Nemer prePDF - Revue critique de fixxion française contemporaine

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Nemer prePDF - Revue critique de fixxion française contemporaine
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu :
métamorphose de la fiction ou fiction de la métamorphose ?
§1
Mathias Malzieu est l’un des rares auteurs compositeurs à avoir réussi en parallèle sa vocation littéraire. Celle-ci serait née d’une expérience douloureuse, la
mort de sa mère, suite à laquelle le chanteur et parolier du groupe rock Dionysos
a lancé depuis à peine quelques années un défi de taille à son jeune talent : faire
suivre chaque parution romanesque d’un album de musique qui en reprend les
principaux thèmes.
L’originalité de ce défi réside moins dans le choix de la continuité entre l’œuvre
littéraire et l’œuvre musicale que dans l’efficacité de la chanson à déstabiliser les
critères génériques propres à chaque mode d’énonciation et à en bouleverser les
registres. D’autant plus que celle-ci sert à ancrer les scènes cruciales du récit
dans la mémoire du lecteur/auditeur qui se trouve sollicité à prendre part au
mécanisme d’une stratégie énonciative actualisée par un processus de double
métamorphose : celle intratextuelle du narrateur/canteur et celle extratextuelle
du passage de la fabula de l’écrit à l’oral.
À partir de mon corpus qui se compose des trois premiers romans de Mathias
Malzieu – Maintenant qu’il fait tout le temps sur toi (2005), La Mécanique du
cœur (2007) et Métamorphose en bord de ciel (2011), je m’attacherai à démontrer la fonction cathartique de la chanson dans la mise en scène du merveilleux
et son dénouement tragique dans le roman pour ensuite dégager les critères de
métamorphoses de la fabula dans et à travers la chanson, par le conte musical
éponyme La Mécanique du cœur (2007).
La chanson, rite de métamorphose initiatique
Le passage de la mort à la vie
§2
Écrits à la première personne, les romans de Mathias Malzieu qui se présentent
comme des autobiographies fictives partent d’une situation de manque : le héros
se complaît à signaler d’emblée sa difformité physique ou psychologique par une
audace empruntée à l’anti-héros du conte picaresque. Ainsi peut-on lire dans
l’incipit de Métamorphose en bord de ciel : “Je m’appelle Tom “Hématome”
Cloudman. On prétend que je suis le plus mauvais cascadeur du monde. Ce
n’est pas complètement faux. Je suis doué d’une maladresse physique hors du
commun, j’ai le pouvoir de me cogner comiquement aux choses”. Le premier
roman, s’inscrivant dans une perspective thérapeutique de deuil, s’ouvre sur une
situation de manque par un paragraphe interrogatif qui s’adresse à la mère déjà
absente mais toujours présente : “Est-ce qu’il ne fait pas trop froid là-bas, est-ce
que tu sais les fleurs sur le toit de toi, est-ce que tu sais pour l’arbre que l’on va
devoir couper, est-ce que tu sais pour le vent qui agite les volets de la cuisine et
secoue ton ombre sur le carrelage ? Maintenant il fait tout le temps nuit sur
toi”. On retrouve la même formule hyperbolique dans La Mécanique du cœur
mais qui renvoie cette fois à la date de naissance du héros qui, comme l’endeuillé du premier roman, est sans nom : “C’est le jour le plus froid du monde.
Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
C’est aujourd’hui que je m’apprête à naître”. Il s’agit dans ce dernier incipit
d’une narration antérieure qui relate in vitro une mise en scène macabre d’une
naissance dont le héros nouveau-né voudrait organiser, d’avance, le cadre,
comme pour prévoir le cours de sa destinée : “Ci-vit l’étrange Docteur Madeleine, sage-femme dite folle par les habitants de la ville, plutôt jolie pour une
vieille dame. L’étincelle dans son regard est intacte, mais elle a comme un faux
contact dans le sourire. Docteur Madeleine met au monde les enfants des
prostituées, des femmes délaissées, trop jeunes ou trop infidèles pour donner la
vie dans le circuit classique. En plus des accouchements, Docteur Madeleine
adore réparer les gens. Elle est la grande spécialiste de la prothèse mécanique,
œil de verre, jambe de bois… on trouve de tout dans son atelier. […]. Docteur
Madeleine est la première vision que j’ai eue”.
§3
Dans les trois romans, le personnage principal appartient respectivement aux
trois âges de la vie : l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. Il est sans travail,
sans amour et sans famille. Si celle-ci existe dans le premier roman, c’est pour
servir de décor néoréaliste au deuil : alors qu’il s’adresse à sa mère défunte par
un discours direct, l’adolescent perçoit son entourage vivant comme des ombres
mécaniques qui ont perdu le cordon ombilical qui les relie à leur véritable moi :
“Lisa est assise sur la banquette arrière de la voiture, à côté de moi. Exactement comme lorsque nous partions au ski. Personne ne se met devant à ta
“place”. Le problème avec les morts se confirme. La mort s’est installée à
l’avant, et elle nous surveille dans le rétroviseur” (chap. 2).
