L`expressivité de n`importe quel
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L`expressivité de n`importe quel
L’expressivité de n’importe quel∗ Sandrine Pescarini Nancy-Université – UMR 7118 (ATILF) Les déterminants peuvent jouer un rôle sur l’expressivité d’une phrase. Nous prouvons cela avec l’analyse de n’importe quel. Ce déterminant peut revêtir trois valeurs interprétatives : l’élargissement, l’indifférence et la dépréciation. L’élargissement du domaine de la quantification est sa valeur sémantique de base, alors que l’indifférence et la dépréciation sont des valeurs sémantico-pragmatiques. Ces deux dernières sont qualifiées d’expressives, car elles expriment une attitude ou un sentiment. Toutefois, les valeurs expressives ne font pas partie de la valeur sémantique de base de n’importe quel ; c’est l’interaction entre l’élargissement et les éléments du contexte (négation, connotation d’un item lexical, échelle de valeurs) qui les fait ressortir. D’autres éléments de la série n’importe qu-, dont les pronoms n’importe qui et n’importe quoi, permettent l’expression d’une dépréciation qui a la possibilité d’être plus marquée que celle du déterminant. 1. Introduction Le but de cette contribution est de montrer que certaines catégories syntaxiques, autres que celles habituellement concernées par l’expressivité, peuvent également être touchées par ce phénomène. Il est fait référence à la classe des déterminants. Pour démontrer cela, nous allons analyser le déterminant indéfini n’importe quel à l’aide d’exemples issus d’un corpus diachronique relevé dans Frantext. Suite à cette analyse, il apparaît que le déterminant n’importe quel peut exprimer en plus de sa valeur sémantique de base, d’autres valeurs interprétatives. Avant de définir les différentes valeurs interprétatives de ce déterminant, en particulier celles concernées par l’expressivité, nous proposons un bref aperçu de la façon dont n’importe quel s’est construit et est devenu déterminant. Puis, nous comparons l’expressivité de n’importe quel avec celle de n’importe qui et n’importe quoi. 2. N’importe quel et expressivité Dans cette section, nous définissons la notion de déterminant à choix libre. Puis, nous détaillons la formation de n’importe quel. Ensuite, nous indiquons les valeurs que n’importe quel peut exprimer et nous recensons les contextes expressifs dans lesquels n’importe quel peut être employé. * Je tiens particulièrement à remercier Iléana Comorovski pour ses nombreuses remarques constructives. Cahiers de linguistique de Toronto, volume 33 © Sandrine Pescarini, 2010 SANDRINE PESCARINI 2.1. N’importe quel et choix libre N’importe quel appartient à la classe des déterminants, car il se place en position initiale du syntagme nominal (SN) et s’accorde en genre et en nombre avec le nom de ce SN. Ce déterminant indéfini exprime le libre choix du référent du SN. Un déterminant à choix libre indique le choix indiscriminé d’un référent parmi un ensemble d’individus possibles. Une série indéfinie d’individus peut être associée au contenu descriptif du nom. Si C représente l’ensemble dénoté par le SN, n’importe quel permet de choisir un individu de C et celui-ci, comme tous les autres individus de C, possède la propriété exprimée par le prédicat verbal. Dans (1), si c est un individu qui a la propriété de faire partie de la classe des chats C, alors celui-ci aura la propriété de chasser les rongeurs. (1) N’importe quel chat chasse les rongeurs. Selon Jayez et Tovena (2005 : 24), les emplois à choix libre sont caractérisés par la nonindividuation ; ce terme signifie qu’il y a une absence de spécification d’un ou de plusieurs référents potentiels. Muller (2006 : 17) préfère le terme de non-spécification à celui de non-individuation. 