Comprenons-nous vraiment la m¶ecanique quantique?

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Comprenons-nous vraiment la m¶ecanique quantique?
Comprenons-nous vraiment la m¶ecanique
quantique?
F. LaloÄe
Laboratoire LKB, D¶epartement de Physique de l'ENS
24 rue Lhomond, F75005 Paris, France;
Institute of Theoretical Physics, UCSB
Santa Barbara, California, USA.
¤
1
Introduction, historique.
Il n'est pas inutile, dans le cadre d'une discussion g¶en¶erale sur notre compr¶ehension
profonde de la m¶ecanique quantique, de commencer par un bref rappel historique;
c'est une fa»con de mieux situer le contexte g¶en¶eral et le cadre conceptuel des discussions. De fait, revenir aux sources est souvent une bonne chose dans un sujet
comme les fondements de la m¶ecanique quantique, oµ
u tant d'id¶ees r¶ecurrentes
sont constamment red¶ecouvertes, r¶eapparaissant parfois soit presque identiques,
soit remises au go^
ut du jour, soit parfois simplement embellies par des noms
nouveaux bien trouv¶es.
Les \pµeres fondateurs" avaient en e®et d¶ejµa vu, trµes t^ot, bien des aspects d'un
d¶ebat dont l'essence, pour ¯nir, n'a pas tellement chang¶e depuis maintenant trois
quart de siµecle. La plus grande di®¶erence dans la perception de ces problµemes
est, peut-^etre, surtout une question d'attitude. En e®et, pendant longtemps et
µa la suite de ce d¶ebat fameux entre Bohr, Einstein, Pauli, de Broglie, Born et
d'autres, la grande majorit¶e des physiciens a sembl¶e consid¶erer l'interpr¶etation de
Copenhague comme acquise, r¶eellement \incontournable". Chacun sait que cette
interpr¶etation est bas¶ee sur l'id¶ee d'un non-d¶eterminisme essentiel en physique
quantique et sur l'impossibilit¶e fondamentale d'aller au delµa du formalisme de la
fonction d'onde; pour certains, elle comprend m^eme la fameuse (et di±cile) notion
g¶en¶erale de compl¶ementarit¶e...qui a pourtant donn¶e lieu µa tant d'interpr¶etations
diverses selon le contexte! L'impression g¶en¶erale ¶etait que Bohr avait complµetement
triomph¶e d'Einstein au cours de leurs c¶elµebres d¶ebats. Maintenant, l'attitude qui
pr¶evaut dans la communaut¶e des physiciens est beaucoup plus prudente, peut
¤
Unit¶e associ¶ee au CNRS num¶ero 18.
1
^etre parce que la non-pertinence des th¶eorµemes d'impossibilit¶e ¶enonc¶es pas les
tenants de l'orthodoxie (ceux de Von-Neumann en particulier [1]) est bien entr¶ee
dans les acquis intellectuels. A l'heure actuelle nous ne sommes plus vraiment
s^
urs de tenir dans l'interpr¶etation de Copenhague la seule qui soit logiquement
acceptable. De fait, des points de vue comme celui des \mondes multiples" (ou
des branches multiples de l'univers), des \variables suppl¶ementaires", des \histoires d¶ecoh¶erentes", sont maintenant consid¶er¶es comme parfaitement honorables
et cr¶edibles - voir par exemple l'article r¶ecent de Goldstein dans Physics Today[2]
qui est caract¶eristique de cette tendance. Mais ne tombons pas dans l'excµes inverse: il est tout aussi clair que rien n'est venu contredire jusqu'µa maintenant
le point de vue orthodoxe sur la m¶ecanique quantique, de sorte qu'il serait trµes
exag¶er¶e de dire que l'interpretation de Copenhague est moribonde..
1.1
Trois ¶
etapes
Trois p¶eriodes peuvent ^etre distingu¶ees dans l'¶elaboration de la m¶ecanique quantique, qui lui ont permis d'¶emerger telle que dans l'¶etat oµ
u nous la connaissons
actuellement; nous les r¶esumerons ici trµes succinctement, renvoyant le lecteur qui
voudrait plus de pr¶ecisions par exemple au livre de Jammer [3]. Pour des discussions d¶etaill¶ees des problµemes fondamentaux de la m¶ecanique quantique, on
pourra se reporter par exemple µa [4] et [5].
1.1.1
La \pr¶
ehistoire"
Dµes qu'on parle des d¶ebuts de la physique quantique, Planck est ¶evidemment le
premier nom qui vient µa l'esprit: c'est lui qui a introduit la c¶elµebre constante h qui
porte son nom, de fa»con assez ph¶enom¶enologique il est vrai; il l'a fait dans le cadre
d'une th¶eorie destin¶ee µa expliquer la nature du rayonnement en ¶equilibre thermique (rayonnement du corps noir), µa partir de la notion d'¶echanges discontinus
avec la matiµere. Vient ensuite Einstein, qui prend l'id¶ee plus au s¶erieux encore,
et introduit v¶eritablement la notion de grain de lumiµere (qui portera plus tard le
nom de photon), dans sa fameuse explication de l'e®et photo¶electrique. Mais, si
l'on y r¶e°¶echit, la question qui ¶etait peut ^etre la plus urgente µa l'¶epoque ¶etait,
plut^ot que d'expliquer des propri¶et¶es ¯nes du rayonnement ¶electromagn¶etique,
de rendre compte de la stabilit¶e des atomes, c'est-µa-dire de toute la matiµere qui
nous entoure et nous constitue! Il faut attendre un peu plus, jusqu'µa Bohr et son
c¶elµebre modµele atomique, pour la voir traiter. C'est lui qui introduit la notion
d'orbite permise et de \saut quantique" pour d¶ecrire le passage d'un ¶electron
d'une orbite µa une autre. Il faut bien reconna^itre que, sous cette forme pr¶ecise,
les deux notions ont presque disparu de la physique quantique moderne; les sauts
quantiques sont remplac¶es par la th¶eorie moderne de l'¶emission spontan¶ee, mais
ils ont trouv¶e une sorte de r¶esurgence dans un autre contexte: le \postulat de
r¶eduction du paquet d'ondes" associ¶e dans la th¶eorie quantique actuelle µa la
2
mesure. En¯n la \m¶ecanique des matrices" de Heisenberg peut ¶egalement ^etre
rang¶ee dans cette p¶eriode historique, trµes in°uenc¶ee dans son abstraction par une
philosophie parfois assez proche du positivisme; les grandeurs physiques classiques y sont remplac¶ees par des \observables", math¶ematiquement associ¶ees µa
des matrices, ces derniµeres ¶etant d¶e¯nies par des postulats ad hoc.
Il faut bien voir cependant µa quel point la th¶eorie des atomes avait pris un
aspect myst¶erieux µa cette ¶epoque: pourquoi les ¶electrons ob¶eissaient-ils µa cette interdiction de quitter certaines orbites, comme s'ils ¶etaient miraculeusement guid¶es
sur des trajectoires simples? D'oµ
provenaient ces sauts quantiques, suppos¶
es de
dur¶ee temporelle strictement nulle, de sorte qu'il n'avait aucun sens de demander par quels ¶etats passait l'¶electron lors d'un tel saut? Pourquoi l'apparition
soudaine de ces matrices en physique, introduites de fa»con formelle, sans aucun lien apparent avec la description classique d'une particule? On comprend le
soulagement de la communaut¶
e lorsqu'un point de vue beaucoup plus simple, et
de surcro^it bien plus dans la tradition scienti¯que du XIX
1.1.3
L'¶
ecole de Copenhague
Rapidement, cette conception purement ondulatoire s'est heurt¶ee µa de grosses
di±cult¶es qui ont conduit µa son abandon. Par exemple, dans une collision, l'onde
de SchrÄodinger se r¶epartit dans toutes les directions, comme le ferait la vague
cr¶e¶ee par un caillou tombant dans une mare; mais, dans une exp¶erience de collision donn¶ee, on observe que la particule suit une trajectoire qui reste toujours
localis¶ee dans une direction pr¶ecise. Elle ne se \dilue" jamais dans tout l'espace!
Chacun sait que, de cette contradiction, est n¶ee l'interpr¶etation probabiliste de
la fonction d'onde introduite par Born. Mais une autre di±cult¶e, aussi grande,
¶etait introduite par le fait que la fonction d'onde n'est pas une onde habituelle,
sauf pour une particule unique; de fait, pour un systµeme de N particules, elle
se propage dans un espace des con¯gurations µa 3N dimensions, trµes di®¶erent
de l'espace habituel. Ainsi par exemple l'atome d'hydrogµene a une onde qui se
propage dans un espace µa 6 dimensions1! Ce n'est donc assur¶ement pas une onde
au m^eme sens que les ondes sonores ou ¶electromagn¶etiques2 . Cette di®¶erence
profonde3 sera d'ailleurs un peu le leitmotiv de notre expos¶e, r¶eapparaissant constamment sous une forme di®¶erente.
La m¶ecanique quantique moderne a donc complµetement renonc¶e µa une description purement ondulatoire des particules. Parmi les grands noms, Bohr et
Heisenberg et Dirac ont ¶egalement jou¶e des r^oles essentiels dans l'apparition et
la formulation de cette nouvelle m¶ecanique; depuis cette ¶epoque la th¶eorie inclut
dans un m^eme cadre l'¶equation de SchrÄodinger avec son ¶evolution progressive
et d¶eterministe, avec un second postulat d'¶evolution complµetement ind¶ependant,
celui dit de \r¶eduction du paquet d'ondes".
1.2
Le statut du vecteur d'¶
etat
Il n'est pas inutile de rappeler µa quel point le statut du vecteur d'¶etat est subtil dans la m¶ecanique quantique dite orthodoxe. Deux extr^emes sont µa ¶eviter,
car tous deux \manquent la cible" et passent µa c^ot¶e de l'orthodoxie. Le premier
1
Ici, nous ne prenons pas en compte les spins, qui augmenteraient encore la taille de l'espace
des ¶etats.
2
Les e®ets de non-localit¶e se produisant pour deux particules corr¶el¶ees peuvent ^etre vus
pr¶ecis¶ement comme une cons¶equence du fait que la propagation de la fonction d'onde se fait
de fa»con locale, mais dans un espace µ
a 6 dimensions; cependant, lorsqu'on revient µ
a trois
dimensions, les e®ets non-locaux peuvent appara^itre.
3
Cependant si, au lieu de consid¶erer un nombre ¯ni de particules, on passe µ
a un nombre in¯ni,
et si l'on ajoute la notion d'indiscernabilit¶e des particules, on peut introduire le formalisme des
operateurs de champ quantique qui, eux, se propagent bien dans l'espace ordinaire. Ainsi,
curieusement, augmenter la taille du systµeme et introduire la notion d'indiscernabilit¶e permet
de revenir µa cet espace plus simple; mais il faut bien voir que les quantit¶es que se propagent ne
sont plus des champs complexes, mais des operateurs agissant eux m^emes dans un espace des
¶etats de dimension in¯nie.
4
est de consid¶erer, comme dans les espoirs initiaux de SchrÄodinger, que la fonc
d'ondes. Evidemment, avoir deux postulats distincts pour l'¶evolution d'un systµeme
physique ¶etait une totale nouveaut¶e µa l'¶epoque et, de fait, cette dualit¶e inattendue reste µa l'heure actuelle source de s¶erieuses di±cult¶es conceptuelles et
logiques. Pourquoi donc deux postulats distincts? Oµ
u exactement s'arr^ete le domaine d'application du premier, oµ
u commence celui du second? En d'autres termes, parmi toutes les interactions - ou perturbations - que peut subir un systµeme
physique, lesquelles doivent ^etre consid¶er¶ees comme \ordinaires", lesquelles relµevent
de la mesure? Sur le plan de la logique pure, il est clair qu'il se pose un
problµeme de limite de domaine d'application, problµeme qui n'existait pas auparavant, lorsque personne ne pensait qu'une op¶eration de mesure doive en physique
^etre trait¶ee µa part de toute ¶evolution physique \normale". Bohr nous apprend
qu'il ne faut pas essayer de transposer au monde microscopique notre exp¶erience
journaliµere qui est macroscopique. Fort bien, mais oµ
u est la limite entre les deux
mondes? Peut-on vraiment se contenter de r¶epondre que peu importe, tant que
la th¶eorie n'entre pas en contradiction avec l'exp¶erience?
De plus, n'est-il pas incongru, en physique moderne, de voir l'observateur
jouer un r^ole aussi central dans la th¶eorie, qui prend ainsi un c^ot¶e anthropocentrique inattendu? Faut il vraiment se d¶esint¶eresser pour eux-m^emes des systµemes
physiques isol¶es, non-observ¶es? Les citations sur le sujet sont innombrables, donnons en quelques-unes qui nous semblent particuliµerement marquantes:
(i) Bohr (seconde ref [3], page 204): \There is no quantum world.... it is
wrong to think that the task of physics is to ¯nd out how Nature is. Physics
concerns what we can say about Nature".
(ii) Heisenberg (seconde ref. [3], page 205): \But the atoms or the elementary
particles are not real; they form a world of potentialities or possibilities rather
than one of things of facts".
(iii) Bell [6], parlant du language de la th¶eorie quantique moderne (entendre,
dans le point de vue de Copenhague): \it never speaks of events in the system,
but only of the outcome of observations upon the sytem, implying the existence
of external equipment.." (on pourrait ajouter \of external observers").
(iv) Rosenfeld: [7]\the human observer, whom we have been at pains to keep
out of the picture, seems irresistibly to intrude into it, ...".
2.1
La r¶
ecurrence in¯nie de von Neumann
Prenons un systµeme physique microscopique, un spin 1/2 par exemple qui entre
dans un appareil de Stern et Gerlach, et ¶etudions son interaction avec cet appareil.
Si la direction du spin initial est transverse, sa fonction d'onde se d¶ecompose tout
naturellement en deux composantes, l'une d¶evi¶ee vers le haut, l'autre vers le bas;
c'est une cons¶equence simple de la forme lin¶eaire de l'¶equation de SchrÄodinger.
Plus loin, les deux paquets d'ondes s¶epar¶es rencontrent un d¶etecteur avec lesquels
ils interagissent en modi¯ant son ¶etat. Par exemple, s'il s'agit d'atomes qui sont
ionis¶es puis d¶etect¶es dans des photomultiplicateurs, ils ¶emettent un ¶electron, de
6
sorte que la superposition coh¶erente initiale comprend maintenant un ¶electron,
soit dans un des appareils, soit dans l'autre. Mais, dans les photomultiplicateurs
en question, chaque ¶electron en engendre par cascade beaucoup d'autres, de sorte
que l'¶equation de SchrÄodinger nous conduit rapidement µa pr¶evoir la superposition µa deux composantes du vecteur d'¶etat, chacune comprenant un grand nombre
macroscopique d'¶electrons, voire m^eme bient^ot des courants ¶electriques macroscopiques aprµes passage dans un ampli¯cateur. Une \cha^ine de Von-Neumann",
une r¶ecurrence in¯nie du microscopique vers le macroscopique se construit ainsi
rapidement, sans que l'¶equation de SchrÄodinger en elle m^eme n'y mette de limite: par lin¶earit¶e elle pr¶eserve µa l'in¯ni les deux possibilit¶es initiales, ¶etant bien
incapable µa elle seule d'e®ectuer une s¶election en faveur de l'une d'entre elles. A
la ¯n, nous avons l'impression que ce sera l'imprimante qui ¶ecrit les r¶esultats,
le papier sur lequel elle d¶epose de l'encre, voire l'exp¶erimentateur lui-m^eme,
qui participent µa une superposition lin¶eaire sans limites6 de deux possibilit¶es
complµetement di®¶erentes!