§4
Le manque d’ordre affectif que vivent ces trois personnages est représenté
allégoriquement par l’idée de mort à la fois irréfutable et négociable. Ainsi dans
le premier roman, le narrateur adolescent connaît son premier contact avec la
mort à travers une horloge de bois trouvée dans le sac de sa mère défunte, à la
sortie de l’hôpital. Il s’agit du symbole du cœur maternel qui s’est arrêté de
battre à 19h30. Pourtant ses aiguilles sont impossibles à tordre et sur son dos est
gravé : “Pour vous aider à combattre la mort : Giant Jack, passeur entre les
mondes, médecine par les ombres, spécialiste des problèmes de vie malgré la
mort” (chap. 2). Pour que ce passeur surgisse, il suffit que le narrateur lui-même
chanteur chantonne comme par hasard : Giant Jack is on my back. Le narrateur
s’exécute et le géant apparaît après un bruit de tempête intense. Jack le Géant
est un grand enfant, docteur en “ombrologie”, qui propose ses services d’humble
serviteur comme son avatar Jack L’Éventreur : il est le spécialiste de la vie
malgré la mort, chantonne-t-il “de la voix d’un chanteur des Platters”. Pour cela,
il arrache le bout de son ombre et l’applique sur le dos du narrateur en
chantonnant toujours en anglais. Ce bout d’ombre est à double facette : il se
comporte comme un vaccin, c'est-à-dire il contient la mort mais il ne faut pas y
toucher. Il permet au narrateur de continuer sa vie mais il peut lui ouvrir les
portes du pays des morts. Ce bout d’ombre ainsi que Jack le Géant sont
invisibles à sa famille qui l’accompagne aux funérailles. On dirait que Jack est
invisible de l’invisibilité de la musique même : “Vu de près ça [les côtes
décharnées de Jack] ressemble à un orgue d’église” (chap. 3), ou encore : “il y a
tout un cliquetis et des craquements quand il s’assoit, comme si quelqu’un
remontait des boîtes à musique” (début du chapitre 2). L’apparition de ce
personnage qui va le conduire au pays des morts – dans lequel il va entendre
parler de sa mère mais sans la revoir – s’entend comme le contrepoint de la
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Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
mort comme aboutissement mécanique du corps humain ; Giant Jack vient
donner des commandements auxquels “Little Jack” doit obéir pour ne plus être
“mécaniquement vivant”, c'est-à-dire pour se fier à la chanson et à la musique
comme une vocation à la fois impérative et retrouvée, un point de retour à un
commencement absolu.
§5
Dans la Mécanique du cœur, l’analepse extérieure par laquelle le narrateur
raconte in extremis sa naissance est elle-même précédée d’un commandement
de la part du Docteur Madeleine, inscrit comme une épitaphe sur le berceau du
nouveau-né : “Premièrement ne touche pas à tes aiguilles. Deuxièmement,
maîtrise ta colère. Troisièmement, ne te laisse jamais, au grand jamais tomber
amoureux. Car alors pour toujours à l’horloge de ton cœur la grande aiguille
des heures transpercera ta peau, tes os imploseront, et la mécanique du cœur
sera brisée de nouveau”. La naissance de Little Jack – tel qu’il se nomme bien
plus tard dans une de ses lettres adressées à sa mère adoptive – est placée sous
le signe d’un oracle à trois privatifs assemblés par trois connecteurs catégoriques : le “car alors pour toujours” instaure un rapport de cause à effet immuable
et dont la transgression entraînerait un châtiment fatal et paradoxal. Car à peine
né, Little Jack est déjà mort. Bien que toujours vivant, il est déjà mort.
§6
Le conte cruel qui suit ces trois commandements est celui d’une parenthèse de
sursis dans laquelle il faut faire la course contre une vie qui pourrait apporter la
mort éternelle. Toute passion est fatale pour la prothèse cardiaque de Little
Jack, constituée d’une horloge à coucou, un système mécanique assez puissant
pour entraîner les pulsations de la vie mais pas celles de l’amour. Ainsi de
nombreuses familles défilent au laboratoire alchimique du Docteur Madeleine
sans qu’aucune ne décide d’adopter Little Jack. Celui-ci passe ses journées dans
le cocon ‘marâtre’ en chantonnant When the saints go marching in avec Arthur,
un clochard à qui le froid a brisé la colonne vertébrale – Docteur Madeleine
l’avait remplacée par une autre colonne musicale et accordé les os pour qu’ils lui
servent d’ossophone. À son dixième anniversaire, Little Jack arrive à convaincre
sa mère adoptive de l’emmener en ville. C’est alors qu’il fera l’expérience de
l’amour lorsqu’il entendra chanter celle qui deviendra la femme de sa vie : “Je
croyais que je venais d’entendre le son le plus ravissant de toute ma vie, mais je
n’étais pas au bout de mes surprises pimentées. Une fille minuscule avec des
airs d’arbre en fleur s’avance devant l’instrument de musique et commence à
chanter. Le son de sa voix rappelle le chant d’un rossignol mais avec des mots.
J’ai perdu mes lunettes, enfin j’ai pas voulu les mettre, elles me font une drôle de
tête, une tête de flamme… à lunettes” (chap. 2). Le champ lexical de la nature
qui constitue le portrait de la fille laisse entendre la résonance d’une tension
entre la mécanique et la nature, entre l’ordre naturel et l’ordre établi. En réponse
aux battements artificiels du garçon, il y a une voix féminine qui prend son élan
à partir de sa cécité visuelle. La rencontre placée sous le signe de l’ouïe
emprunte à la comédie musicale l’idée d’une intrigue amoureuse onirique et au
topos homérique du chanteur aveugle l’idée d’improvisation “de l’amour” qui
vient perturber l’état initial de deuil. “D’un seul coup, je me mets à chanter à
mon tour, comme dans les comédies musicales. Le docteur me regarde avec
son air de enlève-moi-tout-de-suite-tes-mains-de-la-gazinière. Oh mon petit
incendie, laissez-moi croquer vos habits, les déchiqueter à belles dents, les
recracher en confettis pour vous embrasser sous une pluie… Ai-je bien entendu
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Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
‘confettis ?’ ”. L’improvisation musicale métamorphose le passage de la mort à la
vie en passage vers la sexualité précoce. Chanter, c’est devenir homme. Le
coucou de son cœur ayant sonné 10 ans, Little Jack se trouve aux prises avec un
désir violent d’ homme adulte qui déborde la mécanique réglée de son organe
affectif. La litote des préliminaires amoureux renvoyant aux organes sexuels se
répercute en une interrogation rhétorique qui trahit la prise de conscience d’un
corps adulte emprisonné dans un cœur d’enfant. À la fin du duo amoureux, Miss
Acacia – tel est le nom de la fille – subit elle aussi une métamorphose : avant
d’entendre la voix de Little Jack elle ressemblait à un arbre, elle devient un
oiseau déplumé à la fin du morceau : “Au moment où nos voix montent à
l’unisson, son talon gauche se plante entre deux pavés, elle vacille comme une
toupie en fin de course et s’étale sur la chaussée glacée. Un accident comique
mais violent. Du sang coule sur sa robe en plumes d’oiseau. Elle a des allures de
mouette écrasée”.
