoire allemand. Cependant elle dit avoir réussi à détendre l’atmosphère, mais elle n’aura pas aidé le mouvement, même si elle dit, en manière de consolation : Il n’y a pas de terrain plus propice pour un travail commun de réconciliation entre deux nationalités en conflit que le terrain du pacifisme supranational.313 Elle-même, bien que née à Prague, ne parlait pas tchèque. Elle fit sa tournée de promotion en allemand et, si elle reçut un bon accueil et un succès personnel, elle ne put motiver ses interlocuteurs pour créer une antenne de l’association internationale de la paix. Après cet échec, elle essaya de créer deux sections à Prague, l’une en langue allemande et l’autre en tchèque, - tentative également vaine, car la haine et les oppositions nationales étaient trop grandes. La section praguoise ne vit jamais le jour. En revanche celle de Budapest fut créée en décembre 1895, grâce à l’intervention active du publiciste Léopold Katscher, qui avait vécu à Budapest et avait gardé beaucoup de relations dans le pays. Son voyage et ses visites en Hongrie, soutenus par la correspondance de Bertha von Suttner permit la création rapide d’une section à Budapest le 15 décembre 1896. Cela était d’autant plus important que la Conférence interparlementaire devait avoir lieu en 1896 à Budapest. Du coup le congrès de la paix fut organisé là-bas aussi, avec l’assentiment enthousiaste du MinisterPräsident Banffy qui promettait « non seulement d’être actif mais, même de marcher devant ». Et de fait, le congrès jumelé avec les fêtes du millénaire, fut un succès malgré 313 „Es gibt kein Feld, das geeigneter wäre für versöhnende Zusammenarbeit zwischen zwei streitenden Nationalitäten als das Feld des übernationalen Pazifismus“. Lebenserinnerungen, p. 347. 128 tous les foyers de conflit dans le monde (Venezuela, Arménie, Cuba). Bertha von Suttner y consacre de nombreuses pages de ses Mémoires et saisit l’occasion de répéter le contenu de l’appel de Garibaldi aux gouvernants des pays d’Europe, car elle est de plus en plus convaincue que le mouvement seul ne pourra pas parvenir à la paix. Il pourra éveiller les consciences et exhorter le monde à la paix (c’est son côté pédagogue), mais concrètement ce seront les « puissants », les gouvernants qui feront advenir la paix. Cependant : Ce ne sera pas inintéressant d’entendre - au milieu des courants conservateurs -, les idées, purement dictées par l’amour de l’humanité, de ceux qu’on appelle « les révolutionnaires et les esprits subversifs », qui ne veulent rien renverser que les digues élevées devant la liberté et devant le progrès.314 B.4. Les autres congrès Nous ne détaillerons pas les autres congrès, qui s’inscrivent dans une sorte de routine même si chacun a son ordre du jour particulier et ses problèmes internationaux à évoquer. Ils indiquent tous un ancrage de plus en plus grand de Bertha von Suttner à la tête du mouvement de la paix, ce qui lui a demandé beaucoup de temps et d’énergie, au détriment du reste de sa vie, privée ou littéraire, ce qu’elle déplore à plusieurs reprises auprès de ses meilleurs amis, bien qu’elle soit toujours discrète sur ses propres sentiments. Elle a dit : « Depuis que j’ai été happée par ce mouvement, en général, je compte les étapes de mes souvenirs d’après mes voyages aux congrès.315 ». Elle a manqué celui de 1893 à Chicago car « [leurs] moyens ne suffisaient pas pour ce long voyage et [ils] renoncèrent. »316 Elle ira pourtant en Amérique, pour le congrès de Boston en 1904. Il sera suivi d’une tournée de conférences. Elle y retournera en 1912, invitée par les féministes pour une très longue tournée. 314 „Es wird nicht uninteressant sein – inmitten der konservativen Strömungen -, die von reinster Menschenliebe diktierten Ideen der sogenannten ‘Revolutionäre und Umstürzler’ zu hören, die gar nichts anderes umstürzen wollten als die vor der Freiheit und vor dem Fortschritt sich erhebenden Dämme.“ Ibid., p. 368. 315 Cf. La liste des congrès universels de la Paix, annexe 16 p. 387. 316 „Seit ich von dieser Bewegung mitgerissen wurde, zähle ich die Etappen meiner Lebenserinnerungen zumeist nach Kongreßreisen. […] Unsere Mittel reichten zu der weiten Reise nicht, und wir verzichteten.“, ibid., p. 317. 129 Elle a essayé d’assister à tous les congrès, dans la mesure où ses revenus le lui permettaient mais la situation financière au château familial de Harmannsdorf se dégradait sans cesse. Elle a pu bénéficier de l’aide financière d’Alfred Nobel, pour ellemême et son mari, mais aussi pour l’Association. Hélas, Nobel mourut le 12 décembre 1896, lui laissant espérer une dotation pour le mouvement, mais sans rien de précis. Elle devra attendre 1905 pour voir son souhait réalisé et recevoir le fameux prix. Tous les congrès et toutes les conférences interparlementaires s’achevèrent par l’approbation de motions, mais celles-ci restèrent lettre morte ou presque. D’ailleurs, P. M. Lützeler écrit : « A court terme, toutes les proclamations de paix et les utopies unitaires des écrivains européens restèrent sans résultat concret.317 ». La condamnation par Coudenhove-Kalergi fut encore plus claire et pourtant il semble que Bertha von Suttner ait eu une influence sur lui, déjà par sa volonté de créer une fédération de l’Europe. C’est elle qui a créé le terme de « Pan-Europe »318 et il est étrange de voir Coudenhove-Kalergi, en revendiquer la paternité et entraîner ses amis et ceux de Suttner dans un stérile conflit verbal et épistolaire, source de dispersion des énergies, ce qu’Anne-Marie Saint-Gille a fort bien étudié dans sa thèse sur la Paneurope. Nous pouvons conclure avec elle que « s’il n’a pas créé le terme Paneuropa, il lui donna en effet avec son ouvrage éponyme un contenu précis et désormais fixé. »319 Précisons simplement que si selon Anne-Marie Saint –Gille « Fried avait été proche de la pacifiste Bertha von Suttner » c’est bien elle qui l’avait formé aux idées pacifistes, lui avait appris les langues étrangères et un certain savoir-vivre en public et qu’ils étaient d’étroits collaborateurs depuis 1892 jusqu’à la mort de Bertha dont Fried fut l’exécuteur testamentaire. Par ailleurs, hormis l’emprunt du terme Pan-Europe, Coudenhove-Kalergi semble avoir trouvé chez elle aussi, l’idée qu’il ne suffit pas de lancer des idées dans le public, mais qu’il faut créer des instances pour les promouvoir. On ne se plaindrait vraiment pas si le but de ces congrès et conférences – l’état de droit international – trouvaient une réalisation valable juridiquement, grâce aux paroles lancées ; mais ce qui est plutôt à 317 „Auf kurze Sicht betrachtet, blieben all diese Friedensproklamationen und Einheitsutopien europäischer Schriftsteller ohne konkretes Ergebnis“, P. M. Lützeler, op. cit., p. 283. 318 Anne-Marie Saint–Gille, La „Paneurope“, un débat d’idées dans l’entre-deux-guerres, Paris, presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2003, p.80-81 et particulièrement la note 178 p. 80. 319 ibid., p.81. 130 regretter, c’est que les sceptiques et les moqueurs s’efforcent d’empêcher de telles réalisations.320 Là où les deux auteurs divergent, c’est sur l’usage de la politique. Mais peut-être que Bertha von Suttner a juste reculé devant l’emploi du mot car ses engagements sont clairement politiques, même si elle dit le contraire. Peut-être à cause de sa position de femme ? Nous allons évoquer maintenant brièvement deux actes éminemment politiques précisément : le manifeste du tsar et la conférence de La Haye. En soi ces deux faits débordent le cadre que nous nous étions fixé puisqu’ils se déroulent en 1898 et 1899, mais il ne semble pas possible de ne pas les citer, tant ils ont eu de l’importance pour notre auteure, lui ont apporté beaucoup de joie et aussi de déceptions. B.5. Le manifeste de la paix du tsar Elle s’est beaucoup investie aussi en faisant des conférences. Car, ainsi qu’elle l’écrit à Carneri peu de temps après le congrès de Rome : Ainsi donc – je le crains presque : maintenant l’obligation de donner des conférences vient à moi ; car la parole vivante fait plus de prosélytes que l’écrite.321 Car elle a, d’une part, bien apprécié de parler en public et, d’autre part, elle a senti le pouvoir de sa parole. La plupart de ses relations soulignent qu’elle captivait son auditoire bien que n’ayant pas une voix très forte. Dès qu’elle allait dans une ville importante elle y donnait une ou plusieurs conférences sur le mouvement de la paix. Le père Suttner appelle Bertha et Arthur «les purs commis-voyageurs de la paix322 ». Il est certain que, dans ce registre, Bertha von Suttner était infatigable et que, sans elle, le mouvement de la paix n’aurait pas pris autant d’ampleur, même si elle déplore toujours 320 „Zu beklagen wäre es wahrlich nicht, wenn das Ziel dieser Kongresse und Konferenzen – der internationale Rechtszustand – durch deren hinausgesprochene Worte auch rechtsgültige Verwirklichung fände; zu beklagen ist es vielmehr, dass Zweifler und Spötter sich bemühen, solche Verwirklichungen hintanzuhalten.“, Lebenserinnerungen, p. 259. 321 Nun ja – ich fürchte fast: nun wird die Pflicht, Vorträge zu halten, an mich herantreten; denn das lebendige Wort macht mehr Proselyten als das geschriebene.“ An Carneri, 24.12. 1891, in Brigitte Hamann, op. cit., p. 168. 322 „Die reinen Friedens-Commis-voyageurs“ Lebenserinnerungen, p. 348. 131 le peu d’adhérents. Quand une association voulait se former, avec pour but de propager la lumière et la connaissance, de libérer l’humanité des horreurs de la guerre, de l’asservissement de l’esprit, de la la misère et de l’oppression et de l’aider à avancer constamment sur la voie du savoir et du bonheur terrestre – da on pouvait péniblement rassembler trois ou quatre cents membres.323 Les tournées dans toute l’Europe du nord, puis plus tard aux États-Unis (en 1904 et 1912), montrent aussi son impact sur la foule324. Les journaux soulignent toujours qu’elle faisait salle comble à toutes ses interventions. Elle-même attribue ce succès aux idées qu’elle défend, plus qu’à elle-même ; ainsi, dit-elle publiquement lors de sa conférence de Berlin : Cependant, je peux déduire de vos allocutions que l’honneur qui m’est fait dépasse largement la valeur de mes réalisations et de ma personne, parce qu’en fait il ne concerne pas celles-ci mais s’adresse aux principes que je m’applique à servir […] : libération, ennoblissement et fraternisation de l’humanité culturelle.325 Une telle déclaration contredit les propos souvent tenus sur l’orgueil de Bertha, qui tout au long de sa vie, a été d’une honnêteté scrupuleuse et d’un jugement sans indulgence sur elle-même et sur ses capacités. Par contre, son optimisme et sa confiance dans la parole donnée étaient très grands. Ces deux qualités furent mises à l’épreuve par le manifeste du tsar et la conférence de La Haye. Lorsque, le 24 août 1898, le tsar Nicolas II fit remettre à tous les ambassadeurs en poste à Moscou un manifeste de la paix, dans lequel il appelait à la tenue d’une conférence internationale sur la paix et le désarmement, Bertha von Suttner, apprenant la nouvelle, écrit qu’elle et son mari ont vécu « l’une des plus belles heures de leur 323 „Wenn sich ein Verein bilden wollte, dessen Zweck es war, Licht und Erkenntnis zu verbreiten, die Menschheit von den Gräueln des Krieges, von der Knechtung des Geistes, vor Elend und Unterdrückung zu befreien, und ihr im steten Voranschreiten zu helfen auf der Bahn des Wissens und des Erdenglückes – da konnten in Millionenstädten mühselig drei bis vierhundert Mitglieder sich zusammenfinden.“, Das Maschinenzeitalter, p. 229. 324 La photo insérée en annexe, n° 7 p. 379 montre une foule impressionnante dans un amphithéâtre aux Etats-Unis, lors d’une conférence de Bertha von Suttner. 325 „Doch, aus Ihren Ansprachen kann ich es entnehmen: die mir gewordene Ehrung geht darum so weit über den Wert meiner Leistungen und meiner Person hinaus, weil sie eigentlich nicht dieser gilt, sondern den Prinzipien, denen ich zu dienen bestrebt bin […]: Befreiung, Veredelung und Verbrüderung der Kulturmenschheit“, Lebenserinnerungen, p. 275. 132 vie ». En effet ce rescrit allait complètement dans le sens de qu’elle souhaitait. Cet appel est venu d’un monarque comme elle l’avait prédit dans son utopie romanesque et philosophique Échec à la misère (1898), chapitre 34 « Frohbotschaft », qu’elle avait fait remettre au tsar. Bertha von Suttner suggéra qu’il avait influencé le tsar, mais c’est beaucoup plus sûrement La guerre de l'avenir de Jean de Bloch, que le tsar s’est fait expliciter qui eut ce rôle. Quoi qu’il en soit, elle s’est écriée : « Pour nous, il s’agissait de la date la plus importante de notre histoire jusqu’à présent »326. Par ce manifeste, Nicolas II porte indirectement à la connaissance générale les buts du mouvement de la paix qui était d’organiser une conférence en vue de prévoir le désarmement et la création d’une cour internationale d’arbitrage, pour régler les conflits par le dialogue. Bertha von Suttner et son mari s’engagèrent totalement en 1898-1899, dans le soutien au « manifeste de la paix du tsar 327», malgré les critiques et les caricatures souvent virulentes, mais avec le soutien de tous les ténors de la paix. Car, partout en Europe, la réception du rescrit fut saluée avec enthousiasme par les amis de la paix, avec scepticisme par la classe politique, avec des sarcasmes par la presse. Son action et celle de son mouvement consistèrent, comme à l’ordinaire, en une campagne épistolaire (manuscrite, rappelons-le), en des conférences (à Berlin et à Nice, par exemple) et en l’organisation de rencontres diverses, qu’elle raconte avec force détails dans ses Mémoires et que nous ne reprendrons pas ici. Le but était de préparer la Conférence de La Haye prévue pour le mois de mai 1899. B.6. La conférence de La Haye La première Conférence de la Paix, dite conférence de La Haye, convoquée à l'initiative du tsar de Russie, Nicolas II, afin de 326 „Die Stunde, die wir, der Meine und ich miteinander verbrachten, war eine der schönsten Stunden unseres Lebens.“ Für uns aber handelt es sich um den bisher bedeutendsten Markstein unserer Geschichte, Ibid., p. 410-411. 327 Le manifeste (Bertha von Suttner dit Reskript) de la paix du Tsar Nicolas II, inspiré par les écrits de Jean de Bloch et le roman Bas les armes! de Suttner, fut remis à toutes les puissances européennes lors de la Conférence de Saint Pétersbourg le 24 août 1898. Il invite les 26 États à participer à une conférence internationale de la paix et du désarmement. Les états présents : Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Chine, Danemark, Espagne, Etats-Unis, Mexique, France, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Japon, Luxembourg, Monténégro, Pays-Bas, Perse, Portugal, Roumanie, Russie, Serbie, Siam, Suède et Norvège, Suisse, Turquie et Bulgarie. C’est à la suite de ce manifeste que les différents états se sont réunis à la Haye du 18 mai au 29 juin 1899. 133 rechercher les moyens les plus efficaces d'assurer à tous les peuples les bienfaits d'une paix réelle et durable et de mettre avant tout un terme au développement progressif des armements actuels328, s’ouvrit le 18 mai 1899. Elle réunissait des juristes, des politiques, et des militaires représentant les États européens, plus les États-Unis, le Mexique, la Chine, le Japon et le Siam. Les combattants pour la paix n’assistaient pas aux délibérations des trois commissions et se consacraient donc à l’information des délégués et de la presse internationale. En ce qui concerne Bertha von Suttner, ce fut son heure de gloire. Comme à chaque fois qu’elle devait voyager, cela était vraiment très difficile, vu la situation financière du couple et les problèmes du château familial. Afin de financer son séjour, elle réussit à convaincre Theodore Herzl, le père du sionisme et directeur du feuilleton de la Neue Freie Presse de lui confier le rôle de correspondante à La Haye. Ce ne fut pas chose aisée, et c’est finalement, comme correspondante de die Welt qu’elle fut appointée. Ensuite, elle reçut quelques tantièmes de la Neue Freie Presse pour ses articles, relations de conférences et autres renseignements divers qu’elle collectait dans son salon, qui fut, pendant les six semaines de la conférence, une véritable plaque tournante où se retrouvaient les amis du mouvement de la paix, les délégués, les correspondants de presse. Dans une atmosphère de rencontres de salons, on y discutait de choses sérieuses. Bertha von Suttner put assister à la cérémonie d’ouverture comme seule femme : Je serai toujours reconnaissante pour cette faveur exceptionnelle, car l’impression que j’ai ressentie ici était comme le couronnement de longues années d’efforts intenses, l’accomplissement d’un rêve ambitieux.329 Bien sûr, elle ne put prendre part aux débats, pas plus que les autres amis de la paix, mais grâce à son ami W. T. Stead330 qui s’était procuré les comptes-rendus sténographiques des débats, elle fut au courant de tout. 328 Note russe du 30 décembre 1898/11 janvier 1899. „Stets werde ich für diese Ausnahmsgunst dankbar sein, denn der Eindruck, den ich hier empfunden, war wie die Krönung langjährigen, heißen Mühens, die Erfüllung hochfliegenden Traumes“, Bertha von Suttner, Die Haager Friedenskonferenz, Dresde, Leipzig, 1900, Pierson; ici, Zwiebelzwerg-Reprint, p. 14. 330 William Thomas Stead (1849-1912), journaliste britannique, éditeur de la « Review of Reviews » et de « La guerre contre la guerre », un des chefs du mouvement international de la paix. 329 134 Pour les diplomates qui appartenaient presque tous à l’aristocratie de son pays à l’époque, elle était l’aristocrate, était la baronne Suttner et était née Comtesse Kinsky, et était de surcroit écrivaine et écrivait pour des journaux. Elle était considérée comme la plus importante représentante du pacifisme autrichien qui avait, en tant que présidente de la société de la paix autrichienne, des relations avec tous les pacifistes et aussi avec beaucoup de politiques ; Elle était connue et on l’entrainait sûrement dans le jeu d’intrigues diplomatiques.331 Si elle a réussi à tirer les ficelles dans les coulisses et à envoyer des comptesrendus précis à la presse autrichienne (Neue Freie Presse, Wiener Tageblatt et Zeit), elle n’a pas réussi à contrer les intérêts particuliers des uns et des autres. A cause de bien des délégués peu convaincus et spécialement du représentant allemand, le professeur Stengel, farouche partisan de la guerre, la conférence ne parvint pas à trouver d’accord, ni sur la limitation ou la réduction des armements, ni sur la prévention de la guerre, ce qui était son objectif principal, mais elle fit considérablement avancer la cause du droit international humanitaire. La troisième commission fit avancer le dossier de la Cour permanente d'arbitrage, qui put être créée à la seconde conférence de La Haye en 1907. L'Acte final, qui n'est qu'une déclaration officielle sur les résultats obtenus, fut adopté le 29 juillet 1899 et signé par les délégués mais ne fut pas ratifié par les États participants ; de ce fait, il n'a pas force de loi. On trouvera en annexe l’acte final de la Conférence internationale de la Paix de La Haye (29 juillet 1899). Pour compléter les informations sur ce moment important de la vie de Bertha von Suttner et sur ses actions, il peut être utile de se reporter à son ouvrage die Haager Friedenskonferenz, publié en 1900, ou aux différents articles de la revue Die Waffen nieder, devenue en 1899 Die Friedenswarte. 331 „Für die Diplomaten, die zu jener Zeit fast durchwegs dem Adel ihres Landes angehörten, war sie die Aristokratin, war sie die Baronin Suttner und geborene Gräfin Kinsky, die eben auch Schriftstellerin war und für Zeitungen schrieb. Sie galt als die bedeutendste Vertreterin des österreichschen Pazifismus, die als Präsidentin der Österreichischen Friedensgesellschaft Beziehungen zu allen Pazifisten und auch zu vielen Politikern hatte. Sie war bekannt, und man bezog sie sicherlich in das diplomatische Intrigenspiel ein.“, B. Kempf, op.cit., p. 58 135 B. 7. les publications : die Waffen nieder puis die Friedenswarte Dès le début de ses engagements au service de la paix, c’est-à-dire dès son retour du congrès de Rome, Bertha von Suttner sentit le besoin de donner au mouvement ou, à tout le moins, à l’association des Amis de la paix, un organe de presse pour informer ses membres et pour faire de la propagande pour l’association. La première étape fut la parution des feuillets des Mittheilungen der Österreichischen Gesellschaft der Friedensfreunde. Mais fin 1891 le jeune Alfred Hermann Fried exprima le souhait d’éditer une revue, appelée Die Waffen Nieder dont Bertha von Suttner serait la rédactrice en chef. Les tractations furent un peu compliquées parce qu’ils ne se connaissaient pas, que chacun avait des préjugés sur l’autre et surtout parce qu’aucun d’eux n’avait l’argent nécessaire pour assurer la sortie du journal. Bertha von Suttner se chargea de trouver des protecteurs ou au moins des écrivains qui accepteraient de publier dans la revue. Elle-même se chargeait d’un article de fond pour chaque numéro, répondait au courrier des lecteurs et aux adversaires du mouvement de la paix. Mais le succès de la revue ne fut ni immédiat ni énorme malgré l’optimisme de Bertha. Commencée le 1.1. 1892 la publication dura cependant quelques années. Elle fut remplacée par die Friedenswarte, éditée par A. H. Fried à partir de 1899. Indépendamment de sa prestation pour sa revue ou celle de Fried, elle publiait dans différents journaux comme die Neue Freie Presse ou das Wiener Blatt332. Nous pensons qu’elle avait un réel talent de chroniqueuse, que salue B. Kempf : On est tout ébahi devant l’ampleur de cette activité journalistique. En tant que première femme et journaliste politique de d’envergure supérieure à la moyenne elle joua un rôle à ne pas sous-estimer dans le journalisme international.333 Elle-même trouvait qu’elle n’était pas bonne journaliste, et peut-être n’aurait-elle pas pu écrire chaque jour, mais à chaque fois qu’elle le faisait, c’était bien écrit, 332 Outre ces deux quotidiens, on peut citer das „Neue Wiener Tagblatt“, das „Neue Wiener Journal“, „die Zeit“ , die „Österreichische Rundschau“, die „Frankfurter Zeitung“, das „Berliner tageblatt“, die „New Yorjer Staatszeitung“, die Woche“, der „Pester Lloyd“, der „Secolo“, der „Courier Européen“ etc… 333 „Man ist verblüfft über den Umfang dieser journalistischen Tätigkeit. Als erste Frau und politische Journalistin von überdurchschnittlichem Format spielte sie eine nicht zu unterschätzende Rolle in der internationalen Publizistik.“ B. Kempf, op.cit., p. 47. 136 pertinent et bien ajusté. La forme courte lui convenait bien, car elle était toujours pressée et avait une pensée synthétique. C. LES CONSTANTES DE SA PENSEE L’intérêt majeur de Bertha von Suttner était d’instaurer un état de paix éternelle et universelle par le droit, la justice. Elle a consacré ses vingt dernières années à se battre pour cela, multipliant les écrits et les conférences sur le sujet. Il y avait beaucoup de débats et même de dissensions au sein du mouvement pacifiste. Il y avait même des adversaires de l'antimilitarisme. Par ailleurs, il a fallu aider à la conceptualisation des objectifs et même de la terminologie. Les discussions sur le terme « pacifisme » par exemple, ont monopolisé beaucoup d’énergie et suscité beaucoup de discussions, parfois vives, au début du XXe siècle. C’est en 1901, c’est-à-dire un peu hors de notre cadre de travail - mais l’histoire du mot est d’importance - que ce terme a été créé par le Français Émile Arnaud, président du moment de la « Ligue Internationale de la Paix et de la Liberté ». Nous empruntons à Karl Holl la citation extraite de l’article publié par Émile Arnaud dans le quotidien libéral « Indépendance Belge », qui introduisait les mots ‘pacifisme’ et ‘pacifistes’ et justifiait l’emploi de ces termes par manque de terminologie adaptée. Contre Navicow334, Arnaud argumentait que c’était dans l’intérêt même de l’idée de fédération des peuples propagée par lui, de faire d’abord de la propagande pour la paix. Arnaud concluait : « Mais la conclusion que nous avons tirée de l'étude de M. Novicow est qu'il faut à notre grand parti un nom, que ce nom il ne l'a pas, et que cette absence nuit considérablement à nos progrès. Aucun des mots du dictionnaire n'est adéquat à notre programme. Nous ne sommes pas seulement des « pacifiques », nous ne sommes pas seulement des «pacifiants», nous ne sommes pas seulement des «pacificateurs». Nous sommes le tout à la fois, et autre chose encore: nous sommes, en un mot, des Pacifistes. Et d'ailleurs, pour désigner notre parti, il nous faut un nom en -isme, comme au royalisme, au bonapartisme, à l'impérialisme, au républicanisme, au radicalisme, à l'opportunisme, au progressisme, au socialisme, au collectivisme, à l'anarchisme. Et ce nom, tout naturel, mais qui n'a jamais 334 Jacques, Novicow, (1849-1912), sociologue russe, bourgeois, membre du Bureau international de la paix à Berne. 137 été, à notre connaissance du moins, employé jusqu'ici, c'est : le «pacifisme»335. Le débat autour de ces dénominations officielles de « pacifisme et pacifiste » a duré des années, entre 1901 et 1930. Bertha von Suttner sera d’accord sur la nécessité d’une terminologie nouvelle et propre au mouvement. Toutefois, elle parlera longtemps des « amis de la paix », utilisant le terme « pacificisme », plus conforme à la dérivation à partir du latin « pacificare », mais non retenu par les Français, dans son discours devant le comité Nobel à Christiania le 18 avril 1906. Elle n’utilise pas le terme « pacifiste » pour désigner les personnes mais les appelle représentants ou adeptes du « pacificisme ». Le combat qui se profile encore devant le pacificisme n’est pas simple. […] Les représentants du pacificisme sont bien conscients de la petitesse de l’influence de leur puissance personnelle. […] Cependant, les partisans du pacificisme seront à leur poste pour défendre leur but.336 Mais, les oppositions sur les appellations recouvraient en fait des divergences de méthode pour parvenir à la paix. Nous renvoyons ici aux points 6 et 7 de l’introduction de Verdiana Grossi. D’un côté on rencontrait les partisans d’une doctrine réaliste et donc d'une Europe fédérale, par exemple les Français Gaston Moch337, Frédéric Passy338, ou Paul d'Estournelles de Constant339, le sociologue russe Jacques Novicow340. D’un autre côté, on rencontrait les Anglo-Saxons, inspirés par la doctrine des Quakers, « sentimentaux pour qui la paix se confondait avec l’amour du prochain ». Les fédéralistes et les pacifistes « réalistes » voulaient organiser politiquement le 335 „Gegenüber Novicow argumentierte Arnaud, daß es im Interesse der auch von ihm propagierten Idee der Völkerföderation liege, in erster Linie für den Frieden zu werben. Arnaud schloß: Mais la conclusion…[suit le texte de la citation ci-dessus.], Karl Holl, « Pazifismus », in Koselleck, Geschichtliche Grundbegriff, op.cit. 336 „Es ist also kein leichter Kampf, der noch vor dem Pacificismus liegt. […]Die Vertreter des Pacificismus sind sich wohl der Geringfiïgigkeit ihres persönlichen Machteinflusses bewußt. […]Die Anhänger des Pacificismus jedoch, […] werden zur Stelle sein, um ihr Ziel zu verteidigen.“, Bertha von Suttner, Vortrag vor dem Nobel-Komitee des Storthing zu Christiania am 18. April 1906, in Kämpferin für den Frieden : Bertha von Suttner, eine Auswahl, herausgegeben von Gisela Brinker-Gabler, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuchverlag, 1982, p. 147. 337 Gaston Moch (1859-1965) capitaine d'artillerie, linguiste averti, polyglotte et défenseur de l'espéranto, était le traducteur en français de Bas les armes! 338 Frédéric Passy (1822-1912), économiste français, premier prix Nobel de la paix en 1901. 339 Paul Henri Benjamin Balluet d'Estournelles de Constant, baron de Constant et de Rebecque (18521924) représente la France en 1899 puis en 1907 aux Conférences de La Haye. Député puis sénateur de la Sarthe, il reçoit le Prix Nobel de la paix en 1909. 340 Jacques Novicow (1849-1912) sociologue russe 138 mouvement pour réformer le genre humain. Malgré le jugement dévalorisant de V. Grossi mentionnant à plusieurs reprises son « pacifisme essentiellement d’ordre sentimental et émotionnel », Bertha von Suttner avait une vue réaliste de la situation et de la nécessité d’organiser le mouvement de façon rationnelle. Tous ses écrits postérieurs à 1892 en témoignent. Le roman Bas les Armes! répondait, comme nous l’avons dit, à une volonté délibérée de toucher le plus grand nombre afin de transformer « les esprits par la voie du savoir ». Elle est foncièrement convaincue que « le pacifiste se voulait à la fois le précurseur d’un nouvel ordre international et l’héritier d’une tradition humaniste. »341 Elle penche clairement du côté des fédéralistes puisque, comme nous l’avons dit plus haut, l’une de ses constantes est la création d’une confédération européenne. De plus, en toutes circonstances, elle met en avant sa raison et sa logique et développe des idées claires et rationnelles sur la guerre, sur les causes et l’économie de la guerre et sur les avantages de la paix. L’un de ses compatriotes, Ernst Brausewetter, écrit qu’elle possède : La lumineuse clarté de penser qui ne se satisfait d’aucun concept à moitié défini ou confus, qui cherche à poursuivre les pensées dans leurs derniers retranchements et dans ses coins les plus obscurs342 Cela n'a rien à voir avec un quelconque sentimentalisme, encore moins avec une personnalité larmoyante, comme l’a qualifiée de façon un peu moqueuse l’éditeur du journal Die Weltbühne, Carl von Ossietzky343 : Elle se battait contre les canons avec de l'eau bénite ; c'était une prêtresse de sentiment, qui en appelait à la conscience des rois et des hommes d'État et considérait que la tâche était accomplie quand elle obtenait un assentiment amical. Elle croyait avoir convaincu alors qu'elle n'avait obtenu que quelques larmes de crocodile. Elle restait attachée à 341 Verdiana Grossi, op.cit., p. 13 „[Sie besitzt] die strahlende Denkklarheit, die sich mit keinen halben und verschwommenen Begriffen begnügt, die überall den Gedanken bis in seine letzten Konsequenzen und sein dunkelsten Winkel zu verfolgen sucht.“, Ernst Brausewetter, Meisternovellen deutscher Frauen; mit Charakteristiken der Verfasserinnen und ihren Porträts, herausgegeben von Ernst Brausewetter, Berlin, Schuster und Löffler, 1897. 343 Carl von Ossietzky (1889- 1938), Allemand, journaliste, critique, pacifiste. Il fut l’éditeur du journal Die Weltbühne (La scène mondiale). Entré en 1912, dans la « Deutsche Friedensgesellschaft » (Société allemande de la paix), condamné à un an de prison. Hitler demande son transfert au camp de concentration d’Emsland. Il reçoit le Prix Nobel de la paix en 1935 mais le gouvernement nazi lui interdit d’aller recevoir son prix. Il meurt des suites des mauvais traitements et d’une tuberculose contractée pendant sa détention. 342 139 l'extérieur au lieu d'aller jusqu'au sens profond. Ainsi Berthe la Paix étaitelle entourée d'un doux parfum de ridicule.344 L’éminent éditeur et critique n’est pas juste envers l’œuvre de Bertha von Suttner. Celle-ci est, certes, fille de son époque et de son éducation, mais en prenant des distances par rapport à sa position sociale et par sa production romanesque, elle a montré « un mélange très marqué d’âme et de raison, de psyché et de logique »345. Elle s’est battue publiquement pour la paix, recueillant une audience et une attention très significatives. Le summum étant sans doute atteint lors de la conférence de la Haye (1899). Les semaines passées à la Haye doivent être comptées au nombre des plus heureuses de la vie de Bertha von Suttner. La conférence elle-même était à ses yeux la victoire et le triomphe des idéaux du mouvement de la paix. La déférence que tous lui témoignaient et l’évidente égalité de droit politique avec laquelle on la rencontrait, lui prouvaient qu’aussi bien son travail pour le mouvement de la paix que sa personnalité d’écrivain et de journaliste étaient reconnus. En dernier ressort les succès de société lui auront aussi procuré de la satisfaction.346 Bertha von Suttner savait que la paix n'est pas une simple absence de guerre. Elle n'est jamais acquise une fois pour toutes et elle est sans cesse à construire. C’est d’ailleurs ce qui entraînera l’écrivaine à entrer dans le mouvement de la paix après le succès de son roman Bas les armes!! et à y consacrer sa vie et son énergie. Même si elle dit, dans ses Mémoires347 (1909), avoir découvert l’existence du Mouvement de la paix lors de son séjour à Paris l’hiver 1886-87, il ne semble pas lui avoir été totalement 344 "Sie kämpfte mit Weihwasser gegen Kanonen, war eine Priesterin des Gemüts, die den Königen und Staatsmännern ins Gewissen redete und die halbe Aufgabe als gelöst ansah, wenn sie freundlicher Zustimmung begegnete. Sie glaubte bekehrt zu haben, wo sie ein paar Krokodilstränen entlockt hatte, blieb im Äußerlichen haften, anstatt bis zum Sinn vorzustoßen. So war um die Friedensbertha allmählich ein sanftes Aroma der Lächerlichkeit." Carl von Ossietzky, in Bruni Frei : Carl von Ossietzky, eine politische Biographie, Berlin 1978, p. 54 345 „Eine ausgeprägte Mischung von Gemüt und Vernunft, von Psyche und Logik.“, Leopold Katscher, Die Schwärmerin für Güte, Dresden, Pierson, 1903, p. 85. 346 „Die in den Haag verbrachten Wochen müssen für Bertha Suttner zu den glücklichsten ihres Lebens gezählt werden. Die Konferenz selbst war in ihren Augen Sieg und Triumph der Ideale der Friedensbewegung. Die Ehrerbietung, die alle ihr zollten, und die selbstverständliche Gleichberechtigung, mit der man ihr begegnete, bestätigten ihr, daß sowohl ihre Arbeit für die Friedensbewegung wie auch ihre Persönlichkeit als Schriftstellerin und Journalistin anerkannt wurden. Nicht zuletzt werden ihr auch die gesellschaftlichen Erfolge Genugtuung bereitet haben.“346, Kempf, op. cit., p.58 347 (« Comment ? Une telle union existait – l’idée de la justice des peuples, l’aspiration à la suppression de la guerre avaient pris forme et vie ? La nouvelle m’électrisa.“), „Wie? Eine solche Verbindung existierte – die Idee der Völkerjustiz, das Streben zur Abschaffung des Krieges hatten Gestalt und Leben angenommen? Die Nachricht elektrisierte mich“., Lebenserinnerungen, p. 211. 140 inconnu en 1883, puisqu‘elle en parle, même si c’est de façon imprécise, dans Inventaire d'une âme. Les différentes déclarations qui se font entendre dernièrement contre la guerre, sont certes des moments témoignant du mouvement de la paix mais elles ne lui donnent aucune impulsion.348 A cette époque, dans le Caucase, elle lisait peu de revues. Elle n’avait aucun contact avec les pacifistes, dont elle ignorait encore l’existence en Europe. Même si elle avait déjà rencontré la guerre, dans sa réalité et intellectuellement, elle n’était pas encore une pacifiste et n’avait jamais envisagé de se lancer dans l’action. Cet engagement fut consécutif à son succès, en somme la rançon de la gloire. Elle quitta son bureau pour monter sur les estrades et tenir des conférences, elle, que la peur du public paralysait dans sa jeunesse. Nous en reparlerons dans le prochain chapitre. CONCLUSION SUR LE PACIFISME DE BERTHA VON SUTTNER Pour conclure ce chapitre sur la paix, nous nous demanderons quels sont les fruits de cet engagement total de Bertha von Suttner au service de la paix. Commencé incidemment à Venise, il s’est poursuivi par la création de sociétés de la paix en Autriche (1891), Allemagne (1892), Hongrie (1895), avec un échec à Prague en 1894, la participation aux congrès de la paix : Rome en 1892, avec le discours au Capitole et la création du bureau permanent international à Berne, puis annuellement dans différentes capitales d'Europe et aux États-Unis en 1905, puis à nouveau en 1912, avec le point culminant constitué par la Conférence de La Haye, organisée en 1899 à l’initiative du tsar Nicolas II. Selon ses propres dires, Bertha von Suttner a été engloutie par le dragon (quel symbole pas très pacifiste !). Pour quel profit ? Elle y a consacré tout son temps et toute son énergie, devenant la Cassandre des temps modernes, comme l’a nommée Stefan Zweig, qui « fut le seul parmi les grands de la littérature allemande à avoir rendu 348 „Die verschiedenen Äußerungen, die seit neuester Zeit gegen den Krieg laut werden, sind wohl bezeugende, nicht aber lenkende Momente der Friedensbewegung“, Inventarium einer Seele, p. 105. 141 hommage à Bertha von Suttner »349, et qui comprit son message, mais un peu tard, et il l’avoue lui-même dans un discours de 1917, donc après trois ans de guerre : Il me faut me compter au trop grand nombre de ceux qui ne l’ont pas assez honorée, n’ont pas reconnu son œuvre à sa juste valeur tant qu’elle était active. […] Mais justement, cette femme dont on pensait qu'elle n'avait rien d'autre à dire au monde que ces trois mots [bas les armes], elle avait l'instinct profond de Cassandre et, en même temps, la vigilance de Lunkeus le guetteur.350 Il reparlera d’elle en des termes voisins dans Le Monde d’hier et insistera sur l’énergie et la pugnacité de cette apôtre de la paix, car Cassandre est le symbole de la lucidité et de la combativité qui se heurte à la non-croyance et à l'ignorance. Et c'est bien souvent que Bertha von Suttner a prêché la paix dans ce monde uniquement préoccupé de guerres pour quelque prétexte que ce soit : hégémonie ou extension territoriale au mépris du respect de la vie. Alors, le combat de Madame Suttner et de son collaborateur Fried, de tous les pacifistes, n’a-t-il été qu’une vaine agitation ? Oui, si on lit le résultat à l’aune de la Grande Guerre. Faut-il alors dire avec Coudenhove-Kalergi que les pacifistes se sont trompés et qu’ils ont une grande responsabilité dans le déclenchement de la Grande Guerre ? Faut-il refuser à Bertha von Suttner l’intérêt qu’elle a porté au rapprochement franco-allemand et le réserver à d’autres? Faut-il lui reprocher d’avoir tablé sur les « grands » et les gouvernants quand on pense aux couples Stresemann/Briand ou Adenauer/De Gaulle ou Kohl/Mitterrand qui ont assuré une certaine paix en Europe, même si ce n’est pas la paix universelle et perpétuelle ? Ils ont aussi promu l’Europe que Bertha von Suttner a tant appelée de ses vœux. N’oublions pas que l’un des chapitres de son dernier ouvrage à tendance philosophique, Echec à la misère, est intitulé « Bonne Nouvelle » (dont on ne peut méconnaitre la connotation évangélique), et annonce la création de l’Europe, et que par ailleurs elle n’a cessé de proclamer qu’il fallait une confédération européenne pour marcher vers la paix. C’est peut-être l’inlassable énergie qu’elle mettait au service de l’idée-force dont 349 „Stefan Zweig war übrigens der einzige unter den groβen der deutschsprachigen Literatur, der Bertha von Suttner in einem Porträt dankbar bedacht hat.“ , Gregor Dellin, Bertha von Suttner , Aus Menschenliebe gegen den Krieg, p. 90 350 „Ich muβ mich selbst zu den allzu vielen zählen, die sie nicht genug verehrten, die ihr Werk nicht hinlänglich würdigten, solange sie selbst noch eine wirkende war. […] Aber ebendiese Frau, von der man meinte, sie habe nichts als diese drei Worte [Die Waffen nieder] der Welt zu sagen, hatte das tiefe Instinktgefühl Kassandras und zugleich die Wachsamkeit Lynkeus', des Türmers." Stefan Zweig, « Discours pour l’ouverture du congrès international des femmes pour l’entente entre les peuples à Berne en 1917 », discours cité dans Krieg ist der Mord auf Kommando, pp.145-154. Citations p. 146 et 149. 142 elle avait fait son credo qui fait dire à Schnitzler, avec une pointe de mépris, dans son journal, qu’elle n’a plus rien à dire au monde : La baronne Suttner est venue pour le thé.351 [Discussion] sur les nouvelles menaces de guerre. C’est une bonne personne, mais au fond bien banale - comme le sont inévitablement tous ceux qui ne peuvent pas faire autrement que de « croire à quelque chose » - et en particulier à « la victoire de la raison ».352 Point de vue d’écrivain ? Point de vue de médecin (la profession de Schnitzler) ? Cette remarque traduit ses distances par rapport aux bons sentiments d’une façon générale et de Bertha von Suttner en particulier. Il tend à considérer ceux qui les professent comme des êtres un peu simplistes, primaires, et peu subtils. Peut-être ne s’agit-il là que d’un simple règlement de comptes machiste, car, finalement, la guerre et la paix sont les deux concepts sur lesquels s’opposent les deux sexes, tant il est vrai que l’on considérait que la guerre permettait aux hommes de donner la pleine mesure de leur virilité, alors que la paix les affaiblissait, les féminisait. C’est d’ailleurs sous cet angle que Jacques Le Rider présente la crise de l’identité masculine dans son livre Modernité viennoise et crise de l’identité353. Il sera intéressant de voir, dans les pages qui suivent, si l’auteure envisage aussi une humanité androgyne, semblable à celle de la « modernité viennoise ». Bertha von Suttner montre que les piliers de la société sont l'armée, le haut clergé, la police et les financiers, regroupés autour de l’empereur, créant le mythe habsbourgeois, comme utopie d’une harmonieuse communauté des peuples du bassin danubien, de Vienne à la Mer Noire et à l’Adriatique et fixés dans un statu quo paraissant immuable.354 Ce sont donc des obstacles à la paix, car la guerre est une institution autour de 351 Schnitzler fait sans doute allusion aux rencontres des intellectuels viennois devant une tasse de thé à l’hôtel Bristol. Bertha von Suttner s’y rendait parfois et elle y rencontrait de préférence Hermann Bahr, avec qui elle a eu de vraies relations et Arthur Schnitzler. 352 „Zum Thee kam Baronin Suttner. Über die neuen Kriegsdrohungen. Sie ist eine gute, aber doch wohl im Grunde banale Person – wie es Menschen die berufsmäßig "an etwas glauben" müssen – und gar "an den Sieg der Vernunft-" ergehen muss“.- Schnitzler : Tagebuch 1913-1916, (1914: III 9), Vienne, Verlag der österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1983, p. 71. Pour cette rencontre Suttner note dans son Tagebuch : „interessante Konversation bis ½ 8 (conversation intéressate jusqu’à 7h1/2. 353 Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crise de l’identité, Paris, PUF, 1990. Il est à noter que les traductions utilisent le pluriel pour crises, ce qui correspond mieux au contenu de l’analyse de la « modernité viennoise ». 354 Jacques Le Rider, op. cit. p. 25 143 laquelle est bâtie la société. Dans l’esprit de ce mythe, l’immobilisme apparaît comme « une statique sage et grandiose, manifestant une habileté magistrale à différer les solutions, à esquiver et à laisser s’émietter les conflits », car « chaque pas, même le plus petit, serait un pas vers l’abîme »355. Elle critique la foi dans la guerre inculquée aux femmes, telle que cela apparaît notamment dans Bas les armes!, l'agressivité des hommes, surtout des professeurs qui la prennent pour une exaltée. Lors de la conférence de la paix de La Haye elle aura des problèmes et des accrochages, tout particulièrement avec le professeur Stengel, professeur de droit international, qui faisait partie de la délégation allemande et que Bertha von Suttner rendit responsable du demi-échec de la conférence. Non, ce type de professeurs allemands et d’hommes d’État sérieux et de savants … est quelque chose de monstrueux et en plus impossible à convertir. Celui qui ne peut s’enthousiasmer pour rien d’autre que pour les intérêts allemands, il faut qu’il laisse tomber le grand mouvement culturel international. […] Les professeurs de « droit des gens » vont étrangler le pacifisme.356 Mais elle aura aussi des problèmes avec l’un des membres de la section viennoise de l’Association pour la paix, le juriste Lammasch, qui « montrait un orgueil professoral à peine voilé à l’encontre de cet être féminin qui se permettait de se mêler de questions juridiques »357. Par ailleurs, elle critique principalement la léthargie des masses, ce qui fait réagir quelqu’un comme Irmgard Hierdeis, qui reproche à la baronne de méconnaître les problèmes des classes inférieures : Pas intéressée aux grandes questions du moment ? Trop lâche pour s’exposer pour une nouvelle cause ? L’indifférence des « classes inférieures », que Bertha von Suttner déplore si souvent, aurait dû lui paraître connue.358 355 Jacques Le Rider, op.cit., p. 25. Les formules entre guillemets sont de Franz Werfel. „Nein dieser Typus deutscher Professoren und ernster Staatsmänner und Gelehrter…ist etwas Gräßliches und dabei unmöglich zu bekehren…Wer sich nicht über deutsche Interessen hinaus begeistern kann, lasse die Hand von der großen internationalen Kulturbewegung.“ […] „Die Volkerrechtslehrer werden den Pazifismus erdrosseln“. Brief an Fried, 28. 7. 1903 puis Tagebuch, 11. 5. 1914 357 „Zeigte einen kaum verhohlenen professoralen Hochmut gegenüber diesem weiblichen Wesen, das sich Einmischung in juristische Fragen anmaßte.“ Brigitte Hamann, op. Cit., p. 235 358 „Uninteressiert an den großen Fragen der Zeit ? Zu feige, sich für eine neue Idee zu exponieren ? Die politische Gleichgültigkeit der « unteren Schichten“, die BERTHA VON SUTTNER [en majuscules dans 356 144 Cette critique est de parti pris et ne cherche qu’à montrer les faiblesses de Bertha von Suttner, qui a toujours souligné qu’elle ne voulait pas parler de choses qu’elle ne connaissait pas, et en l’occurrence, de toute évidence, elle ne connaissait pas la classe ouvrière. Si elle regrette le peu d’engagement des masses au service de la paix ou même plus simplement à son idée, c’est de l’ordre de la constatation : elle ne réussit pas à les mobiliser et, en cela, elle rejoint les révolutionnaires socialistes qui ont bien du mal, eux aussi, à mobiliser leurs troupes, bien souvent à cause du poids du travail qui abrutit et ne laisse plus aucune possibilité de penser. Et c’est cela que regrette Bertha von Suttner. Mais elle juge, sévèrement aussi, la façon dont les femmes transmettent à leurs enfants, filles et garçons, la foi dans la guerre, qu’elles parent de toutes les belles couleurs, relayées d’ailleurs par l’école. Bertha von Suttner rompt donc très nettement ici avec la tradition, nous avons montré que cela apparaît clairement dans Bas les armes!. Martha doit subir sans arrêt les sarcasmes et les remontrances de son père et de sa tante, qui trouvent indécents qu’elle ne s’enthousiasme pas pour la guerre. Tous considèrent qu’elle doit, par son attitude et son allant, aider à l’exaltation des soldats. Voici comment Bertha von Suttner décrit cette attitude : Et particulièrement, - pourrait-on le croire? – particulièrement ce sont les femmes qui savent voir le bon côté de la guerre, qui ne peuvent, ni ne veulent penser à une situation où leurs fils n’auraient plus à mourir pour leur patrie mais simplement à vivre pour elle.359 Se pose alors la question, souvent à l’ordre du jour des discussions sur les hommes et les femmes : les femmes sont-elles plus pacifistes que les hommes ? Bertha von Suttner l’a nié à plusieurs reprises car, pour elle, rien de valable et d’universel ne se fera que si « homme et femme [travaillent] côte à côte, égaux de naissance et en droit, – […] tous deux ennoblis pour être le modèle à venir de la pleine humanité »360. Mais nous touchons ici au problème des spécificités masculine et féminine et nous anticipons sur le chapitre suivant de notre étude, consacré à la place de la femme dans la société le texte] so oft beklagt, hätte ihr bekannt vorkommen müssen, Irmgard Hierdeis, „Gefühle und Ahnungen“ in Gerade weil Sie eine Frau sind, p. 129. 359 „Und besonders, sollte man es glauben? – besonders sind es die Frauen, die dem Krieg die schönsten Seiten abzugewinnen wissen, die sich einen Zustand gar nicht denken können noch wollen, in welchem ihre Söhne nicht mehr für das Vaterland zu sterben, sondern einfach dafür zu leben hätten.“ Lebenserinnerungen, p. 229. 360 „Mann und Weib nebeneinander, ebenbürtig, gleichberechtigt – […] Beide zum werdenden Typus der Vollmenschlichkeit veredelt.“ Bertha von Suttner, Offener Brief an Meister Adolf Wilbrandt, 1901, in Stimmen und Gestalten, Leipzig, B. Elischer Nachfolger, 1907, p. 151. 145 autrichienne du dernier quart du XIXe siècle. Nous examinerons donc quelles sont les qualités exclusivement féminines ou masculines, ou prétendues telles, et si elles existent en soi et sont innées ou si ce ne sont que des constructions et sont acquises. Il nous faut pour cela étudier les conceptions de la femme à cette époque et examiner la position de la femme dans la société, ainsi que ses relations diverses à la vie familiale, sociale, politique et économique, et singulièrement sa relation à la paix. 146 DEUXIEME PARTIE VERS L’EMANCIPATION DES FEMMES ? 147 I. LA FEMME SELON LA TRADITION DANS L’ŒUVRE DE BERTHA VON SUTTNER En fin de première partie, nous posions la question d’une prétendue plus grande propension des femmes au pacifisme. La question fut aussi maintes fois posée à Bertha von Suttner de savoir si, pour elle, les femmes étaient ou non plus enclines à la paix361(friedfertig) que les hommes. Elle y a toujours répondu par la négative et explicité sa position aussi bien dans ses écrits théoriques que dans ses romans, comme ici par exemple dans la revue qu’elle animait « Die Waffen nieder » : Dans l’état de mon expérience personnelle, il n’existe pas de différence entre les humains de sexe masculin ou féminin, en ce qui concerne leur prise de position sur la question de la paix. On trouve l’enthousiasme pour les faits de guerre et pour les héros de la guerre aussi bien chez les femmes que chez les hommes.362 Charlotte Annerl a écrit récemment un article intitulé : « Bertha von Suttner und die Kontroverse um eine weibliche Friedfertigkeit » (Bertha von Suttner et la controverse sur une propension féminine à la paix) dont l’objet était de vérifier s’il existe une propension plus grande au pacifisme chez les femmes que chez les hommes. Pour marquer l’avance de Bertha von Suttner sur son temps, elle conclut ainsi son article : Des concepts comme la propension à la paix ne se réfèrent pas à des états fixés biologiquement de l’intérieur, mais à des pratiques sociales précises dans des conditions historiques précises. Leur interprétation comme qualités essentielles constitue donc une faute catégorielle. Bertha von 361 Nous utilisons « propension à la paix » pour traduire Friedfertigkeit et «enclin(e)dans à la paix pour friedfertig, bien que ce soit une traduction inexacte, mais le français n’a pas toujours la flexibilité de construction de mots de l’allemand. 362 „Soweit meine persönlichen Erfahrungen reichen, besteht mit Bezug auf ihre Stellung zur Friedensfrage kein Unterschied zwischen den Menschen männlichen und weiblichen Geschlechts. Begeisterung für Kriegstaten und Kriegshelden findet man bei Frauen so gut wie bei Männern.“ Revue „Die Waffen nieder“, 1895, p. 254 Suttner a évité ces évaluations erronées, même sans disposer des expériences dégrisantes de la Première Guerre mondiale.363 Beaucoup de féministes, notamment des représentantes du « mouvement politique autrichien des femmes », (der österreichischen bürgerlichen Frauenbewegung), dont nous reparlerons un peu plus loin, pensaient qu’il y a une nature masculine, violente, assoiffée de pouvoir, dominatrice et que la guerre peut assouvir ces instincts dits virils. Ce qui correspond bien à la société de l’époque car comme le souligne Bourdieu : La domination masculine est tellement ancrée dans nos inconscients que nous ne l’apercevons plus, tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à la remettre en question. […] La force de l’ordre masculin se voit au fait qu’il se passe de justification : la vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a pas besoin de s’énoncer dans des discours visant à le légitimer.364 En revanche, Bertha von Suttner ne pense pas qu’il y ait une nature masculine et une nature féminine différentes, pas même en matière de guerre et de paix. Ici, nous devons rappeler l’étude de Sandra Hedinger citée dans le chapitre sur la paix et qui va à l’encontre de ceci. Pour elle, Bertha von Suttner défend une position féminine par le biais de Martha contre la position masculine, principalement incarnée par le père, le général Althaus. C’est sans doute la position traditionnelle des deux sexes mais non celle de Bertha von Suttner. Notamment dans son roman Bas les Armes que Hedinger étudie, l’auteure montre tous les positionnements possibles face à la guerre et à la paix ; les filles et femmes favorables à la guerre y sont plus nombreuses que les autres puisque Martha est la seule femme opposée à la guerre. Même son amie qui a perdu son mari au combat n’a pas une plainte contre les circonstances. Le combat pour la paix n’est pas pour elle. En revanche Friedrich (le bien nommé), le mari de Martha, lieutenant–colonel dans l’armée autrichienne, quittera l’armée pour se consacrer à la propagation du mouvement de la paix. Rien dans son comportement ou dans ses idées n’indique une quelconque féminité. 363 „Begriffe wie Friedfertigkeit referieren nicht auf biologisch fixierte innere Zustände, sondern auf bestimmte soziale Praktiken unter bestimmten historischen Bedingungen. Ihre Interpretation als essentielle Eigenschaften stellt also einen Kategorienfehler dar. […] Diese Fehleinschätzungen hat Bertha von Suttner, auch ohne über die ernüchternden Erfahrungen des Ersten Weltkrieges zu verfügen, vermieden,“ Charlotte Annerl, „Bertha von Suttner und die Kontroverse um eine weibliche Friedfertigkeit», e-Journal Philosophie der Psychologie, 2010, http://www.annerl.info. 364 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Le seuil, 1998, p.22 149 Bertha von Suttner n’accepte pas non plus l’idée Que chez toutes les femmes (Frauen) le sentiment – ici au sens de douceur, de bonté, de noblesse de sentiment – domine. Cela n’est – hélas – pas juste ; oui, beaucoup de femmes (Weiber) sont même obtuses, dures et cruelles, jusqu’à ressembler à des mégères.365 Pour elle, la paix éternelle sera assurée par les hommes et les femmes ensemble, formant ainsi l’humanité plénière. Et en cela, elle se rattache aussi aux Lumières, voire au saint-simonisme ou au comtisme par « la confiance dans une science globale, […] une volonté de dépasser les querelles politiques et d’instituer une religion de l’humanité »366 où chaque être a sa place. C’est une philosophie de l’Humanité et de son progrès. Pour elle « la femme est un homme comme un autre »367, il y a une égalité de droit (Gleichberechtigkung) mais aussi de valeur (Gleichwertigkeit) entre homme et femme. Cette égalité radicale, qui ne veut pas dire identité, forme son credo humaniste, à la base de sa conception de la vie et de l’humanité. Il est possible de rapprocher ici la position de l’auteure de celle de Condorcet368 un siècle plus tôt lorsqu’il déclare : Or, les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.369 Disons tout de suite que l’égalité des droits est ce qui a préoccupé les féministes de la première génération (die erste Frauenbewegung), donc avant la Grande Guerre, alors que l’égalité de valeur est ce qui anima les féministes du « second » ou 365 „[…], daβ bei allen Frauen das Gefühl – hier im Sinn von Weichheit, Güte, Edelsinn – vorwiegt. Das ist – leider! – nicht richtig; stumpf und hart und grausam, bis zur Megärenhaftigkeit sind ja gar viele Weiber“. Bertha von Suttner, Offener Brief, op. cit., p. 142. 366 Jean Touchard, Histoire des idées politiques, tome 2, Du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, PUF, 2005, p.668. 367 "La femme est un homme comme un autre" utilisé souvent et malheureusement en plaisantant, ce qui n'est pourtant qu'une réalité générique, et qu'on pourrait substituer par un homme est une femme comme une autre... » Pierre Assante, http://pierre.assante.over-blog.com/article-le-rapport-de-l-homme-a-lafemme-est-le-rapport-le-plus-naturel-de-l-homme-a-l-homme-73515281.html. 368 Condorcet Nicolas, marquis de (1743-1794), philosophe, mathématicien et politologue français. 369 Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de cité, Une édition électronique réalisée à partir du texte de Nicolas de Condorcet, Sur l’admission des femmes au droit de cité. (1790). Tiré des Œuvres de Condorcet publiées par A. Condorcet, O’Connor et F. Arago, Tome X. Paris: Firmin Didot Frères, 1847. Une édition numérique réalisée par Jean-Marc Simonet, professeur retraité de l'enseignement, Université de Paris XI-Orsay, bénévole, p. 5-6 150 « nouveau » mouvement des femmes (Die zweite oder Neue Frauenbewegung)370, qui sont parties du postulat que l’égalité des droits était acquise mais n’avait pas pour autant entraîné une équivalence entre les genres. Nous aurons l’occasion d’en reparler mais nous voulons déjà souligner combien Bertha von Suttner était en avance sur son temps et même sur les féministes de son époque. Nous voulons tout d’abord explorer les positions de Bertha von Suttner sur le thème général de la femme, et non plus seulement au regard de la guerre et de la paix, car cet aspect a été très bien élucidé par Sandra Hedinger comme nous l’avons dit. Citons un passage de L’âge des machines où elle pose quelques éléments du débat : Tous les livres de cette époque [vers 1885], avec des titres comme Les femmes, Vie de femmes sur la terre, Etudes sur l’âme des femmes ; les lieux communs sommaires circulant sur les femmes [Weiber] et leur caractère ; les dictons et poèmes outrageant ou louangeant, rendant ridicule ou adulant, montrent suffisamment, comment on (c’est-à-dire les hommes car c’était eux les porte-parole de l’esprit public entendu par « on ») considérait les femmes comme quelque chose d’isolé. La conception fondamentale issue de toutes les conceptions en vigueur et adoptée en silence était la suivante : la femme n’avait pas été créée pour elle-même mais pour l’homme. La réciprocité de la complémentarité était occultée.371 Cette affirmation fait référence aux récits de la Création dans la Bible, dont Bertha von Suttner parle ailleurs dans le même essai et que nous évoquerons dans le chapitre suivant. De l’interprétation de ce récit a découlé, dans l’occident judéo-islamochrétien, une dépendance de la femme par rapport à l’homme et non pas une complémentarité qui aurait impliqué une réciprocité, ce qui n’a pas été possible puisque les écrits bibliques ont été rédigés, traduits et enseignés par des hommes et dans des civilisations patriarcales. Les études faites par Bertha von Suttner sur les rapports hommes-femmes sont un 370 Le premier mouvement des femmes eut lieu fin XIXe, début XXe, le second à partir des années 19601970. 371 „Die vielen aus jener Zeit [ um 1885] stammenden Bücher mit Titeln wie „Die Frauen“, Frauenleben auf der Erde“, „Studien über die Frauenseele“ ; die kursierenden summarischen Gemeinplätze über Weiber [noter le terme] und deren Charakter ; die schmähenden und lobenden, lächerlich machenden oder schmeichelnden Sprüche und Gedichte,(…)zeigen zur Genüge, wie man (d.h. die Männer, denn diese waren die Sprachführer des unter „man“ verstandenen öffentlichen Geistes) die Frauen als etwas abgesondertes betrachtete. Die aus allen herrschenden Anschauungen hervorgehende und stillschweigend angenommene Grundanschauung war die: die Frau war nicht um ihrer selbst willen, sondern für den Mann geschaffen. Die Gegenseitigkeit der Ergänzung wurde übersehen“. Maschinenzeitalter, p. 93-94. 151 peu moins tendancieuses que la plupart des autres études, aussi bien masculines que féminines. Elle essaye de tenir la balance égale entre les deux genres, aussi bien dans ses écrits que dans sa vie. En réponse à la question du journal Ethische Kultur concernant la vocation morale de la femme, elle écrit par exemple : Il me semble qu’en matière de culture éthique on ne devrait pas séparer les obligations de l’humanité selon les genres. […] Dans les obligations éthiques de l’humanité : ennoblissement et raffinement de l’esprit, du cœur et des mœurs, les deux genres ont les mêmes prestations à offrir.372 Elle souligne cet aspect à chaque fois qu’on oppose devant elle une nature féminine et une nature masculine. Il est clair que pour elle, ce qui existe c’est l’être humain, sexué certes, mais non déterminé socialement par ce sexe. Ici Nous pensons à Simone de Beauvoir373 qui dans son volumineux essai Le deuxième sexe montre que « l’on ne nait pas femme, on le devient » et que les limitations de la femme ne sont pas naturelles, mais résultent du droit et des mœurs. S'opposant aux tenants de “l'éternel féminin” mais aussi aux féministes de l'époque qui niaient les différences concrètes entre les sexes, Simone de Beauvoir démontre que ces différences ont une origine culturelle et non naturelle. Son étude […] analyse les mécanismes générateurs de l’oppression des femmes en montrant toujours les chemins d'une possible libération. […] L'homme, en tant que sujet, a de tout temps défini la femme comme l'autre, faisant d'elle un objet incapable d'assumer sa liberté, seule justification authentique de l'existence humaine. Après avoir éliminé l'idée d'un destin biologique, psychique ou économique de la femme.374 Pour Bertha von Suttner aussi le biologique et l’intellectuel sont nettement séparés du social, structuré par les mythes que les hommes ont forgé sur les femmes à travers les religions, les coutumes et les littératures. Mais elle dit aussi que l’égalité et surtout l’équivalence (Gleichwertigkeit) est encore loin d’être acquise quel que soit le milieu social considéré et qu’à ‘l’âge des machines’, mais plus tard aussi, dans la 372 „Es dünkt mir, daß in Sachen der ethischen Kultur die Aufgaben der Menschheit nicht nach den Geschlechtern getrennt werden sollen. […] in den ethischen Aufgaben der Menschheit: Veredelung und Verfeinerung des Geistes, des Herzens und der Sitten, haben beide Geschlechter dieselben Leistungen zu bieten.“, Ethische Kultur in: Hamann, 1999, p. 435. 373 Simone de Beauvoir, (1908-1986), romancière existentialiste, (L'Invitée,1943), prix Goncourt (Les Mandarins,1954), autobiographe (Mémoires d'une jeune fille rangée, 1958), (La Force de l'âge, 1960) et (La Force des choses,1963) et féministe (Le Deuxième Sexe, 1949). 374 Éliane Lecarme-Tabone, in © Encyclopædia Universalis 2005, article “de Beauvoir”. 152 plupart de ses romans, la femme est ajustée à l’homme puisqu’elle a été créée pour lui. Elle n’a pas d’existence propre. Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction générale, nous avons utilisé des éléments de la critique féministe afin de définir la perspective de Bertha von Suttner. Il faut bien sûr distinguer entre le « sexe » biologique, qu’elle ne remet pas en cause, et le «genre » (gender) socioculturel, qu’elle remet en question dans la société de son époque. Précisons que nous concevons les études de genre comme une lecture sexuée du monde social et des rapports de pouvoir qui le traversent. Elles fondent leur analyse sur le fait que les rapports sociaux de sexe sont une dimension centrale de toute société. Elles entendent montrer comment les inégalités dont sont victimes les femmes, s'appuient, d'une part sur une idéologie légitimant, de fait, l'oppression des femmes et d'autre part sur un ensemble de mécanismes sociaux qui tendent à présenter comme naturelle une division inégalitaire des rôles sociaux entre les hommes et les femmes, y compris dans les sociétés qui se prétendent démocratiques et égalitaires. Et sous cet angle du genre, il est évident pour Bertha von Suttner qu’il n’y a pas de différence entre les deux sexes pour l’amour de la guerre ou de la paix et elle s’en explique à plusieurs reprises. Mais les hommes ont érigé la guerre en garant de leur virilité. C’est un consensus sociétal que beaucoup de femmes soutiennent encore de nos jours. Le but de Bertha von Suttner est l’émancipation de la femme, ou plus clairement comme nous allons le voir, une égalisation des droits et des devoirs inhérents à chaque sexe, mais surtout aussi la reconnaissance d’une parité à tous les niveaux, d’une égalité de valeur (Gleichwertigkeit) pour parvenir à la « pleine humanité » (Vollmenschheit). Or celle-ci ne peut, pour l’auteure, faire l’économie de la question de l’égalité entre les sexes, elle ne peut se réaliser qu’avec les deux sexes travaillant ensemble. La rupture avec la tradition sera un combat difficile puisque, en fait, le langage lui-même fait de la femme un objet et non un sujet, et que la domination masculine imprègne tout le tissu social. Comment la tradition présente-t-elle le rôle de la femme dans la société de l’époque ? 153 A. LA FEMME OBJET Nous ne partageons nullement l’affirmation de Beatrix Kempf selon laquelle dans le fond, les problèmes de l’émancipation des femmes n’intéressaient que superficiellement [Bertha von Suttner], bien qu’elle fût souvent ellemême comme seule femme en position exposée.375 Nous pensons au contraire que c’est l’un des sujets majeurs de ses œuvres mais elle ne croyait pas à l’activisme de femmes comme Mina Cauer ou Klara Zetkin. Toute forme de violence et d’agitation lui répugnait, ce qui est dans la logique de son combat pour la paix. Et sa conception fondamentale de l’égalité des sexes ne pouvait se limiter à un combat pour les droits. Elle était bien trop radicale. Elle pensait qu’il fallait faire bouger les choses de l’intérieur et utiliser les espaces de liberté qui pouvaient s’offrir. Elle voulait amener les femmes à une prise de conscience de plus en plus vive de l’injustice que constitue l’antiféminisme propre à notre civilisation occidentale, toute pénétrée […] de l’esprit patriarcal antique, selon lequel l’homme seul mène le monde à sa guise, en le structurant en fonction de lui.376 A. 1. La femme objet et non sujet : marquage philologique. Pour bien établir sa perspective, Bertha von Suttner fait appel à la philologie et réfléchit sur l’emploi exclusif du masculin Mensch et Mann pour désigner l’être humain, alors même que la langue allemande a un terme Mann pour le genre masculin et Mensch pour être humain, même si les deux termes sont du genre grammatical masculin. Que nous dit l’étude des langues sur ce point précis ? Comme les encyclopédies nous semblent bien refléter leur époque et montrer aussi l’évolution de certains termes au fil des rééditions nous avons consulté différentes 375 „Im Grund interessierten sie die Probleme der Frauenemanzipation nur am Rand, obwohl sie selbst oft als einzige Frau an exponierter Stelle stand.“, B. Kempf, op. cit., p. 10 376 Aubert Jean-Marie, op. cit., p. 5 éditions de l’encyclopédie Brockhaus377 du temps de Bertha von Suttner. En 1867 comme en 1884, le terme Frau, (femme) n’apparaît pas au singulier, d’où il appert que « la » femme n’existe pas en tant qu’individu, alors même que Mann, singulier, est défini comme « un individu de sexe masculin pendant l’âge de la maturité ».378 Les hommes sont des individus, les femmes sont un collectif, un genre. Bertha von Suttner regrette ce fait dans L’âge des machines : Dans beaucoup de langues le mot Mensch (être humain) avait la même signification que Mann (homme masculin) – et même en allemand où les termes Mann (homme masculin) et Weib (femme) étaient contenus dans l’unité linguistique Mensch (être humain), l’usage linguistique ne permettait pas d’utiliser le mot Mensch au singulier pour désigner une femme.379 La fin de la citation indiquant même, qu’en conséquence, la femme ne serait même pas un être humain. En français, le genre renvoie avant tout au genre grammatical, ce qui a d'ailleurs conduit par exemple à toute une série de malentendus sur la féminisation des noms, les uns croyant se cantonner dans la stricte application des règles de grammaire alors que les autres souhaitent se saisir, comme les féministes américaines mais dans un autre contexte, des problèmes de représentation sociale induits par ces signifiants. Le débat américain a cependant l'intérêt de nous rappeler avec force que la sexualité est aussi un rapport au langage puisque la dimension de la représentation y est impliquée, dimension que le français permet d'occulter en jouant sur certaines ambiguïtés qui lui sont propres comme le recours au masculin en guise de neutre. Il nous semble que ceci rejoint le combat des Canadiennes publiant dans le Journal 380: « les femmes aussi sont des personnes. » et faisant de cette expression leur 377 Brockhaus Conversations=Lexikon, éditée la première fois en 1805 et rééditée régulièrement, Leipzig, Brockhaus, éditions 1867 et 1884, respectivement en quinze et seize volumes, puis 1920, 1964, 1995. Utilisée couramment en Autriche. Brockhaus Enzyklopädie in 30 Bänden, Leipzig, Mannheim, Brockhaus, 21., völlig neu bearbeitete Auflage, 2005. 378 „ Mann, ein menschliches Individuum männlichen Geschlechts während des Zeitraumes der Reife.“ Brockhaus , 1887, p. 413. 379 „In vielen Sprachen war der Ausdruck Mensch mit Mann gleichbedeutend – und auch im Deutschen, wo ‚Mann’ und ‚Weib’ in der weiteren Begriffseinheit ‚Mensch’ enthalten waren, erlaubte der Sprachgebrauch doch nicht, das Wort Mensch in der Einzahl auf die Frau zu beziehen.“ Maschinenzeitalter, p. 91. 380 Près du sénat canadien à Ottawa, un monument comprenant la statue de cinq femmes commémore la lutte des femmes canadiennes pour l’égalité. En 1927, elles ont présenté au gouvernement canadien une pétition concernant l’interprétation du mot « personne » de l’article 24 de l’Acte de l’Amérique du nord 155 mot d’ordre de revendication du droit de vote. Bertha von Suttner ne se place pas sur le plan politique mais revendique néanmoins le droit pour les femmes d’être considérées comme des personnes, au même titre que les hommes et en tous points égales à eux. Elle réclame le droit à l’existence d’un individu féminin, ayant une existence en dehors du groupe. C’est pourquoi elle construit le lexème Menschin (« être féminine », s’il est possible d’oser ce néologisme), pour pallier l’absence de féminin au mot Mensch et ainsi mettre les deux sexes sur un pied d’égalité. Dans aucune des langues de culture de cette époque il n’y avait d’équivalent à l’expression qui est d’usage pour nous, pour désigner les individus féminins de l’humanité avec un nom de même valeur – quelque chose qui aurait été dans l’esprit de l’ancien ‘Menschin’. Naturellement : un mot naît seulement après la chose et à ‘l’âge des machines’ il n’y avait que des femmes, - des Menschinnen (êtres féminines), du moins reconnues comme telles, il n’y en avait pas encore.381 Le féminin singulier Frau n’existant pas, il est remplacé par le féminin pluriel Frauen, terme qui n’est en fait pas défini, bien que l’encyclopédie lui consacre quatre colonnes. Les deux éditions de 1864 et 1884 sont identiques au mot près, sauf à la fin où quelques phrases ont été rajoutées en 1884. Le chapitre quatre de L’âge des machines est intitulé : die Frauen, comme dans l’encyclopédie et il suit assez bien le déroulement de l’article en le critiquant point par point, non pas que Bertha von Suttner aurait utilisé la dite encyclopédie, même si cela reste de l’ordre du possible, mais plus plausiblement parce que telle était, de fait, la conception qui prévalait à l’époque. L’encyclopédie débute sa définition par cette très longue périphrase : Parmi les nations et selon les niveaux de culture dans lesquels le rapport entre les sexes et les relations entre homme et femme ont pris une direction esthétique et éthique supérieure, [les] femmes, terme par lequel l’usage linguistique le plus noble désigne tout le genre féminin, sont les représentantes des bonnes mœurs, de l’amour, de la pudeur, du sentiment britannique de 1867, en vigueur au Canada jusqu’en 1949. « Le titre « les femmes sont des personnes » sur le journal qu’arbore Nelly McClung, [l’une des cinq femmes du groupe] représente bien le type de manchettes qu’on pouvait lire à l’époque. » Texte repris d’après la plaque commémorative explicative du monument. 381 „Für den Ausdruck, der unter uns Gebrauch ist, um die weiblichen Individuen der Menschheit mit gleichwertigen Namen zu nennen – etwas, was im Geiste des alten ‚Menschin’ hätte heißen müssen –gab es in keiner der damaligen Kultursprachen ein Äquivalent. Natürlich: das Wort entsteht erst später als die Sache und im Maschinenzeitalter lebten nur Frauen, - Menschinnen, wenigstens als solche anerkannt, gab es keine. Maschinenzeitalter, p. 92. 156 immédiat, comme les hommes sont les représentants de la loi, du devoir, de l’honneur et de la pensée, […]382 La description en parallèle des rôles de l’homme (Mann) et de la femme (Weib383 ou plus rarement Frau), continue encore longuement (deux pages) mettant en relief le caractère présumé inférieur de la femme (Weib), cantonnée ainsi que cela est dit d’emblée, aux sphères esthétiques et morales et soulignant les capacités supérieures de l’homme (Mann). Notons que l’encyclopédie de 1884 consacre encore six colonnes à la question des femmes (Frauenfrage), pourtant déjà partiellement étudiée sous la rubrique Frauen. Elle fait l’historique de la position respective de l’homme et de la femme, en remontant jusqu’à l’Antiquité puis poursuit : Un regard porté sur l’histoire du genre féminin montre que la condition et la situation de celui-ci dépend de la culture du genre masculin et est l’un des plus importants symptômes du caractère national et du degré de culture d’un peuple.384 […] Un archétype de la beauté et du bonheur est entré dans le monde. Sa vérité consiste dans la vivante reconnaissance que le concept de l’homme parfait n’est pas représentable par l’accomplissement idéal d’une seule personne (la masculine) mais seulement par l’interaction de deux caractères intellectuels originels, dans lesquels s’articule le concept d’humain, de l’homme et de la femme (Frau).385 Bertha von Suttner est bien sûr d’accord avec cette idée d’une complémentarité avec réciprocité entre les deux sexes. Ce qu’elle critique, c’est que la moitié de 382 „Frauen, womit der edlere Sprachgebrauch das ganze weibliche Geschlecht bezeichnet, sind unter den Nationen und auf den Kulturstufen, auf welchen das Geschlechtsverhältnis und die daraus entstehenden Beziehungen zwischen Mann und Weib eine höhere ästhetische und sittliche Richtung genommen haben, die Repräsentanten der Sitte, der Liebe, der Scham, des unmittelbaren Gefühls, wie die Männer die Repräsentanten des Gesetzes, der Pflicht, der Ehre und des Gedankens.“ Brockhaus, 1887, p. 241 383 Le terme Weib désigne très clairement l’être de sexe féminin, la femelle. C’est la racine de Weibchen qui désigne la femelle dans le règne animal. A noter que ce terme Weib remonterait à un terme germanique wiba signifiant voile ou épouse voilée. Il est bien difficile de trouver des correspondants exacts aux termes allemands, plus nombreux que les nôtres et qui ont donc forcément des acceptions plus précises et moins larges que les nôtres. Notons enfin que le mot Weib est du neutre, donc indéfini ou pire si l’on veut, du genre des choses. Bertha von Suttner utilise souvent « Weib » quand elle veut donner une connotation péjorative. 384 „Ein Blick auf die Geschichte des weiblichen Geschlechts ergibt, dass die Lage und Stellung desselben von der Bildung des männlichen abhängt und eins der wichtigsten Symptome des Nationalcharakters und der Kulturstufe eines Volkes ist.“ Brockhaus, 1887, p. 242 385 „Es trat ein Urbild der Schönheit und des Glücks in die Welt ein. […] Seine Wahrheit besteht in der lebendigen Anerkennung, dass der Begriff des vollkommenen Menschen nicht darstellbar ist durch ideale Vollendung einer einzelnen Person (der männlichen), sondern allein durch die Wechselwirkung zweier geistiger Urcharaktere, in die sich der Begriff des Menschen gliedert, des Mannes und der Frau.“ Ibid. 157 l’humanité soit oubliée, ou encore pire, asservie. On ne peut pas dire avec Irmgard Hierdeis386 que Bertha von Suttner n’a jamais défendu les femmes puisque dans tous ses romans, elle combat cette conception d’un monde où seuls les hommes auraient une place et un rôle à jouer, les femmes n’étant que des figurantes. Elle ne rate pas une occasion de montrer la domination masculine et la soumission des femmes à l’ordre établi. Par exemple elle cloue au pilori la double morale de son époque : une morale pour les hommes et une morale pour les femmes, ce que tout le monde semble trouver normal. Le Brockhaus [note 5] nous apprend ensuite que l’apogée de la complétude entre les deux sexes se situait à l’époque de l’amour courtois (Minne), en Allemagne notamment, tandis que son déclin s’est amorcé en France où la cour d’amour a perdu de sa profondeur pour céder la place à la galanterie, les poètes du classicisme allemand remontant à nouveau le niveau de l’amour : La femme allemande dont l’être fondamental est plus cordial, domestique et simple que spirituel et plein d’esprit, leur [c’est-à-dire aux poètes allemands] servait d’image pour représenter leur idéal de l’humanité.387 Nul doute que c’est à ce genre d’argument que s’oppose Bertha von Suttner quand elle écrit : [Nous pouvons] encore aujourd’hui démontrer combien l’âge des machines restait barbare puisque les femmes n’étaient pas encore des humains à part entière mais étaient considérées comme des subalternes, ayant besoin de protection, comme des enfants adultes.388 L’historique dans le Brockhaus se poursuit par l’introduction de la notion de « soi-disant mouvement d’émancipation de la femme », 386 Irmgard Hierdeis, „Gefühle und Ahnungen, eine persönliche Revue der Tendenzromane von Bertha von Suttner, in Gerade weil Sie eine Frau sind…, pp.12-141. Cette auteure nous semble surtout reprocher à Bertha von Suttner d’être née comtesse et d‘être devenue baronne, ce qui la disqualifie d’emblée auprès des sociale-démocrates. 387 „als Bild zur Veranschaulichung ihres (das heißt der deutschen Dichter) Menschheitsideals diente die deutsche Frau, deren Grundwesen mehr gemütlich und häuslich-schlicht als witzig und geistreich ist.“ Brockhaus, op. cité, p. 243. 388 „(wir können) auch heute darthun, wie verhältnismäßig barbarisch das Maschinenzeitalter noch war, da die Frauen nicht als Vollmenschen sondern […] als Untergebene, als Schutzbedürftige, als erwachsene Kinder galten.“ Maschinenzeitalter, p. 92. 158 qui se base sur l’erreur fondamentale que l’idéal de l’humanité serait la personne individuelle parfaite (l’homme), que la femme ne possèderait pas encore en elle-même son égalité de naissance mais qu’elle devrait l’acquérir en s’approchant le plus possible des avantages particuliers au genre masculin. 389 Pour le Brockhaus, la fauteuse de troubles est cette fois une Anglaise : Mary Wollstonecraft390 et son livre « Défense des droits de la femme ». Publié en 1792, soit cent ans plus tôt que Bertha von Suttner, il est une réponse au rapport de Talleyrand à l'Assemblée constituante française en 1791, dans lequel il est affirmé que les femmes ne devraient recevoir qu'une éducation à caractère domestique. Mary Wollstonecraft commente ce document, et lance une attaque contre le « double critère » appliqué selon le sexe, ce que notre auteure appellera la « double morale ». À cette occasion, l’auteure anglaise accuse les hommes d'encourager les femmes à s'abandonner aux excès de l'émotion, notamment par l’éducation qui leur est donnée. Celle-ci les prépare à une vie de soumission. Beaucoup des thèmes développés par Bertha von Suttner dans ses différents ouvrages et dès Inventaire d’une âme (1883), comme l’importance de l’éducation, le non fondement scientifique de l’infériorité des femmes, la taille plus petite de leur cerveau, leur absence de logique, de raison, leur entière soumission aux hommes, sont déjà énoncés dans l’essai de Mary Wollstonecraft. Pour Suttner, hommes et femmes sans distinction méritent d'être traités en êtres rationnels, ce qui implique que l'ordre social soit fondé sur la raison. Toute son œuvre illustre son souhait d’un « accomplissement individuel de la personne ». L’une comme l’autre s’opposent à des philosophes comme Jean Jacques Rousseau. L’une comme l’autre réclament une évolution de l’ordre social, et c’est aussi ce que réclamait Olympe de Gouges391, dans La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (septembre 1791), un siècle avant Suttner, car l’inégalité homme/femme n’est pas seulement verbale, mais se trouve aussi en droit et en politique et elle ne pourra 389 « Eine sogenannte Emanzipation der Frauen, getragen von dem Grundirrtum, dass das Ideal der Menschheit die vollendete Einzelperson (der Mann) sei, die Frau ihre Ebenbürtigkeit daher nicht schon in sich selbst besitze, sondern erst durch eine möglichst große Annäherung an die eigentümlichen Vorzüge des männlichen Geschlechts zu erstreben habe.“ Brockhaus op.cité p. 243 390 Mary Wollstonecraft, 1759-1797, maîtresse d'école, femme de lettres, philosophe et féministe anglaise. A Vindication of the Rights of Men (1790), A Vindication of the Rights of Woman (1790). (Défense des droits de la femme). 391 Olympe de Gouges (1748-1793), passionaria de la Révolution française, précurseur du féminisme, auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle a laissé de nombreux écrits en faveur des droits civils et politiques des femmes. 159 s’abolir que si l’on fait aussi évoluer l’image de l’homme. Werner Wintersteiner souligne ainsi à propos de Bas les armes! : Prendre fait et cause pour l’émancipation de la femme marche main dans la main avec la propagation d’une nouvelle image positive de l’homme, telle qu’elle est incarnée par Friedrich Tilling dans le roman. Il s’agit là de l’un des nombreux signaux que Suttner ne visait pas seulement un public féminin, mais justement aussi les détenteurs (masculin) du pouvoir décisionnel politique. […] C’est justement cette mise en question des stéréotypes de sexe qui fut une des raisons du refus de cette œuvre.392 Le Brockhaus retrouve un ton plus scientifique pour terminer l’article par les saint-simoniens et George Sand. Cette dernière étant qualifiée de femme-homme (ein Mannsweib). Ce qui revient à lui refuser aussi la reconnaissance de ses qualités intrinsèques, mais cet argument a été très longtemps employé. Il n’est pas certain qu’il n’existe pas encore de nos jours. Si par ailleurs, nous comparons les définitions du Brockhaus avec celles du Littré de 1881, nous pouvons tirer des conclusions voisines, tant la culture était européenne. Selon le Littré393 de 1881 qui traite le mot en un peu plus de trois colonnes, il conviendrait de distinguer seize acceptions du terme femme, mais seuls les quatre premiers ont des sens un peu différents les uns des autres. Les douze autres sont surtout employés dans des tournures qui modulent légèrement le sens : 1. Être qui dans l’espèce humaine appartient au sexe féminin ; la compagne de l’homme. Suivent trente-six exemples pris principalement dans la littérature. 2. Familièrement, une bonne femme, précisée par six exemples. 3. Une maîtresse femme, donc une explication mais pas d’exemple. 4. Épouse. Les dix-huit exemples qui suivent explicitent ce terme. 5. Celle qui est ou a été mariée par opposition à fille. Les acceptions suivantes font plutôt référence aux qualités, défauts, activités, origines, etc. Enfin l’étymologie donne un éclairage puisqu’il indique que le composé participial foemina signifierait celle qui nourrit, allaite, renvoyant du même coup la femme à ce qui est considéré, depuis 392 „Das Eintreten für weibliche Emanzipation geht hand in Hand mit der Propagierung eines neuen, positiven Männerbilds, wie es im Roman Friedrich Tilling verkörpert. Das ist eines der vielen Signale, dass Suttner mit diesem Roman keineswegs nur auf ein weibliches Publikum zielte, sondern gerade auch auf die (männlichen) politischen Entscheidungsträger. […] Gerade diese Infragestellung der Geschlechterstereotypen war ein Grund für die Ablehnung des Werkes.“ Werner Wintersteiner, „Bertha von Suttner und die Friedenserziehung“, communication présentée à l’Internationales Bertha von Suttner-Symposium 2005, „Friede – Fortschritt – Frauen“, 27-29 mai 2005 à Eggenburg. 393 Emile Littré, dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1881, tome deuxième, D-H. 160 toujours, comme sa fonction première et essentielle : la maternité, même si ce n’est qu’un des aspects de la femme. Le Littré consacre neuf colonnes à l’homme, dont quatre pour son aspect général d’espèce humaine avec dix acceptions et cinq colonnes pour l’aspect relatif au genre, avec quinze acceptions, mais comme pour le mot femme, nous n’en retiendrons que cinq : 1. L’être qui dans l’espèce humaine, appartient au sexe mâle. C’est donc le même début de définition que pour la femme mais sans mise en relation avec la femme, par exemple le compagnon de la femme. L’homme existe en lui-même. 2. Celui qui est parvenu à l’âge de virilité. 3. populairement, c’est le mari. 4. Homme soumis au commandement d’un autre, et, particulièrement, soldat, ouvrier. 