2.2. La lexicalisation de n’importe quel N’importe quel est un indéfini qui est apparu assez récemment dans le lexique français. Il est employé à partir du début du 19ème siècle. Son avènement est le résultat d’un processus de lexicalisation. Les notions de lexicalisation et grammaticalisation étant fortement discutées, nous précisons que nous adoptons la définition de la lexicalisation proposée par Prévost et Fagard (2007 : 4). La lexicalisation est considérée comme étant le processus qui a pour résultat l’émergence de tout nouveau terme. En effet, quel que soit le processus de formation de ce terme et quel que soit le résultat de ce processus, item appartenant à une catégorie lexicale ou grammaticale, il s’agit du fruit d’une lexicalisation. La compositionnalité, même si elle n’est pas totale, est entrée dans le processus de formation de n’importe quel. Ce déterminant est passé par plusieurs phases pour arriver à sa construction actuelle. Il a connu quatre étapes d’évolution majeures : La première étape correspond à la forme du verbe importer, apparu dans le lexique français en 1536, conjugué à la troisième personne du singulier, au présent : importe. Ce verbe conjugué est l’élément principal de la construction de n’importe quel. Dans le corpus étudié, le premier emploi, reproduit sous (2), est daté de 1553. Importe apparaît avec un sujet personnel. (2) j’ay à vous advertir d’aucune chose que beaucoup vous importe (Claude De Taillemont, "Discours des Champs faëz. A l’honneur, et exaltation de l’Amour et des Dames", 1553) C’est cette forme verbale qui a été retenue pour la formation de n’importe quel, car il s’agissait de la forme la plus employée. Peu de temps après, en 1592, la particule négative n’ peut s’employer devant importe. Cette forme, n’importe, qui a la possibilité d’apparaître accompagnée d’un sujet impersonnel, représente la deuxième étape de construction de n’importe quel. N’importe apparaît dans des locutions avec un sujet impersonnel facultatif. Celles-ci expriment l’indifférence du locuteur par rapport au fait qui vient d’être énoncé. (3), où le sujet impersonnel n’est pas utilisé, et (4) représentent des exemples de la deuxième étape. (3) S’il me messied à moy, comme je le croy, n’importe : il peut estre utile à quelque autre. (Michel De Montaigne, "Essais : t. II ", 1592) 2 L’EXPRESSIVITE DE N’IMPORTE QUEL (4) Il n’importe pas seulement qu’on voye la chose, mais comment on la voye. (Michel De Montaigne, "Essais : t. I ", 1592) La troisième étape correspond à la forme suivante : n’importe + préposition + quel + N. Cette construction apparaît dans le corpus en 1604. Sous (5), il y a l’emploi de la préposition par et sous (6), en. D’autres prépositions pouvaient être employées : dans, sur, à, de, avec, chez, pour, vers et sous. (5) Andromache : - Qu’il se reserve encore à leur donner la chasse. Priam : - Peut estre à coüardise il seroit imputé. Andromache : - N’importe par quel prix, mais qu’il soit racheté. Priam : - Mais quel esprit constant consentira de faire Un vray mal pour un bien à peine imaginaire ? (Antoine De Montchrestien, "Hector", 1604) (6) Un jour, dit un auteur, n’importe en quel chapitre, deux voyageurs à jeun rencontrerent une huistre. (Nicolas Boileau-Despréaux, "Épistres : 1670-1698", 1698) Lors de la quatrième étape, il s’opère un glissement de la préposition. Celle-ci, qui était positionnée entre n’importe et quel, se déplace avant n’importe : (préposition) + n’importe + quel + N, comme nous le voyons dans (7). Béguelin (2002 : 3) propose que n’importe est passé de verbe avec un statut régissant à un élément permettant la formation de déterminants complexes ou de locutions adverbiales. N’importe quel devient ainsi un déterminant à part entière au début des années 1800. (7) Cependant, partout où j’allais, au Prado, au Buen Retiro, dans n’importe quel autre lieu public, un homme me suivait, dont les yeux vifs et perçants semblaient lire dans mon âme. (Jean Potocki, "Manuscrit trouvé à Saragosse", 1815) Par la suite, n’importe quel est utilisé dans des phrases où il n’est pas nécessaire que le verbe soit suivi d’une préposition : (8) […] commandé aussi des boutons d’acier fin ciselé pour un gilet de velours noir, sublime invention qui doit me faire plus d’honneur que n’importe quelle découverte scientifique (Jules Barbey D’aurevilly, "Memorandum (Premier)", 1838) Si nous décomposons sa forme finale, il s’avère qu’initialement n’importe quel est formé compositionnellement : le clitique négatif n’, suivi du verbe importer et de l’interrogatif quel. Depuis le moment où n’importe quel a commencé à fonctionner comme un déterminant à part entière, le sens de certains éléments qui composent ce déterminant n’est plus considéré. En effet, n’ a perdu son sens négatif. Cela peut se démontrer en paraphrasant les propositions contenant n’importe quel à l’étape 3 et à l’étape 4. Ces paraphrases montrent que n’ a perdu son sens négatif lors de son ultime étape de transformation : (6)’. il n’importe pas en quel chapitre [cela se passe]. (8)’. sublime invention qui doit me faire plus d’honneur que toute découverte scientifique. 