Processus traumatique dans la période de latence, exil de la
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Processus traumatique dans la période de latence, exil de la
Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 244–248 Article original Processus traumatique dans la période de latence, exil de la tendresse Traumatic process in the latency period, exile of tenderness L.T. Tovmassian a,b,c,∗ a URFT (unité de recherche et de formation sur les traumatismes) de l’hôpital Delafontaine, Saint-Denis, CMP Franklin, 4, rue Franklin, 93200 Saint-Denis, France b UFR d’études psychanalytiques, université Paris Diderot-Paris 7, bât. Olympe-de-Gouges, 8, rue Albert-Einstein, 75013 Paris, France c CEPP (centre d’études en psychopathologie et psychanalyse), laboratoire de l’université Paris Diderot-Paris 7, bât. Olympe-de-Gouges, 8, rue Albert-Einstein, 75013 Paris, France Résumé Cet article propose une élaboration théorique sur les impacts psychiques spécifiques à des abus sexuels vécus pendant la période de latence. Durant cette période post-œdipienne, l’enfant cultive ses capacités élaboratives et théorisantes sur le monde. Avec l’aide de ses proches, d’un environnement tendre, il y développe ses fantaisies et ses fantasmes en parallèle des réaménagements identitaires, idéaux et identificatoires imposés par l’interdit œdipien. Se met ainsi en place un jeu psychique au service d’une quête d’objets d’amour de substitution, d’un projet pour plus tard ; quête rendue problématique par la fixation à l’objet/agresseur et la scène subie. L’abus sexuel incestueux, par la confusion qu’il provoque et l’attaque du lien intersubjectif portée par le déni de la mère, a un effet destructeur sur le sentiment de continuité d’existence de l’enfant et les fondements du penser et du rêve. L’environnement, nécessaire à la construction du sujet et son sentiment de continuité d’existence devient agresseur en plus d’être défaillant. Nous proposons d’illustrer, à l’aide d’une vignette clinique, comment est figé ce jeu psychique propre à la période de latence, propulsant le sujet dans une latence traumatique. Néanmoins, la psychothérapie psychanalytique peut, par son espace contenant et le jeu transférentiel qui y est travaillé, proposer une reprise du jeu psychique et une possibilité de déplacement libidinal vers d’autres objets. © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Effraction traumatique ; Environnement ; Maternel ; Période de latence ; Inceste ; Latence traumatique ; Projet ; Tendresse Abstract This article will propose a theoretical elaboration of the psychic impacts specific to sexual abuses lived during the latency period. During this period, the child develops his fantasies and reorganizes the way his identifications and ideals are set. With the help of his family and a tender environment, he develops his fantasies, in parallel with reworking his identity which imposed by the oedipal interdiction. A psychic play is thus put into place in the quest for substitute love objects, a project later to come. Clinical analysis of incest during the latency period shows us that such a quest is made difficult and problematic because of the fixation to the aggressor/object and the suffered scene The confusion provoked by the incestual abuse and the attack of the intersubjective link brought by the denial of the mother has a destructive effect on the feeling of the continuity of existence of the child and the foundations of thought and dream. The environment necessary to the construction of the subject is thus aggressive and defective. Using a clinical case we seek to illustrate how this psychic play which is proper to the latency period, is fixed and propels the subject into traumatic latency. Nevertheless, psychoanalytical psychotherapy by its holding space and transference dynamics, can propose a resumption of the psychic play and the possibility of a libidinal shift toward other objects. © 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Latency period; Incest; Traumatic latency; Project; Tenderness Préambule : le traumatisme psychique de l’effraction ∗ Correspondance. Adresse e-mail : [email protected] 0222-9617/$ – see front matter © 