5. Homme considéré du point de vue de ses qualités propres, ou de ses caractéristiques sociales et professionnelles, etc. L’étymologie n’est pas limpide et oscille entre le sanscrit bhūman, créature, de bhū, être et humus, la terre, homo signifiant le terrestre. Cette dernière étymologie renverrait à l’hébreu : âdâm, l’homme, le premier homme modelé et animé par Dieu à partir de l’adâmah, la terre. Dans ce cas nous pensons au second récit de la Création, datant probablement des X-IXe siècle avant J.C. (Gen 2, 7 et 21-23) : Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie, et l’homme devint un être vivant. […]Le Seigneur Dieu fit tomber dans une torpeur l’homme qui s’endormit ; il prit l’une de ses côtes et referma les chairs à sa place. Le Seigneur Dieu transforma la côte qu’il avait prise à l’homme en une femme qu’il lui amena. L’homme s’écria : « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci on l’appellera femme car c’est de l’homme qu’elle a été prise. »394 Ce récit a « incorporé des éléments de récits cosmogoniques communs aux religions orientales » dans le but de transmettre « un enseignement religieux essentiel : que Dieu est créateur de tout l’univers ». Cette version, la plus ancienne, a été écrite après la victoire du patriarcat et son interprétation masculinisante a exercé au cours des siècles une influence considérable, surtout sur les responsables, à l’intérieur mais aussi à l’extérieur des religions monothéistes : 394 La Bible, édition intégrale TOB, Paris, Les éditions du cerf, 2004, p.68-69 161 L’ensemble de la Tradition, non seulement y a vu un récit historique dans tous les détails, mais surtout en a donné une interprétation masculinisante. Ce récit a vraiment fourni le plat de résistance à tous les appétits antiféministes, et cela en une parfaite continuité, depuis la tradition rabbinique jusqu’à l’enseignement chrétien courant, même à une date récente. Et comment ? Tout simplement en déduisant de l’antériorité de l’homme sa supériorité.395 La première version du récit de la Création (Gen 1.27), écrite vers le VIe siècle avant J.C., ne comprend aucune mention d’un décalage dans le temps, ou dans le processus : « Dieu créa l’humanité [littéralement a adama, « une créature de terre »] à son image, mâle [zakar] et femelle [nekava] il les créa ». Ce qui expliquerait que les traditions patriarcales n’aient retenu que la seconde. Mais nous y reviendrons dans la troisième partie de ce travail, puisque Bertha von Suttner attaque très fermement le récit de la Création, mais il est probable qu’elle fait plutôt référence au second récit. Et c’est bien ce récit qui, dans les religions du Livre, a postulé la dépendance de la femme par rapport à l’homme et qui l’a placée en position seconde, la Tradition n’ayant fait qu’aggraver la misogynie des textes, que l’on retrouve d’ailleurs dans de nombreuses religions. D’après le Littré donc, les deux points plus ou moins communs dans les définitions de l’homme et de la femme sont le rappel d’un sexe biologique différent et d’un statut matrimonial. Les qualités respectives retenues sont les mêmes que dans le Brockhaus. Tous les aspects notés dans ces deux encyclopédies, sont présents chez Bertha von Suttner qui critique la différence de traitement de l’homme et de la femme et insiste sur le fait que cela est marqué dans le vocabulaire et est une question de mœurs, de coutumes, non de différence de nature scientifiquement prouvable, ce qui la rapproche considérablement des féministes actuelles et la met en avance sur son temps, comme nous allons le voir plus en détail. Il est donc possible d’affirmer que la place de la femme dans la société du dernier quart du XIXe siècle, telle qu’elle peut être déduite des encyclopédies en usage, est sensiblement la même en Autriche, en Allemagne et en France. Par curiosité, nous avons comparé deux dictionnaires plus récents, parus cent ans après les deux encyclopédies citées précédemment. Nous sommes amenés à conclure de 395 Cette citation et les précédentes sont tirées de Aubert Jean-Marie, La femme, antiféminisme et christianisme, Paris, Cerf/Desclée, 1975, p85 et 86 162 la même façon qu’il y a peu d’écart de traitement selon les langues [La notion de pays nous semble ici trop restrictive]. Les données du dictionnaire Wahrig396 de 1987 et du Larousse397 de 1995 sont en effet sensiblement les mêmes pour les entrées Frau [Weib est donné désuet] /femme et Mann / homme. Il faut donc conclure à nouveau que, pour l’époque 1985-1995, les données sont les mêmes en France et en Autriche - Allemagne et sensiblement les mêmes dans toute l’Europe occidentale et enfin que les variations sur un siècle ont été parallèles dans les deux langues. Bien sûr, il ne saurait être question de se limiter à la consultation des encyclopédies, bien que celles-ci soient un bon indicateur. Chaque auteur qui se penche sur la question des sexes auparavant ou comme cela se dit actuellement sur la question des genres, les deux termes ne se recouvrant pas comme nous l’avons dit plus haut, commence par un rappel de l’étymologie des mots car la langue fixe l’évolution de la pensée dans des domaines aussi précis que le concept d’homme et de femme. Pour la France nous renvoyons principalement à l’ouvrage fondamental, Histoire des Femmes en Occident, en cinq volumes de Georges Duby et Michèle Perrot398 ainsi qu’à Histoire des mouvements de femmes de Monique Rémy399 dans lesquels nous voyons entre autres que la femme se définirait par ses deux fonctions : donner le plaisir et une descendance à l’homme, mais jamais elle n’existe en elle-même, ni par elle-même. En fait, pour l’homme, elle est une chose (das Weib). Nous allons préciser ce destin féminin et voir comment cela est codifié à la fois par la loi elle-même et par l’habitus, défini d’après Bourdieu comme le comportement acquis et caractéristique d’un groupe social et comment Bertha von Suttner se positionne dans ce domaine. 396 Wahrig, Deutsches Wörterbuch, München, Mosaik Verlag, 1987. Le petit Larousse, dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 1995. 398 Duby, Georges, et Perrot Michelle, Histoire des Femmes en Occident en 5 volumes, Tome 4 (642p.) et 5, Paris, Plon, 1991. 399 Monique Rémy, Histoire des mouvements de femmes : De l'utopie à l'intégration, Paris, L'Harmattan, 2000, 170p. 397 163 A. 2. LA FEMME OBJET ET LE MOUVEMENT PSYCHANALYTIQUE Nous évoquerons ici à grands traits le mouvement psychanalytique, bien qu’il soit légèrement décalé dans le temps ; sa dynamique n’en imprègne pas moins le contexte dans lequel Bertha von Sutnner mène sa réflexion. En effet, parler de la femme à Vienne à la fin du XIXe siècle rappelle immédiatement les femmes névrosées qui peuplent la littérature, mais aussi la presse médicale de l’époque à cause de leur traitement par l’hypnose ou par la méthode cathartique ou par la cocaïne400. De plus le scandale du cas Weininger, lié à Freud401, montre une attitude « ultramachiste » (s’il est permis d’utiliser ce terme à la mode), mais souligne l’importance de la sexualité, y compris féminine, même si elle n’est définie que par rapport à la domination de l’homme. Le mouvement psychanalytique ne concernait pas directement Bertha von Suttner car elle nous montre des personnages actifs et peu guettés par la névrose, qui n’ont pas eu à consulter les éminents spécialistes médicaux du moment, mais qui n’en sont pas moins des objets. Or dans ce domaine particulier de la psychanalyse402, les femmes ont surtout été les patientes, donc les objets d’étude de Freud et de cette science qui s’est constituée par observation de toutes ces femmes qui refoulaient leurs pulsions jusqu’à en devenir « hystériques » ou « névrosées ». Au début des années 1880 le médecin viennois Josef Breuer403 soignait les malades atteintes d’hystérie par la méthode de l’hypnose. C’est ainsi qu’il a traité, 400 Divers médecins étudiaient l’hystérie et ont proposé différentes thérapeutiques pour la guérir. Freud est l'élève de médecine de Jean-Martin Charcot durant quatre mois à Paris, d'octobre 1885 à février 1886. Durant cette période, il utilise la suggestion puis l’hypnose pour guérir les malades. 401 Sigmund Freud, (1856-1939) est le médecin neurologue autrichien, d’origine juive, fondateur de la psychanalyse qu’il définit comme étant à la fois une méthode d'investigation des processus mentaux, une méthode thérapeutique pour guérir les névroses et une théorie du fonctionnement psychique. 402 Ce paragraphe concernant la naissance de la psychanalyse, est inspiré des articles Anna O. (Études sur l’hystérie), Introduction par Yvon Brès, PhiloSophie © novembre 2008, http://www.ac-grenoble. fr/PhiloSophie/file/bres_freud.pdf, ou bien Les articles de l’encyclopédie Universalis, ou bien de Wikipedia ou le site : http://www.megapsy.com/textesurfreud/biographie_freud.htm. 403 Josef Breuer, (1842-1925), médecin et physiologiste autrichien, savant établi à Vienne, il travailla avec Freud sur la théorie des névroses. Ils ont publié ensemble divers articles dans la revue Neurologisches Zentralblatt,(1893) et dans le gros ouvrage Études sur l’hystérie, (1895).Le premier article est l’histoire d’Anna O., de son vrai nom Bertha Pappenheim (voir ci-dessous), une patiente du Dr Breuer mais l’article est cosigné par Freud bien qu’entièrement de Breuer. Bertha Pappenheim404, qu’il a suivie de longues années, sans parvenir à la guérir, mais en notant soigneusement ses observations médicales et les effets de la méthode cathartique, afin d’y trouver explication et d’avancer dans le traitement des malades du système nerveux, sans causes neurologiques visibles. Comme le cas de Bertha Pappenheim le préoccupait, il en a parlé à son jeune ami, Sigmund Freud (26 ans à ce moment-là), rencontré à l’institut de physiologie d'Ernst Wilhelm von Brücke, avant que celui-ci ne séjourne en France pour suivre l’enseignement du professeur Charcot à la Salpêtrière. Nous ne citerons qu’Anna O., qui est l’un des cinq cas analysés dans les Études sur l’hystérie. Son histoire est la plus ancienne et elle a donné son titre à la publication signée de Breuer et Freud, bien qu’entièrement rédigée de la main de Breuer. Freud a maintes fois rappelé sa dette envers Breuer et sa méthode cathartique, même si la psychanalyse a beaucoup évolué par la suite. Freud n’a probablement jamais cessé de penser que ces deux textes [« communication préliminaire » et l’histoire d’Anna O.] avaient, pour ainsi dire, valeur initiatique et qu’ils exprimaient d’une manière spécifique des idées dont la portée, pour ce qui concerne la psychanalyse, mais aussi peut-être la psychologie et la culture en général, ne pouvaient être ignorées.405 Quoi qu’il en soit, Freud va s’engager dans une nouvelle voie et jeter les bases de la psychanalyse dont il inventera le nom en 1896. Il abandonnera la pratique de l’hypnose au profit de la libre association et du transfert. Mais en fait, il aboutit à une nouvelle conception de l’homme. Il invente de nouveaux concepts, notamment le Moi, le Ça et le Surmoi ; il critique le poids de la religion, mais il continue à considérer que «les femmes, c'est le continent noir» et que leurs problèmes, mais aussi ceux des hommes par contrecoup, découlent de la nature inférieure de la femme. Quelques citations donneront une idée de ses avis, car, écrit-il, L’infériorité intellectuelle de tant de femmes, qui est une réalité indiscutable, doit être attribuée à l’inhibition de la pensée, inhibition requise pour la répression sexuelle. 406» « Le secret de l’imbécillité 404 Bertha Pappenheim, (1859-1936), malade de 1880 à 1887 avec divers séjours en hôpital psychiatrique entre 1882 et fin 1887. En 1888 elle s’installe à Francfort et travaille comme infirmière. Elle publie des livres pour enfants et pour adultes. Elle milite dans une organisation de femmes juives et écrit une pièce de théâtre sur les droits de la femme. 405 Yvon Brès, PhiloSophie © novembre 2008 http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/bres_freud.pdf 406 Sigmund Freud, 1908: Die ’’kulturelle’’ Sexualmoral und die moderne Nervosität. Trad. fr. in : Freud, La Vie Sexuelle. P.U.F. 1969, page 42. 165 physiologique des femmes réside dans le fait qu’elle est une conséquence du refoulement sexuel. Comme on leur interdit de penser à ce qu’il y a de plus valable pour elles, l’activité de la pensée en général n’a plus de valeur du tout. 407 [Même si la femme ] doit être jugée avec indulgence et tolérance dans les domaines où elle est en retard sur l’homme », « Il est vrai, dit Freud, que la femme ne gagne rien à étudier et que cela n’améliore pas, dans l’ensemble, la condition des femmes. En outre, la femme ne peut égaler l’homme dans la sublimation de la sexualité. 408 Vu la position ferme et indiscutable de Bertha von Suttner sur « l’égalité de valeur » (Gleichwertigkeit) entre l’homme et la femme, il ne peut y avoir de rencontre intellectuelle possible entre les deux auteurs. Mais en réalité, pour le Zeitgeist, la femme est objet d’étude, et encore et toujours, par référence à l’homme. Celui-ci est la norme, la référence absolue. La femme est un appendice de l’homme, elle n’a aucune existence personnelle, ce qui donne même à penser sur la relation de Freud à son propre moi et à sa propre sexualité. Vis-à-vis de toutes ses aides ou collaboratrices et en tout premier lieu de sa fille, Freud adoptait une position de mâle dominant. Notre propos n’est pas d’épiloguer sur ce sujet, aux frontières du cadre de notre étude, même si ses premières investigations et ses toutes premières publications, (cocaïne, juin 1884, hypnose, 1887, Anna O. en collaboration avec Breuer (1893) se situent dans la période choisie. Bertha von Suttner n’en fait pas expressément état. Rappelons cependant qu’elle consacre un chapitre de son roman Les jeudis du Dr Helmut au rêve, dont elle donne une interprétation pseudo-scientifique, mais pas du tout contraire à celle de Freud. Le roman est de 1892 et L’Interprétation des rêves de 1900. De même les jeudis du Dr Helmut, relatent les réunions hebdomadaires chez le Dr Helmut dont on ne connaît que le titre et non la nature du doctorat, mais on peut supposer que c’est aussi un médecin épris de philosophie qui rassemble chez lui des hommes de milieux et d’âges divers débattant de sujets variés (comme chez Freud le mercredi), mais toujours sous la forme codifiée de courtes conférences toujours tenues par le Dr Helmut à la demande de l’auditoire, sans interruption et sténographiées par un secrétaire (non appointé à la différence de chez Freud). Mais répétons que le roman date de 1892, donc dix ans avant les mercredis du 19 de la Berggasse, qui ont commencé en 1902. Nous pouvons en déduire que Bertha 407 Sigmund Freud, rapporté par Otto Rank, secrétaire de la Société Psychanalytique de Vienne, dans la séance du 3 mai 1911. Minutes de la Société Psychanalytique de Vienne (1906-1918). Nunberg (H.) Federn (P.) (Hrsg), 1962-1975: Les Premiers Psychanalystes (vol 3: 1910-1911). Gallimard, 1979, pp. 244-245. 408 Ibid., pp. 219 et 220. 166 von Suttner est en avance sur son temps, même si de telles réunions devaient effectivement avoir lieu dans les milieux intellectuels. Le cas Weininger409 est, lui aussi, emblématique du début du XXe siècle c’est-àdire de la période qui suit celle où nous avons cantonné notre travail. Pourtant il est difficile de ne pas dire quelques mots des esprits qui ont marqué le tournant des siècles : ainsi Otto Weininger qui a tenté une intégration des courants de pensée de l'époque, nietzschéisme, wagnérisme, antisémitisme, esthétisme. Il permet d’avoir une bonne idée de la situation à Vienne à cette période. Par ailleurs, ses déclarations sur les femmes sont si explosives qu’il est éclairant de confronter sa conception de l’homme et de la femme avec celle de Bertha von Suttner pour qui ils sont complémentaires. D’une part, il manifeste une égale haine pour les juifs et pour les femmes qu’il rend responsables de son mal-être intérieur car il les perçoit comme une menace. Les deux catégories « ne sont que sexualité, faute, corps et matière et ne possèdent ni esprit, ni âme, ni morale. »410 Il considère qu’il existe en chaque individu une part de féminité et une part de masculinité, ce qu’avait affirmé très peu de temps avant le docteur Wilhelm Fließ, et ce qu’affirmera aussi C.G. Jung, nommant anima et animus les deux concepts ainsi créés. Tout cela n’a rien de choquant, et s’est même révélé juste et novateur. Pourtant en 1907 Wilhelm Fließ a intenté un procès pour droit d’auteur à Freud qui aurait transmis à Weininger « le concept de la nécessaire bisexualité de tous les êtres » („das Konzept der „unbedingten Bisexualität aller Lebewesen“). Peut-être est-ce le succès du livre de Weininger qui a excité les jalousies, car le professeur Paul Julius Möbius de Leipzig a intenté aussi dès 1904 un procès pour plagiat de son livre « Sur l’idiotie physiologique de la femme » („Über den physiologischen Schwachsinn des Weibes“ ). Loin d’envisager la complémentarité entre les sexes, Weininger prône l’éradication de l’élément féminin et l’ascèse totale. L’homme doit éradiquer sa part de 409 Otto Weininger (1880-1903) appartient à cette génération de génies à l'esprit tourmenté qui a profondément marqué la fin de siècle à Vienne. Son œuvre maîtresse Sexe et caractère (1903) constitue un prolongement de sa thèse de doctorat de philosophie. Son suicide à 23 ans a contribué au succès de son livre aujourd’hui oublié, sauf des spécialistes. Eros und Psyche. Etude biologico-psychologique. Manuscrit, déposé à l’académie des sciences de Vienne le 4 Juin 1901, pour garder la priorité sous le Nion 376, sous scellé, Zur Theorie des Leben, (De la théorie de la vie), Manuscrit, ibid. No. 390, Über die letzten Dinge,(Sur les dernières choses de la vie), Braumüller, Wien, posthume, 1907, Das verfluchte Geschlecht,(Le sexe maudit), Heckmann, Ursula. - Frankfurt am Main : Lang, 1992. 410 „In beiden, in Frauen und Juden, erblickte Weininger eine Bedrohung: Sexualität, Schuld, nur Körper und Materie, bar jedes Geistes, jeder Seele oder jeder Sittlichkeit.“, site wikipédia, le 23 avril 2007. 167 « F » [féminin] et la femme sa part de « M » [masculin]. Le degré de son émancipation dépendra du degré de son « devenir homme ». Si Bertha von Suttner adhère à l’idée d’une bipolarité sexuelle de chaque être, elle tire les conclusions inverses de Weininger. Pour elle, les composantes féminines et masculines sont interactives, ce qui entraîne une complémentarité entre les deux sexes, sans réduction des caractéristiques propres, juste une polarisation différente. Weininger règle de façon drastique ses problèmes intérieurs liés, semble-t-il à sa judéité, et, au lieu d’accepter que chaque être soit androgyne, il prend une posture radicale et attribue à la femme une infériorité intellectuelle et morale rédhibitoire : « La femme ne possède pas de moi, la femme est le néant411 » Il convient donc pour l’homme d’extirper la part féminine de sa personnalité pour atteindre le stade de la pleine masculinité. Ce caractère d’androgynie, Bertha von Suttner l’a aussi perçu mais sa réponse est toute autre puisque, pour elle, il faut au contraire utiliser ces composantes dans le sens de la complémentarité pour avancer vers une humanité supérieure, plus riche, plus morale et plus noble, mais conquise à deux. On reconnaît parmi les plus fervents admirateurs de Weininger toute une génération d’antiféministes parmi lesquels se trouvent les plus farouches adversaires de Bertha von Suttner : Karl Kraus, August Strindberg ou Paul Julius Möbius, ou encore Kurt Tucholsky. Cela tend à démontrer que ceux-ci étaient plus opposés à la femme, qu’à la pacifiste, qu’ils ont fortement critiquée. Le succès d’édition de Sexe et caractère paru en 1903 fut énorme et montre l’atmosphère de l’époque et les réactions d’autodéfense du lectorat essentiellement masculin puisque les femmes « n’avaient aucun esprit » et ne pouvaient donc le comprendre. Combien d’entre elles y ont eu tout simplement accès d’ailleurs ? Monika Mańczyk-Krygiel réfléchissant sur la modernité viennoise, cite des philosophes très influents du moment comme Paul Julius Möbius, Otto Weininger ou Freud, Die Weiblichkeit (La féminité) (1933) ou Über die weibliche Sexualität (Sur la sexualité féminine) (1931), qui n’ont eu de cesse que de détériorer l’image de la femme. Elle assure que la modernité viennoise, certes juste postérieure à notre période, ne s’est pas faite sur l’émancipation des femmes mais contre elle. Autour du changement de siècle on observe une diabolisation croissante de la femme comme incarnation de l’éros destructeur. Derrière cela se cachent l’isolement croissant de l’individu dans la société moderne à 411 „Das Weib besitzt kein Ich, das Weib ist das Nichts“, Otto Weininger, Sex und Charakter, 168 cause de l’industrialisation qui progresse et les angoisses et crises d’identité des hommes, provoquées par le mouvement des femmes qui avance. Rabaisser la femme sert de moyen pour renforcer sa propre identité.412 Nous pourrions ajouter, avec Bertha von Suttner, pour la période antérieure, des auteurs comme Eduard Reich, Studien über die Frauen,(Études sur les femmes, 1875) ou P.J.G. Cabanis413 (1802), qui, eux aussi, dénient à la femme toute capacité intellectuelle parce qu’elle est dominée par le sentiment ; quand elle a des performances intellectuelles, ils disent qu’elle n’est plus vraiment une femme, qu’elle perd alors sa féminité, qu’ils ne définissent d’ailleurs jamais avec précision. Il nous faut donc nous interroger sur la place de la femme dans la société de l’époque. Nous commencerons par la haute société avant de voir ce que dit la loi dans cette Autriche-Hongrie où bouillonne une élite intellectuelle que l’on sent misogyne sous tous les angles. A. 3. LA FEMME A LA COUR ET DANS LA HAUTE SOCIETE En commençant dans les sphères du pouvoir, nous voyons un empereur qui gouverne, fortement influencé par sa mère, l’archiduchesse Sophie, « que l’on avait appelée en 1848, ‘le seul homme de la famille Habsbourg-Lorraine’ »414, influence qui s’exerça jusqu’ à la mort de celle-ci en 1873. Elle est omniprésente et omnipotente mais ce n’est pas une femme, c’est la mère, donc la gardienne de la tradition. L’impératrice Élisabeth qui n’a pas tout à fait l’arbre généalogique requis par les règles de l’époque, puisque « l’une de ses grands-mères était une Arenberg et ne descendait donc pas d’une dynastie régnante », est présentée comme un caractère fantasque, incapable de « s’habituer au cérémonial compassé de la cour. »415 Elle a pourtant bien des idées, somme toutes réalistes et réalisables, sur les réformes qu’il faudrait engager dans la 412 „Um die Jahrhundertwende beobachtet man eine zunehmende Dämonisierung der Frau als Verkörperung des zerstörerischen Eros. Dahinter verbergen sich die durch fortschreitende Industrialisierung, zunehmende Vereinsamung des Individuums in der modernen Gesellschaft und aufsteigende Frauenbewegung ausgelösten Ängste und Identitätskrisen der Männer. Die Herabsetzung der Frau dient als Mittel der Stärkung eigener Identität.“, Monika Mańczyk-Krygiel, op.cit., p. 36 413 Pierre Jean Georges Cabanis, (1757-1808), médecin, physiologiste et philosophe français, Rapports du physique et du moral de l'homme, Paris, Caille et Ravier, 1802. 414 „Die Mutter Sophie, die man 1848 den ‚einzigen Mann in der Familie Habsburg-Lothringen’ genannt hatte.“ Karl Vocelka, Geschichte Österreichs, München, Wilhelm Heyne Verlag, 2006, p. 208. 415 „Eine ihrer Großmütter war eine Arenberg, stammte also aus keiner regierenden Dynastie, […] Elisabeth konnte sich nie an das strenge Zeremoniell des Wiener Hofes gewöhnen.“, ebend. , p.256. 169 double monarchie et aurait aimé trouver audience auprès de l’empereur, mais elle n’a pas voix au chapitre. Pour François Joseph, elle n’a pas à s’occuper des affaires de l’État. Pour lui, la politique, comme le métier des armes, est une affaire d’hommes. Les femmes doivent se tenir en dehors. Il est même inutile de les mettre au courant. Comme un homme ordinaire de son époque, il méprise ce qu’elle aurait à dire. Il l’aime, mais belle et silencieuse. Et c’est cette conception qui s’est imposée pendant son règne. Pourtant il semble que l’amour d’Elisabeth pour la Hongrie et ses séjours fréquents dans ce pays aient pesé fortement dans l’établissement du compromis de 1867. Karl Vocelka met l’accent sur la vie sentimentale décousue de l’empereur et sur ses multiples liaisons416, sources de conflits, même si le comportement d’Elisabeth refusant d’apparaître à la cour, refusant l’accès de sa chambre à son mari, car ne goûtant pas les plaisirs de la chair, peut expliquer un désamour de l’empereur. Parmi les maîtresses nous nommerons seulement Anna Nahowski de 1875 à 1888, généreusement « payée » de ses 14 années au service de l’empereur »417 et la favorite plus connue et diton favorisée par l’impératrice, Katharina Schratt, l’actrice du Hofburgtheater, qui possédait un palais sur le Ring, villas près du château de Schönbrunn et à Bad Ischl. Faut-il voir dans cet exemple « d’en haut », la mode manifestée par tous les aristocrates d’entretenir une actrice du Burgtheater ou de l’opéra ? Bertha von Suttner signale à plusieurs reprises ce genre de liaisons. Dans High life par exemple, l’un des maris, le prince Hohenberg418 entretient une figurante du théâtre Wiedener (Wiedener Theater), ce qui le repose de ses harassantes journées politiques, pendant que sa femme Cari tient salon en gardant toutes les distances qui conviennent. Dans Marthas Kinder, Anton, le mari de Sylvia entretient lui aussi une actrice avec laquelle il se mariera après son divorce (gagné malgré tout). Mais personne dans l’entourage ne songe à le critiquer. La nouvelle comtesse n’aura tout simplement pas droit à tous les égards de la Société. La femme, elle, est critiquée et tenue à l’écart car une épouse se doit de rester pure pour le 416 Das Privatleben von Kaiser Franz Joseph verlief alles andere als zufrieden stellend.“ […] Konflikte wurden auch durch die Untreue Franz Josephs ausgelöst.“ Ibid., p. 254 et 256. 417 „Ich bestätige hiermit, daß ich am heutigen Tag 200.000 fl als Geschenk von Seiner Majestät den Kaiser erhalten habe. Ferner schwöre ich, daß ich über die Begegnung mit Seiner Majestät jederzeit schweigen werde. Anna Nahowski Wien, 14. März 1889. “ (Par la présente je certifie avoir reçu ce jour la somme de 200 000 couronnes de Sa Majesté l’Empereur. De plus, je jure de rester toujours muette sur les rencontres avec Sa Majesté.). 418 „Da dem Fürsten Hohenberg jedoch Zerstreuung notwendig war, so hatte er dieselbe auf eine bequemere Art gesucht und gefunden, und zwar in Gestalt einer Figurantin des Wiedener Theaters, der er eine hübsche Wohnung am Ring gemietet und zu welcher er sich von seinen ermüdenden Tagesgeschäften erholen ging.“ High life, Dresden und Leipzig, E. Pierson, 1886, p. 35. 170 plaisir de son seul mari, alors que l’homme, à l’exemple de l’empereur, peut vagabonder à loisir. La société nobiliaire, surtout la haute aristocratie, donne le ton dans tous les domaines, dans celui des mœurs en particulier. Elle suit l’empereur et la cour. Vie à Vienne ou dans les châteaux, promenades au Prater ou dans les villes d’eau, soirées à l’opéra ou au théâtre, ou soirée dans les châteaux. Ce sont toujours les mêmes rencontres, les mêmes festivités et les mêmes codes, que Bertha von Suttner a bien décrits dans High Life. Les promenades en calèche pour les femmes et la parade à cheval pour les hommes, presque tous officiers, font partie des rituels. C’est aussi l’occasion de faire paraître en public un jeune tendron à marier. C’est ce qui se passe, dans High Life, pour la jeune Gertrude, qui peut se prévaloir de sa beauté et de la lignée irréprochable de sa grand-mère et que le prince Wetterstein, la plus grosse fortune du moment remarque lors de sa première sortie au Prater. Il la demande aussitôt en mariage et sa grand-mère accepte sans la moindre hésitation car c’est un très beau parti et même s’il est notoirement connu qu’il voue une réelle passion à la comtesse Isabella Hohenberg, épouse Thunen. Gertrude, tombée sous le charme, accepte volontiers, mais elle n’aurait eu aucune chance de pouvoir refuser. Sa sœur Cari, (Caroline), princesse Hohenberg, bien que mariée, est la reine de la saison, mais elle respecte à la perfection toutes les convenances et ne permet à aucun admirateur de nourrir quelque espoir de concrétisation de ses penchants. Son mari par contre, un vrai conservateur, admirateur et proche de l’empereur, entretient une soubrette du Burgtheater. Cela aussi fait partie des normes sociétales. La seconde société, à laquelle appartiennent, comme nous l’avons dit en première partie, les nobles récents (fonctionnaires, militaires ou professeurs d’université) et la riche bourgeoisie, garde les yeux fixés sur la haute noblesse qu’elle imite autant qu’elle le peut. La place de la femme y est la même que dans la haute société. L’éducation donnée aux filles est aussi sensiblement la même. Le rapport au monde du travail est un peu différent car les filles de cette classe sociale aimeraient souvent travailler mais ne le peuvent pas faute de formation et aussi à cause de l’orgueil des pères qui veulent montrer qu’ils sont capables et savent gérer leurs biens. Leurs filles peuvent donc prétendre à de beaux partis, ce qui veut dire ici à un mariage pour obtenir un titre, si 171 possible supérieur à celui de chevalier ou de baron. La couronne à neuf fleurons ou perles et le blason sur la portière de carrosse étaient très convoités C’est pourtant dans ce milieu que vont se recruter les premières étudiantes qui devront batailler ferme pour réaliser leurs projets, car la coutume et le droit leur sont contraires. D’où l’importance des salons tenus par certaines femmes de cette « seconde société » sur laquelle nous reviendrons. A. 4. La femme et le droit selon Bertha von Suttner Quels droits civiques la femme possède-t-elle ? Que doit-on combattre pour que la femme soit libre comme l’homme ? Bertha von Suttner a-t-elle lutté pour tous ces droits ? Comment ? Dans L’Âge des machines Bertha von Suttner nous dit d’entrée : Sous le terme « femme » on aimait à se représenter une classe d’êtres qui étaient dotés à tout point de vue – spirituel justement comme corporel – de qualités toutes différentes de leurs congénères masculins et qui constituaient, de ce fait, une sorte de catégorie à part ou plutôt de souscatégorie de l’humanité. […] A l’âge des machines, les femmes n’étaient pas des êtres à part entière mais – bien que n’étant plus des bêtes de somme ou des esclaves - étaient encore des êtres subalternes nécessitant une protection, des enfants-adultes.419 Bertha von Suttner est donc d’accord ici avec le Brockhaus et elle va développer tout un chapitre intitulé « les femmes » où elle montre l’attitude des hommes mais aussi des femmes qui se plient à leur destin. Ce chapitre 4 de L’Âge des machines est particulièrement éclairant sur la société de l’époque puisque ce recueil de conférences présente la situation de la société en 1885 et porte tout particulièrement sur le statut de la femme. Ce que l’auteure y réclame, c’est une réelle égalité de droits entre les deux sexes, liée à la reconnaissance de l’égalité de naissance (Ebenbürtigkeit beider Geschlechter). Or, ce n’est pas ce que dit le droit autrichien qui n’accorde en fait aucun droit à la femme. Celle-ci n’existe pas en terme de droit. Certes le code civil (Das 419 „Unter ,Frauen’ liebte man sich eine Klasse von Wesen vorzustellen, die in jeder Hinsicht – in geistiger gerade so wie in körperlicher - mit ganz anderen Eigenschaften ausgestattet waren als ihre männlichen Mitwesen, und daher eine Art Neben- oder vielmehr Unterabteilung des Menschentums bildeten. […] Im Maschinenzeitalter galten die Frauen nicht als Vollmenschen, sondern – wenn auch nicht mehr als Lasttiere und als Sklavinnen - so doch als Untergebene, als Schutzbedürftige, als erwachsene Kinder.“, Maschinenzeitalter, p. 91-92. 172 Allgemeine Bürgerliche Gesetzbuch für das Kaisertum Österreich, ABGB) qui date de 1811 et a été réactualisé en 1867, précise dans son article 2, que tous les citoyens sont égaux devant la loi, sans distinction de race ou de religion. Il oublie juste d’ajouter sans distinction de sexe. Il faut attendre la refonte de 2007 pour que la femme soit mentionnée clairement, notamment dans l’article 7 alinéa (1). Et de fait, comme dans les autres pays à cette époque, les femmes ne sont pas des citoyens.420 Rappelons qu’en France, lors de la Révolution, il y eut une tentative d’accorder la citoyenneté aux femmes, notamment avec Condorcet qui, comme nous l’avons dit, publie le 3 juillet 1790, Sur l’admission des femmes au droit de cité. Devant le repli frileux des hommes, Olympe de Gouges publie Les Droits de la femme et de la citoyenne, mais cela ne suffit pas puisqu’elle-même fut exécutée et que, par le vote de la constitution dite de 1793, le 24 juin 1793, les femmes furent exclues des droits politiques et que le 24 mai 1795 une loi interdit aux femmes d’assister à des assemblées politiques. Les droits fondamentaux sont juridiquement déniés à la femme dans tous les pays et toujours sur la base de la même argumentation. Pourtant Condorcet avait fort clairement justifié l’absence réelle de différence : En admettant dans les hommes une supériorité d’esprit qui ne soit pas la suite nécessaire de la différence d’éducation (ce qui n’est rien moins que prouvé, et ce qui devrait l’être, pour pouvoir, sans injustice, priver les femmes d’un droit naturel), cette supériorité ne peut consister qu’en deux points. On dit qu’aucune femme n’a fait de découverte importante dans les sciences, n’a donné de preuves de génie dans les arts, dans les lettres, etc. ; mais, sans doute, on ne prétendra point n’accorder le droit de cité qu’aux seuls hommes de génie. On ajoute qu’aucune femme n’a la même étendue de connaissances, la même force de raison que certains hommes ; mais qu’en résulte-t-il, qu’excepté une classe peu nombreuse d’hommes très éclairés, l’égalité est entière entre les femmes et le reste des hommes ; que cette petite classe mise à part, l’infériorité et la supériorité se partagent également entre les deux sexes. Or, puisqu’il serait complètement absurde de borner à cette classe supérieure le droit de cité, et la capacité d’être chargé de fonctions publiques, pourquoi en exclurait-on les femmes, plutôt que ceux des hommes qui sont inférieurs à un grand nombre de femmes ?421 420 Sur ce sujet nous renvoyons à Amelie Fried, Frauen in der Geschichte des Rechts, Beck C. H. (31 août 1999), 960p. 421 Condorcet, op. cit., p. 6 173 Pourtant tous les ouvrages se penchant sur la situation réelle de la femme dans la société autrichienne, mais plus généralement européenne, de la deuxième moitié du XIXe siècle montrent cette anomalie juridique : la moitié de l’humanité est privée de droits. Nous avons retenu pour l’Autriche, deux ouvrages pour cette partie de notre travail : celui de Karl Vocelka, très généraliste, cité plus haut et celui de Monika Mańczyk-Krygiel422, très spécialisé. Tous deux évoquent ces droits, ou plutôt leur absence, qui ont fait l’objet de revendications diverses mais surtout de la part des mouvements féministes et de rares hommes à partir de la révolution de 1848, même s’il y eut des avancées puis des reculs. Si la base de l’ABGB est encore en vigueur de nos jours, il atteste, en 1867, dans l’empire austro-hongrois, l’infériorité juridique de la femme qui reste une éternelle mineure. Bertha von Suttner le cite à l’occasion. A.4.1 Quelques droits déniés aux femmes Il est clair que juridiquement la femme appartient à l’homme et n’a aucun droit propre. Les paragraphes 91 et 92 du code civil autrichien de 1811, définissent l’homme comme le chef de famille exclusif : L’homme est le chef de la famille. En cette qualité, il lui revient le droit de diriger la maison; mais il lui incombe aussi d’assurer à son épouse des moyens de subsistance décents en rapport avec ses biens [à lui] et de la représenter dans tous les événements423 […] L’épouse reçoit le nom de l’homme et jouit des droits de son rang. Elle est obligée de le suivre dans son lieu de résidence, de le seconder selon ses forces pour les soins du ménage et les acquisitions, et autant que l’ordonnance domestique (ou de la famille) l’exige, d’observer elle-même les mesures qu’il a prises et de les faire observer.424 Il faudra attendre les années 1980 et de longues luttes des femmes pour que cette revendication de Bertha von Suttner et des féministes soit satisfaite. 422 Monika Mańczyk-Krygiel, An der Hörigkeit sind die Hörigen schuld, Frauenschicksale bei Marie von Ebner-Eschenbach, Bertha von Suttner und Marie Eugenie delle Grazie, (les esclaves le sont de leur faute, destins de femmes chez Marie von Ebner-Eschenbach, Bertha von Suttner und Marie Eugenie delle Grazie , )Akademischer Verlag Stuttgart, 2002. 423 „Der Mann ist das Haupt der Familie. In dieser Eigenschaft steht ihm vorzüglich das Recht zu, das Hauswesen zu leiten; es liegt ihm aber auch die Verbindlichkeit ob, der Ehegattin nach seinem Vermögen den anständigen Unterhalt zu verschaffen, und sie in allen Vorfällen zu vertreten.“ Ebend., p. 54 424 „Die Gattin erhält den Namen des Mannes, und genießt die Rechte seines Standes. Sie ist verbunden, dem Manne in seinen Wohnsitz zu folgen, in der Haushaltung und Erwerbung nach Kräften beizustehen, und so weit es die häusliche Ordnung erfordert, die von ihm getroffenen Maßregeln sowohl selbst zu befolgen, als befolgen zu machen.“ Ebend., p.55 174 Tout l’univers de la femme « passive de nature » se borne à sa maison, à son « intérieur », expression favorite des hommes qui se définissent comme actifs et à l’extérieur. Il en découle logiquement un certain nombre d’autres droits réservés aux hommes et que les femmes auront à cœur de conquérir, dès la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle. Bien sûr, une femme n’a pas le droit de témoigner en justice puisqu’elle n’a pas d’existence légale en dehors de son mari ou à défaut de son père ou d’un frère. Les enfants appartiennent aussi à l’homme puisque la femme n’a pas le droit d’élever seule ses enfants en cas de veuvage. Elle peut les élever, c’est-à-dire nourrir et éduquer (à la soumission pour les filles, au patriotisme et au militarisme pour les garçons), mais les enfants doivent avoir un tuteur légal, masculin, qui les représentera en toutes occasions. Dans Bas les armes, Martha s’occupe de ses enfants et prétend élever son fils Rodolphe comme elle l’entend. Elle doit quand même en référer à son propre père. Pour administrer elle-même ses propres biens, il en est de même que pour les enfants ou pour le droit de témoigner en justice. C’est une éternelle mineure légale et l’expression résume tout. C’est le mari qui administre les biens pour elle. En son absence, c’est le père qui joue ce rôle. Dans Bas les armes, Martha gère ses biens et ceux de son fils, avec l’accord de son père, ce qui est déjà un progrès. Après son remariage, le nouveau couple gère tout ensemble, ce qui est une exception. Mais ce roman montre un personnage féminin en pleine évolution, qui passe du stade de la comtesse Althaus, militariste et traditionnelle à celui de baronne Tilling, libérale, pacifiste et progressiste : cela est socialement une régression, mais intellectuellement une énorme avancée, ce qui prouve la modernité de la perspective de l’auteure. A.4.2. Bertha von Suttner et le droit d’association La femme étant exclusivement destinée à la maison, à l’extérieur il est tout à fait logique pour les hommes de lui dénier le droit d’association. D’après la loi de 1867 sur les associations, les femmes ne peuvent être membres d’associations politiques. Une femme n’avait donc pas le droit de créer une association, autre que caritative, ni même de participer publiquement aux activités d’une association. Pas de réunion publique, pas 175 de tribune officielle. Quelqu’un comme Adelheid Popp425 (1869-1939) en a fait l’amère expérience, se faisant arrêter et jeter en prison à maintes reprises. Au demeurant, toutes les associations étaient masculines et très peu d’hommes auraient souhaité y emmener leur femme. Il en était de même pour les clubs et les célèbres cafés viennois où se rassemblait l’intelligentsia autrichienne. C’est dire combien Bertha von Suttner était en avance sur son temps en créant la société autrichienne pour la paix, en devenant la présidente et l’animatrice principale. Bien sûr, elle a dû spécifier que : « l’association ne sera pas politique car son but : ‘la promotion du principe de la paix durable entre les peuples’, est purement humanitaire.»426 Cette concession au droit lui a permis de fonctionner. Car ceci est un aspect qui fait partie intégrante de sa nature : elle respecte toujours le droit. Pour elle toute transformation doit se faire dans la légalité, pas dans l’opposition frontale, quitte à chercher et trouver le biais légal qui lui permet d’opérer. D’autres femmes ont suivi son exemple. Ainsi, en 1893 Auguste Fickert427 a créé « L’association générale des femmes autrichiennes » (Allgemeiner Österreichischer Frauenverein), pour laquelle elle a déclaré des buts généraux comme la promotion de l’éducation des femmes et de leur formation professionnelle et bien précisé que les buts politiques étaient exclus. Rappelons que les réunions constitutives de l’association pour la paix ou de l’association contre l’antisémitisme se firent à l’hôtel Meißl à Vienne, où les Suttner retrouvaient leurs amis libéraux notamment le député Carneri ou le baron Pirquet. Autre 425 Adelheid Popp (1869-1939), féministe autrichienne et socialiste. Elle fonda le mouvement prolétarien des femmes en Autriche. Fille d’ouvrier, elle a dû quitter l’école au bout de 3 ans et travailler à l’usine. Ses frères l’ont emmenée aux rassemblements d’ouvriers (chose interdite). Un jour elle prit la parole pour expliquer la situation des ouvrières et fit sensation. Sa voie était tracée, mais cela lui coûta beaucoup de peine. Elle travaillait à l’usine dans la journée et apprit à lire et à écrire le soir. Plus tard elle étudia les textes socialistes et rédigea des articles pour la presse de son parti. Elle participait aux réunions de parti le dimanche et à l’organisation des grèves de femmes. La police l’avait à l’œil et elle fut maintes fois emprisonnée. Elle fonda et dirigea le Journal des travailleuses autrichiennes, en 1902 elle créa l’association des femmes et des filles sociales démocrates (Verein sozialdemokratischer Frauen und Mädchen). Elle était en contact direct avec Friedrich Engels et August Bebel et aussi Clara Zetkin à qui elle succéda à la présidence du comité international des femmes (Internationaler Frauenkomitee), après avoir été élue au comité de parti en 1918 , à la municipalité de Vienne, à la chambre des députés en 1919 jusqu’en 1934. 426 Der Verein wird kein politischer sein, denn der Zweck: ‘die Förderung des Prinzips eines dauernden Völkerfriedens’, ist ein rein humanitärer. Lebenserinnerungen, p. 236. 427 Auguste Fickert, (1855-1910) , autrichienne, avocate du droit des femmes et réformatrice sociale; connue à partir de 1889 pour avoir protesté contre l’abolition du droit de vote des femmes, au Landroitag et au conseil municipal, (il datait 1867) A partir de ce moment là elle se fit la championne du droit de vote général et direct, identique pour les hommes et les femmes. Elle est une figure marquante du féminisme « bourgeois » autrichien. Elle a fondé en 1893 Der Allgemeine österreichische Frauenverein (Association générale autrichienne des femmes). Avec Rosa Mayreder, elle a édité le mensuel « Dokumente der Frau » (documents pour la femme). 176 détail important : elle est « tactiquement » noyée dans la liste des personnalités appelant à la création de la « Société de la paix autrichienne ». Ce n’est qu’ultérieurement qu’elle fut placée en première ligne. Aussi, quand elle se présente chez l’Empereur FrançoisJoseph, elle est accompagnée d’un prince, et c’est plutôt la baronne de Suttner que la présidente de l’Association pour la paix qui est reçue. En ce sens Irmgard Hierdeis428 a raison de dire que c’est grâce à son titre qu’elle n’a pas été inquiétée. Suttner a suivi la voie diplomatique bien nivelée, sur laquelle les VIP de son époque tiraient leur chapeau de façon polie qui n’engageait à rien. […] Pour une telle aristocrate on n’a pas établi de dossier de police. […] Pourquoi la police ne s’est-elle jamais occupée des activités de Bertha von Suttner? N’a-t-elle jamais tenu les livres de ses contacts internationaux, de sa correspondance très étendue avec les pacifistes, ne l’a-t-elle jamais soupçonnée de subversion ou même jamais mise en prison?429 Si Irmgard Hierdeis a raison de dire que Bertha von Suttner a été protégée par son titre, faut-il en conclure qu’elle en a moins de mérite ? Son action en est- elle moins importante ? Ou bien a-t-elle utilisé judicieusement les armes dont elle disposait ? Un séjour en prison aurait sans doute fait de Bertha von Suttner une héroïne mais aurait-il bénéficié au mouvement de la paix ou à la cause des femmes ? A.4.3. Bertha von Suttner et le droit de vote Rappelons que pour Bertha von Suttner l’important c’est de donner à la femme la même valeur (gleichwertig) qu’à l’homme. Le reste découlera de lui-même. Oui mais, la femme n’étant pas une citoyenne, elle ne peut évidemment pas avoir le droit de vote, ne votant pas, elle ne peut avoir d’action au plan politique. Il faut noter cependant une particularité pour l’empire d’Autriche, puis austro-hongrois où le suffrage est censitaire (vote, celui qui paie plus de dix couronnes d’impôt): les femmes possédant un certain patrimoine sont donc électrices, mais pas éligibles, au Landtag et au conseil 428 Hierdeis Irmgard, „Gefühle und Ahnungen, eine persönliche Revue der Tendenzromane von Bertha von Suttner“ in Gerade weil Sie eine Frau sind, op.cit, pp.125-141. Cet article est très critique et ironique. 429 „Suttners Weg war der diplomatische geebnete, auf dem die V.I.P.s [abréviation dans le texte] ihres Zeitalters höflich und unverbindlich den Hut vor ihr zogen. […] Für solch eine Aristokratin wurde keine Polizeiakte angelegt. […] Wieso hat sich die Polizei nie mit den Aktivitäten der B.v.S. [abréviation dans le texte] beschäftigt, nicht Buch geführt über ihre internationalen Kontakte, über ihre ausgedehnte Korrespondenz mit Pazifisten, sie nie des „Umsturzes“ verdächtigt oder gar eingesperrt?“, ibid., p.130132. 177 municipal. Ce droit leur a été retiré en 1889. Le suffrage universel qui a remplacé le suffrage censitaire430 en 1907, n’était évidemment universel que pour les hommes. Mais si les femmes se sont mises en mouvement plus tardivement en Autriche qu’en France, ou en Grande Bretagne par exemple, elles ont obtenu le droit de vote dès 1919, loin derrière les Américaines de l’État du Wyoming (1869) ou derrière la Nouvelle Zélande en 1893. Mais ce n’était pas le souci majeur de Bertha, même si elle trouve cela important. C’est sur ce point qu’elle diverge le plus d’avec la frange radicale des féministes. Notons que la réaction des premières féministes est variée et que toutes ne réclament pas prioritairement ce droit. L’amélioration des conditions matérielles et la reconnaissance du droit de la personne priment sur le droit de vote.431 Notons aussi qu’il y a autant de féminismes que de groupes de femmes actives dans la lutte pour l’émancipation, surtout si, à la suite de Monique Rémy, nous considérons comme féministe toute parole, tout écrit, ou tout mouvement relatif à la condition des femmes dans la société, s’il dénonce cette condition comme le résultat d’un rapport de domination d’un sexe (masculin) sur l’autre (féminin). La constatation de la maîtrise d’un sexe par l’autre est fondamentale dans toute démarche féministe ; les dictionnaires n’ont pas retenu cet aspect et proposent une définition timide et restrictive, inspirée du féminisme réformiste de la fin du XIXe siècle.432 Même si elles sont peu nombreuses à conceptualiser les notions de genre, elles ressentent toutes l’injustice de l’oppression et elles s’inscrivent dans le domaine pratique de la lutte pour l’égalité des droits. Celles qui demandent le droit de vote (actif et passif) considèrent que c’est la seule voie d’accès à la reconnaissance de leurs droits par la loi. Pour Bertha von Suttner, cela allait de soi. Puisque la loi prévoit que tous les citoyens sont égaux devant la loi et ont les mêmes droits et devoirs et que pour elle, il 430 Le système électoral autrichien a ses racines dans la « patente de février 1861 (Februarpatent) instituant le bicamérisme : chambre des seigneurs (Herrenhaus) où siégeaient de droit tous les dignitaires de l’empire, ainsi que quelques bourgeois que l’empereur voulait récompenser, entre autres l’écrivain Peter Rosegger et la chambre des députés (Abgeordnetenkammer) élus par les Landtage (parlements régionaux) jusqu’à 1873. Mais à partir de 1867 les députés ne sont que des représentants de la Cisleithanie. En 1873 donc, une première réforme fait élire les députés à la chambre des députés (Abgeordnetenhaus) au suffrage censitaire direct par 4 curies élisant chacune un certain nombre de députés : les grands propriétaires terriens, les chambres de commerce et d’industrie, les paysans gros et moyens et tous les citoyens vivant en ville et payant au moins 10 couronnes d’impôt (ce cens est ramené à 5 couronnes en 1882).En 1896 fut créée une cinquième curie ouverte à tous les hommes. Enfin le suffrage universel, mais qui ne concernait que les hommes, fut instauré le 21 janvier 1907, ce qui favorisa la création des partis de masses. 431 Nous renvoyons ici à Amelie Fried, Frauen in der Geschichte des Rechts. 432 Monique Rémy, Histoire des mouvements de femmes, p. 17 178 n’y a pas des hommes et des sous-hommes mais des personnes de deux sexes différents, des personnes à part entière. A partir de cela, le droit de vote va de soi et l’éligibilité aussi. C’est pour cela qu’il faut aussi accepter son refus de s’engager activement dans la lutte des femmes en faveur du droit de vote des femmes. Elle s’est engagée pour la paix et y a consacré sa vie et son énergie. Elle ne pouvait être sur deux fronts à la fois. Il est regrettable que Sabine Veits-Falk433 mette en doute l’affirmation de notre auteure qui disait manquer de temps et qu’elle [Sabine Veits-Falk] affirme «qu’elle (Bertha von Suttner) n’attribuait pas de rôle particulier aux femmes – contrairement aux féministes – dans le changement de la société. » Nous croyons qu’elle était au contraire très réaliste et savait qu’en effet, la société ne pouvait changer que par le rôle conjoint des deux genres. Ce qui veut dire que les femmes ont aussi leur rôle particulier à jouer. Et pour quelqu’un d’universaliste comme Bertha von Suttner, il est évident que le suffrage universel attribué aux seuls hommes n’était pas universel. Il était évident aussi qu’il fallait militer pour une émancipation de la femme à tous les niveaux. Le droit de vote n’était qu’une conséquence pour elle. A.4.4. Son Point de vue sur le droit à l’éducation En Autriche l’enseignement est obligatoire pour les garçons et les filles depuis 1869. En effet : « Le règlement général scolaire » (Die "Allgemeine Schulordnung"), datant du règne de Marie Thérèse et publié en 1774, reste la base du système scolaire autrichien. Déjà au XIXe siècle, les trois domaines éducatifs : les trois secteurs du système éducatif autrichien établissements d'enseignement général (y compris les lycées), les écoles professionnelles et les institutions de formation des enseignants - étaient déjà bien développés. En 1869, l'enseignement obligatoire de huit ans a été introduit.434 433 Sabine Veits-Falk, article „Introduction biographique, Bertha von Suttner (1843-1914), in Bertha von Suttner, publication du Comité économique et social européen, CESE, Bruxelles, 2006, pp. 21-25. 434 „Die "Allgemeine Schulordnung" Maria Theresias (1774) bildet den Grundstein des österreichischen Schulwesens. Bereits im 19. Jahrhundert waren die drei Bereiche des Bildungswesens, die allgemein bildenden Schulen (etwa Gymnasien), die berufsbildenden Schulen und die Lehrerausbildung gut entwickelt. 1869 wurde die achtjährige Schulpflicht eingeführt.“ © Bundesministerium für europäische und internationale Angelegenheiten. 179 Cependant les entorses sont nombreuses et il y a une grande disparité garçonsfilles. Les écoles sont séparées et les enseignements sont différents. Pour les filles des classes moyennes et inférieures, cela ne dépasse guère le niveau élémentaire. Les filles des classes supérieures ont des gouvernantes ; Bertha von Suttner en est un exemple parfait, puisqu’elle a bénéficié elle-même de la formation par des gouvernantes, anglaise ou française, mais aussi parce qu’elle a ensuite exercé la fonction chez le baron de Suttner. Mais, pour l’ensemble, elle est autodidacte et il est facile de trouver les étapes de sa formation d’après les fort nombreux ouvrages philosophiques, religieux mais surtout scientifiques qu’elle a lus et étudiés. Les filles allaient ensuite dans les couvents religieux généralement fort chers ou les instituts laïcs ; Il n’y avait pas de lycées (Gymnasium), ni de collèges (Realschulen) pour les filles. Les garçons avaient des précepteurs, puis ils allaient dans les écoles militaires (prytanées), la plus réputée étant le Theresianum de Vienne. L’enseignement pour les filles était spécialisé car uniquement orienté vers les devoirs futurs de la femme : tenir sa place dans la maison, la famille et savoir tenir son rôle de représentation dans la société. Pour tenir ce rôle, il faut une parfaite maîtrise de soi et de ses sentiments en public. Ce qui, dans High life par exemple, manque à Gertrude, selon sa grand-mère, et ce qu’au contraire possède parfaitement la princesse Cari Hohenberg. Mais, dans ce dernier cas, il est permis de se demander si elle contrôle entièrement ses sentiments ou si elle n’en a pas. Tous soulignent qu’elle est une parfaite maîtresse de maison qui sait recevoir à son jour fixe et est très admirée. Un des grands points de la critique de Bertha von Suttner de la société de son époque, c’est l’exclusion des femmes des études supérieures, ou même des humanités au sens large puisqu’il est communément admis que « les filles ne sont pas logiques, ont un cerveau plus petit que les garçons et ne pourraient accéder au savoir. »435 Nous renvoyons ici par exemple au pamphlet déjà cité de Paul Julius Möbius Sur l’idiotie physiologique de la femme436, qui a connu un énorme succès à son époque, en témoignent les nombreuses rééditions (la 9e en 1908), mais aussi les répliques des féministes, notamment Hedwig Dohm, Oda Olberg et Johanna Elberskirchen, sans 435 Bertha von Suttner, L’Àge des machines, p.91-138. Notons que ce problème du poids du cerveau féminin a encore cours. En 2007 est paru un opuscule scientifique bien documenté « Hommes et femmes avons-nous le même cerveau ? », Paris, le Pommier, où l’auteure, Catherine Vidal, neurobiologiste, directrice de recherche à l’Institut Pasteur, démonte les arguments encore fréquemment rencontrés et qui ne différent guère de ceux évoqués et rejetés par Bertha von Suttner. 436 Paul Julius Möbius, Über den physiologischen Schwachsinn des Weibes, Halle, Marhold, 1900. 180 compter les nombreuses lettres favorables ou défavorables, qu’il a d’ailleurs publiées dans les dernières éditions.437 Bertha von Suttner souligne que l’Autriche-Hongrie est particulièrement en retard pour l’éducation des filles. Quelques pays comme la Suisse étaient un peu en avance sur l’Autriche et la France. L’Université de Berne a accueilli la première étudiante en 1870 : la suisso -colombienne Anna Galvis-Hotz qui termina son doctorat de médecine en 1877 et repartit exercer à Bogota. En1870, Berne accueillit plusieurs étudiantes russes, mais c’est à Zurich que Lou Andreas-Salomé a commencé des études universitaires. Elle a d’ailleurs dû subir un test d’entrée car elle n’avait pas l’examen autrichien de fin de secondaire requis. Elle y étudia entre autres la théologie, la logique, la métaphysique, l’archéologie et l’histoire. La première femme diplômée de médecine à Vienne fut en 1897, Gabriele Posanner von Ehrenthal. En fait, elle a fait ses études à Zurich et Genève, mais a dû repasser ses épreuves d’habilitation à Vienne. Nous pourrions allonger la liste des premières étudiantes selon les matières et les universités. Le combat a été long et difficile et les étudiantes, particulièrement en médecine, ont dû subir beaucoup de tracas et d’humiliations pour terminer leurs études. La domination masculine était telle que les textes officiels sur l’instruction publique leur restaient hostiles. Ils craignaient que la femme apprenne à raisonner, ce qui les aurait tirées de leur ignorance et surtout de leur soumission. Même si ses propos concernaient l’engagement civique des femmes, Condorcet écrivait en 1792 en parlant de l’instruction publique : Le but de l'instruction n'est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l'apprécier et de la corriger. Il ne s'agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison.438 Le problème était de savoir comment permettre aux femmes de savoir raisonner. Les féministes radicales ont adopté une attaque frontale, les autres et tout particulièrement Bertha von Suttner ont biaisé et contourné la tradition, voire la loi. 437 Renseignements pris dans wikipedia en allemand, item Paul Julius Möbius. Condorcet, « Sur l'instruction publique » (1791-1792), dans Œuvres, Condorcet, éd. Firmin-Didot, 1847, t. 7, Second mémoire (« De l'instruction commune pour les enfants »), p. 212 438 181 B. L’EVEIL DES FEMMES ET LA PRISE DE CONSCIENCE CULTURELLE Pour la Dr Ilse Reicke439 le mouvement des femmes a débuté par « une prise de conscience qu’elle peut collaborer librement » à la marche du monde. Dans un premier temps, la femme va composer avec l’espace de liberté qui lui reste, c'est-à-dire peu. L’action n’est pas uniquement politique, mais elle a aussi une composante culturelle qui s’exprime dans les salons, dans les milieux intellectuels et artistiques. Une des premières possibilités pour la femme d’avoir une activité propre en dehors de la maternité est d’avoir un salon, ou du moins, un jour fixe. B. 1. Les salons Dans tous les ouvrages, romans ou utopies philosophiques, Bertha von Suttner aborde la vie de salons ou à tout le moins du jour fixe. C’est aussi l’occasion de montrer la platitude des conversations, la séparation des deux sexes qui se croisent dans ces lieux mais ne conversent pas ensemble. Ce sont des lieux d’apparat de sociabilité superficielle où il est de bon ton de se montrer (dans High Life ou Daniela Dormes par exemple). La fonction de mécénat c’est-à-dire de protection et de promotion des écrivains, artistes, savants, n’existe pas dans les œuvres de Bertha, à la différence de la pratique des salons aristocratiques du XVIIIe ou du début du XIXe siècle ou même plus tard, dans tous les pays européens et que présente Jean-Paul Bled dans son chapitre sur les salons : Depuis le XVIIIe siècle, la vie de salon est pour la noblesse un rite de la vie sociale. Elle commence vers les trois heures de l'après-midi, s'interrompt avant le dîner, et reprend souvent après le spectacle. Le salon lui-même, situé au premier étage, est souvent la plus belle des pièces d'apparat du palais. De ces réceptions, la maîtresse de maison est le personnage central ; c'est autour d'elle que les visiteurs se disposent ; c'est elle qui en donne le ton.440 439 Reicke, Ilse, (1893-1989), écrivaine et journaliste allemande, féministe, trente et uns ouvrages dont: Die großen Frauen der Weimarer Republik (1984), Berühmte Frauen der Weltgeschichte (1931), Bertha von Suttner (1952), Die Frauenbewegung (1929). 440 Jean Paul Bled, op.cit., p. 267. 182 Les salons littéraires ou artistiques permettent à certaines femmes de s’élever un peu dans la culture et de faire valoir leurs talents littéraire ou artistique, en un mot leur esprit, rompant ainsi avec le seul rôle de représentation qui leur était imparti et donc de s’affirmer socialement en contournant habilement les habitus. C’est là peut-être qu’il faut chercher l’échec du salon littéraire de l’épouse du héros dans Le roman d’un écrivain. Elle n’a aucun talent sauf celui de jouer les séductrices et de dilapider l’argent et ne comprend rien au métier d’écrivain. Elle doit faire l’amère découverte qu’il faut beaucoup d’argent pour entretenir un salon et du talent pour retenir les invités qui se lassent vite des charmes d’une hôtesse sans grands moyens. Peut-être que Bertha von Suttner a voulu surmonter par cet exemple l’échec de son rêve de posséder un salon littéraire, en montrant le vide d’une telle organisation chez son héroïne. Jean Paul Bled cite quelques salons célèbres, comme celui du prince Konstantin et de la princesse Marie zu Hohenlohe-Schillingsfürst441 dans leur palais d’Augarten, qui « continuent la tradition du mécénat aristocratique ». Nous ne citerons que l’aide apportée par le prince à Makart et Wagner et l’influence de la princesse sur les écrivains Gottfried Semper, Franz von Dingelstedt, Adolf von Wilbrandt et surtout Ferdinand von Saar et Friedrich Hebbel. Remarquons que dans Echec à la misère Melinda, une jeune veuve « émancipée », voyage seule et reçoit seule, sans garde-dame, mais selon les règles aristocratiques en usage, dans sa villa d’Augarten précisément. Elle-même porte des traits de Carolyne, princesse zu Sayn-Wittgenstein, née Iwanowska, mère de Marie zu Hohenlohe et amante de Franz Liszt. Remarquons que cette Carolyne est donc de la famille du prince Adolf, le second fiancé de Bertha, mort pendant la traversée vers les USA. Ceci montre que Bertha von Suttner utilise toujours ce qu’elle a vécu, mais aussi les gens et les événements qu’elle connaît ou a connus. Dans cette même réception, le prince, héritier d’une famille régnante en Allemagne, (Peut-être que l’empereur « libéral » Frédéric III a servi de modèle !) se met au piano et joue de mémoire des passages de l’opéra Lohengrin, le chevalier au cygne (1850). Ce qui présente une entorse à la règle aristocratique car un homme et de surcroît un prince de haute naissance, connaissant la musique, et de plus contemporaine, n’est pas courant, puisque faire de la musique fait partie des prérogatives des femmes. C’est même l’un de leurs seuls attributs. Encore une manière pour Bertha von Suttner de rompre avec la tradition. J. P. Bled cite aussi le salon de la princesse Schwarzenberg qui « ouvre les portes 441 Marie zu Hohenlohe-Schillingsfürst, née princesse zu Sayn-Wittgentsetein-Ludwigsburg (1837-1920) 183 de la haute société à ceux qu’elle veut bien honorer de sa protection, comme la famille Baltazzi ». Enfin, « la princesse Metternich s’impose comme une des grandes figures de la vie viennoise. […]Son rang la plaçant au-dessus des règles, elle n’a ni la peur de l’originalité, ni le souci des conventions. » Tous ont souci de promouvoir l’art et la culture et aiment à « s’entourer d’artistes et d’hommes de lettres. »442 Mais, de plus en plus, ce n’est plus seulement le fait de la haute aristocratie. La seconde société à laquelle appartiennent les nobles récents (fonctionnaires, militaires ou professeurs d’université) et la riche bourgeoisie, gardent les yeux fixés sur la haute noblesse dont ils imitent les modes de vie et si les premiers ont des salons et des jours fixes, eux en veulent aussi, d’autant plus que c’est dans ce milieu que l’on rencontre les femmes les plus cultivées. La plus grande ambition [de la bourgeoisie] étant de s’intégrer à la noblesse, elle en adopte certaines valeurs et le style de vie. […] L’admission dans les rangs de la noblesse est pour elle le couronnement de son ascension. […] Cette imitation de la noblesse se retrouve dans l’habitat.443 Comme chez les nobles le « Belétage » (le premier) sert à la représentation avec les différentes pièces d’apparat : salon, salle à manger, fumoir, salle de billard, salle de danse et jardin d’hiver que Bertha von Suttner décrit dans plusieurs de ses romans. Tous ces salons de la première comme de la seconde société sont animés par une figure féminine. Hérités des siècles passés, et singulièrement de l’Aufklärung, ils sont des lieux de sociabilité et de culture, tenus par des femmes éprises de culture, les salonnières qui déploient des stratégies discursives pour parler d’art (musique ou peinture) ou de littérature (poésie et théâtre surtout) mais aussi de leur situation et de leur quête de légitimité aussi bien dans le monde des pratiques culturelles que de la vie intellectuelle et politique. Selon les périodes, leur lieu de vie, leur origine sociale ou religieuse, elles ont rassemblé autour d’elles des artistes, des poètes, des musiciens qu’elles ont ainsi aidés à se lancer, mais aussi des philosophes et surtout des politiques, influençant ainsi fréquemment les prises de décision gouvernementale et servant de groupes de pression. C’est le cas des salons444 viennois mais aussi berlinois, parisiens ou 442 443 444 Toutes ces citations viennent de Jean Paul Bled, op. cit. p. 269-270. Ibid. p. 272, 273, 275. Nous renvoyons notamment à Verena von der Heyden-Rynsch, Salons européens. Les beaux moments 184 vénitiens, un peu antérieurs mais qui fonctionnent de façon similaire. Nous citerons seulement quelques salonnières célèbres qui ont influencé la vie intellectuelle ou politique : en France, Madame de Staël445 (1766-1817), Sophie de Condorcet446 (17641822), au début du XIXe siècle, un peu plus tard, Madame Récamier (1777-1849)447 puis, Juliette Adam (1836-1936) dont le salon fut un des centres de l’idéologie républicaine et revancharde.. Bertha von Suttner l’a fréquenté lors de son séjour à Paris l’hiver 1887. Nous remarquons que dès le début du XIXe siècle à Berlin comme à Vienne, des femmes de la bonne société bourgeoise ont créé des salons très célèbres, par exemple Rahel Varnhagen von Ense (1771-1833)448 ou de Henriette Herz (17641847)449 à Berlin450, ou la romancière autrichienne Karoline Pichler (1769-1843)451, Cäcilia von Eskeles(1760-1836)452, sa sœur Fanny von Arnstein (1758-1818)453, et plus tard la fille de cette dernière : Henriette von Pereira-Arnstein (1780–1859)454,. De plus, d’une culture féminine disparue, Paris, Gallimard, 1993. 445 Madame de Staël (1766-1817), l'une des plus illustres intellectuelles de son époque, tint aussi un salon des plus passionnés, 446 Sophie de Condorcet (1764-1822), « dans les premières années de la Révolution, elle partage dans les salons la célébrité avec Mme de Staël, En 1794, après la mort de son mari, elle connaît un moment la misère, mais réussit par son travail à assurer sa survie. En janvier 1795, elle s'installe rue Matignon, avec Julie Talma, et rouvre son salon. », Denise BRAHIMI, dans Universalis. 447 Juliette Récamier (1777-1849), amie de Mme de Staël et de Chateaubriand, elle tint sous la restauration, à Paris d’abord, puis après le décès de son mari et en raison de difficultés financières, à l’Abbaye-aux-Bois, un salon célèbre 448 Rahel Levin-Vernahagen von Ense (1771-1833), écrivaine allemande de l'époque du romantisme, surtout connue pour ses salons littéraires qui sont fréquentés par des écrivains, scientifiques, politiciens et aristocrates, comme Jean Paul, Ludwig Tieck, Friedrich Schlegel, Hegel, Heinrich Heine, Ludwig Börne, Eduard Gans, Wilhelm von Humboldt, Alexander von Humboldt, Friedrich de La Motte-Fouqué, des membres de la famille Mendelssohn, le prince Hermann von Pückler-Muskau, le prince Louis-Ferdinand et son amante Pauline Wiesel. [extrait de wikipedia].Quelques références : Clara Malraux, Rahel ma grande sœur, Un salon littéraire au temps du romantisme, Paris, Ramsay (éditeur), 1980, Carola Stern, Der Text meines Herzens, das Leben der Rahel Varnhagen,Reibek bei Hamburg,Rowohlt, 1994, Hannah Arendt, Rahel Varnhagen : Lebensgeschichte einer deutschen Jüdin aus der Romantik, München, Piper, 1997. -(Serie Piper; 230) - Sabina Becker (Hg) : Rahel Levin Varnhagen: Studien zu ihrem Werk im zeitgenössischen Kontext. Röhrig, St. Ingbert 2001. 449 Henriette Herz (1764-1847), écrivaine, tint à Berlin un salon réputé au début du Romantisme. Elle était mariée avec Marcus Herz, médecin et écrivain. Lorsque son mari mourut en 1803 elle dut restreindre ses relations sociales. On compte parmi ses amis: Jean Paul, Friedrich Schiller, Mirabeau, Friedrich Rückert, Johannes von Müller, Alexander von Humboldt, Schleiermacher. Ulrich Jametzki (Hrg), Henriette Herz : Berliner Salon, Erinnerungen und Porträts, Frankfurt am Main / Berlin, 1984. 450 Petra Wilhely – Dollinger, Der Berliner Salon im XIX. Jahrhundert, 1780-1914, Verlag de Gruyser, Berlin, new York, 1989. 451 Karoline Pichler (1769-1843), romancière nationaliste autrichienne. Ses romans historiques retiennent l’attention. Elle reçoit dans son salon, centre de la vie littéraire viennoise, toute l’élite intellectuelle viennoise (entre autres Franz Grillparzer) et des poètes de passage à Vienne (Friedrich von Schlegel, Theodor Körner, Brentano, Rückert, Tieck) 452 Cäcilia von Eskeles (1760-1836) 453 Fanny von Arnstein (1758-1818), salonnière d’origine juive allemande, salon littéraire dans le style de l’Aufklärung, « société des amis de la musique », avec son neveu Félix Mendelssohn Bartholdy. 454 Henriette von Pereira-Arnstein (1780–1859), pianiste et salonnière comme sa mère, dont elle a 185 Bertha n’a pas pu ignorer à son époque le salon de Joséphine von Wertheimstein (18201894)455 ou de l’écrivaine, journaliste et salonnière Berta Zuckerkandl (1864-1945)456. Il est notable que ces femmes (allemandes ou autrichiennes) étaient souvent d’origine juive, donc doublement exclues de la première société, et que le salon leur permettait de s’affirmer, notamment sur le plan social et intellectuel. Ces salons de la seconde société sont ouverts aux écrivains, aux artistes et aux savants. Il est certain que le magnat de la presse Gustav Heine-Geldern457, lui-même fortuné mais d’origine juive, anobli (chevalier puis baron) pour services rendus à la monarchie, aurait aimé épouser Bertha Kinsky, à la fois pour le prestige du nom qui lui aurait ouvert, avec son immense fortune, les portes de la haute société et pour la beauté, la culture et la prestance de Bertha qui lui auraient permis de briller en société et peutêtre d’ouvrir un salon. Il était persuadé qu’elle en aurait été une excellente animatrice, ce qui n’est pas certain, car elle n’aurait guère supporté de rester dans l’ombre et de jouer seulement le rôle d’animatrice. Elle avait besoin d’être au cœur de l’action. On peut rappeler que l’essai qu’elle a tenté à Vienne en octobre 1905, fut un échec. Elle avait invité des amis de la paix, des politiques, des journalistes, des traducteurs. Elle notait pourtant le soir même dans son journal : « les hommes s’ennuient et se moquent poursuivi les activités. Parmi les artistes assidus de ses soirées musicales hebdomadaires on compte : Beethoven, Liszt, Mendelssohn Bartholdy, Grillparzer, Stifter, Brentano, Theodor Körner, qui aurait composé pour elle certains des Lieder du cycle „Leyer und Schwert » (lire et épée) et Joseph Haydn. 455 Joséphine von Wertheimstein (1820-1894), salonnière. Son salon était un lieu de rencontre de personnalités libérales de Vienne, tout d’abord dans la Singerstrasse puis à Oberdöbling. Sa fille franziska participait activement à ses activités. Son admirateur Ferdinand von Saar, était un habitué. Ernst Kobau: "Rastlos zieht die Flucht der Jahre" ... Josephine und Franziska von Wertheimstein, Ferdinand von Saar. Böhlau Verlag, Wien 1997. 456 Berta Zuckerkandl (1864-1945), écrivaine, journaliste, critique et salonnière. On peut souligner que l’élite artistique et scientifique du pays fréquentait son salon. Citons : Franz Theodor Csokor, Gustav Klimt, Johann Strauss junior, Max Reinhardt ou Arthur Schnitzler, Hofmannsthal. Alma Mahler-Werfel y a rencontré Gustav Mahler en 1901. Lucian D. Meysels, In meinem Salon ist Österreich, Berta Zuckerkandl und ihre Zeit, Wien, 1984. 457 Gustav von Heine-Geldern, (1803-1886), frère du poète Heinrich Heine (1797-1856). Bien que né à Hambourg, il a servi dans l’armée habsbourgeoise qu’il a quittée en 1846 avec le grade de lieutenantcolonel. En 1847 il a créé à Vienne le quotidien Fremden-Blatt, qui devint l’organe officiel du ministère de l’extérieur. « Grâce de bonnes relations gouvernementales et à des dons généreux d’intérêt général »[ in Hamann, op.cit. p. 24], il fut décoré en 1867 de l’Ordre de la Couronne de fer de IIIe classe, dont les récipiendaires recevaient le titre de chevalier. Cet ordre créé sous napoléon Ier et repris à son compte après modification par l’empereur d’Autriche François Ier permettait à la dynastie de s’attacher la bourgeoisie en expansion, pour la remercier de participer au développement économique du pays. Gustav Heine fut élevé au grade de baron en 1870 et put adjoindre à son nom le prédicat von Geldern, du nom de sa mère. A 52 ans il demanda Bertha en mariage et les fiançailles furent annoncées, accompagnées de somptueux cadeaux mais la fiancée, offusquée par le premier baiser les rompit. Elle avait brutalement pris conscience qu’il l’achetait et n’a pas supporté de se vendre à un vieux. Elle avait 18 ans, était pauvre et rêvait d’un beau parti. Elle a trouvé que le prix à payer était trop élevé. [ D’après Hamann, wikipedia et Larousse]. 186 intérieurement.458» Il est vrai qu’elle n’avait pas les moyens financiers suffisants que Heine aurait eus. Vers la fin de sa vie, elle aurait aimé avoir un salon qui aurait été aussi un support de la vie culturelle. Peut-être que les rencontres de l’hôtel Meißl und Schaden de Vienne dans les années 80-90, puis l’hôtel Impérial plus tard, lui ont permis de faire les rencontres intellectuelles dont elle avait besoin. Mais il faut noter que Bertha et les autres femmes ont perdu de leur pouvoir d’attraction, sauf celles de la Sécession, et au tournant du siècle les hommes se retrouvent dans des cafés où ils passent des heures entières à discuter littérature, échanger des idées, brasser des théories, se lire leurs œuvres. […] Ces cafés, le Griensteidl, le Central, l’Imperial, le Museum, deviennent des centres de la vie littéraire et culturelle qui tendent à prendre la place tenue, il y a peu encore, par les salons. Véritable institution, le café viennois compte parmi les hauts lieux de la sociabilité. Son charme tient d’abord à ce qu’il est une sorte d’oasis en dehors des contraintes du temps.459 B. 2. La femme dans les milieux intellectuels et artistiques. Par ailleurs, peu de femmes émergent dans cette société purement masculine, pas plus dans le domaine intellectuel ou artistique que dans le domaine politique, où règne le patriarcat dominant envers l’œuvre des femmes. Quand on parle d’une femme, c’est qu’elle a provoqué quelque scandale ou qu’elle a osé sortir du rang, ce qui entraîne des qualificatifs peu aimables comme : vulgaire, hystérique, quand le terme fut à la mode, nerveuse autrement, malade le plus souvent. Les railleries sont le lot de celles qui osent braver la suprématie masculine ou simplement vouloir exister par elles-mêmes. Les moqueries n’ont pas épargné Bertha von Suttner qui a fait les beaux jours des « Lustige Blätter 460» et qui fut souvent appelée Friedensbertha (Berthe la paix) quand ce n’était pas Judenbertha (Berthe des Juifs). Tout l’éventail des qualificatifs a été employé à l’égard des femmes mais quand elles se sont imposées par leurs qualifications, on dit que ce ne sont pas des femmes : « George Sand, Catherine II de Russie ‘avaient un esprit masculin’ - c’était des phénomènes justement (…). D’Hypatie 458 459 460 „Die Herren langweilen sich und spotten innerlich.“ , Bertha von Suttner , Tagebuch, 2.10.1905 Jean-Paul Bled, op. cit., p. 424. Voir annexe 9, p. 381 187 à George Eliot ce n’était pas des femmes spécifiques »461. Ailleurs Bertha von Suttner souligne qu’on les qualifie de femme-homme (Mannsweib). Certaines autres femmes ont, au contraire de Bertha von Suttner, essayé d’entrer dans le système universitaire surtout en médecine et en philosophie, pour faire bouger le système de l’intérieur. Elles ont dû affronter railleries, mesquineries et difficultés majeures. L.C., journaliste pour CareVox462, écrit dans son article « souffrir pour être femme-médecin » : Dans l'article de Mme Sorrel-Déjerine463, on peut lire qu'à la faculté de médecine, les « internes en chignon » sont refusées fin XIXe, début XXe siècle, et qu'on leur réserve des places isolées et regroupées dans l'hémicycle, où elles sont « ...bombardées de projectiles par les étudiants ». Dans ce même article, on découvre également que les nouvelles étudiantes doivent attendre dans le vestiaire le professeur pour entrer dans l'amphithéâtre et qu'elles sont souvent huées et insultées par les étudiants. […] La femme-médecin est décriée. Une image, cliché de la femme médecin apparaît. […] On la présente comme un monstre hermaphrodite. Certes, cette citation concerne la femme en France, mais peut s’appliquer aussi aux autres européennes, par exemple Hope Bridges Adams-Lehmann (1855-1916)464, la première femme médecin allemande ou Gabriele Posanner von Ehrenthal (médecin)465, les sœurs Hélène (angliciste)466 et Élise (romaniste) Richter 467 en Autriche et bien 461 „George Sand, Katharina II. usw. Hatten « männlichen Geist » - Phänomene waren es eben (…)von Hypatia bis zu George Eliot, „Das waren keine spezifischen Weiber.“ Bertha von Suttner dans Maschinenzeitalter p.99 et 102. 462 LC, journaliste pour Care Vox, site http://www.bium.univ-paris5.fr /histmed/ medica/ femmesmed. Htm. Sorrel-Dejerine, Yvonne, "Centenaire de la naissance de Melle Klumpke", Association des femmes médecins, n°8, 1959. p. 14. 463 Mme Sorrel-Dejerine, Yvonne, cette femme porte un nom célèbre dans la médecine. Déjerine Jules, (1849-1917), neurologue, professeur de clinique à la Salpétrière (suite de Charcot), a décrit de nombreuses affections, (plusieurs syndromes portent son nom) et laissé une Sémiologie des affections du système nerveux (1914), une Anatomie des centres nerveux (1895-1901), en collaboration avec sa femme Augusta, née Klumpke, et un Traité des maladies de la moelle épinière (1902 en colaboration avec André Thomas ; Ces ouvrages sont des classiques de la neurologie. Melle Klumpke Augusta (1859-1937), dont l’article de Mme Sorrel-Déjerine honorait le centenaire de la naissance était la femme du précédent, Docteur en médecine et première femme nommée interne des hôpitaux de Paris, elle se spécialisa en anatomie pathologique du système nerveux. [Renseignements dans GDEL Larousse, Tome 3]. 464 Hope Bridges Adams-Lehmann (1855-1916), première femme médecin en Allemagne, d’abord généraliste puis gynécologue, elle se bat pour l’avortement légal. Diplômée en 1880 mais son diplôme n’est reconnu qu’en 1904. 465 Gabriele Posanner von Ehrenthal (1860-1940), première femme médecin à Vienne, après avoir fait ses études à Genève et Zurich entre 1888 et 1893. 466 Hélène Richter (1861- 1943), angliciste, romancière, critique littéraire, notamment sur Shelley, Mary Wollstonekraft et Biron. 188 d’autres encore, car le problème n’était pas seulement autrichien mais occidental. Malgré l’importance à Vienne, du mouvement de la « Modernité Viennoise 468» (Wiener moderne), où les femmes ont joué un grand rôle intellectuel et artistique, Bertha von Suttner n’en parle que très peu. Elle est en retrait par rapport aux nouvelles conceptions architecturales, musicales ou littéraires, par exemple. Tous ses personnages ont des palais sur le Ring et elle se complaît à décrire les riches et imposantes demeures dans le style néoclassique grec ou romain ou néobaroque ; or les architectes de La Sécession469 comme Otto Wagner ou Adolf Loos déclaraient que l’ère de « l’historicisme » était révolue et qu’il fallait adapter les nouvelles constructions et créations au progrès technique, ce que Bertha von Suttner ne contredisait pas intellectuellement, tant elle aimait la modernité, mais ses goûts étaient moins modernes. Voici ce qu’elle pense de la modernité en 1908 (donc en dehors de notre période) : Une modernité commençait à oser poindre – Depuis elle a été poussée dans la vieille ferraille par les ultramodernes parmi les modernes […] Il y avait alors une activité de fermentation partout. Au demeurant il y a à chaque époque une nouveauté plus radicale qui surprend et ébahit, contre laquelle on se bat mais qui l’emporte et devient bientôt vieux jeu.470 467 Élise Richter (1865-1943), romaniste, première femme autrichienne à passer la matura (équivalent autrichien du baccalauréat) en 1896, première à s’inscrire à la faculté de philosophie de Vienne, en 1897, première femme à obtenir un doctorat en 1900, puis une habilitation de maître de conférence en 1905, mais ne peut exercer qu’en 1907 et enfin en 1921 elle obtient, toujours comme première femme, le titre de professeur. Extraits de « Elise Richter – Ein kleiner biographischer Essay zu Ehren einer großen Wissenschafterin », Gastbeitrag von Thierry Elsen, Online-Zeitung der Universität Wien 2.3.2005. 468 La « Modernité Viennoise 468» (Die Wiener Moderne), comprend tout le mouvement intellectuel des années 1890-1914, parfois jusqu’à 1932, dominé par une crise de l’identité individuelle qui a perdu ses repères et par la perte ou du moins la remise en cause des vieilles certitudes concernant l’humain et ses rapports à la science. On peut noter les personnalités les plus marquantes : Hofmannsthal et Musil, Herzl et son antithèse Weininger, Mahler et Schiele, Freud et Wittgenstein, Otto Wagner et Alfred Loos. Les ouvrages de référence sur le sujet sont : Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crises de l'identité, PUF, 2000, Carl Schorske, De Vienne et d'ailleurs. Figures culturelles de la modernité, Fayard, Paris, 2000, Carl Schorske, Vienne, fin de siècle. Politique et culture, Seuil, Paris, 1983. 469 La Sécession viennoise (Sezessionsstil ou Wiener Sezession) est un courant de l'Art nouveau en Autriche, surtout à Vienne, de 1892 à 1906. La Sécession se développe aussi sous la forme d'un groupement d'architectes et de plasticiens créé en 1897 par Josef Olbrich, Josef Hoffmann et Gustav Klimt qui en sera le président sous le nom de Sezessionsstil. La Sécession viennoise fut officiellement fondée à Vienne en 1897 dans le cadre de l'association des artistes plasticiens d'Autriche. Elle englobe le groupe Jung-Wien formé par l’avant-garde littéraire. C’est une tentative pour exprimer la soif de liberté, secouer les faux semblants et les contraintes stériles. Quelques ouvrages : Michael Pollak, Vienne 1900, Gallimard, « folio histoire », 1992, François Baudot, Vienne 1900 : La Sécession viennoise, éd. Assouline, 2005 ; Victoria Charles et Klaus H. Carl, La Sécession viennoise, Parkstone Inter, 2011. 470 „Eine « Moderne » begann damals sich ans Licht zu wagen – die freilich seither von allermodernsten Modernen ins alte Eisen geworfen ist. […] Es war ein gärendes Treiben überall. Übrigens – es gibt ja zu jeder Zeit ein Neuestes, das überrascht und verblüfft, das bekämpft wird und siegt und bald vieux jeu wird.“, Lebenserinnerungen, p. 199. 189 Ses personnages de romans sont peu touchés par la « modernité ». Ils vont au théâtre ou à l’opéra, qui est le lieu favori des parades des femmes et des prétendants, prémices des rencontres. Les œuvres présentées sur scène restent classiques, allant de Mozart à Wagner en passant par Verdi. Aucune mention de Mahler, Bruckner, Schönberg ou Alban Berg. Mais ignorer les artistes est aussi une manière de critique. En littérature, elle reste attachée au réalisme et elle consacre un chapitre des Jeudis du Dr Helmut (Dr Helmuts Donnerstage, 1892) à l’élucidation de son point de vue mais «son intention n’est absolument pas de prendre parti pour l’une ou l’autre [école]», c’est –àdire « la réaliste et l’idéaliste.471» Tout en gardant mesure et en ne prenant de Zola, son grand modèle, que son aspect réaliste elle précise que « chacun décrit ce qui le touche le plus violemment472.» Pourtant en 1900 elle écrira dans son journal qu’elle-même se sent dépassée par le nouveau style. Nous deux, nous sommes exclus de la littérature. « Place aux jeunes » (en français dans le texte). […] C’est étrange comme la façon d’écrire des nouveaux s’est considérablement éloignée de la nôtre. Est-ce beau ? Je ne sais pas. Captivant? Oui.473 Ceci montre qu’elle a conscience que le nouveau mouvement culturel et artistique est important mais qu’elle-même a atteint sa limite. Pour nous, c’est en même temps sa grandeur de pouvoir dire : voilà un nouveau phénomène, je ne suis hélas pas capable d’y entrer mais je sens qu’il est important. Je laisse à d’autres le soin de le faire avancer. Ou bien alors elle est du côté des « libéraux et des rationalistes [qui] ne sont pas non plus séduits par l’art moderne, l’accusant de faire la part trop belle aux forces de l’inconscient.474» Elle n’est pas prête à rompre avec la conception rationnelle de l’homme comme nous le verrons dans la troisième partie de ce travail. Nous partageons tout à fait l’avis de B. Hamann quand elle écrit: 471 „Weil es meine Absicht durchaus nicht ist, für die eine oder die andere[Schule] einzutreten.“, Dr Helmuts Donnerstage, op.cit., p. 128. 472 „Jeder schildert das, was ihn am heftigsten bewegt.“ Ibid. 473 „Wir beide sind so recht herausgeschaltet aus der Literatur. Place aux jeunes. […] Sonderbar, wie weit sich die Schreibweise der neuen von uns wegentwickelt hat. Ist’s schön? Ich weiß nicht. Fesselnd ? Ja. », Tagebuch, 4.12 et 9.12.1900. 474 Jean Sévilla, « Les derniers feux de l’Empire », Le Figaro Hors Série, « Klimt » - 01/09/2005. http://www.jeansevillia.com/index.php?page=fiche_article&id=60. 190 Elle avait l’ambition, par ses livres, d’éclairer, d’éduquer, de transmettre des idées, de mettre quelque chose en mouvement et pas seulement de se réjouir de la beauté de l’art.475 Toutefois nous ne dirons pas qu’elle fait peu de cas de l’esthétisme du nouveau mouvement fin de siècle. Mais elle ne veut pas se satisfaire d’une forme belle car elle accorde plus d’importance au contenu qu’à la forme, puisque l’important pour elle c’est le message, à savoir qu’elle se sent en marche vers une humanité nouvelle où les femmes auront leur pleine place. C. BERTHA VON SUTTNER ET LES FEMINISTES OU L’ACTION POLITIQUE Commencé au XVIIIe siècle, le mouvement des femmes s’est développé au XIXe, surtout autour et après les révolutions de 1848 dans de nombreux pays. Les prédécesseurs du mouvement des femmes en Allemagne et en Autriche ont été le mouvement issu de la Révolution française et surtout les mouvements nés en Amérique où la guerre d’indépendance des Etats du nord de l’Amérique contre l’Angleterre (17741783) a induit une volonté d’indépendance des femmes qui se sont très vite organisées en associations. C’est au XIXe siècle que les femmes se sont organisées en mouvement. La Dr Ilse Reicke définit comme suit le « mouvement des femmes » en Allemagne: Le mouvement des femmes au sens strict du terme signifie combat pour les droits civiques féminins, mais au sens large et profond, vu sous l’angle de l’histoire culturelle, le mouvement des femmes est l’éveil et la prise de conscience de la femme qu’elle peut collaborer librement, de façon légalement définie par rapport à elle-même et créatrice, à la structuration de l’humanité en général.476 Traditionnellement, le mouvement des femmes débute en Allemagne et en 475 „Sie hatte den Ehrgeiz, mit ihren Büchern aufzuklären, zu erziehen, Gedanken zu vermitteln, etwas in Bewegung zu bringen und sich nicht nur an der Schönheit der Kunst zu erfreuen.“, B. Hamann, op. cit., p. 100. 476 „Frauenbewegung im engeren Sinne heißt Kampf um die weiblichen Staatsbürgerrechte, im weiteren und tieferen Sinne aber, kulturgeschichtlich gesehen, ist Frauenbewegung das Erwachen und Bewußtwerden der Frau zur freien, eigengesetzlichen, schöpferischen Mitarbeit an der Gestaltung der Menschheit überhaupt.“ Ilse Reicke, Die Frauenbewegung, Leipzig, Reclam jun., 1929, p. 6. 191 Autriche à la suite des événements de 1848. En Allemagne, Louise Otto-Peters a présenté à la commission chargée des affaires économiques et politiques du ministère de Saxe la requête de ne pas oublier les travailleuses et d’organiser aussi leur travail. Cette même année, elle lança le premier journal féminin, hebdomadaire, Die Frauenzeitung (Le journal des femmes), avec comme devise : « je recherche des citoyennes pour le royaume de la liberté ». La Dr Ilse Reicke poursuit en distinguant trois grandes étapes du mouvement : La première est « sois libre comme l’homme », la deuxième, rendue possible seulement par la science féminine est « connais-toi toi-même », et la troisième étape, qui est celle où nous sommes actuellement, réclame : « imprime aussi au monde la marque de ton humanité féminine ».477 Il a fallu attendre 1865 pour voir la création de « l’association générale des femmes allemandes » sous l’égide de Louise Otto-Peters478 et de Auguste Schmidroit479. Les trois revendications principales étaient : le droit de la femme à l’éducation, au travail et au libre choix de sa profession. Les droits politiques ont été laissés de côté pour des raisons tactiques à ce moment-là. Le « mouvement citoyen des femmes » dirigé par Helene Lange480 est resté relativement modéré jusqu’à la fin. C’est cette dame qui a présenté une sorte de pétition, « la brochure jaune » sur l’enseignement, au ministre de la culture et à la chambre des députés de Prusse. Elle réclamait le droit à l’enseignement pour les femmes et surtout que cet enseignement soit dispensé par des femmes, y compris dans les cours supérieurs et ceci dans toutes les matières. Cette pétition n’eut pas le succès escompté mais elle en eut un autre très important : la presse s’était saisie de l’affaire et cela fit grand bruit dans le monde germanique. En Autriche aussi les femmes réclamèrent ce même 477 „Die erste hieß ’Sei frei wie der Mann’, die zweite, erst ermöglicht durch weibliche Wissenschaft, hieß ‚Erkenne dich selbst’, und die dritte Stufe, auf der wir heute stehen, verlangt ‚Gib der Welt auch das Gepräge deines weiblichen Menschentums’.