3 SANDRINE PESCARINI Dans (6’), la négation doit être utilisée pour que la phrase soit correcte, contrairement à (8’). Dans cette dernière, il n’y a aucune forme négative. N’importe quel a un sens proche de tout. Dans (6), cela n’est pas le cas ; il n’est pas possible de paraphraser n’importe en quel chapitre par tout chapitre. D’ailleurs, n’importe + préposition + quel ne forme pas un seul constituant. Son découpage syntaxique est le suivant : (6)''. [[n’importe]V [en [quel N] SN] SP] SV. Importe est une forme verbale et n’ est une négation. Il est impossible de découper n’importe quel dans (8) de cette façon. Suite à cette rapide description de la formation de n’importe quel qui s’avère nécessaire quant à la manifestation de l’expressivité, nous présentons les valeurs interprétatives de ce déterminant. 2.3. Les différentes valeurs interprétatives de n’importe quel N’importe quel peut exprimer trois valeurs interprétatives différentes. La première que nous détaillons est l’élargissement, car il s’agit de sa valeur sémantique de base. Par valeur sémantique de base, nous entendons la valeur que n’importe quel revêt indépendamment du contexte. La notion d’élargissement correspond au terme widening, utilisé par Kadmon et Landman (1993 : 361). En appliquant cette notion à un SN de la forme n’importe quel N, on élargit la dénotation du N à un ensemble maximal, au lieu de considérer que le N dénote un ensemble restreint, donné par le contexte. La fonction de l’élargissement est d’inclure dans le domaine de la quantification des entités qui ne seraient pas normalement prises en considération dans le cas d’un simple SN indéfini introduit par l’article indéfini un. Cette notion a été développée par Vlachou (2007 : 115). Dans (9), n’importe quel exprime l’élargissement, on élargit l’ensemble des types de froments et de légumes à un ensemble maximal. On en inclut certains auxquels on ne penserait pas normalement. (9) ils verraient ma récolte, et se dépêcheraient de suivre mon exemple ; car, je vous le répète, cette plante rapporte cinq et six fois plus que n’importe quel froment ou légume. Ses racines sont grosses comme le poing, excellentes à manger, très saines et très nourrissantes. (Emile Erckmann et Alexandre Chatrian, "Histoire d’un paysan", 1870) A côté de cette valeur sémantique de base, les deux autres valeurs interprétatives que n’importe quel peut exprimer sont l’indifférence et la dépréciation. Elles montrent l’attitude de l’énonciateur et / ou de l’agent de l’action dans la phrase envers le référent du SN. L’attitude d’indifférence apparaît lorsque deux conditions sont remplies. Il faut qu’il y ait : 1. une manifestation du locuteur dans la phrase ET 2. la possibilité d’inférer une échelle de valeurs. La présence du locuteur ne suffit pas à l’expression de l’indifférence, il est nécessaire qu’il y ait la présence d’une échelle. Par le terme assez vaste de locuteur, nous considérons l’énonciateur du texte ou un personnage du texte qui s’exprime ou encore qui a une attitude du type considérer, penser, décider. L’indifférence découle de l’élargissement. En effet, l’élargissement peut donner lieu à l’indifférence, car il permet un choix de référence plus grand. Le choix n’est donc pas important. Comme n’importe quel est un item lexical, sa caractérisation est sémantique, donc elle se fait en termes d’élargissement. Mais il est possible d’inférer une valeur pragmatique. Dans ce cas, nous 4 L’EXPRESSIVITE DE N’IMPORTE QUEL sommes face à l’indifférence. L’indifférence est une valeur pragmatique dérivée de l’élargissement, qui est purement sémantique. L’indifférence apparaît dans (10). (10) […] elle avait mangé de la vache enragée, elle se serait fait couper un bras et même hacher menu pour nous, elle aurait pris