Personne n'a jamais vu l'aiguille d'un appareil se mettre µa la fois dans deux
positions di®¶erentes sur un cadran, un enregistrement sur du papier qui ressemblerait µa deux diapositives arti¯ciellement superpos¶ees, ou ressenti la sensation
d'observer que tout un laboratoire entrait dans la superposition de deux ¶etats
macroscopiques di®¶erents. Il semble donc \tomber sous le bon sens"7 que cette
r¶ecurrence ne peut ^etre in¯nie et doit ^etre cass¶ee avant qu'elle n'ait atteint un
niveau macroscopique. Mais oµ
u exactement?
2.2
L'ami de Wigner, le chat de SchrÄ
odinger
Une autre version de la m^eme question de limite est de se demander, dans une
th¶eorie oµ
u les observateurs jouent un r^ole aussi central, qui est \habilit¶e" µa jouer ce
r^ole et µa r¶eduire le paquet d'ondes. Wigner considµere un laboratoire complµetement
ferm¶e oµ
u il a demand¶e µa un ami de faire une exp¶erience de m¶ecanique quantique,
de Stern et Gerlach par exemple. Pour lui qui est µa l'ext¶erieur, il d¶ecrira naturellement l'ensemble du systµeme du laboratoire ferm¶e - et de son ami - par une
¶equation de SchrÄodinger lin¶eaire, qui ne fait a priori aucun choix entre les deux
r¶esultats de la mesure e®ectu¶ee µa l'int¶erieur; ce n'est qu'au moment oµ
u la porte
du laboratoire est ouverte, et oµ
u il prend connaissance de r¶esultat de la mesure effectu¶ee ant¶erieurement, qu'il utilisera le postulat de r¶eduction du paquet d'ondes
pour annuler l'une des composantes du vecteur d'¶etat. Mais, clairement, pour
6
Sur le plan des principes, la th¶eorie de la d¶ecoh¶erence ne change rien µ
a cette analyse: elle
ne fait qu'¶etudier plus en d¶etail la fa»con dont cette superposition se propage rapidement vers
l'environnement.
7
C'est cependant cette conclusion de bon sens qui est r¶ecus¶ee dans le point de vue d'Everett,
oµ
u l'on a±rme que l'aiguille aboutit e®ectivement dans deux ¶etats macroscopiques di®¶erents,
sans que l'observateur ait les moyens de s'en rendre compte. Dans un tel point de vue, cette
remarque de bon sens devient tout simplement fausse! (d'oµ
u nos guillemets).
7
l'ami qui est enferm¶e dans le laboratoire, cette fa»con de raisonner est absurde,
voire insultante puisqu'elle minimise son r^ole d'observateur de fa»con totalement
injusti¯¶ee: il pr¶ef¶erera appliquer le postulat en question dµes qu'il a pris connaissance du r¶esultat. Faut-il alors dire que deux vecteurs d'¶etat sont µa prendre en
compte, l'un r¶eduit, l'autre pas, selon l'observateur, et pendant toute la p¶eriode
interm¶ediaire8 ? Pour un expos¶e critique de Wigner sur le problµeme de la mesure,
voir [8].
Le fameux chat de SchrÄodinger est une autre version de l'¶enonc¶e de la m^eme
di±cult¶e, que l'on peut ¶enoncer sous la forme: un animal, un chat par exemple,
a-t-il un niveau de conscience lui permettant de savoir s'il est vivant et de r¶eduire
ainsi le paquet d'ondes? Est-il capable µa lui seul de forcer l'¶emergence classique
d'un r¶esultat unique, ou peut-il ^etre mis dans un ¶etat quantique oµ
u il serait µa la
9
fois mort et vivant ?
2.3
De mauvais arguments
Il est clair pour tous que l'invention de la m¶ecanique quantique de Copenhague a ¶et¶e et reste l'un des plus grands triomphes de la physique, et notre but
dans ce texte n'est pas de remettre cette ¶evidence en question. On peut m^eme
r¶etrospectivement admirer qu'il ait ¶et¶e possible de la concevoir si t^ot, dans sa version achev¶ee, µa partir du nombre relativement limit¶e de donn¶ees exp¶erimentales
de l'¶epoque; cette construction intellectuelle a, depuis, triomph¶e de bien des obstacles, en particulier les tests de plus en plus di±ciles et pr¶ecis qu'elle a d^
u
subir.
Il est en revanche in¶evitable de constater avec le recul que les responsables de
ce succµes se sont parfois laiss¶es aller trop loin, tant dans leur d¶esir de convaincre
que dans leurs convictions propres, a±rmant d'autorit¶e que leur point de vue ¶etait
le seul compatible avec la physique moderne. Selon eux, la seule description ultime
de la r¶ealit¶e physique ¶etait la leur, aucune description plus ¯ne ne serait jamais
possible; en particulier, il ¶etait prouv¶e que la Nature ¶etait fondamentalement
8
En m¶ecanique quantique orthodoxe, la r¶eponse µ
a cette question est un \non" trµes clair: le
vecteur d'¶etat est unique et donne la seule description physique complµete (ultime) d'un systµeme
physique.
9
Nous d¶ecrivons ici la version intiale du paradoxe, destin¶e µ
a illustrer le fait que des objets,
ou des animaux, macroscopiques ne peuvent ¶evidemment pas ^etre dans un ¶etat °ou (\blurred"
dit SchrÄ
odinger); cet ¶etat serait similaire µ
a la superposition de deux n¶egatifs de photo, oµ
u apparaitraient des situations macroscopiques trµes di®¶erentes. Depuis quelques ann¶ees cependant, la
tendance en ¶electronique quantique est plut^
ot d'utiliser les mots \chat de SchrÄ
odinger" d'une
fa»con di®¶erente, pour caract¶eriser une superposition coh¶erente de possibilit¶es macroscopiquement distinctes. La coh¶erence du chat est ¶evidemment une condition su±sante pour qu'il soit
dans un ¶etat °ou µa la SchrÄodinger (la superposition coh¶erente sous entend n¶ecessairement
l'existence des deux possibilit¶es); mais elle n'est pas n¶ecessaire. En d'autres termes, les effets de d¶ecoh¶erence ne font pas dispara^itre le paradoxe du chat au sens de SchrÄ
odinger, ils ne
font que le propager plus loin, vers l'environnement (on pourrait alors parler du paradoxe de
l'environnement de SchrÄodinger!).
8
ind¶eterministe. Nous savons maintenant que, sur le plan logique, les arguments
avanc¶es ne sont pas solides (voir par exemple la r¶ef¶erence [1]), principalement
parce qu'ils imposent aux th¶eories visant µa compl¶eter la m¶ecanique quantique
de trop lui ressembler; en fait, ils plaquent arbitrairement sur ces th¶eories des
critµeres de lin¶earit¶e qui, en fait, ne sont en rien n¶ecessaires. C'est pourquoi, comme
nous l'avons dit dans l'introduction, bien des physiciens prennent maintenant une
attitude nettement plus prudente sur le sujet.
3
Einstein, Podolsky et Rosen
On dit parfois que l'article de Einstein, Podolsky et Rosen (EPR) est, de beaucoup, l'article le plus cit¶e de toute la litt¶erature scienti¯que, et c'est trµes plausible!
La situation est donc d'autant plus ironique que, si souvent, il ait ¶et¶e si mal compris; un exemple frappant est la correspondance entre Einstein et Born [9] oµ
u ce
dernier, m^eme dans des commentaires post¶erieurs µa la mort d'Einstein, montre
nettement qu'il n'a jamais vraiment compris les objections pr¶esent¶ees; le point le
plus marquant est que Born continuait µa penser que Einstein d¶efendait a priori le
d¶eterminisme, alors qu'il s'agissait en fait d'espace temps et de causalit¶e! Il est
int¶eressant de constater, r¶etrospectivement, que m^eme des g¶enies de la dimension
de Born aient pu se laisser aveugler si longtemps par la vivacit¶e du d¶ebat.
On parle souvent de \paradoxe EPR", mais c'est une fa»con un peu discutable
de pr¶esenter les choses; en e®et il faut bien comprendre que, pour Einstein, il
ne s'agissait pas de s'amuser µa exposer des paradoxes, mais bien de faire un
raisonnement solide, logique, conduisant in¶eluctablement - µa partir de certaines
hypothµeses (en gros la relativit¶e et le r¶ealisme) - vers des conclusions claires
(l'incompl¶etude de la m¶ecanique quantique, et m^eme le d¶eterminisme10 ). Pour
insister sur ce qu'est le raisonnement EPR, nous parlerons ici du \th¶eorµeme EPR",
que nous ¶enoncerons de fa»con formelle sous la forme:
Th¶eorµeme: si les pr¶edictions de la m¶ecanique quantique concernant les r¶esultats
de mesure sont correctes, et si la r¶ealit¶e physique peut ^etre d¶ecrite de facon locale (ou s¶eparable), alors la m¶ecanique quantique n'est pas complµete; il existe des
\¶el¶ements de r¶ealit¶e" dont elle ne rend pas compte.
Par cette pr¶esentation formelle, peut-^etre un peu excessive, nous cherchons
µa mettre en avant un statut logique de lien entre des d'hypothµeses bien d¶e¯nies
et des conclusions. Par exemple, et contrairement µa ce qui a trop souvent ¶et¶e
r¶ep¶et¶e, ce serait un pur contresens de le consid¶erer comme faux au motif qu'il
existe de bonnes raisons d'en refuser certaines de ses cons¶equences; la cons¶equence
logique µa en tirer serait, plut^ot, qu'il faut abandonner certaines des hypothµeses
initiales11 . En d'autres termes, le th¶eorµeme peut jouer un r^ole trµes utile dans un
10
Nous l'avons d¶eja dit: ne pas r¶ep¶eter l'erreur de Born et croire que le d¶eterminisme fait
partie des pr¶emisses de l'argument, il appartient aux conclusions!
11
Les th¶eorµemes de g¶eom¶etrie euclidienne ne sont pas rendus faux par le fait qu'il est possible
9
raisonnement par l'absurde.
Les bons textes sur le th¶eorµeme abondent, nous en donnons plusieurs dans
notre bibliographie (un classique est par exemple [10]); il n'est pas utile de les
dupliquer ici avec plus ou moins de bonheur. Notre pr¶esentations sera donc volontairement di®¶erente et nous insisterons sur un ¶el¶ement qui n'est pas toujours mis
en lumiµere, µa savoir que le raisonnement de EPR est une application directe de ce
que l'on appelle souvent \La m¶ethode scienti¯que" au sens de Claude Bernard.
Pour ce faire nous quitterons pour un instant la physique pour la botanique!
nous le ferons dans le cadre d'une parabole qui illustre µa quel point la m¶ethode
de raisonnement EPR est e®ectivement ancr¶ee dans nos conceptions de ce que
nous pourrions appeler \une proc¶edure exp¶erimentale rigoureuse pour prouver
l'existence de causes".
3.1
Des haricots et des gµ
enes
Lorsqu'il tente d'¶etudier µa partir des r¶esultats de ses mesures les propri¶et¶es du
monde microscopique, le physicien doit proc¶eder par inf¶ererence; il doit d¶eduire
des valeurs des r¶esultats qu'il obtient - dans toutes sortes de situations qu'il pourra
imaginer selon son ing¶eniosit¶e - la nature des propri¶et¶es microscopiques d'objets
comme l'¶electron. Cette d¶emarche est rendue in¶evitable par l'impossibilit¶e ¶evidente
de voir de ses yeux, ou de prendre dans sa main, un ¶electron; c'est ainsi µa une
sorte d'enqu^ete logique qu'il doit se livrer. Le scienti¯que des siµecles pr¶ec¶edents
ne proc¶edait pas autrement qui, comme Mendel, cherchait µa d¶eterminer des propri¶et¶es g¶en¶etiques des plantes, sans aucun microscope ¶electronique ou appareillage moderne pour observer directement les mol¶ecules d'ADN; il se basait sur
des observations visuelles syst¶ematiques des r¶esultats de leur croissance, et sur le
raisonnement. Le botaniste de notre parabole observe ainsi les couleurs des °eurs
de haricots qu'il plante (la couleur est le \r¶esultat de la mesure"); il cherche µa en
inf¶erer quelles sont les propri¶et¶es intrinsµeques de ces haricots (les \¶el¶ements de
r¶ealit¶e" de EPR).
3.2
Le th¶
eorµ
eme EPR
Lorsqu'on fait pousser un haricot dans un pot, il est clair qu'un grand nombre de
paramµetres ext¶erieurs peuvent in°uencer le r¶esultat: la temp¶erature, l'humidit¶e,
l'¶eclairement par exemple; il n'est jamais possible d'^etre s^
ur de tous les contr^oler
parfaitement. Ainsi, si l'on observe que les °eurs sont parfois bleues, parfois
rouges, on ne peut pas n¶ecessairement en d¶eduire que plusieurs sortes di®¶erentes
de haricots existent, qui chacune donneraient lieu µa une couleur bien pr¶ecise:
c'est peut-^etre tout simplement que les conditions de croissance ne sont pas
su±samment reproductibles. En termes plus abstraits, le caractµere totalement
de construire des g¶eom¶etries non-euclidiennes, tout aussi coh¶erentes!
10
al¶eatoire du r¶esultat de la mesure peut provenir, soit d'une propri¶et¶e intrinsµeque
du haricot (le "systµeme physique microscopique observ¶e"), soit de perturbations
ext¶erieures - soit bien s^
ur des deux µa la fois. Chacun transposera ais¶ement en
physique quantique: le th¶eoricien se demande si l'origine du caractµere al¶eatoire
des r¶esultats qu'il observe est fondamental ou, au contraire, simple cons¶equence
de °uctuations incontr^olables des conditions de l'exp¶erience.
Mais EPR nous disent d'aller plus loin dans l'analyse et d'¶etudier des paires
d'objets corr¶el¶es. En l'occurrence leur remarque est la suivante: si, chaque fois
que l'on mesure s¶epar¶ement des paires de spins12 dans des r¶egions trµes ¶eloign¶ees,
on observe des corr¶elations parfaites (pour certaines directions d'analyse), nous
pouvons en d¶eduire l'existence de certaines propri¶et¶es individuelles des particules.
Traduisons donc ce raisonnement en supposant que le botaniste d¶ecide, non plus
de prendre des haricots au hasard, mais de comparer uniquement les r¶esultats
obtenus avec des haricots provenant d'une m^eme gousse. Lorsqu'il ne prend aucun soin particulier µa contr^oler les conditions de la croissance, aucune corr¶elation
n'appara^it. Mais, s'il fait de son mieux pour rendre ¶egales toutes les conditions de
temp¶erature etc., et m^eme s'il choisit des serres trµes ¶eloign¶ees pour faire pousser
les deux haricots (a¯n d'¶eviter la propagation de toutes in°uence ¶eventuelle),
tout change complµetement: il constate que la couleur des deux °eurs est toujours la m^eme si les deux haricots sont issus de la m^eme gousse. D'un seul coup,
deux conclusions logiques s'imposent: premiµerement, les r¶esultats des mesures
(les couleurs) sont fonction de propri¶et¶es intrinsµeques des haricots, partag¶ees par
tous ceux d'une m^eme gousse; en second, les r¶esultats d¶ependent ¶egalement des
conditions locales de l'exp¶erience (par exemple, si une paire avait donn¶e deux
°eurs rouges µa une temp¶erature donn¶ee, elle aurait pu donner deux °eurs bleues
dans d'autres conditions). Ainsi les r¶esultats de mesure sont des fonctions µa la
fois des conditions de l'exp¶erience et des propri¶et¶es intrinsµeques des haricots13 .