§7
La tension du haut et du bas délimite les chants des possibles autorisés par cette
rencontre et la métamorphose physique et symbolique qui en découle ; la
communion musicale apparaît comme une bulle onirique hermétique et fragile
où les déficiences organiques des personnages se compensent et s’équilibrent
dans le chant, mais à condition de permettre le retour au réel sans lequel la
métamorphose ne peut pas aboutir. De ce fait, la chanson apparaît comme le
catalyseur d’une métamorphose et son adoubement tragique: le sang qui en
découle marque la limite du rêve qu’elle invoque pour l’annihiler aussitôt. La
chanson ne conduit à la vie que parce qu’elle est porteuse de tragique.
§8
On retrouve cette même problématique du passage de la mort à la vie, dans le
troisième roman où se déploie une grande métaphore filée du mythe d’Icare
annoncé dans La Mécanique du cœur : Tom Cloudman, le héros maniaque des
hauteurs, n’a pas peur de tomber tellement il veut s’échapper du quotidien et
“des situations normales”. Se faisant virer de l’école de cirque, il décide de
présenter des spectacles de cascades ratées afin de gagner sa vie. Pour cela, il
compte se déplacer de village en village dans un cercueil à roues. Alors il
remarque que son corps commence à vieillir. Mais il veut renaître à chaque
spectacle et chante très fort pour oublier ses douleurs physiques. Jusqu’au jour
où ses jambes commencent à se raidir et son vaisseau funéraire cascade à la
renverse. Alors il se réveille dans un hôpital et réalise qu’il est atteint d’un cancer
mortel qu’il appelle la Betterave. Chaque nuit, il débranche le cathéter et éventre
les oreillers de l’hôpital pour en retirer des plumes et essayer de voler avec en se
jetant sur des chariots repas. Dans ce “cimetière pour vivants”, il passe ses
journées à apprendre à mourir au printemps. Un jour, après une petite
promenade, une plume rouge lui tombe du ciel. Intrigué, il décide la nuit de
débrancher le cathéter et de monter les escaliers de secours. Alors un spectacle
inouï s’offre à ses yeux en “bord de ciel” : une volière géante où se mêlent faux
corbeaux et vrais oiseaux abrite une “femmoiselle”. Moitié femme, moitié
oiselle, elle chante accompagnée de la mélodie des oiseaux : “Elle se met à
chanter, accompagnant son piano à oiseaux. Sa voix joue aux montagnes
russes, elle chuchote, hulule, ponctue ses mots de cris. Opéra pour oiseaux en
la mineur. Elle accélère le rythme et frappe de plus en plus violemment les
touches. Les oiseaux sursautent, s’envolent même d’effroi”1.
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Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
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Scène d’hystérie animale et animalière, la rencontre amoureuse est vie parce que
le chant donne des ailes ; il vient combler la situation initiale de désir inassouvi
d’immortalité. “Si vous voulez apprendre à voler aussi naturellement que ces
oiseaux chantent, il vous faudra faire comme eux. Ce sera la première étape de
votre initiation vers une autre vie”. Dans ce troisième roman, la chanson n’est
plus l’adjuvant de la métamorphose mais sa condition même. Chanter, c’est
s’envoler au sens propre du terme et s’ouvrir à son être comme à un éventail de
possibilités. Car cette femme hybride propose au malade incurable un pacte
faustien : il doit lui faire un enfant pour se métamorphoser lui-même en oiseau
et échapper à sa condition mortelle. En effet, depuis que son grand-père, fervent
lecteur des Métamorphoses d’Ovide, avait rendu sa femme la première femme
oiseau, les métamorphoses sont devenues héréditaires et transmissibles par
l’acte d’amour. Cloudman sera donc un cloudbird avant que la maladie ne
s’attaque à son jeune corps et le pulvérise en miettes de chair. Voler, lui dit
Endorphine, c’est “jouer une partie de plaisir” ; pour cela, elle lui demande
d’assister en voyeur à une scène d’onanisme : “Elle appuie sur une touche et un
oiseau émet une jolie note, puis elle approche ses doigts délicats du chanteur
pour le caresser. Elle commence en dessous du bec et descend jusqu’à l’entrepattes. Elle insiste assez clairement sur l’entre-pattes. L’oiseau se met à pousser
un trémolo vibrant, harmonise sa première note et monte d’une octave tandis
que le mouvement de ses doigts accélère de concert”2.
§10
Suite à cette scène, Tom accepte illico le pacte faustien avant de réaliser en se
cachant à l’heure de la métamorphose de la femme-oiselle qu’il venait de faire
l’amour avec la doctoresse qui le soigne de son cancer durant le jour. Alors
commence progressivement sa métamorphose, des plumes viennent remplacer
son duvet, il rapetisse. Sa voix narrative disparaît car sa métamorphose est
arrivée à son stade final et la suite du récit de sa métamorphose est prise en
charge par Endorphine tombée enceinte : “Je me demande si tu ne vas pas
accoucher d’une sirène” ont été les derniers mots prononcés par Tom Cloudman. Il s’est réveillé ce matin en sifflotant. Son chant était empreint d’une
mélancolie qui ne mentait pas. Il sait qu’il ne peut plus parler. Ses sifflements
remplacent la parole qu’il a définitivement perdue”3. Victor, l’enfant admirateur
des cascades de Tom, lui chante alors : “Spider Man, Spider Man, does whatever a spider can : spins a web, any size, catches thieves just like flies. Look
out : here comes the spiderman” avant sa dernière envolée dans les cieux.
Endorphine célèbre l’enterrement de sa dépouille mortelle avec la chanson
blasphématoire Great Balls of fire, interprétée par un vieux curé dragueur. Une
“carlingue” gonflable emporte la dépouille mortelle qui va rejoindre Birdman.
§11
La chanson se fait ainsi chair de la métamorphose par la métamorphose même.
Elle s’entend comme une enveloppe verbale possible du “moi” en s’appuyant sur
le merveilleux qu’elle fonde comme possibilité même du récit. Le sifflotement
final de Tom renvoie à sa liberté comme à la liberté d’interprétation du possible
du merveilleux.
En revanche, la chanson n’est promesse de vie que dans la mesure où elle est
l’agent de la séparation de l’initiateur chanteur d’avec l’initié auditeur-voyeur,
corollaire de la séparation des registres du récit.