n’importe quel travail pour s’en sortir, elle aurait fait des ménages. (Anne-Marie Garat, "Dans la pente du toit", 1998) L’échelle de valeurs qui est sous-entendue est celle de la pénibilité. Toutefois, dans cet exemple, on a clairement tendance à tendre plutôt vers le plus pénible que vers le moins pénible. De ce fait, une autre valeur est exprimée : la dépréciation. Cela est renforcé par la présence d’une énumération d’éléments pénibles. Pour la dépréciation, nous adoptons la définition de Vlachou (2007 : 135), qui la nomme lowlevel. Il s’agit de la caractérisation d’une entité comme étant au-dessous d’une norme. Vlachou remarque que la pragmatique du contexte doit être compatible avec cette caractérisation pour que la dépréciation puisse être exprimée. Muller (2006 : 14) considère également cette valeur qu’il appelle "sens discriminant" de n’importe quel. L’exemple suivant ne contient que de la dépréciation : (11) Il ferait bien mieux, crois-moi, de se dépêcher de finir sa thèse et de se faire nommer n’importe où, dans n’importe quel trou… (Nathalie Sarraute, "Le Planétarium", 1959) Parmi les trois valeurs interprétatives de n’importe quel, deux sont concernées par l’expressivité. Il s’agit de la dépréciation et de l’indifférence. Nous considérons que l’expressivité a lieu lorsque n’importe quel peut exprimer d’autres valeurs que sa valeur sémantique de base ; des valeurs qui sont de nature pragmatique. L’expressivité, véhiculée à travers ces valeurs, se manifeste sans qu’il y ait intervention de la notion d’écart. En effet, l’expressivité va généralement de pair avec une opposition de formes : une forme est neutre et une autre forme, qui a un certain degré d’atypicité, est plus expressive. Pourtant, n’importe quel ne peut être mis en contraste avec une autre forme. L’expressivité est considérée ici comme le phénomène qui donne à un terme une valeur connotée par rapport à sa valeur sémantique de base et qui peut exprimer une attitude, voire une émotion. L’expressivité est une notion sémantico-pragmatique. En effet, en plus du sens littéral d’une phrase exprimée par le locuteur, il faut considérer le sens que le locuteur veut donner à cet énoncé. Ce sens n’est pas forcément visible au sein de la phrase. Il est nécessaire de tenir compte du contexte dans lequel elle est produite. C’est l’interprétation du terme dans un contexte donné qui a pour résultat l’expressivité. L’expressivité de n’importe quel ne peut apparaître dans tous les types de phrases. Certains contextes la favorisent. 2.4. Les contextes dans lesquels l’expressivité apparaît Les facteurs qui donnent lieu à la dépréciation et à l’indifférence sont divers. A l’étude du corpus, une première constatation ressort : la polarité de la phrase, affirmative ou négative, dans laquelle n’importe quel est employé joue un rôle important quant à l’expressivité. En effet, la négation favorise l’apparition de la dépréciation. Dans les deux sous-parties suivantes, il est détaillé quelles formes revêt l’expressivité dans les phrases négatives, puis dans les phrases affirmatives. 2.4.1. La phrase négative Dans une phrase négative, n’importe quel est toujours dépréciatif. La négation peut s’exprimer de diverses manières. Cela peut être une négation de type ne…pas qui apparaît soit dans 5 SANDRINE PESCARINI une phrase dont la structure est canonique, comme dans (12), soit dans une phrase dont la structure est particulière, comme la phrase elliptique (13). (12) Elle ne se chargerait pas, bien entendu, de n’importe quel bricolage. Du joli travail, qu’elle ferait. (Louis Guilloux, "Le Pain des Rêves", 1942) (13) Et puis, et puis, tout autour de la pièce, tapissant des murs qu’on ne voyait plus, des bouquins, des bouquins, des bouquins. Mais pas n’importe quels bouquins. (André Page, "Tchao Pantin", 1982) La négation peut se voir également à l’aide d’un préfixe négatif affixé à un adjectif, comme dans (14). (14) Il est en particulier inutile de chercher à établir des vignes dans n’importe quel terrain; le fait que ce terrain était jadis planté en vigne n’est pas suffisant pour que l’on puisse y établir à coup sûr des vignes greffées. (Louis Levadoux, "La Vigne et sa Culture", 1961) La négation déclenche la