A nouveau, il semble di±cile de contester que cette analyse soit bien celle
de la m¶ethode scienti¯que traditionnelle; assur¶ement, n'importe quel tribunal accepterait la d¶emonstration de ce type comme une preuve que des coÄincidences ont
une origine commune, au lieu d'^etre l'e®et d'in°uences al¶eatoires complµetement
ind¶ependantes et s¶epar¶ees. Insistons sur ce point: aucun m¶ecanisme imaginable
par l'homme, aucune paire d'ordinateurs classiques14 programm¶es de fa»con compliqu¶ee, ne peut reproduire le comportement suppos¶e sauf si, dans les programmes
qu'ils emportent chacun de leur c^ot¶e, ¯gurent explicitement une fa»con de calculer
les r¶eponses (soit rouge, soit bleu) en fonction des conditions locales au moment
de la mesure15 .
12
Suppos¶es dans un ¶etat singulet.
E®ectivement, dans les notations de Bell, les fonctions A et B d¶ependent bien de a et b,
d'une fa»con locale puisque la premiµere d¶epend de a seulement, la seconde de b:
14
Si, un jour, des ordinateurs quantiques existent et peuvent v¶eritablement ^etre programm¶es,
l'impossibilit¶e tombera; mais il n'est pas clair si ce jour existera jamais.
15
SchrÄ
odinger disait que, si l'on peut poser deux questions au hasard µ
a un ¶etudiant, et s'il
13
11
Revenons au monde de la physique: le lecteur a d¶ejµa devin¶e que, pour une
paire de particules qui donnent toujours des r¶esultats parfaitement corr¶el¶es (lorsque
l'on mesure par exemple leur spin dans la m^eme direction, et en des lieux trµes
¶eloign¶es), EPR nous disent qu'il existe une seule explication possible: la corr¶elation
tient µa une propri¶et¶e commune que chacune des particules \emporte avec elle".
Or ce point de vue est complµetement oppos¶e µa celui de la m¶ecanique quantique
orthodoxe, oµ
u ce ne sont pas des propri¶et¶es intrinsµeques aux particules mesur¶ees
qui d¶eterminent les r¶esultats, mais oµ
u ces derniers sont en quelque sorte \cr¶e¶es"
16
par l'op¶eration de mesure . Si on suit leur raisonnement, EPR d¶emontrent ainsi
le caractµere incomplet de la m¶ecanique quantique orthodoxe; au passage ils ont
d¶emontr¶e l'existence du d¶eterminisme - c'est bien ce dont il s'agit, puisque les
r¶esultats des mesures deviennent alors des fonctions des propri¶et¶es physiques
pr¶e-existantes des particules. EPR ne sont pas des amateurs: ils prennent le soin
de bien expliciter les hypothµeses de leur raisonnement en termes de structure
d'espace-temps (pas de propagation d'interactions plus rapidement que la vitesse
de la lumiµere) et de d¶e¯nition des ¶el¶ements de r¶ealit¶e (leur d¶e¯nition est maintenant un classique!) pour arriver µa la n¶ecessit¶e de leur prise en compte dans une
th¶eorie complµete.
4
Bell, GHZ, Hardy
Le fameux th¶eorµeme de Bell peut ^etre vu de plusieurs fa»cons assez di®¶erentes.
Initialement, il a ¶et¶e con»cu par son auteur comme une prolongation logique du
th¶eorµeme EPR; ainsi Bell appelle ¸ les ¶el¶ements de r¶ealit¶e dont l'existence a
¶et¶e d¶emontr¶ee dans le th¶eorµeme pr¶ec¶edent, et ¶etudie les types de corr¶elation qui
sont possibles lorsque ces ¶el¶ements °uctuent d'une paire µa une autre. C'est alors
automatiquement un raisonnement qui se d¶eveloppe dans un cadre complµetement
d¶eterministe; il est fond¶e sur des probabilit¶es classiques r¶esultant de °uctuations
d'une cause inconnue, si l'on pr¶efµere sur l'existence d'une certaine incertitude de
l'¶etat initial; son but est de mettre en lumiµere de fa»con plus pr¶ecise le r^ole de
la localit¶e, ce qui permet d'aboutir aux c¶elµebres in¶egalit¶es. Mais on peut aussi
prendre les choses di®¶eremment et consid¶erer que le th¶eorµeme de Bell part de
l'existence de variables suppl¶ementaires (ou \variables cach¶ees") ¸, dont on ne
cherche pas µa pr¶eciser l'origine, et qui vont in°uencer le r¶esultat des mesures d'une
fa»con ou d'une autre - pas n¶ecessairement d¶eterministe. On rencontre souvent
cette fa»con de pr¶esenter le th¶eorµeme de Bell, qui est ¶egelement parfaitement
s'avµere qu'il donne toujours la bonne r¶eponse µ
a la premiµere d'entre elles, c'est bien qu'il conna^it
la r¶eponse aux deux questions. De m^eme, dans notre parabole, le haricot est n¶ecessairement
\programm¶e" pour donner une couleur bien d¶e¯nie quelles que soient les conditions de sa
croissance.
16
Jordan (seconde ref. [3], page 161) d¶eclare dans une citation c¶elµebre: \observations not
only disturb what has to be measured, they produce it"...\in a measurement of the position of
an electron, it is forced to a decision".
12
licite; par exemple, les ¸ peuvent alors devenir les variables correspondant, non
seulement aux particules elles-m^emes, mais aussi µa des °uctuations des appareils
de mesures, ou des perturbations externes subies par les particules; de plus, les ¸
ne d¶eterminant pas n¶ecessairement les r¶esultats de mesure mais ¶eventuellement
seulement leurs probabilit¶es. La condition essentielle cependant est que cette
d¶ependance, probabiliste ou non, reste locale; sinon la d¶emonstration du th¶eorµeme
de Bell devient impossible. Pour une discussion ¶el¶ementaire du th¶eorµeme de Bell,
voir par exemple [11] ou [12].
4.1
In¶
egalit¶
es de Bell
Nous commencerons par rappeler la d¶emonstration de ce fameux th¶eorµeme, ou
plut^ot l'une des ses d¶emonstrations, car comme nous l'avons dit elle peut prendre
des formes diverses; nous insisterons ensuite sur sa g¶en¶eralit¶e.
4.1.1
D¶
emonstration
Dans le cadre strict EPR, la d¶emonstration du th¶eorµeme de Bell tient en trois
lignes trµes simples, le plus long ¶etant en fait de poser les notations. Le cas le plus
clair est celui de l'exemple EPR-B (B pour D. Bohm) qui concerne une paire de
deux particules de spin 1=2 ¶emises dans des directions oppos¶ees, dans un ¶etat
de spin singulet; chacune est soumise µa la mesure de la composante de son spin,
selon le vecteur a pour la premiµere, b pour la seconde. Quels sont les r¶esultats
pr¶evus par la m¶ecanique quantique dans une telle situation? Par convention on
attribue g¶en¶eralement une valeur +1 au r¶esultat de mesure pour une d¶eviation de
la particule vers le haut dans l'aimant de Stern et Gerlach, ¡1 pour une d¶eviation
oppos¶ee. Si µ est l'angle entre les directions a et b, la probabilit¶e d'une double
d¶etection de r¶esultats +1, +1 (ou ¡1, ¡1) pr¶evue par la m¶ecanique quantique
est:
P+;+ = P¡;¡ = sin2 µ
(1)
tandis que celle de deux r¶esultats oppos¶es est:
P+;¡ = P¡;+ = cos2 µ
(2)
Mais oublions complµetement pour un instant cette m¶ecanique quantique et
raisonnons plut^ot dans le cadre du th¶eorµeme EPR; la notation ¸ regroupe alors,
avec toutes ses composantes si n¶ecessaire (ce peut ^etre un vecteur de dimension quelconque) tous les ¶el¶ements de r¶ealit¶e EPR, dont la valeur d¶etermine les
r¶esultats de mesure A et B = §1; comme ces r¶esultats d¶ependent ¶egalement des
conditions de mesure, appelons respectivement A(a; ¸) et B(b; ¸) les fonctions
correspondantes.
En fait, il su±ra pour la suite de se limiter µa consid¶erer deux directions
0
d'analyse pour chaque mesure, a et a par exemple pour la premiµere. On pose
13
alors:
A(a; ¸) = A
;
0
A(a ; ¸) = A
0
Or, comme chacun le sait maintenant, les r¶esultats des exp¶eriences con¯rment
bien les pr¶edictions de la m¶ecanique quantique, et ceci m^eme dans des cas oµ
u ils
sont en violation nette avec les in¶egalit¶es de Bell; en ce sens, nous pouvons donc
dire que la Nature ob¶eit donc µa des lois non-locales (ou non-r¶ealistes). Bien s^
ur,
comme toutes les exp¶eriences, celles-ci ne sont pas parfaites, et il est toujours
logiquement possible d'invoquer des sc¶enarios improbables, ad hoc, oµ
u certains
des processus physiques (pour le moment complµetement inconnus) \conspirent"
pour nous donner l'illusion que la m¶ecanique quantique donne des pr¶edictions
correctes - voir le paragraphe 5.1 pour une discussion un peu plus pr¶ecise. En
tous cas il est indubitable que les exp¶eriences, qui deviennent chaque d¶ecennie
de plus en plus ¶elabor¶ees et pr¶ecises, n'ont jamais r¶eussi µa mettre en d¶efaut la
m¶ecanique quantique.
4.1.2
G¶
en¶
eralit¶
e du th¶
eorµ
eme
Diverses g¶en¶eralisations du th¶eorµeme sont possibles qui, dans la plupart des cas,
sont ais¶ees math¶ematiquement, tout en ayant l'int¶er^et de couvrir des situations
conceptuelles assez di®¶erentes; nous l'avons d¶ejµa dit implicitement plus haut
lorsque nous avons mentionn¶e qu'on peut rel^acher l'hypothµese d'un d¶eterminisme
absolu. Dans ces g¶en¶eralisations, les r¶esultats de mesure deviennent alors les
cons¶equences µa la fois des °uctuations d'une cause commune ¸ dans le pass¶e et
d'autres ph¶enomµenes al¶eatoires: °uctuations des appareils de mesure, perturbations subies par les particules lors de leur vol vers les appareils, voire m^eme d'un
ind¶eterminisme de caractµere fondamental se manifestant dans chaque r¶egion de
mesure [12]. De m^eme, les fonctions A et B peuvent inclure, sous une notation
condens¶ee, une trµes grande vari¶et¶e de ph¶enomµenes physiques: on peut par exemple imaginer que ce ne sont pas des particules, mais un ou plusieurs champs qui
se propagent depuis la source vers les d¶etecteurs
cette condition que le th¶eorµeme de Bell reste valable - un exemple comprenant
une propagation de champs et illustrant le fait que ce n'est pas le d¶eterminisme
mais bien la localit¶e qui est en jeu est trait¶e dans l'Appendice I; voir ¶egalement
l'appendice de [12]. En revanche, si A devient une fonction A(a; b), et de m^eme
pour B, tout change: ce ne sont plus 4 nombres qu'il faut associer µa chaque
¶emission de paire de particules, mais 8 (puisqu'il y a 2 r¶esultats pour chacune
des 4 combinaisons possibles d'orientation des analyseurs), et la d¶emonstration
du paragraphe pr¶ec¶edent n'est plus possible.
De fa»con g¶en¶erale, il importe donc de bien saisir µa quel point le th¶eorµeme de
Bell est puissant, et d'¶eviter de tomber dans le m^eme piµege que tous ceux qui,
constamment, pensent l'avoir tourn¶e de fa»con triviale. Combien de manuscrits
sont ¶ecrits chaque ann¶ee, dans les pays du monde entier, oµ
u l'auteur propose une
\explication" des corr¶elations non-locales en faisant intervenir une statistique plus
¶elabor¶ee que les autres? Suivant les cas ce sera, soit les perturbations des mesures
induites par les rayons cosmiques, des °uctuations des appareils de mesure ou les
°uctuations des paramµetres d'impact dans les collisions, etc.. Disons le haut
et fort: ces tentatives sont aussi vou¶ees µa l'¶echec que celles des innombrables
inventeurs du mouvement perp¶etuel au siµecle dernier - et nous certains ¶etaient
pourtant fort habiles! Que l'on nous pardonne d'insister sur ce point de fa»con aussi
appuy¶ee: notre espoir est d'¶eviter µa quelques auteurs potentiels de perdre leur
temps. Ainsi, si nous revenons aux images utilis¶ees plus haut: il est impossible de
concevoir des ordinateurs munis de programmes aussi compliqu¶es que l'on pourra
jamais imaginer, ou des m¶ecanismes d'horlogerie d'une ¶elaboration extr^eme, qui
produisent en des endroits ¶eloign¶es (donc sans pouvoir ¶echanger d'informations
ult¶erieures aux "mesures") des r¶esultats en violation avec le th¶eorµeme de Bell; ce
n'est clairement pas l'ajout de telle ou telle perturbation subtile qui changera le
problµeme. L'impossibilt¶e est de nature fondamentale et ne pourrait ^etre tourn¶ee
que par l'introduction d'ordinateurs fonctionnant sur un principe complµetement
di®¶erent, de nature essentiellement quantique, s'ils existent un jour!
En fait, le th¶eorµeme de Bell peut ^etre vu comme un th¶eorµeme de statistique qui concerne tous les domaines scienti¯ques ou on utilise cette partie des
math¶ematiques. Ainsi notre botaniste avait donc parfaitement raison: on imagine
bien mal des mol¶ecules d'ADN qui resteraient dans des superpositions coh¶erentes
en des endroits ¶eloign¶es pendant bien longtemps - elles seraient soumises µa une
d¶ecoh¶erence trµes rapide. La m^eme impossibilit¶e s'applique µa tout le monde vivant,
qu'ils s'agisse des haricots ou de cr¶eatures beaucoup plus complexes. La violation
des in¶egalit¶es est ainsi un ph¶enomµene trµes, trµes rare, en fait jusqu'µa maintenant
limit¶e aux exp¶eriences dont le seul but est de la mettre en ¶evidence!
Une g¶en¶eralisation int¶eressante oµ
u le temps remplace les paramµetres de mesures
a ¶et¶e propos¶ee par Franson [17]. Le th¶eorµeme de Bell n'est pas limit¶e µa certains
¶etats quantiques trµes particuliers, mais s'applique µa tous les ¶etats qui ne sont pas
des produits [18]. De fa»con g¶en¶erale, si le lecteur est int¶eress¶e par une vue globale
des articles de J. Bell sur le sujet, il pourra se reporter µa un volume de \collected
16
papers" publi¶e en 1987 [19].