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2013.11.013 La clinique du traumatisme psychique, provoquée par l’effraction du pare-excitation comme le proposait Freud [1] (reprise et complétée avec des notions comme, par exemple, la percée du moi-peau selon Anzieu [2]), est à la fois actuelle, L.T. Tovmassian / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 244–248 présente et complexe. Avec le temps et la pratique de la clinique du traumatisme psychique, s’imposent certains questionnements sur les modalités de sa prise en charge psychothérapeutique, sur des a priori et/ou apories théoriques. Selon l’approche psychanalytique comme selon l’expérience, nous ne pouvons affirmer que l’impact de l’effraction d’un agent extérieur suffit à installer un processus traumatique parasitant le sujet. Notre propos n’est pas de dénier l’importance de cette effraction dans le développement d’un tel processus traumatique – bien au contraire – mais de souligner que chaque sujet vit différemment l’impact de l’effraction, les cliniciens le savent depuis longtemps [3]. Le processus traumatique s’installe puis se développe lorsque le sujet se trouve dans l’incapacité de métaboliser l’image traumatique ainsi que le ressenti (sensorialité et affect) portés par l’effraction traumatique. Se présentent alors les symptômes du syndrome psycho-traumatique tels que reviviscence à l’identique de la scène traumatique, angoisse, hyper-vigilance et isolement entre autres. Il faudrait rappeler qu’un sujet humain est lié à son environnement proche. Or, chaque sujet dispose d’un environnement différent : la famille proche, les parents, les enfants ou autres. Ainsi le traumatisme de l’effraction atteint autant le sujet que son environnement, les deux étant indissociables. Par ailleurs, la victime d’un événement traumatique extrême trouve ou non, dans son environnement, les ressources pour retisser le fil d’une vie tout d’un coup mise en suspens. Parler d’environnement reste certes complexe, ne seraitce qu’à souligner les processus d’incorporation, d’introjection et d’identifications, ainsi que les concepts d’objet interne, de « maternel » introjecté [4], de relation avec le « nebensmench » (l’autre proche) [5,6]. L’externe et l’interne demeurent intimement liés dans la psyché humaine, ce que précise la psychanalyse du lien [7] et nous enseigne la pratique psychothérapique avec des patients sous le coup du processus traumatique. Nous voyons que, outre provoquer des collapsus de la topique interne [8], le traumatisme de l’effraction attaque ce lien entre le sujet et l’objet. Attaque de la dynamique psychique intersubjective, entre l’objet externe et l’objet interne, ainsi que l’organisation intra-subjective qui en dépend. Plusieurs théories psychanalytiques existent pour conceptualiser le lien externe/interne dont dépend la construction du sujet. L’une d’elle suppose que le sentiment de continuité d’existence dépendrait de l’établissement d’un « maternel ». Ce « maternel » n’est pas d’ordre objectal, mais de « continuité substantielle » ou autrement dit : « le maternel comme substance porte dans son être sémantique l’idée du diffus, de l’indivis, du support omniprésent, du tissu conjonctif » [4]. Cependant son établissement découle du jeu entre deux sujets : mère et enfant selon Winnicott [9], enfant et adulte selon « la situation anthropologique fondamentale » chère à Laplanche [10]. Nous pouvons reprendre avec Gantheret : « C’est ce jeu de la mère que l’enfant introjecte (au sens Ferenczien tel que l’a souligné Torok), non point tant introjection de l’objet que, avec l’objet mère, le mouvement de désir que cet objet porte au sujet lui-même » [4]. Ainsi le sentiment de continuité d’existence intrapsychique découle de cette dialectique intersubjective constituée du jeu du désir, de l’hallucination chez la mère/adulte et l’enfant. Par extension 245 le rêve, le penser dépendent de la qualité relationnelle de cette dialectique intersubjective. Nous avons ainsi une double atteinte portée par l’effraction traumatique : avec ce lien à l’autre est attaqué le refuge intérieur (le « maternel ») qui en découle, mais aussi la capacité à symboliser, à rêver (mettant à mal, par