“, Ilse Reicke, op cit., p. 7. 478 Louise Otto-Peters (1819-1895) est une femme de lettre, une journaliste et une militante féministe allemande. Elle écrivit au début de sa carrière sous le pseudonyme masculin d’Otto Stern avant de créer le premier journal dédié à la cause des femmes- le Frauenzeitung- à l’issue de la Révolution allemande de 1848. Elle poursuivit son travail d’organisation du féminisme allemand en co-fondant en 1894 l’Allgemeiner Deutscher Frauenverein (« Association générale des femmes allemandes »). 479 Auguste Schmidt (1833-1902), professeur et écrivaine allemande, elle a créé en 1865 avec Louise Otto-Peters L’Association générale des femmes allemandes (der Allgemeine Deutsche Frauenverein (ADF). Elle s’est engagée surtout en faveur de l’éducation des filles et des droits de la femme. 480 Helene Lange (1848-1930), Allemande, pédagogue et avocate des droits de la femme (Frauenrechtlerin). Figure emblématique du mouvement féministe allemand. 192 enseignement. C’est le droit pour les filles, à une éducation réelle et identique à celle des garçons que Bertha von Suttner défend avec le plus de vigueur, aussi bien dans ses romans que dans ses écrits théoriques ou dans ses actions et c’est par ce biais qu’elle sera en relation avec les féministes bourgeoises. Si l’enseignement était obligatoire en Autriche, l’application de la règle n’était strictement respectée que pour les garçons. De plus, les filles n’avaient ni écoles secondaires (Realschulen), ni lycées et pas le droit d’aller à l’université, même si l’auteure évoque les problèmes des étudiantes : « Vous êtes ici comme des apprenants et je pose aussi peu la question de votre sexe que vous du mien »481, mais quatre pages plus loin elle relate : C’est au siècle des machines que nous voyons apparaître ce phénomène pour la première fois : l’étudiant femme – regardée avec étonnement, moquée, calomniée, raillée. […] Ici [en Europe], la carrière académique des femmes faisait encore partie des exceptions. Un très petit nombre d’amphithéâtres, la plupart en Suisse, ouvraient leurs portes à la jeunesse féminine et les candidates venaient le plus souvent de Russie.482 Marianne Hainisch (1839-1936) s’est investie pour la création de lycées de jeunes filles et pour l’entrée des filles dans les universités. Bertha von Suttner signera les pétitions pour les ouvertures de Realschulen pour filles à Vienne puis pour le droit des filles à entrer à l’université. D’ailleurs, c’est sur le thème de l’éducation qu’elle rejoindra le mieux le mouvement féministe. On distingue en Autriche deux tendances au sein du mouvement des femmes : la mouvance radicale avec Rosa Mayreder, Auguste Fickert, Marie Lang et la mouvance plus modérée de Marianne Hainisch. Les premières ont créé en 1893 L’Association générale des femmes autrichiennes (der „Allgemeine Österreichische Frauenverein“ (AÖFV). Son but principal était la participation des femmes à l’amélioration des conditions sociales (prospérité générale, amélioration de l’enseignement pré-scolaire et scolaire, démilitarisation de la société). Le droit de vote des femmes était considéré comme un moyen d’émancipation des femmes permettant d’atteindre des buts 481 „Sie sind hier als Lernende versammelt und dabei frage ich ebenso wenig um Ihr Geschlecht, als Sie nach dem meinigen gefragt haben.“, Maschinenzeitalter, p. 128. 482 „Im Maschinenzeitalter sehen wir dieses Phänomen zuerst auftreten – angestaunt, ausgelacht, verleumdet, verhöhnt: - der weibliche Student. [elle n’emploie pas le féminin]. Hier (in Europa) gehörte die akademische Laufbahn für Frauen noch zu den seltensten Ausnahmefällen. Eine sehr geringe Anzahl von Lehrsälen zumeist in der Schweiz – stand der weiblichen Jugend offen und die Kandidatinnen kamen zumeist aus Russland.“, ibid., p. 132. 193 sociopolitiques très urgents. C’est en 1899 que fut créée par Marianne Hainisch483 la fédération (bourgeoise modérée) des associations de femmes autrichiennes („Bund Österreichischer Frauenvereine“) (BÖFV). En 1914, 90 associations avaient déjà adhéré, mais malheureusement pas de femmes des autres nationalités de la monarchie k. & k. Les buts de la fédération étaient : l’égalité de droit pour les femmes, à l’école, dans la famille et pour l’accès au travail, une libéralisation de l’avortement, une politique de paix, la lutte contre la prostitution et l’alcoolisme. Bertha von Suttner était en relation aussi bien avec Marianne Hainisch qu’avec Auguste Fickert. En revanche, en Allemagne Helene Lange a toujours ignoré superbement Bertha von Suttner et le mouvement de la paix, comme le souligne Klara-Marie Faßbinder dans son opuscule bien documenté, Bertha von Suttner und ihre Töchter : Au congrès international des femmes à Berlin en 1904, la présidente Lady Ishabel von Aberdeen und Termair a ouvert les débats par une allocution, réclamant sans ambages l’abandon de la guerre et soulignant le devoir qu’ont les femmes de collaborer à ce but.484 Á aucun moment Bertha von Suttner, ses idées, ses travaux n’ont été évoqués et la recension du congrès par Helene Lange et Gertrud Bäumer ne fait aucune mention de cette allocution, ce qui fait preuve d’une distanciation offensante. De plus, est paru quelques temps plus tard (en 1905), un opuscule portant le titre Bertha von Suttner, la fédération internationale des femmes et la guerre. Le titre laissait supposer qu’il s’agissait d’une production de la baronne mais c’est en fait « une réfutation, un persiflage, se moquant des tendres sons des chalumeaux de la paix.485» Plus tard Rosa Luxembourg et Klara Zetkin se sont tournées vers la paix, mais si elles ont pris des accents suttnériens pour combattre la guerre et promouvoir la paix, elles n’ont pas pour autant cité Bertha von Suttner et le mouvement de la paix, au congrès international des 483 Marianne Hainisch (1839-1936), fondatrice et dirigeante du mouvement des femmes autrichiennes. En 1870 elle a réclamé la création de lycée (Realgymnasien) pour les filles et le droit d’étudier. Elle a créé sur fonds propres un lycée de cinq classes qui fut juridiquement reconnu en 1891. Ce fut le tout premier lycée de filles dans tout l’espace germanique, dans la Rahlgasse de Vienne. En 1902 elle créa la fédération des associations féministes autrichienne (Bund österreichischer Frauenverein). Elle en fut la présidente jusqu’à 1918. Elle était en étroite relation avec Bertha von Suttner. Voir correspondance. 484 „Die Vorsitzende, Lady Ishabel von Aberdeen und Termair, eröffnete den Kongreβ mit einer Ansprache, in der sie unumwunden die Überwindung des Krieges forderte und dabei die Pflicht der Frau zur Mitarbeit für dieses Ziel betonte.“ Klara-Marie Faßbinder, Bertha von Suttner und ihre Töchter, Gelsenkirchen, Westdeutsche Frauenfriedensbewegung, 1965, p. 24 485 „Eine Gegenschrift, eine höhnische, die sich mokiert über die « sanften Töne der Friedensschalmeien“, Ibid. p.25 194 femmes socialistes le 8 mars 1910, ou au congrès socialiste de Bâle en 1912. Etrange lutte de pouvoir, chez les femmes aussi, prouvant qu’elles n’étaient pas encore libérées des schémas masculins. Elles avaient sans doute peur que la célébrité de Bertha ne leur fasse de l’ombre. On peut aussi évoquer le fait que Bertha n’est pas socialiste mais qu’elle est une « horrible bourgeoise». Comme représentante de l’ordre en place, et à cause de son nom, elle ne pouvait être citée en exemple par des socialistes. Le rapprochement des deux mouvements (femmes et paix) s’est fait partiellement en Autriche grâce à Marianne Hainisch, Auguste Fickert486, Marie Lang487, Rosa Mayreder488. Bertha von Suttner fut invitée à plusieurs congrès des femmes en 1904 à Berlin, en 1904 et 1912 en Amérique, dans les pays scandinaves en 1905. C’est pour le discours qu’elle devait prononcer au congrès de 1914 à Vienne qu’elle travaillait au moment de sa mort. Nous en avons parlé dans le chapitre supra sur la paix. En fait, on constate en Autriche comme en Allemagne qu’il y a le féminisme bourgeois qui, lui-même, se scinde en deux, les radicales et les modérées, le féminisme social-démocrate et le mouvement des travailleuses. Tous ces mouvements poursuivent l’émancipation de la femme mais leur conception de la femme, des rapports entre hommes et femmes, de la place de la femme dans la société, diverge sur la forme de l’action et sur les modalités. Ces divergences ont empêché un travail en commun et ont retardé gravement le développement de l’égalité de droit et surtout, de fait, entre hommes et femmes. Nous avons évoqué l’attitude des féministes radicales allemandes à l’égard de Bertha von Suttner. Mais chaque groupe ignorait l’autre, aidé en cela par les hommes qui avaient une longue pratique syndicale et politique et savaient que le meilleur moyen pour continuer à régner était de diviser. 486 Auguste Fickert (1855-1910), autrichienne, avocate du droit des femmes et réformatrice sociale; connue à partir de 1889 pour avoir protesté contre l’abolition du droit de vote des femmes au Landroitag et dans les communes. A partir de ce moment-là, elle se fit la championne du droit de vote général et direct et identique pour les hommes et les femmes. Elle est une figure marquante du féminisme « bourgeois » autrichien. 487 Marie Lang (1858-1934), Autrichienne, représentante de l’aile radicale du mouvement féministe autrichien, cofondatrice et membre du comité directeur de L’association générale des femmes autrichiennes (des Allgemeinen Österreichischen Frauenvereines.) Elle combattit pour l’amélioration de la position juridique de la femme et des enfants illégitimes, pour l’abolition de la règlementation de la prostitution et le célibat des enseignantes. En effet en Autriche-Hongrie les institutrices et les infirmières devaient être célibataires. Si elles se mariaient elles devaient quitter leur poste. 488 Rosa Mayreder (1858-1938), avocate des droits de la femme (Frauenrechtlerin). Elle a créé avec Marie Lang et Marianne Hainisch rencontrées vers 1890 « L’association générale des femmes autrichiennes » (der Allgemeine Österreichische Frauenverein). Elle fut membre du comité directeur puis vice-présidente. A partir de 1899 elle édita avec Marie Lang et Auguste Fickert le magazine les « documents des femmes » („Dokumente der Frauen"). 195 Toutefois, en dépit des divergences idéologiques et des barrières sociales, il se dégageait un but commun : l’éducation des filles, une moralisation des mœurs, y compris de la politique et pour presque toutes, le droit de vote passif et actif. Le mouvement des femmes est né aussi bien en Autriche qu’en Allemagne en 1897 sous l’impulsion du mouvement prolétarien, à la tête duquel il faut nommer entre autres Adelheid Popp489, Clara Zetkin490 et Rosa Luxembourg491. Les deux dernières, engagées pour la paix, ignorent Bertha von Suttner dans leurs publications. Dans l’ensemble, les autres femmes se méfiaient de Bertha, jugée trop grande dame, trop bourgeoise, trop timorée. Ses efforts de rapprochement avec le mouvement prolétarien n’ont pas trouvé d’écho. Adelheid Popp notamment s’est toujours montrée réticente, probablement par préjugé de classe, ainsi que le juge, de façon un peu grossière, Irma Hildebrandt : « une autre raison a pu être déterminante pour ne pas travailler avec les femmes « bourgeoises » : elles sortaient de la mauvaise écurie»492. De toute façon, chacune donnait la priorité de son action à son mouvement ; Bertha von Suttner s’était engagée pour la paix en raison de ses convictions philosophiques et religieuses et c’est cet aspect qui a prédominé à partir des années 1895, engloutissant toutes ses forces. Popp ou Zetkin ont mis en avant la lutte des classes, la paix devant découler d’ellemême, de la victoire prolétarienne. Zetkin s’est tournée vers le pacifisme bien plus tard, par réalisme, plus que par conviction. Bertha von Suttner travaillait donc avec le mouvement féministe. Elle était en relation avec Auguste Fickert, Rosa Mayreder, Marianne Hainisch, mais aussi Rosa Luxembourg ou Adelheid Popp, même si les idées politiques communistes des deux dernières ont occulté les points communs entre elles. A. Popp se méfiait de Bertha qui était trop riche à ses yeux. C’est un préjugé traditionnel de classe. 489 Adelheid Popp (1869-1939) féministe, socialiste autrichienne, elle a travaillé comme journaliste et politicienne, a créé « Le Mouvement des femmes prolétarienne en Autriche ». 490 Clara Zetkin, (1857-1933) enseignante, journaliste et femme politique marxiste allemande. C'est une figure (pacifistes) pour s'y retrouver dans le courant révolutionnaire que constitue la Ligue spartakiste. Ce courant donne naissance pendant la révolution allemande au Parti communiste d'Allemagne (KPD), dont Clara Zetkin sera députée au Reichstag durant la République de Weimar, de 1920 à 1933. 491 Rosa Luxemburg (1870-1919), militante et théoricienne marxiste, socialiste, communiste et révolutionnaire allemande, née en Pologne le 5 mars 1871 et morte assassinée le 15 janvier 1919 pendant la Révolution allemande, lors de la répression de la Révolte spartakiste de Berlin. Figure de l'aile gauche de l'Internationale socialiste, fidèle à l'internationalisme, elle s'est opposée à la Première Guerre mondiale. Pour cette raison, elle fut exclue du SPD, et cofonda la Ligue spartakiste. 492 „Ein weiterer Grund mag ausschlaggebend gewesen sein, nicht enger mit den « bürgerlichen » Frauen zusammenzuarbeiten : Sie haben den falschen Stallgeruch.“, Irma Hildebrandt, Frauen, die Geschichte schrieben, München, Diederichs, 2002, p. 373 196 Brigitte Hamann, étudiant cette relation de Bertha von Suttner avec les féministes, souligne qu’elle ne manquait jamais une occasion de souligner l’importance des actions des comités de femmes pour la paix, de participer à des congrès ou rassemblements féministes, d’écrire des articles ou des contributions diverses, de signer des pétitions et d’entrer en relation avec les mouvements étrangers, anglais, français, allemands ou américains. B. Hamann cite aussi la lettre de Bertha von Suttner à Auguste Fickert en réponse à la demande de « collaboration à la lutte pour le droit de vote »: Je dois absolument m'en tenir à l'un des aspects de l'activité à laquelle je me consacre et qui m'accapare au plus haut point. Vous n'imaginez pas quelle charge de travail m'incombe, entre les relations avec les sociétés pacifistes, la publication de ma revue spécialisée et la rédaction d'articles etc.; -je sais déjà à peine comment en venir à bout". Pour cette raison, elle ne pouvait pas s'engager personnellement dans le mouvement féministe. "En revanche, j’enverrai une manifestation de sympathie dont l’office sera de montrer que j’adhère à vos objectifs".493 Elle pria instamment Auguste Fickert de faire preuve de compréhension à son égard car écrit-elle : « Je dois du reste, également, me consacrer à mon activité littéraire et toutes mes sœurs me concéderont que je le fais de manière à défendre la cause de l'égalité des droits de notre sexe...494 » Nous trouvons, quant à nous, que Bertha von Suttner s’attache précisément à montrer une voie d’émancipation des femmes, moins brutale que celle des féministes révolutionnaires mais non moins authentique et peut-être plus intégrale, comme nous le préciserons ultérieurement. Cette voie est conforme à sa conception générale de la vie, qui se veut harmonieuse et sans heurts violents. 493 „Ich muβ (en italique dans le texte) grundsätzlich bei der einen Sphäre der Tätigkeit verharren, in die ich mich begeben habe, und die mich über alle Maßen in Anspruch nimmt. Sie machen sich keinen begriff, welche Arbeitslast mir durch den verkehr mit den Friedensgesellschaften, der Herausgabe meines Fachblattes, der Abfassung von einschlägigen Artikeln etc. zugefallen ist; - ich weiß jetzt schon kaum, wie es zu bewältigen.“ Sie könne sich deshalb nicht persönlich in der Frauenbewegung engagieren. „Hingegen werde ich eine Sympathiekundgebung einschicken,… die ja den Zweck erfüllen wird, zu zeigen, daß ich mich mit Ihren Zielen einverstanden erkläre.“ Lettre de Bertha von Suttner à Auguste Fickert, 01.04.1892, citée par Brigitte Hamann dans la biographie Bertha von Suttner, p. 453-454. 494 Lettre de Bertha von Suttner à Auguste Fickert, 01.04.1892, citée par Brigitte Hamann, pour cet extrait dans l’article « Bertha von Suttner et le féminisme – les femmes et la paix », in CESE, op. cité, pp. 27-33. 197 II. LA SITUATION DE LA FEMME DANS LES ROMANS DE BERTHA VON SUTTNER A. POURQUOI LE ROMAN ? LE ROMAN COMME UNE ARME ? Bertha von Suttner ne tient pas de salon mais privilégie le roman ou la nouvelle pour toucher le public le plus large possible et notamment pour sensibiliser la femme à ses problèmes et si possible, la faire évoluer. Elle est convaincue que l’oppression des femmes cessera quand elles auront appris à penser et pourront, de ce fait, se mêler de tous les débats de société, et décider par elles-mêmes de ce qu’elles peuvent, veulent et doivent faire et ceci dans tous les domaines. L’écrivain doit être utile, élever le niveau, rendre heureux – il doit avoir servi la vérité, la justice et la beauté, il doit aider à enlever les préjugés qui empêchent la joie, détruire la superstition et l’obscurité.495 Dans sa correspondance avec Irma von Troll-Borostyáni496 elle est très explicite sur sa volonté de faire penser les femmes. Les livres théoriques étaient publiés sous 495 „ [Der Schriftsteller] soll nützen, erheben, beglücken – er soll der Wahrheit, der Gerechtigkeit und der Schönheit gedient haben, freudenhemmende Vorurteil wegräumen, Aberglauben und Dunkel zerstören helfen.“, Bertha von Suttner, Schriftstellerroman, op. cit., p. 149. 496 Irma Troll-Borostyáni (1847-1912) était également une écrivaine autrichienne engagée dans la critique de la société. Elle habitait Salzbourg. La correspondance, 18 lettres de Bertha von Suttner et 23 de Irma Troll-Borostyáni, que les deux femmes ont échangée entre 1886 et 1890 est conservée à Genève à la bibliothèque des Nations Unies, fond Fried-Suttner, box 121, mais n’est pas publiée. Le contenu de certaines lettres ou cartes postales donne à voir qu’il manque quelques pièces. Nous citons d’après le texte original, mais avec parfois l’aide de Edelgard Biedermann qui a étudié cette correspondance et signalé que certains passages sont difficilement déchiffrables, comme presque toute la correspondance au demeurant, soit à cause de l’écriture, soit parce que l’encre a passé. Les lettres contiennent des indications précieuses sur leurs conceptions du métier, les relations avec les éditeurs ou les rédacteurs des magazines, la place de la femme et tout spécialement de la femme écrivain dans la société, de la nécessité d’éclairer (aufklären) les femmes. Dans les œuvres publiées, Irma Troll- Borostyáni était beaucoup plus radicale que Bertha von Suttner, notamment dans Gleichstellung der Geschlechter (1888), Das Weib und seine Kleidung (1897). Quelques autres ouvrages aux titres évocateurs de Troll-Borostyáni: Die Prostitution vor dem Gesetz - ein Apell an das deutsche Volk und seine Vertreter (1893), Das Recht der Frau (1893), Verbrechen der Liebe (1900), Katechismus der Frauenbewegung(1903).Aus der Tiefe, R. (1892), Onkel Clemens, R., (1897). pseudonyme pour éviter les préjugés « qui empêchent certains cercles de lire les livres signés avec un nom de femme »497, car là, elle voulait s’adresser « à un public d’hommes ou de femmes ayant un fort pouvoir de raisonnement, […] non pas à une réunion de tricot de tantes minaudières, ou à des élèves des classes supérieures d’un institut de jeunes filles498 », ces dernières ne lisant que des romans et encore expurgés. Et c’est par les romans et nouvelles que « les maudites femelles » seront arrachées "à l’obscurité de leur esprit."499 C’est sa façon à elle de « faire du féminisme ». Il n’est pas possible de passer sous silence le fait qu’elle a besoin d’écrire pour vivre et que ses romans lui ont donné un certain temps, une indépendance financière que peu de femmes connaissaient, autre preuve de son avance sur son temps. Preuve par l’exemple cette fois, car notre auteure a visé à convaincre par la parole et par l’exemple. Se pose alors la question de la portée pédagogique de ses romans et nouvelles. L’intention affichée de Bertha von Suttner comme de Troll-Borostyáni est d’informer, « d’éclairer » ses lecteurs, majoritairement des femmes, de les déniaiser, tout en les divertissant. Elle est convaincue que les femmes sont douées de raison mais qu’il faut utiliser un langage à leur portée parce que, comme le dit Bourdieu : « le langage philosophique peut être un langage intimidant, s’il est un langage de classe, un langage qui classe, un langage de la distinction.500». On peut avoir l’impression « qu’il y a des moments ou l’on joue avec le langage pour intimider 501» La forme de l’essai rebutait a priori les femmes, si elles y avaient accès. Restait donc les formes qu’elles lisaient : les romans, les nouvelles ou la poésie. Les principaux thèmes abordés par les deux écrivaines, aussi bien dans leur correspondance que dans leurs œuvres sont l’émancipation des femmes, l’hypocrisie (die Doppelmoral) omniprésente et la libre pensée (die Freidenkerei) ou le penser librement (das freieDenken) selon les moments, la place de la raison dans la vie et le rôle et l’importance de l’écrivain. A partir de 1890 la correspondance est arrêtée et cela va de 497 „[Vorurteil], welches von vornherein gewisse Kreise von der Lektüre eines von Frauennamen gezeichneten Buches abhält.“ Lettre du 16 octobre 1886, cité par Edelgard Biedermann in „Eine Genossin des leibhaftigen Gottseibeiuns?“, in Österreichische Sprache, Literatur und Gesellschaft, Münster, Nodus Publikationen, 2000, p. 139-151. 498 „Zu einem Publikum von Männern oder verstandesstarken Frauen, […] nicht aber zu einer Strickstrumpfversammlung von zimperlichen Tanten, oder zu des oberen Klassen eines Fräuleininstituts“, Schriftstellerroman, p. 191. 499 „Die verfluchten Weiber » [sollen durch diese Texte]« aus ihrer Geisterdämmerung“ aufgeweckt werden.“, Lettre de Bertha von Suttner à Irma Troll- Borostyáni (1847-1912), du 14 octobre 1886. 500 D’après Bourdieu dans Ce que parler veut dire. 501 D’après Michel Onfray, émission du 15 août 2008 sur France culture. 199 pair avec un manque de temps et une préoccupation de plus en plus forte pour la paix chez Suttner et avec un investissement plus important au service des femmes avec les notions d’études supérieures et d’indépendance intellectuelle pour les femmes chez Troll- Borostyáni, avec un nombre croissant d’ouvrages spécifiques et théoriques chez l’une comme chez l’autre. Si l’on étudie d’un peu plus près les romans de Suttner, on voit que l’auteure critique partout la société, et que ce sont toujours des romans d’éducation de jeunes filles, pas de jeunes hommes comme aux siècles passés. Ces jeunes filles vont passer du stade « potiches de salon » à celui d’êtres à part entière, réfléchies et douées de raison. Elles sont éduquées dans leur prime jeunesse par leur mère ou bien souvent par un père ou un oncle « éclairé », ce qui les rend aptes au terme du roman à embrasser les idées modernes et à rompre avec la tradition. Le but principal comme le résume Léopold Katscher est de rendre le lectorat attentif à la question sociale. La société doit être amenée à prendre en considération les grandes fermentations qui bouillonnent en son sein.502» Plusieurs critiques disent que Bertha von Suttner n’a pas soutenu la cause des femmes, ce qui est totalement faux comme les exemples cités plus haut l’ont montré. Seulement, son objectif majeur, surtout après 1890, n’était pas les femmes mais la paix et comme elle l’a écrit maintes fois, elle ne pouvait se consacrer entièrement à deux causes simultanément. L’autre facteur qui a joué est son tempérament plutôt doux et légaliste, même si elle était pleine d’énergie et de persévérance, mais en aucun cas violente, ni révolutionnaire. Le mouvement féministe n’était pas du tout unitaire, disons qu’il y avait essentiellement deux branches, l’une prolétarienne, avec Rosa Luxembourg, Clara Zetkin, Adelheid Popp, était plus révolutionnaire et l’autre bourgeoise à laquelle appartenait Bertha von Suttner, qui ne croyait pas du tout à la révolution. Chacune des branches a donc une priorité différente. Les révolutionnaires ont pour objectif premier de changer la société. Elles sont inscrites dans la lutte des classes et elles sont convaincues que l’individu changera quand elles auront aboli les classes. Pour Bertha von Suttner c’est l’ordre inverse : elle veut changer l’individu qui 502 „Es scheint, die Tendenz zu haben, die Lesewelt auf die soziale Frage aufmerksam zu machen. Die Gesellschaft soll veranlasst werden, die großen Gährungen zu beachten, die sich in ihrem Schosse vollziehen.“ Leopold Katscher. 200 changera la société. Et elle pense y parvenir par la prise de conscience individuelle des problèmes et des solutions possibles, grâce à la littérature. Cependant, elle n’est pas seule à faire cela : d’autres écrivaines de l’époque dont nous avons parlé par ailleurs, comme Troll- Borostyáni, Rosa Mayreder, Marie Ebner-Eschenbach, ou même Eugénie Marlitt ont les mêmes préoccupations, mais les thèmes abordés ne sont pas tout à fait les mêmes ou ils seront exposés avec plus de prudence. La plupart des commentateurs s’accordent sur le fait que Bertha von Suttner n’avait pas de génie littéraire : si sa plume est alerte, c’est plutôt dans les œuvres courtes, nouvelles ou libelles qu’elle excelle. Par-delà ses engagements sincères, elle a aussi toujours écrit par nécessité, essentiellement financière. Jusqu’au début des années 1890 elle n’a produit que deux ouvrages que l’on peut classer comme ouvrages de vulgarisation philosophique (Inventaire d’une âme, 1883 et L’Âge des machines, 1889), mais en revanche quantité de romans et de nouvelles. A partir de 1891, elle a commencé à écrire des articles de journaux, des brochures, des libelles pour promouvoir l’œuvre qui lui tenait désormais à cœur : la paix, partout et pour toujours. Son mode d’expression a donc changé après Bas les armes!. Même si elle a encore écrit quelques romans après cette date, ils sont un peu bâclés et n’apportent plus grand-chose à sa pensée, et encore moins à la qualité de sa prose. A.1. Zola, un modèle ? En 1888 Bertha von Suttner a publié le Roman d’un écrivain qui donne clairement sa position dans le domaine littéraire et fait le tour des questions romanesques et des styles littéraires. Elle expose les problèmes de la création et de l’édition, en particulier pour les femmes, qui, si elles ne veulent pas se cantonner aux romans à l’eau de rose, doivent publier sous pseudonyme. Ainsi dans ce roman, l’écrivaine Marie écrit sous le pseudonyme de Christian Gehring. Elle n’envisage à aucun moment de dévoiler son vrai nom. Cela rappelle George Sand et sa vie à la campagne, sa volonté d’écrire sur tous les sujets mais sans dévoiler sa véritable identité, ce qui lui laissait finalement une bien plus grande liberté. Cependant la liberté de moeurs de George Sand ne se retrouve nullement chez Marie, alias Christian Gehring, ni chez Bertha von Suttner. De plus les thèmes champêtres sont totalement absents de la production suttnérienne, la nature étant presque toujours celle des parcs. 201 Dans le Roman d’un écrivain beaucoup de discussions et de dialogues tournent autour des écoles littéraires et plus particulièrement du réalisme, dont Bertha von Suttner se réclame, n’approuvant ni le romantisme, qui appartient au passé, ni l’art pour l’art, qui est déjà dans l’air du temps mais qu’elle dit trop schématique et trop artificiel, manquant de contenu. Elle veut « décrire en vérité et fidélité, se libérer des modèles usés, de l’imitation des romans-types en cours.»503 Elle reprend à son compte ce que dit Zola : Notre héros, n'est plus le pur esprit, l'homme abstrait du XVIIIe siècle. Il est le sujet physiologique de notre science actuelle, un être qui est composé d'organes et qui trempe dans un milieu dont il est pénétré à chaque heure… Tous les sens vont agir sur l’âme. Dans chacun de ses mouvements l’âme sera précipitée ou ralentie par la vue, l’odorat, l’ouïe, le goût, le toucher. La conception d’une âme isolée, fonctionnant toute seule dans le vide, devient fausse. C’est de la mécanique psychologique, ce n’est plus de la vie.504 Bien qu’elle insiste beaucoup sur le modèle Zola et sur la nécessité de donner un contenu à l’œuvre, ses personnages restent souvent verbeux : Le style n’est que l’extérieur en littérature, – En dehors du genre poétique, c’est le contenu qui donne sa valeur à l’œuvre et c’est ce qui apparaît dans l’enveloppe de tel ou tel genre littéraire qui doit être un noyau plein de sentiments, de pensées et d’expériences.505 Elle transmet surtout des pensées et n’anime pas suffisamment ses personnages qui deviennent des porteurs de thèses. Et en cela elle prend ses distances avec le modèle naturaliste et donc avec le Zola de la seconde période, pour qui le roman doit être une enquête ancrée dans un certain milieu. Il doit analyser l'homme entièrement expliqué par la physiologie et le milieu où il vit. Cela répond à une conception déterministe de l'homme à laquelle n’adhère pas l’auteure. Si elle ancre ses personnages dans la réalité, elle leur laisse un libre arbitre, et ils évoluent par la force de leur intellect et /ou de leur pensée. Car pour elle le maître mot reste celui de l’Aufklärung : éclairer les esprits et les 503 „[Sie will] wahr und treu schildern, sich von abgenützten Schablonen, von Nachbildung kursierenden Romantypen befreien.“, Schriftstellerroman, p. 192. 504 Zola, le Roman expérimental. 505 „Der Stil ist nur das äußerliche am Schrifttum, - abgesehen von der Dichtungsart, bestimmt der Dichtungsinhalt den Wert des Werkes und dasjenige, welches in die Schale der so oder so zu benennenden Stilgattung gehüllt erscheint, ein Kern von Gefühls-, Gedanken-, und Erfahrungsfülle sein soll.“, ibid., p. 197. 202 consciences, éduquer à tout prix, surtout les femmes, les amener à penser puisque, ditelle, : l’un de nos buts est aussi maintenant, d’inciter nos compatriotes à penser par eux-mêmes. Nous ne voulons pas édicter des lois, nous voulons guider et montrer le chemin qu’il faudrait emprunter.506 Tout ceci oriente à la fois le contenu qui doit émouvoir et le style qui reste réaliste, peignant la société du moment ce qui l’oblige à prendre parfois des libertés avec l’étroitesse d’esprit de l’édition, bien qu’elle en soit tributaire puisque elle en vit. Et ce métier n’est pas de bon rapport car « même des écrivains de talent ne parviennent pas à gagner suffisamment pour subvenir convenablement à leurs besoins et à ceux de leur famille507 » écrit-elle à propos du congrès des écrivains à Berlin et contrairement à ce que prônait Zola. Cela constituait cependant pour elle un apport non négligeable. En définitive, Bertha von Suttner poursuit toujours un double but : écrire des romans respectant les règles romanesques propres à émouvoir les lectrices et en même temps à les interpeler, pour ensuite les faire réfléchir. Mais, pour pouvoir être publiée, ce qui est son gagne-pain, elle ne peut pas contourner les règles moralisatrices des maisons d’édition qui veillent sévèrement au contenu des publications, plus particulièrement de celles destinées aux jeunes filles et femmes. Celles-ci ne doivent pas lire de lectures immorales (‘unsittliche Lektüre’), ce qui ne veut pas dire contraire à la morale établie, mais simplement qui parlent de l’amour et en particulier des plaisirs qu’il procure et surtout sans le condamner, car l’amour ne peut être qu’oblatif selon les règles en vigueur. Ne pas respecter ces règles, c’est risquer de ne pas être publiée. Ce qui justifie encore plus l’anonymat adopté pour Das Maschinenzeitalter (L’Âge des machines) où elle consacre de nombreuses pages à l’amour et à la sexualité. Cette œuvre à tendance philosophique n’était pas destinée d’abord aux femmes, à la différence des romans, sauf Bas les armes!. Les romans de Bertha von Suttner donnent à voir la société aristocratique, souvent la haute aristocratie, parfois la seconde société, presque toujours retirée sur ses terres, parfois de passage à Vienne. C’est une bonne description de la haute société 506 „Einer unserer Zwecke ist nun auch der, unsere Mitbürger zum selbständigen Denken anzuregen. Wir wollen nicht diktieren, wir wollen anleiten und auf den Weg hinweisen, der einzuschlagen wäre.“, Lebenserinnerungen, p. 250. 507 „Auch talentierte Schriftsteller [können] mitunter nicht genug erwerben, um sich und ihre Familie anständig zu erhalten.“ Ibid., p. 237. 203 autrichienne dans le dernier quart du XIXe siècle, dans un style réaliste, Zola restant son grand modèle. Libération du modèle, de l’hypocrisie esthétique, de la pruderie à la manière d’une vieille fille, de la routine et du mensonge. Le droit d’écrire vrai et avec audace est revendiqué ; […] Nous voulons présenter non seulement des Romains ou des Égyptiens, non seulement les peintres et « présidents » d’une « petite résidence » dans leur traditionnel voyage en Italie, mais des hommes que l’on connaît et voit, qui vivent à Vienne, Berlin ou Munich, qui perlent et sentent comme toi et moi, qui se trompent et hésitent comme des hommes et ne sont pas des parangons de vertu, [à la façon] de maître Zola.508 Dans ces romans réalistes l’amour tient la première place, selon la logique du genre romanesque. En ce sens, ses romans ne sont pas très différents de ceux des autres écrivaines du moment, comme Eugénie Marlitt, Betty Paoli ou Emilie Mataja, alias Emile Marriot, Maximiliane von Weissenthurn, voire Marie Ebner-Eschenbach ou Courths-Mahler509. Selon une écrivaine contemporaine, dans un ouvrage « grand public », ces auteures invitent leurs lectrices à s’identifier aux personnages de songes de ces histoires d’amours où les problèmes, moments retardateurs dans les récits, « sont exposés sans que l’on donne à la lectrice de clé pour les résoudre. (…) Un appel pour que les femmes accèdent à plus de liberté de la part de ces romancières leur ferait perdre des ventes, aussi s’en gardent-elles bien.»510 Cela est vrai d’un premier abord mais si on étudie certaines œuvres sous l’angle de la sociologie interne de Goldmann on constate, du moins chez Bertha von Suttner, que l’œuvre est « l’expression microcosmique du monde dans lequel elle a pris naissance », une sorte « d’abrégé symbolique de la loi collective du moment et du milieu culturel au sein desquels elle a été produite »511. C’est expressément ce que dit notre auteure de Bas les armes! qui, selon elle, n’a connu le succès que parce que le thème était dans l’air du temps et répondait en somme à une attente des lecteurs. 508 „Befreiung von der Schablone, von ästhetischer Heuchelei, von altjüngferlicher Prüderie, von der Routine und der Lüge. Das Recht, wahr und kühn zu schreiben, wird beansprucht ; […] nicht nur Römer oder Ägypter, nicht nur die herkömmlichen italienreisenden Maler und „Präsidenten“ einer „kleinen Residenz“ will man vorführen, sondern Menschen, die man kennt und sieht ; die in Wien, in Berlin oder München leben, die so sprechen und fühlen wie ich und du, die wie Menschen irren und schwanken und nicht Ausbünde aller Tugenden sind, [nach Art von] Meister Zola.“ Schriftstellerroman, op. cit., p.191. 509 Hedwig Courths-Mahler (1867-1950) écrivaine allemande très connue, encore lue et éditée. 510 Bertin, Célia, la femme à Vienne au temps de Freud, Stock, Paris, 1989, p.55 511 Lucien Goldmann : Pour une sociologie du roman, Paris, 1964, p. 54 204 Je crois effectivement que lorsqu’un livre à thèse a du succès, cela ne dépend pas de l’effet qu’il exerce sur l’esprit du temps, mais au contraire que le succès est un effet de l’esprit du temps.512 Pour bien mettre en valeur les différents points de vue qui sont dans l’air du temps justement, elle utilise beaucoup les dialogues où chacun donne son point de vue. Même si elle a son idée elle ne l’impose pas. Une autre technique fréquente est l’insertion de lettres, parfois fictives mais aussi parfois émanant de personnages connus. Enfin, elle insère volontiers des articles de règlements ou des textes officiels (déclarations de guerre, code civil, extraits de discours) pour être « réaliste ». Nous l’avons dit, Bertha von Suttner veut faire œuvre pédagogique. Dans la tradition de l’Aufklärung elle veut « éclairer ses lecteurs », car elle compte bien que ses romans seront lus aussi par des hommes. Il ne faut donc pas heurter de plein fouet. Mais ce qui est particulier, c’est qu’elle fait évoluer les jeunes filles au cours du roman qui devient une sorte de roman d’apprentissage mais, à la différence de ce qui était courant auparavant, c’est une jeune fille qui reçoit cet apprentissage et non pas un garçon. Ceci la met en avance sur son temps, puisqu’elle veut instruire des jeunes filles réputées n’avoir ni cervelle ni logique. Autre particularité liée à la précédente, c’est que ses héroïnes sont toutes autodidactes, comme Bertha elle-même. Souvent, elles n’ont pas fréquenté l’école mais ont bénéficié de gouvernantes françaises ou anglaises. Grâce à l’énorme bibliothèque du père, à laquelle elles ont accès, ces jeunes filles se forment elles-mêmes dans les matières scientifiques et philosophiques, par des lectures, mais toujours avec l’aide d’un homme qui, lui, a le savoir mais accepte ou plutôt souhaite le partager. Ceci est une vraie différence avec l’époque où les hommes étaient le plus souvent misogynes, surtout dans le domaine intellectuel et culturel. Citons par exemple le père et le frère de Rosa dans Les penseurs profonds (die Tiefinnersten), ou l’amoureux. : Mylthus dans Un mauvais homme, Ralph dans Eva Siebeck mais aussi le mari Tilling dans Bas les armes!. Il faut noter que les romans de Marie Ebner-Eschenbach513 sont dits d’un meilleur niveau littéraire mais l’auteure n’essaie pas de convaincre son public, de l’éclairer ou 512 „Ich glaube nämlich, daß, wenn ein Tendenzbuch Erfolg hat, dies nicht von der Wirkung abhängt, die es auf den Geist der Zeit ausübt, sondern umgekehrt, daß der Erfolg eine Wirkung des Zeitgeistes ist.“, Bertha von Suttner, Krieg und Frieden, Sonderdruck eines Vortrages in München vom 5. 2. 1900, p.17, in Hamann, op.cit. p. 136 513 Marie Ebner-Eschenbach, voir supra, note 145 p. 174 205 de se rebeller. Quant à Courths Mahler, elle a délibérément choisi de n’écrire que des romans qui plaisaient au public féminin, distrayants et faciles à lire. Grâce à ses 208 romans dont la plupart traduits en treize langues, elle a amassé une petite fortune. A la différence de Bertha von Suttner ou de Troll-Borostyáni, elle n’avait pas du tout l’ambition d’instruire ses compatriotes. Tous ses romans sont écrits sur le même modèle. Les personnages parcourent un itinéraire entre souffrance et misère pour parvenir au bonheur. Cela correspond aux attentes d’un large public qui cherche dans la lecture de romans une distraction et un exutoire à son mal-être. Il veut s’évader, fuir le quotidien pour lui échapper. Il est vraisemblable que l’on pourrait dire la même chose de la plupart des écrivaines autrichiennes (plus de 200), répertoriées par Sigrid SchmidBortenschlager et Hanna Schnedl-Bubeniček dans leur ouvrage Écrivaines autrichiennes, 1880-1938.514 Bertha von Suttner a essayé d’émouvoir et d’instruire, de distraire et de faire réfléchir. B. LES STEREOTYPES DU ROMAN SUTTNERIEN B.1. Les personnages B.1.1. Les femmes Bertha von Suttner reprend d’abord les images traditionnelles et conventionnelles des romans, pour toucher les lectrices (peut-être aussi les lecteurs) et leur permettre une identification. Les femmes sont généralement orphelines et presque toujours de mère, ce qui est une allusion à la mortalité puerpérale et ce qui peut aussi expliquer que les veufs veulent se remarier. (Mais ce fait biographique : les fiançailles rompues avec le millionnaire magnat de la presse Heine-Geldern515, vieux et veuf, n’a pas été repris.) Orphelines de 514 Sigrid Schmid-Bortenschlager et Hanna Schnedl-Bubeniček, Österreichische Schriftstellerinnen,18801938, Stuttgart, 1982, Akademischer Verlag Hans-Dieter Heinz. 515 Gustav von Heine-Geldern, (1803-1886), frère du poète Heinrich Heine (1797-1856). Bien que né à Hambourg, il a servi dans l’armée habsbourgeoise qu’il a quittée en 1846 avec le grade de lieutenantcolonel. En 1847 il a créé à Vienne le quotidien Fremden-Blatt, qui devint l’organe officiel du ministère de l’extérieur. « Grâce de bonnes relations gouvernementales et à des dons généreux d’intérêt général »[ 206 mère, elles sont élevées par le père mais sans marâtre. Il est à remarquer que Bertha von Suttner était elle-même orpheline de père et a toujours gardé beaucoup d’affection pour sa mère. Elle chérissait son tuteur, le comte Fürstenberg, qui le lui rendait bien. Le choix romanesque a deux autres raisons : l’une purement littéraire, car une orpheline de mère inspire plus de compassion qu’une orpheline de père ; l’autre raison est didactique : Bertha veut que ses héroïnes soient cultivées et elles ne peuvent acquérir la culture, surtout scientifique que par ceux qui sont eux-mêmes cultivés c’est-à-dire les hommes. De plus, elle montre le fonctionnement de la Société puisque la fille est élevée par une parentèle, ainsi dans Un mauvais homme, Margarete est élevée chez sa tante, dans High Life, Gertrude est chez sa grand-mère, parfois c’est une amie des parents qui recueille l’orpheline, comme Eva dans le roman Eva Siebeck. Elles sont aussi presque toutes issues d’une mésalliance, ce qui constitue pour elles un handicap et ne leur permet pas d’évoluer dans la Société, mais elles en sont aux marges. Cependant cette mésalliance est généralement le fruit de l’amour et là, Bertha von Suttner se place d’emblée du côté de l’amour, du côté du libre choix du partenaire même si cela doit avoir des conséquences négatives dans l’insertion sociale. Elles sont dans des familles nobles, souvent ruinées, soit par le jeu (rarement) ou des suites de mauvais placements ou du krach boursier de 1873 à Vienne. Elles vivent généralement chez une tante (cas général) ou chez la grand’mère (Gertrud dans High life) voire chez une amie (Eva dans Eva Siebeck). Elles suivent les mouvements de la Société de l’époque, passant l’été à la campagne et l’hiver à Vienne, en compagnie de très nombreux militaires. En général, la première rencontre a lieu juste avant la présentation officielle donc à dix sept ans et demi. Elle provoque le premier émoi et elle est « fatale ». Cette rencontre se fait souvent avant la « présentation » qui se transforme alors en apothéose pour la jeune comtesse qui a déjà été choisie et que les autres congratulent copieusement in Hamann, op.cit. p. 24], il fut décoré en 1867 de l’Ordre de la Couronne de fer de IIIe classe, dont les récipiendaires recevaient le titre de chevalier. Cet ordre créé sous napoléon Ier et repris à son compte après modification par l’empereur d’Autriche François Ier permettait à la dynastie de s’attacher la bourgeoisie en expansion, pour la remercier de participer au développement économique du pays. Gustav Heine fut élevé au grade de baron en 1870 et put adjoindre à son nom le prédicat von Geldern, du nom de sa mère. A 52 ans il demanda Bertha en mariage et les fiançailles furent annoncées, accompagnées de somptueux cadeaux mais la fiancée, offusquée par le premier baiser les rompit. [ D’après Hamann, wikipedia et Larousse] 207 même si au fond d’elles-mêmes elles sont jalouses, mais c’est la bienséance... La jeune fille est la figure de l’ignorance. Ignorance de tout ce qui n’est pas la toilette ou les bonnes manières et tout particulièrement de tout ce qui concerne son corps et sa sexualité. Mais ces caractéristiques se retrouvent chez les autres écrivaines du moment qui, elles aussi, publient fréquemment sous pseudonyme masculin (par exemple Irma Troll-Borostyány avait pour pseudonyme Leo Bergen). Courts-Mahler, Marlitt ou Ebner-Eschenbach présentent des situations très voisines, sauf pour l’absence de mère et surtout la présence d’un père lettré et qui veut développer les qualités intellectuelles de sa fille, ce qui va à l’encontre de la tradition patriarcale. Toutefois les héroïnes ne sont pas différentes du milieu ambiant. Le poids des convenances pèse sur elles aussi. Cela se traduit dans leur tenue vestimentaire, parure et vêture, sujet de conversation majeur des femmes dans les romans, comme dans la vie. Bertha von Suttner accorde une large place à la description des toilettes avec une critique de tout ce que les femmes y consacrent de temps et d’argent au lieu de cultiver leur esprit. Quels trésors de temps, de force intellectuelle étaient gaspillés par les femmes en ce temps-là pour atteindre leur but le plus profitable : être belle ou du moins le paraître, est incalculable. La ‘toilette’ était le nom de tout ce culte. […] Chez les femmes la question : « que vais-je porter ? » représentait les deux tiers de leurs intérêts vitaux.516 Car le but, pour les jeunes filles, était de faire un bon parti. Ainsi Eva songe après l’annonce surprise de son mariage avec Robert qu’elle n’aura désormais plus besoin de rafraîchir ses vieilles robes pour pouvoir les remettre car elle a et aura un superbe trousseau qu’elle pourra renouveler à loisir. Bertha von Suttner signale, par exemple, dans ses Mémoires que sa nièce (et rivale) Marie-Louise, elle, peut se permettre de dépenser des sommes importantes pour ses toilettes alors que les autres femmes de la maison sont contraintes de « recycler » leurs vêtements, comme certaines héroïnes de ses romans. Elle-même a toujours accordé beaucoup d’importance à ses toilettes. Ceci est confirmé par l’utilisation d’une partie de son prix Nobel pour s’offrir une élégante garde robe, pour le voyage à Christiania pour la réception du prix et pour le discours 516 „Welche Schätze von Zeit, von geistiger Kraft damals von den Frauen vergeudet wurden, um ihr lohnendstes Ehrenziel: schön zu sein oder mindestens zu erscheinen, zu erreichen, das ist unberechenbar. ‚Toilette’ war der Name jenes ganzen Kultus. […]Bei den Frauen [stellte] die Frage: „was werde ich anziehen?“ zwei drittel der Lebensinteressen vor.“ Das Maschinenzeitalter, p. 114-115 208 officiel qu’elle devait prononcer. Après les années de pénurie, consécutives à la ruine d’Harmannsdorf, elle avait besoin de dépenser largement, et elle le fit en donnant beaucoup de cadeaux et en payant beaucoup des dettes de Harmannsdorf mais aussi de sa mère, de sa tante et même de son frère. Bertha von Suttner reprend l’image conventionnelle de la femme, respectueuse des convenances à tous les niveaux : mariage, tenue de maison, éducation des enfants. Mais toutes les femmes qu’elle présente ne sont pas conformes au modèle. Il y a aussi celles qui se rebellent et dont nous parlerons plus loin. Cela lui permet de laisser un choix d’identification aux lecteurs. On constate une grande passivité de la femme, faite pour admirer l’homme à qui elle est soumise et qui généralement ne se rebelle pas. L’auteure souligne à maintes reprises que les femmes sont responsables de leur soumission517, qui peut aller jusqu’à l’aliénation. Comme nous l’avons évoqué précédemment cela se voit chez Freud : sa femme n’a aucune existence propre et s’en contente d’ailleurs. De plus il a tout fait pour empêcher sa fille Anna d’être elle-même, d’avoir une réelle autonomie. Fin XIXe la femme n’existe que par rapport à l’homme et la biologie est venue au secours de l’idéologie patriarcale dominante pour définir une prétendue infériorité physique de la femme, notamment au niveau de son cerveau. Cette conception a la vie dure puisqu’au XXIe siècle Catherine Vidal, neurobiologiste, directrice de recherche à l’institut pasteur, doit encore publier un petit ouvrage intitulé : Hommes, femmes avonsnous le même cerveau ?, qui va tout à fait dans le sens de ce qu’écrit Bertha von Suttner. Dans la société, tout a été fait pour que la femme soit maintenue à un stade infantile. Au XIXe, comme nous l’avons déjà dit, grâce au dressage subi dans son enfance et son adolescence, la femme a la maîtrise de soi, de ses sentiments, au moins en apparence. Ce qui lui donne une touche de superficialité qui transparaît dans les conversations de salon qui restent les mêmes que celles des jeunes filles, en y ajoutant seulement les ragots sur les petites défaillances des unes et des autres. Ceux-ci sont la preuve que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes et que les sentiments ou les pulsions existent bel et bien. L’exemple le plus clair est celui des deux sœurs dans High life, l’une Cari restant toujours au stade parfaitement lisse de la parfaite femme du monde et l’autre Isi succombant à ses sentiments malgré une belle 517 « An der Hörigkeit sind die Hörigen schuld » est une expression de Bertha von Suttner qui a servi de titre à la publication de la thèse de Monika Mańczyk-Krygiel, Stuttgart, Verlag Hans-Dieter Heinz, 2002. 209 résistance. Et là c’est le drame, puisque l’amant est tué en duel par le mari infidèle mais tenant strictement aux principes de sa caste donc à la fidélité de son épouse. B.1.2. Les hommes : Bertha von Suttner ne parle guère des jeunes garçons, sauf pour souligner que toute leur éducation est orientée vers la guerre, sous couvert de patriotisme. Elle classe ses personnages masculins jeunes en deux catégories : d’abord les beaux partis qui sont beaux et riches mais ni courageux, ni intelligents. Tout ce qui les intéresse c’est la vie de plaisir comme elle le montre dans tous ses ouvrages. Voici l’autoportrait du baron Karl, fin de la trentaine, que l’on pourrait classer parmi les anciens jouisseurs : Indépendant, sans obligations professionnelles, possédant des revenus confortables, portant un nom de très vieille noblesse, – telle était ma situation extérieure. Enthousiaste, romantique, royaliste, avec un soupçon d’exaltation poétique – telles étaient mes qualités intérieures. Comme j’ai changé ! […] Je consacrerai un chapitre propre à l’histoire des révolutions de mes convictions. […]518 En général l’homme est beau, actif, intelligent, mais oisif et profiteur, très souvent méprisable, ignoble ce qui fait penser au Portrait de Dorian Gray (The Picture of Dorian Gray), le roman d'Oscar Wilde, publié en 1890 (révisé en 1891), qui présente un dandy épris d’hédonisme et à la personnalité équivoque. Ces beaux partis n’ont guère la sympathie de l’auteure qui prise les intellectuels. Les jeunes beaux sont les plus nombreux et participent bien de leur espace et de leur temps. Ils ont l’âge de se marier, c’est-à-dire autour de la trentaine. Ils sont mûrs et ont déjà vécu leur vie de garçon « garçonleben », comme le souligne l’auteure. Ce qui, bien sûr, tranche avec l’ignorance des jeunes filles. Dans ses romans certains hommes veulent une jeune fille selon les normes sociales en vigueur parce qu’ils ont été éduqués comme cela : le comte Arno Dotzky ou le cousin Konrad dans Bas les armes, et même bizarrement Rodolf, le fils de Martha, qui pourtant a été éduqué autrement. Viennent ensuite les vrais amoureux, ceux que Bertha aime. Ils sont beaux, 518 „Selbständig, ohne Berufspflichten, Besitzer bedeutender Einkünfte, Träger eines altadeligen namens – dies waren meine äußeren Verhältnisse. Enthusiast, Romantiker, Royalist mit einem Anfluge poetischer Schwärmerei – dies waren meine inneren Eigenschaften. Wie habe ich mich verändert! Der Geschichte meiner Überzeugungsrevolutionen werde ich auch ein eigenes Kapitel widmen.“ Inventarium einer Seele, p.21. 210 cultivés, vivant en retrait de leur caste, souvent plus âgés, comme le professeur de Daniela Dormes, comme Frank Mylthus, Ralph ou Friedrich Tilling. En général ils ont une expérience derrière eux et ils s’en servent, non pour en jouir, mais pour améliorer le monde. Ce sont des libéraux, réformateurs, engagés qui s’opposent aux premiers, conservateurs, jouisseurs et ennemis de toute évolution. Les hommes de cette catégorie veulent rompre avec le carcan social et veulent des êtres, hommes ou femmes, doués de raison et qui pensent en dehors des catégories préétablies. Ce sont ceux qu’elle appelle globalement les libéraux, qui ont une conception sociale issue des Lumières et qui marchent vers « l’humanité totale ». Elle croit qu’ils réformeront le monde. Les nombreux portraits qu’elle fait des hommes montrent qu’elle est très sensible à la beauté masculine mais qu’elle prise aussi et surtout l’esprit et la culture. L’homme n’est pas, pour elle, un ennemi comme pour beaucoup de féministes, ce qui la rapproche de certaines féministes actuelles. B.2. Les situations Nous l’avons dit les romans peignent la vie de la noblesse, avec le calendrier : l’hiver à Vienne, l’été à la campagne et avec les activités propres à chaque lieu : réceptions, opéra, chasse, pique-nique, bals. C’est un cercle fermé où l’on retrouve toujours rassemblés les mêmes individus et où ce sont toujours les mêmes conversations. Chaque roman présente une héroïne aux prises avec deux prétendants, par exemple Rosa entre le professeur de « philosophie profonde » qui l’émeut physiquement et le comte Georg Stohr-Merseburg qui l’attire par ses manières, ses paroles, son esprit. Parfois un homme est tiraillé entre deux femmes par exemple Otto Freiheim entre sa femme infidèle Arla qu’il n’aime plus et sa collègue Marie, dont il est amoureux mais qui ne veut pas céder à ses instances, par convenance. Bien sûr ces situations se dénouent toujours au profit de l’amour. Ce qui est, somme toute, le propre du roman populaire. La touche personnelle de Bertha est que l’amour est roi en toutes circonstances et qu’il peut exister et perdurer à l’intérieur d’un couple, même si la femme est instruite. Les jeunes filles ne trouvent pas directement le chemin de l’amour. Leur inexpérience totale les fait confondre premier émoi et amour mais aussi excitation des sens et amour. Cela les place parfois dans des situations scabreuses dont elles ne se 211 sortent bien, que par la magie du romancier. Ainsi Rosa a l’imprudence de monter seule, (ce qui est parfaitement inconvenant pour l’époque) chez son professeur de philosophie et d’entrer alors que la jeune fille qu’elle vient voir est absente. Elle s’expose ainsi aux regards lubriques et aux manœuvres d’approche audacieuses du professeur. Elle ne doit son salut qu’à l’arrivée de la fille du professeur. Peu de romancières ont présenté de telles scènes à la fin XIXe. La comtesse Mirzl, dans la nouvelle éponyme, se fait passer pour une chambrière pour revoir son amoureux devenu aide-jardinier. Elle va au bal du village. Sa beauté attire tous les regards et particulièrement son amoureux qui à la fin d’une danse l’entraîne dans les bois. Elle ne doit son salut qu’à l’arrivée du comte Paul attiré par ses cris d’effroi. Mais le lendemain le comte Paul veut lui rendre visite dans sa chambre. Lui prêtant des intentions peu honnêtes, elle saute par la fenêtre du deuxième étage et n’est sauvée que parce qu’une charrette de foin passe, par le plus grand des hasards, sous les fenêtres, juste à ce moment. B.3. Coups de théâtre : Parmi les procédés romanesques que Bertha von Suttner emploie souvent il y a les coups de théâtre pour résoudre les problèmes insolubles. Outre les solutions aux situations scabreuses citées il y a par exemple le mariage d’Eva avec Robert519, décidé en pleine nuit à la suite du retour impromptu du mari jaloux de Dorina, l’amie qui héberge Eva et l’amante de Robert. L’honneur est sauf ! A la fin de ce même roman un second coup de théâtre révèle que Robert n’est pas le fils de son père et que donc son mariage peut être annulé, ce qui permet au père putatif d’épouser Eva, car il est très droit et très légaliste. Grâce aux révélations tardives du médecin accoucheur de la mère de Robert, il est juridiquement possible de rompre le premier mariage, et Bertha von Suttner produit le décret. Mais au total c’est l’amour qui a gagné. Nous ne citerons pas tous les coups de théâtre car il y en a dans tous les romans et ce n’est pas réellement particulier à Bertha von Suttner. Nous ne citerons que celui où 519 Bertha von Suttner, Eva Siebeck, p. 45-46 puis p. 278. 212 les deux amants, enfin libres l’un et l’autre, se sont trouvés et peuvent envisager une vie à deux, mais ils périssent foudroyés dans la cabane où ils s’étaient mis à l’abri de l’orage. En réalité, Bertha ne savait plus comment terminer son roman. Comme elle avait son quota de pages elle a eu recours à une méthode drastique. S’il y a des coups de théâtre dans presque tous les romans, il y a aussi des mascarades et des travestissements, en plus des bals masqués. Deux femmes se distinguent dans cette série par le fait qu’elles dérogent et entrent au service pour conquérir le cœur de celui qu’elles aiment : Mirzl comme chambrière de la Comtesse Lotz, pour conquérir Franzl le garçon jardinier et Éléonore travestie en vieille gouvernante et gérante du Baron Alexander von Bolton dans La maison dans la montagne. Éléonore parvient à ses fins ; Mirzl rencontre aussi l’amour, mais pas celui qu’elle croyait. Bertha von Suttner suit la mode des bals masqués et des travestissements aussi, mais chez elle ils ont une fonction précise : la jeune fille ou femme qui se travestit veut se faire passer pour une autre pour conquérir celui qu’elle aime ou pour s’assurer qu’elle est aimée pour elle-même et non pour sa fortune ou ses titres. Ceci s’inscrit dans une longue tradition et on pourrait citer ici Beaumarchais ou Marivaux. Mais par rapport aux romancières germaniques, Bertha von Suttner est un cas à part, à la fois parce que ses héroïnes ne sont pas passives, et parce qu’elles utilisent des stratagèmes pour parvenir à leurs fins, qui est, ici, le mariage d’amour. C’est probablement à mettre en relation avec l’amour de Bertha von Suttner pour le théâtre et les travestissements, ainsi que pour toute forme de jeux de rôle. C. LES RUPTURES, LES TRANSGRESSIONS Ce en quoi Bertha von Suttner se distingue des autres écrivaines du moment, c’est justement qu’elle présente des situations qui sont apparemment les mêmes mais, qu’elle y introduit des éléments discordants et ceci à différents niveaux. Ainsi par exemple au niveau de l’éducation des filles surtout. C.1. L’éducation Dans les romans l’héroïne ne va pas à l’école, elle a une gouvernante, tandis que son frère a un précepteur, comme ce fut le cas pour Bertha. Ensuite le garçon va dans un 213 prytanée mais la fille ne va ni au couvent, ni à l’institut, et son éducation se poursuit à domicile et se résume aux cours de langues étrangères, de musique et chant, de danse, de maintien, d’initiation à la couture, à la tenue de maison et aux travaux d’aiguille. Mais cela donne un peu plus de liberté d’esprit et de comportement pour peu que la gouvernante ne soit pas trop rigide. Tout ceci ressemble complètement à ce qu’ont connu Bertha ou les filles Suttner. Quelques exceptions à cette éducation à domicile : Martha (Bas les armes !) et Illa (Un mauvais homme). Par contre toutes les comparses des héroïnes vont au couvent ou à l’institut. Autre particularité de Bertha von Suttner : traditionnellement le père ne s’occupe pas de l’éducation, surtout pas de celle des filles. Dans la répartition des tâches cela revient à la mère. Ici nous voyons des pères (pas tous) très attentifs à leurs filles et essayant de leur ouvrir l’esprit sur le monde. C’est le cas de tous les hommes « éclairés » qui peuplent les romans suttnériens et qui prennent à leur compte le rôle éducatif de l’homme des Lumières. Dans les autres romans de l’époque, pas de père éducateur comme chez Bertha von Suttner, mais plutôt des pères absents. Chez notre auteure on trouve deux modèles de père: l’ancien dans : Bas les armes! et Un mauvais homme ; le nouveau partout ailleurs dans : Les penseurs profonds (Rosa), Daniela Dormes (Daniela), Hanna (Hanna), Eva Siebeck (Eva). Ces derniers sont des moteurs dans la société et des propagandistes des idées de progrès. Les jeunes filles ou femmes ne se forment pas elles-mêmes, pas toutes seules : Il y a toujours quelqu’un qui les forme, par exemple la grand-mère selon la tradition dans High life, ou un homme qui participe à l’éducation et à la formation rationnelle, voire rationaliste de la jeune fille : un père et un mari (Daniela Dormes), un frère (Les penseurs profonds), un oncle Mylthus (Un mauvais homme), voire un ami le Dr Bresser dans Bas les armes!. C’est par ce biais de l’éducation rationaliste donnée par un homme que Bertha von Suttner est moderne. Bien sûr il fallait que ce soient des hommes qui enseignent le rationalisme puisque les femmes n’étaient pas encore instruites. De montrer des hommes prêts à aider des (leurs) femmes à sortir de leur soumission et de leur ignorance en leur faisant comprendre les nouveautés philosophiques, sociologiques et scientifiques était radicalement nouveau et subversif pour l’époque. Est-ce qu’on ne trouve pas là une construction du genre au sens le plus récent ? Il y a les filles que l’on dresse à être comme ceci ou comme cela, car sinon cela va contre 214 les convenances: Gertrude s’en plaint dans High life, même si c’est de façon naïve et que sa plainte est mal formulée : Elle avait souvent pensé que le plus grand bénéfice qu’un mariage pourrait lui apporter est qu’elle n’aurait plus à entendre la vieille phrase : ‘ça n’est pas convenable pour une jeune fille’.520 Il y a aussi quelques jeunes filles plus libérées, plus émancipées comme Daniela Dormes, Dora ou Mirzl, dans les œuvres éponymes, Babelina dans Un mauvais homme, qui choisissent l’amour au lieu des convenances, ou parfois en les masquant un temps pour s’assurer par un jeu de masques, de la qualité réelle de l’amour, comme Rosa dans Les penseurs profonds ou Eleonore dans La Maison dans la montagne. Dans ses romans, certains hommes, aussi, veulent une jeune fille selon les normes sociales en vigueur parce qu’ils ont été éduqués comme cela : le comte Arno Dotzky ou le cousin Konrad dans Bas les armes!, et même Rodolf, le fils de Martha car ça lui semble plus simple. Mais ceux de la troisième catégorie veulent rompre avec le carcan social et veulent des êtres, hommes ou femmes, doués de raison et qui pensent en dehors des catégories préétablies. En fait Bertha von Suttner est plus incisive que les autres romancières sur le problème des femmes, souvent au détriment du pur romanesque : elle a trop à cœur d’enseigner. Elle tend trop à démontrer et à se poser en modèle, non parfait certes, mais modèle de ce qu’il est possible de réaliser avec de la volonté. C’est donc une pédagogie par l’exemple. C.2. Les rébellions, les oppositions, les résistances Toutes les héroïnes ont une part de rébellion mais ne vont pas jusqu’à la rupture. Dans ce monde de la superficialité quelques femmes réfléchissent un peu. Elles vont contre les normes sociales de leur milieu, mais elles ne rompent pas complètement avec la société. Elles se placent à la marge, en refusant la victimisation, la discrimination dont elles sont victimes, mais aussi en voulant faire évoluer leur entourage. Ce sont des femmes debout et ouvertes sur leur entourage. Toutes les héroïnes adoptent, à un certain moment, cette posture. Elles veulent vivre librement, selon leur propre choix. Etait-ce 520 „Sie hatte schon öfter gedacht, daß der größte Gewinn, den ihr einmal eine Heirat bringen würde, darin bestünde, nicht mehr die alte Phrase hören zu müssen: „das schickt sich nicht für ein junges Mädchen.“ High life, p. 62. 215 possible dans la réalité ? Face à la superficialité des conversations de salon, elle oppose des discussions sur des sujets divers, allant de la poésie à l’économie politique ou la sociologie. C’est le cas de ses « dames de cœur » : Daniela, Martha ou Melinda. Toutes trois parviennent à vivre selon leur propre choix, en épousant l’homme qu’elles aiment mais aussi en étudiant les philosophes, sociologues et chercheurs modernes. Dans la vie, elles commencent par réfléchir, puis expriment des souhaits et ensuite agissent. C’est une démarche rationnelle loin des stéréotypes féminins. Alors que Hanna, Iltis, Eva ou Sylvia se laissent dominer par leurs sentiments, on pourrait dire par leur émoi physique, Daniela et Gertrude par exemple, introduisent de la rationalité dans leurs sentiments : être dominée par ses sentiments aurait été d’épouser quand même le comte ou le prince, or elles rompent leurs fiançailles, et par là-même refusent les normes sociales en cours, au nom d’un droit au bonheur conjugal partagé et du droit à être elles-mêmes des personnes. Dans plusieurs romans (notamment High life et Marthas Kinder) des duels opposent le mari, lui-même adultère, à l’amant de sa femme. Et selon la norme en cours c’est le mari qui sort vainqueur du duel et tue son rival. Malgré les conseils de leurs amis, les maris refusent de renoncer au duel. Les hommes ne sont pas accessibles à la raison dans ce domaine, ce qui explique comme nous l’avons dit dans la première partie, que le duel perdure car les hommes le ressentent comme un signe de virilité. Cela montre la prégnance des normes sociales, la faiblesse des héros, la victimisation des femmes. C. 2. 1. L’union libre et le libre choix du partenaire dans le mariage Nous pensions que Bertha von Suttner était résolument pour le mariage, car toutes ses héroïnes s’y plient de bonne grâce ; même si parfois elles expriment une réticence par rapport au choix de l’époux, ce n’est pas une révolte contre l’institution. Pourtant une petite nouvelle, faisant partie des Fantasmagories sur le gotha et intitulée « Monstrehochzeit » (« Mariage en ostentation »), présente un couple de fervents partisans de l’union libre qui se rencontrent dans le train les conduisant à la fête d’un triple mariage : noces d’or, noces d’argent et mariage appelé « noce de myrte » 216 (Myrthenhochzeit). Ils tombent amoureux l’un de l’autre mais restent fidèles à leur principe d’union libre et même l’annoncent au cours du repas, au moment des toasts. En fait c’est plus un plaidoyer pour l’union basée sur l’amour réciproque que contre le mariage en soi, bien sûr cela s’inscrit contre le mariage de raison et surtout le mariage arrangé, comme le raconte la jeune femme qui prône l’union libre. Combien y a-t-il vraiment de mariages qui sont ce qu’ils devraient être, c’est-à-dire des pactes entre deux cœurs qui battent l’un pour l’autre dans l’amour et la fidélité?521 C’est bien là ce que Bertha von Suttner pense du mariage. Sans amour et sans libre choix des partenaires, le mariage n’est qu’une « affaire ». Dans les romans quelques jeunes filles réussissent à faire passer leur point de vue et à choisir leur époux. Il faut beaucoup de volonté et d’énergie pour s’opposer à la volonté paternelle et à la pression sociale ambiante. Pourtant Bertha von Suttner nous montre des exemples de jeunes filles qui ne cèdent pas au mariage arrangé. Pour refuser, elles adoptent des stratégies différentes. Iltis (Un mauvais homme) préfèrerait rentrer au couvent que d’épouser son cousin, joueur et trousseur de jupons. Elle est sauvée de cette alternative par son autre cousin Frank, car un amour réciproque les unit malgré la différence d’âge. Giuletta (Daniela Dormes) préfère s’enfuir avec l’élu de son cœur, le lieutenant Müller. D’autres exemples montrent des filles qui, une fois engagées, reconnaissent leurs erreurs et reculent, allant jusqu’ à rompre des fiançailles officielles. C’est le cas de Daniela ou de Gertrude dont nous venons de parler. Daniela (Daniela Dormes) a longtemps tergiversé entre ses deux soupirants : le Français qui l’attirait physiquement, ce qui donne un bon exemple de la sexualité bien éveillée d’une femme, et son professeur, autrichien, juif, qui satisfaisait son intellect et la considérait comme un être à part entière. Se rendant compte qu’elle ne pourrait se plier aux exigences de son milieu sans être en permanence en porte-à-faux avec ellemême, elle rompt ses fiançailles avec le comte de Trélazure, va rejoindre son professeur et se jette dans ses bras, elle, si « komilfo », brise avec toutes les convenances. Gertrude découvrant que le cœur de son fiancé appartient à une autre, rompt ses 521 „Ach, wie viele Ehen gibt es eigentlich, welche das sind, was sie sein sollten, nämlich Bündnisse zweier in Treue und Liebe für einander schlagende Herzen?, „XI. Monstrehochzeit“ in Phantasien über den Gotha, Dresden und Leipzig, Pierson, 1894, pp. 212-233. 217 fiançailles, même s’il lui en coûte, puisqu’elle est vraiment amoureuse, au grand dam de tous. Son amie, sa grand-mère et son fiancé lui expliquent : Un tel mariage et se retirer ! Ce serait un malheur épouvantable et un scandale dans le monde. 522 […] Réfléchissez Gertrude, un tel éclat, les bavardages, les désagréments qu’une rupture entraîne, mon oncle, votre grand-mère, toute la société.523 Pour eux l’important c’est la situation et le respect de l’étiquette car la Société a toujours une réponse adéquate pour chaque situation « mais face à l’anormal on est sorti des rails ; on ne sait pas ce qu’il faut penser, dire, sentir. »524 Dans leur monde il ne faut pas faire de vagues, l’amour n’existe que dans les romans feuilletons. La grand-mère et son monde ne lui offrent comme alternative que l’entrée au couvent car « après cette rupture avec Wetterstein il ne se trouvera que difficilement un autre parti pour elle. » Et pourtant elle tiendra bon. Ce qui souligne bien la force de l’amour pour Gertrude comme pour son auteure et met en valeur la volonté dont sont dépourvues les héroïnes de romans populaires. Parfois le choix a été du côté du cœur, mais de façon irréfléchie et par manque de maturité, comme Sylvia dans Les enfants de Martha. Elle n’aura pas la clairvoyance de saisir que ce qui l’attire vers son fiancé et ce qui attire son fiancé vers elle, n’a rien à voir avec l’amour et n’est que purement physique. Elle perçoit bien les manques de son caractère, entrevoit les difficultés de leurs échanges et le manque d’intérêt pour tout ce qui la concerne, mais elle se laisse aveugler, endormir pourrait-on dire. Et là, c’est l’échec total avec des conséquences plus graves. D’autres femmes, enfin, choisissent leur partenaire, mais c’est parfois après avoir testé en catimini l’homme qu’elles aiment et qui les courtisent. C’est le cas de Hanna (Hanna), Eva (Eva Siebeck), Mirzl (Franzl et Mirzl), Eléonore (La maison dans la montagne). La première union ou la première tentative a été un échec parce que le mariage avait été arrangé, et cela leur sert en quelque sorte de répétition. Le second est basé sur un partenariat, un échange non seulement de mondanités mais culturel et 522 „Eine solche Heirat- und zurückgehen! Das wäre ja ein fürchterliches Unglück und ein Weltskandal“, High life, p.290. 523 „Bedenken Sie, Gertrud, den Eklat, das Gerede, die Unannehmlichkeiten, die ein Bruch nach sich zöge; mein Onkel, Ihre Großmutter, die ganze Gesellschaft…“ ibid., p.288. 524 „Aber dem Abnormalen gegenüber ist man entgleist; man weiß nicht, was man darüber denken, sagen, und fühlen soll.“ Ibid., p. 293. 218 intellectuel. C.2.2. Les « partenaires » Quelques femmes choisissent l’amour, ce sont les femmes selon le cœur de Bertha von Suttner. Elles ont un beau cheminement, au contraire de ce que dit Irmgard Hierdeis525 qui taille en pièce tous les romans de notre auteure et prétend que les personnages surtout féminins sont parfaits dès le départ et ne sont que des marionnettes. Il n’en est rien, surtout pour les personnages jeunes puisque Bertha von Suttner montre justement leur éducation, leur évolution, c’est pourquoi nous classons ses romans dans la catégorie des romans d’éducation. Trois héroïnes sont les porte-parole de l’auteure et parcourent sensiblement le même chemin qu’elle : Daniela, Martha, Melinda. Toutes trois ont en commun un désir farouche de mener une vie de couple heureuse avec un partenaire unique. Les deux premières sont veuves, la troisième vit seule après avoir vécu une union libre de plusieurs années. Elles ont en commun leur désir d’être considérées comme des personnes, de se former, d’être éduquées, de pouvoir parler de tout, de ne pas être de simples potiches, même posées sur un piédestal. Elles ne veulent pas être soumises et dépendre en tout de leur mari ou de leur père. C’est donc un refus du rôle traditionnel de la femme potiche mais pas du tout un refus de la féminité dans l’habillement, dans les rôles de maîtresse de maison, d’éducatrice ou de salonnière à condition de pouvoir prendre part aux discussions fussent-elles philosophiques comme Josephine von Wertheimstein ou politiques comme Mme Lambert à Paris ou Berta Zuckerkandl à Vienne. Car elles aspirent à la culture, au rationalisme, au darwinisme et surtout au libéralisme. En un mot, elles réclament le droit de penser par elles-mêmes et de prendre part aux discussions de salons avec les hommes, comme le raconte Martha au début du roman Bas les Armes : Comme j’aurais souvent aimé après le dîner me rendre dans le coin où quelques-uns de nos diplomates grands voyageurs, nos conseillers auliques diserts ou quelques autres hommes importants échangeaient leurs opinions sur des questions importantes – mais cela n’était pas faisable ; il me fallait rester avec les autres jeunes femmes et parler des 525 Irmgard Hierdeis, „Gefühle und Ahnungen, Eine persönliche Revue der Tendenzromane von Bertha von Suttner“ in Gerade weil Sie eine Frau sind…“, op. cit., pp. 125-141. 219 toilettes que nous préparions pour le prochain grand bal. Et si je m’étais glissée dans cet autre groupe, aussitôt les discussions en cours sur l’économie politique, sur les poésies de Byron ou sur les théories de Strauss et de Renan se seraient arrêtées net et elles auraient pris le ton mondain : « Ah, comtesse, hier au pique-nique des dames vous étiez ravissante…et vous allez certainement à la réception de l’ambassade de Russie demain ?526 On dit toujours que pour Bertha von Suttner le mot le plus important après « aimer » est le verbe « aider ». Il nous semble que ce serait plutôt « penser », car elle le répète à l’envi. Ainsi Daniela donnant au professeur des consignes pour l’enseignement de sa fille, termine en disant : « Oui, la calligraphie, le calcul, la géographie et l’histoire ancienne. …et si c’est possible apprenez un peu à l’enfant à penser ! »527 Dans son tout dernier roman, qui est sûrement son testament, Franka Garlett, l’héroïne qui porte toutes les valeurs chères à Bertha dit à ses auditrices, des jeunes filles : Vous connaissez toutes la belle sentence de l’Iphigénie de Goethe : nous sommes là, non pour haïr avec vous mais pour aimer avec vous. Mais l’époque moderne nous impose un second commandement : nous sommes là pour penser avec vous!528 Les femmes citées plus haut se formeront en grande partie par elles-mêmes en lisant Darwin, Spencer, Haeckel ou Strauß et Renan, sans oublier Victor Hugo ou Zola. Seule Daniela bénéficiera de l’aide d’un professeur. Mais toutes trois ont une farouche volonté d’apprendre, de lire les derniers ouvrages sérieux publiés et de se hisser ainsi au niveau de culture des hommes. Bertha von Suttner montre d’ailleurs dans Daniela Dormes que c’est Daniela qui détient la culture alors que le comte de Trélazure malgré sa morgue et son vernis de culture n’a jamais lu aucun livre dans le texte. Il s’est 526 „Wie gerne hätte ich oft nach einem Diner mich in die Ecke begeben, wo ein paar unsrer vielgereisten Diplomaten, beredten Reichsrate oder sonstige bedeutende Männer über bedeutende Fragen ihre Meinungen austauschten – aber das war nicht tunlich; ich mußte schon bei den andern jungen Frauen bleiben und die Toiletten besprechen, die wir für den nächsten großen BalI vorbereiteten. Und hätte ich mich auch in jene Gruppe eingedrängt, sogleich würden die eben geführten Gespräche über Nationalökonomie, über Byrons Poesie, über Theorien von Strauß und Renan verstummt sein, und es würde geheißen haben: »Ach, Gräfin Dotzky! ... gestern auf dem Damen-Picknick haben Sie bezaubernd ausgesehen… und Sie gehen doch morgen zum Empfang bei der russischen Botschaft? », Waffen nieder!, p. 51. 527 „Ja; Schönschreiben, Rechnen, Geographie, alte Geschichte … Und wenn es möglich ist, lehren Sie das Kind ein wenig – d e n k e n !“, Daniela Dormes, p. 30 [d e n k e n est ainsi accentué dans le texte.] 528 Sie alle kennen den schönen Ausspruch von Goethes Iphigenie : nicht mitzuhassen – mitzulieben sind wir da. Die moderne Zeit aber, Ihr Schwestern, drängt uns ein zweites Gebot auf : m i t z u d e n k e n sind wir da!“, Les pensées sublimes de l’humanité, (Der Menschheit Hochgedanken), Berlin-Wien-Leipzig, Verlag der Friedenswarte, 1911, p. 130 220 contenté de donner à ses discours une apparence brillante en répétant ce que d’autres en disaient. Mais il est cependant violemment contre les femmes qui veulent s’instruire et les préfère sur un piédestal où les hommes peuvent les admirer à loisir : des statues dans un musée en somme. La plupart des femmes « éclairées » de Bertha von Suttner sont vivantes et s’opposent totalement à cette image. Par des dialogues – selon la méthode de l’auteure – entre Daniela et le comte Trélazure, Bertha von Suttner éclaire sa position sur la femme et sa place dans la société, sur l’amour, le mariage et la sexualité. Daniela est si troublée qu’elle s’épanche dans de longs monologues intérieurs où elle fait part de son trouble, de son désir croissant mais aussi de ses craintes quant à l’avenir. Tout reste dans les limites de la décence mais ce roman illustre ce que Bertha von Suttner a explicité dans le chapitre V : L’amour (die Liebe) de l’Age des machines où la sexualité est prise en compte de même que le plaisir des femmes, ce qui était dénié à l’époque, puisque la femme n’était finalement vue que comme un objet de plaisir pour l’homme et un utérus pour procréer, en faisant souvent des hystériques. Rappelons que la publication des travaux (1893 et 1897) de Breuer et Freud sont postérieurs d’une décennie aux principaux textes de l’écrivaine. Daniela renoncera à son mariage avec le comte et à la vie facile de la haute société pour vivre son amour, basé sur un partenariat intellectuel, avec celui qui la considère comme une personne à part entière. Et, c’est là, le credo de Bertha von Suttner : il y a des hommes et des femmes mais ils sont tous sur un pied d’égalité, en particulier dans le domaine intellectuel. Il n’y a pas d’une part les hommes et d’autre part des sous-êtres, appelés femmes, il y a des êtres humains sexués mais intellectuellement de même valeur. Tous ses ouvrages illustrent plus ou moins cette idée. Dans Bas les Armes! Bertha von Suttner, va encore plus loin puisqu’elle exprime très clairement sa volonté d’établir la femme dans un statut d’égalité de valeur avec les hommes, car elle était totalement convaincue qu’il n’y a pas de différence de nature entre les hommes et les femmes, ce qu’elle exprime par le terme que nous avons déjà employé de gleichwertig. Elle s’oppose à toute critique des femmes en raison de leur genre. Melinda dans Echec à la misère (1896) est la troisième femme que nous évoquerons. Si le thème de ce roman est comme son titre l’indique, la misère, la femme y est moins présente que dans les autres romans ; pourtant, là aussi, nous avons une 221 défense en règle de l’égalité entre les sexes. Il n’y a pas entre le prince et Melinda d’autre différence que celle que « la nature leur a donnée », physique donc. Mais, là aussi, il convient de faire très attention au vocabulaire employé puisque les hommes prétendent toujours que la femme est inférieure « par nature ». Le prince s’est penché sur toutes les formes de misère et il s’est engagé à les combattre toutes, ce faisant, il ne peut que militer pour une égalité complète entre tous les individus, sans distinction de genre ou de race. Car « parmi les hommes qui pensent il se trouve certains qui, ayant l’œil rivé sur l’œuvre de progrès, veulent que toute l’humanité y prenne part»529. Bien sûr ce roman à tendance philosophique est une utopie, mais il semble que cela pourrait fonctionner, à condition d’accepter que les deux genres changent et que nous allions, comme le souhaite Bertha, vers une humanité nouvelle, « une humanité noble » (Edelmenschheit). Le renouveau des études et questions de genre laissent voir que, malgré une égalité théorique de droit en Occident, tout n’est pas encore acquis et que Bertha von Suttner était très optimiste sur la rapidité d’une mise en œuvre de ses idées, aussi bien de paix, d’égalité entre les sexes que de progrès. Elle avait raison sur le fond, mais pas quant à la réalisation de ces changements. C.3. Ruptures, séparation, divorce Nous l’avons dit, dans ce monde de la fin du XIXe, la femme appartient à l’homme qu’elle a épousé. « De quel droit es-tu ici, sinon de celui que je t’ai donné en t’épousant ? »530 demande Robert à son épouse Eva, qui lui refuse l’accès à sa chambre après une nuit de violence, alors qu’il est ivre. Eva aurait voulu que Robert la batte, cela aurait été un motif de divorce, lequel est possible et inscrit dans le code civil (§§93-120) mais ne s’applique qu’aux religions non catholiques. Cependant il faut qu’il y ait faute grave, par exemple de la violence, mais pas seulement verbale. L’adultère est aussi une faute grave, seulement la double morale qui règne, au demeurant pas seulement en Autriche, considère l’adultère féminin comme une faute, (un péché pour les catholiques autrichiens puritains de l’époque), tandis que l’adultère masculin est une nécessité 529 „Unter den denkenden Männern fanden sich solche, die, das Fortschrittswerk im Auge, das ganze Menschengeschlecht daran beteiligt sehen wollen.“ Schach der Qual, op. cit., p. 60 530 „Mit welchem anderen Rechte bist du denn eigentlich hier als mit dem, das ich dir gegeben, indem ich dich geheiratet?“ Eva Siebeck, p. 193. 222 physiologique, un signe de santé et doit être traité comme une fredaine. L’homme doit pouvoir satisfaire ses besoins naturels. Il est communément admis que la femme n’a pas de besoins sexuels ; la société, c’est-à-dire les hommes, lui en dénie l’existence. Jean Paul Bled précise bien que : [Les femmes] se montrent tolérantes quand le mari s’autorise des relations extraconjugales ; ces infidélités sont admises, pour ne pas dire qu’elles font partie des règles du jeu. En sens inverse lorsque l’ennui et l’insatisfaction réunis conduisent une femme mariée à un faux pas, elle ne doit espérer de la compréhension, ni de sa famille, ni de la société, si la liaison vient à être découverte : l’adultère ne lui sera pas pardonné531. On pourrait ici rapprocher le chef d’œuvre de l’école réaliste allemande, le roman Effi Briest (1895) de Fontane, dont l’action se déroule en Poméranie ou à Berlin et qui montre bien que l’adultère féminin ne peut être pardonné puisque Effi est chassée par son mari et sa propre mère, longtemps après les faits incriminés. Ce n’est donc pas un problème typiquement autrichien et les solutions ne sont pas toujours les mêmes. Ainsi, Otto Freiheim dans le Roman d’un écrivain, que nous avons déjà évoqué, développe des trésors de patience avec la femme qu’il a épousée par attirance physique mais quand elle s’est envolée avec un autre, il aurait pu demander le divorce et l’aurait obtenu sans peine aux termes de la loi532. Sa décision n’est pas d’ordre légal mais humain : Otto n’a pas voulu la jeter à la prostitution, car elle n’avait aucun revenu et son amant n’avait aucune intention de l’épouser. Lorsqu’il y a adultère féminin, l’homme peut demander le divorce mais comme il est l’administrateur des biens de la femme, il n’y a pas toujours intérêt. L’adultère masculin, lui, n’est pas un motif de divorce puisqu’il est admis que l’homme peut être bigame dans la pratique : il a une femme condamnée à la fidélité absolue et une maîtresse qu’il entretient au vu et su de tout le monde, très souvent une actrice ou une cantatrice. Il y en a dans presque tous les romans de Bertha von Suttner et, comme nous l’avons dit, c’est l’empereur lui-même qui en donnait l’exemple. Les enfants de Martha illustre le seul exemple de divorce pour adultère : Sylvia, la fille de Martha, est mal mariée, trompée et malmenée mais son mari refuse le divorce, car « ça ne se fait pas » 531 Jean Paul Bled, Histoire de Vienne, Paris, fayard, 1998, p. 297 „Wenn die Ehegattin einen Ehebruch begangen hat, und die That erwiesen wird, so steht dem Manne das Recht zu, sie auch wider ihren Willen durch einen Scheidebrief von sich zu entlassen.“ Das Allgemeine Bürgerliche Gesetzbuch, § 135, p. 70 532 223 dans ce monde-là. Quand elle l’obtient enfin c’est « malheureusement comme si elle avait eu tous les torts.»533 Dans le roman Eva Siebeck nous voyons une annulation du mariage et donc une application du code civil (§58), parce que Robert, le mari, n’est pas le fils légitime de Ralph. Il y a donc eu « tromperie sur l’identité ». Bertha von Suttner insiste sur le fait, qu’en Autriche, en majorité catholique, le divorce est encore plus difficile à mettre en œuvre, car l’Église catholique n’admet pas le divorce. Le code législatif dont nous avons parlé consacre trente six pages aux catholiques, regroupées en deux annexes à la loi matrimoniale. Mais mariage civil ou religieux, cela ne changeait rien au statut de la femme, entièrement sous la dépendance de l’homme « qui est le chef de la famille » et n’ayant d’existence que par lui. C.4. Les exceptions au mariage : les religieuses, les vieilles filles et les prostituées. Bertha von Suttner ne néglige pas les marges : les nonnes, les célibataires, les prostituées. Elle fait une description clinique de ces exceptions au mariage. Il est clair qu’elle considère qu’il leur manque quelque chose, qui tourne autour de la sexualité que l’auteure considère comme épanouissante, ce qui est rare à son époque. En général, elles n’ont pas choisi leur état de vie qu’elles subissent même. Elles ont droit à sa commisération, ou, mieux, à une réelle empathie. C.4.1. La vie religieuse, Les nonnes. Au XIXe il y avait beaucoup d’ordres religieux surtout dans le domaine du service aux personnes : dans les hôpitaux, l’assistance et l’enseignement. Beaucoup de jeunes filles de tous les milieux y ont trouvé un refuge, préférable au mariage forcé, source de soumission, un emploi, une ouverture aux autres, plus valorisant et plus épanouissant que l’inactivité ou l’asservissement. Tout cela sans toutefois sortir des tâches dévolues aux femmes : soigner, assister, éduquer. Comme les jeunes filles étaient élevées au couvent et n’avaient pas connu la vie publique ou de si loin qu’elles ne pouvaient imaginer ce que cela était réellement, elles étaient encouragées à prendre 533 „Die Scheidung ihrer Ehe ist vollzogen. Leider in einer Weise, als hätte sie alle Schuld.