4.2
Egalit¶
es de GHZ
Tout le monde pensait que Bell avait fait le tour de la question, et que les
systµemes de deux spins fournissaient les cas les plus net des violations quantiques du r¶ealisme local. Aussi la surprise a-t-elle ¶et¶e g¶en¶erale lorsque, en 1989,
Greenberger, Horne et Zeilinger (GHZ) ont montr¶e que, dµes que l'on considµere
des systµemes de plus de deux particules corr¶el¶ees, des violations spectaculaires
du r¶ealisme local deviennent possibles en m¶ecanique quantique, sans mettre en
jeu d'in¶egalit¶es. Nous nous limiterons ici µa la discussion de systµemes de trois particules, comme dans l'article initial de GHZ [20] (voir ¶egalement [21]), mais des
g¶en¶eralisations µa N particules sont possibles; voir par exemple [24]. Prenons donc
trois spins 1=2 (nous ignorons totalement les variables externes des particules en
question) que nous supposons dans l'¶etat quantique initial de la forme23 :
1
j ª >= p [j +; +; + > ¡ j ¡; ¡; ¡ >]
(7)
2
oµ
u les ¶etats sont les ¶etats propres des spins selon l'axe Oz d'un repµere orthonorm¶e
Oxyz. Calculons alors quelles sont les probabilit¶es des r¶esultats de mesure que
pr¶edit la m¶ecanique quantique; nous envisagerons des mesures e®ectu¶ees sur les
spins ¾1;2;3 des trois particules, soit selon la direction Ox, soit la direction perpendiculaire Oy, et nous supposons que l'on s'int¶eresse µa la valeur du produit de
trois de ces composantes, par exemple ¾1y £ ¾2y £ ¾3x . Un calcul ¶el¶ementaire (cf.
appendice II) permet de montrer que:
P (¾1y £ ¾2y £ ¾3x = 1) = +1
P (¾1x £ ¾2y £ ¾3y = 1) = +1
P (¾1y £ ¾2x £ ¾3y = 1) = +1
(8)
En e®et, le vecteur d'¶etat choisi est simplement un vecteur propre commun aux
trois produits d'op¶erateurs, de sorte que chacun des trois produits prend une
valeur certaine24. De plus, pour trois mesures e®ectu¶ees selon l'axe Ox, il vient:
P (¾1x £ ¾2x £ ¾3x = ¡1) = 1
23
(9)
Cet ¶etat, qui correspond µa la g¶en¶eralisation d'un ¶etat singulet pour deux spins, est parfois
appel¶e un ¶etat d'entanglement maximal (ou d'imbrication maximale) pour les spins: il est la
superposition coh¶erente de deux ¶etats oµ
u toutes les particules changent d'¶etat individuel. On
entend parfois dire qu'il su±rait de prendre un super°uide pour r¶ealiser un ¶etat ou toutes les
particules seraient dans un ¶etat coh¶erent, et ainsi r¶ealiser un ¶etat d'entanglement maximal.
C'est inexact: il ne revient pas au m^eme de construire un ¶etat produit d'un grand nombre
de particules s¶epar¶ement dans la m^eme superposition coh¶erente, ou un ¶etat qui n'est pas un
produit puisque toutes les particules passent, d'une composante l'autre, vers un ¶etat orthogonal
.
24
Le fait que le produit des trois r¶esultats soit ¯x¶e n'emp^eche ¶evidemment pas chacun des
r¶esultats de °uctuer de 100%, entre les valeurs +1 et ¡1.
17
(la valeur propre est cette fois ¡1, avec une probabilit¶e 1 qui implique une certitude).
Etant donn¶e la simplicit¶e du calcul quantique, personne avant GHZ n'avait
soup»conn¶e µa quel point ces r¶esultats sont en d¶esaccord total avec toute conception
r¶ealiste et locale du type EPR. Le raisonnement local est en fait une g¶en¶eralisation
imm¶ediate de celui du paragraphe 4.1.1; appelons en e®et Ax;y les r¶esultats que
doit donner le premier spin d'un triplet pour une mesure selon, soit la direction
Ox, soit la direction Oy; les m^eme notations avec les lettres B, et C sont utilis¶ees
pour les mesures sur les deux autres spins. Des trois in¶egalit¶es ¶ecrites plus haut
on tire:
Ay By Cx = 1
Ax By Cy = 1
(10)
Ay BxCy = 1
d'oµ
u il d¶ecoule imm¶ediatement par produit (les carr¶es de tous les r¶esultats sont
toujours ¶egaux µa +1!) que:
Ax Bx Cx = +1
(11)
Mais l'¶egalit¶e (9) donne exactement le signe oppos¶e pour le produit! Ici nous
avons une contradiction qui peut appara^itre comme encore plus nette que pour
les in¶egalit¶es de Bell, en tous cas en th¶eorie (la mettre en ¶evidence dans une
exp¶erience r¶eelle est une autre a®aire): les deux pr¶edictions sont tout simplement
oppos¶ees. Intuitivement au moins, on a l'impression d'un con°it particuliµerement
aigu entre m¶ecanique quantique et r¶ealisme local, r¶esultant du fait qu'aucune
°uctuation des r¶esultats (plus pr¶ecis¶ement du produit des trois r¶esultats) n'est
ici mise en jeu (le ket est un ¶etat propre de toutes les mesures) ainsi que de cette
opposition de 100% dans la valeur du produit.
Pour le moment, µa notre connaissance l'¶egalit¶e GHZ n'a pas fait l'objet de
v¶eri¯cations exp¶erimentales semblables µa celles des in¶egalit¶es de Bell, mettant en
jeu des r¶esultats de mesure macroscopiques25 ; on a cependant l'impression que
les progrµes constants dans les techniques d'optique quantique non lin¶eaire nous
en rapprochent constamment, et que c'est peut-^etre maintenant une question
d'ann¶ees? L'avenir nous dira si c'est le cas. Pour une discussion du cas oµ
u les
¶egalit¶es redeviennent des in¶egalit¶es (lorsque les valeurs des mesures ne sont pas
1), voir [23].
4.3
Impossibilit¶
es de Hardy
R¶ecemment, un autre sch¶ema conceptuellement du m^eme type a ¶et¶e introduit
par Hardy [26], sch¶ema qui rappelle les in¶egalit¶es de Bell puisqu'il ne met en jeu
que deux particules. Il en est toutefois assez di®¶erent car il ne porte pas sur des
taux de corr¶elation qui prennent des valeurs di®¶erentes, selon que l'on adopte
25
Des analogues microscopiques ont cependant ¶et¶e mis en ¶evidence dans des exp¶eriences de
r¶esonance magn¶etique nucl¶eaire; voir [22].
18
le r¶ealisme local ou la m¶ecanique quantique. Ici il s'agit de types d'observations
qui devraient ^etre strictement impossibles dans le premier cadre, alors qu'elles
peuvent parfaitement se produire dans le second. A l'inverse de ce que nous
avons fait dans les deux paragraphes pr¶ec¶edents, commen»cons par pr¶esenter le
raisonnement r¶ealiste local.
Comme au paragraphe 4.1.1, nous supposons que la premiµere particule peut
^etre soumise µa deux types di®¶erents de mesure, qui sont caract¶eris¶es par les di0
0
rections d'analyse a et a , et nous appelons A et A les r¶esultats correspondants;
0
de m^eme, B et B d¶esignent les r¶esultats concernant la seconde particule. Consid¶erons maintenant les propositions suivantes (la premiµere concerne des mesures
correspondant uniquement aux directions sans prime, la seconde le cas oµ
u une
seule des directions a un prime, la troisiµeme celui oµ
u les deux directions correspondent µa un prime):
(i) - on obtient parfois un double r¶esultat +1; en d'autres termes, le couple
de r¶esultats A = 1, B = 1 est parfois observ¶e.
0
0
(ii) - en revanche, pour les mesures du type (a, b ) ou (a ; b), on n'obtient
0
jamais un m^eme double r¶esultat +1; les couples de r¶esultats A = 1, B = 1, ainsi
0
que A = 1, B = 1 n'apparaissent jamais.
0
0
(iii) - en¯n, pour les mesures de type (a ,b ), on n'obtient jamais un m^eme
0
0
double r¶esultat A = ¡1 et B = ¡1.
Dans le cadre du r¶ealisme local, toutes les quantit¶es introduites ont bien un
sens; l'examen montre alors que ces propositions sont logiquement contradictoires.
En e®et, tra»cons un diagramme comme celui de la ¯gure 1, oµ
u la partie sup¶erieure
signale la possibilit¶e ouverte par la proposition (i); la proposition (ii) entra^ine
0
alors que, si A = +1, on a n¶ecessairement B = ¡1, qui justi¯e la premiµere
diagonale de la ¯gure 1, la seconde d¶ecoulant ensuite par sym¶etrie. Alors, il
devient clair que les m^emes ¶ev¶enements qui correspondent µa la r¶ealisation de
0
0
A = 1 et B = 1 satisfont n¶ecessairement µa A = ¡1 et B = ¡1: l'impossibilit¶e
contenue dans la proposition (iii) ne peut donc ^etre satisfaite dans certains cas, ce
qui rend cette proposition incompatible avec les deux pr¶ec¶edentes (si l'on pr¶efµere,
il y a contradiction entre le \quelquefois" de la premiµere ligne horizontale et le
\jamais" de la seconde).
19
quelquefois
A=1
toujours
B=1
toujours
A’=-1
B’=-1
jamais
Figure 1
Or il se trouve que la m¶ecanique quantique permet e®ectivement une r¶ealisation
simultan¶ee des trois propositions. Consid¶erons en e®et un vecteur d'¶etat µa deux
spins de la forme:
j ª >= ® j +; ¡ > +¯ j ¡; + > +° j +; + >
0
0
(12)
oµ
u la base j §; § > est celle des observabls A et B (l'axe Oz est donc la direction
d'analyse pour les observables avec prime). D'embl¶ee, l'abs
Ce coe±cient arbitraire peut ^etre utilis¶e pour ¶ecire j ª > sous la forme:
j ª >= ¡ cos µ (j +; ¡ > + j ¡; + >) + sin µ j +; + >
(18)
Il ne reste maintenant plus qu'µa calculer le produit scalaire de ce ket par celui oµ
u
les deux spins sont dans l'¶etat (13): pour obtenir l'expression:
¡ sin µ cos2 µ
(19)
qui, une fois divis¶ee par la norme du ket (18), donne la probabilit¶e du processus
consid¶er¶e en (iii); il est clair que cette probabilit¶e n'est en g¶en¶eral pas nulle, et un
calcul exact montre qu'elle peut atteindre 9% (voir appendice III). Ceci d¶emontre
la r¶ealisation possible du couple pr¶evu dans la proposition (i): les pr¶evisions de
la m¶ecanique quantique sont en contradiction °agrante avec les raisonnement
e®ectu¶es dans le cadre r¶ealiste local.
Un aspect int¶eressant de la s¶erie d'assertions ¶ecrites plus haut est qu'elle
est g¶en¶eralisable µa un nombre arbitraire de types de mesures [27]; il se trouve
que ceci permet d'augmenter le pourcentage d'¶ev¶enements \impossibles" (dans
le cadre du r¶ealisme local) pr¶edits par la m¶ecanique quantique - de 9% µa prµes
de 50%! Maintenons inchang¶ees les deux premiµeres et encha^inons la seconde de
fa»con r¶ecurrente en supposant maintenant que:
0
00
00
0
(iii) pour les mesures du type (a , b ) ou (a ; b ), on n'obtient jamais un
r¶esultat oppos¶e26 .
000
000
00
00
(iv) de m^eme, pour les mesures du type (a , b ) ou (a ; b ), on n'obtient
jamais un r¶esultat oppos¶e.
etc..
(n) en¯n, pour les mesures de type (an ,bn ), on n'obtient jamais ¡1 et ¡1.
La d¶emonstration de l'incompatibilit¶e est trµes semblable; elle est r¶esum¶ee sur la
¯gure 2.
26
Il su±t en fait pour le raisonnement de ne jamais obtenir le couple ¡1, +1.
21
quelquefois
A=1
toujours
toujours
A’=-1
B’=-1
toujours
A"=-1
toujours
A(n)=-1
B=1
toujours
B"=-1
.
.
.
toujours
jamais
B(n)=-1
Figure 2
Les conclusions fondamentales µa tirer de ces contradictions sont clairement
les m^emes que pour le th¶eorµeme de Bell: en m¶ecanique quantique, il n'est pas
correct de raisonner µa la fois sur toutes les quantit¶es qui ont ¶et¶e ¶ecrites, m^eme
comme des quantit¶es inconnues qu'une exp¶erience future pourrait d¶eterminer.
La raison en est simplement qu'il est ¶evidemment impossible sur une paire de
spins donn¶ee d'e®ectuer toutes les mesures envisag¶ees, qui sont incompatibles.
C'est une illustration suppl¶ementaire de la fa»con dont localit¶e et r¶ealisme sont
en contradiction avec la m¶ecanique quantique. Pour une discussion g¶en¶erale des
e®ets de non-localit¶e avec d'autres ¶etats, voir [28].
5
Oµ
u en sommes nous?
Selon leur point de vue et leurs pr¶ef¶erences, certains en concluent avec satisfaction \Bohr avait raison"! D'autres, tout aussi convaincus, annonceront triomphants que \Bohr avait tort"! Ni les uns ni les autres ne sont complµetement dans
l'erreur27 . Le premier point de vue d¶ecoule tout naturellement de la constatation
¶evidente que, pour le moment du moins, rien n'est venu apporter la moindre contradiction exp¶erimentale µa la th¶eorie quantique orthodoxe; c'est vrai m^eme dans
des situations compliqu¶ees de corr¶elations entre spins auxquelles personne n'avait
pens¶e µa l'¶epoque de Bohr. Nous l'avons d¶ejµa not¶e plus haut, c'est assur¶ement un
27
Il va sans dire que l'objet de la discussion n'est pas de d¶efendre ou d'attaquer tel ou tel
grand physicien, en particulier N. Bohr; son nom est pris ici de fa»con symbolique, comme celui
du \pape" de l'interpr¶etation de Copenhague de la m¶ecanique quantique, mais on pourrait le
remplacer par d'autres, comme par exemple celui de W. Heisenberg.
22
triomphe qui illustre la puissance de la pens¶ee abstraite des physiciens de cette
¶ecole. Mais d'autres feront remarquer, avec justesse ¶egalement, que Bohr semble
ne pas avoir vraiment r¶ealis¶e l'impact de sa position, et que la frontiµere qu'il
voulait ¶etablir entre macroscopique et microscopique n'est pas si facile µa maintenir. En e®et si, par principe, on peut accepter de renoncer µa utiliser des images
valides dans le monde macroscopique pour \expliquer" le monde macroscopique,
on s'aper»coit que l'on ne peut pas s'abriter si facilement devant ces ¶enormes
di®¶erences d'ordres de grandeur: c'est la m¶ecanique quantique elle-m^eme qui
conduit µa des r¶esultats paradoxaux au niveau macroscopique (r¶esultats observ¶es
en violation avec la localit¶e), et c'est donc elle qui remet en question cette distinction commode. En en fait, c'est non seulement cette frontiµere qui est en cause,
mais ¶egalement la notion d'espace-temps; nous sommes forc¶es de \mettre un petit b¶emol" sur nos vues sur certains acquis relativistes fondamentaux, comme la
causalit¶e ou la notion d'¶ev¶enement; on aurait pu les croire universelles, mais il est
clair que l'op¶eration de mesure quantique n'est pas un ¶ev¶enement bien d¶e¯ni au
sens relativiste. Mais ne tombons pas dans l'excµes inverse: dire que la th¶eorie de
la relativit¶e en sort profond¶ement ¶ebranl¶ee serait un non-sens; mais les r¶esultats
qui ¶emergent de la confrontation avec les in¶egalit¶es de Bell ne vont assur¶ement
pas dans le m^eme sens sur le plan conceptuel. Pour ¯nir, est ce si ¶etonnant? Que
relativit¶e et m¶ecanique quantique ne fassent pas toujours trµes bon m¶enage dans
la physique contemporaine est bien connu: la quanti¯cation de la gravitation est
toujours un problµeme ouvert.
De toutes fa»cons, et nous l'avons d¶ejµa remarqu¶e dans l'introduction, l'interpr¶etation
de Copenhague au sens strict a perdu sa situation de quasi monopole dans l'esprit
des physiciens, qui prennent maintenant nettement plus au s¶erieux des points de
vue di®¶erents; nous en passerons quelques uns en revue au paragraphe 5.5.