exemple, et la capacité de rêverie de la mère (la fonction alpha selon Bion) et « l’appareil à penser les pensées » [11]). Environnement, maternel et capacité à symboliser et à rêver étant intimement liés et articulés. La clinique du traumatisme psychique est variée et plusieurs figures illustrent cette atteinte du lien entre le sujet et ses proches. Nous le savons, l’environnement peut lui-même faire effraction sur le sujet, le bon objet se transforme alors en figure d’agression. Inceste à la période de latence Avec l’inceste, nous trouvons l’une des figures de cet aspect traumatisant de l’environnement. L’impact de l’inceste ne peut, non plus, être généralisé, car chaque sujet, avec son histoire, sa construction psychique, sa structure, son environnement, le vit différemment. Nous ne parlerons pas uniquement ici de ce qui touche à l’atmosphère incestuelle [12], ni du traumatisme cumulatif [13], mais plus spécifiquement de l’inceste subi comme effraction traumatique. Nous nous limiterons à une clinique reçue depuis longtemps de manière significative : la clinique de l’inceste vécue lors de la période de latence. Et nous prendrons en considération l’âge et surtout la maturité psychique de l’enfant ayant vécu l’abus sexuel, unique ou répété. Le nombre d’adultes suivi en psychothérapie pour des abus sexuels vécus entre 8 et 13 ans est assez conséquent, une tranche d’âge à placer dans ce que la psychanalyse nomme, depuis Freud, la période de latence [14]. Longtemps, et à la suite de Freud, on a considéré que l’enfant de la latence refoulait sa vie sexuelle. Or, depuis quelques décennies, les cliniciens constatent que la sexualité se manifeste chez les enfants de cet âge et peut être très explicite et démonstrative, bien que souvent cachée. L’enfant de la latence [15] est bien un enfant qui se débat entre son univers pulsionnel – toujours présent et exigeant – et la sévérité des interdits post-œdipiens intériorisés, tels que l’interdit de l’inceste, et le refoulement (avec l’instauration du Surmoi qui s’en suit au sein du psychisme de l’enfant). La période de latence est issue du complexe d’Œdipe. Ce dernier, avec le refoulement, structure la psyché de l’enfant. De plus, la période de latence s’articule au processus d’après-coup. L’enfant désire être l’égal du parent de même sexe, s’en débarrasser afin de posséder l’autre. Cependant puisque la castration et l’interdit de l’inceste rencontrent son désir face aux adultes, il réalise que ce ne sera pas possible. Sa confrontation à ces interdits l’amène à opérer inconsciemment un aménagement identitaire et identificatoire. Ce réaménagement identificatoire, accompagné d’une mise en perspective des idéaux, marque la période de latence. Le désir alors se cherche des substituts. Cette quête donne à l’enfant un projet, celui de devenir adulte comme le parent 246 L.T. Tovmassian / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 244–248 de même sexe. Marcelli questionne la pertinence du terme de sexualité chez l’enfant, d’autant plus à la période de latence qui correspond « à une mise en suspens, certes toute relative mais cependant incontestable, de la conflictualité œdipienne et à une toute aussi relative atténuation des exigences pulsionnelles. . . L’enfant est curieux de la sexualité mais il ne construit pas véritablement de scénario sexuel » [16]. Tout reste possible selon ces hypothèses, dans le sens où l’enfant a devant lui tout un panel de possibles garanti par l’énigme de la sexualité. Marcelli reprend la nécessité du renoncement, à « obtenir dès cet âge une réponse à l’énigme que représente la sexualité de ses parents et des adultes en général lesquels restent silencieux ou ne donnent que des réponses évasives pas vraiment satisfaisantes. » L’enfant en conclut qu’il est trop petit pour satisfaire l’un des parents, trop faible pour entrer en guerre avec l’autre, et qu’il y a, malgré toutes les explications des adultes, un reste énigmatique par lui mal compris aujourd’hui mais à découvrir probablement plus tard. Ce constat d’impuissance, douloureux en soi, se tempère par un autre constat de la réalité : il y a les petits d’un côté, les grands de l’autre, et comme tout enfant « grandit », il suffit d’attendre. « Tu verras plus tard » lui dit l’adulte, « quand tu seras grand » [17]. Portée par cette énigme – qui le pousse à traduire le message de l’autre, d’investir le registre de la représentation et du fantasme – la période de latence est un temps où les fantaisies se développent, c’est le temps des rêves de châteaux en Espagne, de princes et de princesses. C’est aussi le temps de l’ouverture sociale. La période de latence, comme le souligne aussi Marcelli, est essentiellement l’acceptation et la reconnaissance de la différence des générations. Or, qu’en est-il lorsque l’enfant de la latence voit un désir œdipien (supposé) réalisé par l’inceste ? Lorsqu’un scénario sexuel cru, agit et non pas fantasmé, lui est imposé – par un père, une mère ou un substitut paternel ou maternel – et rend confuse la différence des générations ? Quel destin pour cette énigme lorsqu’il est abusé sexuellement et en arrive même à ressentir un équivalent d’orgasme lors des premiers attouchements ? Nous allons présenter un exemple de clinique de l’inceste vécu à la période de latence et illustrer comment certaines spécificités du processus traumatique mentionné plus haut peuvent venir grever ce processus de rêve et de réaménagement de la latence. Élodie Nous avons reçu Élodie dans sa vingt-sixième année. Elle avait été abusée par son beau-père entre 8 et 10 ans. Cet abus n’avait jamais été reconnu dans sa famille. Les inhibitions sexuelles pour lesquelles elle cherchait une psychothérapie venaient de sa conflictualité psychique mais aussi du traumatisme subi dans son enfance. À 6 ans, elle demanda à son père s’il voulait bien se marier avec elle, demande classique pour un enfant de cet âge qui se débat avec des désirs œdipiens encore vifs. Son père lui répondit alors « ce n’est pas possible entre une fille et son papa ». À la séparation de ses parents, elle vécut chez sa grand-mère maternelle jusqu’à ses 8 ans, puis, peu avant ses 10 ans, chez sa mère, alors remariée, et son beau-père. Elle vivait chez eux dans une atmosphère incestuelle, ils lui détaillaient leurs relations sexuelles par exemple. Une telle atmosphère, aux limites poreuses, l’amena sans doute à répéter à son beau-père la question posée à son père. Son beau-père, lui, répondit « oui ». Il prit la bague de sa femme et la glissa au doigt d’Élodie. La mère d’Élodie ne réagit pas. Alors les abus commencèrent comme une « nuit de noce » où il commença par l’embrasser. Ce premier baiser, avec pénétration de la langue, la sidéra. Elle pensa que « ça n’allait pas », seuls « les grands s’embrassaient comme ça ». Mais elle ne put lui dire non. Petit à petit les attouchements, de plus en plus pressants, allèrent plus loin. Elle en éprouva même du plaisir – ce qui alimente énormément sa culpabilité actuelle – mais cela cessa brusquement lorsqu’il entreprit une pénétration digitale. En plus de la douleur ressentie, cette nouvelle effraction de son enveloppe psycho-corporelle la terrorisa. Par la suite, lors de la répétition des abus, elle tenta de se projeter « ailleurs » (illustrant dans son récit une figure du clivage dont parlait Ferenczi [18], et repris de nos jours sous les termes de dissociation, de clivage traumatique). La douleur lors de la pénétration digitale, l’impossibilité corporelle de vivre ces actes en les possédant, liées au sentiment d’une trahison de la part de son beau-père devant ses ressentis l’incitèrent à s’écarter de lui. Elle n’était plus, comme elle avait pu le croire, sur un terrain d’égalité avec l’adulte. Illustration de la « confusion des langues », il s’était agi d’un jeu de dupe [19]. Alors, pour terminer cette « relation », elle élabora une stratégie. Son beau-père lui avait dit un jour qu’ils s’arrêteraient quand elle aurait ses règles, car elle pourrait alors avoir un enfant. L’idée lui vint de colorer des serviettes hygiéniques de sa mère puis de les montrer à son beau-père, il la croirait ainsi réglée. Évidemment, seule une enfant de la latence non encore pubère pouvait élaborer un tel stratagème et être crue. Cela mit un terme à ces abus. Sa mère, complice de ces actes incestueux, les dénie toujours. Ce déni maternel fut à la fois la source d’une très