dépréciation et donc l’expressivité en restreignant le domaine de la quantification. Comme le domaine de quantification est restreint, l’élargissement n’a plus lieu ; ainsi, la négation supprime l’élargissement. La suppression de l’élargissement par la négation fait qu’il y a un choix à faire parmi les individus du domaine de la quantification. La négation exclut les individus qui sont au-dessus d’une norme et donc, n’importe quel quantifie sur ceux au-dessous de la norme. C’est le contexte qui permet de définir le type de norme. Par exemple, dans (12), la norme est de nature esthétique ou elle concerne la qualité du travail. Le travail inesthétique ne peut être considéré, donc la classe du travail où il est possible de trouver un référent est rétrécie. La négation est donc un contexte particulièrement privilégié pour l’expressivité. 2.4.2. La phrase affirmative L’expressivité n’apparaît pas exclusivement dans les phrases négatives. En effet, dans une phrase affirmative, il peut y avoir également la présence de l’indifférence et de la dépréciation (cf. 11). Pour qu’il y ait indifférence, comme il a déjà été précisé, il faut que quelqu’un éprouve de l’indifférence et qu’il soit possible d’inférer une échelle de valeurs. Dans (15), la présence du locuteur est marquée par telle fut son expression. Ce locuteur, qui est un personnage du texte, exprime une attitude. (15) Il affirme qu’il préfère « une mort juvénile » - telle fut son expression -, puisque toute sa vie, à n’importe quel âge s’achèverait-elle, est une vie accomplie. (Henri Bianciotti, "Le Pas si lent de l’Amour", 1995) Dans (16), il y a une ambiguïté quant à la personne qui éprouve de l’indifférence : il peut s’agir soit à la fois de l’énonciateur du texte et du serrurier, soit seulement l’énonciateur, au cas où le serrurier est modeste. (16) c’est que le serrurier est l’homme du métier capable à tout instant et avec n’importe quelle ferraille de fabriquer des masses d’objets indispensables (Fernand Fillon, "Le Serrurier", 1942) 6 L’EXPRESSIVITE DE N’IMPORTE QUEL Quant à la dépréciation, il est à remarquer que la connotation vient de l’interaction du contexte et du sémantisme de n’importe quel. Ce sont des éléments de la phrase qui influent sur n’importe quel et le rendent expressif. Cela peut être dû à la présence d’un item lexical connoté négativement ou d’une énumération d’éléments. Un item lexical connoté négativement permet aussi une restriction du domaine de la quantification, tel un substantif connoté (cf. 11, 12 et 16). Reprenons l’exemple (11). (11) Il ferait bien mieux, crois-moi, de se dépêcher de finir sa thèse et de se faire nommer n’importe où, dans n’importe quel trou… (Nathalie Sarraute, "Le Planétarium", 1959) L’item lexical trou permet de restreindre le domaine de quantification, car bien que trou réfère à un endroit, tous les endroits ne peuvent être qualifiés de trou. En effet, un trou désigne un endroit éloigné de toute vie moderne. Il s’agit d’un endroit particulier. Le terme endroit n’aurait pas restreint le domaine de quantification. Une énumération d’éléments, en particulier avec les formes construites sur le même verbe (importer), n’importe quoi / n’importe qui et même n’importe quel accentue l’indifférence à un point tel qu’elle en devient dépréciative, comme dans (17). (17) Je suis prête à répondre à tous les noms qu’on me donnera, à faire de moi n’importe quoi, à m’en aller vivre n’importe où, dans n’ importe quelle maison, n’ importe quel pays. (Irène Monesi, "Nature Morte devant la Fenêtre", 1966) Il y a de la dépréciation dans ce dernier exemple bien que les items lexicaux maison et pays ne soient pas connotés négativement. Cela montre que lorsque la phrase est affirmative, les formes en n’importe qu- peuvent amener de la dépréciation. La connotation négative et l’énumération d’éléments ne sont pas les seuls déclencheurs de la dépréciation. En effet, un terme qui induit une restriction du domaine de quantification peut amener à de la dépréciation, comme c’est le cas de l’adjectif fier, dans (18), qui est renforcé par une particule de degré. (18) Trop fier pour accepter n’importe quel travail, il n’avait cherché un emploi que dans les industries de son métier (Gabrielle Roy, "Bonheur D’occasion", 1945) Cet exemple est différent de (11), car dans (11), le terme en question est dans le SN introduit par n’importe quel, contrairement à fier dans l’exemple (18). Dans (18), c’est le sémantisme de fier qui permet une restriction du domaine de quantification. En effet, cet adjectif est employé pour désigner une personne qui a une certaine dignité. Une personne digne ne peut accepter un travail considéré sous une norme. Mais, dans ce cas, ce n’est pas le SN qui porte la dépréciation. 