5.1
Les failles
Aucune exp¶erience de physique n'est parfaite, et celles qui ont tranch¶e en faveur
de la m¶ecanique quantique n'¶echappent pas µa la rµegle. Les toutes premiµeres ¶etaient
d¶ejµa fort convaincantes [29][30], celles de la deuxiµeme g¶en¶eration encore plus [31],
et depuis elles n'ont cess¶e d'^etre am¶elior¶ees (les r¶ef¶erences sont trop nombreuses
pour ^etres donn¶ees ici). Mais il est vrai qu'en toute rigueur - et peut-^etre avec une
pointe de mauvaise foi- on peut toujours dire que \rien n'est prouv¶e". Pourquoi
cela? La raison principale est que, dans tous les sch¶emas exp¶erimentaux, il est impossible d'a±rmer que toutes les paires de particules ¶emises sont mesur¶ees, la trµes
grande majorit¶e ¶echappant tout simplement µa toute d¶etection. Par exemple, dans
le cas des paires de photons ¶emis en cascade, les particules partent dans toutes
les directions de l'espace alors que les photomultiplicateurs ne couvrent qu'un
angle solide trµes limit¶e; de plus, leur rendement quantique est faible. En fait, il
faut bien voir que la plupart des paires ¶emises ne sont jamais d¶etect¶ees! Dans les
exp¶eriences plus r¶ecentes oµ
u les photons sont ¶emis par conversion param¶etrique,
23
la corr¶elation entre leurs directions d'¶emission permet d'augmenter la proportion
de d¶etections, mais elle reste relativement faible.
Supposons alors que le r^ole d'un analyseur soit en fait de s¶electionner, parmi
toutes les paires de photons dont au moins un l'atteint, une trµes petite proportion de paires appartenant µa une sous-classe bien d¶e¯nie; dµes qu'on tourne un
peu l'analyseur, c'est une autre sous-classe, peut-^etre complµetement disjointe, qui
sera s¶electionn¶ee, etc.. En attribuant des propri¶et¶es ad¶equates µa chacune de ces
sous-classes, il est µa peu prµes ¶evident qu'on peut ais¶ement reproduire n'importe
quel type de corr¶elation entre les mesures, y compris des corr¶elations qui reproduisent celles de la m¶ecanique quantique28 . Comment donc avons nous ¶echapp¶e
µa l'universalit¶e du th¶eorµeme de Bell? Tout simplement en acceptant l'id¶ee que
les ¶echantillons sont biais¶es par chaque type de mesure: µa chaque fois que l'on
tourne un des analyseurs, on d¶etecte des ensembles de particules qui n'ont rien µa
voir entre eux, de sorte que tout le raisonnement habituel s'e®ondre. E®ectivement, le th¶eorµeme de Bell suppose que toutes les particules sont d¶etect¶ees, ou
du moins que l'¶echantillon d¶etect¶e n'est pas biais¶e par un ph¶enomµene physique
myst¶erieux dont la nature serait pour le moment inconnue29 . Si cependant un tel
ph¶enomµene existait, on pourrait imaginer une \conspiration des polariseurs"30
oµ
u ces derniers s'entendraient pour tromper les physiciens et faire semblant de
donner des r¶esultats en accord avec la m¶ecanique quantique!
Il faut bien garder µa l'esprit que cette possibilit¶e, si elle est parfaitement
saine sur le plan de la logique pure, est complµetement \ad hoc": il n'y a aucune indication, m^eme parcellaire, qu'elle soit r¶ealis¶ee. Elle est traditionnellement quali¯¶ee d'¶echappatoire (loophole en anglais), ce qui indique bien son caractµere arti¯ciel, derniµere issue logique de ceux qui d¶esirent r¶efuter co^
ute que co^
ute
les r¶esultats des exp¶eriences; mais la possibilit¶e existe et aucun argument autre
que de plausibilit¶e n'a ¶et¶e avanc¶e pour la fermer. Il est donc correct de dire
que, dans toutes les exp¶eriences r¶ealis¶ees jusqu'µa maintenant, l'interpr¶etation des
r¶esultats met en jeu des hypothµeses sur le fonctionnement des analyseurs de polarisation qui restent non d¶emontr¶ees; il n'est donc pas absolument exclu que la
m¶ecanique quantique soit viol¶ee un jour dans une exp¶erience oµ
u presque toutes
28
Math¶ematiquement, si la distribution de probabilit¶e des variables ¸ (souvent not¶ee ½)
d¶epend, soit de a, soit de b, soit des deux, la d¶emonstration du th¶eorµeme de Bell devient
impossible.
29
Pour ¶eliminer cette possibilit¶e Bell, dans certains de ses expos¶es, imaginait des sortes
\d¶etecteurs avanc¶es" en forme de guide cylindrique, insensibles µ
a la polarisation des particules, mais d¶etectant leur passage; leur r^
ole ¶etait de pr¶edire avec certitude que les v¶eritables
appareils de mesure, plac¶es plus loin, et sensibles µ
a la polarisation, allaient donner un r¶esultat;
c'est une autre fa»con de pr¶eciser l'ensemble sur lequel les statistiques sont e®ectu¶ees, sans que
n¶ecessairement toutes les paires ¶emises soient d¶etect¶ees (on parle aussi parfois dans ce cadre
de \event ready detectors"). Voir ¶egalement la r¶ef¶erence [32] ou Bell imagine une combinaison
de detecteurs \veto" et d'un d¶etecteur \go" recevant le premier photon d'une cascade ternaire,
avec le m^eme souci de meilleure s¶election des ¶echantillons de paires d¶etect¶es.
30
C'est un terme consacr¶e par l'usage!
24
les paires seraient d¶etect¶ees; peut ^etre, µa l'oppos¶e, sera-t-il possible de r¶ealiser
une exp¶erience fermant d¶e¯nitivement la porte µa toute interpr¶etation bas¶ee sur
cette notion d'¶echantillon biais¶e?
5.2
La localit¶
e, la contrafactualit¶
e
Suivant les auteurs, on trouvera des textes oµ
u la non-localit¶e de la m¶ecanique
quantique est consid¶er¶ee comme un fait acquis, ou d'autres oµ
u cette notion est
consid¶er¶ee comme un artefact introduit par l'insertion d'une notion ¶etrangµere µa la
m¶ecanique quantique (celle d'¶el¶ements de r¶ealit¶e de EPR); dans ce second point de
vue, tous les raisonnements sur la non-localit¶e sont consid¶er¶es comme entach¶es
par une hypothµese initiale qui est µa rejeter - ce qui leur ^ote imm¶ediatement
toute validit¶e. Cette discussion, entre ceux qui pensent avoir d¶emontr¶e la nonlocalit¶e de la m¶ecanique quantique et ceux qui pensent que les raisonnements des
premiers sont circulaires, a parfois ¶et¶e vive et touche µa de trµes d¶elicats problµemes
de logique31 et de philosophie; nous r¶ef¶erons le lecteur int¶eress¶e µa la r¶ef¶erence
[4] ainsi que µa [33][34][35]. Ce qui est en revanche plus facile µa saisir est la
remise en question radicale de la notion de \contrafactualit¶e" par la m¶ecanique
quantique. Le raisonnement contrafactuel consisterait µa introduire comme des
quantit¶es math¶ematiques valides - bien qu'¶evidemment inconnues - les r¶esultats de
toutes les exp¶eriences dont on pourrait envisager la r¶ealisation dans le futur [36].
Mais comme, pour une r¶ealisation unique d'une exp¶erience, il n'est ¶evidemment
pas possible d'e®ectuer plus d'un choix des orientations des analyseurs (angles a et
b), raisonner ainsi sur l'ensemble des r¶esultats qui auraient ¶et¶e obtenus pour toutes
les orientations n'est pas correct (au moins pour une exp¶erience mettant en jeu la
m¶ecanique quantique); sinon on retombe dans les sch¶emas de raisonnement que
nous avons expos¶es plus haut, par exemple au paragraphe 4.1.1, qui conduisent
µa des in¶egalit¶es incompatibles avec la m¶ecanique quantique. Nous avons d¶ejµa
cit¶e plus haut cette phrase de Peres qui nous semble bien r¶esumer ce rejet de la
contrafactualit¶e: \unperformed experiments have no results".
31
En revanche, l'id¶ee recue selon laquelle le th¶eorµeme de Bell serait simplement un th¶eorµeme
d'impossibilit¶e des variables cach¶ees (un nouveau th¶eorµeme de von Neuman, en quelque sorte)
est ind¶efendable, m^eme si elle bien souvent ¶et¶e r¶ep¶et¶ee. Le raisonnement ne tiendrait pas:
pourquoi exiger d'un formalisme µa variables suppl¶ementaires d'^etre explicitement local, alors
que celui de la m¶ecanque quantique ne l'est pas? Ni le postulat de r¶eduction du paquet d'ondes,
ni le calcul des corr¶elations si on prend le point de vue de Everett, ni l'expression du vecteur
d'¶etat lui-m^eme ne sont ¶evidemment locales; en d'autres termes, on peut l¶egitimement discuter
pour savoir si, profond¶ement, la m¶ecanique quantique est locale ou non, mais on ne peut nier
que son formalisme math¶ematique ne le soit pas.
Citons a nouveau S. Goldstein qui, dans la r¶ef¶erence [2], ¶ecrit: \in recent years it has been
common to ¯nd physicists .... failing to appreciate that what Bell demonstrated with his
theorem was not the impossibility of Bohmian mechanics, but rather a more radical implication
- namely nonlocality - was intrinsic to quantum theory itself".
25
5.3
T¶
el¶
eportation et cryptographie quantiques
Dans la ligne de pens¶ee ouverte par la non-localit¶e se situe l'id¶ee de la t¶el¶eportation
quantique [37]; ici il s'agit d'utiliser les corr¶elations entre deux particules qui ont
initialement ¶et¶e mises dans un ¶etat quantique imbriqu¶e, comme l'¶etat singulet de
deux spins; le but est de reproduire, µa distance, l'¶etat quantique complµetement
arbitraire d'un spin suppl¶ementaire. Le premier op¶erateur (op¶erateur A, traditionnellement appel¶e Alice) e®ectue une mesure concernant µa la fois une des
particules de la paire imbriqu¶ee et la particule suppl¶ementaire32 . Elle en communique ensuite le r¶esultat par des voies classiques au second op¶erateur (op¶erateur
B, traditionnellement appel¶e Bob); ce dernier, appliquant une transformation
unitaire qui d¶epend de cette information classique transmise par Alice, est alors
capable de mettre le second spin de la paire corr¶el¶ee exactement dans le m^eme
¶etat quantique que l'¶etat initial de la particule suppl¶ementaire. L'¶etat quantique
en question a ainsi ¶et¶e t¶el¶eport¶e! C'est donc un sch¶ema mixte oµ
u le reconstruction µa distance d'un ¶etat quantique utilise µa la fois des canaux classiques et les
corr¶elations quantiques µa distance du type EPR; il n'est pas n¶ecessaire qu'Alice
ait connaissance de l'¶etat µa reproduire pour jouer son r^ole.
On pourrait consid¶erer comme triviale la reproduction µa distance d'un ¶etat
quantique µa partir d'informations classiques: aprµes tout, il su±rait que Alice dise
µa Bob d'orienter un appareil de Stern et Gerlach dans une direction donn¶ee et
d'attendre un r¶esultat +1 par exemple. Mais ce serait ignorer le fait que Alice
ne choisir pas l'¶etat µa t¶el¶eporter; de plus, si on lui donne un spin dans un ¶etat
arbitraire, elle serait bien en peine de le d¶eterminer par une mesure unique, ou
m^eme par des mesures r¶ep¶et¶ees sur la m^eme particule (dont les probabilit¶es de
r¶esultats ne d¶ependent plus que du r¶esultat de la premiµere mesure!); en fait, c'est
strictement impossible, non seulement physiquement µa cause des rµegles de la
m¶ecanique quantique, mais aussi math¶ematiquement du fait qu'un ¶etat d¶epend
de paramµetres continus alors que les r¶esultats de mesure sont discrets. Ainsi,
dans la t¶el¶eportation quantique, ni Alice ni Bob n'ont jamais besoin - ou m^eme
la possibilit¶e - de conna^itre l'¶etat t¶el¶eport¶e. Il serait donc incorrect d'a±rmer que
leur communication classique inclut la description de l'¶etat en question; d'ailleurs,
µa nouveau, il s'agit de la transmission d'une information discrµete, qui ne permet
pas de reconstruire un ¶etat d¶ependant de paramµetres continus33 .
32
Cette mesure ne doit pas ^etre quelconque a¯n que le sch¶ema fonctionne; en particulier, elle
doit ^etre relative µa une observable oµ
u le r^
ole des deux particules dans le laboratoire de Alice
est indiscernable.
33
En d'autres termes, et pour dire les choses de fa»con frappante, avant m^eme que Bob ne
De fa»con g¶en¶erale, tant par l'utilisation des ¶etats imbriqu¶es des deux premiµeres
particules que par les types de mesures e®ectu¶ees par Alice, il existe un lien assez
¶etroit entre t¶el¶eportation quantique et la non-localit¶e des mesures de type Bell;
pour une discussion plus d¶etaill¶ee, voir [38]; pour une revue succincte de r¶esultats
exp¶erimentaux r¶ecents sur le sujet, voir un compte-rendu de Physics Today [39].
Un autre sujet, lui aussi relativement nouveau, qui emprunte des id¶ees aux
corr¶elations EPR est la cryptographie quantique [40]. L'id¶ee de base est la mise
en place d'un systµeme parfaitement s^
ur de partage de cl¶e cryptographique; ce
mot d¶esignant une s¶erie al¶eatoire de 0 et de 1 qui est utilis¶ee pour coder, puis
d¶ecoder, un message, par deux correspondants ¶eloign¶es. Le partage se fait gr^ace
µa un systµeme de transmission µa distance (g¶en¶eralement l'envoi de photons optiques dans des ¯bres) con»cu de telle fa»con que toute tentative d'interception des
signaux transmettant la cl¶e soit automatiquement d¶etectable par les correspondants en question. Au lieu de rendre l'espionnage di±cile par des mesures de
pr¶ecaution appartenant µa la vie courante (conservation des cl¶es de codage dans
des co®res-fort, pr¶ecautions prises lors de leur transport, etc.) - dont l'e±cacit¶e
est contextuelle et donc di±cile µa ¶evaluer a priori - il s'agit de baser sa con¯ance
sur des lois physiques fondamentales: quelle que soit l'habilet¶e des espions, il ne
pourront pas violer une loi de la m¶ecanique quantique! Par exemple, ils ne peuvent
pas intercepter un photon, le \cl^oner" pour en faire plusieurs photons strictement
identiques, en utiliser quelques-uns pour en mesurer les propri¶et¶es, et renvoyer
le dernier sur la ligne pour donner l'impression que rien ne s'est pass¶e; en e®et,
cette op¶eration est contradictoire avec les lois de la physique34. Les sch¶emas de
cryptographie quantique sont divers, certains mettant en jeu des paires de photons corr¶el¶es µa la EPR, d'autres pas. Mais le sujet, qui m¶eriterait assur¶ement
d'^etre discut¶e plus en d¶etail, est trop vaste pour le cadre de cet expos¶e, et nous
n'en dirons pas plus ici.
5.4
Les ¶
etats \par tout ou rien", la d¶
ecoh¶
erence
Aprµes avoir introduit des ¶etats quantiques dont les propri¶et¶es quantiques sont
sp¶ecialement remarquables, nous discuterons briµevement un ph¶enomµene quantique qui tend µa en r¶eduire la dur¶ee de vie, la \d¶ecoh¶erence".
dans l'¶etat d¶esir¶e, mais il ne peut pas le conna^itre en e®ectuant des mesures.