“ Marthas Kinder, p. 219 224 l’habit. On voit un peu quel pouvait être le processus dans Un mauvais homme où la jeune Iltis rentre tout juste du couvent où elle a appris soigneusement ce qu’on lui enseignait, mais pas à penser. Elle le dit elle-même: « Je suis malheureusement très faible dans le domaine de la pensée, il me faut toujours quelqu’un qui pense pour moi.534 » Elle n’était pas destinée à rester au couvent. Pourtant, dès qu’elle rencontre une difficulté, elle parle de sa vocation, du moins jusqu’à ce qu’elle tombe réellement amoureuse. Mais sa mère très activement occupée à lui trouver un mari, ne croit pas un instant à sa vocation. Par contre, Gertrude n’a pas d’autre alternative que d’entrer au couvent quand elle a rompu ses fiançailles mondaines. Ce n’est pas une vocation mais un refuge. Les jeunes filles qui restent au couvent au terme de leurs études et prennent le voile s’épanouissent généralement dans ces vies de religieuses au service des autres. C’est ce qui a constitué le gros des vocations du XIXe siècle, ce qui a fait nommer le troisième quart du siècle ‘l’âge d’or des congrégations’. Pour les parents aussi, la vie religieuse était une des solutions pour réguler le mariage, notamment en cas de familles à plusieurs enfants donc avec risque de dispersion du patrimoine et/ou la nécessité de constituer de nombreuses dots. Bertha von Suttner parle peu des religieuses sauf dans une petite nouvelle La Nonne, de la série des Fantasmagories sur le Gotha535. Dans cette nouvelle, on assiste à la dernière visite de la famille à la jeune novice qui va prononcer ses vœux. Sa mère et surtout son frère essayent de lui ouvrir les yeux sur son avenir. Elle est tellement exaltée par sa formation qu’elle n’a plus aucun contact avec le réel et qu’elle n’entend même pas les paroles prononcées par son frère et sa mère. Elle ne veut même pas les entendre. Elle dit : « Pendant qu’il parlait, j’ai récité six Ave Maria, et j’ai entendu sa voix mais pas ses paroles. » 536 Cette jeune Rosa est tellement exaltée qu’il est difficile de prévoir si elle s’épanouira avec le temps. Au demeurant, Marie von Ebner-Eschenbach évoque une scène voisine dans son roman Das Gemeindekind (L’enfant assisté). Ce qui tend à montrer que cela était 534 „Ich bin leider sehr schwach im Denken, ich muß immer jemanden haben, der es für mich thut. Ein schlechter Mensch, p. 103 535 Phantasien über den Gotha, Dresden, Leipzig, E. Pierson Verlag, 1894. La nouvelle intitulée „die Nonne“, (La Nonne), p.5 -17 est censée se passer le 16 avril 1876 puisque dans cette série de nouvelles, Bertha von Suttner illustre une date dans l’almanach du Gotha. 536 „Ich habe, während er sprach, sechs Ave Maria hergesagt und seine Stimme, nicht aber seine Worte gehört.“ La Nonne, p 16 225 fréquent à l’époque. Milada, la jeune protégée de la baronne, a été placée au couvent où elle est chargée de prier pour la rédemption de son frère. Elle est coupée du monde et tellement exaltée que, pour sauver l’âme de son frère, elle s’inflige des privations diverses dont elle finira par mourir. Pas d’épanouissement pour elle, donc, mais une entrée dans la vie religieuse sous le signe du fanatisme et la mort prématurée par excès de zèle pénitentiel. Le peu d’exemples de religieuses dans l’œuvre de Bertha von Suttner ne permet pas de conclure fermement sur la position de l’auteure par rapport à cette catégorie mais il semble qu’elle considère que les religieuses fuient devant la vie réelle. D’un autre côté, la marginalisation de la religieuse, cloîtrée ou non, réside dans son exclusion quasi-totale de la vie publique, et inclut une mise entre parenthèses de la sexualité féminine. C’est aussi le cas pour les célibataires. C.4.2. Les vieilles filles Elles sont nombreuses au XIXe en raison d’une certaine supériorité numérique, de la facilité qu’ont les hommes de se remarier à une très jeune fille s’ils sont veufs ou enfin le manque de dot qui les empêche de trouver mari [on serait tenté de dire de « trouver preneur »], car la jeune fille est considérée en fonction de ce qu’elle apporte : dot, biens ou trousseau, la force de travail n’étant pas prise en compte, et ceci même dans les milieux pauvres. La jeune fille est toujours considérée comme une charge qui donne lieu à compensation. Les romans de Bertha von Suttner montrent que le célibat féminin pose problème aussi bien à la société qu’à la femme. C’est au XIXe que la littérature crée le stéréotype de la vieille fille, toujours présentée comme pitoyable, ridicule voire même haïssable. N’ayant pas pu accéder aux études qui conduisent aux professions rémunérées, elles n’ont aucun moyen de gagner leur vie. D’ailleurs, en Autriche, dans la Société c’est impensable et dans la haute bourgeoisie imitatrice, il est quasiment hors de question qu’une femme ait une activité rémunérée. Dans la majorité des cas, pour tenter de se rendre utile et aussi pour éviter la solitude, elles se raccrochent à une famille, parents tant qu’ils vivent, ou après leur mort, un frère ou une sœur. On les rencontre dans la plupart des romans de Bertha von Suttner, peintes sous des traits peu amènes, ou comme des demeurées , des laissées pour compte ou comme des bigotes, en tous cas comme des 226 gardiennes de la moralité ambiante, dont elles sont pourtant les victimes. Elles servent de domestique ou de chaperon pour les enfants et les jeunes filles. Elles ont une vague fonction de gardienne des mœurs des jeunes filles. En fait, elles sont surtout tolérées et n’ont pas d’emploi précis. Parfois on leur fait payer cher le gîte et le couvert qu’on leur assure. La seule alternative pour les vieilles filles était d’entrer comme gouvernante ou comme dame de compagnie dans une maison, ce qui les mettait aussi au rang de domestique. C’est ce qu’a vécu Bertha von Suttner quand elle est entrée chez les Suttner et qu’elle a certainement eu du mal à supporter. Faut-il en conclure qu’elle n’a jamais complètement dominé cette humiliation et qu’elle continue ainsi à voir le spectre auquel elle a échappé ? Ou bien est-elle simplement dans l’air du temps car les exemples sont nombreux dans la littérature de l’époque aussi bien chez Eugénie Marlitt537, Betty Paoli538 ou Emilie Mataja539, alias Emile Marriot, Maximiliane von Weissenthurn540, voire Marie Ebner-Eschenbach541 ou Courths-Mahler542. C.4.3. Les prostituées Les prostituées (Hanna, Dora, Lola) constituent un thème fréquent à l’époque avec des auteurs comme Arthur Schnitzler (Liebelei, 1895, Reigen, 1897), Alexandre Dumas et sa Dame aux camélias(1852) ou le grand modèle Zola et Nana (1880). C’est le type même de la femme à la marge. Mais c’est un réel problème de société. 537 Eugénie Marlitt, (1825-1887), est une écrivaine allemande prolifique, dont les ouvrages sont marqués par une haine violente contre les abus, la tyrannie, l’hypocrisie, l’avarice, Das Heideprinzeßchen, Leipzig, 1871,( La Petite Princesse des bruyères), Goldelse, Leipzig, 1866, Élisabeth aux cheveux d’or. 538 Betty Paoli, (1814-1894), poétesse et écrivaine viennoise, pseudonymes : Glück, Barbara, Elisabeth, Babette. 539 Emilie Mataja, (1855-1938) écrivaine autrichienne réaliste, publiant sous le pseudonyme d’Emil Marriot, Anständige Frauen (1906), Moderne Menschen (1893). 540 Maximiliane von Weissenthurn, (aussi : Franul-Weissenthurn, Maximiliane von), (1851-1931), Pseud.: Max von Weißenthurn ou Hugo Faulkner, écrivaine autrichienne, publia un grand nombre de feuilletons traitant de pédagogie et du problème des femmes,(Kinderlose Mütter, mères sans enfants par exemple) dans »Presse«, »Österreichischen Volks-Zeitung«, »Wiener Hausfrauen-Zeitung«, »Wiener Allgemeinen Zeitung« »Lipperheideschen Frauen-Zeitung«. Présidente de l’Association des écrivaines et des artistes (Vereins der Schriftstellerinnen und Künstlerinnen) à Vienne de 1887 à 1889. 541 Marie Ebner-Eschenbach (1830-1916), romancière autrichienne, d'origine aristocratique, s'intéresse aux problèmes sociaux et à leur répercussion sur la psychologie des êtres, luttant contre les lieux communs de son époque, persuadée qu’elle pourrait par ses écrits inflencer la marche des idées du moment. Son ouvrage le plus connu est L’enfant assisté (Das Gemeindekind, 1887). 542 Hedwig Courths-Mahler (1867-1950) écrivaine allemande très connue, encore lue et éditée de nos jours. 227 Les prostituées sont la troisième catégorie de femmes seules. Fort nombreuses à Vienne et dans les grandes villes, elles ne sont pas prostituées par vice, comme on le dit bien souvent, mais parce que cela constituait une source de revenus. En général c’étaient des filles qui s’étaient laissé prendre aux mirages de l’amour. Passé l’effet de la passion, la fille séduite était rejetée. Ayant perdu son amant et protecteur elle avait aussi perdu son honneur et ne pouvait plus espérer se marier. N’ayant appris aucun métier et n’ayant aucune ressource elle se retrouvait à la rue. Toute une catégorie de femmes – une expression d’une compassion méprisante les appelait les « filles perdues » - devaient périr dans cet opprobe où elles avaient été précipitées par la misère, le malheur ou la frivolité. C’était une armée d’esclaves pour accomplir le vil travail du plaisir. Rejetées de la société, rejetées du groupe des femmes, ces malheureuses n’appartenaient plus en fait à l’humanité […] Alors on les mettait sous l’éteignoir.543 Les prostituées n’étaient pas toutes des célibataires. Le problème se posait de la même façon en cas d’un éventuel divorce. La notion de pension n’existait pas et si la femme n’avait aucune ressource elle gagnait son pain grâce au « plus vieux métier du monde ». Dans Le roman de l’écrivain, le héros qui s’est marié sur un coup de tête, dans le feu de sa passion, avec une femme vaine et dépensière, a raté sa vie d’écrivain et d’homme aussi. Quand son ménage a mal marché et surtout quand il a pris conscience que sa passion amoureuse n’était que feu de paille, il est tombé réellement amoureux d’une écrivaine, mais celle-ci, par respect des convenances ne veut pas de relation autre que professionnelle avec lui, tant qu’il n’a pas divorcé de sa femme qui pourtant l’a quitté. Divorcer, ce serait jeter sa femme à la rue et ça il ne le veut pas. Même si elle l’a quitté pour un autre, il s’en sent responsable. Et de plus il ne veut pas entacher son nom. Un autre aspect de la prostitution c’est le cas des demi-mondaines, façon à la mode de désigner les femmes entretenues et les actrices. Ces dernières se doivent de trouver un protecteur qui puisse financer leurs costumes et leurs prestations car les théâtres ne le faisaient pas. Bertha von Suttner le montre dans Hanna, où l’héroïne ne 543 „Eine ganze Klasse von Frauen – ein verächtlich mitleidiger Ausdruck nannte sie die „Verlorenen“ – von Not, Unglück oder Leichtsinn hineingestürzt, musste in dieser Schmach zugrunde gehen. Ein Heer von Sklavinnen war’s, zur Verrichtung der niederen Arbeit der Lust. Aus der Gesellschaft, aus dem Frauentum gestoßen, gehörten die Unglücklichen eigentlich nicht zur Menschheit. […] Also wurden sie totgeschwiegen.“ Das Maschinenzeitalter, p. 145. 228 peut être engagée au théâtre parce qu’elle n’a pas la garde-robe adéquate et justement pas de protecteur.544 Dora, dans la nouvelle éponyme, explique aussi qu’elle « se vend », pour pouvoir jouer au théâtre et porter toilette mais regrette de ne pouvoir créer une famille et avoir des enfants. Rappelons que Bertha von Suttner a publié en1898 un roman appelé La Traviata545, qui n’est pas une reprise de l’opéra de Verdi. Il met en scène une cantatrice ratée : Lola, entretenue puis délaissée et donc dans la misère, qui chante la Traviata, et aussi d’autres demi-mondaines célèbres de l’époque comme Jeanne Granier ou Fanny Baretta. Ces dernières sont en haut du pavé comme dans l’œuvre d’A. Dumas fils ou dans l’opéra de Verdi, mais comme on le sait, la gloire est éphémère. Notons qu’à Vienne la prostitution était sévèrement règlementée. Beaucoup de féministes, en Autriche et aussi partout en occident, se sont attaquées à cet aspect de la vie des femmes, ce qui a provoqué une critique des antiféministes trouvant que les féministes se sont trop intéressées à cet aspect. Citons parmi les féministes radicales Hanna Bieber-Böhm (1851-1910), Anna Pappritz (1861- 1939), Lida Gustava Heymann (1868-1943) en Allemagne et Hedwig Dohm (1831-1919) ou Marie Lang (1858-1934) en Autriche. Voici l’avis d’Albert Fuchs qui donne un éclairage précieux sur l’engagement féministe contre la prostitution : L’agitation des féministes partait de la meilleure intention, plusieurs de leurs arguments étaient irréfutables. Mais elles firent trop de bruit autour d’une chose relativement secondaire, leurs articles et leurs discours contenaient des points de vue moralisateurs qui éveillèrent les sarcasmes d’hommes (Menschen) ayant une plus grande expérience de la vie. Les excès de la glorification des catins que les écrivains autrichiens (par exemple Karl Kraus, Peter Altenberg, Otto Weininger546) ont commis étaient partiellement la réaction aux idées mesquines exprimées par le mouvement des femmes.547 544 Hanna, p. 134-135 La Traviata publié en 1898 est la reprise du roman An der Riviera publié en 1892. 546 „Die Frau ist nur sexuell, der Mann ist auch sexuell“. (la femme n’est que sexuelle, l’homme est aussi sexuel.“ Ou bien « W. ist nichts als Sexualität, M. ist sexuell und noch etwas darüber“ (F n’est que sexualité, H est sexuel mais autre chose en plus). Otto Weininger, Geschlecht und Charakter. 547 „Die Agitation der Frauenrechtlerinnen entsprang der besten Absicht, manche ihrer Argumente waren unbestreitbar richtig. Aber sie schlugen zu viel Lärm in einer verhältnismäßig unterordneten Angelegenheit; auch kamen in ihren Artikeln und Reden recht hausbackene Moralanschauungen zum Vorschein, die die Spottlust von Menschen mit größerer Lebenserfahrung wachriefen. Die Exzesse der Dirnenverherrlichung, die österreichische Schriftsteller (z. B. Karl Kraus, Peter Altenberg, Otto Weininger) begingen, waren teilweise die Reaktion auf spießbürgerliche Ideen, die sich in der Frauenbewegung äußerten.“ Albert Fuchs, op. cit., p.144-145 545 229 Bien sûr il s’agit d’un homme, même s’il est historien, qui disqualifie ainsi le mouvement des femmes, en ne soulignant que cet aspect de leur action, ce qui revient à minimiser la valeur de leur engagement pour la valorisation des femmes. Si les féministes défendent les prostituées, c’est, d’une part, parce qu’elles se battent contre la marchandisation de la femme et, d’autre part, parce qu’elles soulignent que c’est un aspect de la misère sociale et du manque d’emplois pour les femmes, astreintes à vendre leur corps, juste pour survivre. [La législation] bloqua les chemins de repli, en coupant aux femmes tant d’autres moyens d’existence et en reconnaissant comme « profession » cette chute dans le gouffre.548 Malgré sa pratique largement répandue c’était un sujet tabou car « la bienséance interdisait de parler, d’écrire ou même de discuter publiquement de cette chose549 ». Bertha von Suttner y fait plusieurs fois allusion et y consacre quelques pages d’Échec à la misère, notant la réglementation, le mépris et les brimades des prostituées. Elle dénonce ce problème comme un traitement infamant pour les femmes. Dans L’Âge des machines elle consacre une partie du chapitre sur l’amour, où elle détaille le traitement fait aux prostituées, cite la réglementation et dénonce de façon véhémente la double morale550 qui condamne la femme mais ne donne aucune responsabilité à l’homme qui l’a déflorée et poussée dans le ruisseau. Nous avons évoqué cette double morale à propos du duel qui a opposé le frivole comte Thune à l’amant de sa femme : Permission d’un côté, interdiction absolue de l’autre. Cette tradition se transmet par l’éducation, tout comme l’amour de l’état militaire et de la guerre et c’est la mère qui en est le tout premier vecteur. C’est parmi les femmes au contraire que l’on trouve les gardiennes les plus zélées de la soumission des femmes, les opposantes les plus éloquentes de l’émancipation. […] Les mères prêchaient à leurs filles en ce sens et c’est en ce sens que les dames du monde parlaient et que même les écrivaines écrivaient, pour atteindre le plus sûrement le but le plus 548 „[Die Gesetzgebung] sperrte die Rettungswege, indem sie den Frauen so viele andere Erwerbsmöglichkeiten abschnitt und jenen Abgrungsturz als ‚Gewerbe’ anerkannte.“, Das Maschinenzeitalter, p. 146-7. 549 „Der Anstand verbot, über den Gegenstand überhaupt zu sprechen, zu schreiben oder öffentlich zu verhandeln. ibid., p. 151. 550 Certes le terme Doppelmoral se traduit généralement par hypocrisie. Il nous semble plus parlant de parler de double morale. La prostitution est traitée dans les pages 145-151 de Maschinenzeitalter, op. cit. 230 évident, à savoir : d’enjôler les hommes.551 [Car] qui opprime et surveille le plus sévèrement les filles ? Les femmes elles-mêmes opprimées. Seules les femmes libres distribuent généreusement la liberté.552 » Pour Bertha von Suttner la vie de couple est essentielle. Elle la conçoit basée sur l’échange et le partage intellectuel, spirituel, politique ; elle inclut l’harmonie sexuelle entre les conjoints dans les valeurs de respect intégral de la personne qu’elle défend. Elle ne peut se satisfaire d’une morale qui associe l’amour conjugal à un devoir et le plaisir à la prostitution, tous deux basés sur le mépris de la femme. D. LES RESSORTS CACHES DE LA PERSPECTIVE SUTTNERIENNE D.1. La Sexualité, t a b o u suprême Michael Pollack déclare dans son chapitre « marché matrimonial et misère sexuelle » : Outre le statut social de la famille, la virginité est le plus important gage d’avenir des jeunes filles de la haute société. L’éducation des jeunes filles correspond par conséquent à une sorte de surveillance permanente.553 Le but étant donc de garder les filles vierges jusqu’à leur mariage, plusieurs stratégies sont mises en place. On pense que : Pour la faire attendre sans trop de contrainte, le meilleur moyen est de retarder l’éveil du désir, en occultant toutes les réalités charnelles du sexe ; La fille « pure » ne sait rien et ne soupçonne rien.554 Les jeunes filles ont une méconnaissance totale de leur corps. « Une fille bien 551 „Unter den Frauen hingegen fand man die eifrigsten Hütterinnen der Frauenhörigkeit, die beredtesten Gegnerinnen der Emanzipation. […] Die Mütter predigten ihren Töchtern in diesem Sinne, und in diesem Sinne sprachen die Weltdamen und schrieben sogar die Schriftstellerinnen, um so den nächstliegenden Zweck, nämlich bei den Männern sich einzuschmeicheln am sichersten zu erreichen.“ Maschinenzeitalter, p. 129. 552 „Wer unterdrückt und bewacht die Mädchen am strengsten? Die selber unterdrückten Frauen. Nur die Freien spenden freigebig die Freiheit.“ Eva Siebeck, p. 244 553 Michael Pollak, Vienne 1900, Paris, Gallimard, 1984, 221 p. 554 Geneviève Fraisse et Michelle Perrot, Histoire des femmes en occident, Tome IV, chap. 13, p. 408 231 élevée garde sa chemise pour faire sa toilette, même pour prendre un bain ; elle ferme les yeux pour changer de chemise. »555 La nudité est l’un des tabous de l’époque. Le mot n’est jamais prononcé.556 En fait, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’opinion la plus répandue est que la femme n’a pas de sexualité ou qu’elle est comblée par l’enfantement. Il semblerait qu’il ait fallu attendre la fin du XXe siècle pour que l’existence d’un appétit sexuel chez les femmes soit pleinement reconnu. Mais nous renvoyons ici au chapitre 13 « corps et cœur » de l’Histoire des femmes en Occident de Geneviève Fresse et Michelle Perrot (dir.), ou au chapitre 6 « les oies blanches » du livre d’Yvonne Knibiehler De la pucelle à la minette, ou encore au chapitre « sexualité » de Monika Mańczyk-Krigiel, qui tous trois (et beaucoup d’autres encore) traitent bien clairement ce problème du rapport des filles à leur propre corps. Cela se traduit par de nombreux tabous dans le langage. C’est ainsi que Stefan Zweig, parlant de la même époque, celle avant Freud, qu’il a connue dans sa jeunesse, ajoute que les filles n’ont bien sûr aucune idée du corps masculin et que même les pièces de vêtements ne devaient pas être nommées. Comment faire comprendre la pruderie hystérique qui interdisait alors à une dame de proférer seulement le mot « pantalon » ? Il lui fallait […] choisir le terme plus innocent de Beinkleider _ les vêtements des jambes, les chausses – ou celui […] de die Unaussprechlichen – les inexprimables. […] Tout cela paraît aujourd’hui, quarante ans après, pur conte de fées ou caricature humoristique ; mais cette crainte de tout ce qui est corporel et naturel avait pénétré les classes les plus élevées jusqu’au plus profond de tout le peuple, avec la véhémence d’une véritable névrose.557 Bertha von Suttner réclame pour les filles le droit à connaître leur corps, à connaître son fonctionnement, du moins ce qu’on en connaissait à l’époque. Bref, elle veut rompre avec « les oies blanches », car, pour elle, le corps est autre chose qu’un simple beau vase. Lorsque Bertha von Suttner réclame pour ses héroïnes et pour toutes les femmes dans L’Âge des machines le droit à une sexualité épanouie et non liée à la maternité, elle est réellement à contre-courant de l’opinion générale. C’est là qu’elle est vraiment en 555 Ibid., p. 408. Pour les tabous nous renvoyons à l’ouvrage d’Angelika Thiel, Thema und Tabu. Körperbilder in deutschen Familienblättern von 1880-1900, oder "Im Nebenzimmer ertönte eine bärtige Männerstimme", Peter Lang, 1993, 269 p. 557 Stefan Zweig, op. cit., p. 101-102. 556 232 avance sur son temps. Elle le marque à tous les niveaux. Elle parle de sexualité, très ouvertement dans ses ouvrages à tendance philosophique mais aussi dans ses romans alors qu’il « ne devait pas être question des choses érotiques en présence des femmes 558». Pourtant elles sont concernées d’abord dans le mariage. Mais la règle, c’est « de mettre sous l’éteignoir généralisé ce que l’on ne pouvait ni ne voulait tuer 559». Les personnages évoquent ou leur attirance physique ou leur émoi mais aussi parfois leurs relations sexuelles, particulièrement celles qui sont ratées par frigidité de la femme, par exemple Anton et Sylvia dans Les enfants de Martha. C’est une originalité, surtout pour une femme, d’évoquer librement la sexualité et surtout celle des femmes, puisque celles-ci étaient réputées s’accomplir uniquement dans la maternité. Elle consacre à l’amour, un des neuf chapitres de L’Âge des machines, juste après avoir parlé des femmes : Parce qu’à cette «époque-là les mots « femmes » et « amour » étaient généralement prononcés dans un même souffle – une mise en commun qui, une fois de plus, assignait à la femme en matière d’amour le rôle d’objet et non de sujet. […] En amour il y avait des droits et des joies pour les hommes et pour les femmes des devoirs et – des crimes. En général un lourd passif, une profonde mise au ban planait sur cette pulsion donnant le plus de félicité, mais toute la malédiction pesait sur la tête des femmes, le sexe faible devait porter tout le poids du bannissement.560 C’est l’occasion, bien sûr, de clouer au pilori la double morale qui règne à l’époque et qui continuera encore à sévir longtemps. Car, selon les usages en cours, il est commun que l’homme ait une quantité d’aventures avant, mais aussi après le mariage. L’Inventaire d’une âme met en scène le baron Karl, plutôt libéral et progressiste, occupé à rédiger son autobiographie, ou du moins à faire le point sur l’évolution de sa propre pensée et de ses sentiments, ce qui renvoie à ce que fait Bertha 558 „In Anwesenheit von Frauen […] durfte von erotischen Dingen nicht die Rede sein.“ Maschinenzeitalter, p. 140 559 „[Man bewirkte] die allgemeine Totschweigung dessen, was man doch nicht töten konnte und wollte.“ Ebend. P. 140 560 „Weil dazumal « Frauen » und « Liebe » gewöhnlich in einem Atem genannt wurden – eine Zusammenstellung, welche der Frau in Sachen der Liebe wieder deutlich die Rolle des Objektes – und nicht Subjektes – zuwies; […] In der Liebe gab’s für die Männer Rechte und Freuden, für die Frauen Pflichten und – Verbrechen. Im Allgemeinen lag ein schwerer Sündenfluch, eine tiefe Acht auf diesem seligsten der Triebe; aber der ganze Fluch lastete auf den Frauenhäuptern, die ganze Acht hatte das schwache Geschlecht zu tragen.“, Machinenzeitalter, p. 138-139. 233 von Suttner elle-même. Dans un passage,561 trop long à citer ici, il critique la tradition et donne sa propre opinion sur l’amour et sur les femmes. Il se rappelle son passé : Je ne me suis jamais fait beaucoup d’illusion sur la pérennité de la passion amoureuse. […] J’ai eu les amourettes les plus diverses. […] Pourquoi devrais-je ne pas mentionner une réalité qui se rencontre dans la vie de la plupart des hommes ? […] Parmi mes maîtresses, aucune n’a su m’inspirer de la fidélité, ni la garder. A la suite de mes expériences avec les femmes et l’amour je me suis forgé différents idéaux – l’idéal de la maîtresse et l’idéal de l’épouse.562 C’est faire le constat de la frivolité masculine et faire porter la responsabilité à la femme « qui n’a pas su … ». Pourtant la majorité des écrits de l’époque montrent la totale liberté sexuelle des hommes et l’asservissement des femmes, réduites à l’état d’objet. Si la bigamie n’était pas inscrite dans la loi, elle était de fait. Il n’y avait pas un homme en vue qui n’entretenait pas son actrice ou sa chanteuse. Stefan Zweig563 souligne les mêmes usages, mais s’attarde longuement sur les problèmes rencontrés par les adolescents (garçons) pour vivre et dominer leur sexualité. Bertha von Suttner ne parle pas de cet aspect mais souligne, comme lui, combien les hommes se donnent de liberté dans le domaine sexuel, avant et après le mariage mais n’en laissent aucune à la fille ou à la femme, faisant même porter à la femme séduite, la faute de sa « déchéance ». Toujours dans Inventaire d’une âme, le baron Karl présente deux modèles opposés de femme, (l’amante et l’épouse) mais toutes deux sont belles et plaisantes et faites par et pour l’homme, qu’il soit amant ou mari. L’une et l’autre ont des qualités de douceur et de beauté assez proches de celles de la tradition. Il évoque ainsi celle qu’il aimerait comme maîtresse, la princesse Kathi, qu’il dépeint belle et hautaine, inapprochable mais qui se laisse aduler, ce qui la rend encore plus désirable. Elle ressemble étrangement à la princesse Cari Hohenberg dans High Life. C’est visiblement le portrait de la « grande dame » traditionnelle pour Bertha von Suttner. 561 Inventarium einer Seele, p. 169-182. „Von der Beharrlichkeit der Liebesleidenschaft habe ich mir niemals zu viele Illusionen gemacht. […] Ich habe die verschiedensten Liebschaften gehabt. […]warum soll ich diesen Umstand, der ja im Leben der meisten Männer enthalten ist, nicht erwähnen sollen? […] Von meinen Geliebten wußten keine Treue einzuflößen, noch zu wahren. Infolge meiner Erfahrungen über Frauen und Liebe mache ich mir zwar verschiedene Ideale – das ideal einer Geliebten und das ideal einer Gattin.“, ibid., p. 174-175. 563 Stefan Zweig, Die Welt von Gestern, Erinnerungen eines Europäers, Frankfurt am Main, Fischer, 1944, 1998, pp. 86-114. 562 234 L’épouse de ses rêves diffère beaucoup de l’amante. Elle serait son repos, mais aussi son complément. Elle pense et partage tout avec lui. Il dit: Nous devrions savoir que notre moi est double ; toutes nos pensées et sensations devraient correspondre. Dans de telles conditions le mariage doit être la solution la plus harmonieuse de toutes les questions de cœur; […] Ma compagne sur mes chemins de vie devrait être partout à mes côtés, devrait pouvoir faire tous mes voyages intellectuels. […] Et sans fausseté [entre nous] ne devoir rien taire, de ce que l’on pense ; ne pas devoir dire ce que l’on ne pense pas. On doit pouvoir tout se dire et s’avouer ; jamais de gêne morale. Un parfait ‘être-seuls-ensemble-àdeux’, voilà ce que doit être le mariage.564 Ceci est une rupture avec la tradition et représente la conception profonde du couple pour Bertha von Suttner. Elle dit, d’ailleurs, dans ses Mémoires, que c’est ce qu’elle a vécu avec son mari et considère que l’éducation devrait prôner cette union des cœurs, des corps et des esprits, que ce soit dans le mariage ou l’union libre, au lieu de propager la vision traditionnelle du genre avec domination masculine et subordination aveugle de la femme. Dans sa critique de l’éducation elle attaque la pruderie en matière sexuelle : On surveillait avec la plus grande sévérité que la jeunesse des écoles n’apprenne rien du règne de la nature qui préside à la reproduction de la vie et surtout pas les sentiments de félicité liés à ces manifestations ; mais on ne pouvait se lasser de raconter les multiples manières dont on détruit la vie dans les tourments et la souffrance. […] Tout ce qui appartient à la vie sexuelle était considéré comme dégradant – comme appartenant à l’espèce porcine.565 L’éducation sexuelle des filles n’existe pas. Lorsqu’apparaissent leurs premières règles, elles sont effrayées et ce n’est pas toujours la mère, élevée elle-même dans le 564 „Unser Ich sollten wir beide verdoppelt wissen; alle unsere Gedanken und Empfindungen müßten zusammentreffen. […] Unter solchen Bedingungen muß die Ehe die harmonievollste Lösung aller Herzensfragen sein. […] Die Gefährtin meines Lebensweges müsste überall an meiner Seite sein, alle meine Geistesreisen mitmachen können. […] Und keine Falschheiten. Nichts von dem verschweigen müssen, was man denkt; nichts sagen sollen, was man nicht denkt. Alles soll man sich mitteilen und gestehen dürfen; nirgends ein moralisches Genieren. Ein vollkommenes Mit-Sich-Allein-Sein zu zweien soll die Ehe sein.“ Inventarium einer Seele , p.180-181. 565 „Mit allergrößter Strenge wachte man darüber, dass die Schuljugend ja nichts von dem Walten der Natur erfahre, welches der Fortpflanzung des Lebens vorsteht, am allerwenigsten von den damit verbundenen Erscheinungen von Wonnegefühlen; - aber von den vielfachen Arten, wie das Leben unter Qual und Schmerz vernichtet wird, davon konnte man ihr nicht genug erzählen. […] Alles, was zum sexuellen Leben gehört, wurde als entwürdigend – als dem Borstenvieh zukommend – erklärt, Maschinenzeitalter, p. 54 235 mépris de son corps qui les renseigne mais plus généralement les soubrettes qui leur donnent le minimum de renseignements qu’elles ont elles-mêmes reçus ou qu’elles ont pu glaner de visu à la campagne où chacun peut voir les bêtes avoir des chaleurs, s’accoupler et mettre bas. Il est important que la jeune fille arrive vierge et pure à son mariage, complètement ignorante de toutes les réalités charnelles. De ce fait, elles arrivent au mariage, totalement ignorantes de ce qui les attend. La nuit de noce est littéralement un viol. Sylvia, la fille de Martha de Bas les Armes que l’on trouve dans Les enfants de Martha (1903), en est traumatisée à vie. Il semble que Martha, si attachée à la science, à la raison et à l’éducation et ayant été elle-même heureuse en ménage, ayant apprécié les relations charnelles, ait négligé de préparer sa fille à cet aspect de sa vie future. Elle se consume en remords d’avoir trop vite accepté le mariage de sa fille avec le beau comte Anton mais elle ne se fait pas de reproches sur le ratage de son éducation sexuelle. Voici comment nous est évoquée la relation amoureuse des deux jeunes mariés : Son amour avait déjà subi les premiers dégâts lors du voyage de noces lorsque le jeune marié avait fait valoir ses droits d’époux d’une manière d’où était absent tout souffle de poésie, toute délicatesse. Il était passionnément amoureux de sa beauté ; mais cette passion s’exprimait avec une impétuosité voisine de la brutalité. […] Ce n’est pas les feux de l’ivresse du plaisir qu’il avait su éveiller mais plutôt le frisson du dégoût ; et son comportement de défense, ou dans le meilleur des cas d’acceptation des assauts de ses violences érotiques n’éveillait en lui que le commentaire coléreux : « oh ! la créature mignarde, froide, sans tempérament ».566 Sa seule défense contre la brutalité des rapports amoureux sera la frigidité, puis le refus total de tout rapport sexuel. Lorsqu’elle tombera amoureuse d’un autre homme, ce sera purement platonique, tant son corps s’est raidi contre toute sexualité. Tout cela correspond à la découverte psychanalytique ultérieure. N’ayant pas notion de leur corps et ayant été éduquées à en refréner toute manifestation et, encore plus, tout mouvement d’attirance vers l’homme, elles ne savent 566 „Den ersten Schaden hatte diese Liebe schon auf der Hochzeitsreise erlitten, durch die jedes Hauches von Poesie, jedes Zartsinns entbehrende Art, in der der junge Ehemann seine Gattenrechte zur Geltung brachte. Er war leidenschaftlich in ihre Schönheit verliebt; aber diese Leidenschaft äußerte sich durch eine an Brutalität grenzende Heftigkeit.[…] Nicht die Schauer der Wonne hatte er zu wecken gewusst, sondern eher den Schauer des Ekels eingeflößt; und ihr abwehrendes, im günstigsten Falle duldendes Verhalten unter den Ausbrüchen seiner erotischen Gewalttätigkeiten weckte in ihm das zornige Urteil: „o, das zimperliche, kalte, temperamentlose Geschöpf!“, Bertha von Suttner, Marthas Kinder, p. 59 236 pas que le plaisir sexuel existe et si elles le subodorent, elles savent que c’est un péché. Le plaisir de l’amour est un mot absent de leur vocabulaire. Au demeurant, les hommes leur dénient, non seulement le droit au plaisir charnel, mais aussi tout autre capacité de plaisir autre qu’oblatif et maternel. Le plaisir sexuel n’est que masculin. L’homme, le souverain, est libre dans la jouissance, du moins le croit-il. En fait, il est soumis à ses pulsions que pour se voiler la face il appelle besoins. En cela la théorisation de Fichte est éloquente : Chez la femme corrompue, aucun instinct sexuel ne s’exprime, rien que l’amour et cet amour est l’instinct naturel de la femme de satisfaire un homme. C’est en fait un instinct qui exige expressément sa satisfaction : cette satisfaction n’est pas la satisfaction sensuelle de la femme mais celle de l’homme ; pour la femme il ne s’agit que d’une satisfaction du cœur.567 Bertha von Suttner s’élève vigoureusement contre ceci, notamment dans L’âge des machines. Une bonne partie du chapitre cinq, intitulé « L’amour » (Die Liebe), est consacré à ce sujet. Elle est en phase avec la recherche sur ce sujet qui souligne bien que les femmes sont complètement asservies et que si elles n’ont pas de sexualité propre, cela est dû à l’éducation et à la mentalité de cette époque, à la notion de rôles dévolus à l’homme et à la femme que dénonce la théorie du genre. Au demeurant elle évoque à plusieurs reprises le plaisir sexuel partagé par les deux genres – jamais celui, homosexuel de deux femmes, tabou suprême à l’époque. Oh ! Deux êtres humains qui s’aiment […], qui s’aiment vraiment, si ardemment qu’ils pensent que cela devrait durer tout la vie, sont dans un état de grâce cosmique… ; ceux-là, non seulement peuvent mais même doivent s’appartenir, pour ne pas priver le monde, par ailleurs si chargé de souffrance, du quantum de bonheur qui leur est offert à tous les deux. La douceur infinie – l’extase pleine d’abnégation qui est dans la tendresse chaleureuse paraît à celui qui aime comme la garantie de la pureté et la bonté de son ressenti ; la conscience de son propre bonheur et du bonheur qu’il donne, l’assure que dans tous les autres cas et dans d’autres circonstances le rapport amoureux est pécheur – alors que dans 567 „Im verdorbenen Weibe äußert sich kein Geschlechtstrieb, sondern nur Liebe, und diese Liebe ist der Naturtrieb des Weibes, einen Mann zu befriedigen. Es ist allerdings ein Trieb, der dringend seine Befriedigung heischt: aber diese seine Befriedigung ist nicht die sinnliche Befriedigung des Weibes, sondern die des Mannes; für das Weib ist es nur die Befriedigung des Herzens.“, Johann Gottlieb Fichte, Sämtliche Werke, Band 3, Berlin 1845 (Reprint Berlin 1865), cité par Monika Mańczyk-Krygiel, op.cit., p. 35 237 son cas ce n’est pas une chute dans la faute, mais une élévation vers des sphères plus hautes de la vie qui a eu lieu…568 Mais il faut qu’il y ait harmonie dans le couple et qu’il ne soit pas une union précaire ou épisodique. Le plaisir est encore lié à la procréation, dans L’âge des machines et dans Bas les armes! par exemple, même si elle dit aussi que ce n’est pas obligatoire. C’était la première fois après tout ce temps de séparation, d’horreur et de deuil que se mêla, à nouveau, à la douce tendresse de ses caresses une flamme qui m’enveloppa d’un brasier d’une délicieuse ardeur. Oubliés la guerre, le cholera, la toussaint en cette bienheureuse nuit de la saint Sylvestre. Et… nous avons baptisé notre fille, née le 1er octobre 1867 du prénom de Sylvia.569 Cette relation à la procréation est d’autant plus curieuse qu’elle-même n’a pas eu d’enfants et affirme qu’elle n’en a pas souffert. Cependant elle souligne toujours l’interrelation du sentiment et de l’acte. Bertha von Suttner se réfère très souvent à John Stuart Mill et à son essai, De l'assujettissement des femmes570, (1869), qu’elle cite longuement et dans lequel il défend la cause de l'émancipation des femmes dans tous les domaines, y compris la sexualité. Bertha von Suttner en parle longuement et commente son ouvrage dans L’Âge des machines. Mais son écho a été assez faible, peut-être parce qu’il assortit sa conception de l’émancipation des femmes de la demande qu'elles bénéficient du suffrage universel , ou plus simplement, comme partout, que les hommes ont pris peur et croient qu’ils vont perdre le pouvoir ou du moins perdre du pouvoir, ce qu’ils ne peuvent pas facilement admettre si l’on en juge par la levée de bouclier dans tous les pays occidentaux et pour 568 „O, zwei Menschen, die sich lieb haben […], sich wirklich liebe haben, so innig, dass sie meinen […] es müsse fürs ganze Leben sein, die sind im Stande der kosmischen Gnade…die dürfen nicht nur, sie sollen einander gehören, um die ohnehin so schmerzbeladene Welt nicht um das Quantum Glück zu betrügen, das ihnen beiden geboten wird…Die unendliche Süßigkeit – die hingebungsvolle Verzückung, die in liebewarmer Zärtlichkeit liegt, die erscheint dem liebenden als die Bürgschaft für die Reinheit und Güte seines Fühlens; das Bewusstsein des eigenen Glückes und des Glückes, das er verschenkt, giebt ihm die Sicherheit, daß, immer in anderen Fällen und unter anderen Umständen der Liebesverkehr sündhaft sein mag – in seinem Falle nicht nur kein Versinken in Schuld, sondern ein Aufschwung in höhere Lebensregionen stattgefunden hat…“, Echec à la misère, op. cit., p.86. 569 „Es war das erste Mal, nach all der Trennungs-, Schreckens- und Trauerzeit, daß sich der milden Zärtlichkeit seiner Liebkosungen wieder eine Flamme beimischte – eine Flamme, die mich mit süßer Glut umloderte. Vergessen war krieg, Cholera, Allerseelen in dieser seligen Silvesternacht und… unser am 1. Oktober 1867 geborenes Töchterchen haben wir Sylvia getauft.“ Bas les armes, p. 329-330. 570 John Stuart Mill, The Subjection of Women, De l'assujettissement des femmes, 1869. Traduction française d’Émile Cazelles. Paris : Éditions Avatar, 1992, 206 p. 238 notre sujet, en particulier en Autriche-Hongrie autour du changement de siècle. Au-delà de cette réalité socioculturelle, l’auteure nous présente quelques personnages masculins qui acceptent que les femmes aient droit au plaisir, ainsi par exemple Ralph (Eva Siebeck), Frank Mylthus (Un mauvais homme) ou le prince dans Échec à la misère. On sent bien dans tous ses romans qu’elle parle toujours, à la fois de ses idées et de sa vie. Cette forme d’autobiographie, nous allons l’examiner de plus près. D.2. L’Autobiographie comme instrument de dévoilement Philippe Lejeune définit l'autobiographie comme « un récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. »571 En fait on parle généralement maintenant du genre autobiographique et nombres d’ouvrages se sont penchés sur la définition et les limites de ce genre. Nous n’entrerons pas dans les détails explicatifs du genre qui dépasseraient les objectifs de ce travail. Nous utiliserons simplement quelques conclusions d’auteurs notamment Lejeune, qui ont appliqué a posteriori leurs critères d’analyse à des ouvrages anciens, voire très anciens. Selon Philippe Lejeune il faut distinguer trois pactes différents : le pacte autobiographique qui implique obligatoirement l’identité de l’auteur et du narrateur, (ce que Bertha von Suttner récuse dans Inventaire d’une âme) et identité du narrateur et du personnage principal (ce qui est le cas dans ce même ouvrage). Lejeune résume ainsi ces conditions : « Pour qu’il y ait autobiographie, il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage. »572 Lejeune distingue ensuite le pacte référentiel qui prend en compte la vérité du texte : «question d’authenticité et non d’exactitude573 ». C’est le contrat que le lecteur conclut avec le texte qu’il admet d’emblée comme authentique. Et c’est le contrat que nous faisons en lisant aussi bien Es Löwos que les Mémoires de Suttner. Le troisième pacte enfin, dit pacte de lecture pose le problème de la réception de l’œuvre, du point de vue de l’inscription du destinataire dans l’histoire. Il y a là un effet contractuel historiquement validé. 571 572 573 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, nouv. éd. 1996, coll. « Points », p. 14 Ibid., p.15 Miraux Jean-Philippe, L’autobiographie, Paris, Nathan, 1996, p.19 239 Nous retiendrons que le projet autobiographique se caractérise donc par la présence de trois «je» : Celui de l’auteur, du narrateur, et du personnage principal reconstruisant son passé. L’alliance des trois est nécessaire pour valider l’autobiographie, sinon nous avons des genres voisins. Un auteur peut avoir différentes raisons d’écrire une autobiographie complète : Mémoires d’une idéaliste (Memoiren einer Idealistin) de Malvina von Meysenbug, ou partielle (Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Renan, Jeunesse d’une travailleuse (Jugend einer Arbeiterin) de Popp, Une jeunesse Viennoise (Jugend in Wien) de Schnitzler. Bertha von Suttner n’a écrit que deux petites autobiographies fragmentaires Es Löwos, 1886 et la première partie de ses Mémoires, 1909. Le premier récit, fantaisiste, marque une volonté de laisser un témoignage, sur son heureuse vie de couple dans le Caucase, ce qu’elle a appelé « sa lune de miel ». Mais on pourrait aussi y voir la volonté de créer une image, une apparence voulue de couple heureux, sachant tirer le meilleur profit de sa vie de misère, en se lançant dans les études et l’approfondissement de ses connaissances diverses. Le jeu verbal utilisé et le manque de documents sur la vie du couple à ce moment-là ne permettent pas de vérifier la véracité des dires et la sincérité de l’ouvrage mais s’il y a eu pacte référentiel il n’est pas besoin d’en vérifier la sincérité. La fonction des Mémoires est très différente. En théorie, les Mémoires sont un genre annexe, certes proche de l’autobiographie mais différent par l’accent qui n’est plus concentré sur le sujet et son moi mais Souvenirs et mémoires se réfèrent à des faits historiques ayant réellement eu lieu - mais leur fonction est davantage testimoniale : de n’est pas le moi qui est en jeu, mais le regard d’une personne (ici Bertha) qui, à un moment donné, a rencontré l’histoire, ou dont l’histoire personnelle a croisé l’histoire historique, la grande Histoire.574 » La première partie de ses Mémoires est un récit de vie, un peu à la manière des Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir. Bertha von Suttner relate des souvenirs, à la fois pour se remémorer des éléments oubliés mais aussi en grande partie pour montrer un visage peu favorable d’elle-même. Elle recrée une apparence voulue pour la présenter au lecteur. Elle répète que dans sa jeunesse elle était une beauté (vrai) mais une nullité (faux), une poupée sans intérêt mais qu’elle est devenue, en partie à cause des événements de la vie et en partie par sa volonté propre un personnage 574 Miraux Jean-Philippe, op.cit., p.14 240 qui compte dans la vie publique. C’est une volonté d’instruire par l’exemple, du genre : « voyez ce que j’ai réussi à faire, bien que je ne sois pas exceptionnelle. Alors vous aussi vous pouvez en faire autant. » Ceci rappelle la volonté d’édifier sinon un modèle du moins un exemple pour l’humanité exprimé par Ernest Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse : On ne saurait faire sa propre biographie de la même manière que l’on fait celle des autres. Ce qu’on dit de soi est toujours poésie. S’imaginer que les menus détails de sa propre vie valent la peine d’être fixés, c’est donner la preuve d’une bien mesquine vanité. On écrit de telles choses pour transmettre aux autres la théorie de l’univers qu’on porte en soi.575 La seconde partie des Mémoires de Bertha von Suttner retrace son combat pour la paix et contre l’antisémitisme et son implication dans la vie sociale et politique de son époque, ce sont donc bien des Mémoires. L’édition a retenu les deux appellations pour le même ouvrage regroupant les deux parties et les appelant tantôt Mémoires (l’original) en 1909, 1960 et 1965, ou Lebenserinnerungen (Souvenirs d’une vie) en1968 et 1976, les éditions successives n’ayant jamais exactement le même contenu. La Conférence de la paix de la Haye (Die Haager Friedenconferenz, 1900), sous titrée Pages de journal intime (Tagebuchblätter) marque une volonté de laisser un témoignage sur un événement important, de lutter contre l’oubli. Pourrait-on y voir aussi une volonté d’accéder à la postérité par le récit de cet événement si important pour elle ? Inventaire d’une âme (1883) est le premier ouvrage en date et nous en avons déjà beaucoup parlé par ailleurs. C’est une volonté d’analyser ses pensées, ses convictions, ses prises de position diverses, pour mieux se connaître et faire un bilan de sa vie. Pour être exhaustive ou au moins y tendre, elle imagine que le narrateur s’exprime face à son moi, pour prendre distance. De plus le narrateur est un homme, mais nous sommes encore à une époque où elle commençait à écrire et ne pensait pas encore à une possibilité de publier sous son vrai nom. Les lettres à un mort (Briefe an einen Toten, 1904) ont une double fonction : cathartique, à un moment où elle a senti le monde vaciller autour d’elle après la mort de son mari tant aimé mais qui l’a trahie avec sa jeune nièce et une fonction défensive, 575 Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, Presse pocket, p.38 241 puisque cet ouvrage défend la thèse d’une proximité intellectuelle de Bertha et de son mari, telle qu’on la retrouve parfois chez Simone de Beauvoir, défendant Sartre, envers et contre tout. Bertha défend la thèse du couple uni, au moins intellectuellement, au-delà de l’infidélité qui est reléguée alors au pur rang sexuel et donc bagatellisée. En fait l’autobiographie se présente chez Bertha von Suttner à trois niveaux : d’une part l’autobiographie dont nous venons de parler, d’autre part on rencontre plusieurs romans autobiographiques utilisant beaucoup d’éléments de sa propre vie ou de la vie de ses proches Bas les armes!,1889, Manuscript, 1884, Hanna 1882, Trente et quarante, 1884, Daniela Dormes, 1885, An der Riviera,1892, Der Menscheit Hochgedanken, 1911 . Enfin plusieurs ouvrages ont une forme autobiographique, soit que les héros écrivent leur journal ou racontent leur vie sous forme d’autobiographie ou de réflexions sur leur vie : Inventaire d’une âme, 1883, Doras Bekenntnisse,1887, Bas les Armes ! 1889. Pour être plus complète sur le genre autobiographique chez Bertha von Suttner, il faudrait citer encore son Journal, un genre considéré par les théoriciens comme proche de l’autobiographie. Il n’est pas destiné initialement à être publié. […] Il épouse les aléas du temps, évitant ainsi les dangers de l’oubli et les périls de l’inexactitude. Le Journal épouse le fil de l’existence ; il ne recompose pas le cours d’une vie. 576 Bertha von Suttner a soigneusement trié et expurgé de son Journal Intime (Tagebuch) de 1897 à 1914, les pages relatives à la trahison de son mari et à sa propre souffrance, révélant par là qu’elle comptait bien que ce journal serait consulté. De fait il constitue une mine de renseignements sur sa vie intérieure et sa vie relationnelle. Il est permis de regretter que les premiers cahiers n‘aient pas été conservés. Elle dit s’y être référée en écrivant ses Mémoires et en parle toujours. Toutes ses héroïnes tiennent un journal de façon plus ou moins régulière. Brigitte Hamann pense qu’ils n’ont pas existés. Nous pensons que l’auteur les a détruits, car considérés comme sans intérêt, ou trop intimes, ou pas assez « modèles ». Si l’auteure utilise fréquemment ce qu’elle ou son entourage a vécu, c’est qu’elle n’a pas une imagination débordante. Elle se sert de ce qui lui est proche. De plus, elle 576 Miraux J-P, op. cit., p. 13 242 veut dépeindre la vie réelle, et le plus simple pour elle est de mettre en scène sa famille et ses amis. Dans Le roman d’un écrivain (1888), elle a illustré tous les problèmes que son couple a rencontrés dans sa vie littéraire, création et édition, sans oublier les joies de voir les écrits publiés. Dans un mouvement de généralisation à partir de son cas particulier mais aussi de l’observation de ses collègues, notamment au congrès des écrivains à Berlin en 1885, elle montre la vanité des épigones, l’inanité des comportements divers, le chacun pour soi. Elle est déçue par le manque d’envergure de la plupart des écrivains rencontrés à ce congrès. Et c’est ce qu’elle montre dans ce roman. Signalons que les pages des mémoires qui traitent du congrès des écrivains à Berlin sont strictement identiques à celles du roman. Une telle utilisation de sa vie lui permet une certaine sublimation de son vécu et un éclaircissement de ses pensées. Au demeurant, elle dit que c’est ce qu’elle a vécu en couple dans le Caucase, c’est-à-dire au moment où elle écrit Inventaire d’une âme, qu’elle se refuse pourtant à considérer comme une autobiographie. Elle fait une distinction subtile entre autobiographie et expression de ses idées et convictions. Chez elle, il est toujours difficile de départager le vécu et l’imaginé. En général elle met en application ses idées, elle les vit en somme, ce qui a souvent gêné les intellectuels qui se contentent de théories. Bien sûr L’Äge des machines, qui est un cycle de conférences, exprime, voire explicite ses idées sur tout. Mais elle n’y mêle pas vraiment sa vie comme dans L’Inventaire d’une âme, même si l’on sent que dans les chapitres sur les femmes et l’amour elle parle d’expérience. Bas les armes et Echec à la misère montrent deux aspects de l’autobiographie puisque les personnages empruntent grandement à la réalité de la vie de Bertha von Suttner et parce que eux-mêmes racontent leurs enthousiasmes et leurs préoccupations qui sont ceux de l’auteure car pour B. Hamann « Bertha façonnait dans ses livres, son environnement, les événements de Harmannsdorf, ses lectures et bien d’autres choses encore. 577» Sous les autres choses il faut comprendre principalement sa correspondance : tous ses ouvrages citent des lettres d’écrivains ou d’hommes politiques connus. Souvent le personnage principal raconte sa vie ou réfléchit sur son expérience ou 577 „Bertha verarbeitete ihre Umwelt, die Ereignisse in Harmannsdorf, ihre Lektüre und vieles mehr in ihren Büchern.“, Brigitte Hamann, op. cit., p. 101. 243 écrit ses mémoires en précisant qu’il utilise son journal intime, pour être plus exact et plus précis, ce qui constitue une autobiographie de première main à l’intérieur d’une autobiographie plus travaillée. C’est une mise en abyme où les autobiographies tissent des liens évidents les unes avec les autres. On remarquera à ce propos que Les Mémoires578 publiées sous ce titre en 1909, sont à la fois une autobiographie racontant la vie de Bertha avec quelques remarques sur les événements de l’époque, pour les cent soixante premières pages et pour la suite soit trois cent trente pages, des mémoires, au sens d’une relation écrite des événements historiques qui ont jalonné sa vie, incluant des faits personnels. L’accent posé sur la vie et sur l’actualité sociale et politique du moment n’est pas le même dans les deux cas. Le but de son autobiographie est de montrer son point de départ tout à fait conforme à la tradition et aux normes de la société et son évolution, grâce à ses lectures nombreuses et variées débouchant sur des études autodidactes, grâce à ses rencontres épistolaires ou non qui lui ont donné une ouverture d’esprit et une culture sans pareilles. Par cette autobiographie elle veut convaincre que, ce qu’elle a fait, toute jeune fille peut le faire, à condition de le vouloir. Elle n’en est pas restée au stade des convenances mais elle a évolué, elle a transgressé bien des tabous, et notamment l’importance de la sexualité, comme nous l’avons montré. L’autobiographie, directe ou de ses personnages, lui permet de dévoiler ses prises de position. C’était la seule arme possible, ou à tout le moins l’arme de prédilection de son engagement féministe. III. CONCLUSION Par ses prises de position Bertha von Suttner veut être une « éclaireuse ». Sa démarche est pédagogique. Elle a à cœur de transmettre ce qu’elle a découvert et d’aider ses lecteurs à suivre un chemin qu’elle sait rocailleux. Ici elle veut aider les femmes à prendre conscience de leur asservissement et de leur inculture, les éveiller et les aider à prendre leur destin en main. Cette démarche pédagogique est celle d’une représentante de la haute société dont 578 Memoiren, Stuttgart-Leipzig 1909, deutsche Verlag-Anstalt, 553 p. Les éditions suivantes ont varié dans leur nom et leur longueur par exemple : Memoiren, Bremen, Carl Schünemann Verlag, 1965, 532p. ou bien Lebenserinnerungen, Berlin, Verlag der Nation, 1976, 668p. sont les deux exemplaires que nous utilisons. 244 elle a gardé les attributs : nom, vêture, manières qui sont en quelque sorte constitutifs de son être : La jeune fille apprend à être femme selon la tradition de sa culture. Elle apprend ce qu’il faut faire et ne pas faire, rien n’est laissé au hasard. Cette influence du milieu et de l’éducation est une démarche de genre, contre laquelle Bertha von Suttner s’élève avec véhémence. En toute exactitude et toute précision, on construisait la structure mentale de la femme, on énumérait les qualités, les vertus et les défauts de la femme, pour les étendre à tout le genre, comme s’il y avait des différences psychologiques de sexe aussi certaines que les physiologiques. 579 Elle est une précurseure du genre ; elle perçoit déjà la notion de genre sans le proclamer haut et fort. Elle va plus loin que le droit de vote ou d’association car elle veut faire de la femme un individu à part entière et par-là redéfinir entièrement la place et le rôle respectifs de l’homme et de la femme dans la société. Les héros sont tous ouverts à une relation homme/femme, différente de celle de l’époque c’est-à-dire que pour Bertha von Suttner il n’y a pas d’opposition entre les deux sexes. Elle montre à voir des hommes ouverts et progressistes qui ne sont pas opposés à une valorisation intellectuelle des femmes. Par contre, elle n’évoque pas clairement le travail des femmes de façon globale et, en ce sens, elle est loin des révolutionnaires. Elle revendique l’indépendance, le droit à la formation intellectuelle comme les hommes, le droit pour les femmes d’intervenir dans tous les secteurs de la vie, et les hommes sont de cet avis ou du moins il y en a toujours un dans chaque roman bien mis en opposition avec les « vieux », les traditionalistes. Les jeunes conformistes Anton (Marthas Kinder) ou Wetterstein (High Life) n’ont ni avenir ni la sympathie de l’auteure. Cela rejoint sa notion d’universalisme qu’elle veut étendre partout : un être humain avec deux genres, mais des qualités variées, regroupant si possible les valeurs traditionnellement attribuées à l’un ou l’autre sexe. Ni la femme, ni l’homme n’ont à être cantonnés dans un rôle prédéterminé, c’est chacun qui choisit sa voie. 579 „Mit aller Genauigkeit und Bestimmtheit wurde der seelische Organismus des Weibes konstruiert; Charaktereigenheiten, Fehler und Tugenden aufgezählt, welche auf das ganze Geschlecht sich erstrecken sollten, als ob es ebenso sichere psychologische Merkmale des Geschlechtsunterschiedes gäbe, wie es deren physiologische giebt.“, Machinenzeitalter, p.99. 245 Comme nous l’avons dit sa démarche est aussi et surtout autobiographique. Elle veut montrer par l’exemple que ce qu’elle a déjà fait, c’est-à-dire se soustraire aux normes sociales draconiennes et se former intellectuellement pour s’engager dans la vie sociale (et politique, même si elle s’en défend), tout le monde peut le faire. Ce n’est qu’une question de volonté. Mais sa démarche reste individuelle, individualiste même. L’important est d’abord la personne, pas le groupe. Chacun doit prendre son destin en mains. Au nom de son libéralisme individualiste, Bertha von Suttner réclame le droit de penser par elle-même et comme elle l’entend, persuadée que la pensée n’est pas l’apanage des hommes et que toutes les façons de penser sont valables si elles font appel à la raison. Cela explique, au final, que les féministes patentées ne mentionnent que fort peu Bertha von Suttner. Elle apparaît comme une bourgeoise, une rivale, plutôt gênante, à cause de son succès et de son individualisme. Celle avec qui elle s’entend le mieux, bien même, est Rosa Mayreder qui, elle, a essayé de fonder philosophiquement son féminisme sans renier sa féminité et en étant combative sans être révolutionnaire, sans parti pris intransigeant. C’est une position d’avant-garde, faisant de l’auteure une guide, une passeuse de sens, une pionnière, eine Wegweiserin. 246 TROISIEME PARTIE VERS UNE NOUVELLE RELIGION ? L’ultime rupture opérée par Bertha von Suttner se manifeste dans le domaine de la religion. En effet, une des premières impressions en lisant les romans de Bertha von Suttner est qu’il y a une opposition frontale à la religion, mais en étudiant plus profondément les textes, nous nous apercevons que cette position se révèle beaucoup plus complexe et nuancée. Cependant, à peu près tous les ouvrages de l’auteure contiennent des attaques et, parfois même, un ou deux chapitres contre la religion, presque toujours contre la religion catholique. Et pourtant il faut noter que la critique n’a, jusqu’à présent, pas abordé cet aspect de son œuvre. L’étude de ses différents ouvrages suggère que cette question n’est pas secondaire, qu’elle illustre la volonté de Bertha von Suttner qui, si elle n’est pas originale au temps de Marx, Nietzsche ou Freud, n’en reste pas moins significative de la part d’une représentante éminente de l’élite libérale de l’Empire. Dans ce contexte, l’analyse suggère plusieurs questions : Quelles sont donc les caractéristiques de cette critique systématique de la religion ? Présente-t-elle une quelconque originalité ? Est-elle dans « l’air du temps » ou plutôt en décalage ? Sa conception de la religion est-elle précise, fixée dès le départ ? Quelles sont les raisons fondamentales de son intérêt pour la religion ? Est-elle un cas isolé en ce dernier quart du XIXe siècle ? Autant de questions cruciales pour replacer Bertha von Suttner dans son temps et déterminer son apport à l’évolution des idées à son époque, son influence et sa postérité éventuelle. Bertha von Suttner expose ses opinions dans quatre ouvrages à prétention « philosophique », ou en tous les cas, plus clairement conceptuels, publiés environ tous les cinq ans, ce qui permet à l’auteure de faire, à chaque fois, le point sur l’évolution de sa propre pensée. Tous quatre accordent une place aussi importante (environ 20%) à la religion580 qu’à la paix ou au problème des femmes. Sans prétendre être des traités de philosophie, deux ouvrages sont rédigés sous forme de récit autobiographique réflexif : Inventaire d’une âme (1883) et Echec à la misère (1898), les deux autres se présentent comme des conférences : L’Âge des machines (1889) et Les jeudis du Docteur Helmut (1891). Dans ces trois domaines, Bertha von Suttner exprime sa rupture avec la société de son temps et sa vision d’une société qui prendrait le contrepied de cette société 580 Très exactement Inventarium einer Seele : 65p/366 soit 18%, L’Âge des machines : 65p. /355 soit 18% plus 152 (43%) pour la philosophie, Les jeudis du Docteur Helmut 46/202soit 23% et 65/202 soit (32%) pour la philosophie et enfin Echec à la misère, 49p. /244 soit 20%. 248 traditionnelle. Dans la première partie, nous avons vu qu’elle marque une rupture avec la tradition aristocratique, militaire et guerrière et, dans la deuxième, qu’elle en découd avec la société patriarcale et la mise sous tutelle de la femme. Dans les deux cas, l’auteure souligne la collusion des pouvoirs en place et de tout le système politique et social, avec la religion, surtout catholique, rendue responsable de presque tous les maux de la société. Si elle admet que la religion a aidé le monde à se civiliser et a fait progresser l’homme et la morale, elle ajoute que ce n’était « qu’un moment de l’histoire ». Maintenant, il faut vivre avec son temps et mettre de côté non pas la foi en un dieu qu’elle nous définira dans Echec à la misère mais le dogme catholique qui s’est figé et dont elle trouve les contraintes insupportables. Que nous ayons choisi principalement l’Église romaine pour juger la nature religieuse à l’âge des machines trouve sa justification dans le fait que cette forme, la plus primitive du culte chrétien, porte les traits les plus frappants et les plus conséquents de l’esprit clérical, avide de puissance et de domination et qu’elle fait encore preuve de l’étalage le plus serein de l’esprit le plus pieusement superstitieux. Le protestantisme […] était, lui au moins, sur le chemin de la libération de la foi aveugle incontestable581. C’est pourquoi il nous a paru nécessaire de consacrer ce troisième chapitre à la religion, pour examiner à quel niveau se situe l’opposition et si elle est d’ordre religieux, social ou intellectuel. Lorsque Bertha von Suttner parle de nouvelle religion, qu’entend-elle par là ? Quelle est-elle ? Quelles sont ses caractéristiques ? Qui sont ses adeptes ? Mais tout d’abord nous reprendrons la définition de la religion telle qu’elle est donnée par Jean-Marie Husser dans l’article « religion » du Dictionnaire culturel d’Alain Rey. Il fait de « religion » une « notion occidentale » et montre son évolution à partir de l’étymologie, à la manière précitée de Christian Godin mais en plaçant différemment les accents : Dès l’antiquité, on hésitait déjà entre deux explications, l’une faisant dériver religio de legere, ‘cueillir, rassembler’, l’autre de ligare ‘lier’. A 581 „Daß hier zur Beurteilung des kirchlichen Wesens in der Maschinenzeit hauptsächlich die römische Kirche ins Auge gefaßt wurde, hat seinen Grund darin, daß diese ursprünglichere Form des christlichen Kultus die auffälligsten und konsequentesten Züge des macht- und herrschaftsbeflissenen klerikalen Geistes und die noch ungetrübte Entfaltung des wundergläubigsten frommen Geistes aufweist. Der Protestantismus […] war doch wenigstens auf dem Wege der Befreiung vom fraglosen Blindglauben.“, Maschinenzeitalter, p. 245 249 la suite d’Émile Benveniste […] [grâce à Cicéron], l’accent est mis sur le respect scrupuleux des rites et des traditions. […] Cicéron ajoute une dimension objective de la pratique rituelle du culte des dieux, accompli selon la tradition des ancêtres. […]Cicéron complète le champ lexical de la notion […] en introduisant la notion de piété. […]La dimension sociale et politique est première dans la religio romaine.582 Cette première définition correspond à ce que Bertha von Suttner en dit dans tous ses ouvrages, avec une dimension spirituelle et une dimension sociale faite de respect des rites et conforme à la Tradition. Pour bien situer la problématique nous commencerons par un examen de la situation religieuse en Europe, puis plus particulièrement dans l’Autriche-Hongrie des années 1875-1895. La situation en Autriche-Hongrie est bien différente de ce qu’elle est en France catholique, mais postrévolutionnaire et en voie de sécularisation, ou en Allemagne luthérienne. Pour cette étude, nous nous appuierons largement sur des ouvrages venant d’horizons volontairement différents tels que des études sur les rapports entre religion et culture dans l’Europe du XIXe siècle ou l'Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne (1834/35) de Heinrich Heine583, l’Église et la science de Georges Minois584, L’ Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber585, Dieu est mort en Allemagne de Jean-Marie Paul586, Histoire de l’Église de Daniel Rops587, ou Histoire de l’Église de Ellis, Rogier et Aubert,588 ou encore Religion et Société en Europe de René Rémond,589 pour ne citer ici que ceux que nous avons le plus fréquemment utilisés. Nous étudierons la position de Bertha von Suttner par rapport à la situation religieuse en Occident, (ce qui inclut aussi l’Amérique), et en Autriche-Hongrie, son pays. Opère-t-elle une rupture avec la tradition religieuse de son 582 Jean-Marie Husser dans Dictionnaire culturel d’Alain Rey, art. Religion, T.4, p.121 Heinrich Heine, Zur Geschichte der Religion und Philosophie in Deutschland, (1833/34), Berlin, Akademie-Verlag, 1965 et aussi en traduction : Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne (1834/35), Paris, Imprimerie nationale. 584 Georges Minois, l’Église et la science, histoire d’un malentendu, Fayard, Paris, 1991. Georges Minois, agrégé d’histoire, docteur en histoire et docteur es lettres, professeur de lycée en retraite, est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Histoire de l’athéisme, ou Bossuet, entre Dieu et le Soleil. 585 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 586 Jean-Marie Paul, Dieu est mort en Allemagne, Des Lumières à Nietzsche, Paris, Payot et Rivages, 1994 587 Daniel Rops, Histoire de l’Église du Christ, tome 11, Un combat pour Dieu, Paris, Fayard et Grasset, 1965 588 Roger Aubert, Jean Bruls, John Tracy Ellis, et al, Nouvelle Histoire de l’Église, tome 5, l’Église dans le monde moderne : 1848 à nos jours, Paris, Seuil, 1975, 925p. 589 René Rémond, Religion et Société en Europe, La sécularisation aux XIXe et XXe siècles, 1789-2000, Paris, Seuil, 2001. 583 250 pays à la fin du XIXe siècle ? Ou bien est-elle, au contraire, en adéquation avec les idées du moment ? Si oui, avec quelles idées précisément ? Nous étudierons ensuite les critiques que Bertha von Suttner formule à l’égard de cette tradition. Nous utiliserons surtout ses ouvrages théoriques dans lesquels, elle adresse des reproches de divers ordres : sociologique, philosophique, théologique, moral, ontologique même. Dans les romans, elle illustre en quelque sorte ces reproches, en exposant un large panorama de la société de son temps. Cependant elle s’attache à promouvoir ce qu’elle appelle la «nouvelle religion », qui n’a pas les tares de l’ancienne et qu’il nous appartiendra d’étudier. 251 I. L’ÉGLISE EST UNE PUISSANCE CONTESTEE A. RELIGION ET SOCIETE EN EUROPE, 1850-1900. Rappelons que la période qui nous intéresse est celle du dernier quart du XIXe siècle. Mais il nous semble impossible de parler de cette période de sécularisation ou de déchristianisation, selon les auteurs, sans faire, au moins, un bref rappel de l’histoire de la chrétienté en Occident, pour mettre en évidence ce qui a amené ce recul du religieux et un blocage complet de l’Église catholique par rapport à la science, illustré par la publication, par le pape Pie IX le 8 décembre 1864, de l’encyclique Quanta cura et surtout du Syllabus590 qui l’accompagnait. Ce dernier est un catalogue de quatre-vingts propositions touchant aux idées modernes de l'époque : du libéralisme au socialisme en passant par le gallicanisme et le rationalisme et recouvrant l’évolution du monde moderne que le pape condamne, rompant ainsi avec la science et les progrès techniques. Il semble même que la conjonction de deux publications très différentes, le Syllabus (1864) et l’essai de Darwin sur L’Origine des espèces (1859) ait inauguré ce que l’on appellera plus tard la ‘crise moderniste’. Le terme est employé par le pape Pie X dans son encyclique Pascendi Dominici Gregis (1907), qui voit dans le modernisme la « synthèse de toutes les hérésies» et le condamne sans appel. Alors que dès le dernier tiers du XIXe siècle se manifeste une volonté des intellectuels chrétiens de remédier au décalage entre la foi et la science moderne et de combler le retard pris par l’Église, notamment dans le domaine biblique et doctrinal. Pourquoi cette crise et en trouve-t-on des échos chez Bertha von Suttner ? Pourquoi cette opposition radicale du pape aux idées nouvelles, aussi bien dans les sciences de la nature ou de l’homme que dans la littérature ou la politique ? En a-t-il toujours été ainsi ? Et pourquoi parler principalement de l’Église catholique ? Un des points de notre étude évoquera les dissensions passées entre groupes ethniques ou politiques et les discordes présentes entre l’Église et la science dans la mesure où elles ont un rapport direct avec notre sujet pour montrer que Bertha von 590 Syllabus errorum, Résumé renfermant les principales erreurs de notre temps qui sont signalées dans les allocutions consistoriales, encycliques et autres lettres apostoliques de N. T. p. P. le Pape Pie IX. 252 Suttner est fille de son temps et se veut le héraut d’une nouvelle philosophie qu’ellemême appelle la « nouvelle religion ». Nous noterons donc seulement quelques points de repère qui appellent une référence dans l’œuvre de notre auteure. Par ailleurs, c’est l’époque d’une intense activité intellectuelle, suite à diverses publications qui, si elles n’ont pas eu des tirages très importants (le premier volume du Capital, tiré à un millier d’exemplaires, passe inaperçu en 1867), ont eu un grand écho dans les milieux informés, mais aussi, parfois, dans le grand public qui en a parlé, généralement sans en avoir jamais lu une ligne, ce qui n’est pas le cas de Bertha von Suttner, très grande lectrice et toujours très informée des parutions scientifiques. Citons quelques ouvrages qu’elle dit avoir lus dès leur parution591 : par exemple Le Catéchisme positiviste d’Auguste Comte en 1852, L’origine des espèces de Darwin en 1859, La vie de Jésus de Renan en 1863, La place de l’homme dans la nature de Thomas Henri Huxley592 en 1863, sans oublier Spencer593, Emerson594, Brandes595, Mantegazza. Disons tout de suite que la plupart des protagonistes conservateurs, ceux que Bertha von Suttner présente comme devenus insupportables, parce que vivant dans un monde dépassé, ne lui ressemblent pas du tout. Ils ne lisent pas les œuvres philosophiques ou scientifiques, soit parce qu’elles sont mises à l’index par l’Église, ou sont trop compliquées pour eux, habitués à ne lire que des sortes de « digest ». Ils réagissent comme le précepteur Joseph Tabirol, issu du séminaire de Saint Pé596 et pétri de catholicisme pieux et bien traditionaliste, dans son roman Un mauvais homme(1886). Tabirol : - Renan ? Un méchant homme. […] Un vaniteux, effronté, poussé par la soif du scandale, enthousiasmé par Satan Frank Mylthus : Arrêtez-vous – tout d’abord une question. L’avez-vous lu ? Tabirol : – lu – non; entendu condamner. Ses écrits ont été réfutés depuis longtemps.597 591 Elle le dit dans ses mémoires et/ou le fait dire à ses héros. Elle lisait aussi bien en allemand, en français, en anglais et en italien. Elle lisait les ouvrages scientifiques dans leur langue originale. 592 Huxley Thomas Henri, (1825-1895), naturaliste et voyageur britannique, ardent défenseur du transformisme. 593 Herbert Spencer (1820 - 1903) philosophe et sociologue anglais. 594 Emerson, Ralph Waldo, (1803-1882), philosophe américain, fondateur du " transcendantalisme ". 595 Brandes Georg (1842-1927) Critique littéraire danois. 596 Saint Pé de Bigorre est un village très proche de Lourdes, avec une très ancienne abbaye du XIe siècle. 597 „Tabirol : - Renan ? Ein böser Mensch. […] Ein eitler, frecher, von Skandalsucht getriebener, vom Satan begeisterter – Frank Mylthus: - Halten Sie ein – vorerst eine Frage? Haben Sie ihn gelesen? Tab. : Gelesen – nein; aber beurteilen gehört. Seine Schriften sind doch längst widerlegt.“, Ein schlechter Mensch [Un mauvais homme] ( 1886) p. 64 253 Il serait facile de multiplier ce genre de dialogue tant c’est une constante dans l’œuvre de Bertha von Suttner. Elle sait que seule, une élite intellectuelle lit les ouvrages scientifiques ou philosophiques. Les autres ne s’y intéressent pas ou n’ont pas la formation suffisante pour les comprendre. C’est bien pourquoi, parmi ses personnages, fidèles reflets de la société qu’elle critique, pas un des tenants de la tradition, aristocratique, militaire, patriarcale ou religieuse – et les quatre sont toujours liées dans ses démonstrations,- n’a lu les ouvrages qu’il rejette, au nom de ses convictions politiques ou religieuses. Nous aurons l’occasion d’y revenir. Frank Mylthus : - Je reviens toujours à ma question – connaissez-vous ce que vous condamnez ? Avez-vous lu Diderot ? [Cette question fait suite à tout un développement où ont défilé les auteurs précédemment cités et aussi Musset ou les romantiques français dont les œuvres sont qualifiées de petites et mesquines.] Tabirol : lus? Pourquoi donc ? Toute cette nouvelle philosophie ne tient pas face à l’ancienne. Cette même approche vaut pour la religion. On trouve des répliques tout à fait semblables du comte de Trélazure dans Daniela Dormes (1885). Celui-ci parlant de L’origine des espèces de Darwin qu’il n’a pas lu : [Daniela Dormes] : - Avez-vous lu cette œuvre ? [Comte de Trélazure] : - J’y ai jeté un œil, un jour, mais c’était trop sec pour moi. A ce moment-là quand elle a fait parler d’elle, j’ai voulu en prendre connaissance. Maintenant personne ne s’en occupe plus. […] [Le darwinisme est] une théorie depuis longtemps réfutée, foncièrement battue et maintenant sous l’éteignoir.598 Le choc entre l’Église et les intellectuels est dû à une radicalisation de part et d’autre, chacun affirmant être le seul détenteur de la vérité. Historiquement, le raidissement de l’Église en matière doctrinale a abouti à la perte de contrôle sur l’évolution des sciences, ce qui la fait apparaître immobiliste, voire fossilisée. La théorie de Galilée ou la révolution copernicienne, comme la physique mécanique de Descartes, l’atomisme, ou la loi de la pesanteur de Newton, le darwinisme, les études de géologie, d’archéologie ou de philologie contredisaient la chronologie biblique, les textes 598 „ - Haben Sie dieses Werk gelesen? - Ich habe einmal einen Blick hineingeworfen, aber es war mir zu trocken. Damals, als es so von sich reden machte, wollte ich es auch kennen lernen. Jetzt kümmert sich niemand mehr darum. […] [Der Darwinismus ist] eine längst widerlegte, gründlich geschlagene und jetzt totgeschwiegene Theorie.“, ibidem., p. 207 254 fondateurs de la Genèse, le Déluge universel, toutes « vérités » tenues pour intangibles par l’Église qui, du même coup, s’est installée dans une position défensive d’assiégée. Nous trouvons des échos des théories scientifiques évoquées ci-dessus dans les deux premiers ouvrages philosophiques de Bertha von Suttner (Inventaire d’une âme et L’Âge des machines). Elle s’applique à démontrer l’immobilisme, voire la fossilisation de l’Église qui ayant anathémisé bien des aspects de la culture moderne, […] finit par incarner l’opposition au progrès dans la seconde moitié du XIXe siècle. […] Le Syllabus publié par le pape Pie IX en 1864 marque l’apogée de cet état d’esprit. 599 Le Pape y énumère quatre-vingt propositions qu’il condamne parce qu’elles touchent aux ‘idées modernes’ de l'époque, allant du libéralisme au socialisme, en passant par le naturalisme et le rationalisme. Il condamne entre autres les idées modernes et la « liberté de conscience ». Il consacre la rupture entre le monde scientifique et l’Église. Bertha von Suttner a fortement critiqué cette attitude qu’elle qualifie de « sotte », voire « d’absurde ». Pour citer un dogme, dont il devrait prouver l’invraisemblance, son Dr Freimeier se trouvait affronté à une nouvelle difficulté : en effet, que choisir dans ce fatras d’absurdités qui s’étend à l’infini, parmi lesquelles l’une est plus insoutenable que l’autre et qui se contredisent les unes les autres? » 600 On relèvera le mépris et l’intolérance de cette qualification de « fatras d’absurdités », qui tranche avec son habituelle réserve et sa rationalité. Que le docteur Freimeier exprime littéralement ou non la pensée de Bertha von Suttner, ce n’est pas une argumentation. Elle affirme mais elle ne démontre pas. Elle énumère ensuite ce qu’elle appelle des absurdités : la Création en six jours, la tentation par le serpent, l’Alliance, la tour de Babel etc. jusqu’à la mort sur la croix. Tous ces sujets ont occupé les penseurs des XVIIIe et XIXe siècles qui ont essayé de justifier leur point de vue dans de longues dissertations. Il ne peut donc, à proprement parler, pas s’agir «d’absurdités ». 599 Georges Minois, op. cit., p. 10. „Was nämlich herauswählen aus diesem unabsehbaren Wust von Absurditäten, von denen eine unhaltbarer ist als die andere, und noch dazu eine der andern widerspricht?“, Das Maschinenzeitalter, p. 220. 600 255 L’ambiguïté de cette Europe en pleine croissance, c’est que le triomphe de l’esprit cartésien permet à chacun de justifier son point de vue et que, loin d’aboutir à l’unité, la raison est utilisée pour défendre les positions les plus opposées. A l’unité médiévale de la foi succèdent les divisions de la raison. Tout le monde raisonne ; […] Le vainqueur du siècle de la raison, c’est le scepticisme. Les grandes philosophies du XVIIIe siècle montrent toutes les limites de la connaissance humaine et brouillent considérablement les rapports entre foi et science. Malgré tout l’Église hésite à se positionner et met à l’index « tous les philosophes suspects d’encourager le scepticisme par les limites qu’ils imposent à la raison. ». Citons Locke, Berkeley, la Critique de la raison pure, Voltaire, Rousseau, Diderot d’Alembert, Holbach, Helvétius, Condorcet. Mais Descartes qui, aux yeux des auteurs catholiques, « a démontré l’existence de Dieu et l’immatérialité de l’âme […] est désormais le rempart inexpugnable de la certitude » et Newton et sa loi de l’attraction emportent l’adhésion des chrétiens et tout particulièrement du pape Clément XIV. […] Parallèlement, l’Église proclame bien haut l’accord entre foi et raison, et la capacité de cette dernière à atteindre la vérité.601 Il est d’autant plus frappant de voir que le pape Pie IX, dont nous avons parlé plus haut, a proclamé, de sa seule autorité, le 8 décembre 1854, le dogme de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie. Ce dogme fait, bien sûr, partie de ceux que Bertha von Suttner traite d’absurdité. Mais ce qui l’irrite le plus c’est l’autoritarisme du pape qui en 1869 réunit le concile de Vatican I. Là encore, il semble avoir fait preuve d’autoritarisme en convoquant le sacré collège par la bulle d’indiction Aeternis Patris qui trace le programme de la future assemblée : défense de la foi contre les erreurs du temps, précédemment condamnées par le Syllabus, mise à jour des canons du concile de Trente. C’est donc encore un raidissement contre le monde moderne. Mais il n’était pas question de l’infaillibilité. Ce sont des évêques qui l’ont mise à l’ordre du jour. En quatre sessions, du 8 décembre 1869 au 18 juillet 1870, les Pères définirent la doctrine catholique de la foi, confirmèrent la primauté du pape et définirent son infaillibilité. Pour l’Église catholique, l'infaillibilité pontificale est un dogme selon lequel le pape ne peut se tromper « lorsqu'il s'exprime ex cathedra, c'est- 601 Les citations de cette page viennent de Georges Minois, op. cit., p. 116-117. 256 à-dire lorsque, remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine sur la foi ou sur les mœurs doit être tenue par toute l’Église.602 » Comme toute « vérité de la foi », elle ne peut se prêter à une quelconque discussion. Ce dogme a été défini solennellement en 1870 lors du premier concile du Vatican quoique l’Église lui confère des origines anciennes. Il est un point de rupture définitif pour la philosophie rationaliste qui y voit le sommet de l'argument d'autorité.603 Mais les travaux du concile n’iront pas à leur fin, d’une part en raison du désaccord d’une minorité d’évêques qui refusaient de voter l’infaillibilité papale, ce qui a généré des débats tumultueux et longs, et d’autre part à cause de la situation géopolitique avec la question romaine et la guerre franco-allemande de 1870. Certains évêques, notamment des Français et des Belges, ont saisi l’occasion de cette guerre pour rentrer dans leurs diocèses plutôt que de voter contre le texte. Helmut Rumpler signale que « parmi les 88 votes négatifs au pré-scrutin on comptait dix Autrichiens et quinze Hongrois qui ont voté non placet.» Les quatre représentants de l’Empire austro- hongrois, les cardinaux Rauscher de Vienne, Schwarzenberg de Prague, Simor de Gran (primat de Hongrie), Mgr Strossmayer de Djakovo et leurs évêques ont quitté le Vatican avant le scrutin définitif. Le texte est adopté finalement le 18 juillet 1870, par 533 voix contre deux, mais après le départ des 55 opposants les plus fermes et notamment des Autrichiens604. Ce sera l’occasion pour l’Autriche de rompre de fait le Concordat, officiellement aboli quatre ans plus tard. Autrement dit, certains des dogmes attaqués par Bertha von Suttner sont loin de faire l’unanimité, même parmi les catholiques autrichiens, pourtant sa cible favorite. Parallèlement nous constatons qu’entre 1860 et 1890, l’anticléricalisme se répand dans toutes les sociétés de manière plus ou moins diffuse à travers les réseaux d’influence et à travers les œuvres, patronages ou bibliothèques populaires qui cessent d’être uniquement d’origine confessionnelle. Les moyens de communication : débats d’opinion et presse se diversifient. Mais « il serait faux de dire que la presse est, par nature, un instrument de sécularisation. Elle devient un instrument décisif pour qui sait manier l’opinion.»605 La libre pensée et la franc-maçonnerie se développent aussi activement et répandent l’anticléricalisme, à tel point que le Pape Léon XIII a donné en 602 603 604 605 Catéchisme pour adultes, Paris, Association épiscopale catéchétique, § 66, p. 50 Cité d’après wikipédia, article « infaillibilité pontificale », consultée le 03.02.2010. Rumpler, op. cit., p. 421-422 Brigitte Waché, op. cit., p. 169 257 avril 1884, (l’année de la publication de Ein Manuskript et de Trente et quarante de Bertha von Suttner), l’encyclique Humanum Genus606, condamnant la franc-maçonnerie, dans un contexte particulièrement hostile à l’Église. Bertha von Suttner a fortement réagi à ce texte, le considérant comme : Un anathème qui était accompagné des accusations les plus absurdes aussi intempestives qu’infondées. Une bande de conspirateurs mauvais, liés par serment pour exécuter, sous peine de mort, les crimes les plus noirs, telle était, selon le sens de cette encyclique, cette corporation inoffensive de bienfaisance silencieuse et de philanthropie générale.607 Léon XIII est pourtant à l’origine d’une ouverture sociale de l’Église dont personne ne tient compte. Ce pape que l’on a qualifié « d’intellectuel » a rédigé au total quatre-vingt six encycliques, souvent savantes et en tout cas argumentées. Dans celles qui portent sur la société moderne, il encouragea le catholicisme social et la pénétration religieuse du monde ouvrier (Rerum novarum, 15 mai 1891). On lui doit aussi le renouveau des études exégétiques, historiques et théologiques, favorisant le renouveau des études thomistes, la création de l’École biblique de Jérusalem et autorisant l’ouverture, en 1880, des archives du Vatican. L’encyclique Providentissimus Deus, Sur l'Étude des Saintes Écritures, admettait l’étude des textes bibliques mais indiquait clairement jusqu’où ne pas aller trop loin. Cette façon de mettre des limites est critiquée par Bertha von Suttner dans L’Âge des machines, « jusque-là et pas plus loin»608. Elle ne supporte aucune entrave au libre examen de tous les textes, elle dit : à la lumière de la raison mais en réalité ? Rappelons que le premier ouvrage de « fiction philosophique » de Bertha von Suttner, Inventaire d’une âme, est paru, anonymement en 1883, c’est–à-dire, dans une période fertile dans les arts et la culture, avec l’inauguration du Metropolitan Opera de New York par une représentation de Faust et le début des travaux de la Sagrada familia de Gaudi (1884), ou avec la publication en littérature, cette même année 1883, de Une vie de Maupassant, étude sociale réaliste empreinte de cruauté, Der Gottsucher (Le 606 Humanum Genus, lettre encyclique du pape Léon XIII, condamnant le relativisme philosophique et moral de la franc-maçonnerie, le 20 avril 1884. " Entête de l’encyclique 607 „Ein Anathema, welches ebenso unzeitgemäß als unbegründet von den abgeschmacktesten Anschuldigungen begleitet war. Eine boshafte Verschwörerbande, durch Eide gebunden, bei Todes strafe die schwärzesten Verbrechen auszuführen: das war im Sinne jener Enzyklika diese harmlose Bruderschaft der stillen Wohltätigkeit und der allgemeinen Menschenliebe.“, Das Maschinenzeitalter, op. cit., p. 296 608 „ bis hierher und nicht weiter.