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Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
Le passage du merveilleux au réel.
§12
Dans les deux derniers romans, la chanson occupe une place fixe dans le schéma
narratif, celle de l’élément perturbateur. Un personnage chanteur vient déséquilibrer la situation initiale de manque en faisant sortir le héros de sa torpeur : la
chanson est alors la manifestation sensible de la force métamorphosante de
l’amour, son incarnation. Dans la suite du récit, elle s’efface ou revient comme
une parenthèse métatextuelle comme dans le sifflotement de Tom, ou encore
comme un élément qui vient perturber l’élément perturbateur comme cette
berceuse du Docteur Madeleine après la rencontre de Miss Acacia: “Love is
dangerous for your tiny heart even in your dreams, so dream softly” (chap. 3).
Dans Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi, la chanson fait partie des
péripéties : Giant Jack emmène Little Jack dans les pays des morts, ultime étape
de cicatrisation de la douleur : “Là où nous allons c’est un festival éternel ! Les
géants chantent les basses, les fantômes d’animaux sauvages font les barytons,
les hommes les ténors, les filles les altos et les fantômes de chaton les sopranos,
avec toutes les nuances jusqu’aux fantômes d’enfants souris”4. En accédant à
cette hiérarchie dantesque, l’adolescent croit reconnaître sa mère sous la forme
d’un oisillon, il veut ôter son ombre pour qu’elle le reconnaisse. Mais tel Orphée
qui se retourne pour voir disparaître sa femme Eurydice, Jack se retourne, et ne
trouve pas sa mère. Il va voler sur le dos de Giant Jack, mais finira par tomber
juste avant que les portes des ombres ne se ferment. Giant Jack dépose Little
Jack dans son lit et lui retire son ombre qu’il lui avait prêtée pour l’empêcher de
voler dans le ciel des vivants ou de sombrer dans la dépression. Avant de
disparaître, il lui chante cette dernière recommandation : “I am on your back
man, cold like ice, but I will protect well… hey it’s too large for a “little me””.
“Une dernière saccade de son rire. Chatouiller une contrebasse vivante ferait
exactement le même bruit. Et puis plus rien. Ultime écho et silence total”
(dernier chapitre avant l’épilogue).
§13
Il est intéressant de montrer le contraste entre le premier roman de Mathias
Malzieu, inspiré d’une expérience vécue, et les deux romans qui suivent,
contraste au niveau de la place du personnage chanteur dans le récit ; c’est elle
en effet qui déterminera le registre du roman. Car contrairement aux deux
derniers romans, la chanson y est à la fois un élément perturbateur, un agent
actif et un élément de résolution de la fabula.
§14
Dans Maintenant qu’il fait tout le temps nuit sur toi, le personnage n’est pas dès
le départ inséré dans un cadre merveilleux. Le décor de la maladie et de la mort
est des plus réalistes : des couloirs d’hôpital, des infirmières, des roses sur une
table de chevet. La morgue est désignée par le “service après vente de la mort”.
C’est le personnage chanteur qui va faire basculer le récit dans le merveilleux dès
le moment où cette intrusion dans le réel procure du bien-être à notre héros.
Giant Jack va éduquer sa lyre d’Orphée pour préparer sa descente dans les pays
des morts. Il offre à Little Jack en guise de cadeau de Noël un harmonica sur
lequel il lui demande de jouer l’air de Giant Jack. Little Jack qui est Mathias
Malzieu va apprendre à pratiquer cet instrument de bohème par un air qui
s’entend comme un dispositif narratif de son alter ego. En effet, le morceau de
musique joué en duo révèle un jeu de cache-cache avec la mort : “Giant Jack is
dead ! (C’est moi qui chante). - Giant Jack is maybe dead (Il répond et ainsi de
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Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
suite). - Giant Jack Looks dead ! (Il imite les bruits d’orage et de vent avec sa
bouche en faisant craquer ses doigts, trop bien). - Giant Jack is Not dead !”5
§15
La chanson apparaît comme une pulsion incarnée de l’instinct de mort qu’elle
cherche à combattre en démultipliant l’identité du chanteur. Car le crescendo Is
dead/ is maybe dead/ looks dead/ is Not dead se termine par une appropriation
de l’ombre de Giant Jack, le Doppelgänger du little Jack : “Refrain, en chœur :
he’s carrying his shadow from his grave city grave”. Le premier roman est le
seul qui ne se termine pas par une voix narrative in extremis, omnisciente et
étrangère à celle du narrateur. Car c’est dans ce roman uniquement que le héros
et le personnage chanteur font un ; la parenthèse du merveilleux dans le réel est
de ce fait représentative d’une scission identitaire rétablie grâce à la chanson.
Lorsque Giant Jack tire sa révérence en chantonnant “Its too large for a little
me”, le lecteur comprend l’inversion des rôles qui s’est produite et la vertu
exorcisante de la chanson. Big Jack peut maintenant retourner affronter son
père en revenant du froid des pays des morts où il a laissé Little Jack : “J’ai un
peu froid – le manque de sommeil sans doute. […] Pour une fois que je suis
debout de bonne heure, je vais aller prendre le petit déjeuner avec papa”
(Épilogue).
§16
En revanche, dans la Mécanique du cœur, la chanson de Miss Acacia déclenche
une quête identitaire d’un tout autre ordre. L’enfant de dix ans décide de rentrer
à l’école pour retrouver la fille de ses rêves, mais il ne trouve que le proviseur
Joe, lui aussi amoureux d’elle. Un duel s’engage entre les deux personnages suite
aux railleries publiques du proviseur sur la prothèse cardiaque de Little Jack. Ce
dernier finit par lui crever l’œil et, sur les conseils du Docteur Madeleine, prend
la fuite. Alors surgit une figure paternelle, l’horloger Méliès, avec lequel il part
en Andalousie pour retrouver Miss Acacia. Il la retrouve mais Joe réapparaît. La
relation se déstabilise malgré les conseils de Méliès. Un jour, fou de jalousie,
Little Jack finit par extirper son cœur mécanique de ses entrailles, sous les yeux
de sa bien-aimée. Il perd connaissance et, malgré la nouvelle prothèse apportée
par Méliès, sombre dans le coma pendant trois ans. À son réveil, il veut encore
retrouver Miss Acacia. Barbu et cheveux longs, il se présente incognito devant
elle qui est désormais avec Joe ; il lui offre dans un emballage son cœur mécanique. Terrifiée par ce nouveau choc, elle s’éloigne pour toujours de lui, déjà
habituée à l’idée de sa mort. Alors une voix omnisciente raconte dans l’épilogue
les périples du cœur mécanique “hors du corps de notre héros, si on peut le
nommer ainsi”. D’abord déposé sur la tombe de ce dernier en Andalousie, puis
dans le train fantôme où travaillait son propriétaire, et enfin déposé au seuil de
la maison natale, tout enveloppé d’un linceul. “On aurait dit qu’une cigogne
venait de l’y déposer”.