2.4.3. L’origine de l’expressivité Ainsi, n’importe quel, à l’aide d’un contexte approprié, peut être expressif. On peut se demander si le fait que ce déterminant à libre choix puisse indiquer la dépréciation est dû à la particule négative n’ qu’il contient. D’ailleurs, d’autres déterminants tels que tout et un…quel qu’il soit, qui sont sémantiquement proches, puisqu’ils expriment le libre choix du référent, ne peuvent exprimer la dépréciation. Le fait qu’on considère encore le sens des éléments le composant donne l’impression que la lexicalisation de n’importe quel n’est pas encore achevée. 7 SANDRINE PESCARINI N’importe quel n’est pas le seul item à choix libre pouvant être expressif. En effet, en considérant l’anglais, il apparaît que any, qui peut être un item à choix libre, peut être dépréciatif. Horn indique que l’on utilise just devant any afin de supprimer la lecture à polarité négative que peut avoir cet item. Horn considère que any est un indéfini. Selon Reed (2000 : 108), les formes n’importe qu- portent une connotation dépréciative lorsqu’elles sont l’équivalent de l’anglais just any. Dans un article sur le choix libre, Horn (2000) donne l’exemple suivant tiré du film "Barcelona" (1994) où any est dépréciatif : (19) I don’t want to go to bed with just anyone anymore. I have to be attracted to them sexually. ‘Je ne veux plus coucher avec n’importe qui. Je veux être sexuellement attirée par eux.’ Il semblerait que la dépréciation soit un trait potentiel des items existentiels à choix libre et donc, un…quel qu’il soit serait une exception. D’ailleurs, on remarque que même dans les phrases négatives, un…quel qu’il soit n’est pas dépréciatif : (20) Mais la même question se pose à propos de ces champs-repères : leur simple présence ne suffit pas à donner une direction quelle qu’elle soit. (Maurice Merleau-Ponty, "Phénoménologie de la Perception", 1945) Nous considérons que la forme n’importe quel peut être expressive, car elle peut selon le contexte exprimer une attitude. Aucune attitude n’est comprise dans sa valeur sémantique de base qui est l’élargissement. Un locuteur, en employant ce déterminant, pourra exprimer un point de vue qui tend vers le négatif. En résumé, du point de vue interprétatif, n’importe quel peut exprimer soit uniquement l’élargissement soit l’élargissement plus une valeur expressive. Tout ce qui n’est pas juste de l’élargissement est expressif. 3. N’importe quel et n’importe qui / n’importe quoi Lors de l’étude de notre corpus, nous avons remarqué que les pronoms n’importe qui / n’importe quoi marquent plus facilement la dépréciation que n’importe quel. En effet, bien que, tout comme dans le cas de n’importe quel, l’élargissement fasse partie de leur valeur sémantique de base, leurs emplois sont perçus comme étant plus connotés. On pourrait dire qu’ils sont plus expressifs que n’importe quel, si l’on s’accorde la possibilité de graduer l’expressivité. Même dans une phrase affirmative, on ressent une idée de jugement négatif. (21) Dans peu de temps, n’importe qui pourra se lever et aura un parti. Désirons l’homme brutal et désintéressé qui sentira vivement ce qu’il y a d’intéressant à faire. (André Gide & Paul Valery, "Correspondance", 1942) (22) Dans peu de temps, n’importe quelle personne pourra se lever et aura un parti. Si nous modifions l’exemple (21), comme en (22), en remplaçant le pronom par un SN, nous relevons une différence de registre qui pourrait être à l’origine d’une différence d’expressivité entre les deux. N’importe quelle personne est moins dépréciatif. Le fait que quoi ou qui peuvent être employés dans un registre plus familier, notamment dans l’expression de la non compréhension (Quoi ?, Qui ?), pourrait être lié au fait que nous les considérons comme plus dépréciatifs. 