34
On peut par exemple montrer qu'un tel clonage permettrait, s'il est e®ectu¶e sur les deux
photons d'une paire EPR, de communiquer des signaux superluminaux, en violation avec la
relativit¶e. En m¶ecanique quantique, l'ampli¯cation de photons comporte toujours un certain
bruit (¶emission spontan¶ee).
27
5.4.1
Les ¶
etats par tout ou rien
Les ¶etats que nous appellerons \par tout ou rien", ou encore ¶etats GHZ, ou
encore ¶etats d'imbrication maximale (states of maximum entanglement), sont des
g¶en¶eralisations directes de (7), c'est µa dire des ¶etats ou si l'une des particules est
trouv¶ee par exemple dans l'¶etat j + >, toutes les autres sont automatiquement
dans le m^eme ¶etat. Pour ¶eviter toute confusion, commencons par d¶ecrire une
proc¶edure qui ne conduit pas µa un ¶etat par tout ou rien. Prenons une situation
oµ
u N particules tombent successivement sur un ¯ltre (lame semi-r¶e°¶echissante,
aimant de Stern et Gerlach pour des spins, etc.), tout en ¶etant initialement dans
une superposition coh¶erente des deux ¶etats propres de ce ¯ltre; par exemple ce
seront N spins 1/2 orient¶es selon la direction Ox qui entrent dans un aimant se
Stern et Gerlach orient¶e selon Oz, ou tout simplement N photons (ou atomes,
puisque maintenant on sait faire exp¶erimentalement de l'optique atomique) qui
tombent sur une lame semi-r¶e°¶echissante qui les transforme en une superposition
coh¶erente d'un ¶etat d¶evi¶e vers le haut (not¶e j + >) et d'un ¶etat non d¶evi¶e (not¶e
j ¡ >). L'¶etat d¶ecrivant la superposition obtenue sera alors le produit tensoriel:
j ª >= [® j 1 : + > +¯ j 1 : ¡ >] - [® j 2 : + > +¯ j 2 : ¡ >] -:::: - [® j N : + > +¯ j N : ¡ >]
(20)
Nous n'avons ¶ecrit cet ¶etat que pour mettre en lumiµere µa quel point il est di®¶erent
de la g¶en¶eralisation de (7), qui s'¶ecrirait:
j ª >= ® j 1 : +; 2 : +; ::::; N : + > +¯ j 1 : ¡; 2 : ¡; :::; N : ¡ >
(21)
Dans le premier cas, nous avons N particules qui, chacune, sont s¶epar¶ement dans
une superposition coh¶erente des deux ¶etats de base; le ket (20) serait ¶egalement
appropri¶e pour d¶ecrire un super°uide oµ
u la condensation de Bose-Einstein permet d'accumuler les particules dans un ¶etat quantique unique qui peut ^etre une
superposition coh¶erente quelconque, par exemple de deux ¶etats s¶epar¶es par une
barriµere de potentiel. Par d¶eveloppement du pr
¶etudi¶ees, des oscillations quantiques importantes apparaissent, qui seraient totalement inexplicables dans un cadre r¶ealiste local.
Depuis quelques ann¶ees (environ 5 ans), on lit souvent les mots \chat de
SchrÄodinger" pour d¶esigner les ¶etats du type (21), en fait surtout dans des articles d'¶electronique quantique. Il y a e®ectivement une certaine analogie dans
la mesure ou SchrÄodinger considµere dans son fameux paradoxe un ensemble d'un
trµes grand nombre de particules (un chat est un systµeme µa un trµes grand nombre
de degr¶e de libert¶e!) qui sont toutes ensemble, soit dans un ¶etat correspondant au
chat vivant, soit dans un ¶etat correspondant au chat mort qu'on peut supposer
trµes di®¶erent, au moins au niveau des corr¶elations entre particules (une cellule
est compos¶ee d'atomes qu'on peut supposer engag¶es dans des liaisons chimiques
di®¶erentes si elle est vivante ou si elle est morte). L'analogie n'est pas trµes pr¶ecise,
car on en voit pas trµes bien pourquoi toutes les particules d'un chat mort ou vivant
seraient n¶ecessairement dans des ¶etats orthogonaux; de plus, dans l'exemple de
SchrÄodinger, la superposition en question progresse d'un systµeme microscopique
(un noyau radioactif) vers le macroscopique, selon une cha^ine de Von-Neumann
(voir paragraphe 2.1) qui tend de plus en plus µa se rami¯er dans l'environnement.
Elle commence par un ampli¯cateur, puis continue par le chat et s'¶etend ainsi µa
l'in¯ni sans jamais se r¶esoudre en une seule de ses composantes, ce qui constitue
pr¶ecis¶ement le paradoxe ¶enonc¶e par SchrÄodinger; en fait, le chat lui m^eme n'est
jamais, µa aucun instant, dans une superposition coh¶erente du type (21).
5.4.2
La d¶
ecoh¶
erence
La d¶ecoh¶erence est un ph¶enomµene de m^eme nature que la cha^ine in¯nie de Von
Neumann, puisqu'il s'agit de la r¶egression sans ¯n des coh¶erences contenues dans
le vecteur d'¶etat vers l'environnement de plus en plus lointain; ainsi se cr¶eent des
corr¶elations de plus en plus complexes avec cet environnement, qui deviennent
en pratique rapidement impossibles µa d¶etecter. Prenons en e®et un ¶etat µa N
particules comme celui ¶ecrit en (21), oµ
u nous supposons maintenant que l'¶etat
j + > et l'¶etat j ¡ > d¶ecrivent des particules se trouvant dans des r¶egions
di®¶erentes de l'espace; c'est le cas par exemple pour des particules de spin 1/2
qui sont d¶evi¶ees di®¶eremment selon leur ¶etat interne dans un aimant de Stern
et Gerlach; mais c'est ¶egalement le cas de fa»con bien plus g¶en¶erale, comme dans
l'exemple pris plus haut de particules tombant sur une lame s¶eparatrice. Dans ces
conditions, on s'aper»coit que la coh¶erence des N particules devient extr^emement
fragile vis µa vis de toute interaction avec l'environnement. Supposons en e®et
qu'un photon (ou toute autre particule), initialement dans l'¶etat j k0 >, soit
di®us¶e par l'une des particules; il passera ainsi dans un ¶etat j k+ > s'il est
di®us¶e par une particule dans l'¶etat j + >, dans l'¶etat j k¡ > s'il est di®us¶e
par une particule dans l'¶etat j ¡ >. Avant di®usion, l'¶etat initial du systµeme est
simplement le produit tensoriel de j k0 > par (21), mais aprµes di®usion l'¶etat
29
¯nal s'¶ecrira:
0
j ª >= ® j 1 : +; 2 : +; ::::; N : + > - j k+ > +
+¯ j 1 : ¡; 2 : ¡; :::N : ¡ > - j k¡ >
(22)
Int¶eressons nous uniquement au systµeme des N particules, supposant par
exemple que le photon di®us¶e n'est pas d¶etectable; il est alors utile de calculer
la trace partielle sur ce dernier a¯n de calculer la matrice densit¶e r¶eduite des
particules en question. On voit facilement que cette matrice densit¶e r¶eduite s'¶ecrit,
dans la base des deux ¶etats j +; +; +; :: > et j ¡; ¡; ¡; :: >:
½=
Ã
j ® j2
®¯ ¤ < k¡ j k+ >
®¤¯ < k+ j k¡ >
j ¯ j2
!
(23)
(nous supposons pour simpli¯er que les deux ¶etats j k§ > sont norm¶es). Si le
produit scalaire < k+ j k¡ > ¶etait ¶egal µa un, la matrice densit¶e des N particules
ne serait pas a®ect¶ee par la di®usion du photon. Mais ce serait en fait supposer
l'identit¶e des deux ¶etats de di®usion du photon, alors que cette di®usion se produit
par hypothµese dans des r¶egions nettement di®¶erentes de l'espace; en fait, selon
l'¶etat du photon di®us¶e, il est possible de dire si la particule di®usante ¶etait dans
l'¶etat j + > ou l'¶etat j ¡ >, de sorte qu'il est bien plus r¶ealiste de supposer
que le produit scalaire en question est trµes proche de z¶ero. La matrice densit¶e
des N particules devient alors une superposition incoh¶erente des deux ¶etats j
+; +; +; :: > et j ¡; ¡; :: >; physiquement, la coh¶erence entre ces ¶etats est d¶etruite
par l'information contenue dans l'¶etat du photon (qu'il soit observ¶e ou non).
Nous voyons ainsi que, dµes la di®usion de la premiµere particule ¶el¶ementaire
qui provient de l'environnement, la coh¶erence propre du systµeme des N particules
diminue ou dispara^it, tout en se transfµerant vers une corr¶elation plus complexe
comme celle ¶ecrite en (22). Clairement, il est impossible de contr^oler (au quantum prµes!) tout l'environnement d'un systµeme physique macroscopique; ce dernier
tend alors trµes rapidement µa di®user de plus en plus de photons, laissant ainsi en
quelque sorte la trace de son ¶etat interne dans l'environnement et perdant rapidement sa coh¶erence interne. Le ph¶enomµene est in¶evitable, sauf dans le cas trµes
particulier oµ
u toutes les caract¶eristiques de di®usion des deux ¶etats j +; +; :: > et
j ¡; ¡; :: > seraient strictement identiques (ce qui exclut une s¶eparation spatiale
entre eux). En particulier, il est impensable qu'un chat mi-mort mi-vivant ne
di®use pas presque instantan¶ement quelque ¶electron, photon ou atome, et d'une
fa»con di®¶erente dans les deux cas; ainsi sa coh¶erence initiale ¶eventuelle (en supposant qu'on ait r¶eussi µa la cr¶eer), dispara^it presque aussit^ot pour se d¶egrader en
une coh¶erence qui se propage de plus en plus loin dans l'environnement.
Ainsi les superpositions coh¶erentes d'objets macroscopiques dans des ¶etats
s¶epar¶es spatialement sont-elles extr^emement fragiles. Certains y voient une \explication" de la nature de la mesure en m¶ecanique quantique: la superposition
devenant incoh¶erente, n'avons nous pas un m¶elange statistique qui ressemble µa la
30
description d'un objet classique dont nous ignorerions s'il est dans un ¶etat ou un
autre? En fait l'explication en question ne r¶esiste pas µa l'analyse dµes que l'on est
exigeant sur ce que doit ^etre une compr¶ehension du processus de mesure; il y a
pour cela plusieurs raisons. La premiµere est que le but du postulat de r¶eduction
du paquet d'ondes est d'introduire la notion d'unicit¶e du r¶esultat de mesure,
a¯n de rendre compte des observations usuelles oµ
u l'on n'aboutit jamais µa des
superpositions de r¶esultats, coh¶erents ou non; sinon il serait inutile. Si donc on
part de l'id¶ee que le problµeme principal de la mesure en m¶ecanique quantique est
bien d'expliquer l'¶emergence de cette unicit¶e, tout en sachant que l'¶equation de
SchrÄodinger ne peut que rami¯er µa l'in¯ni les di®¶erentes composantes du vecteur
d'¶etat, il devient ¶evident que la th¶eorie de la d¶ecoh¶erence ne peut rien apporter;
elle ne fait que discuter la fa»con dont cette superposition se propage de plus en
plus loin dans l'environnement, repoussant le problµeme de plus en plus loin, sans
jamais le r¶esoudre. On pourrait bien s^
ur supposer qu'µa un certain stade la superposition se r¶esout en l'une seule de ses composantes, mais ce serait r¶e-introduire
par la fen^etre le postulat que l'on avait mis dehors par la porte35 . La seconde
raison est d'ordre logique: pour r¶esoudre un problµeme de frontiµere entre deux postulats d'¶evolution incompatibles, invoquer un m¶ecanisme qui reste entiµerement
dans le cadre du premier d'entre eux ne peut apporter la solution.
La d¶ecoh¶erence est donc un ph¶enomµene physique d'un int¶er^et intrinsµeque
ind¶eniable, qui justi¯e pleinement les ¶etudes th¶eoriques et exp¶erimentales [41]
qui y ont ¶et¶e consacr¶ees; par exemple, un des r¶esultats les plus int¶eressants de
ces ¶etudes est la sp¶eci¯cation pr¶ecise de la base dans laquelle cette d¶ecoh¶erence
se produit, et des constantes de temps associ¶ees au ph¶enomµene. Mais gardons
µa l'esprit que la d¶ecoh¶erence n'est que l'¶etape pr¶eliminaire avant la mesure, ce
n'est pas la mesure elle-m^eme36 : cette derniµere se produira lorsque, de tous les
¶el¶ements diagonaux de la matrice densit¶e correspondants aux di®¶erents r¶esultats
possibles, tous sauf un dispara^itront37 .
Un autre aspect essentiel de la d¶ecoh¶erence est son r^ole primordial dans
tous les sch¶emas propos¶es pour r¶ealiser des ordinateurs quantiques, un autre
d¶eveloppement r¶ecent du domaine que nous ne pourrons pas d¶etailler ici. Nous
dirons simplement que l'id¶ee g¶en¶erale [42] est de baser les calculs, non sur des
\bits" classiques ne pouvant se trouver que dans deux ¶etats (correspondant µa 0
35
On peut ¶egalement supposer que la r¶esolution ne se produit jamais; on rejoint alors
l'interpr¶etation de Everett de la m¶ecanique quantique (voir paragraphe 5.5).
36
En supposant bien s^
ur que cette derniµere existe, c'est µ
a dire que l'on n'adopte pas le point
de vue de Everett.
37
Il faut garder µa l'esprit que le formalisme de la matrice densit¶e est trµes ¶el¶egant et compact,
mais que bien s^
ur cette compacit¶e m^eme signi¯e qu'il est plus di±cile de garder la trace de
l'origine physique des termes math¶ematiques. Ainsi, la matrice densit¶e permet de traiter exactement de la m^eme fa»con des ince
ou 1), mais sur des bits quantiques pouvant avoir accµes µa tout un continuum
d'¶etats quantiques construits par superposition coh¶erente de ces ¶etats. La taille
bien plus grande de l'espace des con¯gurations possibles pour le systµeme pourrait s'av¶erer, si elle ¶etait vraiment accessible, un outil permettant d'e®ectuer des
calculs bien plus rapides, en particulier en ce qui concerne la factorisation des
nombres premiers [43]. Il est toutefois clair que la d¶ecoh¶erence est l'ennemie
farouche de tels sch¶emas, m^eme si des m¶ethodes de correction de ses e®ets destructeurs ont r¶ecemment ¶et¶e propos¶es. De fait, si on r¶ealise que les ordinateurs
quantiques sont une sorte de r¶esurgence moderne des calculateurs analogiques,
dont la fragilit¶e vis µa vis des petites perturbations est bien connue (c'est elle qui
explique la pr¶edominance actuelle ¶ecrasante des calculateurs digitaux), on peut
se demander si la proposition est trµes r¶ealiste... Mais il est clair qu'un examen
d¶etaill¶e est n¶ecessaire avant de trancher la question, et le sujet de recherche est
en ce moment l'objet de travaux intenses.