§17
La chanson en tant qu’élément perturbateur aurait déclenché le départ de Little
Jack vers le monde réel et vers tous ses défis pour lui faire mesurer l’avantage de
rester dans le cocon rassurant du merveilleux. Le travail, la jalousie, la sexualité,
la maladie mais surtout la confrontation avec un milieu masculin, viril, seront la
rançon des épreuves à confronter dans le réel. Mais la comédie musicale n’a fait
que déclencher le compte à rebours de l’oracle du Docteur Madeleine. Peu de
temps après le départ de son petit garçon, celle-ci meurt de chagrin. Le lecteur
l’apprend dans une lettre écrite à Little Jack mais qui ne lui sera jamais
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Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
parvenue. Cette duperie ferait sourire le lecteur lorsqu’à chaque scène de
jalousie ou de jouissance, il entend Little Jack scander Ô Madeleine ! Mais le
lecteur est le premier dupé dans cette histoire mi-tragique mi-enfantine.
Enchanté par cet univers onirique, il ne peut soupçonner la chute finale qui
dégrade tout le processus d’initiation du héros. Little Jack est un anti-héros
parce que l’élément de métamorphose lui est extrinsèque. La chanson de Miss
Acacia n’est pas l’écho de son moi inhibé, elle n’est qu’une occasion pour braver
l’interdit posé par sa mère adoptive, une mécanique de la machine narrative
sans laquelle le récit n’a pas lieu d’être. À son réveil du coma, Little Jack
apprend de l’infirmière qui a pris soin de lui que durant son long sommeil
Meliès a écrit un livre intitulé L’homme sans trucages qui relate leurs aventures
partagées: “Vous devez d’abord assimiler l’idée que votre vie n’est pas liée à
votre horloge. C’est le seul moyen pour vous de changer la fin de ce livre” (chap.
14). La recommandation de l’infirmière est aux antipodes de l’oracle de
Madeleine : il faut aimer avec un cœur de chair pour ne pas souffrir et
connaître la séparation. Cette mise en abyme du roman fait apparaître la
possibilité de briser la mécanique du destin et les rouages de l’histoire. Mais la
chanson de Miss Acacia fonctionne comme le chant de Calypso : ligne de
démarcation entre la vie et la mort du protagoniste, elle sert à retarder le
dénouement de l’histoire comme une prothèse narrative qui malmène le lecteur
entre attente et incertitude provisoire. Ulysse rentre à Ithaque retrouver son
cœur mécanique devenu veuf de son corps mort-vivant.
§18
Alors que la double séparation de Cloudman avec son corps humain et avec
Endorphine est récompensée par le triomphe sur la maladie, celle de Little Jack
avec son horloge de bois n’est porteuse que de châtiment antique. Ce conte pour
grand enfant est cruel à cause du peu de place qu’il accorde à la chanson comme
modalisateur de l’intrigue. Pour cette raison, il nous importe d’examiner en quoi
sa refonte en conte musical peut contribuer à modifier le cours fatal de son
temps compté à rebours des aiguilles de l’enregistrement.
La chanson, métamorphose d’un récit initiatique
§19
Le livre est découpé en quatorze chapitres sans titre, suivis d’un épilogue en
réponse à l’épitaphe du début. Chaque chapitre est consacré à un nouvel incident qui vient alimenter la tension du quiproquo cœur mécanique/cœur de chair
jusqu’au coup de théâtre final de l’infirmière.
On propose de donner les grands titres des chapitres afin de comparer la
division du livre avec celle de l’album :
•
•
•
•
•
La naissance du bâtard dans un cadre victorien au XIXe siècle à Édimbourg
Dix années d’enfance isolée qui se terminent par la rencontre d’Acacia
La rentrée à l’école
La violente dispute avec Joe et la séparation avec Madeleine
La rencontre de Jack L’Éventreur dans le train fantôme suivie de celle de
Méliès. Le lecteur apprend la mort du Docteur Madeleine
• Cap vers le Sud de la France et l’Andalousie et retrouvailles avec la “femme
incendie” Miss Acacia.
• La recherche d’emploi dans le train. Jack apprend à effrayer les passagers
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Noha Nemer
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La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
pour gagner sa vie. C’est l’heure de la vérité sur son cœur mécanique. Miss
Acacia l’embrasse pour la première fois
Premières expériences sexuelles. Le bonheur amoureux dure un an
Premiers doutes sur le bien-fondé de leur amour. Miss Acacia a la clé du
coucou de son cœur parce qu’elle manque de confiance
Le retour opportuniste de Joe
L’expérience douloureuse de la Jalousie
Little Jack décide de retirer son cœur pour faire souffrir sa belle tombée
accidentellement dans les bras de Joe
La nouvelle prothèse cardiaque de Méliès
Le réveil du coma et la perte définitive de Miss Acacia
Épilogue sur le voyage fantôme du cœur mécanique et retrouvailles avec la
maison maternelle.