grande souffrance chez Élodie et une des raisons, selon nous, de la fixation des scènes incestueuses et du gel psychique. Aujourd’hui, femme adulte et maîtresse de sa carrière professionnelle, elle dit, du désir avec des hommes, qu’elle ne voit pas pourquoi elle en aurait. Une relation physique avec un homme paraît pour elle impossible. Par contre une relation d’échanges platonique semblerait idéale, soulignant ainsi le clivage, et la quête d’une tendresse non advenue. Chaque fois qu’elle réussit – car il s’agit toujours d’un combat qu’elle mène contre elle-même – à se mettre dans la situation d’avoir une relation sexuelle avec un homme, elle ne peut que répéter ce qui s’est passé avec le beau-père, c’est-à-dire : recevoir les mêmes attouchements. Elle est alors invariablement prise d’effroi lorsqu’il est question de pénétration. Il y a donc répétition du plaisir ressenti lors des attouchements mais aussi le même effroi et évitement devant la pénétration. Un autre élément d’importance, ressenti comme une grande souffrance : elle est convaincue qu’aucune de ces simili relations sexuelles à l’âge adulte ne lui a procuré autant de plaisir que les attouchements lors des abus. Elle en ressent une très grande culpabilité. Nous en L.T. Tovmassian / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 244–248 voyons le résultat, entre autres, dans cette « relation platonique » appelée de ses vœux. Non qu’un tel vœu propre à l’hystérie ne soit inconnu des psychanalystes bien sûr, mais disons qu’il s’y joue un élément spécifique au vécu traumatisant de l’inceste car il s’est effectivement produit quelque chose et, dans le même temps, il a manqué autre chose d’essentiel. Le travail de la psychothérapie Dans son inhibition de contact avec les hommes, que se jouet-il ? L’impact de l’agression sexuelle subie ? Ou l’importance culpabilisante du désir et du plaisir qui l’a quelquefois accompagnée ? Les deux certainement, elle est prise entre le clivé et le refoulé. Rappelons la question de l’immaturité corporelle de l’enfant face à l’adulte : ce qui frappa Élodie ne fut pas seulement une question d’interdit symbolique mais aussi une question d’impossible. La terreur qui en découlait était différente de l’angoisse liée au refoulé car elle relevait du registre de l’effroi : « c’était trop gros » dit-elle du sexe de son beau-père. De plus, s’il y eut et désir et plaisir, il y eut aussi jalousie envers sa mère et haine envers son beau-père, jalousie et haine allant de l’une à l’autre. D’autre part il y avait aussi refus, parfois ambivalent, de cette relation qui « n’était pas normale ». L’abus sexuel a, de plus, annihilé l’écart entre fantasme et réalité. Un cumul donc entre désir, interdit et impossible. C’était trop pour elle, et heureusement enfant elle put, à la mort de son père, vivre chez sa grand-mère avant ces événements et donc trouver un refuge ailleurs, avant son retour au logis maternel. Durant cette période, elle eut certainement à introjecter le désir de maîtrise de cette grand-mère et à s’identifier à elle dans la rigueur et la constitution des limites, ce qui lui fut certainement d’un grand secours pour se défaire de l’emprise du beau-père. La psychothérapie psychanalytique dura plusieurs mois. À raison d’une séance hebdomadaire, elle parut très vite porter ses fruits, du moins en rapport à la question du jeu psychique et du déplacement libidinal. Au début, Élodie manifesta de la méfiance : comment envisager de faire confiance à un homme ? Comment lui livrer des choses intimes ? Elle était néanmoins contente de la situation en face à face, car elle nous « contrôlait par le regard ». Mais un transfert positif s’installa vite, elle se laissa même rapidement aller à des mouvements de séduction à notre égard, probablement sans qu’elle en eût conscience. Les séances psychanalytiques plongeaient transférentiellement Élodie dans cet idéal platonique qu’elle recherchait en quelque sorte. Elle retrouva la capacité à fantasmer ; le transfert s’exprimait et, avec lui, l’investissement libidinal jusqu’alors figé. Au bout d’un temps, elle rêva de son psychothérapeute. Dans ses rêves, disait-elle, nous avions des échanges sensuels puis des relations sexuelles. Ce jeu psychique possible dans les mouvements transférentiels l’amena à un travail sur sa séduction et sur sa culpabilité omniprésente (car elle s’était toujours vu séductrice de son beau-père) et la réconcilia avec les séductions des hommes de rencontre. Vers la fin de la psychothérapie, elle put même trouver du plaisir dans une relation sexuelle avec un homme de connaissance récente. 