5.5
Les alternatives
Il est hors de question dans un texte de ce type de rendre compte de fa»con
d¶etaill¶ee de toutes les positions qui se sont exprim¶ees pour surmonter nos di±cult¶es conceptuelles concernant la m¶ecanique quantique; nous serons donc trµes
sch¶ematiques. La fameuse proposition de Wigner, selon laquelle c'est la \conscience de l'observateur", si l'on pr¶efµere les courants qui circulent entre les neurones du cerveau humain, qui produit la r¶eduction du paquet d'ondes, est souvent
tourn¶ee un peu en d¶erision - avec tout le respect d^
u au grand physicien. Et pourtant, n'est-il pas celui qui dit tout haut ce que personne n'osait dire clairement, en
explicitant la position de l'¶ecole de Copenhague sans h¶esiter µa aller jusqu'au bout
de sa logique? Si la mesure est vraiment une op¶eration aussi sp¶eciale en physique,
comme nous le dit Bohr, et si les mesures r¶esultent de l'intervention humaine,
n'en d¶ecoule-t-il pas qu'il faut donner explicitement µa l'esprit humain un r^ole µa
part? On atteint cependant ainsi une position inconfortable, oµ
u se posent des
questions embarrassantes qui ont d¶ejµa ¶et¶e ¶evoqu¶ees au paragraphe 2.2; en bref,
en quoi les courants entre neurones humains sont-ils sp¶eciaux et di®¶erents, par
exemple de ceux qui excitent les neurones des animaux? Il n'est d'ailleurs pas
clair si Wigner voyait sa proposition comme s¶erieuse, ou plut^ot comme destin¶ee
µa illustrer par un paradoxe les di±cult¶es de la th¶eorie orthodoxe dans l'espoir de
faire ¶emerger une id¶ee nouvelle.
5.5.1
Variables suppl¶
ementaires
Une ¶ecole de pens¶ee importante est constitu¶ee par toutes les tentatives d'introduction
de \variables suppl¶ementaires", comme dans le cadre de l'onde pilote de De
Broglie, des variables cach¶ees, des th¶eories hydrodynamiques (Madelung [44],
Bohm [45]), etc.. G¶en¶eralement, ces th¶eories sont math¶ematiquement constru32
ites pour ^etre ¶equivalentes µa la m¶ecanique quantique habituelle, en ce qui concerne toutes les pr¶edictions sur les r¶esultats de mesures; en ce sens ce ne sont
pas de nouvelles th¶eories, mais des variations autour d'un thµeme d¶ejµa connu.
Ainsi leur int¶er^et n'est-il pas de nature op¶eratoire, mais de nature conceptuelle.
L'avantage qu'elles procurent est en e®et consid¶erable: non seulement le r¶ealisme,
mais m^eme le d¶eterminisme, peuvent ^etre r¶etablis. Certes, nous le savons maintenant gr^ace au th¶eorµeme de Bell, ces variables suppl¶ementaires doivent avoir des
propri¶et¶es trµes sp¶eciales pour permettre de reproduire l'ensemble des pr¶edictions
de la m¶ecanique quantique: de fait, si leurs ¶equations d'¶evolution sont bien locales
dans l'espace multi-dimensionnel des con¯gurations, elles sont violemment nonlocales dans l'espace habituel µa trois dimensions! Ainsi elles doivent ^etre capables
de s'in°uencer mutuellement, de fa»con instantan¶ee, quelle que soit la distance
entre les systµemes physiques mis en jeu. Dans ces conditions, il faut prendre soin
de ne pas violer les principes de base de la relativit¶e qui, comme chacun sait, interdisent l'envoi de messages µa une vitesse qui d¶epasse la vitesse de la lumiµere. Il
devient donc indispensable de supposer que ces variables suppl¶ementaires ne sont
pas accessibles directement, ajustables µa telle ou telle valeur par une op¶eration
physique du m^eme type que la pr¶eparation d'un systµeme physique; en fait elles
¶evoluent de fa»con complµetement ind¶ependante de toute intervention humaine.
Nous arrivons ainsi µa une description de la r¶ealit¶e physique µa deux niveaux: celui
des grandeurs physiques d¶ecrites par le vecteur d'¶etat, qui sont susceptibles d'^etre
contr^ol¶ees exp¶erimentalement lors de la pr¶eparation d'un systµeme physique, mais
ne permettent pas de donner une description physique complµete d'un systµeme38;
celui des variables suppl¶ementaires, dont les ¶equations d'¶evolution contiennent le
vecteur d'¶etat, et dont le calcul permet de compl¶eter la description du systµeme µa
tout instant.
Pour celui qui n'est pas trµes familier avec le concept, il est possible que ces
variables suppl¶ementaires paraissent trµes myst¶erieuses, mais en un sens c'est un
e®et pervers de notre trop grande habitude de la m¶ecanique quantique orthodoxe!
En r¶ealit¶e, elles sont bien moins abstraites que le vecteur d'¶etat, qui n'est plus
qu'une sorte d'interm¶ediaire de calcul dans ce point de vue: ce sont elles que l'on
\voit" puisque ce sont elles qui d¶eterminent les r¶esultats des mesures. Pensons par
exemple µa la photographie d'une trace de particule ¶el¶ementaire dans une chambre
µa bulle: nous y voyons inscrite la trajectoire d'une variable suppl¶ementaire qui
porte tout simplement le nom de ... position de la particule! En un sens, ces
variables suppl¶ementaires sont en fait plus accessibles que les autres39 (qui a
38
Bien ¶evidemment, dans ce point de vue, l'¶equation de SchrÄ
odinger n'est pas µ
a elle seule
un systµeme d'¶equations physiquement complet, puisqu'elle ne donne que l'¶evolution du vecteur
d'¶etat, ne disant rien sur celle des variables suppl¶ementaires.
39
Un autre avantage des variables suppl¶ementaires est de rendre trµes apparents des
ph¶enomµenes quantiques qui, autrement, resteraient plus cach¶es dans le formalisme habituel.
Bell dit par exemple \it is a merit of the Broglie-Bohm interpretation this bring this (non locality) out so explicitly that it can not be ignored" - et historiquement c'est bien par ce chemin
33
jamais vu une fonction d'onde sur une photographie de chambre µa bulle?) et le
nom de variables cach¶ees est donc bien maladroit, mais il est consacr¶e par l'usage.
Pour une discussion construite et coh¶erente de ces deux niveaux de r¶ealit¶e, voir
l'ouvrage \Le r¶eel voil¶e" de d'Espagnat [4].
H¶elas, pour s¶eduisant qu'il soit sur le plan conceptuel, le cadre des variables
suppl¶ementaires ne rend pas pour autant la m¶ecanique quantique vraiment intuitive! A partir du moment oµ
u les particules ont retrouv¶e une position, qu'elles
avaient perdu en m¶ecanique quantique, elles ont bien s^
ur ¶egalement une trajectoire; il ¶etait donc naturel que les tenants de ce point de vue en ¶etudient
en d¶etail les propri¶et¶es. On tombe alors sur un certain nombre de constatations inattendues, comme le fait que des particules libres n'ont pas des trajectoires n¶ecessairement rectilignes, mais courb¶ees dans les r¶egions d'interf¶erence
de la fonction d'onde [46]; de plus, si elles ont un spin, ce dernier peut m^eme
se retourner spontan¶ement, pr¶ecis¶ement lorsque la trajectoire prend cette courbure! Cependant, Bell s'est pr¶eoccup¶e de montrer que l'observation des positions successives d'une particule permettait bien de reconstruire une trajectoire
raisonnable, en terme de corr¶elations des observations e®ectu¶ees µa di®¶erents instants [19]. Incidemment, avec une certaine ironie, l'histoire se r¶epµete car ces trajectoires commencent µa pr¶esenter des propri¶et¶es vraiment ¶etonnantes dµes que le
systµeme physique comprend plus d'une particule et surtout (comme par hasard!)
pour des sous-systµemes corr¶el¶es40 . Les ¶etonnements ne sont cependant pas con¯n¶es aux paires de particules EPR: prenant comme cas d'¶ecole une exp¶erience
d'interf¶erence munie d'un dispositif dit de \welcher weg" (dispositif permettant
¶eventuellement de savoir par quel ori¯ce d'un diaphragme est pass¶ee la particule,
et donc de contr^oler la pr¶esence ou l'absence des interf¶erences), Englert et al.
[47] ont ¶etudi¶e les trajectoires pr¶edites dans le cadre d'une th¶eorie µa variables
suppl¶ementaires. Ils remarquent alors qu'une particule peut d¶eposer par ¶emission
spontan¶ee un photon dans une cavit¶e bien que sa trajectoire n'y passe jamais;
ils en concluent que ces trajectoires ont des propri¶et¶es tellement peu physiques
(la particule est parfois d¶etect¶ee en un point trµes ¶eloign¶e de sa trajectoire!) que
l'int¶er^et de leur r¶e-introduction est fortement mis en question. A notre avis41
leur argumentation, pour int¶eressante qu'elle soit, ne touche pas vraiment son
objectif dans la mesure oµ
u elle s'attaque en fait, non µa l'interpr¶etation de Bohm,
mais µa une image tronqu¶ee de cette interpr¶etation; ce serait un point de vue oµ
u
les e®ets physiques d'une particule resteraient, un peu comme pour une particule classique, concentr¶es dans un voisinage imm¶ediat de sa trajectoire. En e®et,
dans l'interpr¶etation de Bohm complµete, la fonction d'onde devient un objet
qu'il est venu µa ses fameuses in¶egalit¶es! Une illustration de ce caractµere explicite est, par exemple, l'¶etude des trajectoires bohmiennes coupl¶ees de deux particules, dans une exp¶erience de
double interference (corr¶elations); voir aussi la premiµere note du paragraphe 5.2.
40
C'est d'ailleurs cette constatation qui, initialement, a conduit Bell a ses fameuses in¶egalit¶es.
41
Nous discutons cette question un peu en d¶etail car elle donne lieu µ
a une certaine confusion
dans la litt¶erature.
34
physique classique, tout aussi r¶eel qu'un champ ¶electrique par exemple (m^eme
s'il n'est pas directement d¶etectable, contrairement µa la position); il n'y a donc
rien d'incoh¶erent µa supposer que cette fonction d'onde cr¶ee un photon en un
point oµ
u elle est non-nulle, m^eme si la trajectoire n'y passe pas n¶ecessairement.
En d'autres termes, ce qu'attaquent Englert et al., c'est en fait une m¶ecanique
quantique mixte entre celle de Bohm et la m¶ecanique quantique traditionnelle;
cette version mixte serait e®ectivement trµes compliqu¶ee car il faudrait alors associer µa chaque particule, non seulement une trajectoire guid¶ee par un °uide de
probabilit¶e, mais autant de trajectoires que d'¶etats possibles dans lesquels elle
a laiss¶e derriµere elle tous les systµemes physiques avec lesquels elle s'est corr¶el¶ee!
Quoiqu'il en soit, il s'agit d'une nouvelle mouture de la propri¶et¶e tant de fois rencontr¶ee: la description naturelle de la m¶ecanique quantique ne se fait pas dans
l'espace habituel, mais dans un espace des con¯gurations dont la dimension peut
^etre arbitrairement grande.
5.5.2
Evacuation du postulat de r¶
eduction du paquet d'ondes
Un point de vue complµetement di®¶erent, µa l'oppos¶e du pr¶ec¶edent sur le plan conceptuel pourrait-on dire, est celui avanc¶e par Everett, point de vue parfois appel¶e
\des mondes multiples", ou \de l'univers rami¯¶e" (il s'agit ici des rami¯cations du
vecteur d'¶etat de l'univers). La m¶ethode employ¶ee pour r¶esoudre la contradiction
entre les deux postulats d'¶evolution du vecteur d'¶etat est radicale: on supprime
le second!
Mais, avant de le d¶ecrire briµevement, commen»cons par mentionner une autre
attitude logique moins radicale, mais apparent¶ee dans la mesure oµ
u, elle aussi,
ne prend en compte que l'¶equation de SchrÄodinger et se d¶ebarasse du postulat
de r¶eduction du paquet d'ondes. Le point de vue en question, assez fr¶equent,
part de la remarque suivante: l'¶equation de SchrÄodinger, ou plus pr¶ecis¶ement sa
transposition dans le "point de vue de Heisenberg"42 , permettent facilement de
calculer les probabilit¶es d'observation de toute s¶erie de r¶esultats, pour des mesures
successives quelconques e®ectu¶ees µa des instants di®¶erents. Pour ¯xer les id¶ees,
supposons qu'on e®ectue µa un instant t1 la mesure d'une observable physique
d¶ecrite par l'op¶erateur M, et µa l'instant t2 la mesure d'une seconde observable
d¶ecrite par l'op¶erateur N ; initialement le syst¶eme est d¶ecrit par la matrice densit¶e
½(t0). Alors la probabilit¶e de trouver le r¶esultat m, puis le r¶esultat n, est donn¶ee
par la formule suivante (qui porte souvent le nom de formule de Wigner [48]):
42
n
o
P (m; t1; n; t2 ) = T r PbN (n; t2 )PbM (m; t1 )½(t0)PbM (m; t1 )PbN (n; t2)
(24)
Soit U (t; t0 ) l'op¶erateur unitaire qui traduit le changement du vecteur d'¶etat entre l'instant
initial t0 et l'instant ¯nal t1 , calcul¶e par l'¶equation de SchrÄ
odinger. Prenons un op¶erateur
P quelconque; on construira son transform¶e Pb(t) dans le \point de vue de Heisenberg" par
la formule de transformation unitaire Pb(t) = U (t; t0 )P U + (t; t0 ), oµ
u U + (t; t0 ) est l'op¶erateur
adjoint de U (t; t0 ); c'est en g¶en¶eral un op¶erateur qui d¶epend du temps, m^eme si ce n'est pas le
cas de l'op¶erateur initial en point de vue de SchrÄ
odinger P .
35
oµ
u PbM (m; t1 ) est le projecteur sur l'ensemble des ¶etats propres du systµeme correspondant µa la premiµere mesure, en repr¶esentation de Heisenberg (ce qui explique
sa d¶ependance temporelle), tandis que PbN (n; t2 ) est ¶evidemment l'op¶erateur correspondant pour la seconde mesure; la g¶en¶eralisation µa un nombre quelconque de
mesures est ¶evidente, il su±t d'emboiter un nombre plus grand de projecteurs
en repr¶esentation de Heisenberg. Pour calculer la probabilit¶e d'un ensemble de
mesures successives, nous avons donc le choix: soit nous utilisons le postulat
de r¶eduction du paquet d'ondes, soit nous le laissons de c^ot¶e et nous utilisons
la formule de Wigner43 . Ainsi, ne pouvons nous pas nous passer totalement du
premier?
Oui, r¶epondent les tenants de ce point de vue: le but de la physique est
pr¶ecis¶ement de donner des pr¶edictions correctes pour toutes les s¶eries d'observations
possibles, allant de celles qui participent µa la pr¶eparation du systµemes vers toutes
les mesures envisageables ensuite. En d'autres termes, son but est de pr¶edire des
corr¶elations correctes entre pr¶eparation et observations, et exiger plus est illusoire serait vain; le postulat de r¶eduction du paquet d'ondes est super°u! Dans
ce point de vue, il faut alors r¶ecuser toute question du type \comment doit ^etre
d¶ecrit le syst¶eme physique entre deux mesures", encore plus refuser de s'int¶eresser
µa sa r¶ealit¶e physique dans cette p¶eriode interm¶ediaire, car de telles questions sont
oiseuses. C'est une attitude qui, logiquement, se tient, mais qui propose une vue
des objectifs de la physique que d'autres peuvent consid¶erer comme minimaliste;
il est ¶evident qu'elle est diam¶etralement oppos¶ee µa celle de EPR, tout en n'¶etant
pas borhienne non plus. Un int¶er^et supl¶ementaire, outre la simplicit¶e, est qu'au
lieu d'ignorer le postulat de r¶eduction du paquet d'ondes, elle lui donne une place:
une approximation, certes utile, mais une approximation quand m^eme; voir par
exemple la discussion de Bell sur di®¶erents degr¶es de pr¶ecision auxquels cette approximation peut ^etre men¶ee dans le cas de la d¶etection d'une trace de particule
dans une chambre µa bulles [6].