“, Das Maschinenzeitalter p. 246 258 chercheur de Dieu) de Rosegger, où un vague retour à la religion de la nature, revêt des formes presque néo-païennes, Das Leiden eines Knaben ( Les Souffrances d’un jeune garçon) de Conrad Ferdinand Meyer, réglant des comptes avec les jésuites, les Dorfund Schlossgeschichten (Les histoires de village et de château) de Marie von EbnerEschenbach avec la populaire et sentimentale histoire du chien Krambambuli, L’Ile au trésor de Stevenson développant les thèmes de l’initiation virile et de l’utopie, en 1884 le roman A Rebours de Huysmans, Les aventures d’Huckelberry Finn, autobiographie humoristique de Mark Twain. Les thèmes de tous ces ouvrages se retrouveront peu ou prou chez Bertha von Suttner. Notons aussi la création en France du journal La Croix, le 16 juin 1883. Il va devenir le premier quotidien catholique à grande diffusion. On relèvera que 1884, c’est aussi l’année de la publication de l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, où Engels utilise la méthode dialectique et intègre l’évolutionnisme Spencérien dans son schéma de développement des institutions sociales. Peu avant, Nietzsche livre ses conceptions de la connaissance dans Le gai savoir (1882) et Dilthey présente dans l’Introduction à l’étude des sciences humaines (1883) une œuvre qui exerce une influence particulière grâce au succès de certains concepts tels que l’historicisme, Les Conférences sur la révolution industrielle en Angleterre (Lectures on the industrial Revolution in England) de Arnold Toynbee (1884), etc. L’année 1885, un an après l’encyclique Humanum Genus, paraissent trois œuvres importantes : en France, l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction de Jean-Marie Guyau sur les dangers de l’introspection morale, Psychologie et Métaphysique de Jules Lachelier, affirmant la liberté dernière de l’esprit, et en Allemagne, la quatrième partie de Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, (tirée à 40 exemplaires seulement, en 1885). Cet ouvrage est une réflexion sur le surhomme qui mène à critiquer l’homme en lui enseignant le « sens de son être » et à créer, à partir de la volonté de puissance, un être capable d’accomplir son destin. Au demeurant, tous ces derniers ouvrages vont dans le sens d’une désacralisation des textes sacrés. Cette même année 1885, Bertha von Suttner publie son roman Daniela Dormes dans lequel elle présente pour la première fois son ‘homme noble’ (der Edelmensch) qui n’a pas la volonté de puissance du surhomme de Nietzsche, mais qui est, comme lui, audessus de la mêlée, tendu vers l’accomplissement de son destin. Nous y reviendrons. Le facteur dominant de cette deuxième partie du XIXe siècle est bien la double montée de l’anticléricalisme et des socialismes et la perte du religieux, comme le 259 synthétise Brigitte Waché : On assiste parallèlement à la montée des socialismes. Les deux courants les plus importants au milieu du siècle, proudhonisme et marxisme, qui rivalisent d'influence au sein de l’Internationale, ne ménagent pas la religion, même s'ils en ont des approches différentes. […] Plus que la religion, c'est l’Église qui est la cible [de Proudhon], et plus particulièrement les prêtres, qu’il juge responsables de la perte de confiance dont elle est l'objet. Leur zèle en fait à ses yeux des « apôtres d'athéisme » et ils affaiblissent le sacerdoce par leur manque de formation.609 On constate que cette double montée s’accompagne d’une sécularisation, qui n’est pourtant pas le seul fait de quelques lettrés. Ce sont les populations qui sont concernées à travers le mouvement ouvrier qui se constitue en dehors du christianisme. La progression du mouvement de sécularisation dans les sociétés s'accélère à partir des années 1860-1870, aussi bien en France par la législation laïque, qu’en Allemagne par le Kulturkampf, qu’en Italie par des lois de sécularisation et qu’en Grande Bretagne par les tentatives de disestablishment. Nous ne parlerons que du Kulturkampf car il nous semble avoir eu une influence directe sur l’Autriche-Hongrie. En effet, dès les lendemains de la formation de l’Empire, Bismarck décide de mettre en place une série de lois, connues sous le nom de Kulturkampf et dont le but et la fonction sont de s’attaquer au pouvoir du catholicisme en Allemagne. Les « lois de mai » , adoptées en 1873, 1874, 1875 avaient pour but de limiter l’action de l’Église catholique et de la soumettre au contrôle de l’Etat fédéral. Bismarck voulait forger « une âme commune de citoyens allemands »610 et contrer l’idéal grand-allemand, c’est-àdire une Allemagne incluant l’Autriche, idéal auquel sont attachés les catholiques des deux côtés de la frontière. Ces derniers sont de plus en plus préoccupés par les questions sociales et condamnent le libéralisme économique et le libéralisme politique antireligieux. De plus les catholiques incarnent la fidélité à une autorité étrangère, le Saint-Siège, ce qui dérange profondément Bismarck en Allemagne et l’empereur en Autriche. A partir de 1878, Bismarck assouplit un peu sa politique à l’égard des catholiques allemands, surtout pour des raisons de politique intérieure et dans la conjoncture plus favorable de l’arrivée du nouveau pape, Léon XIII. 609 Brigitte Waché, op. cit., p. 171 Cité par B. Waché, op cit., p. 181, qui cite Joseph Rovan, Le catholicisme politique en Allemagne, Le Seuil, 1956, p. 87 610 260 La seconde moitié du XIXe siècle est une période d’effervescence dans tout le monde intellectuel et scientifique avec un très grand nombre d’inventions et de découvertes. Cette percée de la modernité dans les domaines des sciences, de l’éducation, de la philosophie, atteint aussi l’Église et accélère la crise qui s’y développe depuis le début du siècle. C’est un temps d’affrontement intense dans tous les domaines intellectuels. Bertha von Suttner y participe avec virulence et fait porter à l’Église une très grande partie, sinon toute la responsabilité de l’attachement à la tradition et du conservatisme sociétal qui en découle et que nous allons examiner dans le prochain chapitre. B. L’ÉGLISE EN AUTRICHE-HONGRIE ENTRE 1870 ET 1895 Nous considérons qu’il est important de situer l’Église catholique et sa place en Autriche-Hongrie car elle est omniprésente aussi bien dans la société que dans l’œuvre de Bertha ou celle de nombreux intellectuels. L’Église d’Autriche n’est pas l’Église de France même si elles ont des traits communs, tout comme la société civile des deux pays et surtout les intellectuels. Brigitte Carrier-Reynaud611 souligne que dans l'histoire politique du XIXe siècle, le fait national est omniprésent: sous la forme du combat des nationalités contre l'Europe du Congrès de Vienne, […]; sous la forme aussi de la consolidation du sentiment national dans les vieux États-nations […]. Dans ces États, anciens ou nouveaux, la religion semble ne plus devoir occuper une place centrale : le temps n'est plus des religions d'État et de l'alliance systématique du trône et de l'autel. Et pourtant, fait religieux et fait national interfèrent de façon quasi continue tout au long du siècle, une interférence qui se joue plus en termes d'interdépendance que de rivalité.612 Or, en Autriche-Hongrie, État multinational, l’Église se voulait un ciment puissant de l’Empire entre les nombreuses nationalités : Allemands, Tchèques, Slovaques, Polonais, Ruthènes, Magyars, Roumains, Slovènes, Croates, Serbes et Italiens. Cette 611 Brigitte Carrier-Reynaud a dirigé la publication Histoire de la religion et de la culture en Europe de 1900 à 1914, en dissertations corrigées, Paris, Ellipses, 2001. Elle a développé la question " Religion et nation dans les sociétés et les États européens au XIXe siècle " pp. 61-66 qui a retenu notre attention. 612 Brigitte Carrier-Reynaud, op. cit., p. 61 261 diversité des peuples entraîne une diversité des confessions613: les religions chrétiennes, l’islam, le judaïsme. La question religieuse y joue un rôle dans la lutte des nationalités. S’ajoutent à cette grande diversité, un certain nombre de tenants du positivisme ou du libéralisme ou de la religion du progrès. Nous reparlerons de cette « nouvelle religion » lorsque nous examinerons les perspectives socioculturelles renouvelées proposées par Bertha von Suttner. L’Église catholique, qui est de loin la confession la plus répandue en Autriche, joue un rôle important, et veut, de par ses liens avec l’aristocratie et le pouvoir, continuer à influer sur la politique et régir toute la vie. Ce n’est pas, à proprement parler, une Église d’État comme en Angleterre par exemple, mais la religion majoritaire et le code civil (AGBG) prévoit des clauses particulières pour les catholiques et consacre aussi des paragraphes spéciaux aux juifs. L'histoire de l’Église dans la monarchie des Habsbourg est étroitement liée à la structure fondamentalement conservatrice de l'État au cœur de forces centrifuges. Au sein de la diversité des peuples et des confessions, le catholicisme représentait une sorte de corset qui retenait ensemble ces éléments disparates. Dans sa fonction unificatrice, l’Église intervint en faveur de l'État.» 614 Les relations de l’Église et de l'État sont grandement guidées par l’intérêt et le calcul, de part et d’autre. Chaque entité voulant le maximum de pouvoir, elles luttent ensemble quand cela leur semble utile et profitable mais elles gardent une tension constante pour se neutraliser mutuellement. Par ailleurs Jean Bérenger souligne, dans le cadre de son étude des différents cabinets en Autriche et en Hongrie, à propos du cabinet Andrassy (1867-1871) en Hongrie : 613 " Concernant la moitié de l'empire cisleithanien, voici pour 1869 sur une population globale de 20 millions d'habitants, les statistiques de répartition interconfessionnelle : 16 250 000 de catholiques romains (80,3 %), 2 300 000 de Grecs catholiques (11,5%), 450 000 orthodoxes (2,2%), 247 000 protestants de la confession de Augsbourg (1,2%), 104 000 autres confessions (0,5 %), 820 000 Israélites (4,3 %). En 1910 pour une population de 28 500 000 d'habitants, il n'y a pas de grands déplacements ; le nombre des " sans confession " progresse, mais sans peser à vrai dire avec ses 0,7 % (Leisching, p. 88). " in Histoire du christianisme, tome 11, chapitre IX par Conzemius Victor, p. 341. On aurait des chiffres voisins dans le tableau des confessions dans l’Empire d’Autriche en 1857, proposé par Helmut Rumpler dans Österreichische Geschichte (1804-1914), eine Chance für Mitteleuropa, Bürgerliche Emanzipation und Staatsverfall in der Habsburgermonarchie, Wien, Ueberreuter, 2005, p.. 346 ; cf. annexe 4. 614 Conzemius Victor, " L’Empire d’Autriche " dans Histoire du christianisme des origines à nos jours, Paris, 1995, p. 341 262 La politique religieuse marqua, encore plus qu'en Cisleithanie, une rupture complète avec l'esprit du Concordat, même si l’Église catholique conserva une influence morale considérable, de sorte que l'on a pu parler d'un Kulturkampf hongrois, où s'affrontèrent libéraux du gouvernement et aristocrates conservateurs-catholiques. […] L'exercice du placetum regium, vieux privilèges des rois de Hongrie pour surveiller l'épiscopat, fut rétabli : toute correspondance entre un évêque et le Saint-Siège, ou son représentant, le nonce apostolique de Vienne, devait dorénavant transiter par le ministère des Cultes et de l'Instruction publique; d'ailleurs toutes les affaires confessionnelles dépendaient désormais de ce ministère. En 1868, la tenue de l'état-civil fut laissée aux différentes Églises, ainsi que la juridiction dans les affaires matrimoniales. La loi d'émancipation des juifs, discutée avant 1848, mais jamais adoptée, fut enfin votée, ce qui devait contribuer à l'essor économique et culturel du pays et en particulier de Budapest.615 B.1. Importance du « cujus regio, ejus religio » dans l’empire Notre propos n’est pas d’étudier l’interaction de l’État et de l’Église en Europe au cours des temps, mais de voir en quoi la situation de l’Autriche-Hongrie, fin XIXe siècle s’inscrit dans le cadre plus vaste et plus général de l’Europe, pour éclairer les prises de position de Bertha von Suttner qui se veut un esprit universaliste, contre le catholicisme, majoritaire en Europe, qui prétend justement à l’universalité, la racine du terme étant le grec katholikos, universel. Le christianisme est majoritaire en Europe ; néanmoins, depuis la Réforme, il s’est instauré un clivage entre les pays à dominante catholique et les pays protestants, exacerbant les tensions politiques expansionnistes. Le cujus regio, ejus religio (telle la religion du prince, telle celle du pays), vaut encore dans les états germaniques donc aussi pour la Prusse protestante comme pour l’Autriche-Hongrie catholique. Mais les relations de l’Église et de l’État sont différentes dans les deux pays, déjà parce qu’il n’y a pas de pouvoir temporel extérieur dans les Églises protestantes à la différence de l’Église catholique qui est fortement hiérarchisée et gouvernée par Rome. De plus, dans le camp catholique, il y a aussi un clivage entre « gallicans616 », partisans de 615 Jean Bérenger, op. cit. p.172. Gallicanisme : Étymologie : lat. médiév. gallicanus, français ; Partisan des libertés de l’Église gallicane ou Église de France ; par extension : indépendance des souverains à l’égard du Saint-Siège, en matière temporelle. 616 263 l’indépendance des souverains à l’égard du Saint-Siège et ultramontains617, soutenant le pouvoir absolu du pape en toutes choses. C’est principalement au XIXe que se sont créées les identités nationales. La religion n’a pas été le seul facteur constitutif, mais elle a joué un rôle important aussi bien dans l’unité allemande, ou italienne, que dans le problème des Balkans avec la Bosnie majoritairement musulmane, mais aussi avec des minorités orthodoxes (les Serbes de Bosnie) ou catholiques (les Croates). B.2. Influence économique, politique et culturelle de l’Église L’Autriche-Hongrie est majoritairement catholique, comme ses voisins : Italie, France et Espagne et à la différence de l’Allemagne qui est majoritairement protestante ; ce qui souligne le problème des frontières confessionnelles à l’intérieur de l’Europe. Ces frontières sont une conséquence de la Réforme et de la Contre-réforme, et cette différence de religion se répercute aussi sur la vie religieuse, culturelle et économique des habitants des deux pays comme le démontre Patrick Cabanel dans son livre Trames religieuses et paysages culturels dans l’Europe du XIXe siècle. Il fait une place importante à l’Autriche-Hongrie, tout particulièrement pour montrer les différences induites par la religion dans les deux pays de langue allemande, en se basant sur d’autres études et notamment celles de Emile Durkheim618, Alexander von Oettingen619, Joseph Jacobs620, David Vincent621, Alfred Wahl622, enfin Gerhard Schmidtchen623. Ces études permettent de citer de très nombreuses statistiques, que nous ne reproduirons pas ici, sur la scolarisation des jeunes, sur la lecture dans les masses, sur le degré d’alphabétisation selon, par exemple, les données du recrutement pour le service militaire ou l’étude des signatures sur les registres du mariage, ou sur les registres du 617 Ultramontain, aine, adj. Étymologie : 2 ultra- et lat. mons, génit. montis, montagne, qui habite au-delà des monts. Particulièrement, qui est situé, qui habite au-delà des Alpes. Ici : Personne qui soutient le pouvoir absolu du pape en toute matière. 618 Emile Durkheim, (1858-1917), sociologue français, Les règles de la méthode sociologique (1894), le Suicide, Paris, (1897). 619 Alexander von Oettingen, Die Moralstatistik, Erlangen, Andreas Deichert, 1868. 620 Joseph Jacobs, (1854-1916), The comparative distribution of jewish ability, 1885. 621 David Vincent, The raison of mass literacy. Reading and writing in Modern Europe, Cambridge, Polity press, 2000. 622 Alfred Wahl, Confession et comportement dans les campagnes d’Alsace et de Bade 1871-1939 et Cultures et mentalités en Allemagne 1818-1960, Coprur, Strasbourg 1980, 623 Gerhard Schmidtchen, Protestanten und Katholiken, soziologische Analyse konfessioneller Kultur. Bern, München, Franke, 1973 264 compagnonnage. Cela fait apparaître un plus grand nombre d’analphabètes dans les populations de religion catholique, plus sentimentale et extériorisée et à l’inverse une plus forte alphabétisation dans les populations protestantes plus habituées à lire la bible et à en parler. A la suite de Max Weber et de L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, beaucoup d’historiens rendent l’Église catholique responsable du retard économique et culturel de l’Autriche-Hongrie, à la différence de l’Allemagne, majoritairement protestante ou de l’Angleterre anglicane. Pourtant l’influence économique, politique et culturelle de l’Empire (autrichien jusque 1897, austro-hongrois ensuite), a été considérable au XIXe siècle où il a été partie prenante de diverses alliances et de bon nombre de guerres tout au long du siècle, avec l’appui de l’Église, ce que dénonce Bertha von Suttner. Il faudrait remonter au XVIIIe siècle et à Marie Thérèse et Joseph II, pour montrer la mise en place d’une mainmise de l’État sur l’Église. Ces deux souverains se sont efforcés de limiter le pouvoir du Saint-Siège afin de mieux contrôler l’Église locale. Cela correspond au gallicanisme, puisque c’est en France que l’État monarchique a contrôlé la vie de l’Église pendant l’Ancien Régime et s’oppose à l’ultramontanisme que souhaite le Saint-Siège, désireux de contrôler « son » Église. Ce « gallicanisme » autrichien a des racines anciennes mais ce que souligne Bertha von Suttner c’est que l’Église est un outil du pouvoir conservateur. Albert Fuchs dans son ouvrage Geistige Strömungen in Österreich, 1867-1918, plus précisément dans l’introduction du chapitre « Katholizismus », corrobore les idées de Bertha von Suttner : Depuis toujours les Habsbourg ont travaillé à mettre l’Église sous leur contrôle. Cette tendance n’avait pas son origine dans une quelconque conception hostile à la foi romaine, mais était plutôt un corrélat de la foi strictement catholique de la dynastie. L’Autriche devait rester catholique et être gouvernée par les Habsbourg. En conséquence il était nécessaire de contrôler l’Église. […] De même que les Habsbourg ont lutté pendant des siècles contre la noblesse pour lui imposer finalement une position subalterne, de même ils luttaient contre les évêques et les prélats. La bataille atteignit une acuité particulière sous Marie Thérèse et encore plus sous son fils.624 624 „Seit eh und je arbeiteten die Habsburger daran, die Kirche unter ihre Kontrolle zu bringen. Diese Tendenz entsprang nicht irgendwelcher Einstellung gegen den römischen glauben, sie war im Gegenteil eher das Korrelat zu der streng katholischen Gesinnung der Dynastie. Österreich sollte katholisch bleiben 265 Nous ne nous appesantirons pas sur les réformes de l’un ou de l’autre souverain, qui ont modifié leur État mais avec des motivations différentes : suprématie de l’État pour Marie Thérèse et mise au pas de l’Église au nom de l’Aufklärung pour Joseph II. Mais ces réformes un peu trop rapides vont susciter des réactions négative et être supprimées par son successeur Léopold II. De ces réformes, il n'est pas resté grand-chose, si ce n'est l'édit de tolérance et la réforme du clergé régulier, réformes incontestablement utiles, mais qui battent en brèche l'un des fondements de la monarchie : l'unité par la religion catholique. […] Ces réformes, justes mais prématurées, se heurtèrent aux intérêts de l'oligarchie détentrice du pouvoir réel, et firent apparaître la faiblesse de l'État. 625 Parallèlement aux efforts de Joseph II, le prince-archevêque de Salzbourg, Hieronymus von Colloredo (1732-1812), celui-là même qui a protégé un temps Mozart, a entrepris de réformer son État. Dans sa thèse sur l’archevêque Colloredo, Sylvaine Reb expose les motivations et les objectifs de Hieronymus von Colloredo, son souci d'une foi épurée des relents de paganisme et de superstition, qui soit fondée en raison et plus orientée vers l'exercice de la charité que vers une piété ostentatoire. La volonté de sauver la crédibilité de la foi catholique face à la montée de l'indifférentisme religieux dicte des réformes dans la formation du clergé séculier, l'instruction primaire et la catéchèse, la liturgie, et aussi dans les domaines de la charité et de la médecine. Compromise par les déviations doctrinales et confessionnelles, par les résistances de la population et par le durcissement politique et diplomatique consécutif à la Révolution française, l'Aufklärung catholique, dans sa volonté de reformuler la légitimité sociale et spirituelle du catholicisme en fonction de nouveaux paradigmes, […],participe à ce vaste mouvement de laïcisation des gestes et des mentalités, constitutif de la modernité.626 Dans la même ligne Vocelka écrit : und von den Habsburgern regiert werden. Folglich war es nötig, die Kirche zu kontrollieren.[…] Wie die Habsburger jahrhundertelang mit dem Adel rangen, um ihn schließlich auf eine inferiore Position herabzudrücken, so rangen sie mit Bischöfen und Prälaten. Der Kampf erreichte besondere Schärfe unter Maria Theresia, und noch größere Schärfe unter ihrem Sohn.“, FUCHS, Albert, Geistige Strömungen in Österreich, 1867-1914, Wien, Löcker Verlag, 1974, p.43 625 Jean Bérenger dans Encyclopædia Universalis 2005, « Autriche-Hongrie », article « Marie-Thérèse. » 626 Reb, Sylvaine, L'Aufklärung catholique à Salzbourg, L'œuvre réformatrice (1772-1803) de Hieronymus von Colloredo, Bern, Berlin, Frankfurt/M., New York, Paris, Wien, 1995. Cette citation est le résumé de la thèse de Sylvaine Reb. 266 Les réformes entreprises au sein de l’Église catholique, sont nées de l’esprit des Lumières (Aufklärung), qui s’est attaqué au catholicisme baroque exagéré. Mais des tendances centralisatrices au sens d’une Église d’État se firent aussi remarquer. Le troisième point de départ pour les volontés de réformes de l’empereur Joseph laisse percevoir des racines d’économie nationale.627 Il ne s’agit pas de détruire l’Église, mais seulement de réduire ses pouvoirs temporels et de la mettre au service du prince. Ce n’est pas une question d’hostilité à l’égard de la religion en soi. Mais si Joseph II, le célèbre franc-maçon, reste catholique, comme beaucoup de francs-maçons de son temps, il prend les religieux en aversion. Le catholicisme reste la religion officielle, même si elle n’est pas religion d’État. Toutefois les prêtres sont désormais formés et rémunérés par l'État. La situation ne change pas jusqu’ à François Joseph. L’Autriche-Hongrie est un État confessionnel au sens où il accepte plus ou moins docilement les impératifs de l’Église catholique en les faisant passer dans sa politique, sa législation et la vie publique. En fait, c’est un jeu compliqué de relations entre l’Église et l'État, avec une tutelle réciproque. L’Église dépend de l'État qui la privilégie pour mieux la tenir sous tutelle. Il en résulte un frein à l’évolution interne des deux entités. L’Empereur François Joseph utilise l’Église au mieux de ses intérêts. La liturgie sert la mise en scène du pouvoir impérial et son faste. Bien sûr, il participe aux fêtes religieuses de la cour, mais aussi à la procession de la Fête-Dieu ou du Jeudi Saint. Ces occasions de parader et de montrer sa puissance aussi bien pour l’Église que pour la Monarchie constituent, tant l’affluence y est grande, un des aspects que Bertha von Suttner critique beaucoup. Pour un regard extérieur, c’est laisser entendre que ces fêtes sont aussi affaire d’État. Au terme du concordat628 signé en 1855, le droit matrimonial et la compétence juridictionnelle en matière de mariage, donc de divorce, étaient concédés à l’Église. De même les enseignants des écoles catholiques étaient sous contrôle de l’Église ; enfin 627 „Die Reformen innerhalb der katholischen Kirche wurden aus dem Geist der Aufklärung, die sich gegen den übertriebenen Barockkatholizismus gewandt hatte, geboren. Aber auch zentralistische Tendenzen im Sinne eines Staatskirchentums machten sich deutlich bemerkbar. Als dritter Ansatz für die Reformbestrebungen Kaiser Josephs sind national-ökonomische Wurzeln zu erkennen.“ Karl Vocelka, op.cit., p. 164 628 En matière politico-religieuse, un concordat (du latin médiéval concordatum, " accord, traité ") est une convention signée entre le Saint-Siège et un État souverain, réglant les rapports de l’Église catholique et de l’État signataire. 267 l’État devait subvenir financièrement aux besoins de l’Église. En outre, toutes les affaires confessionnelles ou interconfessionnelles devaient être réglées de manière bipartite. Toutefois, la sécularisation était en marche comme dans les autres pays d’Europe et des cabinets libéraux gouvernaient. Le concordat ne satisfaisait ni le monde politique catholique ou libéral, ni le clergé, ni l’opinion publique. On trouve trace des remous dans l’opinion publique, au sujet du concordat, dans les premières pièces de théâtre populaire d'Anzengruber629 par exemple et aussi dans la nouvelle Atavismus de Bertha von Suttner, censée se passer en 1875, donc après l’abolition du concordat (1874). Dans cette nouvelle, les quatre frères Comtes de X à X (Grafen von und zu X) racontent leur vie. Le second, Anton, évêque de Salzbourg, chevalier honoraire de l’Ordre de Malte et camerlingue du pape assure : « Je ne change pas d’avis : le rétablissement du concordat serait seul capable de mettre fin à ces agissements abominables.» 630 Le concordat était considéré comme un symbole de l’absolutisme. La gauche du parti libéral aurait voulu son abolition pure et simple mais la majorité conservatrice du parlement choisit le compromis et une évolution le minant progressivement jusqu’à sa disparition. Les trois lois confessionnelles de mai 1867 sur le mariage, l’école et l’inter confessionnalité (dans le Gesetzbuch) marquaient déjà une certaine séparation de l’Église et de l’État. Ainsi par exemple, le contrôle de l’état civil fut soustrait au clergé, le mariage civil fut rétabli et le divorce à nouveau autorisé, même si des annexes confessionnelles particulières s’appliquent aux catholiques en ce qui concerne le droit matrimonial et le divorce. C’est la juridiction catholique qui juge dans ce cas-là et non la juridiction d’État631. Mais ce même code civil intègre aussi des articles particuliers aux Juifs. En fin de compte, se pose alors le problème de l’égalité de tous les citoyens devant la loi, puisque le code civil introduit des réserves concernant certaines catégories de personnes. Mais on peut dire aussi que de ce fait, l’État laisse l’Église libre dans le 629 Anzengruber, Ludwig (1839-1889), écrivain populaire viennois. Renommé surtout entre 1870 et 1879 après le succès fulgurant de son Curé de Kirchfeld (1870) qui met en scène un prêtre libéral, victime des nobles ultramontains, des dévots hypocrites. Les prêtres du théâtre d’Anzengruber sont généralement honnêtes et généreux mais l’auteur prêche une morale laïque. Der G’wissenwurm (le remords, 1874) et die Kreuzelschreiber, (les Analphabètes, 1872), Das vierte Gebot (le quatrième commandement, 1877) sont d’autres pièces populaires " à thèse " qui eurent du succès. 630 „Ich bleibe dabei: die Wiederherstellung des Konkordats wäre allein im Stande, dem fluchwürdigen Treiben ein Ende zu machen.“ Atavismus in Phantasien über den Gotha, p. 19. 631 Gesetzbuch , Anhang I – „Gesetz über die Ehe der Katholiken im Kaiserthume Oesterreich,“ p. 7481 und Anhang II. „Anweisung für die geistlichen Gerichte des Kaiserthumes Österreich in Betreff der Ehesachen,“ p. 81-108. 268 cadre des exigences de l’ordre public. Après diverses tractations, le concordat est abrogé définitivement en 1874632, par des textes complétant les lois de 1868, sous le prétexte que l’infaillibilité du pape, votée par le concile Vatican I, avait modifié la nature juridique de l’un des signataires. Après l’abrogation du concordat, la sécularisation de la société s’accélère. L’école élémentaire qui dure huit ans est obligatoire et laïque, le contrôle des établissements scolaires passe aux mains de l’État, mais, restriction importante, l’enseignement du catéchisme est dispensé par des prêtres dans les locaux scolaires et le prêtre du lieu est membre du conseil d’école. Le « mouvement éthique », par le biais de l’association « École Libre » (Freie Schule) essayera, en vain d’obtenir la possibilité d’enseigner une morale laïque dans les écoles publiques. En fait la loi de 1869 sur les écoles prévoyait que les enfants devaient recevoir une éducation morale religieuse (sittlich-religiöse). Par ailleurs, la loi sur la nouvelle organisation monastique, votée par les députés, traîna deux ans à la chambre haute (Herrenhaus) et ne fut jamais avalisée par l’empereur. Néanmoins « l’Église reste une puissance économique de premier rang à cause de ses possessions foncières. Des millions de fidèles lui font une confiance aveugle.633 » La constitution lui accorde des droits, les évêques sont nombreux au parlement, élus au système censitaire des curies634, puisqu’ils peuvent faire partie de la première et/ou de la troisième catégorie, comme le montre Bertha von Suttner dans la petite nouvelle «Atavismus » dont nous avons déjà parlé. Malgré la fin du concordat (1874), l’empereur n’est pas anticatholique. Il veut réduire la marche de manœuvre de l’Église mais collaborer avec elle autant que faire se peut. Il se refuse à toute opposition frontale. Plusieurs partis politique autrichien : d’obédience die catholique deutsch-Klerikalen (les ont participé radicaux au paysage allemands), die christlichsoziale Partei (le parti chrétien social) ; les relations de la religion et de la 632 L’abolition du concordat a été signé par le cabinet Alfred Auersperg, (1871-1879). „Die Kirche war schon allein durch ihren Grundbesitz eine wirtschaftliche Macht von Rang. Millionen Gläubige waren ihr in unbegrenztem Vertrauen ergeben.“, Fuchs, p. 46. 634 Depuis 1860 le corps électoral se composait de quatre curies : 1) nobles, grands propriétaires fonciers, 2) villes, bourgeoisies urbaines, 3) représentants des chambres de commerce et d’industrie, du clergé et de l’Université, 4) communautés rurales, paysans enrichis. Le cens s’élevait à 10 florins. Un peu moins des deux tiers de la population masculine avait le droit de vote. En 1882 le cabinet Taafe abaissa le cens à 5 florins et c’est en 1897 que le cabinet Badeni créa une cinquième curie dans laquelle étaient inscrits tous les hommes majeurs. Cette curie élisait environ 1*6e des députés. Ce n’est qu’en 1906 que le suffrage universel masculin fut adopté. Les femmes obtinrent le droit de vote actif et passif en 1918. 633 269 nation sont donc étroites et elles se jouent au plan politique, mais pas toujours gouvernemental. La fin des années 1870 voit l’apparition de partis de référence explicitement chrétienne. On voit monter en puissance deux partis chrétiens : les « cléricaux allemands » (Deutsch-Klerikalen) et les « chrétiens sociaux » (Die Christlich- sozialen). Les premiers forment le parti de Charles Sigismond Hohenwart qui est couramment appelé parti Hohenwart mais aussi parti conservateur, ou encore le groupe des « feudal-klerikalen » (cléricaux féodaux), conservateurs, voire réactionnaires, favorables à l’Église catholique, dont Bertha von Suttner donne des exemples dans Inventaire d’une âme en la personne du Comte R., voisin du narrateur et dans Eva Siebeck ou dans Atavismus. Ce parti recrutait principalement dans la noblesse, la grande bourgeoisie et le clergé. Tous les romans présentent un face à face entre un libéral et un conservateur qui s’affrontent au fumoir après le dîner. Dans Un mauvais homme, le héros Frank est qualifié de mauvais parce qu’il a des idées libérales, même s’il ne fait pas réellement de politique, mais applique sa devise : « travailler et apprendre », car tout le reste en découlera. Le comte son cousin lui répond avec véhémence : « rester fidèle à l’ordre ancien est le plus sûr. […] Trop apprendre n’est pas bon pour l’homme du peuple. 635 » C’est d’abord le parti de Hohenwart qui fut au pouvoir dans le ministère du comte Leo Thun. Les manœuvres gouvernementales ne furent pourtant pas toujours claires et le parti catholique fut loin de pratiquer une politique conforme aux principes de la religion, qui aurait été favorable aux pauvres et aux petits. Voici l’avis d’Albert Fuchs sur ce point : Certains hommes qui travaillaient dans l’entourage de Hohenwart [président du parti clérical], ressentaient comme insupportable la contradiction entre les commandements chrétiens et les conditions de vie dans l’Etat chrétien et considéraient que le but suprême de leur vie était de surmonter cette antinomie. Le plus important d’entre eux était le baron Karl von Vogelsang, qui a dirigé le journal Das Vaterland de 1875 à 1890.636 635 „Arbeiten und lernen " […] festhalten an alter Ordnung, das ist das sicherste. […] und das zu viele lernen thut dem gemeinen Mann nicht gut.“, Ein schlechter Mensch, op. cit., p. 56. 636 „In der Umgebung Hohenwarts arbeiteten einige Männer, die den Widerspruch zwischen den christlichen Geboten und den Zuständen des christlichen Staates Österreich als unerträglich empfanden 270 Le point de départ des considérations de Vogelsang637 était l’éthique de l’Evangile, ce qu’il a exposé dans de nombreux articles du journal conservateur de Thun, Das Vaterland dont il était le rédacteur en chef depuis 1875. Il est à noter que son système de politique sociale, élaboré au sein de « l’union de Fribourg », réunie autour de Mgr Mermillod, a été très largement repris par le pape Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum, parue en 1891, même si cette encyclique a d’autres sources. En dehors de cette double influence, Vogelsang est important, parce qu’il a su s’entourer de jeunes gens intelligents et actifs, d’origines sociales différentes, comme par exemple le prince Alois Lichtenstein et le mécanicien Ernst Schneider, qui lui collectaient des informations pour ses articles et qu’il a, par contrecoup, formés à ses idées politiques sociales. Ils ont créé différents groupes qui ont donné par regroupement en 1893, le parti « chrétien social » (die christlichsoziale Partei), à forte tendance antisémite, sous la direction de Karl Lueger. Celui-ci a appelé Vogelsang « le père du mouvement »638, pourtant Vogelsang n’était pas antisémite, et nombre de ses publications le prouvent. Bien souvent même, il défend le judaïsme en se référant au christianisme. Le parti chrétien social devient 1’un des partis les plus puissants du pays qu’il dirigera jusqu’à la première guerre mondiale qu’il soutiendra. On pourrait dire avec Fuchs que « l’antisémitisme [de Lueger] n’est plus motivé religieusement et n’est pas encore raciste, on peut le dire économiquement motivé si l’on veut. » 639 A partir de 1893, les « chrétiens sociaux » de Vogelsang et Lueger dirigent Vienne puisque Lueger en est le maire. Ils forment un parti catholique hostile aux libéraux, aux juifs et à toutes les transformations récentes de la société, favorable à la und ihn zu überwinden als entscheidende Lebensaufgabe ansahen. Der bedeutendste dieser Männer war der Freiherr Karl von Vogelsang, der 1875-1890 das „Vaterland“ redigierte.“, Fuchs Albert, op. cit. p. 49. 637 Vogelsang, baron Karl von, (1818-1890), journaliste et polémiste autrichien d'origine allemande. Il étudie le droit à Berlin puis sert la Prusse. Protestant convertit au catholicisme, il s'expatrie d’abord en Allemagne de l’ouest puis en Autriche où il prend en 1875 la direction du journal conservateur Das Vaterland. Le programme du " mouvement chrétien-social", d’où est né le " parti chrétien social“ est issu des " soirées–canard ", discussions d’intellectuels ainsi appelées parce qu’elles se déroulaient à l’hôtel „Au canard“. Ses idées ont influencé Karl Lueger (1844-1910), Franz Martin Schindler (1847-1922), le prince Aloys de Liechtenstein (1849 -1920). De façon paradoxale il refusait le capitalisme libre et le libreéchange, s’apparentant ainsi au marxisme. Au sein de l'Union de Fribourg, qui réunit autour de Mgr. Mermillod les précurseurs du catholicisme social, il participe aux travaux sur la "question sociale" qui seront repris et confirmés par le pape Léon XIII dans l'encyclique Rerum Novarum. Résumé d’après Rumpler Helmut, Österreichische Geschichte (1804-1914), eine Chance für Mitteleuropa, Wien, Ueberreuter, 2005, pp. 482- 493. 638 " Lueger hat ihn einmal den Altvater der Bewegung genannt ", Lettre à Vogelsang du 8 août 1888, in Albert Fuchs, op. cit. p.53 639 „Der Ant mitismus [von Lueger] ist nicht mehr religiös und ist noch nicht rassisch motiviert. Man kann ihn, wenn man will, wirtschaftlich motiviert nennen.“ A. Fuchs, op. cit., p. 60 271 dynastie et à l’État. De plus ils sont antisémites de façon virulente comme le prouvent leurs exactions à Vienne. Bertha von Suttner dénonce aussi bien leurs diatribes au Parlement que les méfaits dans la ville, dans le chapitre XXIII, « Autodafé », d’Échec à la misère où elle les compare à l’Inquisition et à ses bûchers. Ce qu’ils ont en commun avec les cléricaux féodaux, c’est « leur cléricalisme absolu », « leur absence d’esprit démocratique » 640 et un certain mépris du pauvre et du peuple. Chacun est obligé de représenter les intérêts de sa caste ; toute question, qu’elle soit religieuse, économique ou nationale ne doit être considérée et résolue qu’en regard de la plus grande gloire et du plus grand éclat de ses propres pairs.641 Les chrétiens sociaux recrutent dans la petite bourgeoisie, le bas clergé et la paysannerie. Mais cléricaux et chrétiens sociaux sont en fait au service du pouvoir et sont, aux yeux de Bertha von Suttner, des réactionnaires. Voici l’exemple du prince Dürrenberg dans le roman Eva Siebeck : Le mot « retour à» formait la clé suprême de tous ses idéaux politiques […] C’est pourquoi on doit s’efforcer de rendre le monde plus parfait et cela on ne peut le faire que par le retour aux principes sains, par la consolidation de l’Église, par des [institutions] fondamentalement garanties par l’État... 642 Les considérations électoralistes dans le cadre censitaire, semblent un déterminant essentiel chacun voulant élargir sa base électorale et notamment vers la classe moyenne (Mittelstand). L’antisémitisme est mobilisateur, les juifs détenant, dans les villes, un certain nombre de postes économiques importants (finance, banque, industrie, commerce) qui pourraient être occupés par des « Allemands ». Par contre, dans les campagnes et surtout à l’est (Pologne, Moravie, Bucovine) les juifs sont pauvres, voire miséreux. Mais les sociaux-chrétiens ne visent pas les pauvres des campagnes puisque, 640 Expressions utilisées par A. Fuchs, op. cit., p. 57 „Jeder ist die Interessen seiner Kaste zu vertreten verpflichtet ; […] jede Frage – ob religiös, ob wirtschaftlich, ob national – [soll] nur im Hinblick auf den größeren Ruhm und Glanz der eigenen Standesgenossen betrachtet und gelöst werden.“, Eva Siebeck, op.cit., p.73-74. 642 „Das Wort " zurück " bildete überhaupt den Schlüssel zu allen seinen politischen Idealen. […]. Man muß daher trachten, die Welt vollkommener zu machen; und das kann nur durch Rückkehr zu den gesunden Prinzipien geschehen, durch Festigung der Religion, durch staatsgrundsätzlich gewährleistete…“, ibid., p. 75-76. 641 272 par le biais des curies, ils ne votent pas. L’établissement du suffrage universel (pour les hommes) en 1907 ne changera rien à leur attitude sur la question. En suivant toujours Albert Fuchs, nous dirons que le parti chrétien social des années quatre-vingt-dix s’est éloigné de son électorat populaire original, à cause de dirigeants qui ont forcé leurs tendances antisémites et cléricales, les éloignant du radicalisme démocratique et de la chance de réunir autour d’eux tous les travailleurs dans le sens où Vogelsang le préconisait. « Son élan de réforme sociale s’éteignit »643. La volonté de conquête du pouvoir a prévalu sur les idéaux. La société et ses références sont restées religieuses. Certes l’ère libérale avait réussi à écarter la foi catholique des milieux intellectuels, car dans la littérature, la presse, les universités, les libéraux ont occupé tous les postes. Cependant les couches populaires restent attachées à l’Église. Avec l’arrivée au pouvoir du parti chrétien social, la vie culturelle catholique a repris, d’autant que, d’une part, la conjoncture internationale y est plus favorable et que, d’autre part, quelques écrivains de stature sont passés du libéralisme au catholicisme, phénomène marquant. Citons par exemple Richard Kralik, Hermann Bahr, Hugo von Hofmannsthal ou Enrica von HandelMazzetti, qui ont joui d’un très important lectorat. En popularisant le baroque, ils mettaient l’accent sur un aspect important du passé Autrichien. Bertha von Suttner, elle, est restée attachée au réalisme. La faiblesse de la doctrine chrétienne sociale, qui se reflétait bien sûr dans la production écrite romanesque ou essayistique, dramaturgique ou musicale, était la position par rapport au pangermanisme. Les catholiques autrichiens étaient plutôt portés à préférer la « grande Allemagne », car comme nous l’avons évoqué pour le Kulturkampf, ils se sentaient solidaires des catholiques allemands d’Allemagne du sud : Bavière, Bade et Württemberg, avec lesquels ils avaient combattu l’hégémonie de la Prusse protestante. Ils étaient donc en porte-à-faux avec la notion de nation autrichienne. Mais ils n’étaient pas insensibles non plus au slogan Los von Rom (« Lâchez Rome » ) des agitateurs allemands d’Allemagne qui voulaient des conversions au protestantisme, tout en utilisant aussi un discours antisémite, et en exaltant la germanité comme religion nationale. A la fin du siècle, le nationalisme faisait figure de nouvelle religion. La sacralisation de la nation laissait pressentir déjà l’exploitation que 643 „Sein sozialreformerischer Elan starb aus.“ A. Fuchs, op. cit., p. 65 273 les nazis feraient de ces théories selon lesquelles il convient d’éliminer le christianisme et de le remplacer par une religion nationale, mélange de déisme, de patriotisme, et de néo-paganisme. Ces théories [seront] vulgarisées par Arthur Bonus (Zur Germanisierung des Christentums, 1911) 644 Pour terminer, nous dirons que l’imbrication du fait religieux et du fait national est donc encore plus étroite dans la mosaïque ethno - religieuse de l’Empire austrohongrois que dans la plupart des autres pays d’Europe et se traduit sous une forme politique. Nous avons brièvement évoqué les fêtes de la cour et les processions solennelles. N’oublions pas, cependant, les pèlerinages, processions et fêtes religieuses, qui sont l’expression d’une culture populaire. Pourtant, les classes dirigeantes acceptent plus ou moins bien cette religiosité du peuple, car elles y voient un moyen de gagner des âmes ou des voix, les stratégies cléricale et politique se rejoignant ici. Cette religion à grand spectacle doit parler aux yeux et au cœur car l’affectivité prime le raisonnement. Bien sûr, avec la montée en puissance de la sécularisation, on verra aussi un recul des manifestations de religiosité populaire en particulier à partir du tournant du siècle, c’està-dire après la période que nous étudions. Il sera intéressant de voir maintenant comment Bertha von Suttner étudie le fait religieux à son époque et pourquoi elle attaque systématiquement la religion catholique, tout en gardant le vocabulaire et les images. Il sera instructif aussi d’examiner s’il y a eu évolution chez elle puisqu’elle dit que tout est évolution, même si elle insiste toujours pour dire que le processus prend du temps. Ce qu’elle dit des querelles esthétiques, elle le dit aussi ailleurs des querelles et des processus scientifiques. Cela vaut encore plus pour les phénomènes naturels : « une querelle ne se développe pas en quelques mois, cela prend des décennies.645 » 644 Brigitte Carrier-Reynaud, op. cit. p. 65 „Ein Streit wickelt sich nicht in ein paar Monaten ab, er nimmt Jahrzehnte in Anspruch.“ Dr Helmuts Donnerstage, op. cit., p. 133 645 274 II. BERTHA VON SUTTNER ET SA CRITIQUE DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE Bertha von Suttner s’en prend à toute forme d’Église institutionnalisée mais d’abord à l’Église catholique qu’elle accuse de tous les maux. Si elle ne va pas jusqu’à l’accuser d’être « l’opium du peuple », comme le fait Marx, elle lui trouve beaucoup de responsabilité dans la situation sociale de son époque. Que nous ayons envisagé ici principalement l’Église romaine pour porter un jugement sur la nature de l’Église à l’âge des machines est fondé sur le fait que cette forme la plus originelle du culte chrétien se montre le mieux dans les traits frappants et conséquents de l’esprit clérical avide de pouvoir et de domination et dans l’étalage inaltérable de l’esprit de piété croyant aux miracles.646 Elle critiquera tous les aspects de la religion aussi bien les rites que les croyances. Elle se place d’emblée dans la catégorie des libres-penseurs, insistant sur les deux composants car elle revendique de tout penser et sans aucune contrainte. La religion, qu’elle soit révélée ou non, qu’elle s’adresse à un dieu ou à plusieurs, a deux dimensions : personnelle de piété, et sociale de pratiques cultuelles ou de rites sociaux. Nous examinerons les différents points que Bertha von Suttner critique le plus fortement et pourquoi elle en parle autant. Quel est exactement son souci de la religion ? Est-elle en accord avec son temps ? Quel message veut-elle transmettre ? Au nom de quels principes mène-t-elle sa critique ? Le paradigme sociétal conservateur du XIXe siècle, dominant mais contesté, s’appuyait sur des valeurs communément admises : la société aristocratique, orgueilleuse et tenant les rênes du pouvoir, militariste et rétrograde ; la femme parure de l’homme, sans autonomie et sans place réelle dans la société ; l’Église avec une fonction 646 „Daß hier zur Beurteilung des kirchlichen Wesens in der Maschinenzeit hauptsächlich die römische Kirche ins Auge gefasst wurde, hat seinen Grund darin, dass diese ursprünglichere Form des christlichen Kultus die auffälligsten und konsequentesten Züge des macht- und herrschaftsbeflissenen klerikalen Geistes und die noch ungetrübte Entfaltung des wundergläubigsten frommen Geistes aufweist.“, Das Maschinenzeitalter, p. 245. 275 théologique mais aussi un pouvoir temporel considérable. Les révolutions intellectuelle, économique et politique bouleversent cependant la prétention à l’immobilité et entraînent une évolution à tous les niveaux. Bertha von Suttner s’est inscrite dans son temps et a voulu peser sur l’évolution de celui-ci. Nous l’avons dit pour le problème de la guerre et de la paix et pour la place des femmes dans la société. Nous voulons examiner maintenant sa position dans le domaine religieux et philosophique, car elle parle constamment de la religion, tantôt l’ancienne, tantôt la nouvelle. Il est à noter qu’elle fait une distinction entre un sens noble de religion sans pluriel et un sens «dévoyé » par l’usage. Mais dans tous ses écrits elle utilise ce sens « dévoyé » qu’elle regrette pourtant : Le mot religion contient en soi l’élan le plus sublime de l’esprit humain, les plus nobles sentiments du cœur humain ; c’est un vaste concept général qui s’étend sur l’ensemble des vertus et des devoirs accomplis de tous les concepts éthiques, moraux, et transcendants. Mais l’usage linguistique a fait que tous les cultes et confessions se sont appropriés le mot religion. On dit la religion judaïque, la religion chrétienne, et ici encore en sous-catégories : la religion catholique, évangélique, luthérienne etc. L’appellation générale est ainsi appliquée faussement à chaque sous-catégorie du concept général.647 Bien qu’elle donne cette définition générale de la religion, elle utilise plutôt le terme au sens de confession puisque la « religion catholique » est sa cible principale et avec le sens que lui donne J. Lachelier : La religion peut se définir comme un ensemble d’actes rituels liés à la conception d’un domaine sacré distinct du profane, et destinés à mettre l’âme humaine en rapport avec Dieu. J. Lachelier dit : « chaque religion est pour nous, un système complet, qui se donne pour le seul véritable. Le mot, à partir de ce moment-là, a exprimé trois idées : 1) celle d’une affirmation ou d’un ensemble d’affirmations spéculatives ; 2) celle d’un ensemble d’actes rituels ; 3) celle d’un rapport direct et moral de l’âme humaine à Dieu […] 648 647 „Das Wort Religion faßt den erhabensten Schwung des menschlichen Geistes, die edelsten Gefühle des menschlichen Herzens in sich; es ist ein weiter Allgemeinbegriff, der sich über das Gesamtgebiet aller Tugenden, aller Pflichterfüllung, aller ethischen, moralischen und transzendenten Begriffe erstreckt. Nun hat es aber der Sprachgebrauch mit sich gebracht, dass alle verschiedenen Kulten und Konfessionen sich das Wort Religion als Namen beigelegt haben. Man sagt die jüdische, die christliche Religion, und hier noch in Unterabteilungen: die katholische, evangelische, lutherische Religion u. s. w. Die Allgemeinbenennung wird so fälschlich jeder Unterabteilung des Gesamtbegriffs erteilt.“, Inventarium einer Seele, op. cit., p. 338. 648 J. Lachelier, dans Lalande, Vocabulaire de la philosophie, art. " Religion " 276 Il est clair que la définition n’est pas simple et que celle-ci prend en compte l’origine, le sacré, la fonction, la croyance. Il nous a semblé utile de la compléter par un repositionnement du fait religieux opéré par Max Weber en Allemagne et Émile Durkheim en France. Ils ont posé les fondations d’une étude sociologique de la religion. Ils ont en même temps introduit une rupture […] en ne s’intéressant plus à la religion comme une fonction de l’esprit, mais comme une fonction du corps social. […] [Faudrait-il alors] se satisfaire d’un concept commun et assez flou, auquel la recherche doit empiriquement donner forme en en précisant les contours ? [Ce serait] ‘un concept latent’, utilisé comme un outil de travail.649 A. LES FONDEMENTS DE LA CRITIQUE Pour Bertha von Suttner la religion manque de preuves, de logique, n’est pas scientifique, ne peut pas être soumise à l’expérimentation. Elle rejette fondamentalement la religion par anticléricalisme certes, par opposition à la tradition ecclésiale qu’elle trouve contraignante, mais aussi parce que les dogmes lui semblent d’un autre âge, pour tout dire du Moyen Âge, contre lequel elle a écrit son Âge des machines. Dans toutes ses œuvres nous retrouvons le combat entre l’ancien et le moderne qui fait écrire à Léopold Katscher : Conformément à cela, foncer sur des superstitions très répandues, des préjugés traditionnels et des legs « sacrés » court comme un fil rouge à travers la plupart de ce qu’elle écrit. […] sa plume est presque toujours consacrée à l’humanité noble, à la liberté, au progrès.650 Car dans toute son œuvre c’est bien la prééminence du moderne sur l’ancien qui est saluée. Et dès qu’elle parle de modernité, elle parle de science et de méthode scientifique. Elle ne peut aucunement avancer dans la connaissance sans utiliser la raison et les méthodes des sciences expérimentales. Comme il est impossible de prouver quoi que ce soit en matière de foi, elle préfère renoncer à la foi. Elle veut tout penser, 649 Jean-Marie Husser, dans Dictionnaire culturel d’Alain Rey, art. Religion, T.4, pp.121-132, p. 124 et p. 126 650 „Demgemäß zieht sich das Losgehen gegen weitverbreiteten Aberglauben, althergebrachte Vorurteile und " geheiligte " Überlieferungen als roter Faden durch das meiste, was sie schreibt.[…] Ihre Feder ist fast immer der Edelmenschlichkeit, der Freiheit, dem Fortschritt gewidmet.“, Leopold Katscher, Bertha von Suttner, die Schwärmerin für Güte. Dresden, E. Persons’ Verlag, 1903, p. 83. 277 tout élucider, et range au rayon des concepts dépassés et superstitieux, voire pernicieux tout ce qui pour elle n’est pas démontrable. Cependant nous constatons chez elle une certaine difficulté à définir clairement les concepts et à sérier ses critiques. Comme elle ne trouve pas de textes contemporains pertinents pour illustrer sa pensée, elle va chercher des textes du Moyen Âge ou de la Renaissance pour justifier son aversion pour cette religion qui écrase le peuple. Elle cite des extraits de bulles et de lettres papales illustrant à la fois le thème de la barbarie des mœurs, encouragée par les papes et la collusion des pouvoirs, ce qui est certes condamnable. Et nous pourrions penser qu’elle considère que ceci appartient à l’histoire ancienne, mais elle prend soin de dire quelques pages plus loin que rien n’a changé et qu’elle veut ainsi souligner l’immobilisme de l’Église et de la société. Nous voyons bien qu’elle explicite sa position contre l’Église, non pas principalement d’un point de vue religieux ou théologique mais d’un point de vue politique. Toutes les discussions sur la religion sont amenées par des conservateurs, monarchistes, voire réactionnaires s’opposant aux libéraux, progressistes, démocrates, traités de révolutionnaires, voire d’anarchistes par les premiers. Ils s’opposent au nom des grands principes : Mais à l’époque des machines, à l’époque justement où le principe démocratique se dressait contre la vénération du despote, le principe d’humanité contre le brandissement de la hache [de guerre], et le principe scientifique contre les histoires merveilleuses, les représentants de ces principes, eux, devaient souffrir, et trembler et s’enfermer à clé en silence.651 Sa véhémence ne laisse pas toujours place à un raisonnement posé et ordonné, n’honore pas la tolérance de principe dont elle se réclame. A.1. Principes philosophiques Parler de religion pour Bertha von Suttner, signifie parler d’idées, de concepts, non de foi, d’émotion ou d’expérience. Dans ses ouvrages « philosophiques », elle explore, aux lumières de la raison, le vécu religieux pour montrer en quoi elle ne peut y 651 „Aber zur Maschinenzeit, zur Zeit nämlich, in der das demokratische Prinzip gegen Despotenverehrung, das Humanitätsprinzip gegen Streitaxt-Schwingerei und das Wissenschaftliche Prinzip gegen Wundergeschichten sich sträubte: wie mussten die Vertreter dieser Prinzipien leiden und schaudern und sich schweigend verschließen.“, Das Maschinenzeitalter, p. 245 278 adhérer et tente de débusquer ce qu’elle appelle des mensonges. De plus, elle veut comme dans toutes ses œuvres, philosophiques ou romanesques, faire action éducative, car selon son expression, « nous sentions que nous avions encore beaucoup de choses à dire au monde, que la source de la création pouvait encore jaillir abondamment. » 652 Ce faisant, elle s’inscrit, près d’un siècle plus tard dans la lignée des écrivains des Lumières qui se sont engagés dans un combat pour la liberté au nom de la raison. Elle agit comme les philosophes du XVIIIe siècle [qui] se veulent des hommes d’action, [et] conçoivent leurs écrits comme de véritables armes et utilisent tous les moyens que la littérature met à leur disposition […] pour faire connaître leurs idées. 653 Elle fait toujours un choix raisonné et conscient des formes d’écriture qu’elle choisit. En écrivant L’Âge des machines, elle avait en fait conscience que la présentation, plutôt traité de philosophie populaire que récit de fiction, ne pouvait atteindre qu’un petit cercle de lecteurs. L’Âge des machines s’adressait à des gens cultivés, avant tout des nobles et des bourgeois qui débattaient dans les salons et autres lieux de communication semblables, de littérature engagée.654 Pour présenter au monde ses convictions, elle écrit et décrit la philosophie que l’on pourrait qualifier de populaire, qu’elle s’est forgée et qu’elle veut transmettre, selon les principes des philosophes de l’Aufklärung. Elle veut éduquer le plus grand nombre et choisit, en dehors de ses ouvrages à teneur philosophique mais avec un aspect fictionnel, des genres mineurs, ou du moins d’accès plus facile, car la pensée y est portée par une intrigue. D’ailleurs, le dernier des quatre ouvrages philosophiques présente aussi une romance. Cela lui permet de passer plus facilement ses maîtresmots : raison, logique, vérité et évolution, qui sont aussi ceux de l’Aufklärung et des Lumières. Ce que dit Jean Marie Goulemot655 du philosophe des Lumières semble 652 „Dabei fühlten wir beide, dass wir noch sehr viel zu sagen hatten, dass der Quell der Erfindung noch reichlich sprudeln würde“. Lebenserinnerungen, p. 189-190 653 Charpentier Véronique, La critique de la société au siècle des Lumières, Paris, Hatier, 2003, p. 6 654 „Allerdings war ihr bewusst, daß die Darstellungsform, die mehr populärwissenschaftliche Abhandlung denn fiktive Erzählung war, nur einen sehr geringen Leserkreis zu erreichen vermochte. Das Maschinenzeitalter wandte sich an Gebildete, vor allem an Adlige und Bürger, die in Salons und ähnlichen Kommunikationsstätten zeitkritische Literatur debattierten.“ Sigrid und Helmut Bock, Nachwort zu Waffen nieder, Berlin, Verlag der Nation, 1990, p.413. 655 Goulemot Jean Marie, professeur émérite de l'Université de Tours, ancien membre de l'Institut universitaire de France est spécialiste de l'histoire des idées et des pratiques culturelles du XVIIIe siècle, La littérature des Lumières, Paris, A. Colin, 2005 et art. " Lumières (philosophie) " in Encyclopædia Universalis, 2005. 279 correspondre de près au programme qu’elle s’est fixé : Le philosophe des Lumières est un homme à la curiosité toujours en éveil. Refusant d'être un étranger dans la cité, réfugié dans le silence de son cabinet, il se veut un observateur scrupuleux de la société, passionné mais distant, capable de dépasser les préjugés et de percevoir l'ordre réel et la raison d'être des choses. […] Seraient également hommes des Lumières tous ceux qui, s'opposant aux idées reçues, aux préjugés, auraient œuvré au bien commun. 656 C’est bien là, la posture qu’elle adopte dès le départ : s’opposer aux idées reçues, aux préjugés, tout remettre en question, utiliser le doute cartésien dans tous les domaines. Elle ne prétend pas inventer une nouvelle philosophie, ni se mesurer aux grands philosophes, qu’elle cite abondamment, soit pour dire qu’elle les a lus, Platon, Spinoza, Descartes ou Kant par exemple, soit parce qu’elle s’en inspire directement, ainsi Strauss657, Renan ou Feuerbach658. Ces derniers qu’elle a connus directement et appréciés, ont influencé sa pensée. Elle veut juste transmettre car « le plus court chemin, le plus sûr pour atteindre un progrès de la culture, est, en tous les cas que les porteurs actuels de la culture et de la puissance le mettent en œuvre. » 659 L’avis du critique Georg Brandes660 sur Inventaire d’une âme (1883) montre bien quel public elle vise : Il est vrai que beaucoup de choses sont excellentes dans le livre, cependant ces idées-là sont les idées communément admises par les gens 656 Jean Marie Goulemot, art. " Lumières (philosophie) " in Encyclopædia Universalis, 2005. Strauss, David-Friedrich, (1808-1874), théologien et exégète allemand. Sa Vie de Jésus (1885) montre un Jésus historique et non divin. sa vision des évangiles comme des prédications et non pas des biographies a d’abord scandalisé mais a obligé les exégètes à chercher des voies nouvelles. 658 Feuerbach, Ludwig, (1804-1872), philosophe allemand. Il se détacha de l’idéalisme hegelien et développa le matérialisme à partir d’une critique de l’idée de Dieu et de la religion. L’Essence du christianisme, 1841. 659 „Der kürzere, der sichere Weg, um einen Kulturfortschritt zu erreichen, ist es jedenfalls, wenn die gegenwärtigen Träger der Kultur und der macht ihn bewerkstelligen.“, Schach der Qual, p. 177 660 Brandes Georg (1842-1927), écrivain et critique littéraire danois. Il initia les pays scandinaves aux littératures européennes et fit triompher l’esthétique réaliste. Il fut le véritable responsable de ce qu’il est convenu d'appeler la "percée moderne" des lettres scandinaves, c'est-à-dire leur irruption au premier plan des lettres européennes. Il donna en 1888 des conférences sur la philosophie de Friedrich Nietzsche qui contribuèrent à faire connaître ce philosophe. Lettre à Bertha von Suttner du 14.02.1888, après la publication de l’ouvrage. 657 280 très cultivés. Mais au-dessus de ceux-ci, il y a une élite et, pour elle, cette œuvre n’est rien.661 Bertha von Suttner était assez clairvoyante et objective sur elle-même pour se rendre compte qu’elle ne pouvait prétendre à créer un nouveau courant de pensée. Elle était consciente de ses limites et se contentait, de propager les idées générales dans l’air du temps qui lui convenaient et auxquelles elle adhérait. C’était un parti pris délibéré de vouloir utiliser le langage de tous les jours pour s’adresser à tous. Car ainsi que le disait Michel Onfray dans sa séance inaugurale à l’université de Caen en août 2008 : « Pendant des siècles la philosophie ne s’est pas adressée aux professeurs mais aux gens qui avaient envie de vivre mieux la vie qui était la leur.662 » Reste la pertinence conjoncturelle de l’accroche suttnérienne du public qui pour elle passe par la forme romanesque, ou à tout le moins par la fiction, car elle ne veut pas réserver la culture et singulièrement la philosophie aux hommes et des femmes, qui, par leur activité professionnelle, exercent eux-mêmes une influence sur les mouvements d’idées et sont détenteur d’un certain pouvoir culturel.663 […] Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire », c’était le programme de Diderot, avec en particulier le colossal projet de l’Encyclopédie et de d’Alembert, Diderot, Voltaire, Condillac qui écrivait avec clarté et concision sur des sujets compliqués. Philosophie s’entendait alors au sens large, savoir et esprit critique. C’est le cœur même des Lumières.664 Elle s’est d’ailleurs, en quelque sorte, prémunie contre les accusations d’orgueil mal placé en raison d’un discours trop peu policé, pas assez conceptuel, puisque dans une sorte de pacte de lecture, elle prend soin de faire dire à son narrateur le baron Karl, que l’ouvrage n’est pas destiné à la publication, ni même à la lecture par un tiers, ce qui est une sorte de coquetterie, une affirmation de pure forme puisqu’elle écrivait ce roman pour la publication. Il s’agit seulement de coucher sur le papier quelques lignes. Car en m’asseyant à mon bureau pour ordonner, clarifier et fixer mes manières de voir, je ne me suis pas fixé la tâche de produire une œuvre 661 „Zwar sei vieles in dem Buch vorzüglich, doch: ‘ Diese Gedanken sind die landläufigen Gedanken der Hochgebildeten. Aber über diesen gibt es eine Elite, und für diese ist es nicht.“ Brigitte Hamann, op. cit., p. 83 662 D’après Michel Onfray. http://ceciiil.wordpress.com/ copié le 28.10.08. 663 Harold Bernat-Winter, « la philosophie comme nouveau marketing », revue Philosophie, Nr 8, cite ici Clouscard, Michel, Critique du libéralisme libertaire, Paris, Delga, 2005. 664 Dans le monde.fr du 28 février 2009, article « philosophie populaire ». 281 selon un plan bien arrêté à l’avance. […] Si j’écris ici maintenant tout ce que je pense et crois, ce qui en un mot constitue ma conception du monde, - en me le dédiant à moi-même - j’ai assuré à ce livre un avantage, à savoir : la sincérité et en même temps pour sa rédaction une grande facilité, à savoir : l’absence de contrainte. […] Je voulais simplement mettre en forme fixe quelques pensées papillonnantes pour les présenter ensuite à mon propre entendement.665 Écrire lui permet de faire le point sur sa conception, au sens où l’entend Paul Ricœur, pour qui « l'écriture doit permettre de connaître la réalité obscure de ses intentions.» 666 Le fait de publier un ouvrage philosophique tous les cinq ou six ans montre un besoin évident de faire le point mais du même coup, ancre les dits ouvrages dans le temps. Cela nous permet d’appréhender une évolution certaine à la fois de la pensée de l’auteure et de l’époque au cours des deux dernières décennies du siècle. Rappelons que le premier ouvrage de « fiction philosophique» de Bertha von Suttner, Inventaire d’une âme, est paru, anonymement en 1883, à une époque où les mots raison, liberté, progrès et vérité étaient le quotidien des intellectuels. Elle n'avait pas encore commencé à signer de son nom car elle avait plus de liberté d'expression sous un nom d'emprunt, ici B.Oulot, largement indéfini. On peut penser aussi que Bertha von Suttner, dans son adresse au lecteur, le prévient par la bouche de son narrateur dans Inventaire d’une âme : « je ne suis pas philosophe, je ne suis pas savant, pas écrivain. Je ne suis expert en aucune matière et je ne prétends à aucune autorité pour aucune de mes idées667 ». Dilettantisme ou honnêteté, cette précaution d’auteur la dispense aussi de rappeler ses sources : « je peux considérer d’emblée que je dispose d’une provision de convictions conçues et approuvées – sans avoir besoin de raconter leur genèse – 668 ». Sur cette base, elle se contente donc de restituer la philosophie, telle qu’elle l’a repensée par elle-même ou telle qu’elle ressortira de cette réflexion par livre 665 „Denn indem ich mich an meinen Schreibtisch setzte, um meine Ansichten zu ordnen, zu klären und festzuhalten, habe ich damit nicht die Aufgabe übernommen, ein planmäßiges Werk fertig zu bringen. […], Wenn ich hier nun alles niederschreiben werde, was ich denke und glaube, was mit einem Worte meine Weltanschauung bildet, so habe ich in der Selbstwidmung diese Buches demselben einen Vorzug gesichert, nämlich: die Aufrichtigkeit und zugleich für dessen Ausführung eine große Erleichterung gewonnen, nämlich: die Zwanglosigkeit“, Inventarium einer Seele, p. 5-6 […] Ich wollte ja nur einige lose flatternde Gedanken in die feste Form des Ausdrucks fügen, um sie dem eigenen Verständnis vorzuführen“, Ibid., p. 361. 666 Biographie de Paul Ricœur. 667 „Ich bin kein Philosoph, kein Gelehrter, kein Schriftsteller. Meine Kenntnisse sind in keinem fache von eingehender Gründlichkeit, und ich beanspruche für keine meiner Ideen irgendwelche Autorität.“ Inventarium einer Seele, p. 5. 668 „Ich kann den Vorrat meiner Überzeugungen – ohne ihre Entstehungsgeschichte zu erzählen – von vornherein als begriffen und beistimmungssicher annehmen“, ebenda, p. 15. 282 interposé. A.2 critique de la notion d’héritage religieux Les œuvres romanesques (nouvelles ou romans) de Bertha von Suttner sont toujours à thèse et illustrent tour à tour tel ou tel aspect de la société de l’époque avec une virulente critique de ce qui lui semble conservateur, ou même réactionnaire, en tous les cas, tourné vers le passé, en l’occurrence la religion catholique. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, quand nous étudions la vie religieuse de l’âge des machines, […] c’est de savoir quelle était la relation entre les deux conceptions du monde – l’ancienne, obsédée par l’héritage, entourée de tout l’apparat de la respectabilité, et la nouvelle, se répandant lentement et traitée avec méfiance et mépris.669 Dans l’immédiat nous parlerons surtout de l’ancienne religion héritée de tant de générations. L’auteure aime créer les mots dont elle a besoin pour coller au plus près à ce qu’elle veut dire, et la langue allemande le permet. Il semblerait que le néologisme erbbesessen670 que nous avons traduit par « obsédé par l’héritage », (mais « possédé par héritage » pourrait aussi convenir), dans la citation ci-dessus, fait allusion à l’attitude conservatrice qui se réfère toujours à la tradition, reçue de nos ancêtres en héritage. A propos du fait religieux elle pose le problème de l’inné et de l’acquis : Et ce qui dans le ressenti religieux n’était pas inculqué, cela était de temps en temps inné ; la façon de penser transmise en héritage par d’innombrables suites de générations continuait d’opérer.671 Nous retrouvons là, tout le débat philosophique sur Dieu et la religion qui a animé les philosophes et tout particulièrement les philosophes allemands aux XVIIIe et XIXe siècles. 669 „Was uns vom heutigen Standpunkt aus interessiert, wenn wir das religiöse Leben des Maschinenzeitalters studieren, ist […] das Verhältnis, in welchem die beiden Weltanschauungen – die alte, erbgesessene, mit allem Apparat der Ehrwürdigkeit umgebene, und die neue, langsam um sich greifende, mit Misstrauen und Verachtung behandelte – zu einander standen.“ L’Âge des machines, p. 198 670 Bien que le terme soit orthographié erbgesessen dans notre livre, nous avons supposé qu’il s’agissait plutôt de erbbesessen, en tenant compte des explications que l’auteure donne par ailleurs, besessen signifiant possédé,obsédé, alors que gesessen (assis), ne permet guère de traduction. 671 „Und was von dem religiösen Mitempfinden nicht anerzogen war, das war mitunter angeboren ; die durch unzählige Geschlechtsfolgen vererbte Denkwe wirkte noch fort“, Maschinenzeitalter, p. 199-202 283 Si Bertha von Suttner parle d’hérédité, ce n’est pas le fruit du hasard car elle est toujours au fait des recherches et des découvertes de son époque, par ses lectures scientifiques, car elle lisait les ouvrages scientifiques dès leur parution et dans le texte. Lisant le français, elle était aussi abonnée à la Revue des deux mondes et à la Nouvelle revue. C’est en 1865 que Gregor Mendel672 (1822-1884) publie ses travaux sur les règles de transmission des caractères, à partir de ses observations sur l’hérédité de pois comestibles. La conséquence de ces découvertes entraînera une distinction entre l'hérédité sociale (ou acquise) et l'hérédité biologique (ou innée), le terme de génétique n’existant pas encore. Même si Bertha von Suttner pense à l'hérédité acquise, dont les caractères viennent de l'imitation ou de l'opposition aux parents et au milieu social fréquenté: la langue maternelle, la culture, les valeurs, le métier, la fortune, les idées politiques, ici la religion, elle emploie le terme « inné » pour donner force à son argumentation ou peut-être parce qu’elle croit fermement à une transmission par le sang (on dirait par les gênes) ou quelque chose de semblable. Elle parle de cet autre aspect de l’hérédité dans le cas de l’alcoolisme par exemple, comme nous l’avons dit à propos de Robert, le mari d’Eva Siebeck dans le roman éponyme. Ceci est d’ailleurs un des traits du réalisme en littérature. Mais elle est tout à fait consciente que la transmission de la religion se fait de la même manière que la culture ou les valeurs, et que l’éducation y joue un rôle capital. Elle nous dit que « l’éducation des enfants était encore généralement imbibée de l’ancien esprit religieux, dans les institutions officielles à cause de la loi, dans les familles à cause de l’habitude.»673 En effet, l’éducation laïque n’existait pas encore en Autriche-Hongrie, même si les empereurs Marie-Thérèse et Joseph II s’étaient employés à séculariser les écoles. Le concordat de 1855 avait rétabli la mainmise du clergé sur l’enseignement, la santé et l’état civil, son abolition en 1874 rétablit la sécularisation. Mais du fait que les prêtres continuaient à enseigner le catéchisme au sein des écoles et que les programmes scolaires n’avaient pas changé (ce contre quoi Bertha s’élève), l’évolution des mentalités et l’attitude face à la religion ne pouvaient qu’évoluer lentement. D’un point de vue temporel, la religion peut paraître aussi comme un héritage 672 Gregor Mendel (1822-1884), Johann pour le civil, religiuex et botaniste autrichien, a dégagé les lois sur l’hérédité qui portent son nom. 673 „Die Kindererziehung war noch allgemein eine vom alten Glaubensgeist durchtränkte; in den öffentlichen Lehranstalten von Gesetzes wegen, in den Familien von Gewohnheits wegen.“ Ibid. p 202 284 puisque dans toutes les familles il y avait un dignitaire ecclésiastique et une ou des religieuses. Toutefois les charges n’étaient pas héréditaires. Rappelons que sous la Monarchie, les évêques étaient propriétaires terriens et de ce fait avaient droit de vote et/ou étaient membres de droit de la chambre haute (Herrenhaus). Anton Friedrich Karl, le second frère de la nouvelle Atavismus est évêque de Salzbourg, ne parle guère de sa foi, mais il évoque son existence de prélat mondain : Comme prélat mondain nous avons des contacts avec tant de choses qui sont en pleine contradiction avec les principes sur lesquels repose notre État. Pour la satisfaction de l’ambition personnelle, notre État nous offre encore suffisamment de possibilités : nous atteignons les hautes dignités et les titres et nous sommes entourés de lustre et de pompe.674 B. VENERATION ET PRINCIPE DE SOUMISSION A L’AUTORITE B.1. La vénération de Dieu et la vénération du Roi L’une des composantes politiques de la religion que Bertha von Suttner rejette, c’est le lien étroit entre la vénération de Dieu et la vénération du Roi qui se manifeste à deux niveaux selon elle. D’une part, au niveau social actuel (pour elle), d’autre part, dans la verbalisation du dogme chrétien qui est la même que celle de la royauté terrestre. Le terme biblique est celui de royauté et de roi des cieux, c’est pour cela que Bertha von Suttner emploie ce terme et que nous l’avons conservé de préférence à souverain. Elle rejette l’allégeance au roi, qu’il soit terrestre ou céleste, car cela représente une entrave à sa liberté, si jalousement gardée. Elle a toujours vécu dans un pays autocrate et parle peu de démocratie mais fréquemment de l’autoritarisme des souverains. C’était un thème courant à son époque, mais elle le voyait différemment des femmes socialistes par exemple pour qui tout ce qui n’était pas lutte des classes ou avancée des prolétaires dans les domaines matériels et personnels ne présentait aucun intérêt. 674 „Als Weltpriester kommt man mit so vielen Dingen in Berührung, die im argem Widerspruch mit den Prinzipien stehen, auf welchen unser Stand fußt.[…] Zur Befriedigung des persönlichen Ehrgeizes bietet unser Stand noch Gelegenheit genug: wir erreichen hohe Würden und Titel, sind von Glanz und Pomp umgeben.“, Atavismus, op. cit. , p. 24 285 B.2. L’alliance du trône et de l’autel au niveau politique L’alliance du trône et de l’autel est un fait politique comme le souligne Bertha von Suttner : Que l’Église et le trône, se soutenant mutuellement fussent étroitement liés, que la foi dans l’autorité politique fût consolidée par la foi dans les dogmes, que la soumission à la domination des prêtres activât la domination de classe, c’était évident pour les conservateurs et les féodaux – et quand ce n’était pas clair, c’était instinctivement conscient.675 Les grandes cérémonies de cour sont une bonne illustration de cette alliance du trône et de l’autel. L’autre aspect serait le lien entre les cérémonies purement de cour, naissances, mariages, anniversaires etc., qui sont marquées par une cérémonie religieuse à laquelle assiste – par convenance – toute la haute société et à laquelle est associé tout le peuple, et les cérémonies purement religieuses. Pour elle, l’attachement à la religion entraîne un esprit de soumission : Si on confronte l’esprit de dévotion et l’esprit de soumission, on trouve dans cette mise en relation la plus grande dépendance; la force de l’un dépend de la force de l’autre et le déclin de l’un entraîne le déclin de l’autre. C’est pourquoi les monarchistes aussi prônaient toujours le retour à la foi et les cléricaux prônaient l’attachement au trône. Vénération de Dieu et vénération du roi avaient un tronc commun : la crainte du tyran.676 B.3. L’alliance du « sabre et de la crosse » Cette alliance du trône et de l’autel entraîne celle du « sabre et de la crosse » (Säbel und Krummstab), de l’armée et de la hiérarchie de l’Église. Bertha von Suttner, a modifié l’expression courante « Säbel und Weihwedel» (alliance du sabre et du 675 „Daß Kirche und Thron, sich gegenseitig stützend, zu einander gehören ; Daß der politische Autoritätsglauben durch Dogmenglauben befestigt wird ; Daß Unterwerfung unter die Priesterherrschaft die Unterwerfung unter Klassenherrschaft fördert: das war den Konservativen und feudalen klar – und wo nicht klar, so doch instinktiv bewusst.“, Das Maschinenzeitalter , p. 204 676 „Wenn man den Andachtsgeist und den Unterthanengeist zu einander hält, findet man in diesem Wechselverhältnis die größte Abhängigkeit; die Stärke des einen wird von der Stärke des anderen bedingt und des einen Abnahme zieht des andern Abnahme nach sich. Daher predigten auch die Monarchisten beständig die Rückkehr zum Glauben und predigten die Klerikalern die Anhänglichkeit an den Thron. Gottesverehrung und Königsverehrung hatten einen gemeinsamen Stamm : Tyrannenfurcht.“, Das Maschinenzeitalter, p. 236 286 goupillon), qu’elle connaît bien et utilise aussi puisque dans ses Mémoires elle écrit : « l’alliance du sabre et du goupillon est aussi vieille que ces deux symboles.677» Mais le plus souvent elle dit sabre et crosse pour attirer l’attention du lecteur et pour montrer qu’elle distingue entre le haut clergé, hautain et méprisant, désigné ici par la crosse et le bas clergé sympathique, désigné ici par le goupillon. Le haut clergé est généralement intransigeant et politiquement impliqué, comme le souligne Albert Fuchs : Ce qui réunissait la noblesse et l’Église, [c’était] qu’elles s’accordaient non seulement dans les convictions métaphysiques mais aussi dans leur position par rapport à l’État et à la dynastie et en matière économique. 678 L’aristocratie se caractérise principalement par son attachement à certaines valeurs au nombre desquelles il faut citer le respect des convenances auxquelles appartient la pratique religieuse. Bertha von Suttner considère que ses lecteurs mènent une vie superficielle, inauthentique et souhaite que sa description constitue un miroir qui leur permettra de se voir et de changer. Pour étudier la rupture qu’elle opère avec la tradition religieuse de son époque et, avant d’examiner ce qu’elle entend par « concept d’humanité », nous suivrons Bertha von Suttner dans la définition qu’elle donne du traditionaliste dans ses Mémoires quand elle fait le portrait de son tuteur, le général comte de Fürstenberg, dont elle dit que c’est l’archétype du vieil Autrichien, caractérisé, entre autres, par sa piété. Grand Seigneur [en français dans le texte] : il l’était vraiment. Membre de la haute aristocratie autrichienne la plus hautaine, général d’artillerie, en fin de carrière capitaine de la garde personnelle de l’empereur, [l’Arcierengarde679], l’un des postes les plus en vue à la cour. Il ne manquait à aucune grande fête de la cour. […] La piété, la piété d’Église aussi bien que la piété militaire, faisait partie, je ne dirais pas des vertus 677 „Die Verbindung von ‘Säbel und Weihwedel’ ist so alt wie diese beiden Symbole.“ Lebenserinnerungen, op. cit., p. 193 678 „Was Adel und Kirche zusammenbrachte, [war, dass] sie harmonierten nicht nur in den metaphysischen Überzeugungen sondern auch in der Stellung zu Staat und Dynastie und in wirtschaftlichen Dingen.“, Albert Fuchs, op. cit., p. 48. 679 “ Arcierengarde eine aus verdienstvollen halbinvaliden Offizieren höhern Ranges bestehende Leibwache des Ka rs von Österreich.“ Brockhaus' Kleines Konversations-Lexikon, fünfte Auflage, Band 1. Leipzig 1911, p. 93. (L’Acièrengarde, la garde du corps de L’Empereur d’Autriche, était constituée de valeureux officiers de haut rang à moitié invalides). 287 de son caractère mais des vertus de sa classe. Il ne manquait jamais la grand’messe, ni aucune fête religieuse ni aucune parade.680 Par cette triple piété, l’auteure veut nous montrer l’interdépendance entre le militaire, la religion et la cour. La noblesse participe de ces trois catégories. Il est assez symptomatique que Helmut Rumpler681 fasse une catégorie à part pour les militaires d’active dans son tableau précité sur la répartition des religions dans l’Empire austrohongrois en 1857, avec un pourcentage de 82.31 % de catholiques pour cette catégorie contre un taux global de 79.17% pour tout l’Empire. Comme nous l’avons déjà dit, Bertha von Suttner fait ample usage des dialogues pour éclairer ses idées. Dans tous ses romans, il y a parmi les habitués du château où se déroule l’histoire, un général qui est toujours réactionnaire en politique, religion et vie de société, (le tuteur de Bertha n’est qu’un exemple parmi d’autres, mais sûrement un modèle qui l’a inspirée) et selon les soirs, un évêque, hautain et plutôt « gallican » ou un prêtre, bon apôtre et discret. Cette présence entraîne de vives discussions au fumoir, car Bertha von Suttner a soin d’ajouter à chaque fois un élément ‘perturbateur’ en la personne d’un docteur, généralement libéral. Les docteurs sont fréquemment des docteurs en médecine, amis de la famille, comme dans Bas les armes ! (docteur Bresser) ou dans Eva Siebeck (docteur Söller) mais il arrive aussi qu’ils soient des docteurs d’université comme le docteur Helmut (Les jeudis du docteur Helmut) dont on pourrait supposer qu’il est docteur en philologie ou en philosophie. Le titre de docteur les place de toute façon dans le champ universitaire et parmi l’intelligentsia, fréquentant les cafés ou les salons littéraires ou politiques très nombreux à Vienne, c’est-à-dire se retrouvant dans des lieux de parole, de mouvance libérale comme le précise Bertha von Suttner. Parmi les thèmes abordés au fumoir se trouve la nécessité de la guerre liée au besoin impérieux de réveiller l’esprit patriotique grâce à la religion. Le prince (Fürst) Dürenberg, conservateur réactionnaire, dit par exemple dans Eva Siebeck : 680 „Grandseigneur: das war er ja tatsächlich. Mitglied des stolzesten österreichischen Hochadels, Feldzeigmeister, zuletzt Kapitän der Arcièrengarde, eine der ersten Stellungen bei Hofe. Fehlte bei keinem großen Hoffest. […] Frömmigkeit, Kirchenfrömmigkeit sowohl wie Militärfrömmigkeit, gehörten zu seinen, ich will nicht sagen Charaktertugenden, sondern Standestugenden. Er fehlte bei keiner Sonntagsmesse, keiner Kirchenfeier und keiner Parade.“, Lebenserinnerungen, p. 39 681 Helmut Rumpler, op. cit. p. 346, cf annexe 4 288 C’est pourquoi on doit s’efforcer de rendre le monde plus parfait; et cela ne peut se faire que par le retour aux principes sains, par la consolidation de la religion, par des mesures garanties constitutionnellement…682 D’ailleurs au cours de ces soirées du château, presque tout le monde est d’accord pour réclamer un retour à la religion. Mais c’est aussi l’occasion pour Bertha von Suttner de parler du Deus sabaoth, du Dieu des armées, qu’elle a en horreur. Ici encore, elle trouve un allié en Renan qui dit par exemple : « Le prétendu Dieu des armées est toujours pour la nation qui a la meilleure artillerie, les meilleurs généraux. 683». Mais il ne nous semble pas que ce soit dans l’un comme l’autre cas une façon bien rationnelle d’étudier Dieu ou la Bible que cette façon de tronquer les traductions, très particulièrement pour Renan, le spécialiste des langues sémitiques. Pourtant les prêtres, qui sont au contact des gens et surtout à la campagne, ne sont pas pris à parti. Ils sont militaristes par la force des choses mais ils ont aussi un langage beaucoup plus réservé et généralement plus conforme à l’Évangile. Pour montrer les déviances et tout particulièrement l’orgueil et le côté réactionnaire du haut clergé, Bertha von Suttner choisit parfois les papes, et elle en cite beaucoup dans ses ouvrages philosophiques. Elle cite aussi les évêques comme dans la nouvelle Atavismus, où elle éclaire, à la fois, l’attachement à la tradition militaire et étatique et au concordat qui leur accorde plus de pouvoir, ou encore un prêtre étranger, comme l’aumônier des armées à Berlin qui, dans Bas les armes ! console la Tante de Friedrich du décès de son fils unique au front. Il est mielleux et tient à la pauvre mère éplorée, des propos lénifiants à la limite du soutenable, glorifiant la mort sur le champ de bataille. Ce personnage est une caricature de pasteur, un stéréotype. Pourquoi Bertha von Suttner a-t-elle choisi de situer cette scène à Berlin avec un pasteur allemand, sinon pour mettre une distance avec l’Autriche et avoir son stéréotype de pasteur militariste. En fait, l’emploi des stéréotypes et très particulièrement des stéréotypes nationaux est, comme l’utilisation des dialogues, une caractéristique de la méthode de l’auteure. C’est une constante chez elle de ne pas affronter de face les Autrichiens, ce que l’on peut interpréter de deux façons différentes : prosaïquement elle doit vendre ses livres en Autriche, alors ce serait mal venu de toujours critiquer ses concitoyens et de les 682 „Man muss daher trachten, die Welt vollkommener zu machen; und das kann nur durch Rückkehr zu den gesunden Prinzipien geschehen, durch Festigung der Religion, durch staatsgrundsätzlich gewährleistete.“ Eva Siebeck, p. 76 683 E. Renan, Dialogues et fragments philosophiques, (1876), I, Certitudes, 289 présenter avec tous les défauts. Par ailleurs, elle voit dans les pays anglo-saxons (Angleterre, Etats-Unis, Australie) et dans l’Allemagne les représentants des idées de progrès qui lui sont chères, alors que de ce point de vue, les Autrichiens lui semblent bornés et figés sur leurs positions ancestrales. Nous renvoyons à Edelgart Biedermann684 qui consacre un chapitre (II.8) de sa thèse à l’utilisation des stéréotypes, clichés, préjugés. L’un des sous-chapitres étudie l’emploi des stéréotypes nationaux. Nous partageons entièrement ses conclusions. L’auteure essaye de contrecarrer les images fixées dans des stéréotypes nationaux d’autres nations et d’atteindre ainsi un certain effet émancipateur. Cette déconstruction des stéréotypes nationaux ou même encore plus une image de marque contraire aux attentes [du lecteur] était pour elle un moyen de favoriser le projet d’entente des peuples.685 Ce sont souvent des étrangers qui portent le message le plus fort, en bien comme en mal. Dans Un mauvais homme c’est le précepteur français qui est bigot et superstitieux, dans Bas les armes !, c’est l’aumônier militaire allemand, tandis que le prêtre autrichien, ami de la famille Althaus est bienveillant. Alors que dans la plupart des œuvres de Bertha von Suttner les Allemands sont marqués positivement comme étant le peuple du progrès, ils ont dans le public une marque négative contre laquelle l’auteure s’inscrit généralement en faux. Peut-être a-t-elle voulu ici montrer que la classe des aumôniers militaires est la même partout et en même temps prendre le contrepied de ses habituelles caractérisations, et « contrecarrer les attentes du lecteur » ou bien « utiliser une sorte d’image hostile pour éveiller des émotions. » 686 Ici, ce pasteur stéréotypé sert à introduire un exposé sur les relations entre la religion et la guerre. Martha et son mari demandent une entrevue à l’aumônier qui la leur accorde volontiers. C’est l’occasion pour lui d’exposer longuement son point de vue. Ici comme dans le dialogue du comte de Trélazure et de sa fiancée (dans Daniela Dormes), il s’agit plus d’une conférence que d’un dialogue, car le prêtre discourt sans écouter les remarques de ses interlocuteurs. Il part de la contradiction entre les lois 684 Edelgard Biedermann, Erzählen als Kriegskunst, p. 305- 312. Sur l’auteure, voir supra note 13 p. 20 „Die Autorin versucht, den in nationalen Stereotypen verfestigten Bildern anderer Nationen entgegenzuwirken und durch deren Zersetzung eine gewisse emanzipatorische Wirkung zu erreichen. Dieser Abbau von nationalen Stereotypen oder mehr noch ein den Erwartungen entgegengesetztes Image war für sie ein Mittel, um der Völkerverständigung Vorschub zu leisten.“ Ebend., p. 305 686 „[Der Autor kann ein nationales Stereotyp einsetzen], um […] die Erwartungen der Leser zu durchkreuzen,[…] oder „eine Art von Feindbildern [verwenden], um Emotionen zu erwecken.“, ebend.,, p. 305 685 290 chrétiennes : ‘tu dois aimer ton ennemi,’ et ‘qui prend le glaive périra par le glaive’ ou le cinquième commandement du décalogue ‘tu ne tueras pas’ et démontre que l’on peut respecter ces lois tout en faisant la guerre, car « en jugeant superficiellement il y a ici une difficulté, mais si on va en profondeur les doutes se dissipent ». Il trouve toujours des explications que Martha alias Bertha réfute évidemment car « quand il promet [à la communauté des soldats] une victoire certaine grâce à l’assistance de Dieu, il doit savoir que l’ennemi l’a aussi invoqué.687 » Cela lui est insupportable qu’un prêtre bénisse ‘son’ armée. Cela se fait dans les deux camps. Comment Dieu peut-il entendre favorablement les deux ? Où est la logique ? Nous sommes renvoyée ici à Voltaire qui dans Candide écrit : « tandis que les deux rois [Français et Prussien] faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, [Candide] prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes.688». Nous rajouterons un extrait d’un article du dictionnaire philosophique de Voltaire : « Dieu avec nous » : le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain.689 » B.4. ÉTUDE LINGUISTIQUE DU PRINCIPE D’AUTORITE Par la suite, elle a recours à une démonstration linguistique à partir du mot ‘Herr’, appliqué au seigneur et maître, puis au roi et enfin à Dieu. Elle en arrive à la conclusion que « comme nous l’avons dit, le royaume des cieux était construit non seulement sur un modèle autocratique et despotique mais sur celui d’un royaume tyrannique.» 