8 L’EXPRESSIVITE DE N’IMPORTE QUEL Avec n’importe qui, on élargit davantage le domaine de la quantification ; ce qui peut présupposer des dérives et donc entraîne la dépréciation. En effet, avec n’importe qui, on peut inclure dans le domaine de la quantification des référents potentiels du N qui ne pourraient référer à n’importe quel. Dans (21), même des individus qui n’ont pas les compétences nécessaires peuvent être inclus dans le domaine de la quantification, contrairement à (22). Notons que n’importe quoi a une connotation encore plus négative que n’importe qui lorsqu’il englobe n’importe qui, c’est-à-dire quand le domaine de quantification est constitué d’humains et de non-humains. (23) Mais si, tu verras, ai-je murmuré. Ne sois pas jaloux de n’importe quoi tout le temps. (Geneviève Brisac, "Week-End de Chasse à la Mère", 1996) De plus, le fait que n’importe qui et n’importe quoi sont parfois coordonnés ou juxtaposés renforcent l’impression de connotation. L’élargissement est agrandi. (24) Le Monsieur De Bellac : - Eh bien, parlez à n’importe qui, à n’importe quoi ! A cette chaise, à cette pendule ! (Jean Giraudoux, "L’Apollon De Bellac", 1942) La notion d’écart ne peut pas être envisagée ici, bien que nous ayons deux formes différentes, construites sur le même verbe. Il y a une distinction entre une forme expressive et une encore plus expressive. Mais, les pronoms n’importe qui / n’importe quoi ne sont pas des formes atypiques. De plus, ils ne sont pas définis comme étant connotés. Ils ne peuvent exprimer que l’élargissement : (25) Tu ne pouvais vraiment pas le savoir. N’importe qui se serait méfié. (Jacqueline De Romilly, "Les Oeufs De Pâques", 1993) 4. Conclusion N’importe quel est un déterminant à choix libre qui peut avoir plusieurs interprétations. En effet, ce déterminant permet d’exprimer à côté de son apport sémantique de base, l’élargissement, deux autres significations : l’indifférence et la dépréciation, qui peuvent être qualifiées d’expressives. Ces valeurs ne sont pas à placer au même niveau. En effet, l’indifférence découle de l’élargissement et, comme cette dernière, elle ne peut avoir lieu lorsque le SN contenant n’importe quel est sous la portée de la négation. Ces valeurs ne sont pas toujours propres à n’importe quel ; et c’est le contexte qui fait ressortir ces valeurs : négation et connotation négative d’un item lexical pour la dépréciation, échelle de valeurs pour l’indifférence, et énumération pour les deux. Ce déterminant peut être directement expressif sans que la notion d’écart intervienne. De plus, l’expressivité peut être graduée. En effet, d’autres termes de la série n’importe qu-, mais dont la catégorie syntaxique est différente, n’importe qui / n’importe quoi, permet l’expression d’une dépréciation qui peut être plus marquée. Références Béguelin, Marie-José. 2002. Routines syntagmatiques et grammaticalisation : le cas des clauses en ‘n’importe’. In Macro-syntaxe et macro-sémantique, sous la dir. d’Anne Leth Andersen et Henning Nølke, 43-69. Berne : Peter Lang, coll. Sciences pour la communication. 9 SANDRINE PESCARINI Horn, Laurence. 2000. Pick a theory (not just any theory): Indiscriminatives and the free choice indefinite. In Negation and polarity: syntactic and semantic perspectives, sous la dir. de Laurence Horn et Yasuhiko Kato, 147-192. Oxford : Oxford University Press. Jayez, Jacques et Lucia Tovena. 2005. Free-choiceness and Non Individuation. Linguistics and Philosophy 28, 1–71. Kadmon, Nirit et Fred Landman. 1993. ‘Any’, Linguistics and Philosophy 4, 353–422. Muller, Claude. 2006. Polarité négative et free choice dans les indéfinis de type ‘que ce soit’ et ‘n’importe’. Langages 162, 7–31. Prévost, Sophie et Benjamin Fagard. 2007. Grammaticalisation et lexicalisation : la formation d’expressions complexes. Langue française 156, 3–8. Reed, Paul. 2000. ‘Any’ and its French equivalents. French Language Studies 10, 101–116. Vlachou, Evangelia. 2007. Free choice in and out of context: semantics and distribution of French, Greek and English free choice items, Thèse de Doctorat. Université de Sorbonne-Paris IV et Université d’Utrecht. 10