§20
Il est intéressant de mentionner que l’écriture romanesque aérée de Mathias
Malzieu, où se mêlent onomatopées et calembours, phrases courtes, citations et
extraits de chanson, est en elle-même un laboratoire de mutation générique ;
l’hybridité des genres écrits entre conte, roman et auto(biographie) fictive est un
terrain propice aux possibilités narratives qui viennent structurer tout genre oral
qui entend maîtriser leur riche imaginaire. Toutefois, le choix de Mathias
Malzieu de convertir sa Mécanique du cœur aux mécanismes du genre oral n’est
pas fortuit. Car dans ce deuxième roman, la métamorphose du personnage ne
dépend que de sa bonne volonté. Alors que le personnage chanteur des premier
et troisième romans se présente comme l’élément perturbateur et de résolution
de la mort et de la maladie, celui de la Mécanique du cœur propose une
alternative non pas à la vie mais à une autre vie. Or cette alternative n’a pas
abouti à la métamorphose allégorique attendue du narrateur. Celui-ci se
convertit alors en chanteur de son album comme pour essayer d’échapper à un
programme narratif rigoureux et prendre ainsi en main sa propre destinée. Nous
proposons d’examiner quelles étapes stratégiques de ce schéma narratif ont été
choisies pour la conversion en chanson, les motifs de leur conversion, afin de
dégager les possibilités narratives qu’elles supposent.
§21
Mêlant la musique folk-rock déjantée à la rigueur du slam, l’allégresse de la
comédie musicale au jazz macabre, cet album métamorphose en dix-sept
morceaux la lecture d’une métamorphose. Commençons par énumérer les dixsept épisodes afin de les comparer à ceux du roman :
• Naissance du héros dans l’atelier du Docteur Madeleine (Émilie Loizeau) qui
récite les trois interdits de l’oracle
• La berceuse du Docteur Madeleine contre l’amour
• Version piano rock de When the saints go marchin’ in (Arthur H)
• La rencontre amoureuse en comédie musicale (avec Olivia Ruiz)
• L'autodérision du héros qui fait peur à tout le monde
• Le quiproquo sur le mot cunnilingus dont il prénomme son hamster
• La personnalité terrifiante de Joe (Grand Corps Malade)
• Les humiliations de Joe à l’école
• L’homme sans trucage part en Andalousie avec Méliès (Alain Bashung)
• La rencontre de Jack L’Éventreur
• Incapacité à devenir Jack L’Éventreur
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§22
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
Miss Acacia a les clés de son cœur
Le premier baiser
Le retour de Joe
Le désir de mort
Miss Acacia ne reconnaît pas Little Jack (Olivia Ruiz)
Le retour au froid pays maternel
Épilogue ou l’heure de la métamorphose
Voix d’outre-tombe de Little Jack qui se balance sur le clair de lune (Éric
Cantona)
Dans le livret de l’album certains épisodes sont précédés de paragraphes qui
situent l’intrigue par rapport à l’hypotexte, tout en se construisant eux-mêmes à
partir du matériau textuel de cette intrigue. Cette stratégie met en relief la
transgression du programme de la métamorphose qui mène à la fin close du
conte écrit. On remarque en effet que le titre du roman de Méliès apparaît au
milieu du conte musical dès la décision de partir à la conquête de l’Andalousie.
Je ne suis qu'un trucage humain
J'ai croisé sur mon chemin
Un humain sans trucage qui rêvait cela dit jour et nuit d'en devenir un
Pourtant c'est lui qui me donne encore aujourd'hui la force et l'envie
De rester parmi les humains aujourd'hui
Sur fond de western spaghetti avec Jean Rochefort se détache un chiasme
morbide : “trucage humain/humain sans trucage” qui renvoie à une inversion
de rôle qui n’a pas abouti.
§23
De plus, la rencontre de Jack L’Éventreur précède la rencontre de Méliès dans
l’hypotexte alors qu’elle la suit dans le conte musical. Ainsi trois morceaux
ferroviaires se succèdent, chacun de couleur musicale différente : western
spaghetti, sérénade à quatre temps, rock. Dans ces trois trains fantômes, Little
Jack connaît plusieurs facettes de son alter ego. Celui qu’il doit devenir : un
homme sans trucage, celui par lequel il doit passer pour devenir cet homme sans
trucage : Jack L’Éventreur effraye les passagers du train pour exister, alors que
Little Jack est effrayé par son existence même. Il a peur d’exister pour ne pas
souffrir. Il a peur d’aimer pour ne pas exister. Le troisième train fantôme est
l’allégorie de la transformation de l’homme par le travail. Mathias Malzieu
n’arrive pas à exercer son métier en dehors de ce qui ne le fait pas exister : sa
prothèse cardiaque qu’il doit exhiber comme un balai de sorcière pour faire peur
et gagner sa vie. Mais les passagers du train y montent pour rire au lieu d’être
effrayés et se moquent du propriétaire de ce joujou en bois. Car dans le train
fantôme la notion du temps disparaît et le coucou du tragique est décontextualisé de son programme narratif, alors que dans l’album, le protagoniste
conçoit le comique comme l’une des facettes de l’amour :
I was the King of the ghost pain until the day when the little fire girl
comes to see me.
Dans le troisième train, la frayeur comme condition d’existence se métamorphose en peine fantôme du moment que la métamorphose du cœur est illusoire :
Little Jack ne veut aimer que par et surtout pour un cœur de bois.
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Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
Les trois voyages ferroviaires suggèrent un passage linéaire du temps mais où les
plans des métamorphoses procèdent par une figure rhétorique de croisement, le
chiasme: “trucage humain/ humain sans trucage”, “effrayer pour exister/ exister
pour effrayer”, Little Jack/ Jack L’Éventreur. Cette figure de croisement dans un
passage linéaire du temps que suppose un voyage ferroviaire paraît alors comme
un soutien mnémonique à la chute tragique de laquelle le canteur ne sera pas
épargné.