247 L’absence de tendresse : une figure (ou LA figure ?) de l’environnement défaillant La carence de l’environnement due à l’abus sexuel et au déni de sa mère est fréquente dans les cas d’inceste. Le bon objet devient l’agresseur et l’enfant, ou l’adulte, se retrouve seul, sans secours, la tendresse attendue s’exile, elle sera toujours recherchée selon nous. L’interdit de l’inceste est porté par l’adulte. Cet interdit est de plus rendu supportable par l’empathie du parent et sa tendresse (souvent oubliée dans le vocabulaire professionnel au profit de l’empathie). Notre clinique nous a souligné l’importance de la tendresse, dans les termes mêmes des patients qui regrettent son absence : « la tendresse, c’est compliqué pour moi, je suis envahi par le sexuel d’une telle manière » nous dit un autre patient, abusé par un oncle et possédé toute sa vie par cet abus et la confusion entre tendresse et sexualité crue. Confusion vécue également par Élodie. Avec son déni, la mère d’Élodie, comme d’autres, dépossède la relation avec sa fille de cette tendresse qui rassemble tout à la fois empathie, compassion et reconnaissance de l’autre. Curieusement la tendresse est très peu conceptualisée en psychanalyse, hormis les exceptions de Ferenczi, et certains auteurs plus proches de nous [20–23]. Ferenczi a insisté sur la nécessité d’une métapsychologie de la tendresse, Freud en a proposé deux théories [24]. Ainsi il met en exergue deux aspects de la tendresse : le premier où elle est liée à l’autoconservatif, se transmettant lors des premiers soins à l’enfant. Le second découle du refoulement de la sexualité, sous la figure de l’inhibition quant au but de la pulsion sexuelle. De fait, la tendresse se retrouve aussi bien dans le registre du soin que du sexuel. Elle enveloppe et permet au rêve de s’installer, et, au cours des premiers temps des soins et de l’éducation, à la nécessaire séduction (dans le sens de la « séduction généralisée » théorisée par Jean Laplanche) de rester dans le registre de l’énigme et non de l’agi et du cru. De nos jours, la tendresse semble quelquefois être comprise comme appartenant au registre de l’attachement. Nous pensons plutôt qu’elle fait le lien entre l’attachement (ou l’auto-conservatif selon la référence théorique) et le registre de la sexualité inconsciente. Elle les articulerait, en quelque sorte, par le biais de la « séduction généralisée » de l’adulte tendre mais néanmoins pourvu d’un inconscient sexuel. Nous sommes ici dans le registre du refoulé, du non agi, et de l’énigme du « message compromis par la sexualité inconsciente de l’adulte » selon Laplanche, le « Che vuoi ? ». Cette énigme est portée par la tendresse, mais elle peut être dévoyée. Ne voit-on pas, dans la clinique de l’abus sexuel, qu’elle peut sentir le soufre et se vivre dans la confusion ? Comme elle peut être une source de dégoût pour l’enfant abusé qui a vu la « tendresse » première de l’adulte (abuseur) se transformer en abus. Mais ainsi que le disait Ferenczi il s’agit là de « masques de la tendresse ». Sans la tendresse bien tempérée, pas d’enveloppement et de contenance possibles (pour l’adulte comme pour l’enfant). Le holding sans tendresse, la mère suffisamment bonne dépourvue de tendresse, comment pourraiton se les imaginer ? « La tendresse s’absente, cette tendresse qui aurait permis la progressive différenciation des pulsions, leur transformation, leur symbolisation. Tendresse qui manque 248 L.T. Tovmassian / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 62 (2014) 244–248 cruellement dans tout inceste agi. Tendresse qui vient couvrir de son voile la permanence des vœux incestueux inconscients » nous rappelle Parat [21]. Conclusion, travail de latence ou latence traumatique Nous distinguons bien ici l’effraction traumatique du registre du