690 Rappelons que le terme Herr dont le sens premier est un titre de noblesse et signifie seigneur, ce qui est le sens usité dans la Herrenhaus (chambre des seigneurs, traduite chambre haute) ou dans la Herrengasse (rue des seigneurs) de Vienne. Le mot Herr remonterait au vha herro, heriro, comparatif du vha her qui se trouve dans le terme hehr (sublime, auguste, vénérable) qui n’est plus guère utilisé. Ce 687 „Auf der Oberfläche beurteilt, liegt hierin eine Schwierigkeit; aber wenn man in die Tiefe dringt, so schwinden die Zweifel. […] Wenn er [der Soldatengemeinde] den sichern Sieg verspricht, durch den Beistand eines Gottes, von dem er doch wissen muß, daß er von dem Feind gerade so angerufen wird?“, Die Waffen nieder! p.315 et p.321 688 Voltaire, Romans, Paris , Ed. Garnier Frères 1867, Candide ou l'optimisme chp. 3 p. 4. 689 Voltaire, Dictionnaire philosophique, article „guerre“ 690 „Doch wie gesagt, das himmlische Königtum war nicht nur dem Muster eines autokratischen und despotischen sondern dem eines tyrannischen Reiches nachgebildet.“, Das Maschinenzeitalter, p. 237 291 radical est donné aussi comme racine de Herrin (souveraine, noble dame), et de Herrscher (souverain, maître, dominateur, gouvernant). Ce dernier terme est dérivé du verbe herrschen lui –même venant du vha herison « Herr sein, beherrschen,( être le seigneur, dominer), germanique *hairison » die Macht eines Herrn haben » (avoir le pouvoir d’un seigneur, d’un maître), sur le vha *hairiza, herro, racine de Herr. Au demeurant la construction du mot Herr sur la racine her serait imitée du latin senior (plus vieux, plus ancien), comparatif de senex (vieux, ancien)691. Indépendamment du mot Herr qu’elle rapproche aussi de Herrscher et de Herrschaft dont les corollaires sont sujets et esclaves, elle compare l’esprit de dévotion, de recueillement à l’Église, à l’esprit de soumission au roi, au maître. Pour elle, toutes les religions, mais surtout la catholique, écrasent le peuple. Bertha von Suttner souligne également que cette alliance des puissants à l’intérieur de l’Église, surtout catholique, exclut les petits et les pauvres dans un contexte d’éveil de la classe populaire. Cela n’est pas dans le contenu de la foi chrétienne, même si c’est une pratique millénaire, comme le rappelle la campagne de Vogelsang qui réclame un retour aux textes fondateurs où l’homme (surtout le petit et le pauvre) est au centre de la foi. Au cours des siècles, l’accent a été mis sur différents aspects de la Révélation, oubliant au passage certains contenus et tout particulièrement le message suprême d’amour, ce que l’écrivaine regrette et reproche à plusieurs reprises et que Vogelsang a voulu remettre à l’ordre du jour pendant ses années de travail dans les arcanes du pouvoir, comme nous en avons parlé ci-dessus692. Au demeurant Bertha von Suttner consacre plusieurs chapitres de Échec à la misère au sujet de la pauvreté et de la misère à Vienne notamment : XIX « Morgenstunde, Stunde der Qualen » (Heure matinale, heure des souffrances et XXII : « Ihnen, allen ins Gesicht » (A eux tous, en pleine figure). La tonalité est partout de mettre un terme à l’exclusion des pauvres et des petits mais aussi de renoncer aux privations, aux sacrifices et à ne pas se satisfaire du langage clérical prônant le bonheur à la fin d’une vie de sacrifices et d’acceptation de la souffrance : « On nous avait pourtant donné deux indicateurs: la joie et la souffrance. La joie qui nous crie en jubilant : ‘là-bas, là-bas !’ et la souffrance qui nous avertit en pleurant : pas ici, surtout pas ici!’ Mais dans une folie 691 692 Ethymologie dans Wahrig, Deutsches Wörterbuch et dans der Große Duden, Band 7, Ethymologie. Voir pages 236-237. 292 impie […] les hommes ont inventé un idéal de devoir et de vertu qui honnit et soupçonne toute joie et tout plaisir, glorifie tout rude labeur et toute souffrance, impose des milliers de sacrifices et engendre des misères.693 Elle dénonce cette alliance des puissants et y consacre de très nombreuses pages dans tous ses ouvrages à teneur philosophique.694 Elle souligne le manque de cohérence dans la pratique religieuse et l’hypocrisie régnante. Elle critique aussi le pouvoir temporel de l’Église et l’organisation monarchique de sa hiérarchie qui écrase le peuple et transforme la religion « en opium du peuple » comme le dit Marx à la même époque. Par différence avec la hiérarchie, le bas clergé est sympathique dans tous ses romans. Son comportement est à peu près en adéquation avec ses paroles. Il est désigné ici par le goupillon, car n’importe quel prêtre bénit. Il est aussi plus proche des préoccupations du peuple auquel il appartient socialement et culturellement. Mais par ses cinq années d’études, la lecture quotidienne du bréviaire, il s’en distingue malgré tout. Il devient une sorte de « médiateur entre une société rurale enracinée dans ses traditions et le monde qui se construit au rythme des modifications induites par la révolution industrielle.»695 C. LE PEUPLE SOUMIS C.1. Le sens des pratiques populaires Dans Le Manuscrit Bertha von Suttner montre une grande tendresse pour le petit peuple. Ailleurs elle le connaît peu. 693 „Es waren doch zwei so sichere Wegweiser uns gegeben: die Freude und der Schmerz: die Freude, die uns jubelnd zuruft: , dorthin, dorthin !’ und der Schmerz, der uns weinend warnt: ,Nur hier nicht, nur hier nicht!’ Aber in verruchter Thorheit […] haben sich die Menschen ein Pflicht- und Tugendideal ersonnen, das jede Lust und jeden Genuß verpönt und verdächtigt, jede Mühsal jedes Leid verherrlicht, tausend Opfer aufzwingt, tausend Qualen verursacht.“ Schach der Qual, p. 29. 694 Les pages 322-333 de Inventarium einer Seele et 236-246 de Maschinenzeitalter sont consacrées à cet aspect de sa critique. Le prince d’Echec à la misère, héritier d’un royaume en Allemagne, ne s’est pas mis en retrait de la royauté. Du même coup il n’aborde pas cet aspect du problème. Quant au Docteur Helmut il manie d’autres idées mais ne parle pas vraiment de l’hypocrisie des comportements. 695 Denis Pelletier, op. cit., p. 18. 293 C’est aussi un sentiment personnel de respect qui me saisit devant ces gens simples, qui se rassemblent ici au nom de l’amour de Dieu, malgré leur vie sans joie, leur dure semaine de travail, et qui remercient ici le créateur pour leurs maigres joies ou implorent la pitié dans leurs souffrances.696 Il y a, bien sûr, une majorité de femmes à la messe du dimanche. Pour les villageoises, c’est une occasion de sortie et bien souvent le seul moment de répit dans leur besogne hebdomadaire. Elles ne s’en plaignent pas. Quel est le degré de foi de ces femmes ? Peut-on, doit-on en juger ? Bertha von Suttner s’y refuse, même si elle accuse le système ou la convention sociale. Mais comme nous l’avons dit, cette œuvre constitue une exception dans la production de l’auteure. Ailleurs, le peuple est qualifié d’ignare, de grossier et sa foi est ridiculisée car très naïve et proche de la superstition. Mais ce n’est pas tant le peuple qu’elle vise que le clergé qui le tient sous sa domination et la société qui entérine cet état de fait. Cette soumission se retrouve dans Echec à la misère mais elle est due à la situation sociale ou aux pouvoirs publics mais ce ne sont plus l’Église ou la religion qui sont mises en cause. Bertha von Suttner souligne la soif de pouvoir et l’hypocrisie du clergé qui est du côté du pouvoir. A la campagne il est du côté des seigneurs locaux et en ville, surtout à Vienne, du côté de la haute aristocratie et de la monarchie. Comme nous l’avons dit précédemment, l’Église d’Autriche est plutôt ‘gallicane’ [s’il est possible de lui appliquer ce terme réservé à l’Église de France] et donc assez peu soumise au pape dans l’ensemble, mais cela ne la rend pas plus proche des petits. Son gallicanisme s’explique plutôt par son désir de garder le pouvoir pour elle-même. Il y a une hypocrisie du clergé, surtout supérieur, pour garder le petit peuple sous sa coupe. Il est banal de dire que chaque être qui a un peu de pouvoir en désire toujours plus. Cela ne fonctionne pas différemment avec le clergé même si les préceptes de la foi qu’il prêche sont différents. Ce sont des hommes. Au fond, ce que Bertha von Suttner leur reproche c’est de ne pas être des saints. Mais même pour les saints elle trouve à redire. Disons qu’elle voudrait qu’ils fussent parfaits. Elle sait pourtant bien que la 696 „Es ist auch ein eigenes Gefühl der Hochachtung, das mich ergreift, vor diesen schlichten Menschen allein, die hier zusammen kommen, im Namen der göttlichen Liebe; die trotz ihres freudeleeren Lebens, trotz ihrer arbeitsschweren Woche, hier am Sonntagmorgen dem Schöpfer danken für ihre kargen Freuden, oder um Erbarmen anflehen in ihren Leiden.“, Manuskript , p. 77. 294 perfection n’existe pas. Ce qu’elle ne sait pas en revanche et cela les gens du peule auraient pu le lui apprendre, c’est que dix à douze heures de travail d’usine ou de ferme, en étant mal nourris et pas payés, abrutissent et ne permettent pas de penser, de faire de grandes phrases et vous entraînent au contraire à trouver refuge dans une structure qui promet une justice parfaite et le bonheur, fut-ce dans l’au-delà. Elle reproche à l’Église de parler du jugement dernier. Il est très probable que ce récit aura aidé des générations et des générations à supporter leurs misères et l’injustice de leur sort. S’est-elle plus intéressée à la vie de ses soubrettes ou de ses cuisinières, dans la vie que dans ses romans? Leur a-t-elle prêché la justice, la nécessité de s’instruire et donné du temps pour cela afin qu’elles puissent penser leur vie et leur foi ? Rien ne le laisse supposer dans ses écrits. Toutefois il est difficile de pouvoir dire avec certitude quel est son comportement personnel vis-à-vis du peuple. Elle appelle à le défendre, et en même temps, elle le méprise pour son ignorance et son peu de goût pour la réflexion. Se rend-elle bien compte de tout ce qui le sépare d’elle en plus de la religion ? C.2. Il faut « laisser croire » : les pratiques populaires Il y a, sans doute, un certain cynisme à montrer la petitesse de ces soi-disant croyants, ses quatre Meier et à démasquer leurs motivations. C’est pourtant ce qu’elle fait à la fin du dialogue des différents Meier. Imeier : […] Donc le plus simple est de croire et surtout – laisser croire. Vomeier : Déjà laisser croire parce que tant de gens y trouvent leur bonheur et leur consolation et parce qu’il serait cruel de leur enlever les chères convictions rendues respectables par la tradition, tant que nous n’avons rien de mieux à leur proposer. Pomeier : Cruel et dangereux ; si on enlève à la plèbe la crainte salutaire du jugement dernier alors on va aussi déchaîner la furie de la rébellion.697 C’est un argument social et politique qui n’a rien à voir avec la foi, mais qui avait cours à l’époque où tout ce qui n’était pas dans la droite ligne de la tradition faisait peur. On dirait aujourd’hui qu’il s’agit d’un réflexe sécuritaire de classe et une recherche de la 697 „Imeier […] Also ist das einfachste: glauben und besonders – glauben lassen. Vomeier. Schon deshalb glauben lassen, weil so viele Leute ihr Glück und ihren Trost darin finden, und weil es grausam ist, so lange wir nichts Besseres bieten können, ihnen die teueren, durch alte Herkunft ehrwürdigen Überzeugungen zu rauben. Pomeier. Grausam und gefährlich: wenn dem Pöbel die heilsame Furcht vor göttlichem Strafgericht genommen wird, dann ist die Furie des Aufstandes auch schon losgelassen…“, Das Maschinenzeitalter, p. 217 295 commodité. Bertha von Suttner décrit, avec une grande vigueur de l’expression et un grand manque de force démonstrative, un certain nombre de dévotions qu’elle classe au rang de superstitions et au nombre desquelles il y a le chapelet ou la récitation de certaines prières de façon régulière et systématique, les processions des rogations par exemple ou la vénération des images pieuses, «des images qui apportent la guérison ! Peut-on imaginer une forme plus idolâtre de la superstition?698 ». Il en est de même de l’utilisation d’eau bénite ou d’eau de Lourdes. Le précepteur français Tabirol propose de l’eau de Lourdes pour guérir son élève atteint d’une maladie neurovégétative : - J’ai souvent [offert] une bouteille ‘d’Eau de Lourdes’ – - Non, excusez moi, mon cher, l’interrompit le comte, je suis, certes, un bon catholique et je respecte la confiance de ceux qui vont chercher la guérison dans votre lieu de naissance, mais je ne peux vraiment croire à la puissance de l’eau… - Et sans la foi, ça ne marche pas ; […] - Restons en là, Monsieur Tabirol, dit la comtesse, qui était très pieuse, mais ne croyait pas du tout aux miracles.699 Toutes ces pratiques « font reposer la morale sur d’absurdes contes de bonnes femmes». C’est « de la bigoterie ou de la superstition700 ». Elle reproche aux croyants «d’être en accord avec la crédulité des vieilles mendiantes qui récitent le chapelet à la porte des églises »701. Ceci montre une attitude condescendante vis-à-vis de la pratique religieuse des femmes du peuple. L’esprit de classe, voire de caste, ressort ici. Par ailleurs, elle range dans le même lot les apparitions de la vierge, qui ont été nombreuses au XIXe siècle. Nous pensons que c’est son droit de ne pas y croire, par contre, ce n’est pas sérieux de traiter les foules qui y croient, de naïves ou de sottes qui se laisseraient mener par le bout du nez par un clergé qui n’aurait d’autre idée en tête que de les exploiter. Il y a de l’orgueil à croire détenir seule la vérité et à le répéter à 698 „Bilder, welche Heilung bringen! Kann man sich eine götzenhaftere Form des Aberglaubens denken?“, ebend., p. 225 699 „- Ich habe schon öfters eine Flasche ‚Eau de Lourdes’ - Nein, verzeihen Sie, mein Liebern, unterbrach der Graf; ich bin zwar gewiss ein guter Katholik und achte auch das vertrauen derjenigen, die in Ihrem Geburtsort Heilung suchen, aber an die Kraft des Wassers kann ich doch nicht glauben… - Und ohne Glauben hilft es nicht […] - Lassen wir dieses Thema, Monsieur Tabirol“ sagte die Gräfin, die zwar eifrig fromm, aber durchaus nicht wundergläubig war.“, Ein Schlechter Mensch, p. 187 700 Bertha von Suttner utilise souvent les termes Bigotterie ou Frömmelei et Aberglaube. 701 „[…] , daß die Moral auf so absurden Ammenmärchen aufgebaut wird. […] Sie stimmen in der Leichtgläubigkeit mit den alten Bettelweibern überein, welche an den Kirchenthüren Rosenkranz hersagen.“, Das Maschinenzeitalter, p. 209 296 l’envi. Nous sommes prosternés, le front dans la poussière; mais pas devant les grottes des apparitions, désignées par des enfants de paysans hallucinés, mais devant les mystères merveilleux de tout être, devant l’immensité du tout dans lequel nous reconnaissons l’infiniment petit de notre position ; et l’humilité nous emplit.702 Malgré les apparences, cette phrase manque totalement d’humilité et est offensante pour les paysans, considérés comme hallucinés et incapables d’admirer le grand Tout. Pourquoi ? Veut-elle remplacer les « mille familles » par une autre aristocratie, celle de l’esprit celle-là ? Dans ce cas, bien sûr, les paysans n’ont aucune chance d’y figurer. On est presque tenté de donner raison à Irmgard Hierdeis qui juge très sévèrement la baronne Suttner. Sa grand-mère a quitté l’école au bout de quatre ans et même si elle avait des prédispositions pour les études, il lui a fallu travailler à l’échoppe familiale de cordonnier, tout simplement pour survivre. Et ainsi commença un emploi du temps qui dans sa rigidité ne laissait aucune place à la lecture, aux langues étrangères ou aux contacts internationaux, ce que madame la baronne vilipenda plus tard comme désintérêt du peuple. […] Avec de telles activités on peut s’abrutir.703 On ne peut mieux souligner la différence d’appréciation entre Bertha von Suttner et Irmgard Hierdeis. La première rend les petites gens responsables de leur bêtise et de leur ignorance, alors que la seconde incrimine la société et fait une lecture marxisante de leur « abrutissement ». Bertha von Suttner dit « ne veut pas réfléchir », Irmgard Hierdeis dit : « ne peut pas ». Volontairement, ils ne réfléchissaient pas. Dès qu’ils entraient dans une Église ou qu’ils prenaient en main un livre sacré ou qu’ils écoutaient une communication spirituelle un clapet se fermait dans leur esprit »704. 702 „Wir liegen mit der Stirn im Staube; aber nicht vor den hallucinierten Bauernkindern bezeichneten Erscheinungsgrotten, sondern vor den ganzen Wundermysterien alles Seins, vor dem Riesenall in welchem wir unser […]kleine Stelle erkennen; die Demut erfüllt uns.“, Inventarium einer Seele, p. 358 703 „Und so begann, was später von Frau Baronin als Uninteressiertheit des Volkes apostrophiert wurde, nämlich eine Tagesablauf, der in seiner Rigidität keine Zeit für Lektüre, Fremdsprachen oder internationale Kontakte ließ. […]Bei solchen Tätigkeiten [kann man] verblöden.“, Irmgard Hierdeis, Gefühle und Ahnungen, in op. cit., p. 126 704 „Sie dachten eben vorsätzlich gar nicht nach. So wie sie die Kirche betraten, oder ein heiliges Buch zur Hand nahmen, oder einer geistlichen Kundgebung lauschten […] da fiel in ihrem Geiste gleichsam eine Klappe zu.“, Das Maschinenzeitalter, p. 235 297 Ils n’étaient pas bêtes mais le devenaient dès qu’ils entraient à l’Église. Cela est valable pour toutes les classes sociales, riches et pauvres. Comme nous l’avons dit plus haut, le peuple était abruti par le travail et les soucis et n’avait plus la capacité de réfléchir. C’est en ce sens que Marx écrit : « La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple..»705 C.3. La consolation dans la misère Bertha von Suttner semble dire que les gens ne vont à l’Église que pour chercher la consolation. Il est vrai que c’était pour beaucoup un moment de paix. L’auteure utilise le persiflage pour en parler: Qu’il ne faille pas enlever au peuple la foi pieuse, enfantine – qu’il serait de toute façon cruel d’enlever au croyant sa consolation et son espoir, puisqu’en fin de compte, on n’a aucune certitude sur de telles choses, etc. etc. […] La consolation dans la misère c’est très bien mais supprimer la misère c’est mieux.706 C’est précisément le but de son essai utopique Échec à la misère, ainsi que le titre déjà l’indique. Et de fait, il y a deux chapitres plus précisément consacrés à la misère concrète du peuple viennois au travail. C’est ici poser la nécessité de l’engagement dans la lutte, notamment syndicale, telle qu’elle a pris naissance dans les pays industrialisés à la fin du XIXe siècle, car Ce que nous voulons éliminer, c’est justement l’ignorance, le manque de joie, la pauvreté, la guerre…alors le dit ‘pauvre’ peuple n’aura pas besoin de votre consolation vide – de votre lointaine et vague promesse d’un audelà – qui ne sont destinées qu’à paralyser l’énergie de la lutte pour une amélioration ici-bas.707 L’étude de l’histoire de l’Église montre que celle-ci n’est pas restée en dehors de cette lutte et qu’il y a eu un fort mouvement du syndicalisme ouvrier dont a témoigné 705 In Karl Marx (1818-1883), Critique de «la philosophie du droit » de Hegel, 1843, Cité d’après Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel. (2012, mai 23). Wikisource. Page consultée le mai 23, 2012 à partir de //fr.wikisource.org/w/index.php? oldid=3468636. 706 „daß der fromme, kindliche glauben dem Volke nicht entzogen werden dürfe – daß man über solche Dinge am Ende doch nichts gewisses wisse, daß es jedenfalls grausam ist, den Gläubigen ihren Trost und ihre Hoffnung zu rauben usw. usw.“ […]Trost im Elend ist ganz schön, aber das weggeräumte Elend ist schöner.“, Ibid., p. 239 707 Was wir aufheben wollen, das ist ja die Unwissenheit, die Freudlosigkeit, die Armut, der Krieg …dann braucht das sogennante ‘arme’ Volk euren leeren Trost – eure Vertröstungen auf das Jenseits- nicht, welche nur dazu angethan sind, die Energie des diesseitigen Besserungskampfes zu lähmen. Das Maschinenzeitalter, p. 230 298 notamment l’encyclique Rerum Novarum (1891)708, mais ceci est un thème qu’elle n’aborde plus car elle a décidé de rayer l’Église de son champ de vision même si elle revient toujours sur ses exactions passées, ce qui est aussi faire preuve d’un certain passéisme, ou qui montre que Bertha von Suttner se heurte à une aporie. Ce que nous soulignerons encore plus loin lorsque nous expliciterons sa « nouvelle religion ». S’il est relativement facile de voir la position de Bertha von Suttner par rapport à l’Église, il est plus difficile de démêler si elle méprise le peuple ou non. En tout cas elle ne supporte pas son ignorance et ce qui pour elle va avec, sa crédulité. Malheureusement elle l’en rend parfois responsable. Voyons comment se transmet en fait le modèle religieux. 708 Outre les textes des encycliques et des commentaires sur elles nous avons consulté le Compendium de la doctrine sociale de l’Église, Conseil pontifical Justice et paix, Paris, cerf, 2005, 530p. 299 D. LA MANIPULATION DE L’OPINION D.1. L’éducation Dans toutes ses œuvres, Bertha von Suttner souligne le rôle de l’éducation dans la transmission des modèles. Elle la rend responsable de l’état de la société. Cela est vrai dans le domaine de la paix, de la soumission des femmes et de la religion. Deux choses la dérangent donc dans l’enseignement de son époque : l’influence des clercs et le contenu de l’enseignement, qui n’ont pas été réellement modifiés même si avec le concordat de 1855 d’abord, puis l’introduction de l’ABGB (le code civil) en 1867 réglant les affaires interconfessionnelles, l’enseignement général avait été plus ou moins retiré aux seuls clercs. Concernant l’éducation religieuse, le paragraphe 4 de l’article 17 de la Loi Fondamentale de l’Etat prévoit que « l'enseignement religieux dans les écoles sera assumé par l’Église ou la communauté religieuse concernée ». Ainsi, tous les écoliers appartenant à une société religieuse reconnue par la loi reçoivent un enseignement religieux dans leur confession, les dépenses pour l’enseignement religieux étant à la charge de l’Etat709. Concernant le contenu général de l’enseignement, le reproche est plus grave et plus conforme aux réalités. Tous les écrivains qui se sont exprimés sur ce sujet ont regretté son caractère obsolète et l’accent mis uniquement sur la mémorisation, et la glorification du passé et aucunement sur la réflexion. Bertha von Suttner reproche à l’enseignement de transmettre le modèle qu’elle rejette en bloc car il est issu du passé traditionnel, et tout particulièrement l’attachement à un Dieu qui trône dans les cieux, aux valeurs guerrières et chevaleresques. C’est un enseignement de classe dont elle ne veut plus. L’éducation de la jeunesse, qui était laissée aux clercs par tous les Imeiern (les hommes pieux indifférents), était en tout cas l’endroit où cette [œuvre de destruction de la raison] pouvait s’épanouir le plus 709 Extrait de l’Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch (ABGB), cité d’après Droit et religions dans les États membres de l’Union européenne, SF 08 PhiR 05 , Autriche pp. 17-23. http://www.iesr.ephe.sorbonne.fr/docannexe/file/5177/SF08PhiR05_mai2008.pdf 300 sûrement et avec le plus de succès. Là, on implantait dans les âmes impressionnables et perméables à tout de la jeune génération, toute la foi dans les miracles710 et l’autorité.711 Dans le domaine religieux qui nous occupe, l’enseignement se borne au catéchisme par questions-réponses et à la vie des saints. Les catholiques ne sont pas autorisés à lire la bible et doivent s’en référer à l’enseignement de l’Église, sous forme de catéchisme, sermons ou lectures pieuses. Au contraire Bertha von Suttner admire la méthode de la Réforme basée sur la lecture de la bible, considérée comme un facteur de développement intellectuel, mais, de manière contradictoire elle déclare que « l’autorité de la hiérarchie est remplacée par l’autorité de la bible » et cela ne change donc pas la relation à l’autorité ou à l’usage de la raison : Dans la tartuferie protestante qui régnait dans les pays « a- catholiques » d’Europe, on retrouve les mêmes traits que ceux de la bigoterie catholique : tenir en respect la raison (jusqu’ ici et pas plus loin!), hostilité envers tout ce qui est en contradiction avec la science, mépris de la terre et de ses joies.712 Le langage de L’Âge des machines est polémique, si bien qu’elle ne peut espérer toucher que des gens qui pensent comme elle. Sa façon brusque et non étayée de présenter ses arguments, en ce domaine, nuit gravement à leur efficacité. L’idéal éducatif de Bertha von Suttner est un enseignement laïc. Elle cite les lois Ferry de 1882713 parce qu’elle est engagée dans l’internationalisme et regarde ce qui se fait ailleurs et prend dans les autres pays ce qui l’intéresse. Toutefois elle dénonce l’autoritarisme de ces mêmes lois. Le clergé réclame pour lui-même la liberté qu’il n’a jamais voulu accorder aux autres auparavant ; - inversement - les pouvoirs publics (lois 710 Nous avons traduit Wunder par miracle bien que le terme ait d’autres acceptions telles que merveilleux ou surnaturel parce que les exemples de feuillet de propagande catholique parlent de miracles. 711 „Die Jugenderziehung, welche von sämtlichen Imeiern […] dem Klerus überlassen wurde, war jedenfalls des [Werkes der Vernunfttötung] sicherstes und erfolgreichstes Entfaltungsgebiet. Da wurde die ganze alte Anschauung, der ganze Wunder- und Autoritätsglaube dem jungen Geschlechte in die eindrucksfähigen, alles willig hinnehmenden Seelen eingepflanzt.“, Das Maschinenzeitalter, op. cit., p. 223 712 „In der protestantischen Frömmelei, welche in den a-katholischen Ländern Europas herrschte, lässt sich dasselbe finden, was von der römischen Bigotterie gilt: Niederhalten (bis hierher und nicht weiter!) der Vernunft, Feindseligkeit gegen die mit der Bibel in Widerspruch stehende Wissenschaft, Verachtung der Erde und ihre Freuden.“, Ibid., p. 246 713 Jules Ferry, (1832-1893), avocat et homme politique français, ministre de l’Instruction publique (1879 – 1883), surtout connu pour une série de lois sur l'école primaire, votées en 1881-1882 : obligation, laïcité (1882) et gratuité (1881) de l'enseignement public. 301 Ferry, article 7) voulurent employer contre les prêtres la même force coercitive autoritaire que l’on avait toujours reproché aux prêtres d’utiliser auparavant.714 Et elle craint pour l’avenir, soulignant que les exactions viennent toujours du côté des plus forts : Je crains, je crains fort, qu’il n’y ait dans ces douleurs d’enfantement [de la nouvelle foi] beaucoup de choses douloureuses – encore beaucoup de déchirements sanglants … On commettra encore d’amères injustices, encore bien des cruautés – émanant particulièrement des plus forts – donc de nos jours venant du côté des laïcs.715 D.2. La presse L’autre médiateur de la diffusion du modèle religieux et social est la presse qui est traitée avec sévérité dans les œuvres de Bertha von Suttner, en particulier la presse confessionnelle. Dans L’Âge des machines elle tempête d’abord contre le fait que Des bibles dans les pays protestants, les légendes des saints dans les pays catholiques, en plus des almanachs et des histoires enfantines qui illustraient les mouvements du ’doigt de dieu’ qui punit ou récompense: c’était ça la seule lecture présente dans les chaumières des paysans.716 C’est un fait avéré mais il est permis de se dire que sans cette pauvre lecture il n’y aurait pas eu de lecture du tout. Que veut en fait démontrer Bertha von Suttner par là ? Que les paysans sont « paresseux du cerveau, ignorants, crédules – en un mot sots.»717 ? 714 „In allen Kirchen, Schulen, Parlamentes ertönen die Proklamationen und Protestationen; Unterrichtsminister werden als Religionsverfolger, Bischöfe als Unterrichtszerstörer angesehen; […]Der Klerus bittet für sich im Namen jener Freiheit, die er früher anderen nie gewähren wollte, - und umgekehrt - die Staatsgewalt (Ferry-Gesetze, Artikel 7) wollte gegen die Priester jenen Autoritätszwang anwenden, der früher stets den Priestern vorgeworfen ward.“, Inventarium einer Seele, p. 344 715 „Ich fürchte, ich fürchte sehr, es wird in diesem Geburtskampfe [des neuen Glaubens]noch vieles Schmerzliche – noch viele blutige Zerreißungen geben … Es werden noch manche bittere Ungerechtigkeiten, noch manche Grausamkeiten begangen werden – besonders von der stärkeren – also heute von der Laien-Seite.“ Inventarium einer Seele, p. 344 716 „Bibeln in den protestantischen, Heiligenlegenden in den katholischen Ländern nebst Kalendern und kindischen Geschichten, welche die strafenden und belohnenden Bewegungen des ‚Finger Gottes’ illustrierten: das war die einzige, in den Bauernhütten vorhandene Lektüre. Maschinenzeitalter S. 223 717 „[Muss man] gedankenfaul, unwissend, leichtgläubig – mit einem Worte dumm sein?“, Ebenda S. 222 302 C’est alors à nouveau un réflexe de classe. Qu’ils sont manipulés? Ou que la presse confessionnelle effectue son travail dans son propre sens, qui n’est pas celui de l’auteure? Ce qui retient particulièrement son attention dans L’Âge des machines c’est la presse spécialisée chrétienne qu’elle accuse de tous les maux mais surtout d’abêtir le peuple. Et elle choisit pour sa démonstration des exemples divers et édifiants pour le public auquel ils s’adressent. Elle entrecoupe ses citations de remarques ironiques concernant « l’intention de nourrir chez le lecteur le maximum de naïveté,» […] en utilisant « une façon de parler […] qui a quelque chose du « parler bébé » que les vieilles nourrices utilisaient pour s’adresser à leurs nourrissons718 » , et de critiques mieux justifiées concernant l’entretien de la crédulité chez les lecteurs, qu’elle qualifie de pauvres. En outre, elle cite d’autres feuillets où il est fait appel à la générosité des croyants (ou des lecteurs) pour restaurer une église ou ailleurs une liste d’ex voto pour des guérisons etc. Son emportement culmine quand elle compare une « association de prière pour l’adoration perpétuelle de Saint Joseph » de 85 000 membres [ce qui paraît effectivement énorme], à une association « contre les horreurs de la guerre […] qui n’aurait péniblement que trois ou quatre cents membres ». Elle se laisse emporter par ses sentiments et ne démontre rien. Dans la nouvelle Nur (Seulement), le relieur Falzinger rapporte les paroles du prêtre qui, venu lui apporter à relier des « livres et journaux pieux afin de les répandre dans le peuple », a vu chez lui les ouvrages que le baron Greelen, libéral et progressiste a donné à relier : On devrait brûler tout cela ! Falzinger, dit-il. Ne lisez rien là-dedans si le salut de votre âme est important pour vous – ne lisez rien dans ce fatras !719 C’est l’occasion pour l’auteure de citer quelques ouvrages de piété déposés par le prêtre : « que des lectures pieuses comme il semble, ajouta [le baron] en feuilletant les 718 „Auf die Absicht, im Leser die möglichste Naivität zu nähren. " […] [um] " die Ausbeutung menschlicher Schwachköpfigkeit, [zu betreiben].“ Ibid., p.224 719 „Das sollte man alles verbrennen, Falzinger, sagte er,. „lesen Sie nur ja nicht drin -wenn Ihnen Ihr Seelenheil wert ist – lesen Sie nicht in dem Zeug !“ Nur, op. cit., p.219. 303 cahiers : « Fleurs de Marie, la famille chrétienne, le messager de saint Joseph,720 ». Elle oppose deux mondes, celui du baron libéral, progressiste et vraisemblablement librepenseur et un artisan, sûrement assez fruste, mais qui doit nécessairement composer avec ses commanditaires que sont le curé et le seigneur local. A côté de la jeunesse mineure, encore incapable d’avoir une pensée personnelle il y avait le peuple tout aussi mineur, tout aussi incapable de penser que l’Église influençait par la presse. Des bibles dans les pays protestants, les légendes des saints dans les pays catholiques, en plus des almanachs et des petites histoires puériles qui illustraient les mouvements punissant ou récompensant du ’doigt de dieu’: c’était ça la seule lecture présente dans les chaumières des paysans. Dans le même esprit, des revues essayaient de diffuser les mêmes conceptions dans les couches cultivées du peuple.721 Pour montrer que l’Église exploite la crédulité des croyants dans ses feuillets pieux, que l’on ne peut appeler journaux, Bertha von Suttner cite longuement un extrait du « Messager de Saint Joseph », trop long à reproduire ici et « qui livre la preuve évidente que l’exploitation de l’humaine faiblesse d’esprit était pratiquée722». Pour elle, l’Église institutionnelle se sert de tout pour augmenter les dévotions idolâtres. Ici ce serait une image pieuse qui ferait des miracles, que la feuille relate, ainsi que les nombreux remerciements pour des prières exaucées. Mais techniquement parlant, nous pouvons nous demander si ces très longues citations ne servent pas de remplissage à Bertha von Suttner pour augmenter son nombre de pages. Car consacrer près de neuf pages aux feuillets du « Messager de Saint Joseph, un mensuel dédié à la propagation de la vénération de Saint Joseph, le patron de l’Église catholique723», nous semble excessif et ne démontre rien. Une fois de plus, nous notons le manque de rigueur dans l’argumentation qui raconte plus qu’elle n’explicite, malgré l’emploi fréquent d’expressions polémiques. 720 " Marienblüten – Die christliche Familie – Der Sendbote des heiligen Joseph. ", ibid., p. 219. „Neben der unmündigen, des Selbstdenkens noch unfähigen Jugend war es das ebenso unmündige, ebenso denkunfähige „Volk“, auf welches die Kirche durch die Presse wirkte. Bibeln in den protestantischen, Heiligenlegenden in den katholischen Ländern nebst Kalendern und kindischen Geschichten, welche die strafenden und belohnenden Bewegungen des ‚Finger Gottes’ illustrierten: das war die einzige, in den Bauernhütten vorhandene Lektüre. Im selben Geist verfasste Zeitschriften strebten die gleichen Anschauungen auch in den gebildeten Schichten des Volkes auszustreuen.“, Das Maschinenzeitalter, op. cit., p. 223. 722 „[Ein Heft] worin der deutliche Beweis geliefert wird, daß die Ausbeutung menschlicher Schwachköpfigkeit betrieben werden konnte.“, ibid., p. 224. 723 „“Der Sendbote des heiligen Josef“, eine Monatsschrift zur Verbreitung der Verehrung des heiligen Josef, des Schutzpatrons der katholischen Kirche“, ibid., p. 224. 721 304 E. LES RITES PUBLICS Ce que Bertha von Suttner critique, ce sont les fastes de la religion catholique, déployés de façon ostentatoire, ne laissant, selon elle, aucune place à l’authenticité, mais corroborant la mise sous tutelle du peuple. La pratique religieuse a une dimension sociale prégnante qu’elle trouve hypocrite car les gens sont amenés à poser des gestes laissant penser qu’ils croient alors qu’ils sont incroyants ou au mieux indifférents. Comme nous l’avons déjà dit, Bertha von Suttner décrit la société de son époque et de son milieu pour en dénoncer les travers. C’est pourquoi nous allons nous-mêmes examiner de près les reproches qu’elle fait, même si cela peut paraître descriptif, car c’est, à la fois, sa volonté de montrer (non de démontrer) et la réalité qu’elle vit. E.1. Les grandes cérémonies, un spectacle ? Bertha von Suttner présente la célébration de certaines grandes fêtes religieuses à la cour. Ces célébrations sont des actes reflétant l’organisation sociale et marquant l’appartenance aussi bien à une religion, à un peuple, à une caste, à une nation unie derrière son empereur. C’est l’occasion pour Bertha von Suttner de décrire le faste des fêtes. Les grandes cérémonies comme celle du jeudi saint avec la commémoration de la cène et le lavement des pieds ou la procession du saint sacrement sont aussi des événements de cour, avec tout le cérémonial que cela implique. On y va, comme on va au théâtre. Les cérémonies sont organisées et hiérarchisées et n’importe qui ne peut y assister. Il faut des cartes d’invitation : « demain c’est le jeudi saint ; As-tu des billets pour le lavement des pieds ? […] il n’y a rien de plus beau et de plus édifiant que cette cérémonie…» et les places sont assignées par catégories, dans la grande salle de cérémonie du Burg : Sur une estrade les places pour l’aristocratie et le corps diplomatique. Dans la galerie aussi des favorisés – mais un peu plus ‘mélangés.’ […] Bref, la vieille séparation et le privilège des castes – à l’occasion de cette fête symbolisant l’humilité. Je ne sais pas si les autres se sentaient 305 dans une disposition d’esprit religieusement solennelle, mais moi j’attendais ce qui allait venir avec la même sensation que l’on attend au théâtre le spectacle annoncé.724 Le déroulement de la fête est codifié aussi et Bertha von Suttner en donne une description précise qui critique le côté artificiel du cérémonial. Tous les participants portaient un costume « biblique » et l’ensemble de la cérémonie était empli d’une atmosphère médiévale. « Les anachronismes c’était nous, avec nos vêtements modernes et nos concepts modernes; - nous n’allions pas dans ce tableau. » […] car comme elle le dit plus loin : « Cela rappelle divers tableaux célèbres de repas de fête de la Renaissance. » Douze vieillards (tous ont plus de quatre-vingts ans) de chaque sexe sont invités. Le repas est servi en grande tenue d’apparat et l’empereur et l’impératrice posent eux-mêmes les coupelles pleines devant les vieillards. Ce n’est qu’un repas fictif qui montre la pompe des repas de cour. Mais à peine les plats avaient-ils été déposés que la table était tout de suite desservie […] après quoi la table était enlevée et la scène la plus pleine d’effets – le lavement de pieds – commença. Evidemment un semblant de lavement, comme le repas n’avait été qu’un semblant de repas. Agenouillé par terre, l’empereur passait un linge sur les pieds des vieillards […]725 Seule touche un peu religieuse : la lecture du passage de l’évangile de Saint Jean relatant la cène et le lavement des pieds, par l’aumônier de la cour. Pour terminer, chaque vieillard reçoit une bourse rouge contenant trente pièces d’argent. Il reçoit aussi un panier de victuailles. Il est difficile d’interpréter pourquoi une bourse rouge et pourquoi trente pièces d’argent. S’agit-il d’un rappel des trente pièces d’argent que 724 La cérémonie du lavement des pieds le jeudi saint est décrite par l’auteure dans son roman Bas les armes les armes pp. 83-86 „Morgen ist Gründonnerstag…Hast du Billetts zur Fußwaschung? […] es gibt nichts Schöneres und Erhabeneres als diese Zeremonie…[…] Auf einer Estrade waren Plätze für die Mitglieder der Aristokratie und des diplomatischen Korps. Auch die Galerie war dicht gefüllt; gleichfalls Bevorzugte, - aber etwas ‚gemischt’. […] Kurz, die alte Kastenabsonderung und –Bevorrechtung – anlässlich dieser Feier der symbolisierten Demut. Ich weiß nicht, ob den andern irgendwie religiösweihvoll zumute war; aber ich erwartete das Kommende mit ganz derselben Empfindung, mit welcher man im Theater einem angekündigten Spektakelstück entgegensieht.“ Die Waffen nieder, p. 82 – 83. 725 „Die Anachronismen hier waren wir, in unsern modernen Kleidern und mit unseren modernen begriffen – wir passten nicht in dies Gemälde.“ Ibid., p. 84. „[Alles] erinnerte an verschiedene berühmte Bilder von Festgelagen in Renaissancestil.“ ebenda, p. 85. Nous pensons ici notamment à des tabeaux de Véronèse. „Kaum aber waren die Gerichte aufgestellt, so wurde die Tafel wieder abgeräumt. […] Hiernach ward die Tafel hinausgetragen, die eigentliche Effektszene des Stückes – die Fußwaschung begann. Freilich nur eine Scheinwaschung, wie das Mahl nur ein Scheinmahl gewesen Auf dem Boden kniend, streifte der Ka r mit einem Tuch über die Füße der Gre hinweg. […]“, ibid., p. 85. 306 Judas a reçues pour prix de sa forfaiture et alors le paradoxe est très fort ou bien simplement d’un don gratuit et le chiffre est un hasard? E.2. La pratique, fait de tradition et fait mondain C’est un fait constitutif de la vie sociale, encore au XIXe siècle : on ne peut pas ne pas pratiquer, en tous les cas pour les pratiques publiques, telle la messe ou les processions, les fêtes religieuses locales. Les historiens et les sociologues considèrent cette pratique comme un marqueur social, même s’il n’a pas toujours été quantifié : les moyens statistiques sont encore rares et généralement l’affaire des curés. Ils peuvent comptabiliser la participation à la messe ou aux confessions. Dans le chapitre 7 de l’Histoire des femmes en occident, Michela de Georgio726 donne une bonne idée de la place et du rôle de la pratique religieuse dans les pays catholiques d’Europe. Examinons les éléments de la pratique. E.2.1. La messe La messe est la pratique la plus répandue et elle fait partie intégrante de la vie de foi des croyants. Bertha von Suttner ne critique pas cet aspect des choses, mais seulement son aspect extérieur, formel. Ceci s’oppose à l’idée de son athéisme et corrobore l’idée qu’elle rejette seulement tout ce qui est inauthentique. Cette participation à la grand’messe est un fait marquant de la société des siècles passés. Elle fait partie des convenances et c’est une obligation pour les femmes. E.2.1.1. La pratique féminine Conformément à la situation en Europe, où la pratique est essentiellement féminine surtout au XIXe siècle727, dans tous les romans et nouvelles de Bertha von Suttner, mais pas uniquement, les jeunes filles vont à la messe. C’est un fait de vie sociale qui ne semble pas avoir pour elles plus de signification que d’aller à la promenade ou au bal. 726 Michela de Georgio, chapitre 7, " la bonne catholique ", in l’Histoire des femmes en occident, tome IV, le XIXe siècle, sous la direction de Geneviève Fraisse et Michelle Perrot. Paris, Plon, 1991, pp. 203-241 727 Ibid, p. 206 307 C’est l’occasion, pour elles, de montrer qu’elles sont pieuses et qu’elles seront donc des épouses dignes, et ceci, pas seulement dans la haute société. La grand-mère de Gertrud, la comtesse Simmerburg dans le roman High Life (1886) rappelle à sa petite fille qu’elle doit rectifier beaucoup de choses chez elle qui vient de sa province et notamment en matière religieuse car elle sort d’un institut et non du couvent, et « ne connaît rien au monde ». En effet, comme nous l’avons dit dans notre deuxième partie sur les femmes, les études des jeunes filles se terminaient hors de la maison. Elles passaient deux ou trois ans dans un couvent si la fortune de la famille le permettait, sinon dans un institut moins porté sur la religion, où le public était plus mélangé et moins huppé, moins fortuné aussi. Nous avons déjà évoqué le fait qu’il s’agit là, malgré tout, d’une institution socialement significative. Voici une partie des reproches faits à la jeune fille, montrant la conception traditionnelle de la religion. - D’abord j’ai remarqué que, dans l’église, tu étais assez distraite et que tu ne priais pas avec la dévotion qui sied à une jeune fille bien élevée. Ne serais-tu pas pieuse ? - O, Grand mère! - Bon, j’espère que le fond du cœur n’est pas gâté et craint Dieu. Mais ça, tu dois le faire voir. La religiosité est la plus belle parure d’une jeune fille, c’est ce qu’il y a de meilleur et de plus élevé. Sois toujours pieuse et la bénédiction du ciel t’accompagnera au cours de ta vie.728 Mais la pratique n’est pas forcément purement formelle. Ainsi pour Michela de Georgio le catholicisme du XIXe siècle s’écrit au féminin. […] La foi des femmes au contraire [des hommes ] garde tout entier le caractère « fait de mentalité » auquel, plus que tout autre élément, les « faits de comportement » donnent la forme d’une foi pleine et entière.729 E.2.1.2. La pratique masculine Les hommes sont dispensés d’assister à la messe, mais les jeunes se doivent d’être présents à la sortie, ce qui est un geste social et non religieux. C’est l’occasion pour les simples admirateurs de voir le cortège des jeunes filles à la sortie de la messe ou pour 728 „Du hast bis jetzt im Institut gelebt und verstehst gar nichts von der Welt…[…] Erstens habe ich bemerkt, daß Du in der Kirche ziemlich zerstreut warst und nicht mit der Andacht gebetet hast, die einem wohlerzogenen jungen Mädchen ziemt. Bist Du etwa nicht fromm? - O, Großmama! - Nun, ich will hoffen, dass der Herzensgrund unverdorben und gottesfürchtig ist. – Du muβt dies aber auch äußerlich sehen lassen. Religiosität ist die schönste Zier eines Mädchens; sie ist überhaupt das Beste und Höchste, was es gibt. Sei nur stets fromm und der Segen des Himmels wird dich durchs Leben leiten.“, High Life, p. 51 729 Michela de Georgio, op. cit., p. 206 308 les « épouseurs » de faire leur choix, de saluer la mère ou la grand-mère qui accompagne la jeune fille qui ne sort jamais seule, peut-être de se faire remarquer de la demoiselle et d’annoncer le cas échéant sa visite pour le soir ou pour le jour fixe. C’est le cas dans High Life. Quand les deux dames quittèrent l’église à la fin de la messe, elles durent passer devant les jeunes gens qui avaient l’habitude de se tenir à la porte de l’église et le long des pavés. […] Wetterstein salua. Il s’approcha même de la voiture quand les dames furent montées et pris des nouvelles de la santé de la comtesse, remarqua aussi avec esprit et justesse :’beau temps’ et prit congé.730 Il est vrai que quelques hommes pratiquent, mais c’est alors par conviction, même s’il reste toujours une part de posture sociale. Ce qui souligne que Bertha von Suttner n’est pas contre la pratique à condition qu’elle soit authentique et pas seulement une attitude extérieure comme l’analyse Michela de Georgio : C’est la plainte générale des curés de paroisses : les hommes s’en vont ; leur religion n’est pas perdue, mais elle change visiblement de statut. De fait de mentalité globale, absolue, la religion prend chez eux les contours flous de l’opinion religieuse. La foi des hommes se transforme en ‘position politique’.731 Bertha von Suttner confirme cette opinion quand elle fait dire au comte de Trélazure, ce comte français, d’origine bretonne, particulièrement conservateur, s’adressant à sa fiancée, qu’il pratiquera peut-être une fois marié. « Votre aimable exemple devra m’encourager à devenir un aussi bon catholique dans ma façon de vivre que je le suis dans ma foi. » 732 En outre, ce comte nous donne une illustration des rapports des uns et des autres à la pratique religieuse, dans le grand discours [six pages] sur la foi et la religion qu’il fait à sa fiancée Daniela en présence de sa garde-dame. Nous en donnons un extrait qui illustre différents points de notre propos. Daniela est l’une des porte-parole de Bertha von Suttner, tandis que le comte se classe lui-même 730 „Als die beiden Damen mit den Anderen nach Schluß der Messe die Kirche verließen, mußten sie die Reihe der jungen Männer passieren, die sich am Ausgang des Kirchenthores und längs des Pflasters aufzustellen pflegen. Wetterstein grüsste. Er trat sogar an den Wagen heran als die Damen eingestiegen waren und erkundigte sich bei der alten Gräfin um deren Gesundheit, bemerkte auch geistreich und treffend: ‚Schönes Wetter!’ und empfahl sich.“, High life, p. 49-50. 731 Michela de Georgio, op. cit., p. 206. 732 „Ihr liebes Beispiel soll mich dann ermuntern, in meiner Lebensweise ein so guter Katholik zu werden, wie ich es in meinem Glauben schon bin.“, ibid., p. 175. 309 dans les conservateurs. Comment se fait-il, interrompit Daniela, que, vous qui êtes aussi croyant, vous ne - comment disiez-vous précédemment? – vous ne pratiquez pas ? Que signifie cette grande phrase ? Comment peut-on s’abstenir de remplir les commandements d’une Église dont on reconnaît les dogmes pour vrais ? - Mon Dieu, ma chère Daniela, cette question a encore sa source dans la superficialité féminine. Vous attachez trop d’importance à la forme extérieure. Aller à la messe, se confesser et cætera, ce ne sont que des choses extérieures qui conviennent d’ailleurs peu à un homme du monde. On admet ainsi chez nous – et un clergé indulgent ferme les yeux làdessus – que seules les femmes assistent à toutes les cérémonies religieuses, tandis que les hommes qui sont retenus ailleurs par des occupations publiques, et aussi par les plaisirs de la vie de garçon, s’en tiennent éloignés. Non pas de façon ostentatoire mais par habitude.733 L’accent est mis sur la superficialité de la pratique religieuse et sur la différence de traitement entre les hommes et les femmes, conformément aux mœurs de l’époque, évoquées dans le chapitre deux, consacré aux femmes et à la montée du féminisme. L’indulgence du clergé, soulignée ici avec ironie, pour les hommes et leur vie de jeunesse dissolue, contraste très fortement avec la sévérité envers les jeunes filles de famille, qui ne pouvaient faire un pas au dehors, toutes seules, sous peine d’être déshonorées. Les autres femmes, celles avec lesquelles les hommes vivent leur vie de garçons, n’ont pas besoin d’aller à la messe puisqu’elles sont, de toute façon, des filles perdues. Mais, pour leur épouse, c’est une obligation absolue, comme l’a dit Trélazure dans cet exemple et comme les mères ou leurs représentantes [tante ou grand-mère] qui les accompagnent, le répètent dans tous les romans. Mais ce n’est pas une spécificité de Bertha von Suttner. Elle utilise les clichés que l’on retrouve dans les romans de l’époque qui montrent le départ à la messe et la sortie de l’église. On en rencontre des exemples fréquents chez Marie von Ebner-Eschenbach, Eugénie Marlitt ou Hedwig Courths-Mahler, notamment dans le monde germanique. 733 „- Wie kommt es unterbrach Daniela, dass Sie der Sie so gläubig sind, nicht – wie drücken Sie sich vorhin aus? – ‚vous ne pratiquez pas’? was soll diese Phrase bedeuten? Wie kann man es unterlassen, die Gebote einer Kirche zu erfüllen, deren Satzungen man als wahr anerkennt? - Mein Gott, liebe Daniela, diese Frage entspringt wieder weiblicher Oberflächlichkeit. Sie halten zuviel auf die äußere Form. Messehören, Beichten und so weiter, das sind doch nur Äußerlichkeiten und schicken sich obendrein wenig für einen Weltmann. Es ist schon so bei uns angenommen, - und eine duldsame Geistlichkeit sieht es uns auch nach – dass nur die Frauen alle die Kirchenzeremonien mit machen, während die Männer, welche durch öffentliche Beschäftigung, ja auch durch die Vergnügungen des Garçonlebens, anderweitig in Anspruch genommen sind, sich davon fernhalten. Nicht auffällig fernhalten aber gewohnheitsmäßig.“, Daniela Dormes, p. 173-174. 310 E.2.2. Autres pratiques routinières ‘Faire ses pâques‘ ou se confesser, c’est aussi très extérieur pour le comte Trélazure ou pour le père, les sœurs et la tante de Martha dans Bas les armes !. C’est du même ordre que d’aller à la messe ou d’aller au théâtre : c’est s’exhiber. Pourtant les prêtres rappellent, même au cours de la conversation lors d’un repas, qu’un tel n’a pas respecté ses devoirs ‘d’Église ’ et n’a pas été assidu à ces pratiques. Ainsi le prêtre Glaumeier (Croymaire) dit au ministre Pomeier (Pomaire): - Vous-même, vous manquez souvent l’office et je n’ai pas connaissance que vous fassiez régulièrement vos dévotions. - Ce sont des choses extérieures, votre grandeur…et je n’en fais aucun cas. […] Au demeurant, quand il s’agit de donner l’exemple, je n’hésite pas à me montrer aux cérémonies religieuses.734 Elle critique de la même façon les pratiques de la bonne société, comme l’assistance aux prédications de carême. C’est important pour la Tante Marie dans Bas les armes ! par exemple et Martha, l’héroïne qui est en train de se détacher de l’Église, dit : Elle [tante Marie] me pardonnait difficilement de ne pas assister régulièrement aux prêches de carême et se vengeait de ma tiédeur sur Rosa et Lili qu’elle traînait pour écouter les célèbres prédicateurs de carême. Les filles se laissaient faire volontiers ; elles rencontraient dans les églises leur coterie habituelle.735 Il est difficile de mesurer le degré de foi de la tante mais il est clair que pour les jeunes filles, il s’agit d’une pratique qui n’a pas beaucoup de sens religieux. C’est une pratique sociale : il faut se montrer et retrouver ses congénères. Par ailleurs il est question, à plusieurs reprises, de l’extrême-onction, ce sacrement de l’Église catholique administré à un malade au bord de la mort, pour « l’aider à faire 734 „- Sie selbst versäumen oft den Gottesdienst und es ist mir nicht bekannt, dass Sie regelmäßig Ihre öffentlichen Andachten verrichten. - Das sind Äußerlichkeiten, Hochwürden…auf die halte ich nichts. […] Übrigens, da wo es sich handelt, ei, Beispiel zu geben, versäume ich es nicht, mich bei kirchlichen Zeremonien zu zeigen.“, Das Maschinenzeitalter, p. 207 735 „Daß ich die Fastenpredigten nicht regelmäßig besuchte, konnte sie [Tante Marie] mir nicht recht verzeihen, entschädigte sich für meine Lauheit, indem sie Rosa und Lili zu allen berühmten Kanzelrednern schleppte. Die Mädchen ließen sich das gern gefallen; einmal trafen sie ein den Kirchen mit ihrer ganzen gewohnten Koterie zusammen. Die Waffen nieder, p. 57 311 le passage ». Si la Tante Marie (Bas les Armes !) le réclame pour elle-même, les parents d’Erich736 dans Un mauvais homme attendent le dernier moment pour ne pas effrayer leur fils, si bien que le prêtre, appelé trop tard, bénit un mort. Pour Bertha, c’est une pratique qui n’a pas de sens, une bigoterie de plus. Elle critique aussi l’ensevelissement des morts et a demandé après la mort, le droit à la crémation que l’Église a refusée jusqu’à la fin du XXe siècle et qu’elle avait choisie pour son mari Arthur et pour elle-même737. C’était là une façon de se démarquer de son entourage catholique et de ses pratiques qu’elle désapprouve comme une autre marque de faiblesse. Cette demande est une volonté claire de marquer sa non appartenance à l’Église. Elle justifie comme suit la crémation par rapport à la décomposition du corps dans la tombe, qui lui semble répugnante : On le voit, là, allongé – pour l’éternité – dans la terre obscure, humide, dans le tombeau étouffant et froid…[…] Alors vous arrive avec une douleur qui vous serre le cœur, la représentation de sa couche étroite et livrée à la décomposition - - O puisse donc la crémation de la chère dépouille éviter au moins cette horreur à ceux qui restent , qu’ils parviennent à se souvenir du mort comme de ce qu’il est : une image spirituelle qui continue à vivre dans notre amour!738 En bref, elle considère que toutes les pratiques de l’Église ne sont que des signes extérieurs, faits pour abêtir les pauvres gens qui accordent foi aux prêches des prêtres. Ceux-ci ne racontent de toute façon que des histoires, des balivernes, des mythes. La plupart des gens diraient que « justement l’invraisemblance d’une chose provient de leur essence divine, - que la pauvre compréhension humaine n’atteint pas de telles hauteurs». Elle continue sa diatribe et glisse vers une assimilation des croyances de l’Église à des mythes, pour les condamner, car « que différents mythes soient peu dignes de foi, ne repose pas seulement sur leur invraisemblance, mais sur leur contrevérité avérée.739 » Elle affirme de façon péremptoire sans explication logique, ce 736 In Die Waffen nieder p. 323 et Ein schlechter Mensch, p. 228. Bertha a rapporté l’urne funéraire d’Arthur, incinéré à Gotha, car la crémation était encore interdite en Autriche et l’a enterrée dans le parc du château d’Harmannsdorf. Elle n’a jamais été retrouvée. L’urne de Bertha est au crématorium de Gotha. 738 „Man sieht ihn da liegen – für ewig - in der finstern, feuchten Erde, in der dumpfen, kalten Gruft…[…] Da kommt mit herzeinklemmendem Weh die Vorstellung seiner engen, fäulnisarbeitenden Schlafstelle - - O dass doch die Einäscherung der teuren Hüllen den Beraubten wenigstens diesen Schauer ersparte, und des Toten nur noch als des gedacht werden könnte, was er ist : ein in unserer Liebe fortlebendes Geistesbild!“, Ein schlechter Mensch, p. 231. 739 „[…], daß gerade die Unglaublichkeit einer Sache von deren Göttlichkeit herrührt, - daß die schwache menschliche Fassungskraft nicht hinanreicht.“ […] Die Unglaubwürdigkeit verschiedener Mythen […] 737 312 qui est dommage quand on prétend ne croire que ce qui est démontré. E.3. Les mensonges conventionnels Dans son essai L’Âge des machines (1889) Bertha von Suttner prend à son compte le livre de son ami Max Nordau740 Die konventionellen Lügen der Kulturmenschheit (Les mensonges conventionnels de notre civilisation (1883) qu’elle cite pour montrer que le comportement religieux des gens prête le flanc à la critique : Ce que l’on pouvait reprocher à la plupart des gens, ce n’était pas d’être dans l’erreur – i. e. de tenir sincèrement pour vrai quelque chose de faux – mais d’être dans le mensonge – i. e. de considérer comme une vérité une erreur reconnue comme telle - ; un système composé d’hypocrisie et d’indifférence, d’habileté politique et de manque de réflexion.741 En dehors de la pratique elle-même, il est aussi de bon ton de parler de ses dévotions, extérieures donc, sans insister, mais en le glissant adroitement dans la conversation. C’est un gage d’appartenance à un certain milieu. Daniela Dormes n’entre pas dans le cadre social et sa future belle-mère, la Comtesse de Trélazure s’en inquiète. Elle la trouve trop froide et fuyante à chaque fois qu’il est question de religion. En revanche, sa petite nièce Jeanne, qu’elle a ramenée de France à sa sortie du couvent du Sacré-Cœur, entre bien dans le moule. Elle a les bons gestes et les bonnes remarques pieuses. C’est elle qui gagnera la main du comte, sans avoir rien fait d’autre que d’avoir les bons réflexes en société, en un mot d’être bien formatée « aristocrate pieuse ». Toutefois, il faut dire que la religion en soi est bannie de la conversation. Voici ce qu’en dit Daniela Dormes dans l’un de ses nombreux monologues intérieurs avant d’écrire à sa pieuse future belle-mère: nicht allein auf ihrer Unwahrscheinlichkeit beruht, sondern auf ihrer nachgewiesenen Unwahrheit.“, Das Maschinenzeitalter, p. 221. 740. Max Nordau (Pest, Hongrie, 1849 - Paris, 1923) est un médecin, auteur, critique sociologique et l'un des grands fondateurs du sionisme, créant l'Organisation Sioniste Mondiale avec Theodor Herzl. Il fut président ou vice-président de plusieurs congrès sionistes. En tant que critique sociologique, il écrit un certain nombre de livres très controversés, dont Les mensonges conventionnels de notre civilisation (1883), Dégénérescence (1892) et Paradoxes sociologiques (1896). 741 „Nicht Irrtum – d. h. Unwahres aufrichtig für wahr zu halten – war den Meisten vorzuwerfen, sondern Lüge – d. h. den innerlich als solchen erkannten Irrtum äußerlich als Wahrheit zu behandeln - ein System, zusammengesetzt aus Heuchelei und Indifferentismus, aus Weltklugheit und Gedankenlosigkeit“, Das Maschinenzeitalter, p. 203. 313 Elle ne se prêterait pas plus à la dissimulation dans les échanges d’idées, alors il ne lui restait plus comme issue que de laisser de côté les questions religieuses, ce qui était de bon ton actuellement ; Il n’y a rien dans la ‘Société’ sur laquelle on se taise aussi opiniâtrement que sur la religion. Les uns se taisent par timidité, les autres par indifférence, par prudence, par respect, tous en suivant une règle des convenances non exprimée mais qui fait autorité. On ne doit pas parler de ce thème et si possible aussi ne pas écrire ; c’est à la fois trop sacré et trop dangereux.742 Pour ces raisons, elle est bien décidée à se taire, pourtant c’est elle qui rompra ses fiançailles après avoir reconnu qu’elle ne pouvait plus supporter l’écart entre ses propres convictions areligieuses et celles, apparemment catholiques, du comte de Trélazure, qui pour elle « est croyant, non parce que son cœur brûle de dévotion, mais parce que la croyance fait partie du programme des gens distingués conservateurs.»743 Elle est, elle-même, trop droite et trop convaincue du bien fondé de sa propre foi dans le progrès pour laisser paraître autre chose dans les conversations de salon ou les discussions sérieuses. Nous constatons que l’auteure présente encore une fois un personnage rationnel et droit qui refuse la religion non pas en soi mais pour son absence d’authenticité. Elle ne veut ni dogmes, ni culte. Sa religion ressemble beaucoup au déisme de Voltaire pour qui l’ordre de l’univers peut nous faire croire à un « éternel géomètre » et dont nous pouvons rappeler le célèbre distique : L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger.744 742 „Zu Heuchelei in der Meinungsäußerung würde sie sich auch nicht hergeben, also bliebe nichts übrig, als jenes stille Be itelassen religiöser Fragen, welches heutigen Tages ohnehin zum guten Ton gehört. Es gibt nichts in der sogenannten ‚Gesellschaft’ über das so beharrlich geschwiegen würde, wie die Religion. Die einen tun es aus Scheu, die anderen aus Gleichgültigkeit, aus Vorsicht, aus Ehrfurcht, alle in Befolgung einer unausgesprochenen, aber Geltung genießenden Anstandsregel. Über dieses Thema soll man nicht sprechen und womöglich auch nicht schreiben. Es ist zugleich zu heilig und zu gefährlich.“ Daniela Dormes, p. 177. 743 „Er ist gläubig, nicht weil sein Herz in Andacht brennt, […], sondern weil Gläubigkeit zum Programm der konservativen ‚anständigen’ Leute gehört“. Daniela Dormes, p. 182. 744 Voltaire, Les Systèmes et les Cabales, Londres, 1772, p. 27. 314 F. REJET DE LA VOLONTE DE POUVOIR TOTALITAIRE DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE Nous l’avons dit c’est l’Église catholique qui lui semble la pire. Elle en rejette différents aspects et très particulièrement le fait que pour elle l’Église catholique se dise supérieure, se dise la seule vraie, la seule capable d’apporter le bonheur. Elle l’appelle « l’Église-quiseulerendbienheureux » (die alleinseligmachende Kirche). De la même manière elle refuse l’autorité papale, et surtout l’interdiction d’étudier les textes bibliques. Elle attaque aussi sa prétention à l’universalité (signification du terme « catholique »), vocable que Bertha von Suttner réserve à la science et à la pensée. Mais comme elle n’épargne pas le protestantisme qui « met aussi des barrières », on peut conclure que ce qui la dérange le plus ce sont les limites en tous genres. Dans le chapitre « l’esprit et la lettre » des Jeudis du docteur Helmut, elle oppose un pasteur et son fils745 [en fait c’est une critique d’un ouvrage récemment paru.] pour signifier, ce qui est assez rare chez elle, que les protestants [elle utilise ce terme] ne valent pas mieux que les catholiques et en particulier dans les cas où il y a opposition entre la religion et la science. Dans sa démonstration souvent floue, elle rejette aussi la structuration du quotidien. F.1. Rejet de la structuration du quotidien Elle s’en prend à la formation du calendrier, car pour elle : « toute l’organisation du temps reposait sur la tradition religieuse, chaque jour de l’année était consacré à un dogme particulier ou à un saint particulier746 ». Elle attaque donc le calendrier grégorien, qui au demeurant repose lui-même sur le calendrier romain, réformé par Jules César et se base sur l’observation des phénomènes naturels et non sur des dogmes comme elle le dit. Mais la Révolution Française fut aussi gênée par la relation entre l’Église et le calendrier grégorien et soucieuse d’effacer de la mémoire des Français les 745 Gerhardt von Amyntor, Dagobert von Gerhardt (1831-1910), officier d’état-major prussien, connu sous le pseudonyme de Gerhard (von) Amyntor. 746 „Die ganze Zeitrechnung fußte auf der religiösen Überlieferung, jeder Tag des Jahres war einem besonderen Dogma oder einem besonderen Heiligen geweiht.“ 315 traces du christianisme, elle a proposé un autre découpage du temps qui n’a pas perduré, le calendrier révolutionnaire ou républicain ne fut utilisé que de 1792 à 1806. Il n’a pas duré très longtemps, peut-être à cause d’une reprise en main par l’Église ou à cause de la force de la tradition partout en occident, car un calendrier est de toute façon toujours une convention. Bertha von Suttner critique mais ne propose rien à la place. Elle regrette constamment que l’habitude tienne lieu de mode de vie et de pensée. Dans les discussions de salon ou de tables d’habitués les arguments vraiment nouveaux et pensés par soi-même restaient complètement inefficaces (pour faire réfléchir sur la religion] ; là, c’était une sorte de jeu de balle, où on échangeait des balles verbales, […] des lieux communs devenus courants par un emploi fréquent.747 Ces échanges superficiels empêchaient la pensée de progresser. On peut se demander pourquoi elle introduit à ce moment-là le rejet de la structuration du quotidien, et ce que cela apporte à la réflexion. F.2. Rejet des violences et des exactions commises au nom de cette supériorité. Son rejet de l’Église catholique est grandement basé sur le passé et tout particulièrement sur les violences et exactions commises au nom de la religion au cours des siècles. Elle en donne un florilège dans Inventaire d’une âme dont le chapitre VII, intitulé « Dialogue entre celui qui conteste et celui qui défend le principe de progrès » (Dialog zwischen einem Leugner und einem Bekenner des Fortschrittsprinzips), entête qui n’est pas sans rappeler l’ouvrage de Saint-Simon : Nouveau Christianisme, dialogues entre un conservateur et un novateur748, de même que l’emploi du dialogue et de bien des arguments. Le thème des deux ouvrages tourne autour de la sclérose du christianisme fossilisé par un excès de dogmatisme, mais Saint-Simon veut le rénover alors que Bertha von Suttner tend à vouloir le faire disparaître, au moins dans cet 747 „ Wirklich neue und selbsterdachte Argumente blieben in derlei Salon- oder Stammtischdiskussionen wirkungslos; da ward nur, wie eine Art Ballspiel, mit redekugeln hin- und hergeworfen. In den Salonoder Stammtischdiskussionen, da ward nur, wie eine Art Ballspiel, mit Redekugeln hin- und hergeworfen […] mit nämlich durch langen gebrauch geläufig gewordene Gemeinplätze. Das Maschinenzeitalter, p. 217-218. 748 Saint-Simon : Nouveau Christianisme, dialogues entre un conservateur et un novateur, Paris, au bureau du Globe, 1832. 316 ouvrage. Car comme l’explique le baron Karl, libre-penseur, à son voisin, le comte R., « clérical-radical » : [Je pourrais vous] rétorquer que bien des mots que vous prisez hautement – et moi avec vous – par exemple le mot « religion » , fut écrit en lettres de sang sur les drapeaux et sous des bûchers en flammes, qu’il retentit comme cri de guerre pendant des meurtres de rue nocturnes et de cruelles expulsions de populations. Mais en disant cela j’aurais seulement prouvé que les concepts les plus nobles – au nombre desquels vous me permettrez aussi de compter le progrès – sont apparus sous forme d’atrocités par l’influence d’errements humains. Mais il ne convient pas d’énumérer ces errements pour les mettre au compte du concept luimême, au lieu de la barbarie et de l’ignorance de ceux-là mêmes, aux mains desquels il a été tordu en instrument de meurtre.749 Et nous voyons là que pour elle tout concept est pur, c’est son application qui peut engendrer des atrocités. Les meilleures idées peuvent engendrer les pires errements. Elle condamne : bûchers, Inquisition et autres chasses aux sorcières, aux protestants ou aux juifs. Mais parallèlement elle les « comprend », ce qui est surprenant mais montre sa volonté de tout expliquer et de tout soumettre à la raison. En raisonnant à l’intérieur d’un système on voit bien que l’on ne peut être conséquent avec soi-même et tolérer les autres : « la tolérance est, somme toute, un concept incompatible avec le zèle religieux », car « les hommes ne tolèrent que lorsqu’ils y sont forcés ». Au demeurant, « une foi dogmatiquement solide ne peut absolument pas atteindre ses dernières limites et rester en même temps tolérante750 ». C’est peut-être pour cela que dans sa rage à détrôner l’Église catholique surtout, mais en fait toutes les Églises, il y a une bonne part d’intolérance, puisqu’elle prétend aller jusqu’au bout de ses convictions de libre-pensée. Elle démontre de manière plutôt surprenante, que la foi, quelle qu’elle soit au fond, si elle est réelle et vécue en profondeur n’est pas compatible avec la tolérance, 749 „[Ich könnte] Ihnen erwidern, daß so manche Worte, die Sie hochschätzen und – ich mit ihnen – z.B. das Wort „Religion“ auch auf blutige Fahnen und unter brennende Scheiterhaufen geschrieben wurde, daß es als Schlachtruf zu nächtlichen Straßenmorden und grausamen Völkerverjagungen ertönte; doch damit hätte ich nur bewiesen, daß die erhabensten Begriffe – zu welchen Sie mir erlauben werden, auch den Fortschritt zu zählen – unter dem Einflusse der menschlichen Irrungen in Greuelformen aufgetreten sind. Aber es ist nicht billig, diese Irrungen aufzuzählen, um dieselben dem Begriffe selbst zuzuschreiben, statt der Rohheit, und der Unwissenheit Solcher, in deren Händen er zum Mordinstrumente verdreht worden ist.“ Inventarium einer Seele, op. cit., p.59. 750 „Toleranz ist überhaupt ein mit strengem Glaubenseifer unvereinbarer Begriff.“ […] Die Menschen tolerieren nur, wo sie es müssen. […] Ein dogmatisch fester Glaube kann unmöglich bis zu seinen letzten Konsequenzen gelangen und dabei wirklich duldsam sein.“, Ibid., p. 322. 317 dans un bel exemple de raisonnement spécieux : Si l’on tient les deux phrases suivantes : « tous ceux qui n’appartiennent pas à l’Église quirendbienheureux, seront damnés », et aime ton prochain comme toi-même, il n’est pas possible de regarder impassible et inactif le prochain qui va à sa damnation et qui, par la propagation de son hérésie peut entraîner d’autres âmes à leur perte. Est-ce qu’une telle tolérance n’est pas un crime ? […] De ce point de vue, toute l’histoire de l’Inquisition conséquente avec elle-même, ne doit pas être considérée comme des errements, mais bien plutôt comme un exercice juridique, offert logiquement par « l’Église-ayantlepouvoir.751 » Elle parle du passé lointain mais aussi du passé récent pour dénoncer les méfaits de toutes natures. Elle considère qu’il est judicieux de dénoncer ces méfaits, pour faire avancer la réflexion sur les raisons de leur existence et sur le moyen d’empêcher leur retour. Elle a écrit L’âge des machines à une époque où elle assistait déjà à la montée de l’antisémitisme à Vienne, « sa » ville et où, elle et son mari se sont fortement engagés contre l’antisémitisme de plus en plus violent à Vienne en créant une association et un journal contre l’antisémitisme. Après les pogroms en Russie au début des années 80, des juifs pauvres ont émigré en masse vers l’ouest. A cette époque les Suttner étaient encore dans le Caucase mais ils avaient des échos de ce qui se passait en occident. Le premier écrit contre les juifs est le « manifeste du « premier congrès international antijuif » de Dresde en 1882. Bertha von Suttner, croyant à la force des écrits et à l’appel à l’opinion public, y a répondu dans un texte, qui, comme bien d’autres, sur le même thème n’a pas été publié au motif « qu’il n’y a pas d’antisémitisme en Autriche ». Dans cet article elle en appelle à la justice et au respect des droits de l’homme. Aux chrétiens elle demande d’appliquer l’Évangile au lieu de refouler « ces pauvres parmi les pauvres» qui ont tout perdu et qui à leur arrivée en Allemagne, épuisés, voient le garde-frontière leur interdire l’entrée dans le pays, (Autriche surtout). Maintenant il ne leur reste plus qu’à mourir… Mais comme ici il s’agit de l’élimination d’un groupe vivant paisiblement parmi nous, on ne peut appeler guerre le combat proposé, mais on doit l’appeler tuerie. O Jésus 751 „Wenn man die beiden folgenden Sätze festhält: „Alle nicht zur seligmachenden Kirche Gehörigen werden verdammt;“ „Liebe deinen Nächsten wie dich selbst“, so ist es nicht möglich, gleichmütig und tatenlos zuzusehen, wie der Nächste seiner Verdammnis entgegengeht, wie er durch die Verbreitung seiner Häresie noch andere Seelen ins Verderben ziehen kann. Ist eine solche Toleranz nicht Verbrechen? […] von diesem Standpunkte aus, mit sich selbst konsequent, ist auch die ganze Geschichte der Inquisition nicht als eine Verirrung, sondern vielmehr als eine logisch gebotene Rechtsübung der machthabenden Kirche zu betrachten.“, Ibid., p. 323. 318 – Toi le doux, toi le clément, toi le brûlant de charité – et cela en ton nom !752 Dans Échec à la misère, Bertha von Suttner nous a montré l’extermination des Doukhobors 753 . Ailleurs elle parle des premiers massacres des Arméniens en 1895- 1896, plus loin encore des tortures infligées aux prisonniers du château de Monjuich. Mais tous les massacres, tortures et souffrances sans nom ne rencontrent qu’indifférence du monde qui ne veut pas s’engager par peur ou par lâcheté. Elle en appelle souvent à l’amour et c’est ce qu’elle a retenu du message évangélique, ce qui ne laisse pas d’étonner puisqu’elle dit que le royaume de Dieu n’existe pas : Quand va-ton reconnaître qu’il y a un courage de la bonté, une force de la douceur, un héroïsme de l’amour ? Et qu’à travers ceux-ci – rien qu’à travers ceux-ci – le royaume céleste pourra venir sur la terre ?754 G. DIALOGUE SUR LA RELIGION Si Bertha von Suttner rejette les exactions commises au nom de la religion et l’indifférence du grand public pour ces massacres, elle critique aussi la piété, qui pour elle empêche ceux qui la pratique de penser, donc d’ouvrir les yeux au monde. La piété se définit comme une attitude intérieure, à la fois amour respectueux pour les choses de la religion et respect des règles qui en sont les piliers. Mais pour elle ce mot piété a une connotation négative et se réduit au sens de dévotion, d’attachement mais exclusif et aveugle (à la religion, à l’armée, à la monarchie). La dimension d’amour respectueux semble exclue, alors que Bertha von Suttner réclame justement partout cet amour et sa manifestation, en lieu et place de l’égoïsme généralisé. 752 „Jetzt bleibt ihnen nur noch eines übrig : Sterben. …Da es sich hier aber […] um die Ausmerzung einer friedlich in unserer Mitte lebenden Gruppe, so kann der vorgeschlagene Kampf nicht Krieg, sondern muß Gemetzel heißen. O jesus – du sanfter, Milder, Menschenlieberglühter – und das in deinem Namen!“ , Bertha von Suttner Manuscrit, cité par B. Hamann, op. Cit., p. 195 753 Les Doukhobors (russe: Духоборы/Духоборцы, allemand : Duchoborzen.) sont une secte chrétienne d'origine russe née au XVIIIe siècle. Leur nom signifie " combattants de l’esprit ". Ils rejettaient toute autorité et étaient pacifistes, ce qui leur a valu ce qui leur valut à double titre, religieux et politique, une dure répression en Russie, de la part tant des autorités tsaristes que de l’Église orthodoxe, subissant tortures, exil et privations de liberté. Ils trouvèrent refuge en particulier en Géorgie. Tolstoï s’engagea fortement pour eux. 754 „Wann wird man einsehen, daß es einen Mut der Güte, eine Kraft der Milde, einen Heroismus der Liebe giebt? Und dass durch diese – allein durch diese – das himmlische Reich auf Erden uns zukommen kann?“, Schach der Qual, p.272 319 L’égoïsme de classe est mille fois plus violent et plus fort que l’individuel … il ne connaît aucun égard pour les droits des autres, il est toujours prêt au combat et - 755 Pour elle, la piété n’est pas une attitude intérieure mais un signe d’appartenance, une démarche extérieure et n’inclut pas l’amour mais plutôt l’égoïsme. En contre-point elle publie l’appel des Doukhobors, à la piété exemplaire et appliquant à la lettre ce qu’ils croient : ils agissent au nom de leur amour fraternel pour tous les hommes et refusent donc de porter les armes et de tuer. Cela leur a valu d’être exterminés, ce qui ne serait pas arrivé si « chaque homme avait le droit de suivre la voix de Dieu qui est dans son propre cœur.756 » Cette voix de Dieu dans le cœur de chaque homme est un point capital de la conception « religieuse » de Bertha. Nous avons ici un bon exemple de sa capacité à utiliser les dialogues pour donner différents éclairages sur un sujet. Ainsi elle imagine toutes sortes de piétés et classe les gens pieux en cinq catégories dont seule la dernière, très minoritaire dit-elle, est réellement croyante, tandis que chez les autres la piété n’est qu’une façade, pour des raisons diverses que l’on reconnaît d’après les qualificatifs attribués à chacun. Et qui ne manquent pas d’ironie. L’auteure les nomme les hommes pieux politiques, spiritualistes, distingués, indifférents et croyants. Notons que l’allemand permet l’utilisation d’un adjectif substantivé univoque, der Fromme, que nous sommes amenée à traduire par homme pieux pour respecter le genre, étant bien entendu que l’ouvrage a été publié sous pseudonyme et que de toutes façons un dialogue religieux ou philosophique ne sied qu’aux hommes. Bertha von Suttner leur donne des titres et des noms inventés, composés d’un substantif ‘Meier’ signifiant régisseur, métayer, majordome, voire maire, mais pouvant aussi avoir la connotation de celui qui a une marotte, une manie et d’un préfixe correspondant à son positionnement politique. Le Meier que nous avons traduit par maire (qui est aussi une traduction possible attestée) est qualifié par l’adjectif qui caractérise sa croyance et sa fonction. 755 „Der Klassenegoismus ist ja tausendmal heftiger und kräftiger, als der individuelle… der kennt keine Rücksichtnahme auf fremde Rechte; immer kampfbereit und -“ , Dr Helmuts Donnerstage, op.cit., p. 155 756 „Das Recht, das jeder Mensch haben müsste, […] das Recht, der Stimme Gottes in der eigenen Brust zu folgen.“ Schach der Qual, p. 229 320 G.1. les hommes pieux dialoguent Ainsi Pomeier est le Politischfromme (l’homme politique pieux). En somme, il est le garant de la piété en politique. Son titre de ministre correspond bien à sa fonction. Les protagonistes sont donc le ministre Pomeier, (l’homme politique pieux, Pomaire), le professeur Spimeier, der spiritualistischfromme (Spimaire, l’homme pieux spiritualiste), le comte Vomeier, der Vornehmfromme (Dismaire, l’homme pieux distingué), le propriétaire terrien Imeier, der Indifferentfromme (Indimaire, l’homme pieux indifférent) et le prêtre Glaumeier, der Gläubigfromme (Croymaire, l’homme pieux croyant). Ils s’opposent au docteur Freimeier, der offene Freidenker (Limaire, l’homme ouvertement libre penseur). Selon son habitude elle les fait ensuite dialoguer pour exposer les raisons de leurs attitudes. Elle met bien en avant ce qu’elle-même préfère, à savoir le raisonnement, le doute suprême et l’examen philosophique de toutes choses, ce que tous ces pieux refusent, chacun au nom de son éthique catégorielle ou tout simplement de sa paresse intellectuelle. Il en ressort qu’elle veut enseigner la suprématie de la pensée, le respect d’autrui et la tolérance, « car toute conviction religieuse mérite le respect.»757 Le rôle du dialogue est de montrer une diversité des points de vue et de projeter différents éclairages sur un sujet. C’est un procédé littéraire qu’elle utilise très souvent. Edelgard Biedermann758 le souligne positivement dans sa thèse sur Bas les armes! : L’auteure peut ainsi donner toutes les opinions et idées sur la guerre et les réfuter par une argumentation bien orientée pour arriver à nous mener à la seule façon de penser admissible selon ses convictions. Le caractère d’appel de ces dialogues devient par là très patent et leur donne une fonction typique d’élucidation. Il sera précisé que de tels dialogues dialectiques font partie des formes littéraires préférées de Bertha von Suttner qui les utilise toujours pour éprouver la véracité de différents points de vue.759 757 „denn jede religiöse Überzeugung verdient Respekt.“ Maschinenzeitalter, p. 207 Cf note 5 p.9 759 „Die Autorin kann hier alle Meinungen und Ansichten über Krieg vorbringen und durch gezielte Argumentation selbst widerlegen, um auf die ihrer Überzeugung nach einzig annehmbare Denkwe hinzuführen. Dadurch wird der Appellcharakter dieser Gespräche sehr deutlich, die damit eine typische aufklärerische Funktion haben. Es sei darauf hingewiesen, dass solche dialektischen Gespräche zu den bevorzugtesten literarischen Formen von Bertha von Suttner gehören, die sie immer wieder verwendet, um verschiedene Ansichten auf ihren ‚Wahrheitsgehalt’ hin zu überprüfen.“ Edelgard Biedermann, Erzählen als Kriegskunst, die Waffen nieder ! von Bertha von Suttner, Studien zu Umfeld und 758 321 Dans ce dialogue, elle synthétise tout ce qu’elle ne supporte pas dans le christianisme. Pourtant, le dialogue imaginé n’est qu’une suite d’affirmations ne constituant pas une démonstration ou une analyse critique. Elle est bien consciente des limites du dialogue puisqu’elle écrit : De nouvelles idées ne peuvent jaillir d’une confrontation d’idées que s’il y a une certaine parenté entre les idées qui se croisent. […] Des frictions d’opinions d’esprits aussi hétérogènes que ceux qui viennent d’être présentés, ne pouvaient jaillir aucune conviction nouvelle viable760 Dès le départ, par le choix des noms par exemple, nous savons qu’elle veut démontrer que seul le libre penseur a raison. Alors que celui-ci, le docteur Limaire (Freimeier), qui semble le porte-parole de Bertha von Suttner, réclame en tout de la logique et des démonstrations, l’auteure a produit dans ce chapitre de L’âge des machines un morceau de bravoure particulièrement embrouillé avec de nombreux allers-retours entre les thèmes, une accumulation de citations et de piètres démonstrations, aussi bien pour ce dialogue qu’à plusieurs autres endroits du chapitre. Les noms choisis et les titres de chacun montrent assez bien dans quel milieu elle situe la réflexion. C’est indéniablement un milieu intellectuellement élevé. L’un des personnages, l’homme pieux distingué, le comte Dismaire (Vomeier), dit au libre penseur qu’il y a une opposition sociologique des croyants : Vous m’accorderez que tous les sommets de la société, que tous les dignitaires de la cour et de l’État font partie de notre groupe de gens religieux –au moins extérieurement- et que, dans le peuple, les braves, les loyaux, les « comme il faut » tiennent avec nous, tandis que ce ne sont le plus souvent que des membres de la roture qui entrent dans votre compagnie ; voyez simplement la liste des membre des communautés de libres penseurs : vous y trouvez compère cordonnier et tailleur, potier et cordier.761 Erzählstrukturen des Textes, p. 239 760 „Aus Ideenkreuzungen können nur dann neue Ideen hervorgehen, wenn unter den sich kreuzenden eine gewisse Gleichartigkeit besteht. […] Aus den Meinungsreibungen so heterogener Geister, wie die eben angeführten, [könnten keine] lebensfähige neue Überzeugungen hervorgehen.“ Das Maschinenzeitalter, p. 217 761 „Sie werden mir zugestehen, dass zu uns religiösen Leuten alle Spitzen der Gesellschaft gehören, alle hohen Würdenträger des Hofes und des Staates – wenigstens äußerlich – und dass im Volke die Braven zu uns halten, die Ehrlichen, Anständigen; während in Ihre Genossenschaft zumeist nur der niedere Bürgerstand sich einreiht; sehen Sie nur die listen der Mitglieder freidenkerischer Gemeinden; da finden Sie Gevatter Schuster und Schneider, Hafner und Seiler“, ibid., p. 208 322 Dans cette citation les libres-penseurs [la capacité à penser toutes choses, en toute liberté, étant un critère fondamental de la Weltanschauung de Bertha von Suttner] sont des membres de la petite bourgeoisie artisanale alors que la haute noblesse (les majores) ne montre de piété que par intérêt. Nous pouvons considérer que Bertha von Suttner critique sa classe sociale et admire les milieux humbles à la manière de George Sand. Son amitié pour Peter Rosegger762 (1843-1918), fils de paysan forestier analphabète et lui-même peu scolarisé, ayant exercé différents métiers avant de devenir l’abondant écrivain autodidacte dont les œuvres complètes emplissent quarante volumes, semble le confirmer. On trouve d’ailleurs, dans une historiette de notre auteur un personnage qui a un destin semblable à celui de Rosegger, mais fait significatif pour Bertha von Suttner, il est aidé et pour finir même adopté par un baron qui avait lui-même perdu son fils.763 Ce baron déclare d’ailleurs au jeune homme lors de leur première entrevue : « Rien qu’un artisan », je n’aime pas entendre cette expression. Il n’y a que les fainéants que l'on trouve dans toutes les classes, même dans les plus élevées, particulièrement dans les plus élevées. Mais dans la pratique d’une activité produisant du gain, honnête, utile, il ne doit pas y avoir de „rien que ». Seule une petite minorité de gens peut se consacrer entièrement à la science, aux soins de l’esprit, mais pas même les docteurs.764 Cette citation nous amène à nous poser la question de savoir pourquoi ce sont souvent les personnages les moins fortunés, les moins gâtés par la naissance qui sont les porteurs de la pensée de l’auteure. Mis à part le prince allemand Roland, d’Echec à la misère, tous les autres ont un quelconque désavantage. Et même lui, il a une tare sociale, car né du mariage morganatique de son père issu d’une famille régnante d’Allemagne avec une actrice. Son immense fortune lui laisse toute latitude pour vivre à sa guise et donc aussi pour jeter son cri d’ « échec à la misère ». 762 Peter Rosegger (1843-1918), écrivain autrichien, auteur de romans sur la vie et les mœurs de l’Autriche où il recherche un idéal de nature et de campagne, préconisant un " retour à la terre " car la tradition paysanne est menacée. Ses écrits consistent en des recueils de poésies, des romans, des essais et des lettres. Gesammelte Werke, 40 Bde., (Leipzig, 1913-1916) 763 Il s’agit de la nouvelle Nur, in Babies siebente Liebe und anderes, Dresden, Pierson’s Verlag, 1905 où le jeune Ferdinand Klamm, exerce différents petits métiers pour survire , mais passionné de lecture comme Rosegger, il se forme l’esprit et devient après bien des malheurs, reflets du temps, le secrétaire du baron Fritz von Greelen, puis son héritier. 764 „Nur ein Handwerker; diesen Ausdruck höre ich nicht gern. Nur Nichtstuer gibt es in allen Klassen, auch in den höheren – besonders in den höheren - ; aber an der Ausübung einer erwerbsbringenden, ehrlichen, nützlichen Tätigkeit soll kein " nur " haften. Gänzlich der Wissenschaft, allein der Geistespflege, können nur die wenigsten sich widmen. Auch die Doktoren nicht.“, Nur, p. 237. 