§24
Autre modification de taille : la scène du premier baiser suit la scène de l’exploration du cœur mécanique au lieu de la précéder, comme si le chanteur voulait
croire que son amoureuse a accepté son trucage humain. Cette scène dans le
conte écrit : “Le temps ralentit, il est presque arrêté. Nos lèvres prennent le
relais, le plus moelleux des relais du monde. Elles se mêlent délicatement et
intensément. Sa langue me fait l’effet d’un moineau en train d’éclore sur la
mienne, curieusement elle a le goût de fraise” (chap. 7) est un dialogue muet de
langues amoureuses qui se rencontrent et tournent dans le sens contraire des
aiguilles du temps. Dans le conte musical, l’auditeur perçoit dans le titre Candy
Lady un dialogue entre Mathias Malzieu et sa compagne dans la vie, Olivia Ruiz,
dans leurs langues maternelles respectives: l’anglais pour lui et l’espagnol pour
elle :
Oh my candy Lady
Your lips it's like a bird
How wild is the strawberry
That substitutes your tongue
§25
Es la suavidad
De tus besitos
Que da a mi boca
El gusto de azucar
Après le 14e épisode intitulé Le retour de Joe où Grand Corps Malade slame en
discours direct son ressentiment et son amour éternel, en clôturant : “Je propose
à Jack un duel à la régulière / Maintenant que le meilleur gagne”, l’auditeur
arrive à la Death Song. Une guitare électrique torturée accompagne la voix
métamorphosée de Mathias Malzieu qui gémit en anglais :
I’ll die alone but I don’t know where I don’t know when/Probably before
the end of that song
Le canteur, qui n’informe pas l’auditeur des détails de son duel avec Joe, signe
son arrêt de mort. Il rend les armes mais pas celles de sa chanson. Il veut
racheter sa perte dans le duel amoureux par un duel d’une autre envergure et
dont les protagonistes sont les horloges mécaniques de l’enregistrement et du
tragique. Sa voix torturée allonge les syllabes pour défier le tragique de son
exténuation qu’elle s’est imposée à elle-même en guise de châtiment. À partir de
ce quinzième morceau, on peut dire que le tragique tient non plus à la
séparation du mécanique de l’amour avec sa spontanéité mais à la séparation de
la vie du héros avec sa propre voix. Le canteur peut-il exister sans sa voix comme
l’amoureux sans son cœur mécanique ? Dilemme cornélien mis en voix par le
morceau suivant : Tais-toi mon cœur, dernier duo avec son amoureuse. Ce
morceau reformule en dialogue un passage textuel où Little Jack, réveillé du
coma, avec la nouvelle prothèse de Méliès, va retrouver sa belle et s’asseoir à
côté d’elle : “Je m’installe dans un wagonnet quand, tout à coup, j’aperçois Joe.
Assis sur le palier, il fume une cigarette. Le parcours semble avoir été
agrandi… Soudain, je vois Miss Acacia assise quelques rangs après moi. Tais80
Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
toi mon cœur ! Elle ne me reconnaît pas. Tais-toi mon cœur ! Personne ne me
reconnaît” (chap. 13). Comme Little Jack n’est pas encore convaincu qu’il peut
être en vie et amoureux avec un cœur de chair, il demande à sa nouvelle
prothèse de ne pas le trahir avec un corps devenu adulte. Car on ne peut le
reconnaître qu’à ce qui n’a pas changé en lui, ce qui en lui est de l’ordre de
l’immuable et du tragique. Alors que dans la chanson, l’auditeur/lecteur assiste
à “un monologue à deux voix” dans le refrain, entre le canteur – qui a décidé “de
foutre à la poubelle [s]on cœur en bois et pour de bon” – et son cœur :
1er couplet :
Pour moi c’est l’heure de foutre à la poubelle mon cœur en bois
et pour de bon
C’est le crâne serti d’étincelles que je viens donner ma démission
Allez les oiseaux de mon corps fermez vos belles gueules à passion
Les accidents d’amour à la pelle ne m’ont pas toujours donné raison
Refrain :
Tais-toi mon cœur ! “Je ne te reconnais pas” (4 fois)
§26
Dans l’album, il s’agit de faire taire la mécanique de chair au profit de la
mécanique de l’enregistrement dans la mesure où la chanson est le souffle de vie
contre lequel le canteur a accepté de se débarrasser de sa carcasse mortelle. Le
discours indirect libre dans le conte écrit ne s’est métamorphosé en discours
direct que pour montrer la confrontation des deux moi-peau de Little Jack
devenu Jack The Lover qui ignore désormais son coucou qui bat. L’assomption
de la deuxième réplique par la voix féminine de Miss Acacia (Olivia Ruiz)
montre que Little Jack ne peut avoir pour seul alter ego que la femme aimée
dans la mesure où il doit s’approprier son cœur de chair à travers la voix de
celle-ci. Le canteur peut-il alors croire à l’éternité de l’amour d’un cœur de
chair ? La chute finale du conte s’articule autour de l’ascension par le héros
canteur de la colline de sa ville natale, le jour le plus froid du monde. Ainsi peuton entendre un clavier rapide et dansant à la Jacques Higelin scander cette
montée d’une alternance de batterie et de violons dans le titre Whatever the
Weather :
Well it's cold and it's windy
And the snowflakes are heavy like a dead man body
Whatever the weather I got you under my skin
But now it's time for me to climb the top of the hill again
And spit all your feathers
Birdie lady, spit all your body
Le temps est devenu atemporel car les aiguilles de l’horloge cardiaque se sont
arrêtées, le compte à rebours du tragique semble anesthésié par l’absence du
coucou. Miss Acacia, sous la chair mortelle de Jack, menace de surgir – “Birdie
Lady, spit all your body” – comme un oiseau géant de dessous la chair-mère ou
comme un agent de métamorphose totale du héros qui veut poursuivre jusqu’au
bout sa quête intime du surnaturel: son sentiment amoureux.
§27
Ainsi dans le morceau qui suit on peut lire dans le livret: Jack est en cours de
métamorphose, une manière d’épitaphe d’un homme encore vivant puisqu’elle
précède le parlé de Jack qui n’est plus Mathias Malzieu. C’est Éric Cantona qui
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Noha Nemer
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
sur fond de bruit de grandes aiguilles mécaniques est en train de lui ôter son
cœur de bois par un jour “qui n’est peut-être pas le plus froid jour du monde”.
Parmi tous les personnages canteurs du conte musical, celui de Little Jack est le
seul à être endossé par deux voix différentes. La voix d’Éric Cantona a mis en
chair la disparition du corps qui accompagne la crucifixion :
La neige recouvrait progressivement mon corps, d’abord les mains puis les
bras écartés
Des roses semblaient pousser de la neige tellement le sang gorgeait la
poudreuse, puis elles se sont effacées.
Mon visage puis mon corps tout entier ont disparu.
J’étais étrangement détendu et anxieux en même temps, comme si je me
préparais à un très long voyage en avion.