traumatisme structurant tels les moments d’attente du nourrisson dans le désaide, le sevrage, ou l’épreuve de la castration, qui tous proposent une possibilité de jeu psychique (sous certaines conditions il est vrai), liées aussi à la qualité de l’environnement de l’enfant. L’absence de castration du désir œdipien que l’on peut voir dans l’inceste est différente de la castration. Elle est traumatisme sidérant et porte la confusion des générations ; le refoulement est mis hors-jeu et remplacé par le clivage traumatique. Ici nous avons affaire à la rencontre avec quelque chose qui a eu lieu en négatif du complexe de castration et l’interdit œdipien. L’effraction traumatique implique la perte de la tendresse et avec elle l’écart entre fantasme et réalité. Avec la castration et l’interdit œdipien, le réaménagement psychique est possible du fait que l’écart entre fantasme et réalité sont à contrario présents du fait du refoulement. Comment refouler l’inceste lorsqu’il est mis en acte ? Le vécu, la réalité dépassent la fiction. La perception a doublé la représentation. Comment jouer, élaborer psychiquement lorsque la réalité matérielle écrase la réalité psychique et engendre une fixation au traumatisme ? En lieu et place du refoulement, Élodie a cherché à se couper du vécu traumatique par le biais d’un clivage qui n’empêchait pas le retour obsédant du vécu incestueux. La séduction active par Élodie envers son beau-père, quoique habituelle chez les enfants de cet âge, et la culpabilité majorée par le plaisir ressenti par moments, sont probablement des facteurs qui rendent le clivage peu efficace. La clinique nous apprend que les enfants d’avant la latence peuvent éventuellement masquer la béance interne creusée par l’effraction traumatique, la confusion des corps, le trop en lieu et place de l’écart, par le biais d’une défense primaire, en se construisant en personnalités « comme ci », faux-self, ce qui en soit est aussi problématique. Mais cette défense et ce masque peuvent-il tenir lorsque l’enfant a atteint une maturité post-œdipienne et s’est senti lui-même séducteur ? Nous avons vu comment Élodie reproduisait à l’identique le vécu incestueux avec ses quelques amants. La répétition à l’identique du retour, de la reviviscence, symptôme bien repéré du syndrome psycho-traumatique, est sous le registre de ce que nous appelons la latence traumatique. Nous pouvons postuler avec Freud l’existence de la compulsion de répétition comme antérieure au principe de plaisir et souligner le fait qu’elle puisse œuvrer pour la métabolisation psychique des expériences vécues. Il s’agit là de la fonction traumatolytique de la répétition. Or cette fonction est quelquefois court-circuitée, comme Freud le souligne dans Au-delà du principe de plaisir, et la reviviscence envahissante signe que la quête traumatolytique a échouée pour se transformer en traumatophylie. Pour certains auteurs cette répétition s’inscrit alors sous le signe de la fascination et de la jouissance, au sens lacanien, de la pulsion de mort pour d’autres, mais, malgré l’intérêt de ces hypothèses, notre propos est différent. Ainsi, nous semble-t-il, derrière la répétition se cache aussi la quête d’une tendresse non advenue qui pourrait permettre la liaison du traumatisme. Par le biais de l’espace contenant qu’elle propose, la psychothérapie analytique permet de retrouver ou de trouver le refuge perdu, et de rejouer un temps toujours présent chez le sujet en quête de reconnaissance par l’autre, sa mère, son père, son environnement. Lorsque cela est rendu possible par le biais du transfert et du travail sur celui-ci, nous pouvons constater la possibilité d’un déplacement libidinal et une sortie du gel psychique. Une reprise du travail de latence, nécessaire lors de la période de latence – subsumé à tous les âges et les épreuves de vie – se révèle alors possible. Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Freud S. Au-delà du principe de plaisir. In: Essai de psychanalyse. Paris: Petite Bibliothèque Payot; 1920-1976. p. 13–28. [2] Anzieu D. Le Moi-Peau. Dunod; 1995. [3] Barrois C. Les névroses traumatiques. Dunod; 1998. [4] Gantheret F. 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