323 H. UNE EXCEPTION A LA REGLE : LE MODELE DE BERTHA VON SUTTNER ? Il est assez surprenant de trouver dans l’œuvre romanesque de Bertha von Suttner une comtesse et une fervente catholique qui a toute la sympathie de l’auteure. C’est pourquoi nous y consacrerons quelque réflexion. Dans la monographie, Manuskript,765 Bertha von Suttner consacre le chapitre XI à une comtesse qui, volontairement, n’entre pas dans le cadre des convenances pour ce qui est de la religion. Tout d’abord, elle est réellement croyante et cela modifie son comportement au grand dam de sa tante Fanny qui joue le rôle de « garde-dame »766, sorte de chapreron et dame de compagnie, et trouve le comportement de la comtesse « pas du tout comme il faut ». Voici pourquoi. Elle se rend à pied à l’Église et s’assied sur le premier banc en bois à côté des autres femmes du peuple au lieu de monter dans l’oratoire privé. Tante Fanny « trouvait que c’était très inconvenant de ma part de me mêler au commun des mortels au lieu d’aller dans l’oratoire privé, comme tous les maîtres respectables767 ». C’est que la foi réelle bouscule les convenances. Mais en vérité [...] c’est une impulsion de mes convictions religieuses. La dévotion est du respect – et le respect se traduit par l’humilité. […] Un sentiment naturel me pousse à déposer cette couronne comtale et à m’agenouiller avec les autres. Devant la majesté de Dieu au nom de qui nous sommes rassemblés, nous tous - : rien. […] Involontairement, j’ôte 765 Ein Manuskript, eine Monographie, 1884 est le journal intime tenu par la comtesse… pour calmer sa souffrance et tromper sa solitude pendant le voyage de noces de sa fille Ida. Il contient de nombreux conseils et le rappel de certains souvenirs communs, ainsi que l’histoire de ces journées de solitude. Cela donne aussi un excellent éclairage sur la vie de l’aristocratie à la campagne. Le chapitre XI est intitulé « Kirchgang » et montre l’attitude de la Comtesse, la narratrice de la monographie. 766 « garde-dame » est le terme utilisé en français par Bertha von Suttner dans la plupart de ses romans pour désigner cette tante qui surveille plus qu’elle n’accompagne la femme qui ne peut et ne doit jamais être seule. 767 „Tante Fanny fand, dass es sehr unanständig von mir sei, mich unter die gemeinen Leute zu mischen, statt wie alle ordentlichen Herrschaften, in das Oratorium zu gehen.“ Ein Manuskript, p. 76. 324 les insignes de mon rang avant d’aller à l’Église et je cesse de me sentir du monde quand je suis au milieu d’autres priants. 768 Cette comtesse est une exception à la règle et cela se marque à d’autres endroits du livre, bien qu’elle sache à l’occasion tenir son rang. Mais, en matière de foi, elle est totalement différente des autres de son monde. Bertha von Suttner indique ainsi qu’elle n’est pas hostile à la foi vécue et pratiquée en vérité. Ce qu’elle critique ce sont les faux semblants, la foi montrée et non vécue, la religion de convenance, en quelque sorte l’inadéquation de la foi et des actes. Le comportement de la comtesse diffère aussi dans la vie. Un autre exemple, pris dans le même chapitre, montre qu’elle n’est pas coulée dans le moule habituel. Ainsi à la fin de la messe, elle sort très vite et sans attendre les salutations de déférence des paysans, pour suivre sa voisine de banc qui n’a cessé de gémir. Elle la rejoint sur la route ; à sa demande, elle lui indique le chemin du château et devise avec elle, sans se faire connaître, comme si elle était n’importe quelle femme de la bourgeoisie locale, puisqu’elle a pris soin de mettre des vêtements très simples, de venir à pied à l’Église et de s’asseoir dans les bancs avec le peuple. L’autre lui raconte ses malheurs et la crainte qu’elle a de se présenter devant la châtelaine. Ce n’est qu’une fois arrivée au château, et après s’être fait raconter la requête de la visiteuse, devant une tasse de thé qu’elle se fait reconnaître. Cette scène est invraisemblable, bien sûr, mais son but n’est pas la vraisemblance. Elle répond au désir de montrer que l’arrogance aristocratique n’est pas nécessaire, qu’on peut agir en fonction de ses convictions. Et, si ce sont des convictions de foi au Dieu d’amour, on peut montrer de l’amour même envers ses sujets. La comtesse voyant l’assemblée de ses sujets dit : « c’est comme si je devais leur demander pardon d’être riche et heureuse. »769 Ce n’est pas commun dans son milieu représenté ici par la tante Fanny, à la fois « garde-dame » et gardienne des traditions, garante du codex aristocratique. 768 „Aber wahrhaftig, […] es ist ein Drang meiner religiösen Gesinnungen. Andacht ist Ehrfurcht – und Ehrfurcht zeigt sich in Demut. […] „Ein natürliches Gefühl drängt mich, diese (Grafen)Krone herunterzunehmen und zu den Anderen hinzuknien. Vor der Majestät des Gottes, in dessen Namen wir uns versammelt haben, sind wir Alle -: nichts. […] Ich lege unwillkürlich vor dem Kirchgang meine Rangesabzeichen ab und höre auf, mich vornehm zu fühlen, wenn ich unter betenden Mitmenschen bin.“ Das Manuskript, p. 76-77 769 „ Mir ist’s, als sollte ich sie allen um Verzeihung bitten, daß ich so reich und glücklich bin.“ Ibid. p. 77 325 Dans la mesure où cette châtelaine est la porte-parole de Bertha von Suttner on peut se dire que ce serait la position réelle de Bertha von Suttner. Il faut toutefois souligner que ce personnage est unique dans son genre. En général, dans les romans, les vieilles dames sont arrogantes et complices du système. Dans ces cas-là, elles ne voient même pas le peuple, les petits. Ils sont là, simplement pour les saluer ou les servir ; les nobles les regardent avec condescendance. Au demeurant, cette attitude des nobles se retrouve aussi bien chez Bertha von Suttner que chez Marlitt, Courths-Mahler ou Ebner-Eschenbach. Si dans le cas de la comtesse Hélène de Gerden, les actes correspondent tout au long du roman avec la conception du monde et la foi affichée lors du chapitre évoqué plus haut, il est assez rare que ce soit le cas dans la haute société, voire même dans la bourgeoisie. Nous l’avons dit : cette monographie sort du lot général des ouvrages de Bertha von Suttner. Se pose donc la question de savoir s’il contient un moment de la pensée de Bertha von Suttner ou s’il faut l’interpréter comme une utopie. Daté de 1884 mais publié en 1885, il est postérieur de deux ans à Inventaire d’une âme. Il contient des traits autobiographiques de l’auteure, notamment dans la question du mariage d’amour et la conception du couple heureux. Bien qu’on y rencontre une réflexion sur la vie et beaucoup de conseils de sagesse, il est moins philosophique qu’Inventaire d’une âme. Le personnage de la comtesse a les qualités de cœur et d’esprit de Bertha, sa sensibilité et sa douceur, son intelligence et sa vivacité d’esprit, son goût de la lecture d’ouvrages scientifiques et philosophiques, son humour, son optimisme et sa joie de vivre. Reste la foi qui n’est pas celle de l’auteure. Veut-elle signifier que si la pratique des chrétiens était en accord avec la foi proclamée, elle pourrait y adhérer ? Si tel est le cas, ce n’est qu’un moment dans sa vie. Dans cet ouvrage un seul personnage, le docteur, est libre penseur. A plusieurs reprises les thèmes chrétiens sont repris de façon positive comme pour l’assistance à la messe ou la charité ou l’espérance ou le pardon. Mais il y a aussi une ouverture plus grande à d’autres religions comme l’hindouisme et son nirvana qu’elle cite brièvement770, en faisant semble-t-il un contre-sens sur le nirwana qui ne peut-être un état et encore moins perdurer au-delà de la mort. ou la chrétienté orthodoxe, puisqu’un personnage, très épisodique certes, mais présent néanmoins, 770 Le docteur cite les indiens et le nirwana comme un bon exemple « de félicité du néant (Seligkeit des Nichts) et de calme après la mort. Manuskript, p. 165 Normalement le nirwana est un « non-état ». On ne peut ni y « entrer » ni y « rester ». Le nirvāṇa n'est pas non plus la mort, mais plutôt la fin de la croyance en un ego autonome et permanent. D’après wikipedia. 326 demande, sur son lit de mort, à baiser les icônes qui sont dans des cadres dans sa chambre. Ce que nous retiendrons, c’est l’accent mis sur la cohérence entre le dire et le faire, ce qui est rarement le cas dans la société. C’est le reproche majeur que fait Bertha von Suttner aux autres personnages. Elle critique tout ce qui n’est que pure extériorité, ce qui n’est pas vécu en profondeur, surtout ce que l’on fait sans réfléchir. Ici la comtesse fait ce qu’elle dit et son attitude est cohérente, réfléchie et raisonnée. 327 III. LA NOUVELLE RELIGION A. ATTAQUES DES BASES DOCTRINALES DE LA RELIGION CATHOLIQUE AU NOM DE SES NOUVEAUX PRINCIPES Après avoir longuement critiqué la religion comme marqueur social, Bertha von Suttner s’attaque avec véhémence aux fondements des religions. En effet, elle ne se limite pas aux attaques contre le catholicisme. Son procédé littéraire qui consiste à aborder tous les thèmes de façon non systématique complique l’analyse de sa pensée. Elle parcourt en désordre les siècles passés en commençant par l’époque de l’Ancien Testament, sans négliger la période où elle vit, à savoir la fin du XIXe siècle. Elle mélange tous les dogmes et les réfute en bloc comme étant tous hors de son système de pensée. Mais elle dit hors du domaine du pensable, car pour elle l’axiome majeur est la pensée. N’a de valeur que ce qui peut se penser, se démontrer. Elle refuse d’accorder une valeur à ce qui est hors de son champ de pensée, ce qui pour nous constitue une de ses limites. Pour Bertha von Suttner tout peut et doit être remis en cause et tout est mouvement. Elle refuse absolument l’immobilisme en toutes choses, donc aussi dans l’Église qui, d’une part, fait toujours référence à la Tradition et d’autre part, s’arcboutant sur ses certitudes, lui semble particulièrement accrochée au passé et ne pas vouloir en bouger. Bertha von Suttner critique le passéisme de l’Église qui a très longtemps refusé de s’ouvrir à la recherche profane ou laïque, alors qu’elle-même a, au contraire, pris part à tous les grands débats de la seconde moitié du XIXe, grâce à ses travaux personnels mais aussi à ses rencontres avec des personnalités très diverses. Citons notamment Renan qu’elle a rencontré à Paris dans le salon Buloz du faubourg Saint Germain, lors de son séjour parisien de l’hiver 1886-1887 et qu’elle cite très souvent et tout particulièrement dans sa réflexion sur la religion. D’ailleurs, elle présente Renan comme 328 l’auteur de La Vie de Jésus (1863)771 et cite ses travaux d’archéologie et de philologie sémitique. Nul doute que Bertha von Suttner partageait sa volonté de soumettre la Bible à un examen critique, au même titre que tout autre document historique. Bizarrement, elle cite peu David Friedrich Strauss772 qui est, d’une part, en étroite relation avec Renan et qui, d’autre part, a écrit deux gros volumes d’une Vie de Jésus, parus en 1835 et 1836 dans lesquels il a soumis les textes bibliques et plus particulièrement les Évangiles à la critique historique positiviste et ponctuelle que Hegel avait voulu éliminer. […] Il s’installe dans l’histoire évangélique comme s’il parlait de l’Empire romain. […] L’histoire religieuse devient sous sa plume la plus profane des histoires.773 Et comme nous l’avons dit, elle sape tous les fondements des religions existantes, les disant basées sur le mensonge et sur le désir de soumettre le peuple des croyants qui ne sont d’ailleurs pas réellement croyants : Même parmi ceux qui confessaient officiellement telle ou telle doctrine, il y avait plus de tièdes et de sceptiques que de vraiment convaincus. […] Contradictions et compromis, c’était là, la caractéristique de la vie religieuse de l’époque.774 Le manque de conviction des croyants vient du fait qu’ils n’osent pas penser : « Ceux-là qui laissent persister ces contradictions, le font parce qu’ils n’osent pas y réfléchir.775» ou qu’ils craignent d’affirmer que la science a remis en cause leurs convictions et que par tiédeur et paresse ils préfèrent continuer à simuler la foi, mais pas toujours avec ardeur : « pour ne pas choquer dans les relations réciproques, les croyants étaient assez « fieffés coquins » pour cacher leurs convictions.776 ». Peut-être parce 771 Ernest Renan (1823-1892) publia en 1863 La vie de Jésus. Ce livre qui marqua les milieux intellectuels de son vivant contient la thèse alors controversée selon laquelle la biographie de Jésus doit être comprise comme celle de n’importe quel autre homme et la Bible soumise à un examen critique comme n’importe quel autre document historique. Ceci déclencha des débats passionnés et la colère de l’Église catholique. 772 Strauss, David Friedrich, (1808-1874), théologien et exégète allemand ; sa Vie de Jésus (1835), dont l’idée centrale est que les Évangiles sont des prédications, les éléments narratifs n’ayant qu’un rôle symbolique ou mythique, causa un immense scandale. 773 Jean-Marie Paul, op. cit., p. 161 774 „Selbst unter denjenigen, die sich offiziell zu dieser oder jener Kirchenlehre bekannten, gab es mehr Laue und Zweifelnde als wirklich Überzeugte. […] Widersprüche und Kompromisse: das war die Signatur des damaligen religiösen Lebens.“, Maschinenzeitalter, op. cit., p. 200 775 „Solche, die alle diese Widersprüche gelten lassen, thun es, weil sie nicht darüber nachzudenken wagen.“ Inventarium einer Seele ., p. 310 776 „Um denn im gegenseitigen Umgang nicht anzustoßen, waren die Gläubigen « Bösewichter » genug, um ihre Überzeugungen zu verheimlichen.“, Maschinenzeitalter, p. 200 329 qu’ils avaient perdu ces convictions ou qu’ils ne savaient pas défendre les fondements de leur foi. Cependant ceux qui n’ont pas le courage, pas la force ou pas la volonté de faire cet examen [la mise en doute de l’idée de Dieu] ne devraient pas dénigrer les conceptions de ceux qui doutent.777 Dans la mouvance scientiste, incarnée par Renan et son ami Berthelot, qui rêve d'une « direction des sociétés humaines par les sciences » et assigne pour but à la vie « l'action scientifique dirigée vers notre développement individuel le plus complet »778, Bertha von Suttner voudrait voir appliquer partout les méthodes des sciences et donc aussi pour la recherche religieuse. Par ailleurs, la question de l’utilisation des techniques des sciences naturelles pour scruter notamment des textes religieux est complètement dans l’air du temps et c’est même ce qui a provoqué de grands débats au XIXe siècle. Comme Renan entre autres, elle souhaiterait voir utiliser les découvertes en archéologie, philologie, mythologie comparée pour expliquer les textes bibliques auxquels elle dénie d’emblée tout caractère surnaturel, refusant par là-même la Révélation. Pourtant dans Échec à la misère elle réintroduit le sentiment, y compris religieux, par le biais de l'esthétique et de l’émotion, notamment devant la nature, même si elle rationalise encore et toujours. Frank Myltus, le porte-parole de Bertha von Suttner dans le roman Un mauvais homme (1885), dit au précepteur français Joseph Tabirol, sorti du séminaire jésuite de Saint Pé779 : La science religieuse telle qu’elle se construit lentement, de nos jours, sur la base de recherches archéologiques et de la mythologie comparée ne fait certainement pas l’objet d’exposés dans les séminaires. Mais cette mesure d’exclusion ne s’étend pas sur telle ou telle branche du savoir, c’est l’esprit même de la prohibition qui souffle dans tout le système et empêche tout élargissement du cercle de pensée. 780 777 „Diejenigen jedoch, die nicht den Mut, nicht die Kraft oder nicht den Willen zu dieser Prüfung haben, sollten nicht die Anschauungen des Zweiflers schmähen.“ Inventarium einer Seele, p. 311. 778 Jacques Guillerme, Berthelot, in Encyclopædia Universalis 2005. 779 Cf note 58 p. 158. 780 „Die Religionswissenschaft, wie sie heute auf Grund archäologischer Forschung sich langsam aufbaut, und vergleichende Mythologie sind gewiss keine Gegenstände, die in den Seminarien vorgetragen werden. Aber diese Prohibitionsmaßregel erstreckt sich nicht nur auf diese oder jene Wissenszweige, es ist der Prohibitionsgeist überhaupt, der das ganze System durchweht und alles erweitern des Gedankenkreises verhindert.“, Ein schlechter Mensch, p. 139. 330 Comme nous l’avons dit, l’Église s’est formellement opposée à tout examen critique des textes sacrés, ce qui en fait, aux yeux de Strauss, de Renan ou de Bertha von Suttner, «l’adversaire la plus irréductible ». Ce que l’auteure réclame au contraire c’est de pouvoir tout réexaminer. Pour elle « la philosophie doit toujours procéder dans ses spéculations comme s’il n’y avait aucune vérité préexistente.»781 Son système philosophique récuse les aprioris métaphysiques, voit dans l’observation des faits positifs, dans l’expérience, l’unique fondement de la connaissance. Se référant à Auguste Comte elle s’efforce de donner une forme logique, raisonnée à tout son système de pensée, y compris dans l’étude des phénomènes sociaux et religieux. Elle appelle de ses vœux l’avènement de la « physique sociale », qu’on appellera plus tard la sociologie. Strauss introduit « l’idée d’Humanité [qui] doit être la religion destinée à remplacer le christianisme »782. Or, précisément, le chapitre VII die Religionen (les religions) de L’Âge des machines annonce que ce qui l’intéresse, c’est d’étudier « l’éveil du concept d’humanité »783. Au demeurant Échec à la misère sera une illustration d’un aspect de la pensée de Strauss que Jean-Marie Paul résume ainsi : L’idée de l’unité des natures divine et humaine acquiert en s’incarnant dans l’Humanité entière une réalité substantielle qu’un seul individu ne saurait lui conférer. Elle a pour elle l’éternité, tandis que le Christ était confiné en un point du temps. Les qualités et les fonctions que le dogme attribue au Christ se contredisent si on les pense réunies en un seul individu : « Elles s’accordent dans l’idée de l’espèce. » L’humanité [pour Strauss] «est l’enfant de la mère visible et du père invisible : de l’Esprit et de la nature.» […] Au terme de La Vie de Jésus, […] la religion n’est pas seulement la grande consolatrice des créatures éplorées et des siècles déshérités, […], elle révèle aussi que l’homme veut comprendre le monde, que la référence à Dieu, cause globale et indifférenciée de tous les phénomènes, témoigne d’un besoin inextinguible de connaissance. 784 Car elle attaque également les bases doctrinales de la religion, au nom de ses propres principes qu'elle exprime avec force. Le progrès et la science sont ses grands principes qui peuvent s’appeler rationalisme, positivisme, scientisme, libéralisme, évolutionnisme, darwinisme social. Ce sont des catégories qui se rencontrent 781 „ Die Philosophie muss in ihren Spekulationen immer so vorgehen, als gäbe es keine schon bekannte Wahrheit.“, Das Maschinenzeitalter, p. 215 782 Jean-Marie Paul, op. cit., p. 168 783 Das Maschinenzeitalter, p. 198 784 Jean-Marie Paul, op. cit., p. 168 et 171 331 constamment chez elle et qui lui servent à soupeser et souvent réfuter toutes les idées qui ont cours ou du moins les plus courantes. Nous allons étudier les différents points de la religion catholique qu’elle refuse et indiquer au nom de quoi elle le fait. A.1. Rejet des dogmes A.1.1. Rejet de la Révélation La Révélation est la base des trois religions monothéistes, selon laquelle Dieu se donne à connaître, en inspirant des prophètes et en révélant tout ou partie de ce qu’il est. La Bible est aussi appelée le Livre de la Révélation. Il en est de même du Coran. Bertha von Suttner concède que si la Révélation est divine, elle est convaincante, mais à ses yeux elle est humaine : Naturellement cette 'vérité si simple’, que la Révélation divine serait plus crédible que l’érudition humaine, me convaincrait aussi. Mais qui nous a dit que cette Révélation était divine: des hommes.785 De plus la religion chrétienne issue de la religion juive, s’appuie sur une seconde Révélation à savoir que « Dieu nous a été révélé par son fils Jésus-Christ, et sa révélation est définitive et complète.786 » Au nom du rationalisme, « ce système, [philosophique] selon lequel les phénomènes de l’Univers relèvent d’un ensemble de causes et de lois accessibles à l’homme » et aussi au nom «d’une disposition d’esprit qui n’accorde de valeur qu’à la raison, au raisonnement787 », Bertha von Suttner, qui ne cesse de marteler le primat de la raison, réfute la Révélation. La suite du texte place l’auteure dans le sillage des penseurs issus de l’Aufklärung, puisque, comme eux, elle place la recherche au-dessus de tout. Nous pensons que Bertha von Suttner ne maîtrisait pas suffisamment les concepts qu’elle utilisait et que les arguments qu’elle met dans la bouche des protagonistes, dans ses nombreuses discussions sur la religion sont biaisés. Elle est en pleine contradiction avec elle-même 785 „Natürlich würde auch mir die ‘so einfache Wahrheit’ einleuchten, daß die göttliche Offenbarung glaubwürdiger wäre als menschliche Gelehrsamkeit. Aber wer hat uns gesagt, dass jene Offenbarung göttlich ist: Menschen.“, Maschinenzeitalter, p. 212; « Nicht Irrtum, sondern Lüge.“ Ibid. 203 786 Pour ce paragraphe nous renvoyons à Vatican II, Constitution dogmatique Dei Verbum sur la révélation divine, §10) 787 Petit Larousse, 1995 332 car elle réclame le droit à l’expérimentation et à la méthode par essais et erreurs, mais compte les erreurs de l’Église comme un passif rédhibitoire, puisque ces erreurs ne semblent pas être analysées en vue d’un progrès de l’institution. Sa critique de la Bible est faussée par son a priori scientiste. Elle présente son analyse comme un raisonnement logique alors qu’elle se contente d’un rejet global et définitif, tout en donnant comme « preuve » des détails et des moins crédibles. C’est une exagération épique, une supercherie quand elle fait dire à son penseur pieux spirituel (Spimeier) : Non que je veuille tenir pour vrai l’arrêt du soleil sur l’ordre de Josué ou les saignements annuels de saint Janvier à Naples ou autres choses semblables – les gens qui pensent sont évidemment au-dessus de cela.788 Les écrits bibliques, forcément écrits par des hommes, n’ont aucune prétention à être des traités scientifiques, ni à présenter un système logique, mais un essai de mettre en mots d’hommes pour des hommes, ce que nos ancêtres ont compris du monde, de son fonctionnement, de la nécessité d’avoir un code de fonctionnement en société. Mais notre auteure les relègue au rang de mythe et les oppose aux révélations-découvertes scientifiques : Vous transférez [la Révélation] dans un autrefois nébuleux, même à des milliers de versions de révélations d’autres religions que vous-mêmes, vous reconnaissez comme des mythes ; vous n’avez qu’une tradition humaine comme connaissance de révélations passées depuis fort longtemps […] Et à nous se révèle le grand mystère du monde à chaque nouvelle minute ; à chaque heure nous levons les plis du voile de la nature et nous apercevons la divinité en-dessous ; nous attendons de l’avenir, avec une vraie joie messianique, la mise à découvert de plus en plus claire et de plus en plus brillante des buts de la Création.789 En fait, dans son enthousiasme scientiste, elle pose d’emblée que tout ce qui concerne la religion est faux ou mensonger et ne prend pas la peine de dire en quoi cela est faux. « Ce n’est pas erreur mais mensonge ». Il n’y a donc pas de démonstration ou 788 „Nicht daß ich das Stillestehen der Sonne auf Josuas Geheiß oder die jährliche Blutung des heiligen Januarius in Neapel oder ähnliche Sachen für wahr halten wollte; - darüber sind denkende Leute freilich hinaus.“ Ebenda p. 212 789 "Ihr versetzt [die Offenbarung] zurück in nebelhafte Vorzeiten, vermengt mit tausend von Euch selbst als Mythen anerkannten Offenbarungsversionen anderer Religionen; ihr habt nur menschliche Überlieferung als Kunde von den längstvergangenen Revelationen.[…]Und uns offenbart sich das große Weltgeheimnis in jeder neuen Minute ; stündlich lüften wir die Schleierfalten der natur und erblicken die Gottheit darunter; von der Zukunft erwarten wir mit wahrer Messiasfreude die immer klarere und glänzendere Offenlegung der Schöpfungszwecke.“, Inventarium einer Seele, op. Cit., p. 355 333 de discussion possible. Ce n’est pas scientifique car la science ne connaît pas les aprioris. A.1.2. Rejet du Christ N’acceptant pas le principe que Dieu se révèle progressivement aux hommes, elle n’accepte pas non plus la Révélation spécifique chrétienne : « Dieu nous a été révélé par son fils Jésus Christ790 », ce qui inclut la divinité du Christ. D’ailleurs, de Jésus elle n’accepte ni l’Incarnation, ni la mort sur la croix, ni la Résurrection et évidemment pas la Trinité. C’est dire qu’elle n’accepte rien de la foi chrétienne. Jésus est pour elle comme pour Strauss791 ou Renan792 un bel exemple d’humanité mais en aucun cas Fils de Dieu et les évangiles sont une reconstruction de ce que les premiers chrétiens ont vécu, à étudier selon les mêmes critères que tout texte historique. Elle accepterait l’humanisme de la religion chrétienne. Elle reproche à la foi, notamment chrétienne, de mettre Dieu au ciel et de mettre le bonheur dans un au-delà futur et ne pas prendre assez en compte l’homme. Or selon les dogmes de la religion chrétienne, c’est précisément le sens de l’incarnation : Dieu s’est fait homme pour que les hommes le connaissent et aussi « pour que l’homme devienne Dieu » pour reprendre la formule de saint Irénée. S’il a vécu parmi les hommes, c’est pour montrer la place de l’homme dans la société et pas au ciel ou dans un autre monde, c’est aussi pour rappeler à l’homme qu’il doit travailler à parfaire la Création. Mais bien sûr, c’est là un dogme de foi, non démontrable, ce n’est pas une loi physique. Car La foi est d’abord une adhésion personnelle de l’homme à Dieu ; elle est en même temps, et inséparablement, l’assentiment libre à toute la vérité que Dieu a révélée. 793 790 Vatican II, Constitution dogmatique Dei Verbum sur la révélation divine, §10. Strauss David Friedrich, (1808-1874), historien et théologien allemand, son ouvrage La Vie de Jésus (Das Leben Jesu, kritisch bearbeitet), « paru en 1835-36, a scandalisé son époque en montrant un Jésus historique et non divin et par sa vision des évangiles comme récit inconscient des premières communautés chrétiennes. » [wikipedia]. 792 Renan Ernest, (1823-1892), écrivain, philologue, philosophe et historien français. Sa Vie de Jésus (1863), Paris, Gallimard, 1974, est une des plus célèbres, historique. « Il a créé une large polémique. Ce livre défend et illustre une thèse selon laquelle la biographie de Jésus devait être écrite comme celle de n’importe quel autre homme et la bible devait être soumise à un examen critique comme n’importe quel autre document historique. » Wikipedia. ; Paris, Gallimard, 1974. 793 Catéchisme de l’Église catholique, n° 144. 791 334 A.1.3. Rejet des récits de la Création Un point particulier qui a retenu son attention et qui entre en conflit avec ses convictions scientifiques est le problème de la Création. En effet celle-ci est l’un des fondements de la foi chrétienne. Prétendre qu’elle a pu se faire en sept jours lui paraît une aberration, puisque par ailleurs elle défend ardemment les théories évolutionnistes. Elle dit d’ailleurs avoir lu L’Origine des espèces794, dans la langue, dès sa parution. Elle réfute violemment les récits de la Création comme une fable, car ces récits impliquent pour elle un fixisme dans le temps et une perfection qu’elle réfute au nom de l’évolutionnisme. Selon Darwin, l’existence d’espèces distinctes ne résultait pas de l’accomplissement de quelque plan, mais d’une loi mécanique d’élimination et de préservation de certains individus plutôt que d’autres. Pourtant elle accepte l’idée d’un principe originel, ein Urprinzip, semblable à la pichenette de Descartes, rappelant aussi l’idée voltairienne795 du « grand horloger ». Ce principe originel, au-delà duquel il n'est pas possible de remonter, conditionne le monde. Il faut en trouver les lois. Cela pourrait évoquer le « boson de Higgs » que les chercheurs essayent d’isoler. Elle parle aussi d’un Urgeist, source de toutes choses: À côté d’une série de phénomènes matériels qui nous entourent, il y a une série de phénomènes intellectuels […]. Pour ceux-là aussi il doit y avoir en dehors, très loin en dehors de notre cercle terrestre, une source, une vie consciente – si intensément flamboyante –, un esprit gigantesque – si infiniment vaste –, […]. - Connais-tu cet esprit originel ? - Non.796 Mais elle tient toujours à vouloir penser Dieu, même si elle dit que cela est impossible. Elle écrit: « je ne peux, je ne peux pas le penser.797». Pour elle, cela dépasse, non seulement ses facultés propres, mais celles de l’être humain en général. 794 Darwin Charles, (1809 - 1882), On the Origin of Species by Means of Natural Selection or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life (De l'Origine des espèces par la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie), 1859. 795 Voltaire (1694-1778), écrivain français, « il est pour l’Europe un prince de l’esprit et des idées philosophiques. » 796 „Neben der Reihe materieller Erscheinungen, die uns umgeben, giebt es eine ganze Reihe geistiger Phänomene […]. Auch dafür muß es außerhalb, weit außerhalb unseres Erdkreises eine Quelle geben, ein bewußtes Leben – so flammend intensiv -, ein Riesengeist – so unermesslich umfassend -, […]. - Kennst du diesen Urgeist? – Nein.“, Schach der Qual, op. cit., p. 26. 797 „Ich kann, ich kann mir ihn nicht denken“, Inventarium einer Seele, p. 308. 335 D’ailleurs elle dit plus tard dans Echec à la misère : « on doit pouvoir tout penser » et « on doit oser tirer toutes les conséquences » de tout. C’est une va-t-en guerre de la pensée. Mais elle ajoute aussi : « je crois en Dieu. »798, qui est pourtant l’impensable. Nous pensons qu’il y a là une aporie qu'elle ne se résout pas à accepter. Peut-être peuton rapprocher cela de la démarche de Kant qui réintroduit Dieu dans sa philosophie après avoir démontré qu’il est hors du champ de la connaissance et de la pensée rationnelle, mais que le philosophe ne se résout pas à l’évacuer, à dire sa mort. A.2. Les thèmes bibliques Ils sont à mettre en relation avec les débuts de l’archéologie biblique de Renan et Strauss ou avec les travaux de l’école biblique de Jérusalem créée en 1890 par le père Lagrange sous l’impulsion de pape Léon XIII.et les fouilles au Moyen Orient. Dans l’ordre de la fréquence des citations, la Création est suivie de près par le péché originel et par l’histoire du serpent dans le jardin d’Eden. Elle parle peu du Déluge et de l’arche de Noé qui ont pourtant occupé beaucoup d’érudits les siècles précédents. Par contre la tour de Babel est aussi fréquemment moquée. Mais ce qu’elle relève surtout ce sont les contradictions. La « pensée s’est élancée jusqu’à deux concepts surhumainement élevés : l’éternité et la perfection, [...], ce « foyer originel de la vérité ». […] La foi dit : Dieu est parfait, mais la dogmatique ajoute à cette phrase tant de définitions, dont les unes abolissent les autres, que les pires contradictions s’installent, comme par exemple, toute bonté et menace de punition en enfer ; unité et trinité ; toute sagesse et insatisfaction constante de sa propre œuvre ; félicité suprême et offense constante à cause des injures du péché de l’homme ; […], telles seraient les faits qui, selon maints croyants, rempliraient la vie éternelle et parfaite de Dieu et dont la mise en doute serait un blasphème?!799 798 "Man muss alles denken können" et die „Konsequenzen muß man auszudenken wagen.“, „Ich glaube an Gott", Échec à la misère, p. 26, puis p.23. 799 „Der Gedanke hat sich zu zwei übermenschlich hohen Begriffen emporgeschwungen: Ewigkeit, Vollkommenheit“ […], zu jenem Urherd der Wahrheit“. […] Der Glaube sagt: Gott ist vollkommen aber die Dogmatik fügt diesem Satze so viele Definitionen hinzu, von welchen die einen die andern aufheben und dadurch stellen sich die schreiendsten Widersprüche ein, wie z; B; Allgüte und Höllenstrafverhängung; Einheit und Dreifaltigkeit; Allweisheit und stete Unzufriedenheit am eigenen Werke ; höchste Seligkeit und fortwährendes Gekränktsein über menschliche Sündbeleidigungen[…], das wären also die Taten , mit welchen manche Gläubigen das ewige und vollkommene Gottesleben ausgefüllt denken, und an welchen zu zweifeln für Lästerung gelten soll ?!“, Inventarium einer Seele, p. 336 Nous n’avons pas recopié tout le paragraphe contenant les quinze contradictions qu’elle cite, sans être exhaustive. Mais de façon surprenante, elle termine sa diatribe de façon moins agressive qu’elle n’a commencé, en disant d’une part qu’elle respecte la dévotion de ceux qui se sentent trop faibles ou trop petits pour repenser les dogmes, et que d’autre part : « dans le doute sur la capacité humaine à concevoir la grandeur de Dieu, les croyants et les libres penseurs se retrouvent.800 ». Ceux qu’elle critique sans concession ce sont ceux qui manquent de courage ou de volonté pour réfléchir. Mais comment être sûr de bien interpréter les textes bibliques ? Rien n’est simple et elle nous en donne un exemple dans ce qui suit. A.2.1. L’esprit et la lettre Elle consacre deux chapitres dans Les jeudis du Docteur Helmut au problème de l’esprit et de la lettre qui fait suite à une phrase de la deuxième lettre aux Corinthiens, 3, 6, où saint Paul dit que la lettre tue mais que l'esprit vivifie et renvoie au chapitre « de l’esprit et de la lettre » de saint Augustin dans son Traité des Mérites et de la Rémission des péchés. Il s’agit de dépasser ce qui est écrit objectivement pour retrouver ce qui en est le cœur, c’est dire que cela permet de faire vivre le texte. C’est une manière de dépasser le formalisme de toute religion [c’est l’un des reproches faits par Bertha von Suttner], pour redonner sa place à la foi, à la contemplation et à l’action unies et sans contradiction entre elles, ce que l’auteure souhaite. Nous pensons pourtant qu’il n’est pas très productif de reprendre ici son argumentation. Il semble que l’auteure ait voulu traiter de tous les sujets - et la religion lui tenait visiblement à cœur si on en juge par le nombre de pages qu’elle y consacre, mais qu’elle n’avait pas toujours les bases théologiques nécessaires pour voir tous les aspects du problème. A.2.2. La prière Bertha von Suttner consacre nombre de pages à la prière dans toutes ses œuvres philosophiques, [et même deux chapitres dans Les jeudis du docteur Helmut] et cela 309-310 800 „Im Zweifel an menschlicher Erfassung der Gottesgröße treffen die Gläubigen und die Freidenker zusammen“, ibid., p. 311 337 ressurgit dans beaucoup de romans. Globalement, elle accepte très bien une « prière de louange» qui consiste à s’élever spirituellement vers Dieu et à le louer pour sa Création et les bienfaits de la nature. Elle dit même que les scientifiques aussi ont ce genre d’élévation de l’âme pour louer Dieu et elle cite un poème, mais pas sa source dans Inventaire d’une âme.801 Il est permis de se demander à qui s’adresse la « prière » d’un non croyant, tout particulièrement si l’on admet que la prière est « la recherche d’une relation avec Dieu, d’une relation de liberté à liberté, c’est un cœur à cœur avec lui. C’est une attitude d’ouverture à quelqu’un qui nous dépasse infiniment. Prier c’est aimer et se laisser aimer.802 » S’il n’y a pas de Dieu, avec qui se fait la relation ? Avec le néant ? Elle refuse de passer pour athée. Elle revendique d’être« libre-penseur », c’est-à-dire de pouvoir librement interroger Dieu, les dogmes, le culte et d’interpréter les Écritures. Elle dit aussi qu’elle prie ou du moins qu’elle a des élans de louange et parle d’enthousiasme, car «bien sûr nos transports ne se haussent pas jusqu’à l’extase religieuse. Chez nous ce n’est pas ‘de la folie mystique’ c’est de l’enthousiasme. Il brûle dans notre âme.803 ». Mais elle ne peut s’empêcher de marquer son mépris pour la prière des croyants en parlant de « folie mystique ». Cette attitude affaiblit beaucoup sa démonstration. La « prière de demande », elle, ne trouve absolument pas grâce à ses yeux et la démonstration est assez convaincante, lorsqu’elle souligne qu’il y a un manque flagrant de logique car La foi dans la toute puissance des lois naturelles exclut toute possibilité de demander à Dieu une intervention pour contrecarrer ces lois, à des fins personnelles ou par souhait; […] Nous savons que toutes ces choses sont justement soumises à une loi norme, tout aussi inébranlable que la rotation de la terre.804 801 Inventarium einer Seele, p. 356-357 D’après le Catéchisme pour adultes, des évêques de France, Paris, association épiscopale, 1991, p. 321 803 „Freilich steigert sich unser Hochgefühl nicht bis zur hysterischen Verzückung. Bei uns heißt es nicht ‚religiöser Wahnsinn’, es heißt Begeisterung. Es flammt durch unsere Seele. Inventarium einer Seele, p. 359 804 „Der Glaube an die Allgültigkeit waltender Gesetze schließt jede Möglichkeit aus, von der Gottheit eine ergreifende Hemmung dieser Gesetze zu eigenen Zwecken und wünschen zu begehren. [ …]Wir wissen, dass alle diese Dinge einer eben so festen Gesetzmäßigkeit unterliegen, wie die Erdumdrehung.“ ibid., p. 357 802 338 Elle justifie son refus de la « prière de demande » en deux pages dans Inventaire d’une âme et dix-neuf dans Les jeudis du docteur Helmut, comme allant contre la toute puissance de Dieu, contre sa perfection. Si Dieu est le Dieu tout puissant, omniscient, il ne peut modifier ses plans sur les hommes à la demande de l’un ou de l’autre. Ici, comme partout dans son œuvre, tous ses commentaires, auxquels elle voudrait donner force de démonstration, tournent autour des lois immuables de la nature et sa conclusion : « Il y a une seule prière que nous pouvons prononcer avec ferveur avec vous [les croyants] c’est : ‘que ta volonté soit faite.’ »805 On peut se demander à qui s’adresse cette prière et pourquoi elle accepte une volonté supérieure. Enfin elle se borne à affirmer et non à démontrer, contrairement à son parti-pris de rationalisme de ce qu’elle affirme. A.2.3. Autres points évoqués Bertha von Suttner évoque beaucoup d’autres points de dogme ou de tradition religieuse, mélangeant souvent les genres, ce qui n’est pas faire preuve de logique. Au nombre des sujets critiqués, citons : le diable ou le mauvais, l’immortalité, le scandale de la croix, l’enfer, la vallée de larmes, le côté doloriste de la foi, la providence, le fatalisme. Plus généralement elle fait une caricature de tout ce qui a trait à la religion et à la représentation populaire de Dieu, des saints, de la vierge Marie, du ciel etc. Comme elle se borne à les citer ou à les évoquer par une phrase négative, il ne semble pas utile d’y consacrer plus de temps. Sa critique des insuffisances de la foi chrétienne n’aboutit guère. A.3. « Il y a des phénomènes naturels inexpliqués n’excluant pas Dieu.» Le dialogue des hommes pieux se termine par une déclaration véhémente sur les phénomènes naturels non encore expliqués. Spimaire : songez combien il y a encore de mystères inexpliqués dans la nature ;… ou bien, que pouvez-vous nous dire de tous les phénomènes 805 Nur ein Gebet giebt es, […], das wir mit aufrichtiger Innbrunst mitsprechen können, […] das ‘Herr, Dein Wille geschehe.’ ibid., p. 358. 339 extraordinaires de l’hypnotisme, du magnétisme, de la divination des pensées, de la suggestion etc., ou bien sur les manifestations des esprits dans les cercles médiums? / Limaire : ce que j’en dis ? – En partie des processus naturels non encore explorés, en partie un auto-illusionnement, en partie des boniments.806 Actuellement les exemples choisis seraient classés dans les phénomènes paranormaux mais il nous semble que cette présentation est une façon de biaiser le dialogue sur la religion. Généralement Bertha von Suttner prend des exemples scientifiques, aussi aurait-on attendu ici aussi des faits de cet ordre ou des phénomènes de la nature, comme les tremblements de terre, les raz de marée ou encore les orages, sur lesquels travaillaient les scientifiques. Tous phénomènes considérés, encore peu de temps avant son époque comme des manifestations de Dieu ou de sa volonté. Mais phénomènes naturels ou paranormaux, ils étaient à l’ordre du jour de la recherche et notre auteure s’y intéresse comme à tout ce qui fait partie de son temps. Mais elle aime ne pas aller dans le sens attendu par le lecteur. Cette technique est assez fréquente chez Bertha von Suttner. Elle le fait sciemment pour dérouter le lecteur ou pour l’amener à s’interroger. Ici, ce serait une façon de reléguer la foi chrétienne, à laquelle elle s’attaque, au rang des croyances populaires paranormales, que son libre penseur (Freimeier, Limaire) récuse aisément comme nous l’avons dit. D’ailleurs il avait dit avant que « l’état actuel de la science excluait complètement cet argument », soulignant ainsi la perpétuelle évolution du savoir scientifique qui s’oppose du coup à la fixité de la religion, rivée sur ses positions, jugées intenables. La deuxième moitié du XIXe siècle voit fleurir les expériences sur les phénomènes paranormaux. Nous savons par exemple que Victor Hugo, l’un des poètes qui a compté pour Bertha von Suttner, s’est initié au spiritisme et aux tables tournantes, après la mort de sa fille Léopoldine, en 1843. Plus proche de l’auteure, nous trouvons par exemple Charles Richet807, ce physiologiste dont elle a par ailleurs traduit un ouvrage intitulé Le 806 „Spimeier: „Bedenken Sie doch, wie viel unerklärte Mysterien die Natur selber uns noch weist; … oder was vermögen Sie uns über alle die merkwürdigen Erscheinungen von Hypnotismus, Magnetismus, Gedankenlesen, Suggestion usw. Zu sagen oder über die Manifestationen der Geister in mediumistischen Kre n? [Freimeier]: Was ich dazu sage? – teils noch unerforschte, natürliche Vorgänge, teils Selbsttäuschung, teils Schwindel“., Das Maschinenzeitalter, p. 213-214 807 Charles Richet (1850-1935), agrégé de physiologie, prix Nobel de médecine en 1913 pour ses travaux sur l’anaphylaxie, propage le terme de métapsychique dès 1894, pour désigner " l'étude des propriétés de l'esprit sortant du champ d'observation restreint de la psychophysiologie encore universellement admise et enseignée." La réalité des phénomènes dits " paranormaux ", n'a jamais fait l'objet d'observations 340 passé de la guerre et l’avenir de la paix, paru en 1907 en France et en 1909, dans la traduction de Bertha von Suttner « seule autorisée », à Leipzig. Richet a consacré une partie de sa vie à « l'étude des phénomènes mécaniques ou psychologiques dus à des forces qui semblent intelligentes ou à des puissances inconnues latentes dans l'intelligence humaine ». Son souci était de combattre les interprétations surnaturelles des phénomènes physiques non encore expliqués par la science. Il a créé le terme de métapsychique. Le rationalisme de Bertha von Suttner l’amène à être de l’avis de Charles Richet. La suite de l’essai présente des arguments divers dont certains font appel à Aristote, Hegel, Platon, Schopenhauer, Moïse et Zoroastre, les pères de l’Église et les conciles, sans bien sûr justifier pourquoi ils sont cités, car présentés de façon décousue comme s’il suffisait de citer un nom pour justifier un raisonnement ou son absence. Une manière de montrer que les croyants ne savent pas argumenter, qu’ils sont brouillons et peu documentés. Ils se bornent à citer des noms. Pourtant le long dialogue se terminera sur une ‘capitulation’ provisoire du libre penseur au motif qu’il est seul contre cinq, ce qui est le cas depuis le début et n’a pas empêché son argumentation ou ses déclarations aussi peu étayées que celles de ses interlocuteurs. Nous emprunterons la conclusion du dialogue au professeur Spimeier (Spimaire) puisque tous les autres sont tombés d’accord avec lui, à l’exception du libre penseur. Il y a encore de la place dans la nature pour tout [c’est-à-dire pour toutes les manifestations incomprises] ce que vous refusez, parce que vous ne les comprenez pas […] Mais ce que je voulais dire c’est que dans la nature il y a aussi de la place pour des phénomènes spirituels, pour la vie d’âmes immortelles, pour le principe du bien, de la volonté, - en un mot pour Dieu. Par-là même, pour le miracle et par là aussi pour la possibilité que les révélations attestées de toutes parts soient d’origine divine. Pourquoi alors nier ce qui est possible, pour la simple raison qu’on ne peut pas mettre la main dessus ?808 Bertha von Suttner veut tout expliquer par la méthode scientifique, ce qui se scientifiquement validées et n'est pas admise par la communauté scientifique. La métapsychique, étude des phénomènes paranormaux, est l'ancêtre de la parapsychologie. 808 „Für alles das, was Sie leugnen [d. h. die noch unverstandenen Erscheinungen], weil Sie es nicht verstehen, ist in der Natur noch Platz. […] Was ich aber sagen wollte, ist, dass in der Natur auch für geistige Erscheinungen Platz ist, für das Leben unsterblicher Seelen, für das Prinzip des Guten, des Willens – mit anderen Worten: für Gott. Damit auch für das Wunder und damit auch für die Möglichkeit, dass die von allen Seiten her bezeugten Offenbarungen aus göttlicher Quelle stammen. Wozu also, was möglich ist leugnen, einfach aus dem Grunde, weil man nicht die Finger darauf legen kann?“, Das Maschinenzeitalter p. 216 341 conçoit aisément pour les phénomènes naturels. Qu’en est-il pour tout ce qui relève des croyances, des phénomènes paranormaux, des sentiments eux-mêmes ? Elle dit dans ses Mémoires (1909) que sa tante Lotti « avait été un médium extraordinaire pendant l’épidémie de tables tournantes » et qu’elle-même avait senti « du fluide dans le bout des doigts ». Si elle écarte facilement sa capacité propre à faire tourner les tables comme étant le fruit d’une imagination enfantine, il en va autrement pour la tante Lotti qui « était une femme intelligente, d’une grande culture et pensait librement, si bien qu’on ne pouvait considérer ses accès mystiques comme de la superstition.809» L’auteure ne cherche pas ici d’explication scientifique, car il s’agit d’une personne qu’elle aime. Son esprit critique disparaît quand elle parle de sa famille. Le sentiment l’emporte sur le raisonnement. Bertha von Suttner reconnaît aussi bien dans Inventaire d’une âme que dans L’âge des machines, ou dans Les jeudis du docteur Helmut et un peu dans Un mauvais homme, mais nulle part ailleurs, qu’il ne faut pas juger le passé avec nos connaissances et surtout nos convictions actuelles mais le contextualiser et en faire une analyse historique. Pensez donc : justement avec les différentes formes de religion dont nous voyons et condamnons aujourd’hui clairement les absurdités et la nocivité […], c’est justement avec cela que la plupart des hommes ont appris à lier leurs plus nobles et meilleurs élans du cœur. C’est ici qu’étroitement lié avec la foi, ils ont entretenu leur aspiration à se perfectionner, leur douceur, leur esprit de sacrifice, leur amour du prochain. […] c’est ici que des hommes fidèles dans leurs devoirs, animés de zèle professionnel et de sens du sacrifice ont rempli un office sacré … ne l’oublions jamais.810 Bertha von Suttner est plus intéressée par les critiques sur les formes extérieures que sur les bases doctrinales car c'est une pragmatique plutôt qu'une théoricienne. Au demeurant elle nous invite, justement, à ne pas oublier le grand principe chrétien : 809 „Während der Tischrückepidemie war sie auch ein außerordentliches Medium gewesen. [ …] So war in meine Fingerspitzen auch ein ‚Fluidum’ gekommen. […] Sie war eine gescheite und […] vielseitig gebildete und freidenkende Frau, so konnten ihre mystischen Anwandlungen nicht als kindischer Aberglaube aufgefasst werden.“, Lebenserinnerungen, p. 53-54. 810 Bedenken Sie: gerade mit den verschiedenen Religionsformen, deren Widersinnigkeiten und Schädlichkeiten wir heute so deutlich sehen und verdammen […] gerade damit hatten die meisten Menschen ihre edelsten und besten Regungen zu verbinden gelernt. Hier, mit dem Glauben eng verkettet, pflegten sie ihr Streben nach Vervollkommnung, ihre Milde, ihre Opferwilligkeit, ihre Nächstenliebe […]. Hier walteten pflichttreue, von Berufseifer und Opfersinn beseelte Menschen eines heilig gehaltenen Amtes… Lassen sie uns das alles nicht vergessen. Das Maschinenzeitalter, p. 247. 342 l’amour811 et le rôle culturel et humanisant des religions, visant à l’élévation morale de l’homme, au cours des siècles, même si elle rejette cela dans le passé, à la fin de son long chapitre de L’Âge des machines sur les religions. N’oublions pas que c’est justement avec ces différentes formes de religions dont nous voyons et condamnons aujourd’hui si clairement les non-sens et la nocivité, c’est justement avec cela que la plupart des hommes ont appris à lier leurs plus nobles et plus beaux élans. Ici, étroitement lié à leur foi, ils prenaient soin de leur aspiration au perfectionnement, de leur douceur, de leur esprit de sacrifice, de leur amour du prochain. […] N’oublions pas tout cela.812 Bien sûr, il ne faut pas non plus oublier les exactions commises au cours de l’histoire. Mais il faut analyser le contexte historique dans lequel elles ont été commises pour en comprendre le processus. Voici ce qu’elle en dit dans L’âge des machines (1889) : Je voudrais […] vous mettre en garde contre une forme de jugement qui ne considère les événements culturels passés qu’à la lumière du présent et devient ainsi toujours injuste. Toutes les choses qui nous paraissent aujourd’hui des cruautés, une étroitesse d’esprit ne sont cruelles et bornées qu’au sens de la connaissance atteinte, mais dans un temps qui n’était pas encore pénétré de cette connaissance, ces actes […] pouvaient être considérés par la majorité des gens comme des vertus et être admirés comme de l’érudition.813 Si nous pouvons la suivre dans l’idée qu’il ne faut pas juger les événements du passé à la lumière des connaissances présentes, ni utiliser nos critères pour juger des fautes ou des aberrations du passé, il paraît difficile d’admettre que le sentiment du devoir accompli puisse tout justifier, comme semble le faire partiellement l’auteure, qui dit d’ailleurs toujours dans ce même ouvrage : 811 On sait que pour elle « après aimer c’est le verbe aider qui est le plus important de tout“. „Gerade mit den verschiedenen Religionsformen, deren Widersinnigkeiten und Schädlichkeiten wir heute so deutlich sehen und verdammen […], gerade damit hatten die meisten Menschen ihre edelsten und besten Regungen zu verbinden gelernt. Hier, mit dem Glauben eng verkettet, pflegten sie ihre Streben nach Vervollkommnung, ihre Milde, ihre Opferwilligkeit, ihre Nächstenliebe. […]Lassen Sie uns das alles nicht vergessen.“ Ibid., p. 247 813 „Ich möchte […] Sie gegen eine Urteilsform warnen, welche vergangene Kultursustände nur im Lichte der Gegenwart betrachtet und dadurch stets ungerecht wird. Alle die Dinge, die uns heute als Grausamkeit, als geistige Beschränkheit erscheinen, sind grausam und beschränkt im Sinne der jeweilig erreichten Erkenntnis; aber in einer Zeit, welche von dieser Erkenntnis noch nicht durchdrungen war, konnten diese Dinge […] von der Mehrzahl als Tugend geübt und als gelehrsamkeit bewundert werden.“ Das Maschinenzeitalter, p. 246. 812 343 Celui qui accomplit ce qu’il regarde comme son devoir est vertueux et mérite notre reconnaissance, même si l’action accomplie ne peut être considérée comme vertueuse.814 L’histoire du monde est un tout avec ses faces claires et ses faces obscures. Il ne faut en négliger aucune. Elle le reconnaît même pour le christianisme si fortement conspué. Voici comment elle présente cela dans Les jeudis du Docteur Helmut, ouvrage de 1892, exposant une suite de courtes conférences sur les sujets du moment ou ceux qui préoccupent l’auteure. La tonalité de l’ensemble est moins agressive, moins sectaire et sans l’ironie et la superbe de L’âge des machines. Dans le chapitre IX, La compassion (Das Mitleid) elle définit la compassion et son exercice et dit au passage : Honneur au christianisme pour les très, très nombreuses œuvres de l’amour compatissant, qu’il a mis en œuvre au nom de sa foi! Ce qu’il a commis au nom de cette même foi, en termes de persécutions et d’occasions de lamentations, que cela lui soit pardonné et doublement pardonné, car cela reposait aussi sur une compassion – à savoir une compassion pour les pauvres âmes hérétiques présumées menacées de l’enfer. Et en amour bienfaisant – Caritas - en profonde compassion morale, l’esprit chrétien a fortement enrichi l’humanité ; et même ceux dont les convictions ont une toute autre direction, ils doivent convenir de cela avec admiration.815 Suit toute l’action des Églises chrétiennes, et particulièrement dans le domaine de la santé, du social et de la promotion de l’autre, qu’approuve Bertha von Suttner. De surcroît, pour elle, si les actes sont répréhensibles, les personnes qui les posent avec conviction (en leur âme et conscience) ne sont pas condamnables. «Celui qui fait ce qu’il considère comme son devoir est vertueux et mérite notre reconnaissance, même si nous rejetons comme non vertueuse l’action concernée.816 ». Il nous semble que cette phrase est difficile à accepter telle quelle, car l’histoire nous a appris, à plusieurs 814 „Wer das thut, [aus Pflichterfüllung handeln], was er für seine Schuldigkeit hält, ist tugendhaft und verdient dafür unsere Anerkennung, aich wenn wir die betr. Handlung nicht als tugendhaft anerkennen.“ Ebend., p. 247 815 „Ehre sei dem Christentum für die vielen, vielen Werke der mitleidigen Liebe, die es im Namen seines Glaubens ins Leben gerufen hat! Was es im Namen dieses selben Glaubens an Verfolgungen und Jammeranrichtung verbrochen, das sei ihm darum verziehen und doppelt verziehen, weil es ja auch auf einem Mitleid beruhte – nämlich dem Mitleid für die vermeintlich höllenbedrohten armen Ketzerseelen. Und an mildthätiger Liebe – caritas - an tiefem Herzensmitleid hat der christliche Geist die Menschheit stark bereichert; das müssen auch solche, deren Überzeugungen eine ganz andere Richtung haben, aufrichtig bewundernd zugestehen.“ Dr Helmuts Donnerstage, p. 68 816 „Wer das thut, was er für seine Schuldigkeit hält, ist tugendhaft und verdient dafür unsere Anerkennung, auch wenn wir die betr. Handlung nicht als tugendhaft anerkennen.“, ibid., p. 247 344 reprises, qu’on pouvait se livrer aux pires horreurs en respectant les ordres reçus ou en étant persuadé d’agir pour le bien de l’humanité ou d’une idéologie ou d’un groupuscule. Mais la position de l’auteure vis à vis de l’Église et de la religion est plus complexe qu’il n’y paraît. C’est ce que nous allons montrer dans le chapitre suivant. B. UNE NOUVELLE RELIGION ? B.1. Son idée de Dieu La recherche de Dieu est l’une des quêtes les plus anciennes de l’Homme, presque aussi ancienne, car presque aussi essentielle que la quête de nourriture. Peut-être pouvons nous dire avec Jeanne Delhomme que : L'idée de Dieu tranche sur toutes les autres, qui sont des idées, qui ne sont que des idées […]. Centre des préoccupations, des discours, des options des hommes, l'idée de Dieu est, de toutes leurs idées, la seule qui ne puisse être mise à l’épreuve. […] Idée pure peut-être, idée qui n'est qu'une idée, elle signifie une existence absolue ; mais, l’idée d'une telle existence, a-t-elle seulement l'existence d'une idée ?817 Il ne saurait être question ici de définir Dieu car c’est un trop vaste sujet, largement en dehors de notre propos. Bertha von Suttner nous présente souvent sa réflexion sur Dieu, qu’elle ne définit que dans le chapitre VI, Gott oder Götter ? (Dieu ou dieux ?) de Échec à la misère qui commence par ces mots : Dieu…celui qui utilise ce mot […] doit tout de suite définir ce qu’il entend par là, car presque chacun entend quelque chose de différent. Je comprends par là, seulement, le Dieu dans la poitrine de l’homme.818 Bien que « la dialectique de l'idée de Dieu telle qu'elle se déploie dans la plupart des religions [soit] profondément différente de la dialectique de l'idée de Dieu dans les diverses philosophies »819, il faut reconnaître que philosophes et théologiens ont pensé 817 Delhomme, Jeanne « La négation de Dieu », in Universalis 2005, dossier Dieu, p.1-3 „Gott …Wer dieses Wort gebraucht, muß […] gleich feststellen, was er darunter meint – denn fast jeder meint etwas anderes. Ich verstehe darunter nur […]den Gott in der Menschenbrust.“, Échec à la misère, p. 20. 819 Geffré, Claude, in « Dieu - L’affirmation de Dieu », encyclopédie Universalis. Claude Geffré, 818 345 Dieu et la religion et se sont longtemps affrontés en essayant de penser et de dire Dieu selon leurs convictions propres, ce qui a amené les historiens du XIXe siècle à suivre l’évolution du concept « Dieu » et à conclure à la mort de Dieu, devenu inutile, puisque l’absolu était désormais représenté par l’idéal moral (chez Fichte par exemple), par la morale (chez Kant ou chez Schelling), ou par la science (chez Strauss, Renan, etc.). Nous renvoyons ici aux ouvrages de Jean-Marie Paul, de Georges Minois820 ou de Daniel Rops821 qui montrent les luttes âpres des philosophes entre eux ou avec euxmêmes, depuis les temps modernes jusqu’à nos jours. Nous ne reprendrons pas ici les thèses développées. Disons simplement que ces trois ouvrages donnent une vision partiale, car les auteurs ont délibérément choisi de circonscrire le « penser Dieu ». JeanMarie Paul a choisi d’axer sa réflexion sur le christianisme, principalement en Allemagne, essentiellement de confession luthérienne tandis que Georges Minois parle plus volontiers de la France, essentiellement catholique, Daniel Rops étant plus généraliste mais franchement du côté de l’Église. Le discours de Bertha von Suttner paraît un peu décalé par rapport aux philosophes précités. Pourtant, elle a quelque chose de singulier à nous dire sur la pensée de son époque. Dans le chapitre XXX d’Inventaire d’une âme (« L’idée de Dieu. Croire, douter, savoir et nier », Der Gottesgedanke. Glauben, Zweifeln, Wissen und leugnen), qui complète le chapitre VI précité, elle essaye de faire le point sur son idée de Dieu, car : Chaque homme porte au plus profond de son âme une place où il sacrifie à l’idée de Dieu – que ce soit par un credo dogmatique ou par un pressentiment inexpliqué – et c’est cette place dans mon propre cœur que je veux maintenant considérer. Mais à ce moment, l’écriture devient difficile. Des mots et des expressions sont de biens piètres moyens pour exprimer l’indicible, pour concevoir l’inconcevable.822 théologien dominicain français est né à Niort (Deux-Sèvres) en 1926. Il a fait ses études de philosophie et de théologie aux facultés dominicaines du Saulchoir. Il est détenteur d'un doctorat en théologie à l'Angelicum (Rome, 1957). 820 Georges Minois, l’Église et la science, histoire d’un malentendu, Fayard, Paris, 1991. Georges Minois, agrégé d’histoire, docteur en histoire et docteur es lettres, professeur de lycée en retraite, est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Histoire de l’athéisme, ou Bossuet, entre Dieu et le Soleil. 821 Daniel Rops (1901-1965) Henri Petiot, dit Daniel-Rops est un écrivain et historien français. Hormis sa monumentale Histoire de l’Église du Christ en 14 volumes, dont nous avons utilisé essentiellement le tome XI, Un combat pour Dieu, il a écrit divers romans et essais. 822 „Jeder Mensch trägt wohl im Innersten seiner Seele eine Stelle, an der er dem Gottgedanken opfert – sei dies nun durch ein dogmatisches Credo, durch ein unerklärtes Ahnen – und diese Stelle ist es, die ich jetzt im eigenen Herzen betrachten will. Doch hier wird mir das Schreiben schwer. Worte und Begriffe sind gar schwache Mittel zum Ausdruck des Unsagbaren, zum Erfassen des Unbegreiflichen.“, Inventarium einer Seele, p. 307. 346 Pourtant elle essaye de définir l’indéfinissable, de penser ‘l’in-pensable’. «Je ne peux, je ne peux le penser. » Mais elle se défend aussi d’être athée : […] Parce que nous n’osons ni le nommer, ni le décrire, ni le comprendre, les gens nous accuse d’athéisme. Parce que nous disons de temps à autre ce que Dieu n’est pas, ils pensent que nous avons dit qu’il n’est pas.823 Pour elle, la meilleure définition de Dieu est donnée par des incroyants. Et elle cite Voltaire ou Spinoza qui appelle « Dieu ‘L’unité de toutes les infinités’». Vient ensuite une citation d’Ernest Renan qui se termine par : « Il est la respiration devenant de plus en plus forte de tout être.». Parlant pour et par elle-même, elle poursuit: « Ainsi la pensée s’est donc élevée jusqu’à deux concepts culminant au-dessus de l’humain : éternité et perfection. Ces deux mots personnifiés – c’est ça Dieu.»824. Elle ne se range pas du côté de Nietzsche et des philosophes de la mort de Dieu. Comme nous l’avons déjà évoqué, l’idée de Dieu l’accompagne tout au long de sa vie. Elle en parle fréquemment, un peu partout, même quand elle reproche aux croyants de vénérer une chimère. C’est surtout dans Echec à la misère (1897), son dernier essai à forme de fiction utopique qu’elle donne quelque consistance positive à ce concept. C’est dans cet ouvrage que nous trouvons, affirmé avec force, le « Dieu dans la poitrine de l’homme » (Gott in der Menschenbrust), dans les chapitres VI et VII, Gott, Götter( Dieu, dieux), Das Werk der Sonne ( l’œuvre du soleil) ou bien plus loin dans les chapitres XXIX et XXX, die veränderte Stellung zur Sonne (la position changée par rapport au soleil), et ein König könnte es tun, (un roi pourrait le faire). On y trouve aussi les affirmations : « ich glaube an die Sonne » et « ich glaube an Gott825. » Et nous retiendrons que ce Dieu auquel elle croit est une idée, sans contours précis, qu’elle appelle tour à tour Urgeist, Urflamme, Urstimme signifiant par ces termes qu’il est L’origine (Ur-), absolument irréductible, de tout ce qui s’est développé depuis l’origine du monde grâce à l’homme qui ne cesse de découvrir toutes choses nouvelles. 823 „Ich kann, ich kann mir ihn nicht denken. […] Und weil wir ihn nicht zu nennen, nicht zu beschreiben, nicht zu begreifen wagen, so klagen uns die Leute des Atheismus an. Weil wir mitunter sagen, was Gott nicht ist, so meinen sie, wir hätten ausgesprochen, daß er nicht ist.“ Ibid., p. 308 824 […] „die Einheit aller Unendlichkeiten“, sagt derselbe Spinoza. […] „Er ist der immer stärker werdende Atem alles Daseins.“ […]" So hat sich der Gedanke doch zu zwei übermenschlich hohen Begriffen emporgeschwungen: Ewigkeit und Vollkommenheit. Diese beiden personifiziert – das ist Gott.“ Ibid., p. 307-308. 825 "Ich glaube an Gott", […] Ich glaube an die Sonne". Schach der Qual, p. 26-27. 347 B.2. Sa « nouvelle religion» Sa « nouvelle religion» est définie dès Inventaire d’une âme (1883) et par rapport aux anciennes mais surtout par rapport au christianisme. C’était cela – dans la mesure où on comprend le mot religion selon son étymologie826, comme un lien – c’était cela la religion qui réunissait les esprits libérés des vieux dogmes et brûlant d’amour des hommes – la religion de l’altruisme, ou bien, dit autrement – de l’humanisme.827 Elle tient beaucoup à utiliser le vocabulaire de la religion, preuve que tout n’y est pas négatif. Cependant il est difficile de se faire une idée bien claire de cette « nouvelle religion », car elle insiste beaucoup sur son opposition aux religions instituées et peu sur ses propres conceptions. C’est dans Echec à la misère qu’elle trouve sa dernière version. Du moins, c’est ici qu’elle devient vraiment positive. Ici il y a un Dieu et une foi mais pas encore de religion. Elle a gardé certains des dogmes chrétiens pour définir sa nouvelle religion, mais elle les a vidés de leur substance. Le vocabulaire utilisé, les références et même l’organisation sont ici explicitement empruntés au christianisme et donnent un christianisme revisité par les idées de l’humanisme, du libéralisme ou du spiritualisme. B.2.1. Un humanisme épris de justice Bertha von Suttner l’a dit à plusieurs reprises, pour elle l’homme est au centre de sa réflexion et Dieu est dans le cœur de l’homme dont elle veut la promotion (ce qui, soit dit en passant, n’est en contradiction ni avec l’Évangile, ni avec Boudha, Moïse, 826 L’une des éthymologie du mot religion, même si elle est controversée, est : Le latin religio, viendrait de religere, relire, revoir avec soin. D’après Tertullien (v. 155-v. 220) et Lactance (v. 260- v. 325), le mot viendrait de religare, relier. D’un côté l’accent est mis sur l’idée d’attention scrupuleuse, de l’autre, sur celle de lien. D’autre part, si les auteurs chrétiens songeaient d’abord aux liens entre les fidèles et Dieu, on remarque que le lien religieux est aussi celui qui attache le fidèle à ses devoirs (la religion est prescriptive) et celui qui réunit les fidèles en une même communauté. C’est l’ensemble des croyances et des rites collectifs ayant pour fonction de mettre en communication l’être humain avec un autre monde et d’apporter des réponses aux questions fondamentales de son existence. […] sans être irrationnelle, la religion dépasse la raison, elle est supra rationnelle. Elle est de l’ordre du mystère et substitue la conviction à la certitude. », Christian Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard, édition du temps. 827 „Das war – sofern man das Wort Religion nach seiner Etymologie als « Band auffasst – das war die neue Religion, welche die von alten Dogmen befreiten und von Menschenliebe erglühenden Geister verband – die Religion des Altruismus, oder mit anderem Ausdruck – der Humanität.“ Das Maschinenzeitalter, p.294. 348 Mohamed, Zarathoustra ou Marx.), et même la divinisation (Gottwerdung des Menschen), comme bien longtemps avant elle le grand théologien Irénée de Lyon (IIe siècle ) dont l’un des thèmes majeurs est l’incorruptibilité et la divinisation de l'homme. Elle se rattache au courant culturel humaniste européen, dans lequel on rencontre beaucoup des penseurs qui l’ont marquée et qu’elle cite tels Descartes, Spinoza, Voltaire, Kant, Comte, Feuerbach, John Stuart Mill, Henri Dunant ou Émile Zola. Par ailleurs beaucoup des valeurs de l’humanisme sont les siennes : place de l’homme au centre des préoccupations, quête du savoir dans toutes les disciplines, vulgarisation de tous les savoirs, même religieux. Dans Inventaire d’une âme elle rappelle l’apport aussi bien de Voltaire que de Spinoza à cette quête. Spinoza, bien loin de nier l’existence de dieu, a conçu le monde entier comme cette existence ; Dieu – dont la connaissance lui semblait la plus haute des vertus humaines – était la cause immanente de tout ce qui est et se produit, et il a appelé l’univers l’autoreprésentation de Dieu. […] [Il définit Dieu comme] l’unité des infinités.828 Si elle travaille à la divinisation de l’homme : (die Gottwerdung des Menschen), on peut constater que les notions de justice et de vérité, d’altruisme et de lutte pour plus de justice et moins de misère, on dirait de nos jours les notions de caritas, font partie de ses préoccupations. B.2.1.b. La nouvelle religion est fondée sur la justice Ses maîtres mots sont : Raison, justice et sincérité ; elle veut combattre la misère, quelle qu’elle soit. Les aumônes ne suffisent pas et en cela elle s’inscrit en faux contre les pratiques cléricales et de la Société de son époque : Mais faire du bien, i.e. distribuer des aumônes, adoucir la misère individuelle ne voulait plus suffire à l’esprit nouveau. Il fallait trouver quelque chose d’autre que l’adoucissement face à la misère. A savoir … son éradication.829 828 „Spinoza, weit entfernt, das Dasein Gottes zu leugnen, hat vielmehr die ganze Welt als dieses Dasein aufgefaßt; Gott – dessen Erkenntnis ihm als die höchste menschliche Tugend erschien – war ihm die immanente Ursache alles dessen, was ist und geschieht, und das Universum hat er Gottes Selbstdarstellung genannt. […] [Er definiert Gott] als ,die Einheit aller Unendlichkeiten’.“ , Inventarium einer Seele , p 308-309 829 „Aber Wohltun, d. h. Almosengeben, einzelnes Elend mildern: das wollte dem neuen geist nicht mehr genügen. Etwas anderes sollte dem Elend gegenüber gefunden werden als milderung. Nämlich … 349 Ce qu’il faut, c’est enfin commencer à faire ce que l’on prêche : aimer les autres et ne pas supporter qu’ils soient dans la misère, faire régner la justice pour tous. Et elle ne craint pas de dire que c’est la masse qui est concernée, car Les masses de loin prépondérantes dans la société humaine avaient à souffrir [de la misère]. […] C’était plutôt des personnes isolées qui pouvaient mener une existence - selon nos conceptions - humainement digne.830 Un peu plus loin, elle décrit la misère que subissent ces masses tout au long de leur existence, sans espoir d’amélioration. Ses descriptions évoquent des épisodes semblables que cite Adelheid Popp dans son autobiographie, Jeunesse d’une travailleuse (Jugend einer Arbeiterin, 1909). En revanche pour ces milliers non comptés, vivre signifiait – être privé (de tout). La misère, la faim, la crasse, le froid, l’extrême peine du travail, le souci ou quelle que soit la façon dont on nomme ces tourments, […], tous n’arrivaient pas ponctuellement dans la vie des pauvres, non – pas ponctuellement mais jour après jour, du lever du soleil jusqu’à la nuit et toute la vie durant, de la naissance jusqu’à la mort …831 Elle insiste beaucoup sur la question sociale et la met en relation avec la religion parce qu’elle considère que l’Église n’a pas respecté son message essentiel qui est l’amour, de même qu’elle est passée outre aux commandements : tu ne voleras pas, tu ne tueras pas ! Elle réclame la justice pour tous mais aussi la sincérité (Wahrhaftigkeit), ce qui inclut l’adéquation entre le dire et le faire, en l’occurrence ici, l’application du message du Christ : « aime ton prochain comme toi-même », ce que l’Église n’a pas fait. La question sociale est pour elle capitale et elle l’évoque dans tous ses ouvrages à tendance philosophique. Nous l’avons dit, nous ne partageons pas du tout l’analyse que fait Irmgard Hierdeis832 de l’œuvre romanesque de Bertha von Suttner qu’elle taille en Abschaffung.“, Das Maschinenzeitalter, p. 297. 830 „Einzelne vielmehr waren diejenigen, die ein nach unseren Begriffen menschenwürdiges Dasein führen konnten. […] Die weitaus überwiegenden Massen der menschlichen Geschlecht hatten [unter der Elend] zu leiden.“, ibid., p. 297. 831 „Für jene ungezählten Tausende hingegen hieß leben – entbehren. Die Not, der Hunger, der Schmutz, die Kälte, die äußerste Arbeitsanstrengung, die Sorge und wie alle diese Plagen heißen, […], die fielen nicht nur zeitweilig in das Leben der Armen ein, nein, […] nicht zeitweilig, sondern täglich, täglich von Sonnenaufgang bis zur Nacht und das ganze Leben hindurch, von der Geburt bis zum Tod…“, ibid., p.298. 832 Irmgard Hierdeis, « Gefühle und Ahnungen » in Gerade weil Sie eine Frau sind…, Laurie R. Cohen (Hg.), 350 pièce et particulièrement en ce qui concerne la question sociale dont il est question ici. Peut-être que l’analyse marxisante ne permet pas une autre lecture. Nous renvoyons à ce qui a été dit plus haut, dans la conclusion de la première partie sur la paix. Mais il y a aussi chez elle un certain retour à l’importance de la perception, du sensible, et plus seulement de la raison raisonnante, même si celle-ci est encore présente, elle se place dans un raisonnement qui vient après la perception. Le prince est typique en ce sens. Il ressent la misère et c’est pour cela qu’il veut agir contre. Il le dit lui-même à deux reprises au moins : dans les chapitres XIX « Heures matinales, heures des souffrances, (Morgenstunde, Stunde der Qualen)» et XXVII « À moins que Mélinda (es sei denn daß Melinda) ». Autrefois il était comme tout le monde, comme tout son monde : il ne voyait pas la misère à cause de « l’ivresse de la pleine satisfaction d’une telle existence ». Le premier mai. Il y a douze ans, j’étais aussi ce jour-là à Vienne. A ce moment-là le premier mai n’était pas encore la fête pleine d’espoir des travailleurs, mais la fête luxueuse de la haute aristocratie. La promenade représentait pour elle une bombance dans la conscience de sa propre splendeur, richesse et rang. Pour moi aussi cette synthèse du plaisir m’apparaissait comme la couronne de la vie. […] A cette époque-là je n’ai vraiment pas pensé qu’il y avait trop de misère ici-bas.833». Le Prater était encore l’apanage des Grands qui jouissaient de leurs privilèges et ne se posaient pas de questions. Ils ne cherchaient pas à savoir comment vivaient les autres classes sociales ; ils se contentaient de faire l’aumône. Chaque famille noble avait ses pauvres et s’achetait ainsi une conscience et était persuadée de gagner ainsi son paradis. Comme l'indique le titre de l’ouvrage Échec à la misère, il s’agit d’un combat contre toutes les formes de misère, au sens où Victor Hugo l’a définie dans son « Discours sur la misère», à l'Assemblée Nationale, le 9 juillet 1849834. La parenté des combats est patente. On trouve aussi dans Echec à la misère un discours au parlement qui va dans le même sens et qui a aussi peu d’écho que celui de Victor Hugo. Mais bien 833 „Taumel des vollen Genügens an solcher Existenz.« , […] Der erste Mai. Vor zwölf Jahren war ich an diesem Tage auch in Wien. Damals war der erste Mai noch nicht das Hoffnungsfest der Arbeiter, sondern das Luxusfest des Hochadels. Die Praterfahrt stellte für diesen ein Schwelgen im Bewusstsein des eigenen Glanzes, Reichtums und Ranges vor. Auch mir erschien damals diese Genuss-Synthese als des Lebens Krone.“ […]» Damals wahrlich habe ich nicht daran gedacht, daß es zu viel der Qualen gebe hienieden.“ Schach der Qual, p.143. 834 « Discours sur la misère » à l'Assemblée Nationale, le 9 juillet 1849, il est reproduit, annexe 5, p. 372. 351 que la lutte pour le prolétariat ait commencé, les mouvements de masse ne sont pas encore généralisés. Il y a encore beaucoup d’individualisme. B.2.2. Un individualisme ou un libéralisme ? Bertha von Suttner a horreur des règles, de l'embrigadement, de la contrainte, et c’est pour cela qu’elle s’oppose à toute forme de religion dogmatique. C’est peut-être pour cela que lorsqu’elle réfléchit sur le commencement de toutes choses elle emploie divers composés en Ur indiquant l’origine. Elle l’a dit clairement à plusieurs reprises : Elle a une farouche volonté de liberté et prône les droits, les intérêts et la valeur des individus par rapport à ceux du groupe et de la communauté. L’individu est au centre de son système. Il peut seul se construire et répondre à ses propres interrogations. L'individualiste conclut qu'il faut laisser, à l'intérieur de limites déterminées, l'individu libre de se conformer à ses propres valeurs plutôt qu'à celles d'autrui, que dans ce domaine les fins de l'individu doivent être toutes-puissantes et échapper à la dictature d'autrui. Reconnaître l'individu comme juge en dernier ressort de ses propres fins, croire que dans la mesure du possible ses propres opinions doivent gouverner ses actes, telle est l'essence de l'individualisme.835 Cette opinion de Hayek s’applique bien à Bertha von Suttner qui pourtant se définit toujours comme une libérale. Tous ses héros, du moins ceux qu’elle aime sont des libéraux. Mais si l’on considère que « le libéralisme est un courant de pensée de philosophie politique qui affirme la primauté des principes de liberté et de responsabilité individuelle sur l'autorité du souverain, fût-il le peuple », on voit bien qu’elle-même est libérale et que libéralisme et individualisme vont bien dans le même sens, plaçant l’individu au centre du système et le faisant ou le laissant agir sans pression d’aucune sorte, ni étatique, ni religieuse. Sa nouvelle religion inclut la liberté. Elle fait dire à l’un de ses personnages : Mon idéal n’est représenté par aucun des groupements politiques existants. Mais contre mon classement sous la bannière du libéralisme je n’élèverais aucune objection, dans la mesure où on reconnaît le principe de liberté par ce slogan. Car en vérité, je crois qu’il n’y a rien de plus 835 Friedrich von Hayek, (1899–1992) , philosophe et économiste de l'École autrichienne, promoteur du libéralisme, opposé au socialisme et à l'étatisme., La Route de la servitude, Paris, édition Quadrige, 2005, p.49. 352 élevé et de plus digne d’effort – dans tous les domaines – que la liberté.836 Nous retrouvons aussi partout chez elle l’idée que l’individu jouit de droits fondamentaux inaliénables et que, ni l’État, ni une quelconque Église ne peut l’en priver. C’est pourquoi elle privilégie une religion de l’intime. « Dieu est dans le cœur de l’homme » répète-t-elle à loisir, aussi bien pour se démarquer de l’Église qui place Dieu au ciel, que pour souligner que la foi en Dieu est une affaire personnelle, privée. Au plus profond de son être elle ressent un absolu de Dieu, tellement absolu qu’elle ne peut le penser, l’exprimer car il est au-delà de tout. Il est tellement absolu qu’il ne peut se dire ou se décrire avec des mots nécessairement finis. Mais il peut se ressentir. Quand elle parle de Urgeist (esprit originel), Urflamme (flamme originelle), Urlicht (lumière originelle), Urprinzip (principe originel) elle ne nie pas Dieu, elle essaye de le définir autrement. Et elle s’emporte contre ceux qui nient Dieu : Comme pour tous les croyants, ceux qui nient Dieu m’irritent. Je vois en eux le danger du monde, car par leurs doutes ils paralysent et empêchent la divinisation de l’homme.837 Et pour que les choses soient bien claires elle distingue entre ceux qui nient l’existence d’un dieu révélé, parce qu’ils peuvent se justifier par le raisonnement et la logique « sur les bases de connaissances scientifiques » et ceux qui négligent la petite flamme qui vacille au plus profond d’eux-mêmes : Je veux dire ceux qui ne veulent rien savoir de la divinité qui – tel un reflet des millions de fois plus faible de la lumière divine originelle – vacille dans notre âme et qui pourrait flamber d’une toujours plus belle clarté, rendant toujours heureux, si seulement nous voulions la nourrir et l’attiser.838 836 „Mein Ideal wird durch keine der bestehenden politischen Gruppierungen vertreten. Gegen die Einreihung unter den « Liberalismus » werde ich mich allerdings nicht verwahren, insofern mit diesem Schlagwort die Bekennung zum Freiheitsprinzip gemeint ist. Denn wahrlich, ich glaube, daß es Höheres und erstrebenswerteres nicht gibt – auf allen Gebieten – als die Freiheit.“ Eva Siebeck, op. cit., p. 212. 837 „Wie allen Gottesgläubigen, so sind auch mir die Gottesleugner ein Ärgernis. ich sehe in ihnen die Gefahr der Welt, denn mit ihren Zweifeln lähmen und hindern sie die Gottwerdung des Menschen.“, Schach der Qual, p. 27. 838 „Auf Grund wissenschaftlicher Erkenntnis“. […] „Ich meine diejenigen, welche von der Göttlichkeit nichts wissen wollen, die – ein millionenfach geschwächter Abglanz des göttlichen Urlichts – in unserer Seele flackert und die, wenn wir sie nur nährten und anfachten, zu immer schönerer und beglückender Helle aufflammen könnte.“ , Ibid., p. 27. 353 Ce qu’elle veut, c’est garder les qualités, les idéaux chrétiens d’amour, « de bonté, douceur, sagesse, sainteté et félicité » mais sur terre et non dans un ciel hypothétique, voire inexistant. C’est une éthique plus qu’une religion mais puisqu’elle parle de Dieu et de religion, force est de prendre en compte son vocabulaire. Cette réflexion sur l’origine du monde ou de toute chose, nous rappelle la méditation de Goethe dans son célèbre monologue de Faust : Il est écrit : « au commencement était le verbe ! »[…] Et j’écris rassuré : au commencement était l’action.839 Mais il est connu que la réflexion sur l’origine se trouve déjà dans la philosophie de l’Antiquité et notamment chez les présocratiques, principalement avec la question du commencement de l’existant, de la matière originelle (Urstoff) ou du principe originel (Urprinzip) du monde. On pourrait se poser la question de savoir si elle ne s’y réfère pas sans le dire. Mais on peut tout aussi bien se demander si elle n’était pas visionnaire et n’imaginait pas quelque chose comme le « boson de Higgs », comme par ailleurs elle a prédit l’utilisation d’une bombe atomique. Dans la mesure où c’est l’être qui pense et réfléchit, qui perçoit, en lui-même, cette flamme ou cette lumière originelles, se pose alors la question du chacun pour soi, que pourtant elle regrette dans le dialogue des hommes pieux dans Échec à la misère. Il faut que les libres-penseurs se regroupent pour avoir plus de force et faire entendre leur voix. Le prince d’Échec à la misère est conscient que seul il ne peut rien faire, qu’une communauté de sympathisants est agréable, et que c’est cela qui permet de répandre « la bonne nouvelle ». Il est bien conscient que seul on ne peut pas grand-chose, mais il pense que les associations diluent les idées et dilapident l’argent ! Cette notation est étrange de la part de notre auteure qui s’est donnée tant de mal pour créer des associations, dont on avait l’impression qu’elles lui tenaient à cœur. Le prince décide qu’il va lancer un appel pour que tous les libres-penseurs se rassemblent. De plus il faudra construire des maisons du peuple (Volkspaläste) qui seront des salles culturelles et sportives. Il sera possible d’y pratiquer toutes les activités souhaitées, (conférences, concerts, théâtre, salle d’expositions, serre, bibliothèque), le tout gratuitement, pour « l’élévation de la population à un niveau intellectuel et moral 839 „Geschrieben steht: „Im Anfang war das Wort!“ […] Und schreibe getrost: Im Anfang war die Tat.“ Goethe, Faust I, Berlin, Karl Voegel Verlag, 1927, p. 36 354 supérieur.840» Elle souligne bien que tout devra être gratuit comme dans les églises et qu’il faudra aussi des palais dans tous les quartiers de la ville, autant que d’églises actuellement. C’est dire que son désir est de créer une religion sans Dieu, une religion du savoir, avec les attributs extérieurs de celles qui existent. B.2.3. Un spiritualisme et une religion de vie Pourtant il serait faux de croire que la nouvelle religion n’aurait de religion que le nom, car la pensée de Bertha von Suttner est plus complexe qu’il n’y paraît. Et l’idée de Dieu semble bien enracinée dans son âme et la hante, comme nous l’avons dit précédemment. Peut-être aurait-elle pu dire comme Bernard feuillet : « La religion m’a permis de construire ma vie sur une certaine cohérence. », même si c’est par opposition. [La religion] demeure possible et même intéressante, puisque aujourd’hui elle ne m’empêche pas de devenir celui que j’ai à être, et que je lui garde la reconnaissance de m’avoir initié à mon humanité. […] J’y ai découvert que la vérité envers soi-même rend libre et que cette religion n’a pas détruit en moi le désir de Dieu.841 Nous l’avons dit, Bertha von Suttner croit à un élément originel créateur de l’ordre de l’esprit et à un élément dans le cœur de chaque homme. Ce qu’elle ne veut pas c’est que ce quelque chose d’indéfinissable soit tourné vers un ailleurs ou un audelà. En cela elle pourrait se rattacher au spiritualisme qui est une doctrine affirmant l'existence de l'esprit comme une réalité supérieure et antérieure à la matière. Cette doctrine proclame également l'existence de valeurs spirituelles et morales, ce que l’auteure réclame fortement. En fait, elle se positionne par rapport à l’Église de son temps et par rapport à ce que cette Église donne à voir de sa conception de la religion qu’elle trouve triste et tournée vers la souffrance, faisant de la terre une vallée de larmes. C’est cela qu’elle récuse, au nom de la joie qui se retrouve mentionnée à plusieurs reprises. Car la joie dominera dans sa nouvelle religion. Ce sera une religion de vie et de joie 840 „Zur Erhebung der Bevölkerung auf ein höheres Geistes- und Sittenniveau.“, Schach der Qual, p. 126-127. 841 Bernard Feuillet, prêtre et écrivain, « Éveiller le désir du divin » in A-t-on encore besoin d’une religion ?, les éditions de l’atelier, Paris, 2003, pp. 25-52, ici p. 31 355 Le chapitre XXV de Échec à la misère est intitulé Freude, Freiheit, Frieden, avec cette magnifique allitération, impossible à rendre en français, (Joie, liberté, paix). Le prince déclare tout de go : Joie, liberté, paix … la sacralisation de ces trois mots : telle doit être la mission de la religion de l’humanité dont le salaire paradisiaque est déjà en vue sur terre. Pour le moment c’est encore à la souffrance, à la violence, à la guerre que va toute la vénération. […] Qui composera avec cette admirable allitération l’hymne de joie de l’humanité libérée de la misère ?842 Dans ce chapitre, mais à bien d’autres endroits et dans d’autres œuvres encore, elle réclame le droit à la joie : « nous avons besoin d’une piété joyeuse 843», mais elle distingue entre plaisir et joie, cette dernière étant supérieure et met ses pensées sous la plume du prince : Oui, je suis attiré par le plaisir – je l’avoue ; Je voudrais être heureux et joyeux par-dessus tout – connaître d’autres délices, être saisi par l’ivresse de l’exaltation et jubiler, pouvoir crier de ravissement… […] mais les plaisirs et les joies qui me restent accessibles, […], je ne peux les ressentir comme de la joie. […] Ce sont les corvées du divertissement.844 Pourtant le bonheur existe et il devrait être ouvert à tous. « La route du bonheur … on doit la trouver et la parcourir. Ensoleillée, fleurie et aplanie, elle mène au but suprême de la vie : à la félicité.845 » Peut-être rejoignons-nous ici une idée de Laurent Loty pour qui : La distinction entre Bonheur absolu et plaisirs de la vie n’est peut-être pas l’essentiel. Le caractère privé du bonheur est discutable. Et le bonheur ne se trouve pas au petit bonheur la chance. Petits ou grands, les bonheurs sont d’abord pluriels parce que les conditions du bonheur de chacun sont l’affaire de tous. À l’opposé d’une étymologie qui en faisait une bonne fortune, contre une idéologie religieuse qui en affirmait 842 „Freude, Freiheit, Frieden…Die Heiligsprechung dieser drei: das muß die Aufgabe der Menschheitsreligion sein, deren Paradieslohn schon auf Erden winkt. Gegenwärtig gilt alle Ehrfurcht noch dem Leid, der Gewalt, dem Kriege. […] Wer dichtet mit dieser herrlichen Alliteration den Jubelhymnus der qualbefreiten Menschheit ?“, Schach der Qual, p 128-130 843 Wir brauchen fröhliche Frömmigkeit“, ibid. p. 237 844 „Ja, mich lockt der Genuss – ich gestehe es. Glücklich wollt ich sein und fröhlich über die Maßen – neue Wonnen kennen lernen, vom Rausch der Begeisterung erfasst werden und frohlocken, aufschreien können vor Entzücken…[…] Die Genüsse aber und Freuden die mir offen stehen, […] die vermag ich nicht als Freuden zu empfinden.[…] [es ist] der Frondienst des Vergnügens.“, Ibid., p. 14. 