§28
La montée de la colline de la maison natale, les bras écartés, le jour le plus froid
du monde, autant d’éléments qui placent la métamorphose sous le signe de la
passion christique. Le Little Jack est enterré dans la neige pour y retrouver
l’innocence morbide du paradis maternel. Le discours de la métamorphose est
rendu par une diction placide et mesurée, qui tout en reprenant textuellement
les images du conte écrit (chap. 12) conduit à la métamorphose de la destination
finale du métamorphosé et de sa destinée.
En effet, en filigrane d’un crescendo vertigineux de violons éthérés, Little Jack
est à la fois l’auteur et le spectateur de son apothéose, comme le narrateur l’était
de sa propre naissance: toutes les visions de sa vie se succèdent, Madeleine
remontant l’horloge du tragique, le clochard Arthur et sa chanson funèbre et
enfin la ronde de Miss Acacia qui trace un cercle d’éternité contre le cadran du
tragique : “Puis Miss Acacia dansant en équilibre sur ses petits talons aiguilles,
encore, encore”. Cette danse se révèle être un rituel de résurrection au cœur du
froid réalisme de la mort :
Nous étions le 28 octobre 1906, l'horloge, mon cœur et sa mécanique se
sont arrêtés pour de bon. (Repris de l’hypotexte au chapitre 12).
§29
Or le crescendo des violons se stabilise pour suggérer l’arrêt total de toute la
“machine à amour” et le procédé de mise à distance des deux cœurs se matérialise dans la gradation de l’article défini vers le déterminant possessif : l’horloge,
mon cœur, et sa mécanique. Contrairement au narrateur Little Jack, le canteur
Little Jack ne veut plus avoir de cœur tout simplement. L’intrigue se dénoue sur
le déplacement de la dialectique de l’enfance et de l’âge adulte (d’ailleurs à
aucun moment le canteur ne prend une voix d’enfant dans cet album) à celle de
la vie sans amour et la mort par amour. “Giant Jack is on your back now” est la
dernière phrase souffle qui incarne le canteur en fantôme.
§30
Sans aucun intermède de silence pour séparer les deux morceaux, un piano-voix
mélancolique accompagne alors l’ascension du héros vers la lune, figurée par un
hamac sur lequel Giant Jack, redevenu Mathias Malzieu, balance sa mortalité.
I hang my head like a snowflake-man in a burning sun
Because I’m my own ghost I’m really dead, this time
I’m dead like the corpse in their mother fucking graves
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Noha Nemer
§31
La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
Le morceau final, Hamac of Clouds, est le seul à ne pas être imposé par une
réécriture. Par lui s’opère la libération du double déterminisme générique et
diégétique. Seul bémol, cette libération nécessite une négociation avec le
lecteur/auditeur. Car d’une part, Giant Jack est le même Little Jack du début du
conte revenu au giron maternel – “mother fucking graves” – dans une position
fœtale de mort-né gelé – “I hang my head like a snowflake-man”. D’autre part, le
ton désabusé, l’allégresse de la ballade, et surtout l’appropriation par le canteur
de sa propre ombre – “I’m my own ghost” – en écho à celle du premier roman de
Malzieu, font pencher le conte musical vers une clausule “ouvrante”6 :
How romantic it could be to climb the sky in a hamac made of clouds
A hamac made of Clouds my little one
La mort reste la seule échappatoire possible dans la mesure où elle reprend le
topos de l’amour immortel par lequel s’unissent les deux amants torturés par le
tragique. L’apesanteur sauverait le temps de son déterminisme7 et le conte de
fées d’une clausule canonique et moralisante.
§32
La chanson définie comme genre oral bref est insérée dans l’œuvre écrite de
Mathias Malzieu comme lieu de tension, partagé entre la rhétorique du temps
compté du tragique et la théâtralité des incantations de l’amour. Incarnée par un
personnage référentiel et anaphorique8 Little Jack/ Jack the Giant, elle perturbe
l’ordre établi en insufflant un dynamisme à l’histoire par un procédé de contrerejet narratif. En effet, la métamorphose du narrateur est elle-même une
reconstruction rétrospective du récit fondée sur un va-et-vient entre le recul du
personnage chanteur et la détermination du narrateur à devenir autre comme
soi-même.
§33
La chanson est d’ailleurs une caisse de résonance des différents mythes dans
laquelle fermente la métamorphose du héros par le mélange des registres. Ainsi
les mythes de Faust, d’Orphée, d’Icare, de Roméo et Juliette sont revisités par
des pactes avec la chanson. Ceux-ci sont reconstruits avec le tragique qui les a
fondés dans l’inconscient collectif pour métamorphoser le mythe principe de
l’œuvre bipolaire de Mathias Malzieu : Jack L’Éventreur.
Car il s’agit de former Little Jack à l’amour, au deuil, à la séparation, c'est-à-dire
à prendre conscience à la fois de sa dimension humaine et de la finitude de celleci, autrement que par la violence et la haine comme le fait Jack L’Éventreur.
Il y a ainsi une confrontation de la chanson à son propre potentiel narratif à
multiplier les types de discours métamorphosants d’une part et à rétablir l’unité
d’une identité métamorphosée d’autre part. Par ailleurs, son statut générique
fluctuant sollicite l’auditeur à adapter ses attentes au genre par un jeu de
contraste entre le même et l’autre conduisant vers un sens préfabriqué de la
fiction.
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Université Libanaise
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La chanson dans l’œuvre écrite de Mathias Malzieu
Mathias Malzieu, Métamorphose en bord de ciel, J’ai Lu, 2012, p. 57.
Ibid., p. 59.
Ibid., p. 111.
Maintenant qu’il fait tout le temps sur toi, Flammarion, 2005, p. 156.
Ibid, p. 119.
Philippe Hamon, “Clausules”, in Poétique n° 24, 1975.
“O temps! Suspends ton vol, et vous heures propices” (Alphonse de Lamartine).
Philippe Hamon distingue trois types de personnages: les personnages anaphores qui “tissent dans
l’énoncé un réseau d’appels et de rappels à des segments d’énoncés disjoints” et les personnages
référentiels qui servent à ancrer le récit dans une époque et culture données. “Pour un statut
sémiologique du personnage”, in Poétique du récit, Points Seuil, 1977.
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