Dans le point de vue de Everett, on prend l'¶equation de SchrÄodinger encore plus au s¶er eux. Au lieu d'expliquer comment se produit l'¶emergence d'un
r¶esultat unique lors d
sur ces di®¶erentes branches, mais sans aucun moyen de faire communiquer ces
derniµeres entre elles; comme elle est corr¶el¶ee µa des ¶etats ext¶erieurs di®¶erents,
chaque composante coh¶erente de l'observateur reste ainsi complµetement inconsciente de l'existence des autres. La fameuse mesure de la m¶ecanique quantique
n'existe plus, elle n'¶etait qu'une illusion!
On dit parfois avec humour que \ce qui est le plus di±cile dans l'interpr¶etation
de Everett, c'est de comprendre exactement ce que l'on ne comprend pas". Elle est
en e®et µa la fois trµes simple de premier abord, mais en fait aussi di±cile µa attaquer
qu'µa d¶efendre de fa»con pr¶ecise. Comme plus haut, la question est un peu de savoir
ce qu'on est en droit d'attendre d'une bonne th¶eorie physique: doit elle r¶eellement
expliquer la fa»con dont nous percevons les r¶esultats d'une mesure quantique (et
dans ce cas, que serait exactement une explication?), ou peut elle se contenter de
montrer qu'elle est non-contradictoire (ce que font ses d¶efenseurs). Il est clair que
le d¶ebat est d¶eplac¶e de fa»con radicale par rapport aux variables suppl¶ementaires:
on ne discute plus des propri¶et¶es des systµemes physiques observ¶es, mais des traces
qu'ils laissent dans notre esprit; en un sens, on s'int¶eresse µa la perception, on a
abandonn¶e la physique pour la psychologie! Un avantage ¶enorme du point de
vue d'Everett est de faire totalement dispara^itre la dichotomie bohrienne entre
macroscopique et microscopique; le th¶eorie y gagne en beaut¶e et en simplicit¶e.
Mais ce n'est pas pour autant que les d¶ebats mettant en jeu le r^ole de l'observateur
disparaissent. Etant donn¶e que la terre est peupl¶ee de milliards d'hommes, et qu'il
est plausible que chacun d'entre eux e®ectue r¶eguliµerement des mesures puisqu'il
est plong¶e dans un monde purement quantique, il faut voir le vecteur d'¶etat de
l'univers comme constamment soumis µa un processus de rami¯cation d¶epassant
l'imagination, comprenant tous les r¶esultats possibles de ces mesures!
5.5.3
Histoires d¶
ecoh¶
erentes
Le point de vue des histoires d¶ecoh¶erentes (ou histoires coh¶erentes suivant les
auteurs44 ) est une autre fa»con de voir le problµeme; il a ¶et¶e introduit assez r¶ecemment
par Gri±ths [49], et d¶evelopp¶e dans des directions di®¶erentes par di®¶erents auteurs, comme Omnµes [5][50] Gell-Mann et Hartle [51]. Dans cette approche,
comme dans celle des variables suppl¶ementaires, la description des propri¶et¶es
physiques d'un systµeme par sa fonction d'onde (ou son vecteur d'¶etat) n'est pas
une description complµete; le systµeme peut passer par toute une s¶erie d'histoires
possibles oµ
u ses di®¶erentes observables prennent des valeurs bien plus pr¶ecises que
dans la description donn¶ee par la m¶ecanique quantique standard. Comme dans
les deux points de vue pr¶ec¶edents, toute la construction logique est b^atie dans le
but de redonner exactement les m^emes pr¶edictions statistiques que la m¶ecanique
quantique habituelle (elle est construite sur la formule de Wigner qui permet de
44
En anglais on parle de \consistent histories" ou de \decoherent histories", mais en fran»cais
on utilise le m^eme mot \coh¶erent" (avec ou sans n¶egation), pris dans deux sens di®¶erents, ce
qui est plus ambigu.
37
calculer la probabilit¶e de r¶esultats de mesures successives dans le temps, gr^ace µa
une expression faisant intervenir la valeur moyenne d'un produit de projecteurs
en repr¶esentation de Heisenberg); ainsi elle se pr¶esente, elle aussi, comme un
apport plus sur le plan conceptuel que pratique. La di±cult¶e imm¶ediate qui
appara^it lorsqu'on cherche µa attribuer des probabilit¶es aux di®¶erentes histoires
possibles d'un systµeme physique, est qu'il est clair que toutes les histoires ne peuvent ^etre prises en consid¶eration µa la fois: des conditions de coh¶erence logique
interne imposent d'en restreindre le nombre. C'est µa ce stade que sont introduites des conditions suppl¶ementaires comme celle de faire partie des \histoires
d¶ecoh¶erentes", assortie d'autres conditions plus contraignantes. Pour une ¶etude
plus d¶etaill¶ee de ce point de vue, nous renvoyons le lecteur aux r¶ef¶erences donn¶ees
plus haut.
Pour conclure, insistons sur le fait que le but de ce texte n'est pas d'^etre
un document de r¶ef¶erence qui couvre l'ensemble du sujet et constitue une sorte
d'article de revue; la liste de r¶ef¶erences est trµes loin d'^etre complµete. C'est, au
contraire, une pr¶esentation rapide et parfois arbitraire de certains de ses aspects,
dont le seul but est de donner un aper»cu au lecteur non-sp¶ecialiste qui pourra
toujours, en cas de besoin, se reporter µa des textes plus d¶etaill¶es et ¶elabor¶es.
APPENDICES
I. Une tentative de construction d'une th¶eorie quantique \s¶eparable" (th¶eorie
non d¶eterministe mais locale).
Abandonnons la botanique du paragraphe 3.1 et supposons maintenant l'existence
d'un physicien qui ait complµetement assimil¶e les id¶ees de la m¶ecanique quantique
orthodoxe sur le non-d¶eterminisme, mais qui h¶esite µa accepter celles concernant la
non-s¶eparabilit¶e (pour une discussion d¶etaill¶ee du sens de ce terme, qui est parfois
employ¶e de fa»con ¶equivalente µa celui de non-localit¶e, voir par exemple [4][12][19]).
Ainsi ce physicien pense que, si des mesures sont e®ectu¶ees en des r¶egions arbitrairement ¶eloign¶ees dans l'espace, il est plus naturel d'appliquer s¶epar¶ement les
lois de la m¶ecanique quantique dans ces r¶egions. En d'autres termes, pour calculer la probabilit¶e d'un r¶esultat de mesure comme celles consid¶er¶ees au x 4.1,
il va appliquer les rµegles de cette m¶ecanique quantique d'une fa»con qui serait
parfaitement correcte si l'on pouvait raisonner s¶epar¶ement dans les deux r¶egions
de l'espace oµ
u s'e®ectuent les mesures; ce faisant, il ne prendra pas en compte
l'ins¶eparabilit¶e d'un ph¶enomµene physique qui mettrait en jeu les deux µa la fois.
Supposons pour prendre un cas extr^eme que les deux observateurs e®ectuent leurs
mesures dans deux galaxies di®¶erentes; notre physicien appliquerait la m¶ecanique
quantique correcte µa une ¶echelle galactique, mais pas inter-galactique!
Comment va-t-il traiter le problµeme de la mesure se d¶eroulant dans la premiµere
r¶egion? Tout naturellement, il va supposer que le spin qui y parvient est d¶ecrit
par un vecteur d'¶etat (ou par une matrice densit¶e, cela revient au m^eme en
38
l'occurrence) qu
ou:
0
0
0
A (¸) = P+ (a ; ¸) ¡ P¡ (a ; ¸)
(28)
(avec des notations semblables pour les mesures e®ectu¶ees dans l'autre r¶egion de
l'espace) et s'¶ecrit simplement comme la valeur moyenne sur ¸ de l'expression:
0
0
0
0
A(¸)B(¸) + A(¸)B (¸) ¡ A (¸)B(¸) + A (¸)B (¸)
(29)
Nous sommes presque ramen¶es au calcul du paragraphe 4.1, avec une di®¶erence
toutefois: les A et les B sont maintenant d¶e¯nis comme des di®¶erences de probabilit¶es de sorte qu'ils ne valent plus n¶ecessairement §1; il est toutefois trµes simple
de voir que ce sont des nombres compris entre +1 et ¡1 (quelle que soit la valeur
0
0
de ¸). Consid¶erons alors pour un instant que ¸, A et B sont ¯x¶es, ne gardant
que A et B comme seules variables; repr¶esent¶ee dans l'espace en fonction de
ces variables, l'expression ¶ecrite en (29) correspond µa une surface plane qui, aux
0
quatre coins du carr¶e A = §1, B = §1, prend les valeurs §A § B, qui sont
¶evidemment comprises entre §1; au centre du carr¶e le plan passe par l'origine.
Ainsi il est clair par interpolation lin¶eaire que, dans tout l'int¶erieur du carr¶e, la
fonction ¶ecrite en (29) reste elle aussi comprise entre §1, de sorte que, ¯nalement, sa valeur moyenne a la m^eme propri¶et¶e. Ainsi nous retrouvons une fois de
plus, m^eme dans un cadre conceptuel trµes di®¶erent, que les in¶egalit¶es de Bell sont
satisfaites!
Etant donn¶e que nous savons que la m¶ecanique quantique viole ces in¶egalit¶es,
ce r¶esultat peut para^itre paradoxal, tant le raisonnement de notre physicien semble proche de celui de la m¶ecanique quantique orthodoxe. Mais le seul fait qu'il ait
introduit une s¶eparabilit¶e dans le traitement du problµeme, alors que la m¶ecanique
quantique orthodoxe demande le traitement du systµeme des deux spins comme
un tout ins¶eparable (m^eme par l'esprit!) a des cons¶equences dramatiques sur le
r¶esultat des calculs des fonctions de corr¶elation. Il n'est pas permis de tenter de
d¶ecrire les propri¶et¶es s¶epar¶ees des deux spins, m^eme dans le cadre quantique;
la seule fa»con correcte de raisonner utilise le vecteur d'¶etat global qui d¶ecrit les
deux spins et contient toutes les corr¶elations (les ¸ sont inutiles!); c'est lui qu'il
convient de projeter selon le postulat de r¶eduction du paquet d'ondes. Dans le
tout il est vain de chercher µa distinguer des parties. Cet exemple illustre bien
le fait que ce sont s¶eparabilit¶e (et localit¶e) qui sont essentielles pour permettre
d'¶etablir les in¶egalit¶es de Bell, et non le d¶eterminisme.
II. D¶emonstration des relations (8) et (9).
Partons du ket:
j ª > = j +; +; + > +´ j ¡; ¡; ¡ >
(30)
´ = §1
(31)
oµ
u:
40
Nous d¶esirons calculer l'e®et de l'op¶erateur produit ¾1x ¾2y ¾3y sur ce ket; commen»cons par l'op¶erateur concernant le premier spin:
¾1+ j ª >= 2´ j +; ¡; ¡ >
¾1¡ j ª >= 2 j ¡; +; + >
de sorte que:
0
¾1x j ª >=j ª >= ´ j +; ¡; ¡ > + j ¡; +; + >
Pour le second spin:
0
¾2+ j ª >= 2´ j +; +; ¡ >
0
¾2¡ j ª >= 2 j ¡; ¡; + >
qui donne:
0
00
¾2y j ª >=j ª >=
1
(´ j +; +; ¡ > ¡ j ¡; ¡; + >)
i
(32)
(33)
(34)
(35)
En¯n, le troisiµeme spin donne:
00
¾3+ j ª >= ¡2i´ j +; +; + >
00
¾3¡ j ª >= +2i j ¡; ¡; ¡ >
(36)
¾3y j ª >= ¡´ j +; +; + > ¡ j ¡; ¡; ¡ >= ¡´ j ª >
(37)
qui conduit µa:
00
(puisque ´ 2 = 1). Nous trouvons donc e®ectivement que j ª > est vecteur propre
du produit des trois op¶erateurs de spins, de valeur propre ¡´. Par sym¶etrie, il
est ¶evident qu'il en est de m^eme pour les produits ¾1y ¾2x ¾3y et ¾1y ¾2y ¾3x .
Calculons en¯n l'e®et de l'op¶erateur ¾1x ¾2x ¾3x ; utilisant (34) nous obtenons:
0
000
¾2x j ª >=j ª >= (´ j +; +; ¡ > + j ¡; ¡; + >)
de sorte que:
000
(38)
¾3+ j ª >= 2´ j +; +; + >
000
¾3¡ j ª >= 2 j ¡; ¡; ¡ >
(39)
¾3x j ª >= ´ j +; +; + > + j ¡; ¡; ¡ >= ´ j ª >
(40)
et, ¯nalement:
000
III. Calcul de la probabilit¶e maximale pour un ¶etat de Hardy.
41
L'¶etat µa deux particules correspondant µa la mesure envisag¶ee en (i) est le
produit tensoriel:
cos2 µ j +; + > + sin µ cos µ [j +; ¡ > + j ¡; + >] + sin2 µ j ¡; ¡ >
(41)
dont le produit avec le ket (18) vaut:
cos2 µ sin µ ¡ 2 sin µ cos2 µ = ¡ sin µ cos2 µ
(42)
La probabilit¶e cherch¶ee est obtenue en divisant le carr¶e de cette expression par
la norme du vecteur d'¶etat:
2
P =
4
sin µ cos µ
=
2 cos2 µ + sin2 µ
³
sin2 µ 1 ¡ sin2 µ
2 ¡ sin2 µ
´2
(43)
Un trac¶e de cette fonction montre qu'elle passe par un maximum de l'ordre de
9%.
Remerciements
Ce texte a ¶et¶e r¶edig¶e au cours d'un s¶ejour µa l'Institut de Physique Th¶eorique de
l'Universit¶e de Californie µa Santa Barbara, au cours d'une session sur la Condensation de Bose-Einstein, en pro¯tant d'une ambiance intellectuelle exceptionnelle.
This research was supported in part by the National Science Foundation under
grant number PHY94-07194.
L'auteur remercie vivement Philippe Grangier et Jean Dalibard qui ont accept¶e de relire le manuscrit et de faire des suggestions et commentaires fort utiles.
References
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Graw Hill (1966); ce livre, ¶epuis¶e, est h¶elas di±cile µa trouver mais certaines
bibliothµeques le possµedent encore. Le m^eme auteur a ¶ecrit un second ouvrage,
\The Philosophy of quantum mechanics", Wiley (1974).
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(1994); \Une incertaine r¶ealit¶e, la connaissance et la dur¶ee", Gauthier Villars
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C2, 41 (1981).
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Recherche no 182 (novembre 1986), page 1358. Pour d'autres articles destin¶es
au grand public, voir par exemple le num¶ero sp¶ecial de Sciences et Avenir
\La grande querelle des physiciens, Troublante m¶ecanique quantique", no
46, repris dans l'ouvrage ¶edit¶e par St¶ephane Deligeorges \Le monde quantique", ¶editions du Seuil (1984).
[12] F. LaloÄe, J. Physique colloques C-2, 1 (1981), expos¶e au colloque Hugot;
noter en particulier les notes ajout¶ees en ¯n de texte. Voir ¶egalement les
autres articles qui suivent, en particulier celui de J. Bell sur les chaussettes
de Bertlmann, qui est un classique !
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et est parfois di±cile µa trouver (Bell' theorem, Quantum Theory, and Conceptions of the Universe, M. Kafatos ed.; Kluwer, p. 69, 1989).
[21] N.D. Mermin, Am. J. Phys. 58, 731 (1990).
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