845 „Der Weg zum Glück … er muß endlich gewandelt werden. […] Sonnig und blumig und eben muß die sein, die zum Allziel des Lebens: Seligkeit führt“. Ibid. , p. 29 356 l’impossibilité, et par delà une croyance moderne qui en ferait un nouvel absolu qui tombe du ciel ou qui ne dépend que de soi, le bonheur est d’abord une affaire de solidarité, et de lutte collective contre la fatalité.846 Bertha von Suttner veut en finir avec le manteau de tristesse de la religion instituée et travaillera toute sa vie à l’anoblissement de l’homme (Veredelung des Menschen), en s’arcboutant contre la fatalité et en appelant à la solidarité. Tous nous ne formons qu’un seul genre humain, chacun de nous est né avec le droit d’atteindre autant de savoir, de rang et de bonheur qu’il le peut, selon ses prédispositions et son destin – mais pas selon son appartenance à une classe sociale.847 En définitive, nous serons amenée à parler d’une philosophie plutôt que d’une religion même si elle-même emploie le second terme. On ne peut pas dire que sa « nouvelle religion », soit une religion au sens strict mais plutôt une philosophie qui ne prend pas la forme d'un système cohérent mais de réflexions dispersées dans toute son œuvre pendant de nombreuses années ce qui peut expliquer le caractère désordonné et contradictoire de ses affirmations. Mais son but n’était pas de construire un système. La nouvelle religion de Bertha von Suttner se situe donc au niveau de la philosophie et au niveau de la morale pratique et surtout au niveau de leur application sociale. Alors que dans Inventaire d’une âme et L’Âge des machines il s’agissait surtout de l’aspect philosophique et de l’insistance sur le primat de la raison sur toute forme de sentiments et de croyances, il semble que dans Docteur Helmut et dans Échec à la misère, il y ait une évolution vers une place plus grande du sentiment. On croirait voir le même mouvement que celui de la Révolution Française qui a commencé par vouloir faire table rase de tout un passé et tout particulièrement de la religion qu’elle voyait comme notre auteure, trop liée aux pouvoirs en place : roi, État, noblesse et grands bourgeois. Ceci aboutit à de très nombreuses exactions avec destruction de châteaux et d’églises et bien entendu à de nombreux massacres au nom de la raison mais en fait d’un fanatisme aussi dangereux que le sont tous les fanatismes. 846 Loty Laurent, « Des Lumières à la révolution, le bonheur en constitution », in Les cahiers de l’Obsercatoire du bonheur, n° 2, « Bonheurs et petits bonheurs », sous la direction de Michèle Gally, 2011. 847 „Wir sind alle nur eine Gattung Menschen, jeder von uns wird mit dem Anrecht geboren, so viel Wissen, Ansehen und Glück zu erlangen, als von seinen Anlagen und seinem Schicksal - nicht aber von seiner Klassenzugehörigkeit – abhängt“, III. österreichisches Volkskalender, 1894, p. 6 357 CONCLUSION SUR LA RELIGION Il en ressort que Bertha von Suttner n’est pas athée mais qu’elle récuse les religions et surtout la religion catholique qui se dit selon elle « l’Église-de-la-seulevraie-confession.» 848 Sa « nouvelle religion » est un déisme, un mélange de scientisme et de spiritualisme libéral beaucoup plus apparenté à la philosophie qu’à la religion. Nous préférons donc terminer ce chapitre, qui a montré les grandes lignes de sa conception philosophique condamnant l’Église, par une citation de l’auteure dans Es Löwos849, cette monographie autobiographique écrite dans le Caucase et publiée en 1886. Elle nous montre combien pour elle le plaisir est intellectuel et se situe plus au niveau philosophique que religieux à proprement parler. Nous philosophons souvent pendant des heures: sur Dieu et l’éternité; sur les merveilles de la Création, l’immensité du monde des étoiles, l’histoire de l’humanité – toutes sortes de problèmes religieux, sociaux et politique. Par bonheur nous avons en toutes choses la même foi, sinon de telles discussions nous apporteraient plutôt de l’amertume que du plaisir. Notre mot d’ordre dans tous les domaines de la pensée et en toutes choses est : liberté. Tout chauvinisme nous est odieux – amour, progrès et bonheur sont nos dogmes.850 Ou bien : Face aux mystères du monde nous sommes très humbles. Nous n’acceptons aucun des systèmes universels que divers interprètes de l’univers veulent nous proposer comme solution de toutes les énigmes et nous cherchons encore moins à trouver notre propre solution.851 Comme nous l’avons dit, Bertha von Suttner commence par une mise en 848 „ Die allein-bekennde-Kirche“ ou die Alleinseligmachendekirche, Inventarium einer Seele, p. 352 Es Löwos, Eine Monographie, (1886), sous le pseudonyme B. Oulot, in Die Gesellschaft (München). Ici, Dresden, 1894, E. Pierson, 139 p. 850 „Wir philosophieren oft stundenlang miteinander: Über Gott und Ewigkeit; über die Wunder der Schöpfung, die Unendlichkeit der Sternenwelt, die Geschichte der Menschheit – allerlei religiöse, soziale und politische Probleme. Wir haben zum Glück in allen Dingen Einen Glauben, sonst brächten uns derlei gespräche eher Bitterkeit als Genuß. Unser Losungswort in allen Sachen des Gedankens und überall hin ist: Freiheit. Aller Chauvinismus ist une verhaßt – Liebe, Fortschritt und Glück sind unsere Dogmen.“ Es Löwos, p. 71 851 „Den Weltmysterien gegenüber sind wir sehr demütig Wir nehmen keines der Weltsysteme an, welche uns von verschieden Universumserklärern als Lösung aller Rätsel aufdisputiert werden wollen, und versuchen am allerwenigsten, eine eigene Lösung zu erfinden.“ Ibid., p.72 849 358 opposition de la religion – chrétienne, principalement mais non de façon exhaustive catholique - et de la nouvelle religion qu’elle nomme ici « concept d’humanité », ailleurs cosmodoxie (Kosmodoxie)852. Ceci se retrouve dans l’ensemble de son œuvre, bien que l’on puisse constater une certaine évolution de sa pensée au sujet de Dieu et de la foi et même peut-être de la religion établie. Selon les ouvrages, elle décline cette opposition avec plus ou moins de véhémence. Mais l’argument du « concept d’humanité » est le plus usité, car pour elle, la religion qu’elle connaît et décrit est un frein à l’humanisation de l’homme. Le principe d’humanité, lui, met l’homme au centre du système de pensée. Il y a un changement de paradigme, faisant passer du théocentrisme des religions monothéistes qu’elle dit figées au Moyen Âge853 à l’ anthropocentrisme préconisé par les Lumières et qui commence à se mettre en place, un peu comme on est passé, avec Galilée, du système géocentrique au système héliocentrique de Nicolas Copernic. Elle peut dire qu’elle a mis dans ses ouvrages toutes les idées qui lui emplissaient l’esprit et qu’elle les a fait tourner dans sa tête pour leur donner de la consistance : il y manque parfois un fil conducteur logique. Le mélange incessant des types d’arguments fait apparaître les discussions, les dialogues qui se voudraient des disputes philosophiques, comme des conversations de salon où l’on parle sans plan établi. C’est là une des limites de Bertha von Suttner dans des ouvrages qui prétendent à une portée philosophique. Mais l’argument tombe si l’on considère les dits ouvrages comme de la fiction et les disputes comme des conversations de salon et si l’on accepte son point de vue exprimé dans la conclusion de L’Inventaire d’une âme et que nous l’élargissons à toutes ses œuvres : Provisoirement j’ai atteint le but que je m’étais fixé. Je voulais seulement ajuster dans la forme rigide de l’expression les pensées libres et folâtres, pour les présenter à ma propre compréhension. [...]Beaucoup de ce que j’ai ressenti de façon vague […] a pris consistance dans une formulation d’idée.854 852 Elle consacre la fin du chapitre XXX soit une douzaine de pages à ce concept dans L’Inventaire d’une Âme, pp. 346-359. 853 C’est pour cette raison qu’elle a intitulé son ouvrage Maschinenalter (Âge des machines), par référence au Moyen Âge, terme transformé ultérieurement en Maschinenzeitalter (Siècle des machines). 854 „Einstweilen habe ich das mir vorgesteckte Ziel erreicht. Ich wollte ja nur einige lose flatternde Gedanken in die feste Form des Ausdrucks fügen, um sie dem eigenen Verständnis vorzuführen.[…] Vieles , das ich nur unklar empfand, […] hat sich in eine Gedankenformel verdichtet.“ Inventarium einer Seele, p. 361 359 Sous le motif d’éclaircir – dirons-nous éclairer ? – ses pensées, elle fait œuvre éducative et nous serions alors simplement devant un cas de vulgarisation de sa pensée. Elle permet à ses lecteurs de frotter leurs idées aux siennes puisqu’elle affirme aussi que nous avons tous nos heures philosophales. […] Ainsi donc, si ce livre incite à une pensée propre, oui même à une opposition, alors je n’ai pas eu tort d’envoyer mon livre dans le monde.855 ---------------- 855 „Wir alle haben unsere philosophischen Stunden. […] Nun denn, wenn dieses Buch zu eigenem Denken, ja auch zum Widerspruche reizt, so habe ich schon nicht unrecht getan, es in die Welt zu schiken.“, Ebend., p. 365. 360 CONCLUSION GÉNÉRALE Limites et perspectives Une volonté délibérée d’éduquer pour avancer vers une humanité nouvelle 361 Au terme de cette étude, il apparaît que Bertha von Suttner a regardé toute sa vie vers l’avenir, cherchant à ouvrir de nouveaux chemins, sans qu’elle soit pour autant devenue une « révolutionnaire » au sens habituel du terme. Il nous faut donc distinguer une dernière fois ce qui dans son parcours relève de la rupture ou bien de la poursuite de la tradition afin de mieux situer son originalité et de comprendre ce qui motive son écriture. De par sa filiation marquée par une mésalliance, et par sa vie peu conventionnelle Bertha von Suttner a été amenée à réfléchir puis à s'opposer fortement, au moins dans ses écrits à une société fondée sur le militarisme, l'assujettissement des femmes et marquée par le poids de la religion. Bertha von Suttner s'est livrée à une réflexion radicale surtout dans le domaine de la paix, que nous avons étudiée dans une première partie, et de l’assujettissement de la femme qui a fait l’objet de notre deuxième partie, cela l'a conduite à une rupture, du moins apparente avec les idées fondamentales et les comportements de son époque. Fille posthume d’un général Kinsky elle vécut dans un milieu aristocratique et militaire, où elle reçut l’éducation réservée aux « filles de la bonne société » (den höheren Töchtern), elle a vécu son enfance et sa jeunesse dans le respect des conventions sociales. La vie fantasque de sa mère se joignant à la « société nomade » (die Zigeunergesellschaft) pour fréquenter les salles de jeu des villes d’eau l’a mise au contact d’une population plus bigarrée que celle qu’elle aurait pu rencontrer à Brünn ou dans les châteaux de Bohême de son tuteur le général comte de Fürstenberg. Le respect des militaires et l’admiration suscitée par les uniformes font partie intégrante de ses acquis de jeunesse, dont le rêve était de « trouver un beau parti », ce qui signifiait un jeune militaire issu d’une famille riche et porteur d’un titre, au moins comtal. La guerre était pour elle, comme pour tous dans son entourage habituel, un événement normal, source de promotion hiérarchique pour les militaires ce que les femmes ne pouvaient que soutenir car elles vivaient dans l’ombre de leurs maris mais profitaient aussi de leur gloire. En outre, elle permettait aux hommes de déployer leur virilité, leur courage, leur audace et aussi leur esprit de stratégie et d’entreprise. Les femmes, toutes de douceur et de sollicitude, étaient le « repos du guerrier » et se devaient d’encourager leur homme à partir au combat la fleur au fusil. La paix n’était pour les États qu’un répit entre deux guerres, le temps de refaire leurs forces et leur armement et pour les hommes et les 362 femmes le temps de goûter à la vie et de concevoir des garçons qui iraient à leur tour faire la guerre. Dans l’esprit du temps mais tout particulièrement dans les classes sociales supérieures, la guerre était une institution glorieuse et prisée par la société. En se mêlant ouvertement de la vie publique, domaine réservé aux hommes, avec l’implication dans le gouvernement, la guerre et les sciences, et en quittant donc son domaine réservé de la maison, en se lançant dans un combat pour la paix universelle (donc politique) et pour une égalité des sexes (donc sociologique) Bertha von Suttner ne pouvait qu’entrer en rupture avec la société de l’époque. En affirmant que « la guerre et l’inégalité des sexes ne sont pas « données par la nature » ni « voulues par Dieu »856, selon les dires de son époque, elle rompt avec son milieu, qu’elle trouve réactionnaire et sclérosé « pétrifié » (versteinert) dans les domaines sociopolitique, intellectuel et religieux. Pourtant dans sa jeunesse insouciante et « conforme », elle s’est singularisée en lisant énormément et des livres variés, allant des romans en vogue aux récits de voyages en passant par des publications scientifiques et des ouvrages de philosophie. Cela lui permit de se forger une conception du monde assez solide et en tout cas très personnelle, en rupture certes avec son temps mais avec des racines diverses aussi bien philosophiques que scientifiques. Cette tête bien solide lui a permis de faire des choix de vie que très peu de jeunes filles ont osés. En épousant l’homme qu’elle aimait malgré toutes les difficultés prévisibles que cela impliquait elle a posé une rupture radicale avec son milieu, qu’elle affirmera sans cesse en suite. Dans les romans et nouvelles que nous avons analysés à la recherche de réponses à nos questions, l’insistance avec laquelle Bertha von Suttner présente la vie de couple et le bonheur possible sans soumission de la femme, mais avec un juste équilibre entre les deux partenaires (elle insiste beaucoup sur cette notion de partenariat ce qui la différencie beaucoup des féministes de son époque qui se placent en opposition aux hommes), a sa source dans son expérience personnelle, réelle ou reconstruite, d’une fidélité mutuelle exemplaire (dont nous savons qu’elle a été battue en brèche par son mari Arthur) et d’une relation conjugale où chacun est un partenaire (cela était très vrai dans leur couple), aussi bien intellectuel que spirituel ou physique, l’harmonie sexuelle étant très importante à ses yeux. C’est une position tout à fait inédite à son époque où la 856 Sandra Hedinger, Krieg und Frieden im Denken von Bertha von Suttner, Rosa Luxemburg, Hannah Arendt, Betty Reardon, op. cit., p. 98 363 femme est soumise à l’homme et à ses divers désirs. Accord entre deux corps et deux esprits, prôné par une femme qui plus est, c’était rare. Bertha von Suttner montre dans tous ses romans des femmes féminines selon le modèle traditionnel, qu’elles soient favorables ou non à l’émancipation par la culture. Elles sont toutes belles, « douces » c’est-à-dire soumises et aimantes. Ensuite se produit le clivage selon leur acceptation de la subordination ou leur volonté d’émancipation, choix qu’elles opèrent à titre personnel et non comme un choix de société. . Celles qui veulent s’émanciper ne sont plus exclusivement préoccupées de toilettes et de cotillons comme le veulent les conventions sociales, mais au contraire tournées vers le monde extérieur, l’économie, les sciences, la culture et les arts, selon leurs goûts personnels. Ce qui ne préjuge en rien des autres qualités initiales de douceur et d’amour dites typiquement féminines mais qui pour l’auteure sont simplement des qualités humaines. Celles-ci seraient plutôt transcendées. Les qualités ne seraient pas liées au sexe mais seraient des attributs du genre. En tout cas, ses héroïnes restent très féminines par leurs parures et vêtures, attributs dits essentiellement féminins. En ce sens, on trouve chez elle une grande différence avec les révolutionnaires : elle refuse le comportement de groupe (ou de classe) qui se traduit par une masculinisation apparente, vestimentaire ou comportementale. On peut très bien s’émanciper, pense-t-elle, sans abandonner son goût pour la mode par exemple. Elle refuse tout conformisme, y compris dans son apparence, mais elle considère comme important de soigner ses atours, ce que les caricaturistes857 et les opposants n’ont pas manqué de souligner. Après avoir étudié en quoi consiste cette rupture et comment elle s'exprime, il nous a donc semblé nécessaire de montrer comment l'engagement de Bertha s’est nourri de ses lectures notamment scientifiques et philosophiques et se fonde en réalité dans l'héritage du XVIIIe siècle. Bertha von Suttner est une héritière des Lumières : elle a consacré plus d’une décennie à l’étude des thèmes philosophiques millénaires, d’une particulière actualité du fait des travaux philosophiques ou scientifiques de Strauss, Renan, Darwin, Haeckel ou Buckle par exemple. En effet, dans la ligne des Lumières et du positivisme, la recherche incessante des lois qui gouvernent le monde physique, social et intellectuel, l’a conduite à souhaiter une nouvelle humanité, vivant dans la paix et la joie, où la vie l’emporterait partout sur la mort. 857 Voir les caricatures annexe 9 p. 390. 364 Elle croit que le monde, voire l’être humain, peut être entièrement expliqué par la science même s’il reste une part de mystère dans son origine, ce qu’elle peut accepter, car ce serait accepter une origine inconnue et inconnaissable, au-delà de l’entendement, quelque chose comme « la pichenette » de Descartes. Mais ensuite le monde se développe selon des lois naturelles inévitables, qui n’ont pas encore toutes été élucidées, mais cela viendra. C’est le principe même de l’évolution et Dieu n’a rien à y voir. Dans la seconde partie du XIXe siècle, les sciences humaines et les sciences de la nature prennent une place déterminante dans la réorganisation des savoirs. Elle peut donc dire avec Renan , avec qui elle a en outre en commun « le souci de vulgariser à l’intention du plus grand nombre858 » : « la science est une religion nouvelle capable d’organiser rationnellement l’humanité.859 » Il était donc légitime pour l’auteure de considérer la place des sciences et de l'idée de progrès ainsi que l'importance du darwinisme dans le contexte évolutif des sciences à l'époque. Nous savons comment cette question s’est posée il y a encore peu de temps dans le monde et les débats que cela suscite aux EtatsUnis. Cette relation étroite à la science et tout particulièrement au darwinisme et à sa forme sociologique a amené Bertha von Suttner à s’opposer au christianisme qu’elle rejette à cause de la collusion avec les pouvoirs en place à son époque et dans le passé (trône,- autel, sabre-goupillon) et à cause de son immobilisme idéologique qui semblait refuser de prendre en compte la question sociale et la misère du prolétariat. Elle retient de la religion chrétienne son message d’amour et son corollaire, l’universalité, qui font partie de ses valeurs essentielles. Pour elle, Dieu n’est pas mort comme l’a proclamé Nietzsche, il est dans le cœur de l’homme, de chaque homme. Les vertus qui sont liées avec ces croyances, peuvent exister dans un monde laïc. Pour elle, c’est une erreur de croire que si l’on rejette le dogmatisme religieux et l’idée de Dieu tels qu’ils sont présentés par les religions, on rejette aussi toute l’éthique qui va avec. Alors il est permis de se demander s’il en persiste autre chose qu’un déisme à la Voltaire. Des idées du XVIIIe elle garde les notions de liberté de jugement contre tout dogmatisme, l’idée de progrès liée à l’espoir d’une humanité nouvelle, détachée des mythes. Pourtant elle ne condamne pas les nouvelles idoles « nations », « État », seulement leurs formes dénaturées de nationalisme et de patriotisme fanatique, sources 858 859 Conférence de Jean Balcou, « Renan, le géant de Tréguier ». Ernest Renan, L’Avenir de la Science, Paris, GF-Flammarion, 1995, p.106 365 de conflits et de guerres. D’ailleurs elle prône l’universalisme en tout, y compris dans le libre échange et la concurrence. À l’heure de la globalisation économique, on peut trouver un intérêt à la lire. Mais ce qu’elle retient surtout de l’idéal des Lumières c’est une volonté farouche de transmettre la connaissance, à l’exemple d’un Moses Mendelssohn, d’un Jacobi ou d’un Lessing par exemple, contemporains de Kant et tenants de la Popularphilosophie, laquelle s’attache à répandre les enseignements de la philosophie et de la science dans une forme claire et accessible à tous. Comme « Mendelssohn dans son écrit sur les Lumières (Que signifie éclairer ?, 1784) », elle préfère «le verbe éclairer (aufklären) plus concret et localisé au substantif « Lumières » (Aufklärung), plus général et plus abstrait »860 que Kant met en avant. C’est cette volonté de répandre le savoir qui explique son action, à la fois par l’écriture, par les conférences de natures variées et par la participation à de multiples congrès. Elle se veut une philosophe populaire. Comme nous l’avons vu dans le cours de ce travail, elle a un souci constant de mêler sa voix à celle des penseurs de l’époque et de contribuer à propager ses idées de façon claire et compréhensible pour tous, hommes et surtout femmes, en déplaçant le discours des hauteurs ou plutôt de l’idéalisme allemand et de sa ‘fausse profondeur’ [vers ] la philosophie autrichienne sans jargon, […] comme unie par la revendication permanente d’un idéal philosophique fait de clarté, d’exactitude et de précision, apparemment hérité de Leibniz, via Bolzano. »861 Dans son ouvrage Die Tiefinnersten (Les penseurs profonds) Bertha von Suttner cloue au pilori le jargon philosophique qu’elle éprouve comme creux et non signifiant à force d’obscurité, servant de masque et de prétendue profondeur pour réserver cette philosophie à une élite. Elle veut transmettre ce qu’elle appréhende du monde par une perception intuitive corroborée par l’étude rationnelle et par la science. L’alliance immédiate du Vrai, du Beau, du Bien est donnée à quelques-uns (dont elle se sent faire partie), à charge pour eux de trouver les lois qui régissent ces catégories et d’éclairer les autres. C’est cette mission qui est la base de tout son engagement : éclairer le monde, surtout les femmes et leur transmettre la force de prendre leur destin en main, mais pas 860 Article « Moses Mendelssohn » dans wikipedia français, p. 6/8 Christiane Chauviré, « La tradition philosophique autrichienne ou la philosophie sans jargon » in Austriaca, n° 44: Aspects de la philosophie en Autriche. 861 366 pour suivre un quelconque commandement, mais pour trouver par elles-mêmes les raisons de leur action. Sa critique du mensonge, de l’indifférence, de l’inégalité sociale basée sur l’ignorance des uns et l’instinct de puissance des autres constitue une entrée dans la modernité héritée des Lumières. Cependant elle donne prise à la critique, notamment parce qu’elle est une femme (et qu’à son époque on ne pouvait supporter que les femmes pensent), et que sa pensée n’est pas assez développée sur le plan philosophique. Aussi bien son mode cognitif que pédagogique passe de l’intuition, de la perception sensitive à l’explication rationnelle, logique. Certes elle n’a pas la sécheresse de certaines pensées philosophiques. Elle n’est pas intéressée par la philosophie pure. Ce qu’elle veut avant tout « en philosophant » c’est faire œuvre utile, c’est faire penser, pour faire agir. Mais de part son libéralisme elle prône une volonté, une éducation et une culture personnelles, individuelles, où le rôle de l’État est secondaire. L’individu est maître de son destin. L’esprit guerrier et l’image négative de la femme sont produites par les hommes (les humains), en conséquence ils ne peuvent également être rejetés que par les hommes ; l’individu possède ainsi la puissance, mais aussi la responsabilité de changer l’état sous-optimal. La responsabilité personnelle de la personne humaine joue un rôle central chez Bertha von Suttner.862 Bertha von Suttner est un témoin engagé de son temps mais au fond elle occupe une position médiane dans un sens libéral. Elle veut avant tout stimuler ses contemporains et particulièrement ses contemporaines à la prise de responsabilité. N’oublions pas que le message de Franka dans le tout dernier roman Les pensées sublimes de l’humanité (1911), est d’amener les jeunes filles auxquelles elle s’adresse, à vouloir ‘mitdenken, mitmachen’, (penser avec, faire avec) que l’on peut traduire à peu près : penser avec les autres c’est-à-dire penser avec les hommes, agir avec eux , et non pas contre eux, comme beaucoup de féministes le disent, ou sans eux, mais avec eux sur un pied d’égalité, non juridique ou social mais intellectuel, sans renier les qualités propres à chacun mais plutôt en œuvrant pour que les qualités présumées des uns et des autres deviennent les qualités du genre humain. Au demeurant le courant féministe le 862 „Der Kriegsgeist und das negative Frauenbild werden durch die Menschen heraufbeschworen, folglich können sie auch nur durch die Menschen wieder abgeschüttelt werden; das Individuum besitzt somit die Macht, aber auch die Verantwortung, den suboptimalen Zustand zu verändern. Die Eigenverantwortung des Menschen spielt bei Bertha von Suttner eine zentrale Rolle.“ Hedinger, op. cit., p.98 367 plus récent tend à préconiser une redéfinition des deux genres pour trouver un réel équilibre entre eux. Elle pense que la lutte des deux genres l’un contre l’autre n’est pas la solution. Quand elle parle d’humanité nouvelle, c’est une humanité débarrassée de son fardeau de vices et de travers et cherchant au contraire chaque jour à devenir plus humaine, sans dominant ni dominé(e). C’est cela son « paradis », situé sur terre bien sûr. Elle prône une culture du bien contre la nature du mal, pour lutter contre la bestialité inhérente à l’être humain et pour passer de l’état sauvage à la culture, qui est essentielle pour elle. Elle s’est ainsi logiquement intéressée à la paix car la guerre lui est vite apparue comme la pire des calamités qui menacent le monde. C’est « le meurtre sur commande », ce qui veut dire que l’on peut parler de « l’universalité du crime ». Elle a voué les quinze dernières années de sa vie à propager l’idée de paix et de désarmement et à développer le mouvement de la paix. Sa notoriété repose sur son action militante pour la paix au niveau national, comme présidente de L’Association autrichienne des amis de la paix, mais surtout international, car pour elle le concept de paix est universel, comme vice-présidente du Mouvement international pour la paix basé à Berne. L’attribution du Prix Nobel de la paix en 1905, prix qu’elle avait fortement inspiré au chimiste Alfred Nobel, était une juste récompense de son travail militant. Pourtant nous ne pouvons nous arrêter à cette image réductrice d’une femme essentiellement pacifiste qui occulte une grande partie des sujets sur lesquels elle a réfléchi et qui ont occupé sa pensée et motivé son action en faveur de l’élévation de l’humanité. Le seul moyen d’y parvenir était pour elle l’éducation et l’accès au savoir, à la connaissance, source de progrès pour l’être humain mais aussi pour l’humanité tout entière, même si elle avait une philosophie individualiste héritée du libéralisme, qui se traduisait surtout dans le domaine religieux où elle insistait pour dire que Dieu est dans le cœur de l’homme, de chaque homme et que c’est à l’homme de le découvrir. Cette vision est contenue dans le libéralisme auquel elle a adhéré dès son séjour dans le Caucase car, pour elle, c’est le seul moyen de lutter contre toutes les formes d’autoritarisme. Il est loisible de se demander si elle est pour autant démocrate et quelle est réellement sa position politique, même si elle n’est engagée dans aucun parti. Elle n’a pas négligé les problèmes sociaux comme on le lui a reproché. Elle savait que la grande majorité des problèmes venaient de la « question sociale », c’est-à-dire de la misère du 368 peuple. Son essai utopique Échec à la misère n’a pas eu le succès escompté, peut-être parce qu’il avait une position ambivalente : l’idée de faire défendre le peuple par un prince de sang était inadaptée à une époque où les mouvements socialistes et syndicaux entraient dans la lutte des classes. Mais il est certain que ce qu’elle dit de la question sociale garde une résonnance de nos jours. Peut-être parce qu’elle parle aussi de son universalité. En ce qui concerne la question sociale, à savoir les conditions de vie et d’épanouissement de la société humaine, cela n’est pas d’un intérêt patriotique mais d’un intérêt mondial. […] Dans le mouvement social répandu dans tout le monde civilisé tous les hommes – pas seulement quelques-uns – ont un droit : celui d’être libérés de la misère.863 Il est difficile d’être plus explicite. Bien sûr, ce n’est qu’un passage dans une utopie philosophique mais sa position est ferme. Au cours de sa vie, il y a sûrement eu une évolution dans sa conception de l’aristocratie et du peuple, mais surtout du peuple : on passe de la notion de plèbe (Pöbel) dans L’Inventaire d’une âme (1883) à celle plus noble de peuple dans Échec à la misère ; (Schach der Qual, 1897). Parallèlement il y a eu un basculement de la notion d’aristocratie de naissance à l’aristocrate intellectuelle, de l’élite de naissance à l’élite de l’esprit, cette dernière prévalant seule à ses yeux. Elle dit qu’elle ne fait pas de politique et pourtant toute son action pour la paix et les femmes est éminemment politique. Position ambiguë car sa confiance est toujours placée dans les grands, mais là, nous constatons une certaine évolution : au début elle évoque surtout les aristocrates, puis les intellectuels, les « grands esprits ». Les premiers restent importants mais plus par réalisme politique que par conviction, comme on a eu trop tendance à le dire. Elle pense - comme la « Bildungsbürgertum » jusqu’au XXe siècle - qu’il faut une élite morale, artistique et intellectuelle, garante des valeurs fondamentales et des libertés individuelles. Bertha von Sutnner n’est donc pas démocrate au sens où elle prônerait un gouvernement du peuple ; elle n’est ni socialiste ni républicaine mais essentiellement libérale, engagée pour la liberté des idées et de la dynamique publique. 863 „Was die sociale Frage umfaßt, nämlich die Lebens- und Entfaltungsbedingungen der menschlichen Gesellschaft, das ist kein patriotisches, das ist ein Weltinteresse. […]Auch in der auf der ganzen civilisierten Welt verbreiteten socialen Bewegung […] haben alle – nicht nur einige – Menschen ein Recht : Befreiung vom Elend.“, Schach der Qual, p. 159 369 Ses amitiés avec les députés libéraux et son immense correspondance avec des intellectuels de toutes tendances et de tous pays, montrent combien elle a eu à cœur d’intervenir dans le concert des idées et d’accomplir la tâche dont elle se sentait investie, sans forfanterie, sans orgueil mais avec détermination et pugnacité, jusqu’à sa mort, méritant largement le prix Nobel de la paix et l’éloge posthume de Stefan Zweig la nommant « la Cassandre des temps modernes ». Si la correspondance rélève de la sphère privée – quelle que soit la notoriété des correspondants – et même si Marie-Claire Hoock-Demarle souligne que les échanges épistolaires, véritable plaque tournante de la communication, ébauchent, au cours du long XIXe siècle (1789-1914), la mise en réseau de l'espace européen864, l’article de presse vise directement un public très large. Parce que la presse a cette fonction d’être un médiateur dans la diffusion d’un modèle Bertha von Suttner la traite sans complaisance dans ses œuvres. Les réactionnaires qu’elle désapprouve disent que la presse est trop libérale et au service des juifs, ce qui fait dire au prince dans Echec à la misère : « la presse antisémite désigne toutes les feuilles qui n’ont pas la même opinion qu’elle, par le nom générique de ‘presse à scandale judéo libérale’»865. Luimême veut créer un quotidien indépendant, gratuit, bien documenté et objectif, mais il ne réussit pas à convaincre les bailleurs de fond qui pourraient le soutenir dans son entreprise. Le prince est dans cette « fantaisie (Phantasiestück) contre la misère » le porte-parole de Bertha von Suttner. Voici les caractéristiques du journal rêvé de l’auteure : L’esprit [de ce journal] ne doit pas se limiter à un champ particulier circonscrit, c’est le monde entier que la feuille doit refléter et comme miroir - toute une âme doit être là. L’âme du temps. Mais elle dira tout ce qu’elle sent et ce à quoi elle aspire ; qui exprimera sa colère, sa pitié, ses revendications sans restriction, ne ménagera pas les intérêts de partis, ne dissimulera rien lâchement, ne taira rien craintivement, n’enjolivera rien 864 Compte rendu publié dans Acta fabula : "« Aujourd'hui, j'écris à la moitié du monde... » (Gottfried W. Rabener)" par Françoise Genevray, du livre de M-C Hoock-Demarle, L'Europe des lettres. Réseaux épistolaires et construction de l'espace européen. 865 „die antisemitische Presse bezeichnet alle andersgesinnten Blätter unter dem Sammelnamen ‘judenliberale Schandpresse’.“, Schach der Qual, S. 98. 370 par flagornerie, ne flattera ni l’une, ni l’autre clique ou classe. […] La vérité, rien que la vérité!866 Héritière du courant des Lumières, Bertha von Suttner reste sa vie durant attachée à sa mission « d’éclaireuse ». Elle utilise elle-même le terme de prosélyte, ne négligeant aucune forme pour parvenir à ses fins ; ce qui renvoie au rôle des intellectuels et des écrivains dans la vie publique, que Bertha von Suttner situe du côté de l’engagement pour la paix et l’émancipation des femmes. Sa démarche est avant tout pédagogique. Elle souhaite avoir une influence sur les hommes, car elle veut être une éveilleuse des esprits et des consciences, et même si elle s’adresse principalement aux femmes. Elle est tendue vers l’avènement d’une humanité nouvelle qu’elle appelle « pleine humanité (Vollmenschheit) ou noble humanité (Edelmenschheit).» Bertha von Suttner conçoit „l’homme intégral“ dans un sens globalisant car il possède bien des qualités aussi bien féminines que masculines. […] Selon Bertha von Suttner la paix et l’égalité des genres peuvent s’atteindre par l’éducation. De cette façon, il se produit une corrélation implicite des deux phénomènes, le chemin vers la paix s’accompagne de l’harmonisation des genres.867 Dans toutes ses œuvres, Bertha von Suttner souligne le rôle de l’éducation bornée, coercitive, dans la transmission des modèles et la rend responsable des maux de la société. Et en particulier, elle reproche à l’Église d’avoir la mainmise sur l’éducation et de ne pas apprendre aux enfants à réfléchir : Dans toutes les églises, écoles et parlements, les proclamations et les protestations résonnent ; les ministres de l’éducation sont considérés comme des persécuteurs de la religion, les évêques comme des destructeurs de l’enseignement […]. Le clergé revendique des droits pour lui-même au nom de la liberté qu’il n’a jamais voulu accorder aux autres auparavant ; - inversement - les pouvoirs publics (lois Ferry, article 7) 866 „Der Geist [dieser Zeitung] darf nicht auf einem bestimmten umgrenzten Feld sich bewegen wollen, die ganze Welt soll das Blatt ja spiegeln, und als Spiegel sei da – eine ganze Seele. Die Zeitseele. Die aber alles, was sie fühlt und ersehnt, hinaussagt ; die ihrem Zorn, ihrem Mitleid, ihren Forderungen rückhaltlosen Ausdruck giebt, auf keinerlei Parteiinteresse Rücksicht nimmt, nichts feige vertuscht, nichts ängstlich verschweigt, nichts liebedienerisch verschönt, nicht einer oder der anderen Clique und Klasse schmeichelt. […] Wahrheit, nur Wahrheit!“, ibid., p.92-93. 867 „[Den Vollmenschen] versteht Bertha von Suttner in einem umfassenden Sinne, besitzt er doch sowohl weibliche als auch männliche Qualitäten.[…] Gemäß Bertha von Suttner können somit Frieden und Geschlechtergleichheit durch Erziehung verwirklicht werden. Dadurch findet implizit eine Verknüpfung der beiden Phänomene statt, wird doch der Weg zum Frieden von der Angleichung der Geschlechter begleitet. Hedinger, op. cit., p. 98. 371 veulent utiliser contre les prêtres la même force coercitive autoritaire que l’on avait toujours reprochée aux prêtres avant.868 Cela est vrai dans le domaine de la paix, de la soumission des femmes et de la religion. Tout est lié bien sûr. Ce qu’elle regrette principalement c’est que l’éducation ne soit pas laïque comme en France. Nous pensons que c’est pour cette raison qu’elle invoque les lois Ferry de 1881 et 1882869 mais c’est l’article 3 et non l’article 7 qui correspond au thème de la laïcité. D’autre part, alors que les lois Ferry engagent l’enseignement français « dans le projet des Lumières d'émancipation du peuple souverain », elle trouve l’enseignement en Autriche dogmatique, tourné vers la glorification du passé, et n’apprenant pas à penser, Il enseigne les ‘bons principes’, donc la religion, comme le dit Pomeier870 dans le dialogue des hommes pieux : Oui, il en est ainsi. Quand les gens n’ont plus de foi, rien n’est plus sacré pour eux, la suite inévitable est l’anarchie… Il n’y a rien de valable qu’un retour aux bons principes. Et ça c’est l’affaire de l’école ; on doit en effet insuffler l’esprit chrétien aux générations montantes – alors nous aurons à nouveau le calme et l’ordre dans l’État.871 Le problème n’est donc ni religieux ni scolaire mais politique : il s’agit d’assurer l’ordre et la paix, par le dressage scolaire. Et les principes évoqués sont des principes religieux puisque les siècles d’histoire ont fait coïncider enseignement et enseignement religieux et qu’il y a eu pendant des siècles alliance du trône et de l’autel, soumission au roi et à Dieu. Il est indéniable aussi que toute l'œuvre est très marquée par les aspects autobiographiques qui se sont révélés, en fait, nécessaires à la maturation et à 868 „In allen Kirchen, Schulen, Parlamentes ertönen die Proklamationen und Protestationen; Unterrichtsminister werden als Religionsverfolger, Bischöfe als Unterrichtszerstörer angesehen; […]Der Klerus bittet für sich im Namen jener Freiheit, die er früher anderen nie gewähren wollte, - und umgekehrt - die Staatsgewalt (Ferry-Gesetze, Artikel 7) wollte gegen die Priester jenen Autoritätszwang anwenden, der früher stets den Priestern vorgeworfen ward.“, Inventarium einer Seele, p. 344. 869 Les lois Ferry datent de 1881 et 1882 et sont nommées d'après le ministre de l'Instruction publique Jules Ferry. La loi de 1881, rend l'enseignement primaire public gratuit, la loi de 1882 le rend obligatoire et impose également un enseignement laïc dans les établissements publics. Jules Ferry élabore aussi quelques lois concernant l'éducation des femmes. Renseignements pris dans wikipedia le 05.03.2010. 870 Pomeier est l’un des protagonistes du dialogue des hommes pieux et son préfixe le désigne comme le politique. 871 „Ja, so ist es. Wenn die Leute keinen Glauben mehr haben, wenn ihnen nichts heilig ist, so ist die unausbleibliche Folge Anarchie…Da hilft nichts als eine Umkehr zu den gesunden Prinzipien. Das ist Sache der Schule; es muß nämlich der nachwachsenden Generation der christliche Geist wieder eingehaucht werden – dann können wir wieder Ruh’ und Ordnung im Staate haben.“, Das Maschinenzeitalter, p. 206. 372 l'affirmation de la pensée de Bertha von Suttner, car, au départ, l'écriture n'était pour elle qu'un travail alimentaire ("Brotarbeit"). Elle l’a répété : elle n’avait jamais senti en elle le besoin impératif d’écrire. Elle l’a pourtant réalisé avec succès. Elle a toujours privilégié la dimension civilisationnelle et ce qu'elle révèle, la pédagogie plutôt que l’esthétique, même si elle aimait le beau. Bertha von Suttner établit des rapports intéressants entre les différents courants de pensée qui se développent à l'époque et tente d’en faire une synthèse pour elle-même. Elle affirme ainsi sa propre perspective qui pourrait se résumer en une volonté d'aller toujours de l'avant pour atteindre à une parfaite égalité entre les hommes. Son message est à la fois individuel, car chacun est l'artisan de son élévation dans la société et universel puisque personne n'est exclu du processus évolutif. Son originalité est à replacer dans son contexte : par son affirmation en tant que femme, pacifiste, écrivaine, elle est un révélateur de la mutation de son époque. Partie du particulier, elle atteint l'universel. La publication et le succès de L’Âge des machines ont répondu à cet objectif. Pourquoi n’a-t-elle pas réitéré ce procédé de publication anonyme ? Il est vraiment dommage de constater que faute de temps, parce qu’elle avait un perpétuel besoin d’argent, particulièrement pour mener à bien sa tâche au service du Mouvement de la paix, elle a écrit des romans à la va-vite au détriment de leur qualité littéraire et du développement de sa réflexion philosophique. Elle aurait pu vivre sur son domaine dans une vie de tranquille contemplation et engranger, en tant qu’écrivaine, gloire et importants tantièmes. […] Sa plume lui assurait un revenu convenable qui lui donnait la possibilité de vivre conformément à son rang. Mais quand elle prit le combat, elle perdit ce revenu. Tout d’abord parce qu’elle n’avait plus le temps pour la création littéraire ; et ensuite parce que son public s’est détourné d’elle.872 Mais elle s’était engagée et ne voyait aucune possibilité de renoncer. Elle persistera jusqu’à sa mort le 20 juin 1914. 872 „Sie hätte in ruhiger Beschaulichkeit auf ihrem Landsitz leben und als Romanschriftstellerin Ruhm und reichen Eintrag einheimsen können.[…] Ihre Feder verschaffte ihr jedoch ein angemessenes Einkommen, das ihr die Möglichkeit gab, standesgemäß zu leben. Als sie jedoch in den Kampf trat, ging dieses Einkommen verloren.“ Alfred Hermann Fried, in Bertha von Suttner, Heft 14 der Reihe « Persönlichkeiten/ Illustrierte Essays über führende Geister unserer Tage“, Verlag Virgil, Charlottenburg, 1908, in Christian Götz, Die Rebellin, Bertha von Suttner, p.200. 373 Ses derniers mots perceptibles – c’était comme si elle voulait donner une dernière consigne à ses amis – furent : « Bas les Armes !! – dis-le à beaucoup – beaucoup. » 873 Elle nous a laissé un beau témoignage de vie aussi, encore plus que d’engagement politique. C’est ici une pédagogie par l’exemple : « Faites comme moi !...aussi bien pour l’étude que pour l’engagement. » Non pas qu’elle se croyait supérieure, mais au contraire, parce qu’elle pensait justement que ce qu’elle avait fait, tout le monde pouvait le faire. Au terme de ce travail nous pouvons dire que nous n’avons pas complètement épuisé l’œuvre de Bertha von Suttner mais nous avons examiné les trois sujets qu’elle a les plus fréquemment traités et nous avons pris en compte quelques-uns de ses modes privilégiés d’expression, comme l’autobiographie partiellement examinée, son activité de publiciste effleurée, ou la correspondance à laquelle nous avons fait allusion. Tout cela demanderait sans doute à être approfondi pour mieux mettre en valeur encore l’actualité de l’auteure. De fait, la pensée contemporaine rejoint celle de Bertha von Suttner dans un certain nombre de domaines, par exemple le genre, la psychanalyse, les notions d’inné et d’acquis, la perception cognitive, l’emploi des statistiques en sociologie etc. Toutes les questions qu’elle pose restent d’actualité : Europe, paix, femme, religion, évolution, engagement des intellectuels. Ses idées sont encore dans notre quotidien mais nous ne reconnaissons pas forcément leur auteur. Héritière de tout un courant de pensée (l’Aufklärung), elle est en rupture avec son milieu et son époque. C’est comme si elle avait lancé, bien sûr avec l’aide de ses « compagnons de route », une marche en avant qui ne s’arrêtera jamais. Elle est entrée dans un mouvement qui n’aura pas de fin et nous sommes pris dans son élan, parce que le monde évolue toujours : Le défenseur du progrès qui pense en termes de science […] savait que ses réclamations concordaient avec l’ordre de la nature, […] dont on savait aussi avec quelle lenteur et gradualité elle pouvait se développer. 873 „Ihre letzten vernehmbaren Worte – es schien, als ob sie ihren Freunden noch eine Weisung geben wollte – waren: „Die Waffen nieder! – sag’s vielen – vielen.“, Alfred Fried, Die Friedenswarte, Bertha von Suttner Gedenk-Nummer, XVI. Jahrg., 7. Heft, p.251. 374 […] On avait découvert qu’il n’y a ni retour, ni sur-place dans le cours du monde.874 Les thèmes développés par Bertha von Suttner nous ont amenée à percevoir une époque dans sa globalité sous un jour nouveau : une œuvre s’enrichit de ce que le lecteur y ajoute, est capable d’y apporter, de la masse d’émotion dont il charge sa lecture ; une lecture est toujours subjective, et cela correspond tout à fait aux objectifs de l’auteure. En définitive, très influencée par Les Lumières, Bertha von Suttner a de fait évolué vers une nouvelle « philosophe populaire », adaptée à son siècle. Elle a été, toute sa vie, par ses écrits, une éducatrice populaire, une passeuse de sens dans les domaines de la paix, des femmes et de la religion. L’homme adulte et indépendant veut entendre la vérité – il veut apprendre à connaître la vérité – mais pas des représentations fabriquées à but éducatif.875 C’est pourquoi elle aimait les romans à thèse car « grâce aux idées suggérées, chacun […] prendra, plus clairement conscience de son propre point de vue, qu’il soit identique à celui de l’auteur ou non.876 ». Son optimisme lui a permis de garder le cap dans l’adversité et d’orienter l’action à mener vers un possible à atteindre, sans sousestimer le temps nécessaire à sa réalisation, car elle savait que l’évolution sociétale ne peut se faire que dans la durée. Toute évolution est lente, en littérature comme dans la vie : « une querelle esthétique n’évolue pas en quelques mois, cela prend des décennies. »877. Nous voyons bien chaque jour l’importance qu’elle a donnée aux concepts de paix, d’Europe, de refondation du genre, de relation entre la science et la foi, et aux découvertes multiples au cours de cette période. Elle cite toutes les découvertes dans ses 874 „Der wissenschaftlich denkende Fortschrittskämpfer […] wußte daß seine Forderungen mit der Naturordnung übereinstimmte, […] von der man auch wußte, wie langsam und wie allmählig sie sich entfalten konnte. […] Man hatte erkannt, daß es im Lauf der Welt kein Zurück und kein Auf-der-StelleBleiben giebt.“ Maschinenzeitalter, p.282. 875 „Die Wahrheit will der erwachsene und selbstständige Mensch hören – die Wirklichkeit will er kenne lernen – nicht aber zu erziehlichen Zwecken hergerichtete Darstellungen.“, Doktor Helmuts Donnerstage, op. cit, p. 194 876 „Jeder […] wird sich des eigenen Standpunktes, ob derselbe nun mit dem des Autors im Einklang ist, oder nicht, durch die angeregten Gedanken um einiges klarer bewusst.“, ebend., p.50 877 „Ein ästhetischer Streit wickelt sich nicht in ein paar Monaten ab, er nimmt Jahrzehnte in Anspruch“, ebend., p. 133. 375 romans, allant du train à l’avion, des rayons X aux vaccins, du téléphone, du cinéma ou du magnétophone, des lois de Mendel ou de Mendeleïev, allant pour elle dans le sens d’une amélioration de la vie ou même de l’être humain, homme ou femme, mais pas un genre contre l’autre mais ensemble pour un monde meilleur, plus rationnel et aussi plus joyeux. Il serait intéressant de voir comment elle a traité de tous ces sujets dans son immense correspondance qui reste encore à déchiffrer, témoin d’une activité débordante. Nous saluons là une grande dame de l’Europe : Bertha von Suttner « était une de ces colonnes de feu, qui montrait le chemin du progrès à l’humanité cherchant péniblement son chemin à tâtons dans l’obscurité.878 ». -------------------- 878 „Sie war eine jener Feuersäulen, die der mühsam im Dunkeln tappenden Menschheit den Weg des Fortschritts gewiesen.“, Professor Walther Schücking, Marburg, „Bertha von Suttner und die Wissenschaft vom Völkerrecht“, hommage funèbre, in „Die Friedenswarte“ Bertha von Suttner GedenkNummer, p. 252 376 Annexes 1. La baronne de Suttner Bertha von Suttner au temps de son retour du Caucase Photo fournie par le service gouvernemental de presse 377 2. carte du moyen orient au XIXe siècle Les flèches vertes indiquent l’avancée des troupes russes lors de la guerre russo-turque de 1878. Source : Werner Hilgemann, Hermann Kinder, Atlas zur Weltgeschichte, Munich, D.T.V., 1966, Édition française utilisée, Atlas historique, Paris, Perrin, 1992, p. 388 378 3. Tableaux de Werestschagin (Verestchagine) Wassili Werestschagin Apotheose des Krieges Wassili Werestschagin - Gedenken an die Gefallenen (Requiem) Wassili Werestschagin - General Skopelev vor seinen Truppen nach der Schlacht von Shioka im Russisch-Türkischen. Krieg. Photos reprises sur internet. 379 4. Tableau des confessions dans l’empire d’Autriche en 1857 380 Tableau repris dans Rumpler, Eine Chance für Mitteleuropa, p. 346 5. Victor Hugo, « discours sur la misère » à l'Assemblée Nationale, le 9 juillet 1849. «Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut détruire la misère. Remarquez-le bien, Messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n'est pas le fait, le devoir n'est pas rempli. La misère, Messieurs, j'aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir où elle en est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu'où elle peut aller, jusqu'où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au Moyen-âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulezvous des faits ? Mon Dieu, je n'hésite pas à les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais nécessaires à révéler ; et tenez, s'il faut dire toute ma pensée, je voudrais qu'il sortît de cette assemblée, et au besoin j'en ferai la proposition formelle, une grande et solennelle enquête sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les faits éclatassent au grand jour. Comment veut-on guérir le mal si l'on ne sonde pas les plaies ? Voici donc ces faits : Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s'enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l'hiver. Voilà un fait. En voici d'autres : Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un 381 malheureux homme de lettres, car la misère n'épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l'on a constaté après sa mort qu'il n'avait pas mangé depuis six jours. Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon ! Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société toute entière ; que je m'en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu ! Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais pénétrer tous ceux qui m'écoutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce n'est qu'un premier pas, mais il est décisif. Je voudrais que cette assemblée, majorité et minorité, n'importe, je ne connais pas, moi de majorité et de minorité en de telles questions ; je voudrais que cette assemblée n'eût qu'une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l'abolition de la misère ! Et, messieurs, je ne m'adresse pas seulement à votre générosité, je m'adresse à ce qu'il y a de plus sérieux dans le sentiment politique d'une assemblée de législateurs ! Et à ce sujet, un dernier mot : je terminerai là. Messieurs, comme je vous le disais tout à l'heure, vous venez avec le concours de la garde nationale, de l'armée et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l'Etat ébranlé encore une fois. Vous n'avez reculé devant aucun péril, vous n'avez hésité devant aucun devoir. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable... Eh bien ! Vous n'avez rien fait ! Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre matériel raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolidé ! Vous n'avez rien fait tant que le peuple souffre ! Vous n'avez rien fait tant qu'il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n'avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l'âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! Tant que ceux qui sont vieux et ont travaillé peuvent être sans asile ! tant que l'usure dévore nos campagnes, tant qu'on meurt de faim dans nos villes tant qu'il n'y a pas des lois fraternelles, des lois 382 évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur ! Vous n'avez rien fait, tant que l'esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n'avez rien fait, rien fait, tant que dans cette œuvre de destruction et de ténèbres, qui se continue souterrainement, l'homme méchant a pour collaborateur fatal l'homme malheureux !» Victor Hugo 383 6. « Les femmes sont des personnes ». Devant le parlement à Ottawa Photos personnelles 384 7. Tournée de conférences aux USA L’amphithéâtre de Chautauqua, N.Y. Bertha von Suttner tient ses discours sur la paix en anglais devant des milliers de personnes. Bertha avec des féministes américaines, à côté d’elle est assise la femme du roi de la presse, Hearst 385 8. journaux ausquelles elle a collaboré. 386 9. caricatures. Bertha, devenue célèbre, est souvent choisie comme sujet de caricatures 387 10. Le manifeste du tsar (sa réception) 388 11. Liste des distinctions. 389 390 12. Congrès de la paix de 1907. Bertha von Suttner (sitzende Reihe, Zweite von links) im Kreise bekannter Pazifisten auf dem Weltfriedenskongress 1907 in München. Bertha von Suttner (assise, deuxième à partir de la gauche) entourée de pacifistes notoires au congrès de la paix de Munich en 1907. 391 Source : archives libres sur internet 13. Extraits du code civil Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch, ABGB Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch (1811). Titelblatt der Erstausgabe. Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch, ABGB, österreichische Privatrechtskodifikation, die am 1. 6. 1811 verkündet und am 1. 1. 1812 für die gesamten deutschen Erbländer der österreichischen Monarchie in Kraft gesetzt wurde; es wurde 1918 von der Republik übernommen und gilt seit 1922 auch im Burgenland. Vorarbeiten zu einem Codex universalis begannen bereits 1753 unter Maria Theresia (Codex Theresianus), dann führten als Zwischenstationen das Josephinische Gesetzbuch und das Westgalizische Gesetzbuch zum Allgemeinen Bürgerlichen Gesetzbuch, als dessen wichtigster Redaktor F. von Zeiller anzusehen ist. Das Allgemeine Bürgerliche Gesetzbuch entspringt den Ideen der Aufklärung und des Naturrechts, es postuliert grundsätzlich die Gleichheit und Freiheit des Individuums, ohne die altständisch-feudale Ordnung völlig zu beseitigen. Im Lauf seiner langen Geltungsdauer wurde es des Öfteren novelliert (zum Beispiel 1914-16 durch 3 Teilnovellen; in den 70er Jahren im Zuge der Familienrechtsreform). Obgleich wichtige Materien außerhalb des Allgemeinen Bürgerlichen Gesetzbuchs durch Sondergesetze geregelt sind (zum Beispiel Wohnrecht, 392 Arbeitsrecht, Teile des Eherechts), stellt es weiterhin den Kristallisationspunkt des österreichischen Privatrechts und seiner Wissenschaften dar. Ausgabe: Manzsche Taschengesetzesausgabe, 16 1991; P. Rummel, Kommentar zum Allgemeinen 2 Bürgerlichen Gesetzbuch, 2 Bände, 1990/92. In a e i o u 393 394 395 14. Carl Spitzweg, der Sonntagspaziergang 396 15. Proposition Moneta, Capper, Suttner Extrait du Bulletin officiel du IVe Congrès universel de la paix, 1892, Berne, Impr.Haller. 397 16. Les congrès de la paix PREMIERS CONGRES INTERNATIONAUX DE LA PAIX 1843 Londres 1848 Bruxelles 1849 Paris 1850 Francfort 1851 Londres 1878 Paris LISTE DES PREMIERS CONGRES DE LA LIGUE DE LA PAIX ET DE LA LIBERTE 1867 Genève 1871 Lausanne 1872 Lugano PREMIER CONGRES INTERNATIONAL DES FEMMES POUR LA PAIX ET LA LIBERTE 1915 La Haye LISTE DE CONGRES UNIVERSELS DE LA PAIX (1889-1939) 1889 1er Congrès universel de la paix, Paris 1890 IIe Congrès universel de la paix, Londres 1891 IIIe Congrès universel de la paix, Rome 1892 IVe Congrès universel de la paix, Berne 398 1893 Ve Congrès universel de la paix, Chicago 1894 VIe Congrès universel de la paix, Anvers 1896 VIIe Congrès universel de la paix, Budapest 1897 VIIIe Congrès universel de la paix, Hambourg 1900 IXe Congrès universel de la paix, Paris 1901 Xe Congrès universel de la paix, Glasgow 1902 XIe Congrès universel de la paix, Monaco 1903 XIIe Congrès universel de la paix, Rouen 1904 XIIIe Congrès universel de la paix, Boston 1905 XIVe Congrès universel de la paix, Lucerne 1906 XVe Congrès universel de la paix, Milan 1907 XVIe Congrès universel de la paix, Munich 1908 XVIIe Congrès universel de la paix, Londres 1910 XVIIIe Congrès universel de la paix, Stockholm 1912 XIXe Congrès universel de la paix, Genève 1913 XXe Congrès universel de la paix, La Haye 1921 XXIe Congrès universel de la paix, Luxembourg 1922 XXIIe Congrès universel de la paix, Londres 1924 XXIIIe Congrès universel de la paix, Berlin 1925 XXIVe Congrès universel de la paix, Paris 1926 XXVe Congrès universel de la paix, Genève 1928 XXVIe Congrès universel de la paix, Varsovie 1929 XXVIIe Congrès universel de la paix, Athènes 1931 XXVIIIe Congrès universel de la paix, Bruxelles 1932 XXIXe Congrès universel de la paix, Vienne 1934 XXXe Congrès universel de la paix, Locarno 399 1936 XXXIe Congrès universel de la paix, Cardiff 1937 XXXIIe Congrès universel de la paix, Paris 1939 XXXIIIe Congrès universel de la paix, Zurich 400 Liste des annexes 1. La baronne de Suttner ............................................................................................................ 377 2. Carte du Moyen Orient au XIXe siècle .................................................................................. 378 3. Tableaux de Werestschagin (Verestchagine)......................................................................... 379 4. Tableau des confessions dans l’empire d’Autriche en 1857................................................... 380 5. Victor Hugo, « discours sur la misère » à l'Assemblée Nationale, le 9 juillet 1849............... 381 6. « Les femmes sont des personnes ». Devant le parlement à Ottawa ...................................... 384 7. Tournée de conférences aux USA .......................................................................................... 385 9. Caricatures. ............................................................................................................................ 387 10. Le manifeste du tsar (sa réception) ....................................................................................... 388 11. Liste des distinctions............................................................................................................. 389 12. Congrès de la paix de 1907................................................................................................... 391 13. Extraits du code civil ............................................................................................................ 392 14. Carl Spitzweg, der Sonntagspaziergang ............................................................................... 396 15. Proposition Moneta, Capper, Suttner.................................................................................... 397 16. Les congrès de la paix........................................................................................................... 398 401 BIBLIOGRAPHIE A. ŒUVRES DE BERTHA VON SUTTNER Nous avons essayé de donner un ordre chronologique des textes de Bertha von Suttner tels qu'ils ont été publiés dans les divers journaux et revues puis livres, voire recueils. Comme nous avons concentré notre travail sur les romans et nouvelles et que ceux-ci sont parus dans les revues comme romans feuilletons ou histoires à suivre, nous avons indiqué les numéros des revues et l'année. Nous avons indiqué en gras l'édition utilisée pour les citations. 1. Nouvelles brèves, historiettes 1878 Fächer und Schürze, Feuilleton, Pseudonyme B. Oulot, in die Presse, Wien. 1878 Meiner Ida (Aus einer Sammlung von « Briefen einer Mutter an ihre neuvermählte Tochter“, Extrait d'un recueil de « lettres d'une mère à sa fille fraichement mariée »), Pseudonyme B. Oulot, in Ueber Land und Meer, vol. 40/1878, N° 49, pp.1019-1020 et 51, p.1050ss, repris dans le Ein Manuskript, Leipzig, Friedrich, 1885. 1878 Närrisches Zeug (B. Oulot) in Ueber Land und Meer, 20.Jg, vol. 40/1878, N°49, p.1019-1020 et N° 51, p.1050 Bertha von Suttner Schmetterlinge Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 12-23. Fritz Decker (Hrsg) : Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 147-148 [extraits]. 1879 Ein Erinnerungsblatt (B. Oulot) In Ueber Land und Meer, 21.Jg, vol. 42/1879, N°45, p. 895-896. 1881 Aus der Gesellschaft, Blätter aus dem Tagebuch der Gräfin X., feuilleton à suivre, in Neue Illustrirte Zeitung, 1881, N°41ss. 1882 Ketten und Verkettungen. Novellette, pseudonyme ( B. Oulot ) In Die Gartenlaube, Illustrirtes Familienblatt, N°10, 11, 12, 13/1882. Verkettungen, Novellen, Leipzig, Friedrich, 1887, Verkettungen, Novellen, Dresden-Leipzig, E. Pierson, 1892. puis Ketten und Verkettungen – Donna Sol, zwei Novellen, Leipzig, Max Hesse (Hesse's Volksbücherei 133), 1904. Schriftstellerroman – Ketten und Verkettungen, Dresden, (1906-1907), E. Pierson, (Gesammelte Schriften Bd. 8, 1907). 1883 Donna Sol. Novelle. pseudonyme B. Oulot. in Über Land und Meer. Allgemeine illustrirte Zeitung, Nr. 50/1883), p. 993-995, N° 51 : p.1013-1015, N° 52, p. 1033-1038. Bertha von Suttner, Verkettungen, Novellen, Leipzig, Friedrich, 1887, p. 143ss. Bertha von Suttner, Verkettungen, Novellen, Dresden-Leipzig, E. Pierson's Verlag, 1892, p. 143ss. 402 Prochaska's illustrirte Monatsbände, 10.Jg. (1898/99), Bd. XI/1899, p.120-155 Bertha von Suttner, Ketten und Verkettungen – Donna Sol, zwei Novellen, Leipzig, Max Hesse (Hesse's Volksbücherei 133), 1904. Fritz Decker (Hrsg) : Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 74 [extraits]. Meister-Novellen neuer Erzähler, Leipzig, Max Hesse, 1907. 1883 Eine Geschichte von fünf Tauben, pseudonyme B. Oulot In Die neue Welt, Illustrirtes Unterhaltungsblatt für das Volk (Stuttgart), Bd. 8, N° 25, p.617-619 et 26 p. 641-642. Babies siebente Liebe und anderes. Neue Folge der 'Erzahlten Lustspiele'. Dresden, E. Pierson’s Verlag, p.43-76. Fritz Decker (Hrsg) : Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 178-179 [extraits]. 1884 Das Veilchen, In Die neue Welt, Illustrirtes Unterhaltungsblatt für das Volk (Stuttgart), Bd. 9, N° 20, p.474, 476-478, 480. 1884 Ziffern und Zahlen, (B. Oulot) In Über Land und Meer, Allgemeine illustrirte Zeitung,12.Jg.1884, Bd. 2: pp.11031104. 1884 Ein Treffer, Novelette (B. Oulot) In Über Land und Meer. Allgemeine illustrirte Zeitung, Nr. 52/1884), p.1017-1019. Bertha von Suttner Verkettungen, Novellen, Leipzig, Friedrich, 1887, p. 261ss. Bertha von Suttner Verkettungen, Novellen, Dresden-Leipzig, E. Pierson, 1892, p. 261ss. 1885 Ein beneidenswerthes Paar, pseudonyme B. Oulot in Illustrirte Zeitung, Leipzig, 1885 N° 2200 du 29 août 1885, p.216ss. München, 1885, Heinrichs. Bertha von Suttner, Phantasien über den Gotha, in Über Land und Meer, 1893. Bertha von Suttner, Phantasien über den Gotha, Dresden, E. Pierson, 1894, 250p. Bertha von Suttner, Phantasien über den Gotha Dresden, Leipzig, 21900, E. Pierson's Verlag. 1885 Norbert in Illustrirte Zeitung, Leipzig, 1885 N° 2175 du 7 mars 1885, p.244ss. in Illustrirte Zeitung, Novellen-Bibliothek, Sammlung ausgewählter Erzählungen, Leipzig, Weber, 1891, Bd. 1, p.101-116. Ein Weihnachtslustspiel (B. Oulot) In Ueber Land und Meer 55/1886, p. 229-231. Bertha von Suttner, Erzählte Lustspiele, Neues aus dem High Life, Dresden-Leipzig, 1889, E Piersons Verlag, p. 103ss. Träumereien über den Gotha, pseudonyme B. Oulot in Ueber Land und Meer 55/1886, p.462-463, 486-487, 507-508, Bd. 56/1886, p.834838, 854-858. 1886 1886 1887 Ariela, in Bertha von Suttner Verkettungen. Novellen, Leipzig, 1887, Friedrich, p.209ss. in Bertha von Suttner Verkettungen. Novellen, Dresden, Leipzig 21892, E. Pierson's Verlag, p. 209ss. Bertha von Suttner, Ariela, Berlin, Ed. Fischerinsel, 1990. Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 74-75 [extraits]. 403 1887 Brennende Liebe In die illustrirte Zeitung/Leipzig, 88. Jg., Nr7 du 13 mars 1887, p. 172-173. 1887 Ein Stück Leben, In Die Gesellschaft, 3. Jg/1887, pp.32-39, 93-105. in Bertha von Suttner, Verkettungen,Novellen, Leipzig, 1887, Friedrich, p. 107ss. in Bertha von Suttner, Verkettungen,Novellen, Dresden, Leipzig 21892, p. 107ss. 1887 Quitt, Novelette In die illustrirte Zeit (Berlin), XIV Jg., Nr 7 du 13 mars 1887, p. 103ss. 1887 Verkettungen. Novellen. Bertha von Suttner, Verkettungen,Novellen, Leipzig, 1887, Friedrich. Bertha von Suttner, Verkettungen,Novellen, Dresden, Leipzig 21892, E. Pierson's Verlag [Ketten und Verkettungen; Doras Bekenntnisse; Ein Stück Leben; Donna Sol;Ariela; Ein Treffer]. Ketten und Verkettungen. Novelette von B. Oulot in Die Gartenlaube, Illustrirtes Familienblatt (1882), Ein Stuck Leben, Novelle, in Die Gesellschqft 3 (1887). 1888 Am Hochzeitmorgen. Stimmungsbild In Universum, Dresden-Leipzig, 5. Jg 1888/1889, H.4, p. 212-214. In Phantasien über Gotha ou dans Noveletten ou Erzählungen de Bertha von Suttner et A.G. v. Suttner. 1889 Ermengildens Flucht In Bertha von Suttner, Erzählte Lustspiele. Neues aus dem High Life, [Franzl und Mirzl; Ein Weihnachtslustspiel; Der Klavierstimmer; Langeweile; Ermengilden's Flucht; Enthüllungen], Dresden, Leipzig, 1889, E. Pierson’s Verlag, p. 195ss. Erzählte Lustspiele in Moderne deutsche Verfasser, avec des commentaires de l'éditeur Otto Hoppe, Stockholm 1895. Bertha von Suttner, Franzl und Mirzl, Langeweile, Ermensgildens Flucht, erzählte Lustspiele, Leipzig, 1905, Max Hesse , (Hesses Volksbücherei 250/251), p.111-134. In Meisterwerke neuer Novellisitik, Bd. 8, Bertha von Suttner [Franzl und Mirzl, Langeweile; Ermengilden's Flucht] avec une introduction de W. Lennemann, Leipzig, 1907, Hesse & Becker, p.111-134. 1889 Enthüllungen, Novelle In Bertha von Suttner, Erzählte Lustspiele. Neues aus dem High Life, Dresden, Leipzig, 1889, E. Pierson’s Verlag, p. 227ss. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 81-82 [extraits]. 1889 Franzl und Mirzl, Novelle In Bertha von Suttner, Erzählte Lustspiele. Neues aus dem High Life, p.1ss. In Moderne deutsche Verfasser,Bd. 8, Leipzig, 1907, Max Hesses Verlag, p3-82.. In Meisterwerke neuer Novellisitik, Leipzig, 1907, Max Hesses Verlag, p.5-82. Bertha von Suttner, Franzl und Mirzl, Langeweile, Ermensgildens Flucht, erzählte Lustspiele, Leipzig, 1905, pp.1-78. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 80-81 [extraits]. 1889 Eine Geistergeschichte In Zur guten Stunde, 3. Jg , pp. 1011-1022. Bertha von Suttner Schmetterlinge, Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 43-65. 404 In Die Quelle, Monatsschrift für Literatur, Kunst und Theater (Leipzig) 4.Jg. 1910 N° 4. 1889 Der Klavierspieler, In Bertha von Suttner, Erzählte Lustspiele. Neues aus dem High Life, Dresden, Leipzig, 1889, E. Pierson’s Verlag, p. 131ss. 1889 Ein kleiner Roman auf der Treppe In Illustrirte Welt 37. Jg, 1889, p.528-544. 1889 Langeweile In Bertha von Suttner, Erzählte Lustspiele. Neues aus dem High Life, Dresden, Leipzig, 1889, E. Pierson’s Verlag, p. 159ss. In Bertha von Suttner, Franzl und Mirzl, Langeweile, Ermensgildens Flucht, erzählte Lustspiele, Leipzig, 1905, Max Hesse, (Hesses Volksbücherei 250/251), p.83-110. In Meisterwerke neuer Novellisitik, 1907, p.83-110. 1890 Brief an die Unglücklichen, Bertha von Suttner/ A.G. von Suttner, Erzählungen und Betrachtungen, Wien, 1890, Szelinski k.k. Universitätsbuchhandlung (Österr.- Ung. Volksbücher N°13), p. 20ss et p.28ss Bertha von Suttner Schmetterlinge Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag, p.214-221 et p.222-236 In Die Waffen nieder!, VI.Jg, 1897, Nr 5, p. 174-177 In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 152-153 [extraits] 1890 Die Braut et Gelogen, Erzählungen Bertha von Suttner/ A.G. von Suttner, Erzählungen und Betrachtungen, Wien, 1890, Szelinski k.k. Universitätsbuchhandlung (Österr.- Ung. Volksbücher N°13), p. 20ss et p.28ss Bertha von Suttner Schmetterlinge Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag, p.214-221 et p.222-236 1890 Die Dummheit, Bertha von Suttner/ A.G. von Suttner, Erzählungen und Betrachtungen, Wien, 1890, Szelinski k.k. Universitätsbuchhandlung (Österr.- Ung. Volksbücher N°13), p. 20ss et p.43ss 1890 Die lustigste Stadt der Welt, In Bertha von Suttner Doktor Hellmuts Donnerstage, In Leopold Katscher, Friedenstimmen, Leipzig, 1894, Ed. Wartigs Verlag In Bertha von Suttner, Krieg und Frieden, Erzählungen, Aphorismen und Betrachtungen, (Hrsg von Ludwig Katscher) Berlin, 1896, Rosenbaum&Hart, p.110-120. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 80-81 [extraits] 1890 Todes- und Lebensarten Bertha von Suttner/ A.G. von Suttner, Erzählungen und Betrachtungen, Wien, 1890, Szelinski k.k. Universitätsbuchhandlung (Österr.- Ung. Volksbücher N°13), p. 53-62 Bertha von Suttner Schmetterlinge Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag, p.237-346. 1891 Wie ich zu meiner Frau kam. Eine Weihnachtsgeschichte 405 In Illustrirte Zeitung (Leipzig), N° 2530 du 26 déc. 1891, p. 718ss. 1892 Es müssen doch schöne Erinnerungen sein! Wien, 1892, Berlin-Wiener Verlag, 67p. In Schweizerische Rundschau, (Zürich-Bern) Orell Füßli / A. Müller, 2. Jg 1892, p. 385-396 Dresden, 1895, W. Reuter (Reuter’s Bibliothek für Gabelsberger-Stenographen Bd. 96), 23p. In Bertha von Suttner, Krieg und Frieden, Erzählungen, Aphorismen und Betrachtungen, (Hrsg von Ludwig Katscher) Berlin, 1896, Rosenbaum&Hart, p.44-63. 1892 Ueber nichts und wieder nichts, in Freies Blatt : Organ zur Abwehr des Antisemitismus, (Wien) 1. Jg 1892 (Weihnachtsnummer). in Bertha von Suttner Schmetterlinge Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag, p.185-196. 1893 Dienstbotenroman in Illustrirter Ôsterreichischer Volkskalender, Wien, 49. Jg, 1893, Perles Verlag, p. 327. In Babies siebente Liebe und anderes. Neue Folge der 'Erzahlten Lustspiele'. Dresden, 1905, E. Pierson’s Verlag, pp.135-181. 1893 Ein Testament. In Neue freie Presse(Wien), 1893. In Die Waffen nieder! II. Jg 1893, N°3, p.100-102. In Leopold Katscher, Friedenstimmen, Leipzig, 1894, Ed. Wartigs Verlag. In Bertha von Suttner, Krieg und Frieden, Erzählungen, Aphorismen und Betrachtungen, (Hrsg von Ludwig Katscher) Berlin, 1896, Rosenbaum & Hart, pp.103-110. 1893 Dienstbotenroman. Nouvelle, dans Illustrirter Ôsterreichischer Volks-Kalender, 1893. 1893 Wehr Euch! Ein Mahnwort an die Juden, Berlin, Centralbuchhandlung. 1894 Ein altes Ehepaar, Nouvelle, in Illustrirter Osterreichischer Volks-Kalender, 8-30. 1893. 1894 Eine Enquete (Extrait de vor dem Gewitter) In Die Waffen nieder!, III.Jg 1894, N°1, p.12-15. In Bertha von Suttner, Krieg und Frieden, Erzählungen, Aphorismen und Betrachtungen, (Hrsg von Ludwig Katscher) Berlin, 1896, Rosenbaum&Hart, p. 120-127. In Leopold Katscher, Friedenstimmen, Leipzig, 1894, Ed. Wartigs Verlag, p.120-7 In Bertha von Suttner, Die Zukunft gehört der Güte, Wien, 1966, Sensen-Verlag. 1895 Scirocco und Bora. Originalnovelle. In Illustrirter Osterreichischer Volks-Kalender, 3-29. 1896 Krieg und Frieden. Erzählungen, Aphorismen, Betrachtungen. Rosenbaum und Hartung: Berlin. Zusammengestellt und herausgegeben von Leopold Katscher. Nachwort von Bertha von Suttner. [Extraits de Die Wqffen nieder, Vor dem Gewitter, Das Maschinenalter et des contributions aux magazines, ainsi que la nouvelle de guerre Es müssen doch schöne Erinnerungen sein]. 1896 Zweierlei Moral (Vortrag) In Neue Revue 5Wiener Literatur-Zeitung). VII. Jg 1896, Nr 14, p.407-411, Nr 15, p. 446-451. 406 In Bvs, Stimmen und Gestalten, Leipzig, 1907, Elischer Nachf., p. 53-69. 1896 Zwei Mädchen, Novelette In Schweizerische Rundschau, (Zürich-Bern : Orell Füßli/A. Müller) 6.Jg, 1896, p. 275-292. In Bertha von Suttner (Hrsg) : Frühlingszeit, eine Lenzes- und Lebensgabe, unseren erwachsenen Töchtern zur Unterhaltung und Belehrung gewidmet von den deutschen Dichterinnen der Gegenwart, Stuttgart, 1896, Süddeutsches Verlag-Institut, p.227-240 puis Berlin, 1906, Globus Verlag, pp. 227-240. 1897 Gott verzeihe ihr … Bertha von Suttner Schmetterlinge Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 24-32. In Die Waffen nieder! VI.Jg, 1897, N°3, p. 89- 92. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 148 [extraits] 1897 In ein Bad … Bertha von Suttner Schmetterlinge Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag, p. 161-174. 1897 In einer Salonecke Bertha von Suttner, Schmetterlinge Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag, p. 33-42. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 149 [extraits]. 1897 Die Liebe in Briefen Bertha von Suttner, Schmetterlinge Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 113-124. 1897 Neujahr In Bertha von Suttner Schmetterlinge, Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 197-205. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 152 [extraits]. 1897 Eine Neujahrphantasie In Bertha von Suttner Schmetterlinge, Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 152-160. 1897 Die Schmetterlinge In Bertha von Suttner Schmetterlinge, Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 1-11. 1897 Si vis pacem … (1897) Meisternovellen deutscher Frauen, Ernst Brausewetter Hrsg), Berlin, 1897, Verlag nicht bekannt, p. 327-335. 1897 Ueber-Ueber In Bertha von Suttner Schmetterlinge, Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 175-184. 1897 Ein Universalmensch In Bertha von Suttner Schmetterlinge, Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 142-151. 1897 Veilchenball (Erinnerungen an Paris 1887) 407 In Bertha von Suttner Schmetterlinge, Novelletten und Skizzen, Dresden, 1897, E. Pierson's Verlag p. 79-91. 1899 Ku-i-kuk. Niemals eine Zweite Berlin- Eisenach- Leipzig, 1899, H. Hillger (Kürschners Bücherschatz, N°150), 128p. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 83 [extraits] Leipzig, 1913, Reclam Verlag (RUB 5568), 111p. 1899 Verheißung In Wiener Almanach, 8. Jg., 1899, p.31ss. 1900 Die Haager Friedenskonferenz, Tagebuchblätter, Dresden, Leipzig, E. Pierson's Verlag. 1902 Eine Parabel. Fragment aus einem unveröffentlichten Roman, Schroeter, Timon (Hrsg.) : Für unser Heim, Leipzig, Verlag J.J. Weber, p. 350-351. 1903 Marthas Kinder, eine Fortsetzung zu „Die Waffen nieder!“, Dresden, Leipzig, E. Pierson’s Verlag. 1905 Briefe an einen Toten, Dresden, Leipzig, E. Pierson’s Verlag. 1905 Babies siebente Liebe und anderes. Neue Folge der Erzählten Lustspiele, Dresden, 1905, E. Pierson’s Verlag, pp.1-42 [Nouvelles: Babies siebente Liebe; Eine Geschichte von fünf Tauben ;Musikalische Theorien ; Dienstbotenroman, Eine Frau, die sich den Hof machen lässt, "Nur", Stilproben, ein literarischer Scherz.]. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 179 [extraits]. 1905 Eine Frau, die sich den Hof machen lässt, In Babies siebente Liebe und anderes. Neue Folge der 'Erzahlten Lustspiele'. Dresden, 1905, E. Pierson’s Verlag, pp.183-211. 1905 Musikalische Theorien, In Babies siebente Liebe, voir ci-dessus, pp.77-134. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 178 [extraits]. 1905 Nur In Babies siebente Liebe, voir ci-dessus, pp.213-255. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 179-180 [extraits]. 1905 Stilproben, ein literarischer Scherz In Babies siebente Liebe, voir ci-dessus, pp.257-367. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 180-181 [extraits]. 1907 Brief an die Unglücklichen; Die Braut, Stimmungsbild; Gelogen, Novellette;Die Dummheit;Todes - und Lebensarte, dans Osterr.-Ungar. [so] Volksbücher. Nr. 13, [1907] Wien. 2. Romans et nouvelles longues 1882 Hanna, Roman, pseudonyme B. Oulot 408 In Deutsche Roman Bibliothek zu Über Land und Meer, 10. Jg 1882, Bd. 1 p. 513517, 537- 549, 561-572, 585-595, 609-623 ; Bd. 2: p. 633-643, 668-671, 698-704. Buchausgabe, Dresden und Leipzig, E. Pierson's Verlag, 1894, 396p. In Fritz Decker (Hrsg) : Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 137-141 [extraits]. 1883 Inventarium einer Seele, pseudonyme B. Oulot Leipzig, Wilhelm Friedrich, 392p. In Die Gesellschaft, 1. Jg 1885, p. 68-70, extrait sous le titre « Die Fürstin Kathi ». Leipzig, 1888, Friedrich, II. verbesserte Auflage, 366p. Leipzig-Dresden, 1888, E. Pierson’s Verlag, II. verbesserte Auflage, VIII et 366 p. Bertha von Suttner, 1892, E. Pierson’s Verlag, III. verbesserte Auflage, VIII et 366 p. Dresden, 1904, E. Pierson's Verlag, (neudurchgesehene Auflage), VI u 455 p. In Fritz Decker (Hrsg) : Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 1-30 [extraits]. Gesammelte Schriften, Bd. 6, Dresden, (1906-1907), E. Pierson's Verlag, 375p. 1884 Ein schlechter Mensch, Novelle, von Bertha Freiin von Suttner. In Neue Illustrirte Zeitung, Jg. 12, N° 50 /1884, p. 39-51 et nombreuses parutions, Hg.: Karl Emil Franzos. Wien, Leipzig, München, 1885, Heinrichs, 247 p., Dresden, 1907, E. Pierson's Verlag, Gesammelte Schriften, Bd. 3, p. 231-343 und Bd. 4, p.1- 112, 223p. In Fritz Decker (Hrsg) : Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p.30-40 [extraits]. Bertha von Suttners Werke in Volksausgaben, Berlin, 1909, Verlag Berlin-Wien, p. 231-343, et p. 1-112, (réimpression en édition populaire des oeuvres complètes). 1885 Daniela Dormes. Roman, pseudonyme B. Oulot in Deutsche Roman Bibliothek zu Ueber Land und Meer, 13. Jg, Nr. 18 /1885, p. 409-415, 433-441, 457-465, 481-491, 505-519, 537-545, 566-573, 592-599, 616-621. Als Bertha von Suttner, München, Heinrichs, 1886, 315p. Dresden, Leipzig, 21900, E. Pierson's Verlag, 320p. Dresden, 1907, E. Pierson's Verlag in Gesammelte Schriften Bd. 7, 341p. Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 41-48 [extraits]. 1885 Trente-et-Quarante, Eine Spielbadgeschichte, pseudonyme B. Oulot in Deutsche Roman Bibliothek (Stuttgart) zu Ueber Land und Meer, 13. Jg./ 1885, Bd. 2, p. 961-967, 985-992, 1009-1015, 1033-1036, 1057-1062, 10941096, 1122-1124, 1146-1151, 1172-1176, 1196-1200, 1221-1224, 1247-1252. Dresden, Leipzig, E. Pierson's Verlag, 1893, 303 p. Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 153-154 [extraits]. 1885 Ein Manuscript, pseudonyme B. Oulot, Leipzig, Friedrich, 217p. Dresden- Leipzig 21892, 31895, E. Pierson's Verlag, 247p. Dresden, 1907, E. Pierson's Verlag in Gesammelte Schriften Bd. 3. Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 41-48 [extraits]. 1886 Es Löwos. Eine Ehestandsgeschichte pseudonyme B. Oulot. (Tiflis) In Die Gesellschqft, 2. Jg/1886, Bd1, p.257-276, 325-338. 409 Es Löwos. Eine Monographie, in Deutsche Blatter 3. Jg/1889, p. 212-219, 241-249, 276-281, 289-294. Dresden, Leipzig, 1894, 21899, E. Pierson's Verlag, 139p. Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 82-83 [extraits]. Dresden, 1907, E. Pierson's Verlag in Gesammelte Schriften, Bd. 1. 1886 High-life, pseudonyme B. Oulot, München, Heinrichs, 312p. Bertha von Suttner, High Life, Dresden-Leipzig, Wien, E. Pierson’s Verlag, 1902, puis 1906 dans Gesammelte Schriften, Bd. 1. 2 1896, 1887 Doras Bekenntnisse, In Bertha von Suttner, Verkettungen, Novellen, Leipzig, 1887, Friedrich, p. 51ss In Bertha von Suttner, Verkettungen, Novellen, Dresden, Leipzig, E. Pierson’s Verlag, 2 1892, p. 51ss in Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 72-74 [extraits] Bertha von Suttner, Ariela, Doras Bekenntnisse,Berlin, Ed. Fischerinsel, 1990, p. 4795. 1887 Ariela, in Bertha von Suttner Verkettungen. Novellen, Leipzig, 1887, Friedrich, p.209ss in Bertha von Suttner Verkettungen. Novellen, Dresden, Leipzig 21892, E. Pierson's Verlag, p. 209ss Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 74-75 [extraits] Bertha von Suttner, Ariela, Doras bekenntnisse, Berlin, Ed. Fischerinsel, 1990, p. 544 1888 Schriftsteller-Roman. Dresden, Leipzig, 1888, E. Pierson's Verlag, 351p., 21898. In Deutsche Schriftsteller-Zeitung, IV. Jg 1888, p. 29-40. Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 75-80 [extraits]. Dresden, 1907, E. Pierson's Verlag in Gesammelte Schriften, Bd. 8. 1889 Das Maschinenalter. Zukunftsvorlesungen über unsere Zeit, pseudonyme Jemand, Zurich, Verlags-Magazin, J. Schabelitz: 21891. Dresden, Leipzig, Wien, 1893, 31895, E. Pierson’s Verlag Bertha von Suttner, Das Maschinenalter, Dresden, Leipzig, E. Pierson, 31899, Nouvelle édition : Zwiebelzwerg Reprint: Düsseldorf, 1983. 1889 Die Waffen nieder! Eine Lebensgeschichte, 2 Bde, E. Pierson’s Verlag : Dresden, Leipzig 1889; 331904, 371905,401917. Abdruck in Vorwärts (1892) [August September]. Hg. Wilhelm Liebknecht, Volksausgabe Berlin, 1896. Bearbeitungen : Marthas' Tagebuch. Nach dem Roman Die Waffen nieder! von Bertha von Suttner für die reifere Jugend bearbeitet von Hedwig Gräfin Pötting7, E. Pierson: Dresden, Leipzig und Wien 1897. Die Waffen nieder! Drama in drei Akten nach Bertha von Suttner. Autorisierte Bearbeitung von Karl Pauli. Halle. Neuausgaben: Die Waffen nieder! Roman, Javorsky, Wien 1966. Gerstenberg Verlag: Hildesheim 21977. Mit einem Geleitwort von Willy Brandt und einer Einführung von Friedrich Heer. Knaur TB 1017: München o.J. (Nachdruck vom Gerstenberg Verlag, Hildesheim). 410 Die Waffen nieder! Eine Lebensgeschichte, Verlag der Nation: Berlin, DDR, 1990. Hg. und mit einem Nachwort versehen von Sigrid und Helmut Bock. 1891 Doktor Hellmuts Donnerstage, Milwaukee, Wiscontee. Freidenker Publishing & Co, 1891, 179 p. Dresden-Leipzig, E. Pierson’s Verlag, 1892, 202 p. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 125-137 [extraits]. 1892 Eva Siebeck, Dresden, E. Pierson’s Verlag, 396p. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 143-147 [extraits]. Gesammelte Schriften in 12 Bände, Bd. 2, Dresden, E. Pierson's Verlag, 280 p. 1892 An der Riviera, roman en deux volumes, Mannheim, J Bensheimer, 256 p, Repris sous le titre La Traviata, Dresden, Pierson, (1898). 1893 Im Berghause. Novelle, Berlin, Albert Goldschmidt, (Goldtschmidts Bibliothek für Haus und Reise Bd. 81), 3 1900, 121 p. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1908) E. Pierson's Verlag, p. 137 [extraits]. 1893 Die Tiefinnersten. Roman, E. Pierson’s Verlag, Dresden, Leipzig. 1894 Vor dem Gewitter. Roman, Wien, 1894, Breitenstein, Verlag der Literarischen Gesellschaft, 369 p. In Leopold Katscher, Friedenstimmen, Leipzig, 1894, Ed. Wartigs Verlag, p. 271ss (extraits). Dresden, 1903, E. Pierson’s Verlag, 399 p. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p143-147 [extraits]. In Bertha von Suttner, Die Zukunft gehört der Güte, Wien, 1966, Sensen-Verlag, (extraits) 1896 Einsam und arm. Roman, In Deutsche Roman-Bibliothek, Jg. 24, Nr. 11. E. Pierson: Dresden, Leipzig, Wien 1896.10 1896 ‚Wohin?’ Die Etappen des Jahres 1895, Berlin, Gutenberg. 1898 Schach der Qual. Ein Phantasiestuck. E. Pierson: Dresden, Leipzig.246p. 1898 La Traviata, (Nouvelle version de An der Riviera) Dresden, ) E. Pierson's Verlag, 347 p. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 121-122 [extraits]. Gesammelte Schriften in 12 Bände, Bd. 5, Dresden, E. Pierson's Verlag, 343 p. 1899 Ku-i-kuk. Niemals eine Zweite Berlin- Eisenach- Leipzig, 1899, H. Hillger (Kürschners Bücherschatz, N°150), 128 p. In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 83 [extraits]. Leipzig, 1913, Reclam Verlag (RUB 5568), 111 p. 1903 Martha's Kinder. Eine Fortsetzung zu "Die Waffen nieder" Dresden, Leipzig, E. Pierson. . 1905 Briefe an einen Toten, Dresden, E. Pierson. 411 1907 Gesammelte Schriften, E. Pierson: Dresden o.J. [1907] 12 Bde. 1907 Bilder und Stimmen, recueil d’articles divers Leipzig, Elischer Nachfolger, VII et 202 p. 1909 Memoiren Stuttgart-Leipzig, Deutsche verlags-Anstalt, 553 p. Graz-Wien, stiasny-Verlag (stiasny-Bücherei Bd 67) In Beatrix Kempf, Bertha von Suttner, das Lebensbild einer grossen Frau, Wien, 1964, österreichischer Bundesverlag, (extraits). In Brinker-Gabler (Hrsg), Kämpferin für den Frieden, Bertha von suttner, p.161-200 1910 Der Menschheit Hochgedanken. Roman aus der nächsten Zukunft,. Berlin, Wien und Leipzig, Verlag der Friedenswarte: o.J. [1910] 3. Écrits sur Paix, Guerre, désarmement 1890 Ewiger Krieg, (Im Anschluß an Bernhard Kießling, EwigerKrieg, 1890, in die Gesellschaft, 6. Jg 1890, p.734-741. 1896 Wohin? Die Etappen des Jahres 1895, Berlin, Gurenberg (Publikationen des deutschen vereins für internationale Friedenspropaganda, Bd III) VII u. 134p. 1896 Einleitung und Chronik der Friedensbewegung 1892/1896, in K. P. Arnoldson, Pax mundi, eine historische darstellung der bestrebungen fur gesetz und Recht zwischen den Völkern, Stuttgart, Strecker & Moser, p. XXI-XXIV et 169-203. 1896 Réveillère, …L’Europe-Unie, récension, in Die Waffen nieder, V. Jg, 1896, Nr 12, p.654. 1899 Herrn Dr Carl Freiherrn von Stengels und anderer Argumente für und wider den Krieg, hrsg von Bertha von Suttner , Wien –Dresden 1899, E. Pierson's Verlag, 24 p. 1900 Die andere Glocke : Kommentar zu graf Bülows Flottenrede Dresden, E. Pierson, 42p. Nendeln, 1976, Reprint. 1900 Krieg und Frieden, Conférence du 05.02.1900, tenue à Munich Munich, A. Schupp, 45p. In Eva Kaufmann (Hrsg), Herr im Hause, Prosa von Frauen zwischen Gründerzeit und erstem Weltkrieg, Berlin, 1989, Verlag der Nation [extraits] 1900 Die Haager Friedenskonferenz, Tagebuchblätter. Dresden-Leipzig, E. Pierson, VII, 311 u LIX S . In Fritz Decker (Hrsg), Gedankenheer aus Bertha von Suttners Werken, Dresden (1906) E. Pierson's Verlag, p. 181-184 [extraits]. Düsseldorf, 1985, Zwiebelzwerg-verlag, VII, 311 u LIX S. 1902 Johann von Bloch und sein werk. Gedenkblatt zur Einweihung des internationalen Kriegs- und Friedensmuseums in Luzern, Luzern, Gutenberg, 1902. 1904 Der Krieg und seine Bekämpfung,Berlin, Verlag Continent (Broschüren-Folge ‚Continent’ Nr 6), 32p. 412 1905 Der Frauenweltbund und der Krieg, Berlin, Vossische Buchhandlung, 72p. 1906 Randglossen zur Zeitgeschichte. Das Jahr 1905, Kattowitz, Siwinna, 62p. In Gesammelte Randglossen aus Die Friedenswarte 1905. 1907 Randglossen zur Zeitgeschichte. Das Jahr 1906, Kattowitz, Phönix, 88 p. in Gesammelte Randglossen aus die Friedenswarte 1906. 1907 Zur nächsten intergouvernementalen Konferenz im Haag, berli,;W Süsserott,19p. 1907 Stimmen und Gestalten, Leipzig, Verlag von B. Elischer Nachfolger. 1909 Memoiren, Stuttgart, Leipzig, Deutsche Verlags-anstalt, 1909 Rüstung und Überrüstung, Berlin, Hesperus, 71p. 1910 Die Frauen und der Völkerfriede, Stockholm, 1911 Der Menschheit Hochgedanken, Roman aus der nächsten Zukunft, Berlin, Wien, Leipzig, Verlag der Friedenswarte. 1912 Aus der Werkstatt des Pazifismus, Wien-Leipzig, Hugo Heller & Cie, 55p. In Brinker-Gabler (Hrsg), Kämpferin für den Frieden, Bertha von Suttner, p.148- 151. 1912 Die Barbarisierung der Luft, Berlin, Verlag der Friedenswarte, (Internationale Verständigung),Heft 6, 32p. Zürich, Orell Füssli, (Internationale Verständigung),Heft 6, 32p. Zürich, Orell Füssli, 1916, (Internationale Organisation),Heft 6, 32p.204-206 In Brinker-Gabler (Hrsg), Kämpferin für den Frieden, Bertha von suttner. 1917 Der Kampf um die Vermeidung des Weltkrieges, randglossen aus zwei Jahreszehnten zu den Zeitereignissen vor der katastrophe, (1892-1900 und 1907-1914), (Dr Alfred H. Fried Hrsg), Zürich, Orell Füssli, 2Bd. In Beatrix Kempf, Bertha von suttner, das Lebensbild einer grossen Frau, Wien, 1964, österreichischer Bundesverlag, (extraits. In Brinker-Gabler (Hrsg), Kämpferin für den Frieden, Bertha von Suttner, p.161-200 4. Œuvres complètes ou recueils 1906 1907 Bertha von Suttners Gesammelte Schriften, 12 Bände, Dresden, E. Pierson's Verlag,(auch in 60 Lieferungen) Bd. 1 : Introduction par Leopold Katscher High Life, Es Löwos,357p. Bd. 2: Eva Siebeck, 280p. Bd. 3: Ein Manuskript,(p. 1-229), Ein schlechter Mensch,(p.231-343) Bd. 4: Ein schlechter Mensch,(3-112), Phantasien ùber den 'Gotha', (p.117-328) Bd. 5: La Traviata, Donna Sol,343p. Bd. 6: Inventarium einer Seele, 375p. Bd. 7: Daniela Dormes, Franzl undMirzl,341p. Bd. 8: Schriftsteller-Roman, Ketten und Verkettungen,305p. Bd. 9: Einsam und arm, Ariela, 283p. Bd. 10: Schach der Qual, 224p. Bd. 11: Die Waffen nieder!, 522p. Bd. 12: Die Waffen nieder, Fortsetzung, Martha's Kinder, 350p. 413 1909 Bertha von Suttners Werke in Volksausgaben, Berlin, Verlag Berlin-Wien, p. 231343, et p. 1-112, réimpression en édition populaire des oeuvres rassemblées de 1907. 5. Recueils ou extraits divers 1894 Leopold Katscher, Friedenstimmen, Leipzig, Ed. Wartigs Verlag. 1896 Bertha von Suttner, Krieg und Frieden, Erzählungen, Apho